Violences et transformation sociale : peut-on faire la révolution sans la révolution ?

©Harald Lenuld Pilc

Les gilets jaunes auront marqué de façon indélébile l’année 2019. Sans chercher à affirmer ou infirmer les reproches de ces conservateurs de tout poils, ceux ayant vu dans ce mouvement une lueur d’espoir vers une transformation de nos sociétés initiée par les masses sont inévitablement ramenés à ce débat qui n’est pas neuf : que faire de la stratégie de la violence ? Ceux qui enragent de l’injustice de nos sociétés, de la prédation de son économie sur les hommes et la nature doivent-ils entretenir cette rage, la propager, en faire une arme de transformation et une force de visibilisation ou doivent-ils au contraire en craindre les excès, les risques et les dérives ?


« Citoyens, vouliez-vous la révolution sans la révolution ? (…) Toutes ces choses-là étaient illégales, aussi illégales que la Révolution, que la chute du trône et de la Bastille, aussi illégales que la liberté elle-même »[1]. Ces mots de Robespierre résonnent avec d’autant plus de profondeur à la lumière des événements de ces derniers mois. Quand, à grand cri de « Macron démission », des gilets jaunes envahissent ronds-points et avenues durant 29 semaines consécutives « pour l’honneur des travailleurs, pour un monde meilleur », et quand, dans le même temps, on nous rebat les oreilles du soir au matin dans les différents médias à grand cri de « Mais, rassurez-moi, vous condamnez ces violences ? », alors oui ces mots de Robespierre font échos en nous et nous interrogent.

Car après tout, qu’est-ce qu’une révolution sinon cette « rupture avec le cadre de la légalité »[2] ? Comment ne pas associer les transformations radicales qui se sont opérées dans nos sociétés à des épisodes clés de violence populaire ? Comment ne pas penser aux révoltes contre l’injustice fiscale lors des jacqueries de 1358, à la prise de la Bastille, au saisissement des canons du peuple et à l’expulsion de l’armée par la Commune de Paris naissante le 18 mars 1871, aux pavés arrachés en mai 1968, aux Champs-Élysées saccagés lors de l’acte XVIII des gilets jaunes ? Certains des événements cités nourrissent encore l’imaginaire révolutionnaire et ont indéniablement conduits à des transformations, petits pas ou grandes révolutions. Mais tous ont aussi vus la morts des meilleurs des nôtres, des Etienne Marcel, des Desmoulins, des Robespierre, des Varlin et des Zineb Redouane. Tant et si bien que certains ont substitué à cet idéal de révolution, conçu comme le soulèvement armé des masses contre la légalité en place, un autre modèle, celui de -496 et de la grève des travailleurs de l’Aventin donnant naissance aux tribuns du peuple, celui des Gandhi et des Luther King, celui des masses vénézuéliennes insurgées contre le prix du ticket de bus ouvrant la voie à la révolution bolivarienne de Chávez ou plus récemment celui du peuple algérien assemblé dans les rues, criant halte à l’humiliation, réclamant le départ d’un président amorphe et de sa caste au pouvoir. Bref, à la révolution prolétarienne certains ont préféré la révolution citoyenne, telle que théorisée par Rafael Correa, ancien président de la République de l’Équateur, et reprise par Jean-Luc Mélenchon, celle qui « s’enracine dans le mouvement social, [qui] se déclenche et se mène par les bulletins de vote et les élections »[3]. D’autres, à l’instar de Lutte ouvrière de Nathalie Arthaud, continuent de refuser cette ligne pacifiste en tant que telle et appellent à une acception plus classique de la révolution, celle qui consiste à « renverser la bourgeoisie au pouvoir, [l’exproprier], [faire] que les travailleurs eux-mêmes prennent le pouvoir »[4].

La question reste donc entière, peut-on faire « la révolution sans la révolution » comme la moquait Robespierre ? La violence est-elle cette « accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs »[5]ou amène-t-elle, en particulier dans le cadre de nos démocraties pluralistes, à un rabougrissement des mouvements sociaux qui ne conduit nulle part sinon à l’amoncellement de morts dans nos rangs ?

« C’est partout la misère qui nous rend méchants » : une violence qui en appelle une autre

Topos, diront certains, et pourtant il faut bien commencer par-là. On ne saurait céder au piège injonctif de la condamnation en cadence des violences de tel ou tel sans rappeler, encore et toujours, qu’elles ne peuvent être comprises sans les mettre en perspective avec la violence sociale existante. Comprise, ce qui n’est pas synonyme d’excuser comme l’affirmait à tort un ancien Premier ministre aujourd’hui en perdition à Barcelone.

Violence sociale, donc, en laquelle certains voient le propre du politique, dont le légitime monopole serait détenu par l’État et ses appareils dans la conception wébérienne tandis qu’une autre lecture, celle d’Althusser ou de Pierre Clastres, dénonce le caractère coercitif desdits appareils. Mais beaucoup, sinon l’écrasante majorité, ne se posent pas la question de la violence en ces termes. Ils n’agissent pas consciemment en réponse aux appareils répressifs d’État tels que définis par Althusser : ils laissent s’exprimer leurs affects. Comme le dit le plus simplement possible la plume de Ferrante à travers la voix de sa narratrice, une jeune fille ayant grandi dans les quartiers pauvres de Naples durant les années de plomb : « C’est partout la misère qui nous rend méchants »[6].

En somme, face à de pareilles situations, on peut aisément comprendre que certains basculent dans la violence, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont plus que cela.

Barbara [7] est une mère de famille qui, du fait de ses difficultés financières, a vu son électricité brièvement coupée en plein hiver 2008, avant d’être basculée en service restreint où elle devait arbitrer entre le chauffage le soir et l’eau chaude le matin, et ce alors même qu’elle avait à sa charge deux enfants en bas-âges. Quand on l’interroge sur ces mois de difficulté, elle les décrit comme suit : « Plus de lumière, plus de gazinière, plus de téléphone, plus de frigo, plus de machine à laver, plus de chauffe-bain donc plus d’eau chaude, enfin plus rien, plus rien (…) Tu ne peux plus vivre ». Quand on la questionne sur ce qu’elle ressent alors, quand les agents EDF se présentent à son domicile, elle évoque un sentiment d’injustice :  « C’est à l’EDF et à l’État [que j’en veux], comment on peut laisser faire ça ? »

Loin d’être unique en son genre, cette violence d’État qui a tant marqué les esprits de Barbara et de sa famille irrigue l’actualité quotidienne.

Violence d’un État prédateur ou impuissant, ne répondant pas voire se faisant le protagoniste des fameux « plans sociaux », où la violence d’une chemise arrachée ou d’une voiture renversée répond à celle de plusieurs milliers de vies fragilisées voire brisées d’un trait de plume, comme l’illustre si crûment la vague de suicide chez France Télécom, l’épisode chaotique de la restructuration d’Air France en 2015, plus récemment les 1050 suppressions d’emploi annoncées en France par General Electric en dépit de toutes les promesses annoncées lors du rachat de la branche énergie d’Alstom initiée par un État stratège dont l’économie était alors pilotée par un certain Emmanuel Macron, ou encore sur le terrain de la fiction par le puissant film de Stéphane Brizé, En Guerre, où 1100 salariés se battent pour sauvegarder leur emploi face aux promesses non tenues de leur employeur et à l’absence de volonté étatique.

Violences policières, de la mort d’Adama Traoré aux barbouzeries d’Alexandre Benalla en passant par les milliers de blessés, mutilés et éborgnés dans les rangs des gilets jaunes. Violences judiciaires d’un État dont la ministre de la Justice vantait en mars dernier les 2000 condamnations dont 40% de prisons fermes, soit autant de vies brisées, comme s’il s’agissait là d’une source de fierté du parti de l’ordre ayant été en mesure de mater la contestation sociale.

En somme, face à de pareilles situations, on peut aisément comprendre que certains basculent dans la violence, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont plus que cela.

Violence et conflictualité, le propre du politique

Une fois qu’on a dit cela, nécessité il y a d’aller plus avant dans la réflexion. Car si la violence est à bien des égards compréhensible, reste à savoir si elle est, d’un point de vue plus stratégique, souhaitable ; savoir si elle peut, dans le cadre de nos sociétés du XXIe siècle, conduire à une transformation radicale de la société et ainsi apporter une réponse aux situations telles que nous les avons décrites.

En préambule d’une telle discussion, il convient d’interroger la nature-même de la politique. On refusera une conception idéaliste faisant de la politique l’art du consensus et de la résolution du conflit, pour privilégier l’idée selon laquelle la politique, c’est précisément une voie d’expression de la conflictualité d’une société ou, pour le dire en des termes foucaldiens « La politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens »[8]. Une telle lecture, héritée d’une longue tradition politique et philosophique et qui s’exprime aujourd’hui notamment par la voix de la réinterprétation de Carl Schmitt opérée par Chantal Mouffe, considère qu’en politique « l’antagonisme est une dimension impossible à éradiquer »[9], que cette dichotomie schmittienne ami/ennemi est une grille de lecture indispensable pour comprendre le fait politique. En d’autres termes, la politique, c’est le conflit.

Mais alors, qui dit conflit dit-il nécessairement violence ? Si la politique, c’est l’antagonisme, ayant pour tâche « de distinguer correctement ami et ennemi »[10], alors l’expression du politique, dans son acception schmittienne, c’est précisément la réalisation du conflit entre ces deux pôles antagonistes. À certains égards, la tradition marxiste et à sa suite le marxisme-léninisme, ne disent pas autre chose, comme l’analyse Schmitt lui-même : « Une classe au sens marxiste du terme (…) devient un facteur politique (…) quand elle prend la lutte des classes au pied de la lettre en traitant l’ennemi de classe en ennemi véritable et en le combattant »[11]. Lénine, dans son fameux Que Faire, décrivait ainsi l’insurrection comme « la riposte la plus énergique, la plus uniforme et la plus rationnelle faite par le peuple tout entier au gouvernement »[12].

On pourrait pourtant dresser une autre voie à cette lecture qui ne se contente pas de faire le constat positif de la conflictualité, mais qui appelle à en pousser la logique jusqu’à l’affrontement violent, opposant ainsi amis et ennemis jusqu’au dépassement, vers une société sans classe ou un État total, selon l’obédience. L’école de pensée mouffienne, irriguée d’une relecture de Schmitt et de Gramsci et dont on voit aujourd’hui l’influence sur la gauche radicale européenne, dresse une autre voie possible résumée en ces termes par Íñigo Errejón, ancien cadre de Podemos :

« En fin de compte, une partie du pouvoir politique, dans nos sociétés, provient de la capacité à convaincre, et dans le fait que cette conviction s’exprime dans la bataille électorale, et une autre partie du pouvoir politique, comme disait Mao Tsé-Toung, est « au bout du fusil », c’est à dire renvoie à la capacité de réaliser des actions violentes »[13].

Si l’on prend comme présupposé l’idée que la politique repose sur la conflictualité, deux voies s’offrent donc à nous : celle de la rupture violente ou celle du dépassement de la violence. La première a déjà été explorée. Quant à la seconde, elle s’exprime sous la plume de Chantal Mouffe à travers l’idée d’une démocratie agonistique, c’est-à-dire une forme sublimée de la relation antagonique, où la relation d’ami à ennemi se meut en une opposition d’adversaires politiques, reconnaissant leur légitimité mutuelle et réglant leurs différends dans les urnes. Qu’en est-il néanmoins quand c’est précisément cette légitimité  des urnes qui est remise en cause ?

La violence, un mal nécessaire ? Pour une sortie par le haut de nos crises démocratiques

Dans de pareils cas, quand se confrontent, comme c’est le cas depuis maintenant 29 semaines, la légitimité rationnelle légale des urnes, à celle de la rue qui appelle à un changement de paradigme, que faire ? Si beaucoup de gilets jaunes n’ont eu de cesse de condamner la violence de certaines franges du mouvement, certains, à l’instar de Johny, 37 ans, n’hésitent pas à la décrire comme un mal nécessaire : « On a pris conscience qu’il n’y a que quand ça casse qu’on est entendu »[14].

L’absence de recours démocratique dans nos démocraties libérales, en France et en Europe, n’a de cesse de revenir sur le devant de la scène comme le point de crispation des citoyens du XXIe siècle en mal de démocratie. Cette crise démocratique n’a eu de cesse de se manifester ces dernières années dans le quotidien des Français et des Européens. Du Non de 2005 à la Constitution européenne par voie référendaire au Oui parlementaire du traité de Lisbonne qui en reprend la quasi totalité ; du Brexit de 2016 à l’incapacité de le mettre en place trois ans plus tard ; de l’illisibilité des votes à la proportionnelle ou de certains régimes parlementaires perturbés par les coalitions et en particulier des grandes coalitions, où la démocratie continue d’être monopolisée par les deux partis dits de gouvernement, à l’amertume des scrutins majoritaires à deux tours où de deux maux il faut toujours choisir le moindre (situation instrumentalisée par un Emmanuel Macron faisant le pari du maintien au pouvoir d’un l’extrême marché qui ne rivaliserait plus qu’avec l’extrême droite). Dans tous ces cas de figure, la voie des urnes a déçu, frustré, et peine aujourd’hui à convaincre. À ces votes illisibles, bafoués, tronqués ou vidés de sens, s’ajoute la difficulté à s’exprimer en dehors des périodes électorales, frustration cristallisée par la demande d’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne par les gilets jaunes.

Dès lors, à l’heure de cet Hiver de la démocratie tel que le caractérise Guy Hermet, où nous « touchons au terme d’un futur ancien régime, d’un régime finissant, voué à céder à place à un autre univers politique encore dépourvu de nom » [15], où le vieux se meurt et le neuf hésite à naître pour le dire gramscien, la voie des urnes ne laisse à certains que peu d’espoir de transformations. Or, quand la voie démocratique sembler mener sur une impasse, la violence est-elle l’ultime recours ?

 Oui, la violence populaire est parfois inévitable et peut, dans certains contextes, servir de point d’appui à une transformation radicale de la société.

Il convient d’affirmer tout d’abord qu’il ne s’agit pas de condamner en cadence la violence ni même d’adopter une position manichéenne sur le sujet. Oui, la violence populaire est parfois inévitable et peut, dans certains contextes, servir de point d’appui à une transformation radicale de la société. Inévitable, quand un pouvoir en place n’a plus d’autre alternative que la force brute pour se maintenir en place : c’est ce que Gramsci définirait comme une crise organique. Alors, pour reprendre la terminologie de Frédéric Gros, quand l’obéissance de s’obtient que par la soumission, il est normal et même légitime que le recours soit celui de la rébellion[16]. Mais recours il ne sera que si l’alternative proposée n’est pas la violence pour la violence, la violence comme fin en soi. S’il n’en est pas l’instigateur mais seulement le répondant, alors le peuple en armes apparaît comme l’alternative, à condition qu’il se définisse comme tel. Or, se définir comme alternative, c’est proposer une voie de sortie politique, par le haut. L’alternative c’est ce qui se propose de mettre fin à la soumission du régime qui se meurt et qui, pour se faire, quand bien même il y aurait nécessité ponctuelle de se rebeller, construit l’alternative politique vers un régime de la masse et du consentement plutôt que vers celui de l’avant garde et de la terreur révolutionnaire.

Pour illustrer cette ligne de démarcation qui parfois peut paraitre ténue, on pourrait, à l’instar de Podemos dans ses Leçons politiques de Game of Thrones, convoquer certains éléments de la culture populaire (attention spoiler). Pourquoi certaines violences de Daenerys nous semblent justifiées et même nécessaires dans les premières saisons alors qu’elles nous sont insupportables dans la dernière ? Précisément parce que les premières offrent une voie de sortie par le haut, une perspective politique, quand les dernières se laissent déborder par la violence elle-même. Ainsi le spectateur est-il conquis par le meurtre des maîtres d’Astapor dans le quatrième épisode de la saison 3 précisément parce que Daenerys fait immédiatement suivre cette scène de violence d’un discours politique, où elle appelle les esclaves d’hier à agir en hommes libres d’aujourd’hui. Alors, « Après la mobilisation destituante, s’ouvre un moment constituant qui instaure de nouvelles positions »[17].

Inversement, le discours que tient Daenerys à ses immaculés après avoir réduit Port Réal à feu et à sang relève précisément des dérives qu’il peut y avoir à adopter la voie de la violence : « Immaculés, vous avez été arrachés aux bras de vos mères et élevés comme esclaves. A présent, vous êtes des libérateurs. Vous avez délivré la ville de l’emprise d’un tyran. Mais la guerre n’est pas terminée. Nous ne déposerons pas nos lances tant que nous n’aurons pas libéré tous les peuples du monde ».

Enfermé dans la spirale de la violence, Daenerys glisse vers ce que dénonce précisément Camus dans L’homme révolté, quand il affirme avec force que l’utilisation de fins injustes, même au service de fins justes, n’a pour effet que de corrompre ces fins et de les rendre injustes elles-mêmes. Pareille révolution, selon Camus, « pour une justice lointaine, [légitime] l’injustice pendant tout le temps de l’histoire (…) elle fait accepter l’injustice, le crime et le mensonge par la promesse du miracle »[18].

Le risque donc d’une stratégie de la violence visant à imposer ses vues quand elles ne parviennent pas à s’exprimer par les urnes, c’est précisément de tomber dans la spirale de la violence, celle de la peur de la conspiration, de l’ennemi de la révolution ou de l’ennemi de classe omniprésent, en d’autres termes, de faire une révolution de pseudo avant-gardistes, révolutionnaires professionnels d’hier ou black-blocks d’aujourd’hui, et de la faire à contre-courant des masses.

