Inflation : aux origines de la doxa néolibérale

Milton Friedman recevant la médaille présidentielle de la liberté par Ronald Reagan, alors président des Etats-Unis, en 1988. © Reagan White House Photographs, 1/20/1981 – 1/20/1989

Avec les hausses de prix observées dans le sillage de la crise du Covid et de la guerre en Ukraine, le débat sur l’inflation resurgit sur le devant de la scène politique et médiatique. Qui doit en supporter le coût ? Les multinationales qui ont dégagé des profits exceptionnels ou la grande partie de la population dont les revenus nets sont rognés ? On assiste dans ce contexte au grand retour d’une orthodoxie monétaire que l’on pensait remisée au placard, depuis le « quoi qu’il en coûte » et le déversement de torrents de liquidités par les banques centrales. Nous revenons ici sur les origines de cette doxa encore vivace, qui place la lutte contre l’inflation au cœur de la politique économique en appelant à la rigueur salariale, monétaire et budgétaire.

Qu’est-ce que l’inflation ? En théorie, il s’agit d’une hausse globale des prix dans une monnaie. Dans la pratique, les instituts de la statistique mesurent l’inflation par l’intermédiaire d’un indice des prix à la consommation sur un territoire et une période donnés (communément sur les douze derniers mois). En France, l’INSEE mesure son indice des prix à la consommation (IPC) depuis 1914 ; aux Etats-Unis la première mesure du Consumer Price Index (CPI) par le Bureau of Labor date de 1921.

Ces indices rendent compte de l’évolution des prix d’un nombre limité de biens et services de consommation courante (700 pour l’indicateur employé par Eurostat) : pain, vêtements, électroménager, coupe de cheveux… L’objectif d’une telle mesure est autant de rendre compte de l’évolution des prix que de celle du pouvoir d’achat de la monnaie : lorsque les prix augmentent d’une année sur l’autre, une même quantité d’euros permet d’acheter un nombre moindre de produits. 

L’impact de cette perte de pouvoir d’achat est variable selon les conditions et les positions économiques. Les acteurs économiques dont les revenus suivent la hausse des prix sont favorisés, les autres subissent l’effet de la baisse du pouvoir d’achat. En outre, l’inflation a l’avantage de réduire le poids de la dette publique : elle gonfle les rentrées fiscales et le PIB, et grignote la valeur des intérêts payés. De même, lorsque les salaires suivent la hausse des prix – par le biais de négociations salariales ou d’une indexation automatique des revenus – elle peut également être avantageuse pour les ménages endettés, en réduisant la valeur réelle de leurs dettes.

Mais l’inflation peut également devenir un « impôt sur les pauvres » lorsque les revenus des catégories populaires ne sont pas indexés et que les prix de l’énergie, du transport et de la nourriture augmentent. Prêteurs et rentiers voient également la valeur de leurs créances et de leur épargne diminuer. Bref, l’inflation opère ainsi une forme de redistribution à géométrie variable, dont la teneur n’est pas définie en soi et dépend des arrangements institutionnels et des rapports de force sociaux. 

L’inflation opère une forme de redistribution à géométrie variable, dont la teneur n’est pas définie en soi et dépend des arrangements institutionnels et des rapports de force sociaux. 

Depuis plusieurs décennies, la question de l’inflation a été tout particulièrement instrumentalisée dans le discours néolibéral pour réduire le champ des possibles en termes de politique économique et imposer sa doxa. Pour le comprendre, il faut revenir aux années 1970-80. Dans cette période, les Etats-Unis ont été confrontés à des taux d’inflation élevés – à deux chiffres en 1974 et de 1979 à 1981 – ainsi qu’à plusieurs années de stagnation et une hausse importante du chômage. C’est pourquoi cette période est qualifiée de crise de la « stagflation » (stagnation et inflation).

Les perturbations économiques liées à la persistance d’une inflation élevée vont s’avérer une aubaine pour les penseurs du néolibéralisme, dont l’influence était alors grandissante, et une occasion de remettre en cause le rôle de l’Etat et des syndicats dans la politique économique. Pour eux, l’inflation est la résultante de la politique économique d’inspiration keynésienne, et elle doit être combattue de toute urgence. Non pas pour ses conséquences délétères pour le pouvoir d’achat des catégories populaires, mais parce qu’elle serait rien de moins qu’une menace existentielle pour l’économie de marché.

Pour Walter Eucken, chef de file de l’école ordolibérale, l’inflation « détruit le système des prix et donc tous les types d’ordre économique1». Selon James Buchanan et Richard Wagner, figures de l’école de Virginie, elle « sape les anticipations et créé de l’incertitude2 ». Incapables de prévoir leurs coûts de production, prix de vente et bénéfices futurs, les entreprises freineraient leurs investissements. D’autres conséquences de l’inflation sont brandies comme autant de dangers pour l’ordre économique.

Sur le plan commercial, la hausse des coûts de production liée à des prix plus élevés obérerait la compétitivité des entreprises nationales. Sur le plan monétaire, elle viendrait miner la valeur des devises. Sur le plan financier enfin, l’inflation conduirait par ailleurs à rogner la rémunération de l’épargne – donc les revenus des plus riches – au point de favoriser la consommation immédiate et les placements plus risqués. Épargnants et créanciers seraient ainsi lésés, tandis que les emprunteurs dont les revenus sont indexés à l’inflation voient le poids de leur dette diminuer. La revanche de la cigale sur la fourmi ? « Un comportement prudent devient irresponsable et l’imprudence devient raisonnable3 » s’émeut l’économiste Milton Friedman.

Ces condamnations eurent un écho certain dans la période des années 1970-80. Le patronat étatsunien – financier et industriel – est séduit par les imprécations anti-inflationnistes des monétaristes, pointant du doigt l’incurie de l’interventionnisme d’Etat. Les autorités semblent incapables de circonscrire l’inflation, dans un contexte de crise énergétique, de chômage persistant et de croissance atone. Les leviers habituels de politique économique censés réaliser un compromis entre chômage et inflation, lointainement inspirés du keynésianisme, semblent inopérants.

Dès lors, les diagnostics et « remèdes » formulés par les économistes néolibéraux vont occuper le devant de la scène académique et politique. Et vont offrir une place considérable aux mécanismes de marché au détriment de l’intervention publique. On distingue en particulier trois courants dont les contributions continuent encore largement d’irriguer les débats actuels sur l’inflation.

Les trois courants de la refondation néolibérale

Le premier courant est sans doute celui qui a constitué la critique la plus bruyante des politiques d’inspiration keynésienne. Il s’agit du monétarisme de Milton Friedman. Pour ce dernier, « l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire4 ». En d’autres termes, les hausses de prix seraient la conséquence de l’augmentation de la masse monétaire et non d’autres facteurs – comme la hausse des prix du pétrole. Dans le viseur : les politiques de relance d’inspiration keynésienne qui articulent dépense publique et expansion monétaire pour stimuler la croissance et réduire le chômage.

Selon Milton Friedman, ces politiques sont intrinsèquement inflationnistes et contre-productives. En cherchant à réduire le chômage en dessous d’un taux d’équilibre, elle serait même responsables de l’accélération de l’inflation, en entraînant notamment les salaires à la hausse. L’orientation qu’il préconise est celle d’une politique monétaire restrictive, ne poursuivant aucun objectif de politique économique sinon celui de fournir seulement la quantité de monnaie nécessaire à l’activité économique.

Aux critiques des monétaristes se sont ajoutées celles d’un second courant : celui de Robert Lucas et des économistes de la « nouvelle école classique ». Pour ces tenants d’une refondation de la théorie néoclassique « pure », les agents économiques sont à même d’anticiper toutes les conséquences des interventions monétaires. Leurs conclusions, obtenues à grand renfort de modèles mathématiques complexes, radicalisent celles des monétaristes : toute politique interventionniste serait vouée à l’échec, face à des agents parfaitement rationnels. 

Malgré le succès de ces deux écoles néolibérales, dans un contexte économique et politique favorable, les critiques n’ont pas manqué à leur égard. L’explication monétariste de l’inflation se refuse, malgré l’évidence, à considérer d’autres causes que celle de la quantité de monnaie. Les hypothèses irréalistes retenues par ailleurs par les tenants de la « nouvelle école classique » – qui postulent que les acteurs sont parfaitement rationnels et parfaitement informés – ont par ailleurs jeté le doute sur la pertinence de leurs modélisations et de leurs résultats.

Un troisième courant va proposer de « prendre le meilleur des approches concurrentes qui l’ont précédé » selon les termes d’une de ses figures, Gregory Mankiw. Sur le papier, il s’agirait d’une voie intermédiaire entre le néolibéralisme et la tradition keynésienne. En pratique, les économistes de la « nouvelle synthèse néoclassique » reprennent à leur compte le cadre d’analyse et les outils des nouveaux classiques avec une nuance : sur le long terme, le marché est efficient ; mais sur le court-terme il existe des imperfections qui l’empêchent de s’équilibrer – et donc des opportunités pour certaines interventions publiques.

Parmi ces « nouveaux keynésiens », des noms qui résonnent encore dans les débats actuels sur la résurgence de l’inflation : Joseph Stiglitz, Lawrence Summers, Janet Yellen (présidente de la FED entre 2014 et 2018) ou encore Olivier Blanchard (actuel chef économiste au Fonds monétaire international).

Un nouveau paradigme monétaire

Les trois courants vont contribuer à un aggiornamento de la politique monétaire aux Etats-Unis comme en Europe. Encore aujourd’hui, la grille de lecture de cette nouvelle synthèse néolibérale inspire largement les débats sur l’inflation – ses causes, ses remèdes – et les décisions des banquiers centraux. Les grands principes de cette nouvelle doxa se donnent à lire dans les manuels « orthodoxes » de macro-économie5.

Le premier est l’hypothèse d’un marché autorégulateur : sur le long terme, l’économie tendrait vers des niveaux optimums d’activité, de prix, et de chômage. Mais à court et moyen terme, des « chocs » peuvent l’éloigner de l’équilibre et faire resurgir le spectre de l’inflation. Dès lors – c’est le second principe – l’objectif de la politique économique est de permettre un rétablissement optimal de l’équilibre. En d’autres termes : l’intervention des autorités est tolérée à condition qu’elle vise à garantir des conditions optimales pour le fonctionnement du marché.

Pour les néolibéraux, l’intervention des autorités est tolérée à condition qu’elle vise à garantir des conditions optimales pour le fonctionnement du marché.

Quels sont les chocs qui peuvent perturber l’économie ? La crise de la « stagflation » en donne plusieurs illustrations toujours d’actualité. La plus évidente étant le « choc d’offre » lié à la hausse brutale du coût de l’énergie suite aux chocs pétroliers de 1973 et de 1979. La hausse du prix du pétrole a une importance majeure sur le niveau des prix car elle entraîne la hausse du prix de l’essence, du fioul, mais aussi du gaz naturel et du charbon. Elle augmente le prix du transport aérien et routier, des plastiques et matières premières et donc les coûts de nombreuses entreprises qui peuvent être amenées à augmenter leurs prix en retour.

D’autres chocs d’offre peuvent également expliquer l’inflation élevée et la stagnation des années 1970 aux Etats-Unis : la hausse des prix des produits agricoles, la hausse du prix des produits importés en conséquence de la dépréciation du dollar, ou encore une diminution des gains de productivité.

Comment réagir à de tels « chocs adverses » ? Jusqu’aux années 1970, la réponse consacrée des autorités avait été d’administrer un « choc de demande » à l’économie, sous la forme d’une politique monétaire généreuse (taux d’intérêt bas, injection de liquidités) et d’investissements publics. C’est le principe d’une politique « accommodante », ou encore de la « relance keynésienne ». L’objectif : contrebalancer l’effet d’un choc adverse en stimulant l’activité et l’emploi au prix d’une hausse, censée être temporaire, de l’inflation.

Mais s’il on en croit la doxa néolibérale, une telle politique serait vouée à l’échec : elle conduirait non seulement l’économie à la « surchauffe », mais à une accélération de l’inflation. Celle-ci résulterait d’un cercle vicieux où les hausses de prix alimenteraient les hausses de salaires et réciproquement – salariés et entreprises anticipant une inflation élevée. On dit alors que les anticipations des agents ne sont plus « ancrées » – ces derniers ne croyant plus dans la capacité des autorités à contrôler l’inflation.

L’indexation des salaires, permettant à ces derniers de suivre la hausse des prix, serait par ailleurs un facteur aggravant. Pour l’économiste Robert Gordon, « chocs d’offre, politique accommodante et indexation des salaires est une trinité maudite qui peut mener à l’hyperinflation6 ». La période de la stagflation ne serait donc rien d’autre que l’illustration d’une telle spirale, désignée comme «boucle prix-salaires», menant l’économie tout droit à l’abîme.

Les amers remèdes néolibéraux

Circonscrire le risque inflationniste va devenir, à partir de la fin des années 1970, un impératif de premier plan de la politique monétaire. Quitte à provoquer dégâts sociaux et récession. La hausse drastique du taux directeur de la Fed, mise en œuvre par son président Paul Volcker en 1979, va constituer un événement fondateur de la nouvelle doctrine.

Ce « remède » monétariste se présentait comme un contre-pied au principe de relance keynésienne. Il se donnait pour objectif de réduire l’inflation et d’éteindre la « surchauffe » de l’économie étatsunienne par un violent coup de frein, qu’importe les conséquences sociales. Le résultat ne se fit pas attendre : hausse du coût du crédit, faillites en cascade, récession et chômage ont frappé les Etats-Unis dans les années 1982-1983.