Dès lors, si violence il doit y avoir, qu’elle ne soit qu’un dernier recours, une ultime réponse face au tyran qui soumet par la force des armes. Et quand un tel pari risqué peut-être évité, alors qu’il le soit. D’abord, comme on l’a dit, parce que la violence, c’est la mort par milliers, et souvent des meilleurs d’entre nous, ouvrant parfois sur des situations de chaos comme on en connait en Libye. Ensuite, parce que la violence rabougrit les mouvements sociaux, dissout les masses et ne laisse place qu’à ces minorités agissantes, révolutionnaires de salon qui pensent, parlent et se mettent en mouvement à la place des peuples. Alors la violence, laissée aux mains de quelques-uns, devient la plus grande menace d’une cause qui, pourtant, pouvait paraitre juste.

Nous avons la chance de bénéficier d’un cadre démocratique qui rend possible ces révolutions citoyennes, ces mobilisations de masse, par la pression de la rue couplée à la clarté des urnes, pour une transformation radicale de nos sociétés. Le Front populaire de 1936 n’est rien d’autre que la rencontre du politique et de la masse, d’un Léon Blum élu par les urnes qui, plutôt que d’aller directement à Paris, encourage les soulèvements populaires dans son fief de Narbonne, pousse à se mettre en mouvement pour l’alternative après s’être électoralement mobilisé contre le pouvoir en place : en somme passer de la phase destituante à la phase constituante. Sans dogmatiquement rejeter la violence, on ne peut ignorer que cette voie de recours démocratique existe : saisissons-nous en.


[1] Gauchet (Marcel), Robespierre: L’Homme Qui Nous Divise Le Plus. Gallimard, Paris, 2018, p. 99

[2] Ibid

[3] Mélenchon (Jean-Luc), Qu’ils s’en aillent tous: Vite, La Révolution Citoyenne, Flammarion, Paris, 2010,p.16

[4] Arthaud (Nathalie), Réunion Publique de Nancy, 04/05/2019, [online] : https://www.lutte-ouvriere.org/multimedia/extraits-de-debats/apres-le-1er-mai-les-blacks-blocs-la-violence-et-comment-changer-la-societe-120232.html

[5] Friedrich Engels, Le Rôle de la violence dans l’histoire, Paris, Éditions sociales, 1969, pp. 37-8

[6] Ferrante (Elena), L’amie prodigieuse, Tome 1,  Gallimard, Paris, 2014, p.336

[7] Le prénom a été changé

[8] Foucault (Michel), Dits et écrits, 1952-1988, Gallimard, Paris, 2001, texte n°148

[9] Mouffe (Chantal), Errejón (Íñigo), Construire Un Peuple: Pour Une Radicalisation De La Démocratie, les Éditions du Cerf, Paris, 2017, p.88

[10] Schmitt (Carl), La notion de politique, Flammarion, Paris, 1992 (1932), p.76

[11] Ibid

[12] Lénine, Que faire, Editions Science Marxiste, Paris, 2004 (1902)p.224

[13] Mouffe (Chantal), Errejón (Íñigo), opus cite, p.135

[14] Leclerc (Aline), « La violenceun « mal nécessaire »pour les « gilets jaunes » », Le Monde,  mardi 19 mars 2019, p.10

[15] Hermet (Guy), L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, Armand Colin, Paris, 2007

[16] Gros (Frédéric), Désobéir, Éditions Albin Michel, Paris, 2017, pp.41-51

[17] Errejón (Íñigo), « Power is Power, Guerre et politique », in Iglesias (Pablo) (dir.), Les leçons politiques de Game of Thrones, Post-éditions, 2015, p. 94

[18] Camus (Albert), L’homme révolté, Gallimard, Paris, 1985, p.292

« We, The Revolution » : l’histoire française est-elle passée à la guillotine ?

La justice décapitée par les factions révolutionnaires ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

En France, on la retrouve partout sur les frontons, dans les discours, les livres d’histoire : mythe fondateur de la République, la Révolution est indéniablement le monument de tous les monuments. Mais est-ce un édifice inébranlable ? C’est tout l’enjeu du fascinant We, The Revolution, jeu vidéo développé par un studio polonais, sorti le 21 mars, et d’ores-et-déjà annoncé comme un succès du jeu indépendant. À travers Alexis Fidèle, juge du tribunal révolutionnaire, le joueur parcourt cette époque fondatrice, de la chute de la monarchie aux temps qui suivent le renversement de Robespierre. Dans une atmosphère dépeinte comme sombre et vénéneuse, on utilise la guillotine comme arme politique pour se hisser parmi les grands : bien plus que les idéaux, ce sont les violences et contradictions qui sont au cœur de ce palpitant récit. Mais à la fin, ne serait-ce pas la Révolution qui se fait guillotiner ?


Et si au moment de commencer votre weekend, vous entendiez une petite voix vous proposer de remplacer vos plans par un voyage dans le temps ? Résisteriez-vous bien plus longtemps s’il s’agissait plus précisément de partir en immersion au cœur de la Révolution française ? Cette promesse tentatrice est celle du jeu vidéo polonais We, The Revolution. Vous ne seriez pas la première personne à tirer les rideaux de votre chambre et, dans la pénombre, laisser votre weekend naissant passer sous la guillotine de cette fresque.

Aussi, risqueriez-vous d’en ressortir hanté par les vociférations de la Terreur et une vision aussi obscure que criminelle de cette période pourtant sacrée. Puissante œuvre d’art, outil d’une propagande sacrilège, ou encore, moment d’apprentissage des politiques manipulatoires… Qu’est-ce que We, The Revolution ?

Image We the Revolution ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

Une sombre épopée dans la peau d’Alexis Fidèle, juge révolutionnaire

Sorti le 21 mars 2019 et déjà fort de son succès auprès d’un certain public de joueurs et des médias spécialisés, We The Revolution est d’ores-et-déjà assuré de marquer le jeu indépendant cette année. Alors que les grands studios de production vidéo-ludiques portent à l’écran toujours plus de sophistication et de complexité graphique, la petite équipe polonaise de Polyslash a fait un tout autre pari : l’atmosphère de leur jeu repose sur une puissance illustrative originale et proche de la bande-dessinée, qui fait se déployer l’histoire à travers la force des couleurs, des personnages et des symboles. Un choix audacieux et fort pertinent pour nous immerger dans la très mythologique période révolutionnaire. C’est que la sensation d’intimité avec la Révolution nous fait très vite plonger dans l’histoire.

Le joueur y incarne le personnage fictif d’Alexis Fidèle, un juge du tribunal révolutionnaire qui siège dans la première moitié des années 1790 : à travers ses yeux mais aussi ses actes, on projette notre conscience dans une époque où se côtoient et s’affrontent Louis XVI, Robespierre, Danton, mais aussi d’autres figures moins célèbres telles que Hébert, Pache, Roland ou encore Fouquier-Tinville. Très rapidement, Alexis Fidèle voit ses proches embarqués par la force des choses, dans l’immense et ici sombre odyssée révolutionnaire. L’atmosphère de profonde instabilité mêlée au poids de la sanglante guillotine pénètrent de manière venimeuse un joueur confronté très vite et en permanence à de lourds dilemmes moraux. Pour les amoureux de la période, l’effet addictif est sans limite.

C’est ainsi que We, The Revolution, utilise la petite histoire pour amener son public à la grande.

Comme dans des films hollywoodiens qui se déroulent sur fond historique, tels que The Patriot ou Gladiator, le personnage principal est un illustre inconnu dont le destin se mêle aux grands qui marquent l’histoire de leur temps, au prix de grandes souffrances pour lui et sa famille. Deux fils, une compagne et un vieux père donnent à Alexis Fidèle une épaisseur très humaine. C’est ainsi que We, The Revolution utilise la petite histoire pour amener son public à la grande. À cette différence près que le jeu ne nous embarque pas uniquement pour une poignée d’heures mais potentiellement quelques dizaines : l’empathie et l’identification produites avec ce personnage forment un puissant canal d’émotions, propice à la transmission d’une certaine vision de la Révolution. Et c’est bien aussi cela dont il s’agit car comme œuvre d’art de masse, ce jeu vidéo est à la fois le produit d’une volonté d’expression et un objet actif dans les champs des consciences, de la culture et donc, de la politique.

Alexis Fidèle et sa guillotine ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

We, the anti-Revolution ?

Vous ne l’avez peut-être pas encore compris, mais We, The Revolution ne transmet pas exactement une vision positive de la Révolution. Il serait d’autant plus mal avisé de l’offrir à Jean-Luc Mélenchon pour son anniversaire, que certains se souviendront peut-être de sa réaction critique à la sortie de Assassin’s Creed Unity en 2014. Dans ce jeu aussi, l’éclat et les idéaux de la Révolution sont très vite écartés au profit d’une atmosphère sombre et cynique : la guillotine, le sang et les viles manipulations sont le refrain de cette geste dont le fil rouge n’est autre que l’escalade vers la violence et la déliquescence de leaders révolutionnaires, bestialisés jusque dans leur représentation graphique.

Quant aux petites gens du peuple, le jeu nous les rend moins sympathiques encore que les gilets jaunes sur BFMTV un samedi après-midi. Là où dans Un Peuple et son roi (2018), le réalisateur Pierre Schoeller avait fait le choix de rapprocher la focale et le public des parcours de vie des sans-culottes, We, The Revolution en donne une image relativement grégaire et déshumanisée. On retrouve la vision offerte par des penseurs comme Gustave Le Bon, auteur de Psychologie des Foules (1895), pour qui les révolutions consistent en un effondrement des freins sociaux du peuple, libérateur des pulsions destructrices de la masse. En contraste, les monarchistes et aristocrates n’occupent dans le jeu qu’une position très secondaire : représentés très souvent sous des traits plus doux et délicats, ils occupent presque immanquablement la position de victimes et de bouc-émissaires sans que leurs rôles et responsabilités ne soient jamais présentés comme des facteurs de radicalisation du processus révolutionnaire.

La foule après une exécution ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

Conscient ou non, ce parti-pris laisse des angles morts importants sur la période. Sur les motivations de la Révolution, le jeu n’évoque que peu ou pas, les libertés et acquis sociaux ou politiques obtenus, de l’abolition des privilèges et de l’égalité des droits, à l’affirmation de libertés religieuses et politiques alors inédites. De même, We,The Revolution ne met presque pas en scène les résistances de la puissante aristocratie française et le poids des coalitions monarchiques européennes envoyant des centaines de milliers de soldats contre la France, éléments qui viendraient donner une explication à la violence des gouvernements révolutionnaires. Les faiblesses de la contextualisation en laissent ainsi une impression caricaturale des révolutionnaires qui apparaissent alors avant tout comme des arrivistes assoiffés de sang et de pouvoir : le joueur lui-même est bien moins affairé à sauver la Révolution qu’à manigancer en s’alliant et/ou trahissant jacobins, girondins, partisans de Danton, Hébert ou encore Robespierre.

Robespierre et Hanriot, sombrement dépeints ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

Comme pour Assassin’s Creed Unity, le jeu vidéo vient percuter la mythologie française en questionnant violemment le sens de cette Révolution qui est le récit fondateur, la Genèse quasi-biblique de notre République, presque comme une religion. Rappelons que le débat a bien entendu longtemps occupé les intellectuels : au siècle dernier, là où des historiens comme Georges Lefebvre et Albert Soboul ont pu affirmer la Révolution (y compris les temps Robespierristes de 1793-1794) comme une lutte populaire ou de classe, d’autres comme François Furet ont dénoncé ses crimes et le despotisme de ses dirigeants. Bien entendu, la polémique est passée du champ académique à la sphère du débat public et We, The Revolution met le joueur devant le dilemme très symbolique d’envoyer (ou pas) le « pauvre » Louis XVI à la guillotine. En 1793, Robespierre disait : « Louis doit mourir pour que la patrie vive ». En juillet 2015, un jeune politicien méconnu du nom d’Emmanuel Macron adressait comme une réponse à travers les âges au leader jacobin : « Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! »

Le jeu vidéo vient percuter la mythologie française en questionnant violemment le sens de cette Révolution qui est le récit fondateur, la Genèse quasi-biblique de notre République.

Si We, The Revolution vient plutôt conforter le deuxième que le premier, et s’attaque fortement au monument révolutionnaire, l’intérêt de ce jeu polonais est peut-être moins de parler de la Révolution française en particulier, que de mettre en lumière les rouages de la bataille pour le pouvoir. À l’instar du Prince (1532) de Machiavel, ne peut-on pas voir dans cette œuvre une leçon de réalisme, fut-elle cynique et amorale, sur la politique en général ?

Ouverture du procès de Louis XVI par Alexis Fidèle ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

Un jeu politique sur le jeu politique

À travers le juge Fidèle, le joueur découvre très rapidement un univers judiciaire entaché par les jeux d’influence, les dettes et les services rendus : le premier prévenu rencontré depuis le pupitre n’est autre que Frédéric Fidèle, le très jeune fils d’Alexis, accusé de violences à l’égard d’un petit voisin. Déjà apparaît la tentation d’épargner sa progéniture, de contenter sa compagne, et d’envoyer des hommes de main pour intimider les plaignants. Bien entendu, tout finit par se savoir dans le Paris révolutionnaire et il faut savoir tour à tour épargner et investir sa réputation comme un capital toujours fluctuant. Aux côtés du célèbre accusateur Fouquier-Tinville qui veille à la condamnation de tout crime et à la bonne tenue des procès, on apprend rapidement à composer.

Il s’agit de soutenir Danton, Hébert et d’autres grandes figures, ou bien de les faire décapiter en orientant leurs procès.

Cette justice sans majuscule se trouve rapidement éloignée de l’idéal pour apparaître comme une forme de pouvoir aussi corruptible que les autres. Nommer des alliés à des postes clefs du système judiciaire ? Vous le ferez. Couvrir et dévoiler les scandales afin de renforcer votre position politique ? Vous le ferez. Déclencher des violences pour pouvoir ensuite les réprimer ? Vous le ferez également, et bien pire encore. Ainsi, lorsque le commandant Hanriot nous demande de l’autoriser à utiliser le feu des armes contre les manifestants, on ne peut s’empêcher de penser aux LBD, au cas d’Alexandre Benalla ou encore aux manipulations effectuées par le parquet pour protéger ce dernier. De la nomination de Rémy Heitz, très proche du pouvoir, comme procureur de la ville de Paris, à la perquisition judiciaire effectuée chez Mediapart, pourtant à la pointe des investigations sur la dite affaire, le fait du prince n’est jamais loin.

Dans We, The Revolution aussi, on reçoit à son pupitre les courriers de puissants personnages nous demandant d’intercéder en leur faveur et outre la magistrature, le jeu offre la possibilité de faire appel à des hommes de main pour arriver à ses fins : à son service, on trouve le brutal Clovis (sorte de Vincent Crase de l’époque révolutionnaire), ainsi que le diplomate, Jacques-Louis David, et Ramel, le conspirateur (dans un style plus proche de Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri). Les relations familiales jouent également un rôle primordial dans les stratégies d’influence, nous rappelant que dans ces sphères, vies privée et publique sont perpétuellement entremêlées : derrière Alexis Fidèle comme chez tout homme ambitieux, on trouve une clique qui s’active et pour qui la fin justifie les moyens.

Alexis Fidèle et Ramel, conspirant contre Robespierre ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

Rapidement le juge cesse ainsi d’être un simple caporal au service des généraux : usant tantôt de la ruse du renard, tantôt de la force du lion, il devient lui-même un homme politique, avec des objectifs, des intérêts à défendre, des alliés et des ennemis. Le joueur peut ainsi décider de soutenir Danton, Hébert et d’autres grandes figures, ou bien de les faire décapiter en orientant leurs procès avec des questions bien tournées. Toutefois, dans les petites comme les grandes affaires, aucun verdict ne tombe sans produire des effets positifs ou négatifs au sein des différentes factions (le peuple, les révolutionnaires et les aristocrates) et l’on ne saurait survivre sans l’art de ménager les uns et les autres. Le jeu offre toujours la possibilité de prendre la parole avant que ne s’abatte la guillotine et d’affirmer ainsi son rôle de tribun et sa réputation auprès du peuple. Cet art oratoire et manipulatoire sert également lors de négociations avec toutes sortes d’interlocuteurs, du garde ronchon qui refuse de fermer les yeux sur un méfait que l’on a commis, à un député, ou au maire de Paris lui-même que l’on cherche à rallier à sa cause.

Clientélisme, corruption, stratégies d’influence et trahisons : c’est notamment ce que les joueurs de We, The Revolution découvrent de la politique locale et nationale à travers un gameplay très proche du célèbre jeu indé Papers, Please ! (2013). Divisé en trois actes, ce jeu nous amène progressivement d’une histoire basée sur des faits réels à son détournement quasi-total au profit d’une fiction très libre : l’histoire d’Alexis Fidèle nous donne à sentir comment une saga familiale conduit tout autant qu’elle subit tragiquement la force des grands événements.

Là où la Révolution a justement consisté à faire chuter les idoles, la fiction offre au joueur l’expérience de ce même pouvoir grisant, et c’est peut-être ce qui rend ce jeu si vénéneux et fascinant

Vous l’aurez compris, qu’on l’aime ou pas, et qu’il le veuille ou non, We, The Revolution contribue à forger les imaginaires sur la politique, la Révolution et l’histoire française. Là où la Révolution a justement consisté à faire chuter les idoles, la fiction offre au joueur l’expérience de ce même pouvoir grisant, et c’est peut-être ce qui rend ce jeu si vénéneux et fascinant : en mettant en scène les pulsions et le passage à l’acte, et en embarquant les joueurs dans cette spirale, il se fait l’iconoclaste d’une période légendaire. Au risque de lui-même passer à la guillotine de la critique historienne et politique.