Ce brusque coup de frein poursuivait un second objectif : garantir la « crédibilité » de l’engagement de la Fed à réduire l’inflation. Il répondait à une autre préoccupation mise en avant par les économistes néolibéraux : celle de « ré-ancrer » les anticipations des acteurs économiques, de sorte que ces derniers soient convaincus de la détermination des autorités à prendre des mesures fortes contre l’inflation.

La recherche de crédibilité à l’égard des créanciers et des marchés financiers va ainsi devenir un impératif de la politique économique. Dans l’Union européenne elle prendra la forme de règles adoptées dans le Traité de Maastricht signé en février 1992 : l’interdiction de la monétisation des déficits publics et l’indépendance de la Banque centrale européenne. L’objectif : bannir ex ante des politiques jugées inflationnistes et s’en tenir à des règles explicites de gestion monétaire. Une constitutionnalisation de l’action publique en tous points conforme aux principes de l’ordolibéralisme.

Derrière un vernis de théorie économique néolibérale, cette nouvelle doxa va, à partir des années 1990, graver dans le marbre des traités un choix politique en faveur des intérêts des possédants.

En temps « normal », la nouvelle doctrine de la politique monétaire va consister à surveiller l’inflation comme le lait sur le feu. Garantir « la stabilité des prix » constitue la mission première de la BCE inscrite dans son mandat. Cet objectif est partagé par la Fed, qui doit également favoriser la croissance et l’emploi. En pratique cela se traduit par une politique restrictive visant à augmenter les taux pour réduire le crédit et l’activité lorsque l’économie est considérée en surrégime et le chômage en dessous de son niveau « naturel ».

Face à un choc d’offre adverse, comme la hausse du prix de l’énergie, deux stratégies sont envisagées : « éteindre » l’inflation d’offre en appliquant une politique restrictive, afin d’éviter toute spirale inflationniste qui pourrait la rendre permanente ; ou appliquer une politique neutre – ne rien changer – en considérant que l’inflation est transitoire et que les prix retrouveront leur niveau d’avant le choc.

Derrière un vernis de théorie économique néolibérale, cette nouvelle doxa va, à partir des années 1990, graver dans le marbre des traités un choix politique en faveur des intérêts des possédants. Côté pile, le maintien de l’inflation à un niveau modéré va favoriser les créanciers en rétablissant leurs rentes. Côté face, l’impératif de la modération salariale, la rigueur monétaire et budgétaire vont achever de détruire le pouvoir de négociation des syndicats et des salariés.

Ne plus voir l’inflation comme un mal, mais comme un outil

La crise de 2008 et la « Grande Dépression » qui s’en est suivi vont cependant remettre en cause la doxa monétariste. Face au risque d’une spirale déflationniste entraînant vers le bas les prix et l’activité économique, les banques centrales vont être contraintes de mobiliser des politiques « non conventionnelles » : taux bas, voire négatifs, politiques de rachats de dettes publiques et d’actifs financiers (quantitative easing). Le risque de dépression économique suite à la crise du Covid va amener les gouvernements à recourir à l’arme budgétaire, dépensant sans compter (le fameux « quoi qu’il en coûte ») pour maintenir l’économie à flot.

Pour autant, la remise en cause de la doxa néolibérale a constitué moins une rupture qu’une continuation par d’autres moyens. Car les intérêts sociaux servis par les nouvelles politiques « non conventionnelles » et le surcroît de dépenses publiques sont les mêmes : grandes entreprises et grands intérêts financiers bénéficient d’un filet de sécurité toujours plus généreux, sous la forme d’aides publiques et de politiques fiscales favorables. Bref, une politique inconditionnelle de soutien (si ce n’est « d’assistanat ») en faveur du secteur privé.

La remise en cause sera par ailleurs de courte durée, puisque le retour de l’inflation s’accompagne, depuis 2021, d’une remise au goût du jour de la doxa monétariste professant la modération salariale et la baisse des dépenses publiques. La brutale hausse du taux directeur de la FED, de 0,25% en début d’année à 2,5% aujourd’hui, n’est pas aussi brutale que celle opérée par Paul Volcker il y a quatre décennies, mais elle s’inspire bien des mêmes préceptes.

Les banques centrales doivent être remises sous tutelle démocratique.

Les contradictions du néolibéralisme semblent désormais atteindre leur paroxysme. Comment concilier la politique de mise sous perfusion des entreprises industrielles et financières, engagée depuis la crise de 2008, et la lutte contre l’inflation par des mesures budgétaires et monétaires restrictives ?

Une chose est sûre : une alternative au chaos économique supposerait d’engager une véritable rupture avec la doxa néolibérale. Celle-ci suppose d’engager tous les moyens à la disposition de la puissance publique : une gestion de la monnaie et de la fiscalité au service d’investissements publics massifs, à même de répondre aux urgences sociales et écologiques. Pour ce faire, les banques centrales doivent être remises sous tutelle démocratique.

Dans une telle configuration, l’inflation ne doit pas être considérée comme un bien ou un mal en soi, mais comme un indicateur parmi d’autres. En réinstaurant une indexation des revenus des catégories moyennes et populaires, elle peut même se transformer en outil de redistribution et contribuer à une « euthanasie des rentiers », pour paraphraser la formule attribuée à Keynes.

Notes :

[1] Walter Eucken, This Unsuccessful Age or The Pains of Economic Progress, Oxford University Press, 1952.
[2] James M. Buchanan et Richard E. Wagner, Democracy in Deficit, Academic Press, 1977.
[3] Milton Friedman, Monetarist economics, Basil Blackwell, 1991.
[4] Milton Friedman, Inflation et système monétaire, Calmann-Lévy, 1968.
[5] Les paragraphes suivants sont une synthèse des propos développés dans les manuels de macroéconomie d’Olivier Blanchard (2020) et de Robert Gordon (2014).
[6] Robert J. Gordon, Macroeconomics (12th edition), Pearson, 2014.

La crise oubliée du shadow banking

© Mikel Parera

Parmi les nombreux événements politiques qui se sont inscrits dans le sillage du virus, la crise financière de mars 2020 fait partie des plus importants et, paradoxalement, des plus discrets. Couverte par le fracas de l’effondrement de l’économie réelle, la déroute généralisée du système financier survenue en quelques semaines à peine, a rapidement été oubliée et a même laissé place à une période d’euphorie sur les marchés financiers. Pourtant, cette crise désavoue une nouvelle fois le système financier contemporain et remet radicalement en question l’efficacité des réformes internationales entreprises depuis 2008. Au-delà du nouveau sauvetage de la finance par les banques centrales, l’aspect le plus dérangeant de la crise du printemps dernier réside dans les activités et les acteurs qui l’ont précipité car ils font partie d’un pan non-régulé du système financier, déjà dénoncé et tenu responsable lors de la crise des subprimes : le shadow banking.

Des cours d’actions en chute libre, le prix du baril de pétrole brièvement négatif, des investisseurs qui ne veulent même plus acheter des bons du Trésor américain… En mars 2020, la finance mondiale a connu pendant quelques semaines un krach considérable. Si cette crise a été occultée par les inquiétudes autour du virus et la nécessité de réorganiser soudainement nos vies, elle aurait cependant pu mettre K.O. l’ensemble du système financier mondial. Mais pour nombre de commentateurs, la finance n’était cette fois-ci pas en cause : l’origine de ce chaos était à chercher dans les mesures de confinement et la restriction des échanges internationaux mis en place du jour au lendemain, et donc le dérèglement total de l’économie réelle.

Toutefois, une autre raison tient à la nature même du complexe financier contemporain. Celui-ci s’articule autour d’une myriade d’acteurs et d’activités évoluant, pour la plupart, hors du système bancaire classique et hors du champ d’action des régulateurs. C’était déjà le cas lors de la crise des subprimes, bien que le débat public se soit alors focalisé uniquement sur les banques. La déstabilisation des marchés émanait d’un réseau d’acteurs et d’activités qui dépassait largement ces dernières : le shadow banking, c’est-à-dire un réseau en marge de l’intermédiation de crédit classique basé sur les prêts et les dépôts opérés par les seules banques.

Avec la possibilité offerte par la titrisation de diffuser le risque de crédit auprès de divers acteurs financiers et non-financiers, les logiques du crédit bancaire ont été substantiellement modifiées. Il ne s’agit plus d’octroyer un crédit et de le conserver à son bilan mais de l’octroyer et de le revendre aussitôt.

Le développement de ce nouveau circuit, beaucoup plus complexe, a été impulsé par l’émergence des produits dérivés et la titrisation des crédits, c’est-à-dire la transformation de ces actifs « illiquides » (ne pouvant être revendu sans une importante perte de valeur, ndlr) en titres financiers [1]. Avec la possibilité offerte par la titrisation de diffuser le risque de crédit auprès de divers acteurs financiers et non-financiers, les logiques du crédit bancaire ont été substantiellement modifiées. Il ne s’agit plus d’octroyer un crédit et de le conserver à son bilan (modèle dit originate to hold) mais de l’octroyer et de le revendre aussitôt. Il s’agit d’un nouveau modèle, nommé originate to distribute ou originate to repackage and sell, où les banques ne conservent plus à leur bilan les crédits qu’elles octroient et les laissent se revendre et se restructurer au sein d’un vaste réseau d’acteurs financiers.

La titrisation croissante a nourri un autre aspect clé du shadow banking, l’emprunt à court-terme qui s’organise principalement autour du marché des repurchase agreements (que l’on appelle aussi repo), ou le marché des pensions livrées en français. Les repo sont des transactions qui consistent à mettre en gage des titres auprès de créanciers pour garantir des emprunts de très court terme [2]. La garantie apportée par le titre mis en gage, le collateral en anglais, permet de diminuer la prime de risque, et donc le taux d’intérêt de l’emprunt. Dans un contexte d’investissements à fort effet de levier, stratégie qui consiste s’endetter pour financer une opération spéculative afin d’en obtenir une rentabilité financière démultipliée [3], l’emprunt de liquidités aux taux les plus avantageux est essentiel. On comprend également qu’avec un tel système, basé sur le collateral, la titrisation des crédits bancaires fournit la graisse qui permet de faire tourner les rouages du marché de repo en produisant massivement des titres financiers, et donc des garanties.

En d’autres termes, le réseau d’acteurs et d’activités qui constituent shadow banking met en place de l’intermédiation de crédit, c’est-à-dire la réalisation d’une interface entre épargnants et emprunteurs afin d’ajuster leurs besoins respectifs, basée sur la diffusion du risque et sur des emprunts à très court-terme. Il faut également ajouter que cette interface, contrairement au système bancaire traditionnel, se déploie sur les marchés financiers et dépend de la liquidité de marché, à savoir l’organisation efficace de la négociabilité des actifs. Cette liquidité est d’ailleurs assurée principalement par les banques, qui, depuis les années 80, ont progressivement « mobiliarisé » leur bilan en investissant massivement dans des produits financiers, reléguant leurs activités de crédit au second plan [4]. Elles sont devenues ainsi des intermédiaires de marché clés qui, par exemple, lorsque des acteurs doivent rapidement se désendetter pour faire face à des remboursements soudains, et doivent donc vendre rapidement un certain nombre d’actifs, assurent le rachat de ces derniers et les revendent ensuite avec une certaine marge.

Comment tout le système s’est paralysé

À la suite de la propagation du virus et des premières mesures sanitaires annoncées par les états du monde entier, le mouvement des capitaux sur les marchés financiers s’est caractérisé par ce qu’on appelle une course à la qualité, c’est-à-dire un déplacement des valeurs mobilières vers des placements plus sûrs et plus liquides. Les actifs risqués furent vendus massivement et furent compensés par un achat important de bons du Trésor américain, considéré comme l’actif le plus liquide au niveau mondial. Cependant, face à l’incapacité d’enrayer la pandémie et aux annonces successives de confinement à travers le monde, la course à la qualité s’est rapidement muée en une ruée vers le cash. Dans ce contexte économique inédit et incertain, les entreprises financières et non-financières, déjà fortement endettées avant la pandémie, augmentèrent considérablement leur demande de cash, et donc continuèrent à vendre leurs actifs financiers, pour assurer le remboursement de leurs dettes et disposer de la trésorerie nécessaire à leur fonctionnement. Cette ruée vers le cash était également un moyen de monétiser leurs titres financiers, dont les prix ne faisaient que chuter, avant qu’ils ne deviennent plus négociables sur les marchés financiers, donc « illiquides ». À partir du 9 mars 2020, même les titres les plus sûrs et les plus liquides comme les bons du Trésor américain ou encore les titres adossés à des créances hypothécaires, les fameux mortgage-backed securities, ne furent plus épargnés par cette demande généralisée de cash. Vendus en masse, leurs prix s’effondrèrent à leur tour, répondant au simple mécanisme de l’offre et de la demande.