La justice décapitée par les factions révolutionnaires ©Capture d’écran : We, The Revolution, Polyslash

 

 

Islande, la révolution inachevée

© Haukur Þorgeirsson

Un spectre hante l’Europe : le spectre de la dette. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : la BCE et le FMI, Macron et Merkel, les Tories anglais et la Commission européenne. Mais l’Islande, pourtant membre du marché unique européen, a résisté au diktat. Endettée jusqu’au cou pendant la crise, elle a refusé de payer ses créanciers. Mieux encore, une juridiction européenne lui a donné raison. L’épisode islandais offre un récit alternatif à la fatalité de l’austérité, si ancrée dans les consciences par la capitulation du gouvernement grec en 2015. Elle permet de tirer les leçons d’une expérience inédite de désobéissance civile et de démocratie directe à l’échelle d’un État, de ses échecs et de ses espoirs.


La crise de 2008 en Islande

Après l’effondrement de la banque Lehman Brothers, l’économie mondiale a sombré dans le marasme financier. Tous ont encore en tête l’image de ces familles américaines jetées à la rue en plein hiver, ou les tombereaux d’insultes qui ont été réservés aux PIGS, ces États du Sud de l’Europe durement touchés par les politiques d’austérité. La crise de 2008 a plongé les déficits des États membres de la zone euro dans le rouge. Les leaders européens ont donc mis en place des mécanismes de refinancement pour « sauver » les États de l’insolvabilité en échange de réformes structurelles qui visaient au démantèlement des services publics et des systèmes de sécurité sociale.

L’Islande a été particulièrement touchée par la crise. Son secteur financier a connu un véritable boom dans les années 2000, avec les réformes néolibérales menées depuis les années 1990 par les gouvernements de centre-droit du Parti de l’Indépendance (conservateur) et du Parti du Progrès (agrarien). La banque privée Landsbanki a notamment créé Icesave en 2006, une banque de dépôts en ligne opérant au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, pour un total de dépôts estimé à 6,7 milliards d’euros. Dès le début de la crise, la couronne islandaise est entrée dans les eaux tumultueuses de l’hyperinflation : en juillet 2008, un simple Big Mac valait 469 couronnes, soit l’équivalent de 6 dollars américains. La branche islandaise de McDonald’s a d’ailleurs mis la clef sous la porte en 2009.

Pour faire face à l’effondrement économique, le gouvernement islandais a décidé le 7 octobre 2008 de nationaliser et de placer en faillite les trois banques privées du pays. La taille du secteur financier était totalement disproportionnée par rapport à celle de l’économie réelle du pays, et les Islandais auraient dû travailler pendant plusieurs décennies pour rembourser la dette extérieure de leurs banques. Le ministre islandais des Finances a donc averti son homologue britannique que son pays ne garantirait pas les dépôts des particuliers étrangers sur Icesave. Le lendemain, le Royaume-Uni a mis en œuvre des mesures de législation antiterroriste pour geler les avoirs financiers d’Icesave sur son territoire national, provoquant l’outrage du gouvernement islandais. La pétition en ligne « les Islandais ne sont pas des terroristes » a recueilli les signatures de 25% de l’ensemble des citoyens du pays. Quelques jours après, le peuple de Reykjavík est descendu devant l’Alþing (le Parlement islandais, établi en 930 après J-C). Il allait y mener chaque semaine, pendant des mois, la Kitchenware Revolution, des protestations massives contre la crise économique et la corruption de la classe politique.

Le début de la dispute légale

Les gouvernements britannique et néerlandais, furieux de la décision unilatérale de l’Islande de dénoncer la dette extérieure de ses banques, ont argué que celle-ci avait violé le traité sur l’Espace économique européen (EEE). En clair, le marché intérieur européen possède deux composantes : les États membres de l’Union européenne, et trois États membres de l’Association européenne de libre-échange (AELE), dont l’Islande. L’EEE a été créé en 1992 par accord entre la nouvelle UE et l’AELE comme marché unique caractérisé par quatre libertés : libre circulation des travailleurs, des biens, des marchandises et des capitaux. Afin d’assurer l’effectivité de ce marché, tous les États membres de l’EEE doivent transposer les directives européennes dans leur législation interne et participer au budget de l’Union. Cependant, les États de l’AELE ne sont pas soumis à la juridiction de la Cour de justice de l’Union européenne pour garantir l’application du droit européen, mais à un tribunal ad hoc, la Cour de l’AELE.

© Oddur Benediktsson

Entre-temps, les protestations continuaient à Reykjavík, avec l’usage de gaz lacrymogène par les forces de police pour la première fois depuis les manifestations anti-OTAN de 1949. La pression politique s’est fortement accentuée sur le gouvernement islandais et des élections anticipées ont été convoquées pour le 25 avril 2009. Elles ont été remportées par la gauche pour la première fois de l’histoire du pays, avec une coalition inédite entre l’Alliance sociale-démocrate et la Gauche Verte. Des partis de gauche avaient déjà participé au gouvernement, mais toujours en coalition avec les partis libéraux ou conservateurs. Il s’agissait donc d’un message très clair envoyé par les Islandais aux partis de gouvernement jugés responsables de la crise. Les sociaux-démocrates, comme remède à l’hyperinflation, ont fait de l’accession de l’Islande à l’UE et à l’euro leur cheval de bataille. Leur large victoire électorale leur a permis de commencer les démarches d’adhésion, mais les négociations avec l’UE ont été enterrées avec le retour de la droite au pouvoir.

La démocratie contre les créanciers

Le nouveau gouvernement s’est donc montré disposé à négocier avec le Royaume-Uni et les Pays-Bas sur les modalités d’un remboursement de la dette Icesave. Néanmoins, le premier projet de loi voté et amendé à cet effet par l’Alþing a été rejeté comme inacceptable par les deux créanciers. Un second projet de loi, voté par une très faible majorité parlementaire, et qui prévoyait le remboursement de « seulement » la moitié de la dette, a soulevé une controverse juridique : selon un des juges à la Cour suprême d’Islande, certaines dispositions du projet auraient eu pour effet de rendre l’État islandais responsable de la totalité du remboursement. Le président Ólafur Ragnar Grímsson a donc annoncé qu’il ne promulguerait pas la loi, et l’a soumise au référendum. Les Islandais ont rejeté le projet par 93% des voix, ce qui a entraîné une dégradation immédiate de la dette d’État au rang de junk status par les agences de notation. Un troisième projet de loi, négocié en début 2011, prévoyait un échelonnement des remboursements sur trente ans avec des mécanismes destinés à garantir l’économie islandaise ; une nouvelle fois soumis au référendum, il fut encore rejeté par 57% des voix. Les créanciers décidèrent donc d’en arriver au dernier recours, la résolution judiciaire devant la Cour de l’AELE.

La Cour a été saisie le 15 décembre 2011, mais n’a rendu son jugement qu’après une procédure d’un peu plus d’un an, le 28 janvier 2013. L’Autorité de Surveillance de l’AELE, appuyée par la Commission européenne et les gouvernements britannique et néerlandais, soutenait que le Fonds islandais de garanties des dépôts avait pour « obligation de résultat » de refinancer l’ensemble des dépôts des particuliers étrangers sur les banques islandaises. L’Islande soutenait quant à elle que « l’obligation de résultat » qui lui incombait consistait simplement à créer un fonds de garanties des dépôts similaire à ceux qu’avaient établi les autres États membres de l’EEE, et qu’il était impensable qu’un tel fonds puisse refinancer une faillite générale du système bancaire, ce qui aurait fait exploser le niveau la dette publique islandaise. La défense islandaise a d’ailleurs noté qu’une telle obligation de résultat, dans d’autres États, aurait eu pour effet de les endetter à hauteur de 372% de leur PIB. Rappelons que la Grèce, qui souffre toujours d’une austérité drastique, a une dette publique qui n’équivaut « qu’à » 180% de son PIB. La Cour a donné raison à l’Islande. Ce jugement de bon sens, intervenu au milieu de la crise des dettes de la zone euro, interpelle aujourd’hui sur la nécessité impérieuse de restructurer la dette des pays européens les plus touchés par la crise.

Une victoire à la Pyrrhus ?

L’Islande n’est certes pas un pays idéal à l’heure qu’il est. Le gouvernement de gauche de Jóhanna Sigurðadóttir, première femme cheffe du gouvernement islandais et première cheffe de gouvernement lesbienne de l’histoire, avait entamé une révision de la loi fondamentale en convoquant un conseil de citoyens tirés au sort afin de proposer une nouvelle Constitution, adoptée par le référendum du 20 octobre 2012. La révision devant encore être ratifiée par un nouveau Parlement, est restée lettre morte avec le retour de la droite à l’issue des législatives de 2013. Le Premier ministre Davið Sigurður Gunnlaugsson, libéral-populiste chassé du pouvoir en 2016 en raison de son implication dans le scandale des Panama Papers, continue de polluer la scène politique nationale. Les Islandais sont plus que jamais divisés, avec pas moins de sept partis représentés à l’Alþing pour moins de 250 000 électeurs.

© touteleurope.eu

C’est que la réforme politique n’a pas été menée à bien, même si treize banquiers ont été condamnés à des peines de prison (légères) en raison de leurs manipulations financières illégales d’avant 2008. Cependant, les finances publiques sont revenues à l’équilibre budgétaire et à un ratio dette/PIB acceptable, et le pays continue de caracoler en tête des indicateurs de développement humain. La dénonciation de la dette a permis à l’Islande d’éviter la situation calamiteuse de la Grèce. Cette révolution inachevée aura au moins prouvé que le spectre de la dette n’est qu’un tigre de papier.

La version originale de cet article a été publiée en décembre 2018 sur le site d’European Horizons Toulouse sous le titre « L’histoire d’une dette dénoncée en Europe : le cas Icesave »

Comment les émotions ont fait la Révolution (1789-1795)

La Révolution française est le lieu des émotions les plus extrêmes. Quel autre moment historique, en effet, peut se prévaloir de concentrer une telle densité émotionnelle ?  Les émotions sont associées au peuple et le peuple est coupable de la Terreur, de la guerre de Vendée. Il est en proie à toutes les émotions les plus extrêmes, de la peur à la joie, de la jouissance à la colère et porte la responsabilité des pires excès. De cette lecture effectuée par les contemporains comme par les auteurs qui se sont par la suite intéressés à la Révolution, naît chez beaucoup une condamnation des passions et l’aspiration à vouloir les contenir. Derrière le bannissement des passions, pourtant, c’est la mise à distance du peuple qui se dessine. Comment douter, dès lors, que leur réhabilitation puisse entraîner le réveil de l’Histoire ?


La récente sortie en salles du film de Pierre Schoeller Un peuple et son Roi tranche avec les représentations habituellement proposées de la Révolution française en ceci qu’il donne à voir les événements du point de vue de héros populaires. Le peuple n’y est plus représenté comme une masse informe de personnes confondues au sein d’une foule irrationnelle et dangereuse. Le réalisateur en fait à l’inverse émerger des individualités emportées dans le tumulte révolutionnaire. L’oeuvre de Schoeller se distingue par la rupture prononcée avec la traditionnelle représentation de la Révolution, laquelle a secoué d’effroi les auteurs contre-révolutionnaires ou plus simplement modérés, terrifiés à l’idée que le déferlement des passions populaires puisse recommencer.

Il est aujourd’hui volontiers admis que l’on ne peut comprendre l’histoire de la Révolution française en se limitant à l’étude des actes législatifs. On ne peut non plus en saisir l’essence en l’abordant avec un regard froid et dépassionné. La nécessaire objectivité de l’historien n’interdit pas de prendre en considération le rôle moteur des affects dans le déroulement des événements, c’est pourquoi il nous est apparu pertinent de convoquer ici l’histoire des émotions pour aborder l’épisode historique considérable qu’est la Révolution française. La Révolution est ce moment où l’Histoire bascule, établit un régime émotionnel nouveau et inaugure une nouvelle articulation entre raison et émotions. 

L’irruption des passions dans l’Histoire

Dès les premiers temps de son déferlement, la Révolution ne se conçoit pas autrement que comme l’ébauche d’un monde nouveau. La contestation fiscale des débuts s’enveloppe dans l’organisation que les révolutionnaires entendent donner à la société nouvelle ; aristocrates, clercs, vagabonds, bourgeois et paysans s’effacent derrière le nom de citoyen. De la constitution du tiers état en Assemblée nationale le 17 juin 1789 jusqu’à la proclamation de la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen le 26 août, est affirmée cette ambition de façonner un homme nouveau.

La Révolution de 1789 s’annonce dès l’abord comme l’irruption des masses sur la grande scène de l’histoire. La chose publique est désencastrée des couloirs de Versailles et se discute désormais autour de la rédaction des cahiers de doléances, dans les tavernes, dans la rue et bientôt dans les clubs et les assemblées populaires. La politique n’est plus cette chose policée réservée à l’usage de quelques-uns, elle est l’affaire de tous et est immédiatement investie des sentiments les plus extrêmes. “Il faut de l’exaltation pour fonder des républiques” notait Danton.

Arrestation du gouverneur de la Bastille, Jean-Baptiste Lallemand, vers 1790-1792. Wikimédia commons.

Les révolutionnaires de 1789 ne sont pas les agents d’un grand dessein élaboré en amont. Ils sont, comme l’a montré Timothy Tackett, emportés par le tumulte des événements et mènent une politique d’adaptation à des circonstances changeantes. Sans doute le peuple parisien des faubourgs ou celui des campagnes est-il l’élément moteur de cet immense bouleversement qui surgit à l’été 1789. Il n’est pas encore un peuple révolutionnaire. Attaché à son Roi, profondément religieux, le peuple français d’alors est en majorité composé de paysans souffrant des impôts et des mauvaises récoltes. En même temps qu’il entre dans la Cité, le peuple de 1789 amène avec lui l’élément passionnel qu’il porte en bandoulière. Le sens commun d’alors est façonné par la religion : les récents travaux historiographiques que présente Guillaume Mazeau dans son chapitre du second volume de L’histoire des émotions, montrent que la vision du monde des paysans français est imprégnée par les peurs eschatologiques d’une fin du monde imminente. L’époque est saturée d’émotions.

La fin du XVIIIème siècle est aussi une période optimiste, on ne répétera pas le rôle des idéaux des Lumières sur la formation des esprits éduqués d’alors, désormais bien connu. On décèle dans les écrits des révolutionnaires l’imprégnation opérée par une ère de progrès moral et technique : depuis la plaidoirie de Robespierre pour l’installation d’un paratonnerre à St-Omer en 1783, jusqu’au recours à la métaphore de l’électricité – encore mal connue – pour décrire les troubles parisiens. Du progrès moral et technique au perfectionnement de l’homme, il n’y a qu’un pas, que les révolutionnaires s’apprêtent à franchir.

Très vite, en effet, la question institutionnelle qui se pose à l’Assemblée constituante est traversée par la problématique du rôle du peuple dans la Cité et, partant, de la place accordée aux émotions. “Insurrection de l’esprit” selon les mots de Saint Just, la Révolution se défie de l’ensauvagement des masses et vise à l’ennoblissement des hommes : celle-ci doit s’opérer, selon les vues de l’époque, par le retour à un état de primitivité civilisée qu’idéalisent nombre de révolutionnaires, notamment ceux qui sont les plus influencés par la pensée rousseauiste. Les hommes de 1789 font ainsi le pari de la raison sensible. Contre les lectures téléologiques, il convient de remarquer que les émotions ne sont pas alors considérées comme elles l’ont été après les épisodes de la guerre révolutionnaire et de la Terreur. La sensibilité est alors considérée comme l’apanage des aristocrates : on doit être éduqué à la sensibilité. L’historien des émotions William Reddy défend ainsi la thèse que le XVIIIème siècle est bien davantage marqué par l’avènement du sentimentalisme que par celui de la raison. Le sentiment naturel conduit à la vertu publique ; à la cour, éprouver des émotions est une marque de civilisation.

On peut ainsi considérer que va advenir dans les premiers temps de la Révolution un nouveau régime émotionnel placé sous le signe de la raison sensible. Suivant la définition donnée par W. Reddy, nous entendons par régime émotionnel “l’établissement d’une normativité émotionnelle et de rituels officiels” comme “nécessaire soubassement à n’importe quel régime politique.” Considérer la Révolution à travers le prisme de l’histoire des émotions a ceci de pertinent que celles-ci recoupent tous les clivages qui se mettent alors en place. Cela suppose d’interroger l’utilisation politique des émotions, leur mobilisation populaire, la place qui leur est accordée dans les textes législatifs et les discours, la distribution sociale des émotions, et, enfin, de leur restituer le rôle éminent qu’elles ont joué dans l’escalade révolutionnaire.

Les émotions sont situées socialement. Dans les premiers temps de la Révolution, elles sont un marqueur social. Ainsi, en 1791, le débat qui entoure l’institution d’une garde nationale est marqué par la question de savoir à qui donner des armes. On ne peut guère confier la garde de la cité qu’à des gens raisonnables contre l’insensibilité du peuple – c’est-à-dire sa barbarie. L’Assemblée législative, élue au suffrage censitaire, réserve le droit d’appartenir à la garde nationale aux seuls citoyens actifs.

L’histoire des émotions, qui s’est constituée en champ scientifique à part entière ces dernières décennies, replace les émotions dans l’histoire, elle leur restitue l’ancrage socio-historique qui est le leur et réfute l’idée communément admise qu’elles existeraient de toute éternité indépendamment de l’époque et du lieu. Elle récuse, surtout, leur non-accessibilité. Les “passions” étaient jusqu’alors reléguées dans le domaine de l’irrationnel et l’historien répugnait à les accepter comme objet d’analyse. La Révolution française, parce qu’elle est ce concentré émotionnel par excellence, est peut-être le meilleur objet d’analyse qui soit pour un champ disciplinaire en pleine construction.

La révolution comme débordement d’émotions

Les émotions s’imposent à la Révolution et la détournent de son cours. Pendant l’été 1789, l’épisode de la “Grande Peur” submerge l’Assemblée constituante encore installée à l’hôtel des Menus Plaisirs à Versailles. L’historien américain Timothy Tackett insiste sur le rôle des rumeurs en révolution. Ce sont bien ces rumeurs en effet qui sont le carburant de la Grande Peur. Les nobles enverraient des bandes armées saccager les campagnes et piller les villages. En révolution, l’irrationalité a droit de cité. La question de la répression des troubles à laquelle Robespierre oppose la résistance à l’oppression, contient déjà tout le devenir de la Révolution. Chez les députés, la maîtrise des émotions devient un marqueur politique : on met volontiers en avant sa sagesse en prétendant décider du sort de la nation à l’abri des émotions et loin de la pression du peuple. Pourtant, à mesure que la Révolution de 1789 s’approfondit, il devient de plus en plus suspect de ne pas éprouver d’émotions.

Portrait de Maximilien de Robespierre, peint par Adélaïde Labille-Guiard en 1791. Wikimédia Commons.

La question des émotions en effet, doit questionner la cristallisation des affects populaires dans quelques figures. Le mot “populaire” prend une signification nouvelle et décrit le fait d’être “aimé par le peuple.” Mirabeau, d’abord, est érigé en héros. Il est, comme l’a été plus tard Danton, ce bon vivant courageux qui porte la Révolution. Leurs discours et leurs carrures font oublier leur condition sociale et leurs faits de corruption réciproques. “Peut être pensait-il que dans les vastes mouvements révolutionnaires, la fougue des passions et l’énergie du vouloir étaient plus nécessaires qu’une étroite et chétive vertu” note Jaurès à son propos. L’opposition entre Danton le bon vivant et Robespierre l’ascète, si elle est largement inexacte et a été instrumentalisée au mépris de la réalité historique, n’en a pas moins l’avantage d’interroger la projection des aspirations individuelles sur des figures comme celles de ces deux hommes. Si Marat avait plus que quiconque cette capacité à répugner aux élites politiques et à mobiliser les masses par ses excès, son air hirsute et ses appels répétés au meurtre, on comprend moins bien comment un homme comme Robespierre pouvait à son tour électriser les masses des sections parisiennes. Hervé Leuwers interroge justement le prestige dont le député d’Arras faisait l’objet. Si “l’ami du peuple” Marat ressemblait aux masses populaires, Robespierre avait quant à lui une tenue stricte et portait une perruque poudrée comme le voulait l’usage sous l’Ancien Régime. A l’inverse du style de Marat, il était un raisonneur implacable, faisait des discours de deux, trois ou quatre heures à la Convention ou aux Jacobins, et parvenait néanmoins à gagner la foule des sans-culottes à ses vues. Billaud-Varenne écrit à son propos : “Si l’on me demandait comment il avait réussi à prendre tant d’ascendant sur l’opinion publique, je répondrais que c’est en affichant les vertus les plus austères, le dévouement le plus absolu, les principes les plus purs.” Malgré les différences de styles considérables qui séparaient leurs arts oratoires respectifs, chacune des plus grandes figures de la Révolution parvenait à cristalliser les aspirations et les sentiments des communautés émotionnelles qui se formaient alors.

L’amour et l’empathie fédèrent les foules et font d’elles un peuple, mais les émotions gagnent également les révolutionnaires. Après que les femmes ont ramené le Roi à Paris les 5 et 6 octobre 1789, la Constituante suit. Les séances se déroulent alors dans un tout autre climat. Le peuple parisien assiste aux séances de l’Assemblée. Sa présence dans les tribunes alliée au poids croissant des clubs, à la prolifération des journaux et à la diffusion des rumeurs, soumettent l’Assemblée à la loi des émotions populaires et radicalisent les clivages politiques. La salle du Manège, aux Tuileries, où siège l’Assemblée, est régulièrement envahie par des pétitionnaires, le peuple hurle depuis les tribunes, les députés s’invectivent et poursuivent leurs combats par voie de presse. Les trahisons de Lafayette ou Dumouriez et l’intensification de la lutte contre-révolutionnaire engendrent une atmosphère de peur. On dénonce et on demande à décréter d’arrestation ses collègues. Camille Desmoulins publie une “déclaration des droits de l’accusateur.”

Les séances de la Constituante, puis de la Législative, sont aussi des moments heureux. En se basant sur les retranscriptions qui sont faites des délibérations, Guillaume Mazeau rapporte que pendant les 28 premiers mois de la Révolution, au moins quatre cents éclats de rires et moqueries politiques entrecoupent les débats. Usés par les tensions, les députés sont aussi capables de se laisser aller à des expressions de joie. Ainsi, lorsque le député Antoine-Adrien Lamourette propose le 7 juillet 1792 aux parlementaires de s’embrasser en signe de fraternité malgré leurs désunions, tous s’exécutent. Aussi temporaire et étrange qu’ait pu paraître ce moment, qualifié depuis de “baiser Lamourette”, il témoigne du sentiment qui réunissait les révolutionnaires d’alors.

La Révolution est aussi une fête. Dans ce registre, elle innove et rompt radicalement avec la tradition d’Ancien Régime. Il en va ainsi de la plantation des arbres de la liberté, de l’organisation de grandes fêtes populaires ou de l’utilisation des derniers moyens techniques. Guillaume Mazeau note : “Constamment utilisés, le feu de joie, le pétard et les artifices traduisent parfaitement cet expressionnisme révolutionnaire à la fois solennel et bravache, la surenchère de lumière et de bruit visant, dans une optique opposée aux démonstrations de puissance des fêtes de l’Ancien Régime, à conjurer la peur, intimider les ennemis et donner du courage. Associée aux vertus régénératrices de l’électricité et du magnétisme animal, la pyrotechnie est en effet louée pour sa capacité à électriser les sensibilités.”

Sans doute la coexistence des affects joyeux et des affects tristes était-elle une réalité dès les débuts de la Révolution. Sans doute s’est-elle poursuivie sous la forme de l’équilibre instable jusqu’à son terme. Les modifications au sein de cette économie émotionnelle se sont bien davantage opérées par glissements successifs plutôt que par ruptures nettes. De l’acclamation de Louis XVI portant la cocarde jusqu’à sa décapitation le 21 janvier 1793, il y a peu de temps, mais une concentration des événements et des émotions telle, que ce court laps de temps semble renfermer une éternité. La relation du peuple avec son Roi est d’abord, et longtemps, fusionnelle. Il peut être considéré comme un père absent, voire indigne, mais il est tout de même un père. La fuite à Varenne, les vétos successifs, l’accentuation de la guerre aux frontières, le manifeste de Brunswick et la prise des Tuileries achèveront de transformer la désaffection en ressentiment.

Prise du palais des Tuileries le 10 août 1792, durant la Révolution française. Jean Duplessis-Bertaux, 1793. Wikimédia Commons.

Il est impossible d’opérer une démarcation claire entre deux régimes émotionnels, l’histoire des émotions ne se prête pas à une trop stricte logique chronologique. Nous faisons cependant l’hypothèse d’un glissement en 1792. La prise des Tuileries le 10 août, la proclamation de la République le 21 septembre 1792 et les massacres de septembre font basculer la Révolution française et marquent l’avènement d’un régime émotionnel nouveau.

La Révolution comme conscience tragique de l’Histoire

Les massacres de septembre, lors desquels plus de mille hommes et femmes sont massacrés dans les prisons en raison de leur appartenance supposée à un complot contre-révolutionnaire, suscitent l’horreur et le dégoût. Ils inaugurent un rapport nouveau à la violence. Les événements parisiens et le durcissement de la répression à Lyon, Nantes et dans toute la Vendée, trouvent leurs racines dans l’aggravation de la guerre aux frontières : dans l’esprit des révolutionnaires, il faut briser les complots des ennemis de l’intérieur pour rétablir la situation militaire, ou pour reprendre les mots de Robespierre : “La révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis.”

Pour affronter les monarchies coalisées de l’Europe, la Convention vote la levée en masse en février 1793. Après les défaites successives des premiers mois, s’est enclenché avec Valmy le cycle des victoires. Les conscrits de l’An II sont craints dans toute l’Europe. Une nouvelle norme de genre se met en place : les nobles de l’Ancien Régime sont moqués et dépeints comme efféminés et faibles ; les soldats de la République, à l’inverse, sont vantés pour leur virilité et leur courage. De la même manière, les conventionnels sont considérés comme des athlètes capables d’endurer les pires souffrances. François Furet rapporte que les douze membres du Comité de Salut public travaillaient de 16 à 18 heures par jour. La Révolution éprouve les corps en même temps qu’elle use les esprits. Les révolutionnaires boivent du thé et du café en grande quantité pour se maintenir éveillés, certains consomment de l’opium pour parvenir à dormir. L’épuisement physique est considérable, Danton opère une retraite, Robespierre s’absente du Comité de Salut public pour cause de maladie pulmonaire.

Mais la Révolution est aussi saturée d’amour. À la Convention, on débute les séances en lisant des lettres à la gloire des députés. Robespierre reçoit des demandes en mariage, les petits portraits des grands personnages de la Révolution appelés “physionotraces” se vendent sur les marchés. Déferlement d’amour, ces années sont aussi le théâtre des amours impossibles et des amours tragiques qui s’inscrivent dans une tradition littéraire occidentale de longue date. Les couples séparés par les événements sont nombreux, celui de Lucile et Camille Desmoulins reste le plus emblématique. Le couple maudit est érigé en mythe : en 1795, les derniers Montagnards se suicident en couple avant d’être rattrapés par la répression.

Parce qu’elle inaugure une nouvelle économie émotionnelle et abat l’ancienne hiérarchie sociale, la Révolution dérègle les rapports de genre. Bien qu’exclues du suffrage, les femmes font la Révolution autant que les hommes. Une certaine liberté sexuelle se fait jour. Mais bientôt, à mesure que la situation se durcit, un nouvel ordre se met en place. On ferme les clubs de femmes en octobre 1793 en prenant pour argument leur prétendue plus grande vulnérabilité aux passions – quoique leur implication dans le club des Cordeliers et la méfiance politique qui y est liée puissent également expliquer cette décision.

Ère de liberté, l’époque n’en est pas moins dominée par le sentiment que la Révolution est une “affaire sérieuse”. L’hostilité aux divertissements de la cour d’Ancien Régime est manifeste, le peuple fait fermer les théâtres après le renvoi de Necker, carnavals et bals masqués sont supprimés dès 1790, le travestissement est banni en 1793 ; sur les portraits qui sont faits d’eux, les révolutionnaires affectent un air impassible et sérieux. Marat déclare : “nous prostituons la sensibilité et nous méconnaissons le sentiment.” Le style néoclassique est plébiscité et s’exprime par le choix de Jacques-Louis David pour l’organisation des fêtes officielles. “Il existe un puritanisme patriote” résume G. Mazeau.

Mais surtout, c’est l’amitié qui domine. Le sentiment de fraternité se diffuse sur tout le territoire de la République. Dans ses Fragments sur les institutions républicaines, Saint Just écrit : “celui qui dit qu’il ne croit pas à l’amitié, ou qui n’a point d’amis, est banni” et ajoute que les amis doivent être enterrés ensemble. Ébauche d’une liberté à l’antique formulée par des esprits façonnés par les auteurs classiques inspirés par Athènes et Sparte, cette conception de l’amitié est résolument publique, elle ne peut exister autrement que dans l’enceinte de la Cité.

Terreur et vertu

Le gouvernement révolutionnaire, la chape de plomb de la Terreur, la guerre des factions et les ravages de la guerre en Vendée et aux frontières aggravent les moeurs en même temps qu’ils énervent les passions. S’il importe de revisiter l’histoire de la Terreur et s’il faut, suivant les travaux de Jean-Clément Martin, lui retirer sa majuscule et la mettre au pluriel afin de la restituer dans toute sa complexité et la replacer dans la logique des impératifs conjoncturels de l’époque, il n’en reste pas moins que l’atmosphère de suspicion et de complot rigidifie l’économie émotionnelle des années de terreur. Le 5 septembre 1793, Barère proclame à la tribune de la Convention “la terreur est à l’ordre du jour”, faisant davantage le constat d’un processus déjà engagé plus qu’il n’initie un mouvement. Le zèle du tribunal révolutionnaire, les noyades de Nantes, la terrible répression lyonnaise et les lois du 22 Prairial viennent aggraver cette dynamique. Les milliers d’exécutions des années 1793-94, les assassinats politiques à répétition – à commencer par celui de Marat par Charlotte Corday le 13 juillet 1793 -, les complots et l’élimination des factions font régner un climat de peur et d’angoisse.

A l’aide de l’étude des correspondances des députés, des comptes-rendus des assemblées et des archives de presse, Timothy Tackett tente de décrire l’univers mental des révolutionnaires : “pour comprendre les événements violents de la Révolution, nous devons comprendre comment les Terroristes eux-mêmes étaient terrorisés”. Il évoque le “style paranoïaque” des dirigeants de la Révolution, un style qui se diffuse à l’ensemble de la société.

La Terreur, définie par Robespierre comme “le despotisme de la liberté” ne fait cependant pas renoncer la Révolution à l’établissement d’un monde nouveau, mieux, elle en est le moyen :  “La vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante” résume l’Incorruptible.

La Révolution est une suite de deuils : “les communautés politiques s’éprouvent régulièrement comme des communautés afflictives” note Guillaume Mazeau. Il poursuit : “Les contre-révolutionnaires se mobilisent autour des symboles les plus doloristes de la monarchie et de l’Eglise : le culte du Sacré-Coeur blessé de Jésus. Cousu sur les habits avec des symboles monarchiques, ce symbole valorise la souffrance comme une condition du rachat.” Ce dolorisme politique s’exprime par un dévouement total à la Révolution : “Soucieux de témoigner de leur vertueux malheur, beaucoup de révolutionnaires cultivent un réel masochisme politique : l’exhibition des plaies, des maladies et de l’épuisement provoqués par le dévouement à la Révolution installent la mortification au sommet des vertus révolutionnaires.” L’instrumentalisation des douleurs entraîne une martyrologie générale et un véritable culte victimaire qui touche toutes les factions.

Louis Antoine de Saint-Just. Tableau de Pierre-Paul Prud’hon (1793). Wikimédia Commons.

La sensibilité à l’égard de la violence change en ces années de terreur. D’abord perçue comme résistance à l’oppression et à la violence d’État (“Les maîtres nous ont rendus barbares parce qu’ils le sont eux-mêmes” écrit Babeuf), la violence politique banalisée engendre une lassitude croissante. Les montagnards ne saisissent pas cette aspiration à l’accalmie. Ce que l’on a appelé a posteriori et par construction la “Grande Terreur” débutée en 1794 par les lois de Prairial, a engendré un retournement des sensibilités. Saint Just pressent : “La révolution est glacée, tous les principes sont affaiblis.”

La patrie mise en danger et la guerre s’aggravant, la mort enveloppe bientôt toute la Révolution. Les douze hommes survoltés qui occupent la petite salle réservée au Comité de Salut public dans le pavillon “Égalité” du château des Tuileries, sont hantés par la mort. Saint-Just écrit : “Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau. Je l’implore, le tombeau, comme bienfait de la providence, pour n’être plus témoin des forfaits ourdis contre ma patrie et l’humanité. […] Je méprise la poussière qui me compose, et qui vous parle, on pourra la persécuter et faire mourir cette poussière ; mais je défie qu’on m’arrache à cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux.” Et Jaurès de poursuivre en commentaire : “Sombre et stérilisante exaltation. Ces hommes avaient les yeux comme fascinés par la porte de la mort que si souvent ils avaient ouverte pour d’autres. Et au moment même où il faudrait donner confiance à la Révolution dans la bonté de la vie, et rasséréner les coeurs obsédés de souvenirs sanglants, eux-mêmes s’essayent en vain, sans cesse, en idée, à se coucher dans le tombeau.” La chute de Robespierre, le 9 Thermidor, marque un tournant.

Thermidor : vers un nouveau régime émotionnel ?

La Montagne abattue, la Révolution prend un nouveau visage. Si les thermidoriens ont pour la plupart été les compagnons de Robespierre qu’ils ont trahi, si la guerre de Vendée et les exécutions de masse se poursuivent, la rupture entre deux régimes émotionnels, elle, est consommée.

Dans Quatrevingt-treize, Victor Hugo raconte : “à la ville tragique succéda la ville cynique ; les rues de Paris ont eu deux aspects révolutionnaires très distincts, avant et après le 9 thermidor ; le Paris de Saint-Just fit place au Paris de Tallien”, il poursuit “On sort de Louis XIV comme on sort de Robespierre, avec un grand besoin de respirer ; de là la Régence qui ouvre le siècle et le Directoire qui le termine. Deux saturnales après deux terrorismes. La France prend la clef des champs, hors du cloître puritain comme hors du cloître monarchique, avec une joie de nation échappée. Après le 9 thermidor, Paris fut gai, d’une gaieté égarée. Une joie malsaine déborda. À la frénésie de mourir succéda la frénésie de vivre, et la grandeur s’éclipsa.”

Pour décrire le basculement qui s’opère alors dans les âmes et dans les corps, il nous apparaît judicieux de mobiliser le terme anachronique d’Ordre moral. Avec Thermidor, la Révolution s’inverse. Le Directoire reprend à son compte l’ambition d’arrêter la Révolution et cela passe d’abord par le contrôle des moeurs et le rétablissement d’une hiérarchie sociale stricte. La constitution du 5 Fructidor An III proclame : “Nul n’est bon citoyen, s’il n’est bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux”. Le suffrage censitaire est rétabli. Les thermidoriens entreprennent de régénérer et civiliser les masses populaires. Dans les années 1797-1798, l’institut national engage une réflexion sur le rôle des émotions dans la fabrique de la radicalité. Le rétablissement de la paix civile implique de dépolitiser et de dépassionner le peuple. Guillaume Mazeau résume : “La politique raisonnée doit succéder au temps des passions.”