L’importance de ce dernier point est de taille car il révèle l’ampleur de la crise de mars 2020. Contrairement à la logique habituelle qui prévoit l’augmentation des prix sur les marchés de la dette publique américaine lorsque les prix sur les marchés d’actions diminuent, les prix s’effondrèrent conjointement. La demande de cash fut telle qu’aucune catégorie d’actifs ne résista à ce mouvement de vente généralisée, engloutissant les derniers îlots de liquidité au sein du système financier. De plus, le système financier repose très fortement sur le bon fonctionnement du marché des titres publiques américain. Il détermine le prix de la majorité des autres actifs financiers et il est également le lubrifiant majeur du marché des repo. En effet, les bons du Trésor fournissent des garanties, ou collateral, de choix dans les transactions repo car personne ne s’attend à ce que les États-Unis fassent défaut. On comprend mieux désormais l’hystérie qui s’est emparée des marchés financiers durant quelques semaines et la réaction gargantuesque des banques centrales, qui pour éviter l’effondrement du système financier, ont racheté de la dette publique dans des proportions supérieures à 2008 en un temps record. À titre d’exemple, la Fed a racheté 775 milliards de bons du Trésor américain et 291 milliards de mortgage-backed securities entre le 15 et le 31 mars 2020 [5].

Pour les régulateurs des marchés et les grands médias, ce sont évidemment les bouleversements de l’économie réelle, c’est-à-dire l’effondrement simultanée de la production et de la consommation mondiale, qui ont conduit à cette instabilité. Ce narratif permet de ne pas remettre en question le système financier de manière structurelle.

Compte tenu de l’ampleur des événements de mars 2020, il est impératif de déterminer dans quelle mesure des acteurs ou des activités propres au système financier contemporain ont causé le dérèglement des marchés. Pour les régulateurs des marchés et les grands médias, ce sont évidemment les bouleversements de l’économie réelle, c’est-à-dire l’effondrement simultanée de la production et de la consommation mondiale, qui ont conduit à cette instabilité. Ce narratif permet aux régulateurs depuis plus d’un an de ne pas remettre en question le système financier de manière structurelle, mais plutôt d’évoquer des vulnérabilités qui l’ont empêché de se maintenir face à une récession économique inattendue. Ce scénario est en fait l’inverse de celui de la crise des subprimes : la finance ne déstabilise pas l’économie réelle, mais elle est au contraire déstabilisée par cette dernière. Avec ce tour de passe-passe, le Conseil de Stabilité Financière (organe transnational regroupant banques centrales et ministères des finances des grandes puissances, mis en place en 2009, ndlr) peut se garder de qualifier ces événements de crise et parle plutôt de tourment [6] sur les marchés financiers.

Un réseau d’interdépendances extrêmement complexe

Cependant, ce récit masque les déficiences structurelles observées en mars 2020 et leur lien avec le shadow banking. Ce dernier peut être représenté en trois blocs, les emprunteurs, les intermédiaires, et les créanciers, et tous sans exception ont participé à la crise du printemps dernier.

Les emprunteurs, par exemple les Hedge Funds, qui mettent en œuvre des stratégies d’investissement à fort effet de levier en s’endettant à court terme, se sont retrouvé en danger lors de la ruée vers le cash, notamment via des activités spéculatives sur les bons du Trésor américain, ce qui les a poussés à vendre ces derniers en large quantité et très rapidement.

De l’autre côté, les créanciers du shadow banking qui généralement, à travers des transactions repo, demandent des titres financiers en contrepartie de leur cash afin de faire fructifier leur capital, ont également été pris de panique durant la crise. Cela s’est illustré avec les Money Market Funds – fonds monétaires en français – véhicules d’investissements utilisés par les fonds de pension, les assurances, ou les gestionnaires d’actifs. Concentré sur des actifs à très court terme, ce type de fonds d’investissement se présente comme des alternatives, plus rentables, aux dépôts bancaires traditionnels tout en gardant les propriétés de ces derniers, à savoir un risque très faible et une grande liquidité [7]. Ces caractéristiques les rendent également très sensibles aux périodes d’instabilité car les investisseurs n’hésitent pas à se retirer rapidement et massivement en cas d’incertitude. En mars 2020, les fonds monétaires qui investissent principalement dans des actifs à court terme émanant du secteur privé, comme les certificats de dépôts et le papier commercial, se sont écroulés. Aux États-Unis, entre le 2 mars et le 23 mars, les investisseurs ont retiré 15% du capital total investi dans ces fonds, soit 120 milliards de dollar, un rythme qui dépasse largement celui de la crise des subprimes. Par effet de ricochet, le marché du financement à court-terme s’en est trouvé déstabilisé car la demande pour les certificats de dépôts et le papier commercial a fortement baissé à la suite de l’écroulement de ces fonds monétaires. Par conséquent, les entreprises financières et non-financières qui dépendent de ces canaux pour leur financement quotidien se sont retrouvé dans de grandes difficultés.

Schéma des échanges financiers du shadow banking. Réalisation de l’auteur.

Enfin, les intermédiaires de marché, qui constituent le noyau du shadow banking, ont été incapables d’absorber les volumes de vente de divers actifs, dont les bons du Trésor américain. Cela s’est manifesté par une augmentation conséquente de leur marge, et dans certains cas par un abandon de leur fonction d’intermédiation en ne proposant tout simplement plus de prix d’achat ou de vente. Tout cela dans un contexte où le marché de repo, qui innerve le système financier et sous-tend les trois blocs du shadow banking, est également entré en crise avec le retour des fameux margin calls, ou appels de marge en français. Afin de protéger le créancier, l’actif mis en gage, le collateral, dans la transaction repo est soumis à la fluctuation des marchés. Si ce dernier perd une certaine marge de sa valeur, le margin call s’applique et l’emprunteur doit rajouter un collateral additionnel, sous forme de cash ou d’actif, afin de rééquilibrer la transaction. Dans le contexte de la crise de mars 2020, l’effondrement général de la valeur des actifs, dont des actifs clés dans les transactions repo comme les bons du Trésor américain, a déclenché une flambée de margin calls forçant les emprunteurs à vendre leurs actifs pour obtenir du cash et réajuster les collateral. Dans un cercle vicieux, cette vente d’actifs n’a fait qu’accélérer la perte de valeur de ces mêmes actifs, suscitant encore plus de margin calls.  

Privatisation des profits, socialisation des pertes

L’économiste André Orléan définit une crise endogène au système financier lorsque ce dernier est incapable de « faire en sorte que les évolutions de prix soient maintenues dans des limites raisonnables, à la hausse comme à la baisse » [8]. Le retrait des intermédiaires de marché au moment le plus critique, la dislocation extrêmement rapide des fonds monétaires, ou encore le biais procyclique des marchés de repo illustrent une incapacité structurelle du système financier contemporain, et plus précisément du shadow banking, à stabiliser les évolutions de prix et à se maintenir lors de périodes de tension. Même si les banques centrales ont réussi à rapidement renverser la situation, au prix d’une expansion sans précédent de leur bilan, les événements de mars 2020 n’échappent pas à la qualification de « crise » et à son lot d’implications politiques.