Un double mouvement s’engage : au rétablissement de l’ordre dans la sphère publique, qui est d’abord un ordre moral, répond le relâchement des moeurs individuelles dans la sphère privée. Sous le Directoire, la sphère publique est comme évacuée en même temps que la sphère privée est sacralisée. Le délaissement de sa famille pour se consacrer à l’oeuvre révolutionnaire, jusqu’alors valorisé, est désormais condamné. L’esprit de sacrifice est rejeté. Thermidor rétablit la famille patriarcale comme cellule de base de la société. Le repli sur la sphère privée doit être considéré comme la quête de refuges émotionnels qu’évoque William Reddy, ils sont la garantie de la liberté civile à laquelle aspire la société bourgeoise. En cela, la Révolution française est la véritable matrice de toute la société libérale moderne.

Prononcé en 1819, le discours de Benjamin Constant De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, est encore profondément marqué par le traumatisme de la terreur. Exposé du système du gouvernement représentatif, il concentre toute la doctrine bourgeoise de la séparation du privé et du public. Ciblant Mably, Rousseau et tous les montagnards dont il dit qu’ils étaient façonnés par une conception antique de la liberté, Constant écrit : “Nous ne pouvons plus jouir de la liberté des Anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté, à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée.”

À la séparation entre la sphère privée et la sphère publique correspond la distinction stricte sur le plan théorique entre la raison et les “passions” : les émotions sont condamnées comme la source de tous les chaos révolutionnaires et ne sont plus tolérées que dans le cadre domestique.

Le Directoire, s’il restaure une morale rigide afin de contrôler les masses, est aussi une période de respiration. Seul importe le desserrement de l’étau de la sphère publique, les vices privés sont tolérés, la pesante vertu robespierriste est balayée. La bourgeoisie retrouve le goût des salons et des jardins. Les fêtes du Directoire offrent la meilleure illustration de ce que G. Mazeau décrit comme la privatisation, la marchandisation et la dépolitisation de réjouissances collectives qui redeviennent des marqueurs sociaux. Il poursuit : “Un peu racoleuse, la culture festive de cette bourgeoisie urbaine évolue vers un divertissement distingué aux émotions savamment orchestrées, déconnecté de visées civiques et intégratrices, les fêtes officielles visant désormais à mettre le peuple à l’abri de ses passions naturelles et mal contrôlées.”

Le guerre de Vendée dure encore et le tribunal révolutionnaire poursuit ses travaux. La mort, cependant, se fait moins pesante. La société française se décrit volontiers comme civilisée et “hémaphobe” (qui a peur du sang). La guillotine fonctionne toujours mais on l’éloigne du centre de Paris. Surtout, les thermidoriens inventent le thème du “système de la Terreur” dont l’unique responsable aurait été Robespierre.

Robespierre chahuté à la Convention nationale le 27 juillet 1794. Tableau de Max Adamo (1870). Wikimédia Commons.

Le 20 mai 1795, la foule des sans-culottes envahit la convention et décapite le député Féraud avant de placer sa tête sur une pique. Cet énième envahissement au cours duquel la foule réclame “du pain et la Constitution de 1793”, est l’ultime journée révolutionnaire parisienne ; la capitale n’en connut plus d’autre avant 1830. Michelet résume : “Le peuple est rentré chez lui.”

Le dénigrement des masses

La Révolution française est cet événement matriciel qui a irrigué les deux siècles suivants. De 1830 à 1848, de la Commune au Front Populaire, toutes les représentations sont conditionnées par le souvenir tragique et glorieux de la Révolution. Elle inaugure aussi la mémoire traumatique du déchaînement des passions. Les classes dangereuses sont craintes tout au long du XIXème siècle. Après la révolte des canuts lyonnais, on lit dans Le Journal des Débats : “Aujourd’hui, les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières.” La Commune de Paris, plus qu’aucun autre épisode, rouvre les plaies de la Révolution. À la fin du XIXème siècle, naît en réaction à la montée en puissance du mouvement ouvrier la “psychologie des foules.” Dans le premier chapitre de son livre La Raison populiste, Ernesto Laclau compile les travaux des auteurs qui se rattachent à cette discipline. De Gustave Le Bon à Gabriel Tarde en passant par Hippolyte Taine, la foule devient un objet d’études à part entière avec, en toile de fond, la crainte que l’histoire ne se répète et l’interrogation quant aux moyens de canaliser les passions populaires.

L’historiographie consacrée à la Révolution est elle aussi passionnante, tant elle a été le lieu de tous les affrontements depuis maintenant plus de deux siècles sans jamais parvenir à se séparer de la surcharge politique et émotionnelle associée aux années révolutionnaires. Ainsi, dans un contexte de guerre froide, l’histoire de la Révolution française est un champ de bataille comme un autre. Contre l’historiographie marxiste et dans le contexte de la publication de L’archipel du goulag et des nouveaux philosophes, François Furet publie en 1978 son livre Penser la Révolution française dans lequel il relit l’histoire de la Révolution à l’aune de l’historiographie produite à son sujet. Il écrit :  “En 1920, Mathiez justifiait la violence bolchevique par le précédent français, au nom de circonstances comparables. Aujourd’hui, le Goulag conduit à repenser la Terreur en raison d’une identité de projet. Les deux révolutions restent liées […]. Aujourd’hui, elles sont accusées au contraire d’être consubstantiellement des systèmes de contrainte méticuleuse sur les corps et sur les esprits.” Partisan d’une gauche anti-totalitaire qui considère la Révolution française comme la matrice du bolchévisme et les goulags comme la continuation du “système de la Terreur”, François Furet poursuit le procès des passions révolutionnaires entamé dès les lendemains de la Révolution.

Suivant les travaux de Thomas Dixon, nous avons jusqu’ici employé le termes d’émotions plutôt que celui de passions, parce qu’il correspond à une catégorie d’analyse sécularisée moins chargée politiquement que les passions considérées avec suspicion et cible de toutes les haines. Peut-être l’histoire des émotions peut-elle inaugurer une nouvelle conception de l’articulation de la raison et des émotions. C’est en tout cas l’objectif de l’historienne Barbara Rosenwein qui conteste dans ses travaux la perspective civilisationnelle de Norbert Elias qu’elle considère comme tributaire d’un paradigme rationaliste jamais remis en cause. Pour elle, l’histoire des émotions doit rompre avec la volonté d’illustrer l’existence supposée d’un processus de civilisation qui reposerait tout entier sur la fausse dichotomie pulsions/retenue et le refoulement croissant des pulsions par le développement du contrôle de soi. La séparation entre la raison et les émotions relèverait ainsi d’une construction historique et philosophique qui s’accomplit dans le cadre du paradigme rationaliste occidental. Ces conceptions sur la non-linéarité du processus civilisationnel amènent une profonde remise en question de la séparation entre la raison et les émotions et ouvrent la voie à une réhabilitation de ces dernières.

Les événements révolutionnaires ainsi que leur postérité dans l’imaginaire et dans les sciences sociales le montrent : le peuple est associé aux passions et la pérennité de la civilisation requerrait la relégation de celles-ci et, partant, le bannissement du peuple en dehors de la cité. En définitive, la dialectique du retour et du reflux du peuple révèle l’essence intrinsèquement politique de la distinction raison/passions. Contre cette séparation arbitraire, nous pouvons avancer avec Frédéric Lordon que les affects sont le véhicule des idées, qu’ils leur fournissent leur élan et leur capacité à impacter. Prononcer l’unité de la raison et des émotions, c’est amorcer le mouvement qui conduira au réenchantement du politique.

Si la Révolution a déchiré l’Histoire de France et bouleversé celle du monde, c’est précisément parce que les émotions formaient ce magma instable capable d’empuissantiser les idées. Comment douter, dès lors, que leur réhabilitation puisse entraîner le retour des passions et le réveil de l’Histoire ?


Bibliographie :

Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, Mille et une nuits, Paris, 2010

Thomas Dixon, From passions to emotions; the creation of a secular psychological category, Cambridge University Press, 2003

Victor Hugo, Quatrevingt-treize, Gallimard, 1979

Jean Jaurès, Histoire socialiste de la révolution française, Tome sixième, Editions sociales, Paris, 1972

Jean Jaurès, Pages choisies, Editions Rieder, Paris, 1928

Jacques Julliard, Les gauches françaises, 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire, Flammarion, 2012

Ernesto Laclau, La Raison populiste, Seuil, Paris, 2008

Hervé Leuwers, Robespierre, Fayard, Paris, 2015

Frédéric Lordon, Les affects de la politique, Paris, Seuil, 2016

Guillaume Mazeau, Émotions politiques : La Révolution française, in Histoire des émotions

Histoire des émotions Vol. II – De l’Antiquité aux Lumières, dir. Alain Corbin, Jean-Jacques

Courtine et Georges Vigarello Seuil, 2016

Timothy Tackett, Anatomie de la Terreur : Le processus révolutionnaire, 1787-1793, Éditions du Seuil, 2018

Timothy Tackett, Becoming a Revolutionary: The Deputies of the French National Assembly and the Emergence of a Revolutionary Culture (1789-1790), Pennsylvania State University Press, 2006

Sitographie :

Jean-Numa Ducange, « Chapitre 5 – 1945-1980 La Révolution en guerre froide », dans : , La Révolution française et l’histoire du monde. Deux siècles de débats historiques et politiques 1815-1991. Paris, Armand Colin, « U », 2014, p. 170-215. URL : https://www.cairn.info/La-revolution-francaise-et-l-histoire-du-monde–9782200257699.htm-page-170.htm

Paula Cossart, « William M. Reddy, The Navigation of Feeling. A Framework for the History of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 380 p. », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2005/1 (no 52-1), p. 237-237. DOI : 10.3917/rhmc.521.0237. URL : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2005-1.htm-page-237.htm

Jan Plamper, The History of Emotions: An Interview with William Reddy, Barbara Rosenwein, and Peter Stearns, ”History and Theory”, 49 (May 2010), pp. 237-265 URL : http://www.rmoa.unina.it/1477/1/RM-Plamper-Interview.pdf

Bénédicte Sère, « ‪Histoire des émotions : l’heure des synthèses‪. Notes critiques », Revue de l’histoire des religions, 2017/1 (Tome 234), p. 119-132. URL : https://www.cairn.info/revue-de-l-histoire-des-religions-2017-1.htm-page-119.htm

J’adresse enfin mes remerciements à Thomas Branthôme et Hugo Rousselle pour les conversations passionnantes que j’ai eues avec eux, lesquelles ont apporté une aide décisive à la rédaction de ce papier.

Photo de couverture : Insurrection du 20 mai 1795. Tableau d’Alexandre-Evariste Fragonard.

Nathan Sperber : « Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut »

©Vincent Plagniol
Nathan Sperber à l’université d’été de Le Vent Se Lève le 15 juillet 2018 ©Vincent Plagniol

Nathan Sperber est socio-économiste, chercheur à l’université de Fudan à Shanghaï et co-auteur avec George Hoare d’une Introduction à Antonio Gramsci (La Découverte, 2013, 128p). Dans cet entretien, nous avons voulu l’interroger sur les concepts essentiels du penseur sarde tels qu’il les a développés dans ses Cahiers de prison. Propos recueillis par Antoine Cargoet, retranscription réalisée par Marie-France Arnal.


LVSL – La pensée de Gramsci connaît un regain de popularité parmi les intellectuels et les leaders politiques. Dans leur esprit, son apport se résume souvent à la “bataille culturelle” définie comme une lutte pour s’approprier les mots et les imposer. Pouvez-vous revenir sur la place qu’occupe la culture dans la création d’une hégémonie chez Gramsci ?

Nathan Sperber – Pour répondre à cette question, il faut revenir sur la notion d’hégémonie elle-même. L’hégémonie a trait à quelque chose de plus vaste qu’une dynamique qui opère dans la sphère de la culture. Fondamentalement, c’est une manière d’exercer le pouvoir dans une société et par là même de transformer cette société. C’est une relation qui opère entre ceux qui exercent le pouvoir et l’ensemble de la société, et qui parvient, dans une certaine mesure, à faire consensus, à arrimer les gouvernés à un projet politique d’ensemble.

L’hégémonie est donc quelque chose qui met en jeu toutes les grandes dimensions de la vie sociale : le pouvoir politique – le rapport entre État et société -, la vie économique – ce que les marxistes appellent les “relations de production” -, et enfin le domaine de la vie culturelle et de l’idéologie. Ce dernier domaine est animé par les intellectuels de métier et est aussi marqué par la parole étatique. Ces discours viennent également irriguer ce que Gramsci appelle le “sens commun”.

L’hégémonie embrasse donc la culture au sens large. Elle s’appuie sur la culture de l’État, la culture des intellectuels, et la culture populaire. Cette dernière prend la forme de conceptions de la vie présentes au sein des grandes masses de la société. Néanmoins, si l’hégémonie repose sur un travail culturel, elle ne s’y réduit pas: une équivalence entre ambition hégémonique et “combat culturel” rend imparfaitement compte de ce qu’est l’hégémonie. L’hégémonie, c’est un tout qui rassemble des dimensions idéologiques, politiques, économiques. La culture est l’une de ces dimensions.

LVSL – Quelle place prend alors le “bloc historique” dans la construction de l’hégémonie ? Quels rapports entretiennent la culture et les structures matérielles ?

Nathan Sperber – Le bloc historique permet à Gramsci de penser la façon dont la société forme un tout. Une société se fonde sur les relations entre les différentes sphères de la vie sociale. Ces sphères s’articulent tout en préservant leur autonomie relative. L’idée du bloc historique vient à Gramsci alors qu’il cherche à retravailler les concepts marxistes d’infrastructure et de superstructure pour penser les rapports entre les différentes sphères, ou les différents niveaux, de la vie sociale. Tel niveau n’est pas strictement déterminé par tel autre, ils sont interdépendants et relativement autonomes.

Si on reprend à son compte cette conception du bloc historique, on en vient à l’idée qu’il y a des blocs historiques qui donnent lieu à des hégémonies affirmées, d’autres à des dynamiques de désintégration hégémonique voire de reconstruction hégémonique selon les sociétés et les époques. Le bloc historique est presque une méthodologie, l’exigence d’appréhender la société comme un tout. L’hégémonie s’incarne ainsi dans des configurations concrètes d’un bloc historique à un autre.

LVSL – Chez Gramsci, la “crise organique” semble avoir trois issues possibles : la solution “césariste”, le “transformisme” et le passage du capitalisme à une autre forme d’organisation du social. Qu’est ce qui détermine ces trois solutions ?

Nathan Sperber – Ce n’est pas aussi simple. Ces trois solutions ne sont pas des propositions exprimées en termes systématiques ou exhaustifs, tout simplement parce que Gramsci écrivait en prison dans des conditions où il ne s’était jamais mis en tête de produire une œuvre définitive, comme un livre ou un traité historique ou théorique. Au contraire, il additionnait des notes qu’il voyait souvent comme préparatoires à de futurs ouvrages. Ceci explique le côté inachevé mais aussi ouvert de son propos : il n’offre pas de définitions arrêtées des notions de crise organique, de transformisme et de césarisme.

Par exemple, en plusieurs endroits des Cahiers de prison, Gramsci utilise la notion de transformisme. Il le fait d’abord dans un sens réduit pour dire les évolutions de la vie politique italienne dans les décennies suivant le Risorgimento, qui voient des personnalités situées tantôt à gauche et tantôt à droite au parlement s’agréger dans une succession de coalitions centristes. La notion est alors limitée aux dynamiques de la vie parlementaire. Mais il lui arrive de l’utiliser aussi dans un sens plus large : le transformisme ne reflète plus alors l’évolution des comportements parlementaires, mais une transformation de plus grande ampleur, en lien avec ce qu’il appelle la “révolution passive”. Dans ce dernier sens, le transformisme est le processus qui voit des éléments épars de la société, notamment des intellectuels au sens le plus large, se rallier progressivement, de façon individuelle, ou « moléculaire », à l’ordre social.

Quant à la crise organique, c’est la crise des relations organiques de la société. Gramsci fait sienne la lecture marxiste. Pour lui, les rapports les plus structurants sont ceux entre capital et travail, entre les deux classes fondamentales que sont la classe capitaliste (la bourgeoisie) et la classe ouvrière (le prolétariat). La notion de crise organique ne peut que signifier une crise où ces rapports sont en voie de se renverser, même si cette crise peut durer des décennies. Autrement dit, c’est une crise qui amène à un point de basculement possible les rapports fondamentaux du mode de production.

« Il faut résister à la tentation de voir des crises organiques un peu partout aujourd’hui. »

Une crise organique, qu’il faut bien savoir distinguer d’une crise conjoncturelle, a comme symptôme une crise de l’autorité et une crise de la représentation. Elle survient lorsque les forces politiques établies, c’est-à-dire les organisations politiques de la bourgeoisie, n’arrivent plus à représenter les masses. C’est en de tels moment que les organes de l’État et l’administration semblent flotter au-dessus de la société, parce que les partis politiques perdent leur rôle de médiation entre la société et l’État.

Gramsci évoque alors la possibilité d’une voie césariste, d’une reprise en main plus ou moins militarisée du pouvoir. Cela correspond à l’irruption d’une personnalité forte qui, en prenant le pouvoir, n’exprime pas tant ses propres qualités intrinsèques que la crise foncière de l’ensemble du bloc historique. Gramsci évoque également des cas de césarisme collectif. Par exemple, le gouvernement d’union nationale entre les Conservateurs britanniques et une partie du Labour dans les années 1930.

La crise organique dure dans la mesure où l’alternative, la possibilité d’un monde nouveau porté par le prolétariat, n’arrivent pas encore à éclore. On est dans un entre-deux, dans ce qu’il appelle un “interrègne”. Il y a une citation célèbre de Gramsci sur l’interrègne et les symptômes morbides de celui-ci. Dès qu’il y a une crise organique et que le nouveau ne peut pas naître, que le prolétariat n’est pas encore prêt – par l’intermédiaire du “Prince moderne”, c’est-à-dire du Parti communiste – à assumer le pouvoir d’État et à exercer une nouvelle hégémonie, le pouvoir de la classe bourgeoise et son expression politique se fragilisent. Cela peut entraîner un enchaînement de césarismes et de coups d’État. Le pouvoir se durcit. Il s’exerce de plus en plus sans le consentement des grandes masses. C’est le passage de l’hégémonie à la domination, d’un pouvoir éthico-politique qui arrive à persuader les grandes masses à un pouvoir coercitif, dominateur et dictatorial.

Chez Gramsci, la crise organique est la crise des structures les plus fondamentales de l’ordre social. Par ailleurs, des déstabilisations politiques peuvent également avoir lieu dans des contextes de crises conjoncturelles et non organiques. Par exemple, le passage d’une économie capitaliste fordienne à une économie capitaliste néolibérale représente une transformation d’ampleur, qui se manifeste aussi par des évolutions de la vie politique, mais qui reste interne au capitalisme. Ce changement peut se penser en termes de transition conjoncturelle, de crise conjoncturelle de la société capitaliste. De tels épisodes conjoncturels sont en mesure de provoquer, eux aussi, des phénomènes de crise d’autorité voire de césarisme.

La distinction entre crise conjoncturelle et crise organique est importante. A mon avis il faut résister à la tentation de voir des crises organiques un peu partout aujourd’hui. On parlera surtout de crise organique au sens gramscien si l’on considère que le capitalisme est arrivé à un point où son effondrement prochain est à l’horizon. Il faut être prudent avec ces notions si on veut rester proche du sens marxiste que Gramsci leur donne.

LVSL – Gramsci apprécie les métaphores guerrières pour analyser les tenants et les aboutissants des crises politiques. Il utilise notamment les concepts de “guerre de mouvement” et de “guerre de position”. Comment l’articulation entre ces deux concepts s’effectue-t-elle ?

Nathan Sperber – Les métaphores militaires sont effectivement très fréquentes chez Gramsci. Cet usage est courant dans sa génération. Celle-ci se mêle de politique à la sortie de la Première Guerre mondiale. Pour elle, les questions militaires ont pu être vécues dans la chair. Par ailleurs, Gramsci appartient à un camp politique en Italie qui prend comme modèle la Révolution d’Octobre. Celle-ci a pris la forme d’un assaut sur le Palais d’hiver, un assaut de type militaire, même s’il n’y a pas eu de bataille de grande ampleur ce jour-là. La lecture militaire peut s’appliquer à la Révolution bolchevique, à laquelle succède justement une guerre civile. Les questions militaires sont donc des questions très concrètes pour des communistes des années 1920 comme Gramsci, pour qui l’éventualité du combat révolutionnaire armé était une évidence.

C’est dans ce contexte que Gramsci reformule la distinction entre guerre de mouvement et guerre de position, distinction qui existait dans la stratégie militaire européenne depuis longtemps. En 1914, les états-majors, de façon erronée, tablent sur une guerre de mouvement, d’où la nécessité de mobiliser les troupes au plus vite. C’est ce que les états-majors allemand et français ont tenté de faire, pour se retrouver finalement dans une très longue guerre de tranchées : une guerre de position. En ce qui concerne l’Italie, il y a même une résonance plus immédiate. Pendant la Première Guerre mondiale, l’un des dirigeants militaires italiens, Luigi Cardona, lance des offensives contre les troupes autrichiennes qui se soldent par des échecs à répétition puis par la déroute de la bataille de Caporetto.

Gramsci invoque ces éléments pour aborder la question de la stratégie des révolutionnaires en Europe. Il établit un contraste entre ce qu’il appelle la révolution à l’Est et la révolution à l’Ouest. La révolution à l’Est est la révolution bolchevique. Si la révolution bolchevique a réussi, la révolution en Europe de l’Ouest donne lieu à une succession d’échecs au sortir de la guerre : échec du Biennio Rosso [ndlr, les deux années rouges qui font suite au soulèvement des ouvriers de Turin], échec de la révolution spartakiste en Allemagne, échec de la révolution des conseils en Hongrie.

Introduction à Antonio Gramsci au format Les Repères, éditions La Découverte.

Face à ce constat, Gramsci essaie de comprendre en quoi les structures foncières des sociétés sont différentes et appellent des réponses différentes de la part des révolutionnaires. Il constate qu’à l’Est, la guerre de mouvement prévalait parce que le pouvoir était entièrement concentré dans l’État tsariste, la société civile était faible. La bourgeoisie industrielle russe, avant la Première Guerre mondiale, commence à se développer, mais n’atteint pas le niveau démographique ni bien sûr le niveau de sophistication institutionnelle des classes bourgeoises occidentales. Dès lors, puisque le pouvoir dans la société est principalement concentré dans l’État tsariste, faire tomber cet État c’est prendre le pouvoir.

En Europe de l’Ouest la situation est différente. Sa propre expérience du combat politique, ses réflexions sur l’histoire européenne, sur le développement de la société bourgeoise à la suite de la Révolution française au XIXème siècle, amènent Gramsci à mettre au premier plan le fait que le pouvoir, dans les sociétés de l’Ouest, se réfracte non seulement dans ce qu’il appelle la société politique, dans l’État et ses instruments d’administration et de répression, mais aussi dans la société civile. La société civile, selon lui, comprend les grandes institutions qui structurent la vie culturelle et idéologique : les journaux, les médias au sens le plus large, les écoles, les universités, les religions organisées, etc. Toutes ces institutions sont des sites de pouvoir, qui ont la particularité de ne pas s’appuyer directement sur la force policière ou militaire. C’est là où s’engendre la dimension idéologique de l’hégémonie : le consentement, la persuasion permanente de populations entières qui adhèrent ainsi à un ordre établi.

L’idée de guerre de position est l’idée que la révolution est un combat qui ne peut pas seulement viser un assaut sur l’État comme ce qui a pu réussir dans les circonstances exceptionnelles de la Révolution bolchevique. Ce doit être une ambition de prendre le pouvoir de façon générale dans la société. Cela implique d’investir l’ensemble des sites du pouvoir. C’est le combat des ouvriers au point de production, dans les entreprises, par les grèves. C’est également le combat pour investir les lieux du pouvoir idéologique dans la société, ce que Gramsci appelle les “appareils hégémoniques”.

Il est important de noter que, chez Gramsci, le domaine de l’idéologie n‘est pas quelque chose qui existe purement au niveau des discours mais que c’est quelque chose qui est vraiment ancré dans les institutions que sont les écoles, les universités, les grands journaux, les maisons d’édition, etc. En somme, tout ce par quoi, à l’époque, la culture est produite, se diffuse et résonne dans l’ensemble plus vaste qu’est la société.

« Le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut. »

La guerre de position est une guerre qui cherche à investir ce terrain-là. C’est une guerre lente, une guerre de siège et non une guerre d’assaut. Elle consiste à essayer d’influer sur ces institutions ou à créer de nouvelles institutions pour prendre l’ascendant sur les appareils hégémoniques existants. C’est une guerre de très longue haleine, dans laquelle le mouvement ouvrier, le mouvement communiste, se lance avec peu d’armes à sa disposition, puisque c’est un mouvement qui, par définition, ne domine pas les institutions culturelles dominantes de la société bourgeoise.

Il y a une correspondance très forte entre guerre de position et hégémonie chez Gramsci. Une guerre de position est nécessaire parce que l’hégémonie justement se construit à la fois dans les sphères économique, politique et culturelle. Pour se construire dans tous les grands domaines de la société, elle a besoin de réserves infinies d’efforts, de patience et d’ingéniosité.

Cependant, ce serait une erreur de penser que Gramsci met pour autant une croix sur la guerre de mouvement dans les sociétés d’Europe de l’Ouest. Ce qu’il propose plutôt, c’est de faire de la guerre de mouvement un complément nécessaire à la guerre de position au sens où, dans tout processus de prise de pouvoir par un mouvement en scission avec la société établie, il y a des moments où l’assaut se justifie, où il s’agit de prendre l’État. Seulement, il ne faut pas simplement se concentrer là-dessus. Le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut. C’est d’ailleurs le reproche que Gramsci fait à Georges Sorel et même à Rosa Luxembourg dans le pamphlet Grève de masse, parti et syndicat tombe dans le piège du volontarisme.

LVSL – Autre concept central dans la pensée gramscienne : le “sens commun”. On peut le mettre en rapport avec le rôle qu’entretient l’imaginaire de l’adversaire dans la construction d’une hégémonie. Quelle place attribuer à ce concept dans le corpus théorique gramscien ?

Nathan Sperber – Le sens commun est central chez Gramsci, qui fait reposer toute sa pensée du politique sur l’expérience quotidienne des êtres humains. Le sens commun, c’est l’ensemble des conceptions les plus fondamentales par lesquelles tous les individus de la société perçoivent et interprètent leur environnement, leur société et leur propre personne. Ce sont les idées les plus répandues, les plus communes par lesquelles on se situe soi-même dans la société.

Pour Gramsci, l’action politique est précisément ce qui transforme les conditions de vie élémentaires en société, transformation réalisée par des êtres humains sur la base de certaines de leurs conceptions critiques. Il s’inspire ici des idées du jeune Marx sur la centralité de la praxis, l’activité critico-pratique. C’est l’activité humaine pensée, concrète, critique vis-à-vis de l’environnement, qui est le fondement de toute transformation sociale. Il faut partir de là. C’est une pensée du politique qui ne procède pas du haut de la société, qui ne part pas de l’État ou d’une avant-garde mais qui cherche à situer les fondements de la politique dans les pratiques quotidiennes, dans la façon dont les êtres humains sont capables, au niveau le plus élémentaire, d’appréhender leur environnement et d’agir sur lui.

LVSL – Comment le parti doit-il se positionner vis-à-vis du sens commun ?

Nathan Sperber – Gramsci fait sienne la conception marxiste selon laquelle la révolution dans les relations de production doit s’appuyer sur la formation d’une classe sociale, d’un acteur collectif de transformation qui est le prolétariat. Chez Marx comme chez Gramsci, la révolution n’est pas le fait d’une clique, d’un groupe ou d’une élite, mais bien d’une classe, le prolétariat, organisée en parti.

La question se pose alors des rapports entre le parti, la classe et le reste de la société. Même si c’est une classe qui est l’acteur principal de la révolution, celle-ci, dans une visée hégémonique, doit embrasser d’une manière ou d’une autre l’ensemble de la société. Cela amène aussi à la question du sens commun. Dans quelle mesure, les activités, les positions du parti peuvent-elles être en résonance avec le sens commun de différents groupes sociaux ? Et comment le parti lui-même peut-il essayer de transformer le sens commun ?

Gramsci évoque notamment la nature des liens à entretenir entre la direction du parti et le sens commun des ouvriers. Il parle à ce sujet d’un mouvement de va-et-vient, d’une « philologie vivante ». Les idées mises en avant par le parti doivent trouver une résonance dans le sens commun de la base. Ces idées se voient du même coup transformées au contact du sens commun, qui va imprimer ses demandes et ses aspirations sur la direction du parti. Une correspondance, qui est tout sauf statique, entre la ligne du parti et le sens commun est donc nécessaire.

L’espoir de Gramsci est que le marxisme, ce qu’il appelle la philosophie de la praxis, puisse pénétrer le sens commun dans le cadre d’une révolution de ce dernier. La philosophie marxiste doit devenir vie. Elle doit irriguer le sens commun d’une classe sociale qui doit ensuite représenter la force active et fondatrice d’une action révolutionnaire, porteuse d’une nouvelle hégémonie.

C’est exceptionnellement ambitieux de la part de Gramsci d’espérer ainsi qu’une philosophie devienne vie et se transforme, entraînant parti et masses dans une révolution qui soit simultanément économique, politique et culturelle et qui fonde une nouvelle hégémonie. C’est une ambition qui vise bien au-delà de la seule prise de pouvoir sur l’État.

LVSL – L’intellectuel joue un rôle très important d’articulation entre le parti et les masses. Quelle conception Gramsci a-t-il du rôle de ces intellectuels dans la vie politique et quel rôle doivent-ils jouer dans la réforme intellectuelle et morale qu’il appelle de ses vœux ?

Nathan Sperber – Gramsci se pose, pour son temps, la question de l’intellectuel révolutionnaire qui est un intellectuel communiste. Par ailleurs ses réflexions historiques le conduisent à faire une distinction entre l’intellectuel « traditionnel » qui relève de la longue durée européenne et qui n’est pas attaché à un groupe social ou à une classe particulière – c’est par exemple le clerc, l’ecclésiastique tel qu’il pouvait exister pendant le Moyen-Âge et après – et d’un autre côté, l’intellectuel « organique » qui, par ses idées, accompagne la montée en puissance et l’hégémonie d’une classe. Il a en tête, surtout, l’exemple de la société bourgeoise et de l’intellectuel organique qui accompagne son développement au XIXe siècle. Cet intellectuel organique de la bourgeoisie au XIXe siècle peut avoir différents avatars, de Guizot à Zola. Gramsci appelle ces intellectuels l’autocritique vivante de la classe bourgeoise.

Il donne aussi une définition très large de l’intellectuel. Chez lui ce qualificatif n’englobe pas seulement les écrivains et les penseurs, mais comprend aussi les maîtres d’école, les membres de la haute fonction publique qui pensent les questions et agissent en conséquence, même les hauts gradés militaires, qui sont aussi selon lui amenés à exercer une fonction intellectuelle dans la société au sens où ils reprennent des idées et des doctrines pour les déployer dans leur domaine propre. Ce sont tous ces intellectuels organiques de la société bourgeoise qui ont pensé, chacun à leur manière et en temps réel, l’évolution de cette société.

Les intellectuels organiques ne sont pas seulement la mouche du coche de la classe dominante, ce sont des « persuadeurs permanents », des personnes qui insufflent une énergie et une conscience de soi dans l’ordre politique. Ils donnent vie à l’hégémonie. C’est par l’action de ses intellectuels, et parce qu’elle ne se réduit pas à une exploitation nue de la classe ouvrière par le capital, que la société bourgeoise jouit d’un tel pouvoir d’attraction. Cette société produit non seulement des biens industriels mais aussi des contenus culturels très variés qui peuvent se diffuser, se réfracter dans la société, « faire société » et ainsi contribuer à la construction d’une hégémonie.

Gramsci voudrait que le Parti communiste, qu’il appelle en référence à Machiavel le “Prince moderne”, soit peuplé d’intellectuels organiques du prolétariat, tel qu’il se considère lui-même. Il souhaite que la classe ouvrière qui, a priori, n’est pas composée de personnes ayant accès aux institutions élitaires, puisse par l’intermédiaire de son parti former des intellectuels organiques. Ces intellectuels doivent permettre au parti de penser son action avec un degré supérieur de perspective historique, comme ils doivent animer la relation d’échanges constants, de va-et-vient et de philologie vivante du parti avec le sens commun.

L’intellectuel organique doit aussi assumer la jonction entre une classe et — puisqu’il faut construire l’hégémonie au-delà d’une classe — toute une société. Cela fait de lui la charnière de l’hégémonie, qui vise justement à articuler la montée en puissance d’une classe fondamentale à travers les domaines économique, politique et culturel.

L’intellectuel organique joue donc un rôle essentiel chez Gramsci. Cependant, il ne faut pas oublier que c’est un intellectuel qui est organique parce qu’organiquement lié à un mouvement plus large, porté par une classe sociale révolutionnaire.

LVSL – Dans les Cahiers de prison, on remarque une certaine fascination pour le jacobinisme. Comment peut-on expliquer cette admiration pour la période révolutionnaire française ?

Nathan Sperber – La façon dont Gramsci interprète la Révolution française en général et son épisode jacobin en particulier alimente ses réflexions sur l’hégémonie. À ses yeux, cet épisode est l’illustration la plus retentissante de la construction d’une hégémonie bourgeoise naissante. Il souligne également un contraste entre le projet politique jacobin et ce qui a eu lieu pendant le Risorgimento et l’édification politique de l’État italien unifié à la fin du XIXe siècle.

Pour Gramsci, la Révolution française voit à ses débuts l’ascendant d’intérêts commerciaux, incarnés par les Girondins, dont l’horizon est limité par leur positionnement économique dans la société française de l’époque. Les Jacobins relèvent aussi à leur manière d’un groupe social délimité, ce sont des membres du Tiers-État, par exemple des avocats, ils dessinent une sociologie bien définie. Cependant – et c’est pour cela que Gramsci les admire et voit en eux une force hégémonique de l’époque – les Jacobins tiennent un discours et portent un programme de transformation politique qui va bien au-delà de leurs simples intérêts de groupe ou même de classe. Ils incarnent un projet politique qui dépasse les intérêts de la proto-bourgeoisie française telle qu’elle pouvait exister à l’époque, en s’adressant aussi au peuple parisien des ateliers et aux paysans. Les Jacobins défendent une répartition des terres agricoles la plus égalitaire possible. Ils mobilisent des pans entiers de la population dans les guerres révolutionnaires. Ils parviennent en somme, à l’intérieur d’une dynamique révolutionnaire très serrée dans le temps, à attirer vers eux, à intégrer dans leur programme, des grandes masses populaires. Aux yeux de Gramsci c’est le moment le plus remarquable et le plus admirable de toute la séquence révolutionnaire française. C’est un épisode durant lequel un groupe particulier, les Jacobins, a su se projeter en-dehors de lui-même et universaliser ses intérêts pour construire une hégémonie.