Pourtant, bientôt deux ans après, rien ne permet d’envisager une réarticulation du régime macroprudentiel (c’est-à-dire les grandes règles de régulation financière, nldr) actuel, issu de Bâle III et centré sur les seules banques systémiques. Déjà critiqué pour cela en 2008, les régulateurs persistent à maintenir un angle mort dans la régulation financière, à savoir le shadow banking. Compte tenu de l’importance de ce complexe financier, 50% du total des actifs financiers globaux [9], on pourrait même parler de cécité. Ils semblent même vouloir continuer sa normalisation, déjà entamé en 2017 lorsque le Conseil de Stabilité Financière a cessé d’employer le terme de shadow banking en préférant celui de non-bank financial intermediation.

Le retrait des intermédiaires de marché au moment le plus critique, la dislocation extrêmement rapide des fonds monétaires, ou encore le biais procyclique des marchés de repo illustrent une incapacité structurelle du système financier contemporain, et plus précisément du shadow banking, à stabiliser les évolutions de prix et à se maintenir lors de périodes de tension.

Le pendant de ce déni est bien évidemment l’expansion du bilan des banques centrales pour remédier aux instabilités inhérentes au shadow banking. En plus de leur rôle traditionnel de prêteur en dernier ressort, les banques centrales sont également devenues des intermédiaires en dernier ressort. En effet, lorsque même les intermédiaires de marché, à savoir les grandes banques, ne sont plus capable d’absorber les ventes d’actifs et que le système financier se paralyse, les programmes de rachat d’actifs deviennent le modus operandi de la sortie de crise. Il devient également de plus en plus clair que la taille du bilan des grandes banques est de plus en plus limitée pour permettre une intermédiation stable sur le marché de la dette publique américaine, qui a explosé durant les deux dernières décennies.

Pour donner un ordre de grandeur, le total des actifs détenus par 9 des plus grandes banques américaines [10] correspond à un peu plus de 10 000 milliards de dollars, tandis que la valeur marché des bons du Trésor américain a dépassé l’année passée la barre des 20 000 milliards de dollars et pourrait atteindre 30 000 milliards de dollars dans les prochaines années. Pour conclure, nous faisons face à un processus de normalisation à deux faces : 1/ normalisation du shadow banking, et par conséquent du profit non-régulé et privatisé ; 2/ normalisation du rôle des banques centrales en tant que garants de la finance internationale via la socialisation des actifs rejetés par le marché. Un paradoxe typiquement néolibéral.

Notes :

[1] Concrètement, la banque regroupe un grand nombre de crédits et, à l’aide de techniques d’ingénierie financière, émet un titre financier ressemblant à une obligation qui est ensuite acheté par différents investisseurs. Cela signifie que les investisseurs achètent un package de crédits, plus ou moins fiables, avec une note globale donnée par les agences de notation. Dans la grande majorité des cas, cette opération de regroupement de crédits (pooling en anglais) s’accompagne d’une structuration qui créé différentes tranches de risques au sein de ce pooling afin de satisfaire une variété d’investisseurs.

[2] Il existe les overnight repo, l’argent doit être remboursé le lendemain, et les term repo qui présentent diverses échéances allant de 7 jours à 28 jours.

[3] Voir l’article Coronakrach de Frédéric Lordon (11 Mars 2020).

[4] Par exemple, de 1980 à 2019, la part des crédits à l’actif du bilan des banques françaises est passée de 84% à 38%, tandis que la part de titres financiers détenus est montée de 5% à 40%. Du côté des passifs, durant la même période, la part des dépôts à court terme a décliné de 73 % à 39 %, tandis que celle des ressources collectées sous forme de titres a progressé de 6 % à 45 % (Dominique Plihon, L’intermédiation bancaire : « La grande transformation », p.102, Revue d’économie financière)

[5] Wullweber, Joscha (2020): The COVID-19 financial crisis, global financial instabilities and transformations in the financial system, Berlin: Finanzwende/ Heinrich-Böll-Foundation.

[6] FSB(2020). Holistic Review of the March Market Turmoil

[7] Dans ce cas, il faut comprendre le terme liquidité comme la capacité de retirer aisément les fonds investis.

[8] André Orléan. De l’euphorie à la panique. Penser la crise financière, 2009.

[9] Wullweber, Joscha (2020): The COVID-19 financial crisis, global financial instabilities and transformations in the financial system, Berlin: Finanzwende/ Heinrich-Böll-Foundation.

[10] Goldman Sachs Group, Morgan Stanley, Merrill Lynch, Lehman Brothers, Bear Stearns, Bank of America, JP Morgan Chase, Citigroup, et Wells Fargo. Les chiffrent émanent de l’article de Darel Duffie, Still the world safe heaven, publié en 2020.

La crise économique du coronavirus expliquée à tous

Cours de bourse en chute. @jamie452

À l’heure où le gouvernement engage un déconfinement progressif, l’activité économique est restée gelée dans de nombreuses entreprises depuis deux mois. Une crise économique de grande ampleur est devant nous. Cet article s’adresse aux personnes peu familières de l’économie, en expliquant les mécanismes de base qu’entraîne la crise sanitaire due au coronavirus sur l’économie, afin que chacun puisse comprendre les enjeux de la récession à venir. En ce sens, il ne vise pas l’exhaustivité mais fait davantage office d’introduction.


Commençons par le plus simple : en économie, on raisonne généralement en termes de confrontation de l’offre (la production de biens et services des entreprises et de l’État) et de la demande (la consommation des ménages, mais aussi les dépenses d’investissement des entreprises et de l’État).

La plupart des crises connues par le capitalisme libéral sont des crises de demande, c’est-à-dire une situation où l’offre est trop élevée comparativement à la demande ; pour le dire de manière moins ampoulée, les gens n’ont plus assez d’argent (ou ne dépensent pas assez) pour acheter ce qui est produit, ce qui conduit les entreprises à vouloir moins produire, donc à licencier, ce qui diminue à nouveau la demande, et ainsi de suite. La forme la plus commune de la crise de demande est la crise financière, où un certain nombre de personnes ou d’entreprises n’ont plus assez d’argent pour rembourser leurs dettes.

Connaissons-nous une crise de demande ? Oui, car le confinement a conduit les ménages à épargner davantage, et donc à moins consommer (à part dans le secteur alimentaire), et les entreprises à (beaucoup) moins investir par peur de l’avenir. Ainsi, la demande chute, cela ne fait pas de doute, et c’est une des raisons pour laquelle l’offre chute.