A l’inverse, ce que déplore Gramsci dans la trajectoire de la construction politique italienne à la fin du XIXe siècle, c’est que ceux qui ont unifié l’Italie lors du Risorgimento n’ont jamais atteint la capacité des Jacobins à embrasser les masses dans un projet politique. Le Risorgimento est un processus politique qui s’est joué au niveau des gouvernants du royaume de Piémont-Sardaigne et d’acteurs politiques socialement privilégiés – les Modérés de Cavour, le parti dit de l’Action de Mazzini et de Garibaldi – mais qui a laissé dans une grande passivité les masses paysannes. Gramsci voit donc un contraste très révélateur entre la passivité des masses paysannes italiennes, qui représentaient la grande majorité de la population à l’époque, et la mobilisation de la population française durant l’épisode jacobin de la Révolution. C’est ce qui l’amène à parler d’hégémonie pour le jacobinisme et de révolution passive pour le Risorgimento.

Gramsci n’admire pas tant les Jacobins pour leurs discours, pour leurs doctrines, que pour leur ambition d’hégémoniser une société entière par des actions concrètes de transformation de cette société. Pour lui, le jacobinisme a été quelque chose d’extrêmement porteur dans une conjoncture particulière du passé : l’avènement d’une hégémonie bourgeoise. En revanche, le jacobinisme n’est pas selon lui une cause qui doit être récupérée ou revendiquée à sa propre époque, où le contexte est devenu celui de l’opposition du prolétariat révolutionnaire à la société capitaliste. Le programme politique des Jacobins a perdu son actualité et est même devenu réactionnaire avec le changement d’époque. L’horizon politique de Gramsci est bien celui de la révolution communiste.

LVSL : Gramsci a beaucoup écrit sur la question méridionale, sur le sous-développement du Sud de l’Italie et sa mauvaise intégration dans l’ensemble national. Comment analyse-t-il cette construction inachevée de la nation italienne ?

Nathan Sperber – Le Risorgimento représente une transformation radicale du champ politique italien. En même temps, il laisse des grandes masses hors du jeu politique : en particulier les paysans, qui sont peu éduqués et qui souvent ne savent parler que leur dialecte local. Jusqu’à l’époque de Gramsci, les paysans restent beaucoup plus nombreux que les ouvriers en Italie. Le sens commun populaire est par ailleurs tributaire ce cette trajectoire historique durant laquelle les grandes masses ont été laissées largement passives.

Il y a ensuite, au sortir de la Première Guerre mondiale qui a envoyé au front des paysans comme des ouvriers, l’expérience du Biennio Rosso, des grandes grèves industrielles à Turin, notamment dans les usines Fiat. Les ouvriers turinois eux-mêmes ont souvent des origines rurales. Gramsci durant les années 1920 tente d’identifier les limites du Biennio Rosso, de comprendre pourquoi ce mouvement n’a pas su entraîner une révolution. Il observe par exemple que le regard des ouvriers sur les événements restait pétri de notions conservatrices, elles-mêmes juxtaposées à des aspirations au changement. Ce qui illustre accessoirement le caractère jamais parfaitement cohérent du sens commun, qui est en pratique un mélange d’idées conservatrices et de désirs de transformation. Mais une autre raison plus fondamentale de l’échec du Biennio Rosso, affirme Gramsci, est que les masses paysannes italiennes n’ont pas rejoint les ouvriers dans la lutte. Leur potentiel d’action politique s’est trouvé neutralisé par le fonctionnement propre de l’ordre politique italien.

Gramsci tente donc de dessiner les dynamiques d’une société italienne qui est en ébullition dans les villes et qui commence à se disloquer dans les campagnes à la suite de l’expérience de la Première Guerre mondiale. Il doit aussi faire le constat que les ouvriers italiens, et son propre parti, ne sont pas encore en mesure de porter un mouvement qui puisse faire le lien, la jonction entre le côté urbain et le côté rural, entre ouvriers et paysans.

À ce sujet, il écrit un texte, peu de temps avant son emprisonnement : Quelques thèmes de la question méridionale. Il y traite de la question méridionale par le prisme de la stratégie politique. Il y jette aussi les bases de la notion d’hégémonie qu’il développera ensuite dans les Cahiers de prison. Il y interroge la manière de faire ce lien entre le combat ouvrier, le mouvement communiste, qui est très urbain, et les aspirations des masses paysannes italiennes, afin d’arriver à une majorité fondée sur des alliances entre classes et groupes sociaux. Il se demande ce que doit faire le mouvement ouvrier italien pour prétendre à exercer un pouvoir d’attraction vis-à-vis de la société rurale. A cette fin il se livre à un véritable tableau sociologique de l’Italie méridionale, distinguant en particulier trois groupes sociaux. Premièrement, les propriétaires terriens qui sont l’élite traditionnelle de l’Italie méridionale: s’ils sont si puissants, c’est que l’Italie n’a pas connu de redistribution égalitaire des terres comme en France au moment de la Révolution. Deuxièmement, ceux qu’il nomme les petits intellectuels de l’Italie rurale : les instituteurs, les apothicaires, les notaires de village, etc. Troisièmement, les paysans qui sont la vaste majorité.

Gramsci s’interroge donc : comment les paysans pourraient-ils être amenés à mettre en résonance leurs aspirations avec le mouvement ouvrier des villes, et comment le mouvement ouvrier lui-même, donc le Parti communiste, doit-il agir envers les paysans et transformer son discours dans cette visée ? C’est toujours un va-et-vient, ce n’est jamais un parti qui va réussir à attirer comme par alchimie un autre groupe. Cela se fait par des réponses concrètes apportées à des aspirations concrètes. Gramsci pose aussi la question suivante : comment faire pour que ces intellectuels de village, qui ne sont pas des intellectuels organiques de quelque hégémonie que ce soit, mais plutôt des intellectuels traditionnels, au sens où il y a toujours eu ces sortes de couches intermédiaires dans l’Italie rurale, puissent trouver leur compte dans une transformation sociale qui serait portée par le mouvement ouvrier ? C’est pour lui un enjeu crucial car ces petits intellectuels à la campagne, s’ils devaient se rapprocher collectivement de la cause communiste, et prendre parti pour les paysans contre les propriétaires terriens, seraient en mesure de renverser entièrement les rapports sociaux dans l’Italie rurale.

LVSL : Gramsci connaît un regain d’intérêt ces derniers années. C’est une des références d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, et des intellectuels populistes comme Iñigo Errejón. Peut-on considérer que le populisme démocratique est un héritage de la pensée gramscienne ?

Nathan Sperber – Il y a un héritage au sens où ces nouveaux mouvements politiques décrits comme populistes font appel aux idées de Gramsci et à des pensées qui s’inspirent de ce dernier. Parfois leurs cadres et leurs dirigeants trouvent une inspiration directe dans la lecture de ces textes. De ce point de vue-là, il y a un héritage intellectuel indéniable. Cependant, il existe des différences importantes entre la formulation de ces idées populistes et les propos de Gramsci lui-même. Donc s’il y a bien inspiration, on peut aussi souvent parler de révision voire de déformation des idées de Gramsci.

A mon avis il n’y a pas de correspondance intime entre les idées et les objectifs originels de Gramsci et ce qui se dit et se fait dans les mouvements populistes d’aujourd’hui. D’ailleurs, les personnes lucides au sein de ces mouvements le savent très bien et assument sans difficulté le fait de trouver une inspiration dans Gramsci tout en cherchant à transformer, à réviser certains aspects de sa pensée pour les combats politiques actuels. Je ne dis pas que c’est illégitime, c’est à examiner et à discuter au cas par cas.

Le contraste le plus flagrant entre la pensée de Gramsci et les idées des mouvements populistes actuels réside dans le fait que ces derniers récusent explicitement la conception marxienne de la lutte des classes. Les populistes rejettent l’idée qu’il y a principalement deux classes en lutte qui sont le prolétariat et la bourgeoisie. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau sont très clairs sur ce point, ils écrivent que la primauté de la lutte des classes n’est plus d’actualité. Or, on sait que Gramsci structurait toute sa pensée dans ces termes-là. Chez Gramsci, le Prince moderne est le parti du prolétariat, l’intellectuel révolutionnaire est l’intellectuel organiquement lié au prolétariat, et ainsi de suite.

La seconde différence, c’est que les penseurs populistes prennent plus largement leurs distances avec l’analyse structurelle du capitalisme. Ainsi Mouffe et Laclau, dans leur ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, proposentune conception radicalement constructiviste du politique, où les intérêts, au lieu de préexister au moment politique, au lieu d’être ancrés dans les rapports de production, dans la vie économique, dans des relations d’exploitation, dans des relations de travail, sont entièrement tributaires de la sphère du discours et de la construction à laquelle ils peuvent donner lieu dans cette sphère.

Je leur ferais la critique de tout aplatir sur le moment discursif ou idéologique. C’est aussi abandonner la façon dont Gramsci pensait le bloc historique. Mouffe et Laclau évoquent le bloc historique en lui donnant une portée beaucoup plus réduite comparé au propos de Gramsci, chez qui toute l’hégémonie s’articule sur l’interdépendance entre ce qui se passe dans la sphère économique, dans la sphère politique et la sphère culturelle. Dans la pensée de Mouffe et Lacau, il y a la volonté d’affirmer que les catégories essentielles de la politique sont construites, que ce sont les discours qui les construisent et que c’est là qu’il faut s’investir entièrement. Or, on pourrait très bien renoncer à l’idée que le ressort foncier du politique dans la société est la lutte des classes entre prolétariat et bourgeoisie, tout en continuant à fonder sa réflexion critique sur une analyse structurelle de l’économie, ce que Mouffe et Laclau ne font pas.

Je ne veux pas suggérer que le domaine économique détermine de façon univoque ce qui se passe dans la sphère politique, ce serait du déterminisme vulgaire. Mais quant à cet aspect important des rapports entre l’économique et le politique, j’ai parfois l’impression, justement, que les mouvements populistes flottent un peu. Tantôt, ils sont partisans de la ligne la plus iconoclaste, celle formulée par Mouffe et Laclau dans les années 1980, qui consiste à dire que les intérêts sont avant tout construits discursivement. Pourtant, les militants, les cadres, les dirigeants des mouvements populistes vont aussi souvent admettre que leur ascension est tributaire d’une conjoncture socio-économique particulière, la crise de 2008 en particulier, et plus largement de transformations du capitalisme depuis plusieurs décennies. Ce qui revient peut-être à accepter en creux l’idée que les intérêts sont toujours pour partie économiquement structurés. A titre personnel, en tout cas, je pense qu’il est assez dommageable de renoncer à l’analyse structurelle ou organique du capitalisme et d’axer entièrement son combat sur les discours politiques, sur la bataille des mots dans le champ politique.

Le troisième contraste entre les idées de Gramsci et les théories du populisme a trait au rôle du parti. Chez Gramsci, justement parce qu’il y a une classe sociale révolutionnaire qui vise à construire une hégémonie dans la société, il y a aussi une organisation qui est portée par cette classe sociale et qui agit en son nom : le parti. Ce parti est organisé et hiérarchisé. Gramsci fait d’ailleurs appel à une métaphore militaire pour décrire son fonctionnement : il y a l’état-major en haut qui se compose des dirigeants ; il y a les sous-officiers qui sont les cadres du mouvement ; et il y a les soldats qui sont tous les autres membres de l’organisation. Chez Gramsci, alors même qu’il y a nécessairement un va-et-vient entre la ligne du parti et les aspirations des masses, il y a aussi toute une organisation hiérarchisée. Sur cet aspect-là Gramsci trouve clairement une inspiration chez Lénine.

Un tel modèle du parti est absent chez Mouffe et Laclau, qui font au contraire l’éloge d’une plus grande horizontalité, d’une convergence d’aspirations disparates, sans que l’une prime sur l’autre dans un rapport de priorité établie des luttes. L’idée centrale chez Gramsci du rôle dirigeant d’une élite politique est aussi largement évacuée chez Mouffe et Laclau. La notion même d’élite en politique peut apparaître conservatrice ou réactionnaire mais Gramsci fait néanmoins le choix de se l’approprier. A son époque les théories élitistes de la société sont associées à des penseurs influents comme Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto et Robert Michels. Tout en rejetant les thèses de ces penseurs, qui n’ont rien de démocratique, Gramsci se pose comme eux la question de la fonction dirigeante en société. Seulement, cette fonction dirigeante, il l’ancre dans le parti, et le parti, il l’ancre dans la classe.

Dernier contraste, et non des moindres, entre les idées de Gramsci et les stratégies populistes actuelles : le rapport à la légalité et aux institutions électorales. Il me semble qu’aujourd’hui, pour des raisons qui se comprennent sans doute, les mouvements populistes en Europe affichent un attachement absolu à la légalité électorale.

Gramsci, quant à lui, dirigeait un parti qui était persécuté et réprimé de la façon la plus violente et arbitraire qui soit par le fascisme, à une époque où il arrivait aux communistes en Europe de se battre physiquement et d’être tués par leurs adversaires. Après l’arrivée de Mussolini au pouvoir en Italie, les activités de son parti deviennent largement clandestines. Dans le même temps, il continue à jouer son rôle de député jusqu’à son arrestation en 1926. Gramsci était donc amené à penser ensemble l’action politique institutionnelle et extra-institutionnelle, à ciel ouvert et souterraine, légale et illégale.

Cette double perspective fait écho à la complémentarité entre guerre de position et guerre de mouvement. La première amène à investir les sphères existantes du pouvoir, les institutions légales de la société. La seconde, selon la façon dont on l’interprète, peut laisser la porte ouverte à l’action militaire ou violente. Au yeux de Gramsci, qui restait un grand admirateur de Lénine et de la Révolution d’Octobre, il ne faisait pas de doute que le Prince moderne pouvait être appelé, selon les exigences de la conjoncture, à agir illégalement et violemment. Aujourd’hui, on se pose moins ces questions, du moins au sein des mouvements populistes qui aspirent à prendre le pouvoir.

Conférence “Gramsci et la question de l’hégémonie”, le 15 juillet 2018, à l’Université d’été de LVSL avec Nathan Sperber et Marie Lucas, présentée par Antoine Cargoet. 

Propos recueillis par Antoine Cargoet, retranscription réalisée par Marie-France Arnal.


 

Introduction à Antonio Gramsci, George HOARE, Nathan SPERBER. Editions La Découverte, Collection Repères, 2013, 128p, 10€

 

 

Abolissons l’héritage et bon vent les héritiers !

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Le château de Chenonceau, propriété de la famille Meunier depuis plus d’un siècle ©Telemaque MySon

L’héritage est une institution millénaire qui apparaît aujourd’hui comme une évidence figée de l’Histoire, comme inscrite dans l’ADN de notre société. Pourtant, et l’Histoire le montre, elle n’est qu’une institution contingente qu’il serait possible d’abolir ou de modifier. Des propositions émergent en ce sens aux quatre coins du spectre politique. Le XXIe siècle sera-t-il celui de l’abolition de l’héritage ?

Le sens de l’héritage

Inscrit dans notre société comme une donnée irrévocable, l’héritage n’est en rien inné et demeure le fruit d’une construction historique et sociale. Il s’agit de la transmission du capital accumulé au cours d’une vie à ses descendants, donc de toutes les richesses matérielles acquises ou déjà héritées de la génération précédente et que l’on qualifiera également de patrimoine. Cette pratique repose sur le droit inaliénable à la propriété privée ; elle consiste à déléguer aux individus la responsabilité de la redistribution de leurs richesses personnelles après leur mort.

Bien sûr, une abolition pure et simple de l’héritage en l’état actuel des choses provoquerait un déchirement social Sans aller jusque-là  un augmentation de l’impôt sur la succession ou bien la limitation du droit à la succession à une génération sont autant de pistes qu’il conviendrait d’explorer pour faire changer les mentalités et suggérer un nouveau champ des possibles.

Famille et héritage

Dans cette conception, l’individu peut être assimilé à un bâtisseur de son propre empire familial. La progression sociale peut se faire délibérément au fil des générations, chacune ayant la mission d’assurer la prospérité de la famille et d’enrichir son capital. La simple volonté naturelle de chacun de maximiser les chances de réussite de ses descendants peut aussi pousser à conquérir une part de pouvoir jugée suffisante, mais empiétant mécaniquement sur celle des autres. La nature même du mot “patrimoine” qui renvoie à l’autorité patriarcale lie intrinsèquement la construction familiale à sa manifestation matérielle transmise de génération en génération. Se battre pour défendre et faire prospérer le capital hérité était donc un moyen de contribuer à l’honneur et au prestige de sa famille. La place grandissante de l’idéal capitaliste dans les sociétés occidentales a remplacé la transmission familiale par une quête du profit pour laquelle la succession des générations n’était qu’un outil d’accumulation de plus.

Un principe remis en question à travers l’histoire

L’abolition de l’héritage a surgi à plusieurs reprises dans l’histoire politique, économique et sociale et a toujours été objet de controverses, notamment  parce qu’elle remet en cause un principe profondément ancré dans nos cultures.

Au début du XIXe siècle, la doctrine saint-simoniste assimile le droit d’héritage au droit de naître avec le privilège de ne rien faire : elle considère que les héritiers sont conditionnés pour ne rien apporter à la société, puisque rien ne les pousse à entreprendre et à créer plus de richesse à partager. Les saint-simoniens proposent  de faire de l’Etat le seul héritier, donc d’allouer la richesse du défunt au collectif en le subordonnant à l’intérêt général. Au même siècle, l’économiste et philosophe John Stuart Mill, plus modéré préconise un plafonnement de l’héritage qui laisserait aux héritiers une part raisonnable dont ils pourraient profiter sans causer d’inégalités démesurées.