Une seule des raisons ? Oui, car, fait rarissime (voire nouveau), la crise de la demande se cumule à une crise d’offre provoquée volontairement. Des entreprises ne peuvent plus produire à cause des mesures prises pour contenir l’épidémie. Pour imposer une distanciation physique entre les personnes, certaines activités ont été interdites, puisque les conditions de celles-ci concentraient les personnes dans un même lieu (bars, restaurants, centres commerciaux, cinémas, etc.). D’autres se voient contraints d’utiliser le télétravail (notamment parmi les emplois de bureau), ce qui peut compliquer la production [1]. Le commerce international tourne également au ralenti notamment du fait des restrictions sur les voyages internationaux et du renforcement des contrôles aux frontières, or de nombreuses entreprises ont besoin d’importer des biens pour continuer à produire [2]. Enfin, la fermeture des écoles contraint un certain nombre de parents à devoir trouver des solutions de garde, ce qui est particulièrement compliqué lorsque le télétravail n’est pas possible, c’est-à-dire dans une majorité des cas ; ce qui conduit certains parents à devoir rester chez eux et à ne pas pouvoir travailler [3], et d’autres à voir leur travail entravé.

Il est à noter que, contrairement à ce qui a parfois été affirmé, toutes les entreprises ont la possibilité de continuer leur activité, si elle n’implique pas de rassemblement et que certaines mesures sanitaires sont respectées.

Si l’on en croit l’estimation de l’OFCE du 20 avril dernier, le secteur le plus atteint est celui de la construction (en raison des mesures sanitaires difficiles à faire appliquer sur les chantiers, et des ruptures des chaînes d’approvisionnement), suivi de l’hébergement-restauration, pour des raisons évidentes. D’autres secteurs ont vu leur production de valeur chuter d’au moins 40 %, notamment ceux liés aux transports (les transports eux-mêmes, matériels de transport, la cokéfaction et le raffinage), au commerce ou aux services aux entreprises (parmi lesquels nous retrouvons notamment les sous-traitants ou les activités de conseil).

Double crise d’offre et de demande : pourquoi est-ce un problème ?

L’économie de marché est une sorte de « machine à créer de la croissance ». Elle produit toujours plus et ne peut pas être arrêtée comme cela : il faut, à minima, payer les salariés et les loyers, sinon c’est la faillite, et les licenciements. Sans ressources suffisantes, cela implique de s’endetter [4].

Si l’endettement des entreprises pose lui-même problème puisqu’il faut que les entreprises puissent rembourser plus tard, un autre problème se pose : pour s’endetter, il faut qu’il y ait des institutions qui acceptent de prêter. Or, ces institutions elles-mêmes ne doivent pas faire faillite. C’est ainsi qu’on passe de la sphère de l’économie réelle à celle de la finance.

Les banques commerciales qui réalisent ces prêts sont très frileuses en période de crise : pour prêter, il faut être à peu près sûr que le nombre de personnes qui ne rembourseront pas ne sera pas trop élevé ! C’est loin d’être garanti en ce moment. C’est pour cela que l’État français a affirmé garantir les prêts à hauteur de 300 milliards d’euros, en partenariat avec la Banque Publique d’Investissement (BPI). Si une entreprise ne rembourse pas, l’État empruntera lui-même auprès des marchés financiers pour racheter les dettes des entreprises défaillantes, permettant par ce biais de rembourser les banques, pour un maximum de 300 milliards. Mais alors, que sont les marchés financiers ? En faisant un gros raccourci, on peut dire que c’est la Bourse. Ce qu’il faut retenir, c’est que prêter à l’État est considéré comme faiblement risqué car la probabilité qu’il rembourse est très forte [5].

Alors, tout va bien, les banques prêtent à nouveau ? Certes un peu plus, mais il y a un autre problème : la Bourse chute, ou du moins, elle chutait dans la deuxième moitié de mars et il est toujours possible qu’elle fasse une “rechute”. Qu’est-ce que la bourse ? C’est un marché où s’échangent des actifs financiers. Lorsqu’on dit que la Bourse baisse, ça veut dire que les prix de ces actifs diminuent. La valeur de la Bourse représente la valeur (théorique) des actifs financiers, dont les plus connus sont les actions, c’est-à-dire les titres de propriété des entreprises. Autrement dit : la valeur théorique des entreprises chute (car les propriétaires estiment que les bénéfices vont chuter, pour le dire vite). Mais en soi, on pourrait s’en ficher royalement : tout ce que cela change sur le court terme, c’est une baisse de la rémunération des actionnaires (les propriétaires de l’entreprise) et autres acteurs financiers. Et aussi, plus problématique, une baisse des retraites par capitalisation, qui restent heureusement peu répandues en France (il en est autrement, par exemple, des Pays-Bas…). Autre conséquence fâcheuse : les dirigeants sont souvent mis sous pression par les actionnaires pour restaurer leurs profits en baissant leurs coûts, parmi lesquels les salaires, ce qui peut entraîner des licenciements et une dégradation des conditions de travail.

Mais revenons-en aux banques : quasiment tout ce qu’elles possèdent, ce sont des actifs financiers. Lorsque la valeur théorique des entreprises baisse, cela veut dire que la valeur des possessions des banques chute drastiquement. Or, principalement en raison de normes comptables, une entreprise ne peut pas posséder moins que son niveau d’endettement – cela vaut aussi bien pour les entreprises classiques que pour les banques commerciales. Si cela arrive, il y a alors une faillite dite d’insolvabilité, c’est-à-dire que la faillite est non négociable. Si la banque ne peut plus prêter, toute l’épargne qu’elle détient part en fumée – c’est-à-dire, toutes vos économies si vous êtes client de cette banque. C’est pour cela qu’un Fonds spécifique permet une garantie bancaire des dépôts pour indemniser les déposants.

Pour éviter cette situation, la Banque Centrale Européenne, surnommée la « banque des banques », intervient avec un outil du nom de « quantitative easing » (ou assouplissement quantitatif en français). La banque centrale rachète les créances[6] des banques (les titres de dettes privées ou publiques qu’elles détiennent) avec de l’argent frais qui permet aux banques de continuer leurs activités. La Fed, banque centrale étasunienne, pratique le même genre de politique. Concrètement, les banques centrales créent directement de la monnaie pour racheter ces actifs auprès des banques afin de diminuer le risque bancaire. La dette est transformée en monnaie (on parle aussi de « monétisation de la dette »). La banque centrale européenne fait d’une pierre deux coups : elle sauve directement les banques, qui peuvent continuer à leur tour à prêter de l’argent aux organisations qui en ont besoin. C’est ce qui permet au système économique de se maintenir et de garantir la confiance des entreprises et des ménages. Étant donné que les indices boursiers sont fortement repartis à la hausse durant le mois d’avril, la BCE et la Fed ont atteint leur objectif de ce point de vue – du moins pour le moment.

Pour résumer, notre économie connaît une crise à laquelle il est extrêmement difficile de faire face puisque l’économie de marché est totalement incompatible avec un arrêt planifié de l’activité. Les dangers sont liés à l’endettement des entreprises qui entraînent des faillites et une montée du chômage, à l’endettement public, qu’on devra gérer plus tard [7], et à l’instabilité financière qui pourrait entraîner des faillites bancaires, ou au minimum un accès restreint à l’emprunt (qui, au passage, contraint également les possibilités d’investissement). Il est à noter que l’OFCE estime à 620 000 le nombre de chômeurs supplémentaires lié au confinement, ce qui représente une augmentation du nombre de chômeurs de près d’un quart.

L’inflation, un risque réel ?

Nous pouvons évoquer un dernier risque : l’inflation, c’est-à-dire la hausse généralisée des prix des biens et services. Le risque d’inflation n’est pas principalement lié, comme on l’entend parfois, à la création monétaire par la Banque Centrale (les 750 milliards dont nous avons parlé). En revanche, si trop d’entreprises font faillite ou ne sont pas en capacité de reprendre la production à la suite du confinement, et que l’épargne accumulée est dépensée, que les investissements reprennent en partie, alors il pourrait y avoir une hausse brutale de la demande sans que l’offre ne puisse suivre. C’est une situation où il n’y a pas assez de biens et services pour satisfaire tout le monde, et donc où un rationnement est nécessaire.

Dans une économie capitaliste, le rationnement se fait par l’argent : on priorise donc les plus riches via l’augmentation des prix. Cette situation pourrait devenir rapidement problématique : plus l’inflation est élevée, plus elle s’entretient elle-même [8], plus elle a tendance à s’accélérer et il devient très difficile d’en sortir. Si un taux d’inflation proche du taux de croissance est plutôt une bonne chose, les crises d’hyperinflation sont parmi les plus destructrices humainement que peuvent connaître le capitalisme. L’exemple le plus connu et récent est le Venezuela, mais on peut aussi rappeler que c’est suite à une crise d’hyperinflation en Allemagne qu’Adolf Hitler est arrivé au pouvoir.

Ce risque est toutefois à nuancer pour les économies développées : s’il peut y avoir une offre ayant des difficultés à remonter à son niveau d’avant-crise, la baisse du prix du pétrole (vidéo explicative) a également des conséquences déflationnistes, c’est-à-dire de baisse des prix. En effet, quasiment toutes les entreprises dépendent directement ou indirectement du pétrole (du fait du transports de marchandises ou de personnes, à minima, mais aussi en raison du fait qu’un nombre important de biens manufacturés sont composés en partie de pétrole). Cela entraîne des coûts réduits, qui peuvent partiellement compenser les autres difficultés connues. Au détriment, cela va sans dire, de leur impact écologique. De plus, la reprise de la demande pourrait être assez faible, car de fait, les personnes perdant leur emploi dépensent moins – sans compter que les ménages pourraient continuer à épargner par crainte d’une deuxième vague du coronavirus. Toujours est-il qu’un secteur comme l’alimentaire subit des pressions inflationnistes du fait d’une demande forte croisée à une distribution parfois défaillante (liée à la fermeture des marchés notamment) et à un manque de main-d’œuvre, causes d’une offre plus limitée.

Ainsi, si le risque d’inflation existe, il semble malgré tout assez limité, comparativement aux autres aspects de la crise économique que nous sommes en train de vivre – en dehors de certains secteurs comme l’alimentaire.


[1] Cela est par exemple démontré par l’économiste Mayasuki Morikawa sur des données japonaises. Quatre raisons sont avancées par ce dernier : un manque d’habitude aux logiciels de télétravail, une sécurité informatique moindre qui limite l’exécution de certaines tâches, la communication de moindre qualité, et un environnement de travail qui peut être moins confortable au domicile qu’au bureau. Nous pouvons y ajouter, au moins pour le cas de la France, la question de la garde des enfants.

[2] L’Organisation Mondiale du Commerce s’attend à un déclin des échanges internationaux compris entre 12 et 32% sur l’année 2020. Il est également à noter que dans certains cas, les exportations de fournitures médicales et de denrées alimentaires ont été interdites.

[3] Les télétravailleurs représentent 43 % des salarié-es hors chômage partiel, et les personnes ne travaillant pas pour garde d’enfant 9 % des mêmes salarié-es, selon l’OFCE (calcul effectué à partir du tableau 4, p.21).

[4] C’est pour éviter un endettement trop élevé des entreprises que l’État propose son aide, avec les fameux 45 milliards d’aide annoncés (en réalité, ce sera beaucoup plus, comme l’estime l’OFCE), qui représentent pour les quatre cinquièmes des reports de cotisations et d’impôts (il ne s’agit donc pas d’un cadeau mais d’une sorte de prêt à taux zéro !), et pour le reste le financement d’une très large partie du chômage partiel pour les entreprises qui voient leur activité chuter drastiquement. Il s’agit, pour cette dernière mesure, d’un transfert de l’endettement privé vers l’endettement public, qui pose moins de problèmes car l’État ne peut pas faire faillite.

[5] A noter que pour des raisons idéologiques, l’État ne peut emprunter qu’auprès d’entités privées, et pas auprès de la Banque Centrale (« banque des banques », publique), comme cela pouvait être le cas sous certaines conditions jusqu’au traité de Maastricht (1992, même si les conditions ont été rendues très strictes depuis les années 1970). Cela nous prive d’un outil qui pourrait nous être bien utile en de telles périodes, puisqu’on ne dépendrait plus des marchés financiers pour le taux d’intérêt de l’endettement public !

[6] Point vocabulaire : Si vous prêtez à quelqu’un, vous disposez d’une créance. La dette pour la personne endettée, représente la créance pour la personne qui prête.

[7] L’endettement public pose problème principalement parce que nous dépendons des marchés financiers pour emprunter, c’est-à-dire d’agents privés qui peuvent augmenter leurs taux d’intérêt si la confiance baisse (par exemple, si un gouvernement un peu trop à gauche arrive au pouvoir…). Si l’on pouvait emprunter directement auprès de nos banques centrales, alors le taux d’intérêt serait fixe et l’endettement public ne serait plus un gros problème, sachant que les États ne peuvent pas faire faillite. Problème : cela est strictement interdit à la BCE, de manière légale, et pour des raisons idéologiques liées principalement à ce qu’on appelle l’ordolibéralisme allemand (pour en savoir plus, vous pouvez regarder cette vidéo). L’idéologie de nos gouvernants tend à considérer qu’il faut avoir le niveau d’endettement public le plus bas possible, ce qui risque de faire pas mal de dégâts une fois la crise terminée : le grand perdant économique de la crise du coronavirus pourrait bien devenir nos services publics…

[8] C’est ce qu’on appelle une spirale inflationniste : l’augmentation des prix entraîne une augmentation des coûts pour les entreprises, à la fois via les achats qu’elle effectue, mais aussi potentiellement par les salaires sous la pression des syndicats ; ce qui amène les entreprises à augmenter les prix à nouveau, ce qui entraîne une augmentation des coûts, et ainsi de suite.