La gauche révolutionnaire va ensuite s’approprier cette idée dans sa critique de la propriété privée – l’abolition de l’héritage étant l’une des mesures transitoires vers l’abolition de la propriété privée dans le Manifeste du parti communiste de 1848 – et elle nourrira différents programmes ouvriers et communistes au XIXe siècle, mais également en 1946 par Léon Blum qui proposa sans succès de limiter le droit d’héritage à une seule génération.

La pensée libérale, dans sa composition la plus hétéroclite,  de Keynes aux libertariens, interroge elle aussi le droit d’héritage car il est un frein à l’établissement d’une économie libérale fidèle à ses valeurs, dont notamment l’égalité des chances. Plus généralement, la concentration excessive de richesses défie le bon sens économique  : elle pénalise la consommation, limite les capitaux investis dans l’économie réelle et comme nous le verrons par la suite, réduit l’efficacité économique de l’individu rationnel.

Combattre les inégalités à la racine…

L’abolition de l’héritage consiste en la dévolution de tous les biens matériels d’un défunt à l’Etat, qui aurait ensuite la tâche de les redistribuer à l’ensemble de la société. Il s’agit donc en premier d’un mécanisme de redistribution des richesses mais aux bénéfices différents de l’impôt sur le revenu par exemple, en augmentant considérablement la richesse à partager entre tous.

D’une part, elle combat les inégalités dues à l’accumulation gargantuesque de capital, concentré dans les mains des plus riches. En effet comme le rapporte la revue Challenges dans un article de 2015, 60% des grandes fortunes sont possédées en France par des héritiers. En limitant les processus d’enrichissement à une génération, le creusement des inégalités est naturellement limité puisque les cartes sont rebattues à chaque génération.

D’autre part, un individu rationnel évoluant dans le système économique avec l’information qu’il n’aura plus d’emprise sur ses biens après sa mort n’a aucune raison de vouloir  excessivement épargner son argent ou de multiplier ses acquisitions immobilières, mais plutôt de consommer – et là encore, de provoquer une revitalisation de l’économie. Il n’a donc fondamentalement pas la volonté de s’emparer de plus de richesse qu’il n’en aurait besoin et ne prive pas d’autres individus d’un niveau de vie suffisant à leur épanouissement.  L’abolition de l’héritage lutte donc contre les inégalités en répartissant la richesse déjà accaparée tout en rendant insensé la simple quête de trop de richesses qui conduisent à ces mêmes inégalités.

… sans faire entrave à la liberté d’entreprendre

La différence avec un impôt sur le revenu élevé considéré comme confiscatoire par certains libéraux repose sur deux aspects de l’abolition. Tout d’abord, le prélèvement intervient après la mort de l’individu et donc ne prive pas de sa richesse celui qui l’a acquise. On peut considérer que  la génération suivante ne bénéficie pas de la richesse accumulée, mais on estimera en appliquant une vision libérale que l’héritier n’a aucune légitimité à profiter de tels privilèges pour lesquels il s’est juste “donné la peine de naître”.

Ensuite, elle rétablit une égalité des chances à la naissance et valorise finalement celui qui entreprend pour réussir. Comme l’explique Warren Buffet, l’un des huit milliardaires les plus riches du monde “Un homme très riche doit laisser à ses enfants assez pour qu’ils puissent faire ce qu’ils veulent, mais pas trop pour qu’ils ne fassent rien“. Tout à fait logiquement, un individu héritant d’une fortune colossale n’a aucun intérêt à faire des choix économiques efficaces puisqu’il n’est soumis à aucun risque. Abolir l’héritage c’est substituer une société de l’initiative à une société de rente, parce que l’individu sera poussé à entreprendre par lui-même pour développer son capital s’il estime que c’est son intérêt, et donc à prendre des risques, à innover, à penser de nouveaux modèles, etc. L’individu, indépendamment de sa naissance, est donc poussé à entreprendre dans son intérêt personnel tout en préservant un équilibre qui empêche l’accaparement des richesses et préserve une égalité vertueuse.

Solidarité intergénérationnelle ?

L’on pourrait rétorquer à cette démonstration que contrairement à l’impôt, la captation des richesses du défunt par l’Etat n’est pas légitime parce que le défunt ne peut bénéficier des services de l’Etat après sa mort. Il faut alors garder en mémoire que cette mesure consiste naturellement en un mécanisme de solidarité intergénérationnelle. Chaque individu profiterait tout au long de sa vie des richesses redistribuées des générations précédentes (sous forme de services publics ou de revenus secondaires) et la transmission de son patrimoine à l’Etat permettra aux générations suivantes de jouir de ses richesses comme il a pu profiter de celles de ses aïeux.

Quelle est la valeur de ce que nous transmettons ?

Le débat sur l’abolition de l’héritage soulève des questions plus générales. Il nous interroge en premier lieu sur ce que nous léguons au monde après notre mort. L’argent étant par définition un moyen et non une fin, un simple outil de régulation des échanges entre les hommes, faire de son accumulation une preuve de notre passage sur terre constitue un non-sens. On peut alors se représenter un capital financier comme une façon de protéger sa descendance, ou d’assurer son bonheur. Cela reste néanmoins inscrit dans une logique individualiste, où l’on ne souhaite le bonheur que des siens et pas du collectif.

D’une autre façon, le  patrimoine immobilier d’une famille, peut avoir la vertu de témoigner de là où ont grandi les aïeux, mais renferme des interrogations auxiliaires sur notre rapport aux relations humaines, en l’occurrence familiales. Une maison de vacances peut être à la fois considérée comme faisant partie de la substance qui constitue l’histoire d’un individu ou d’une famille qui se sont battus pour l’acquérir, ou seulement comme une matérialisation anecdotique de vies et de relations qui ont bien plus de valeur que le béton qui les a abritées. Le débat public s’enferre souvent dans des crispations et des propos stériles alors qu’ouvrir une réflexion sur des sujets plus vastes et plus essentiels pourrait finalement répondre aux questions du quotidien.

Léguer d’autres formes de richesses

Abolir l’héritage n’est pas synonyme de supprimer toute forme de transmission, puisque c’est de l’héritage matériel dont il est question. Affirmer le contraire serait expliquer qu’un être ne peut rien transmettre d’autre de l’expérience de sa vie que des biens matériels et nierait donc une évidence humaniste : une vie humaine vaut bien plus que les sommes qu’elle a réussi à engendrer.

Ce que nous appellerons patrimoine humain est également constitué des relations sociales qui ont marqué une vie, d’une culture, d’une éducation dispensée à ses descendants, des idées inventées et défendues, des apports individuels pour améliorer la condition générale de la société… bref, d’autant de richesses  qu’on ne saurait mépriser en les estimant à des montants et qui ont une importance fondamentale dans la définition de l’être humain dans la société.

L’abolition de l’héritage présente des avantages comme elle présente des inconvénients, mais c’est avant tout un choix qui concerne la direction que l’on donne à l’intérêt général et qui doit être débattu démocratiquement. Ce n’est pas seulement une question économique ou une réflexion sur la répartition des richesses. C’est plus largement une question qui pose la question de la définition de l’individu : doit-il être défini par son origine ou par une libre construction de son destin ?

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Cinéma : “PANTHER”, les vies des noirs comptent

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NYC action in solidarity with Ferguson. Mo, encouraging a boycott of Black Friday Consumerism. ©The All-Nite Images

En 2016, 123 noirs américains ont été abattus par la police. Parmi eux beaucoup n’opposaient aucun signe de résistance. Souvent les poursuites contre les coupables sont abandonnées. Ce phénomène a montré la persistance d’un racisme structurel aux Etats-Unis, en particulier au sein des forces de police, et une des fortes désillusions de l’ère Obama. Il a entraîné la formation du mouvement Black Lives Matter (les vies des noirs comptent) qui s’est propagé dans tout le pays. Mais ce mouvement ne naît pas de nulle part, il appartient à une histoire longue de la contestation des noirs américains contre les violences racistes de la police.

C’est l’occasion de revenir sur cette histoire via le cinéma et le film Panther de Mario Van Peebles sorti en 1995, qui posait déjà les questions auxquelles les mouvements de ce type sont confrontés.
Celui-ci est disponible en ligne et en version originale sous titrée.

Mario Van Peebles n’est autre que le fils de Melvin Van Peebles, le réalisateur de Sweet Sweetback’s Baadasssss Song, film culte de la Blaxploitation – le cinéma afro-américain contestataire et hors studio des années 70 – dans lequel il fait d’ailleurs une brève apparition dans une scène plus que controversée, et qui fût un des films emblématiques de la contestation de l’époque, recommandé très officiellement par le journal des…Black Panther.

 

Mario Van Peebles, qui lui-même dans les années 90 donne naissance à un nouveau style de cinéma afro-américain sur lequel nous reviendrons plus tard, traite donc ici d’un sujet qu’il connaît bien, lié à son histoire personnelle.

Refus de la non-violence

Tabassés, brimés quotidiennement, utilisés comme de la chair à canon au Vietnam, des noirs américains forment en 1966 le Black Panther Party for Self-Defense.

Très vite la pensée des Black Panthers est résumée par la phrase du célèbre leader Malcolm X « Nous sommes non violents face à ceux qui le sont envers nous, mais nous ne sommes pas non-violents avec ceux qui sont violents envers nous », qui s’oppose à la ligne chrétienne et gandhienne de Martin Luther King. Sans être une émanation directe de la pensée de Malcolm X, le Black Panther en est une expression radicale et non-confessionnelle : ce sont notamment eux qui assureront la protection de sa femme après son assassinat.
Elle découle de ce ras-le-bol de subir sans répondre, de l’humiliation permanente comme lors de cette scène magnifique où refusant de se faire disperser par la police, ils chantent en cœur ce negro spiritual qui devint un des chants de ralliement pendant le mouvement pour les droits civiques : We Shall Not Be Moved, avant de se faire très violemment réprimer par la police comme cela était habituel.

Face aux violences policières, la question de l’autodéfense finit par se poser et avec elle la nécessité de s’armer. Un des personnages a alors cette triste intuition « si les blacks avaient des armes ils entre-tueraient ». Cette prémonition se trouve confirmée par le cinéma même de Mario Van Peebles à l’origine, selon Régis Dubois docteur en cinéma et spécialiste du sujet (1), du « New Jack cinema » du nom de New Jack City (1991, Mario Van Peebles) c’est-à-dire un cinéma qui succède aux films contestataires comme ceux de la Blaxploitation avec des noirs s’affrontant contre des blancs pour montrer la vie dans les ghettos, l’Amérique reaganienne, la drogue et les guerres de gang.

A cette époque les Panther assument le rapport de force. Mais la violence politique n’est pas sans poser nombre de questions.
La vision des Panther est celle non pas de Gandhi mais de Nelson Mandela : « c’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé qui détermine la forme de lutte. Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura pas d’autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n’était qu’une forme de légitime défense » (2)
Cette doctrine est relativement claire : la violence doit s’exercer contre ceux qui la pratiquent et non de manière aveugle.
Malheureusement, la spirale de la haine est ainsi faite qu’elle entraîne ce type de comportements… auxquels les Panther furent résolument opposés. Dans le film, après de nouveaux meurtres, les Panther tentent d’arrêter des noirs qui veulent s’en prendre indistinctement à des policiers, ce qu’ils font tout de même : cela n’entraîne que de nouveaux morts. Cette problématique est récurrente : cette violence aveugle s’explique mais elle ne s’excuse ni ne se justifie car elle est profondément contre-productive en ce qu’elle aide la légitimation de la violence de l’oppresseur et elle est immorale. De plus, minoritaire, elle ne peut avoir aucun débouché politique puisque sans espoir de renverser l’ordre établi.
Cette problématique essentielle, posée avec intelligence dans le film de Mario van Peebles , on la retrouve souvent dans l’actualité : des jeunes palestiniens poussés à bout par une oppression quotidienne et l’absence d’avenir s’en prennent au premier civil israélien venu. Si ce fait social est la conséquence de la politique de colonisation, elle aboutit toutefois à de la violence contre des innocents (immorale) et permet de donner des arguments à la propagande défensive de l’extrême droite israélienne de Benyamin Netanyahou (contre-productive).
De la même manière que l’assassinat de cinq policiers par un afro-américain vétéran de l’Afghanistan à Dallas a fortement affaibli Black Lives Matter (bien qu’il n’y ait jamais été affilié).

Juristes

Pour pouvoir agir efficacement les Panther étaient extrêmement organisés et disciplinés, et pour pouvoir faire face à l’oppression ils se devaient d’avoir une parfaite connaissance de la loi, des failles juridiques et retourner le légalisme contre ceux qui le représentaient. Un peu à la manière d’un Ho Chi Minh justifiant l’indépendance vietnamienne contre l’Etat français par les droits de l’homme et l’universalisme de la révolution française.

C’est cette discipline et cette connaissance précise de la loi qui leur permirent de se constituer en milice d’autodéfense et de patrouiller fusils à pompe à la main pour surveiller les agissements de la police. Elle est parfaitement illustrée lors d’une scène hallucinante, jouissive, tendue et culte du film

Athées

Mario Van Peebles montre le parcours intellectuel des Black Panther, notamment sur la question religieuse. Les Panther vont s’affirmer comme un mouvement athée dans une société éminemment emprunte de religion. Elle provient du constat très marxiste que la religion a eu un rôle structurel de légitimation de la domination, pour le dire plus simplement « accepte ta condition de soumission dans ta vie terrestre, tu seras récompensé dans ta vie céleste ». C’est quelque chose qui est très bien montré dans le très beau film de Steve McQueen 12 years a slave (et aussi dans Sweet Sweetback) .
Ce cheminement est résumé dans un dialogue fort du film entre une mère et son fils engagé dans le Parti des Black Panther pour l’autodéfense :
« Ils sont communistes…ils ne croient même pas en dieu !
– Ça fait 400 ans que les noirs prient Dieu…il est peut-être temps qu’ils essayent autre chose »

Révolutionnaires

Communiste, le mot est large et a beaucoup d’acceptions possibles, mais révolutionnaires, les Panther l’étaient certainement. C’est ce que l’on voit lors de la scène de distribution des petits Livres Rouges. Ce sont les années 60-70, les crimes du maoïsme ne sont pas encore connus, le modèle soviétique paraît sclérosé, et une révolution qui ne se limite pas au champ économique mais véritablement culturelle, contre l’oppression des générations précédentes, apparaît comme séduisante. L’inspiration est aussi guévariste, car on peut bien penser ce que l’on veut du régime cubain mais la révolution castriste aura pour sûr été un souffle d’espoir et d’émancipation à travers le monde, et notamment en Afrique.

Ainsi la question sociale, pour eux indissociables de la question raciale, est au cœur de leurs revendications : l’exploitation est tout autant raciste que capitaliste.
Les noirs sont « l’armée industrielle de réserve » telle que la décrit Karl Marx : ils sont soumis au chômage, afin de les forcer à accepter n’importe quelles conditions de travail pour obtenir un revenu qui leur permette juste la survie et la reproduction.

Les Black Panther, qu’ils considéraient comme financés par une force communiste, avaient donc tout pour être les ennemis numéro 1 du FBI et de la CIA qui n’ont jamais reculé devant aucun moyen pour défaire les opposants politiques à cette période. C’est ce que le film montre via des infiltrations, des calomnies, des intimidations…

Séparatistes

Le séparatisme dans les luttes est quelque chose de très largement incompris dans les milieux non-militants, et même souvent en leur sein. Il est encore pratiqué par exemple au sein des groupes féministes non mixtes et sujet à des débats interminables. Il est régulièrement pris pour une forme de « racisme inversé »
Pourtant il part de la volonté pour une partie des opprimés d’avoir un espace préservé où se retrouver : au-delà du fait qu’une oppression, quand elle est véritablement culturelle car héritière de plusieurs siècles d’histoire, peut s’exercer de manière inconsciente de la part de personnes de bonne foi qui souhaitent pourtant sa fin, le séparatisme est un enjeu de prise de conscience. Il permet aux Noirs de se réapproprier l’émancipation : ce ne sont pas les blancs oppresseurs qui leur auront cédée mais bien les Noirs qui leur auront arrachée. La dynamique est proche chez les féministes partisanes de la non-mixité.
Il ne s’agit pour autant pas d’essentialiser la domination ou de se battre « contre les blancs », mais bien de lutter contre un système, c’est ce qui est dit dans le film : « Nous ne sommes pas anti-blancs, nous sommes anti-oppressions ».
Il ne s’agit pas non plus de dire que les Blancs ne sont pas les bienvenus dans la lutte : à des blancs qui souhaitent rejoindre les Panther, un des héros répond que cela n’est pas possible, mais qu’ils sont heureux de l’intérêt qu’ils portent à leur combat et qu’ils peuvent donc former leur propre mouvement. De même que lors des combats contre la guerre du Vietnam les Panther se sont retrouvés dans des mobilisations de groupes à majorité blanche, car pour eux la véritable « guerre » était aux Etats-Unis même.
Le séparatisme est avant tout un moment et un enjeu de fierté.

Des femmes dans la lutte

Comme souvent et injustement dans l’histoire, ce sont les figures masculines que l’on retient. Le mouvement pour les droits civiques a pourtant eu également ses figures féminines à l’image du Black Feminism d’Angela Davis qui pensait déjà « l’intersectionnalité » des luttes.
Ces femmes, victimes d’une triple oppression (raciale, patriarcale, de classe), sont un petit peu présentes dans le film : dans une scène, un peu caricaturale certes, il est montré la manière dont elles cherchent à rejoindre le parti et à s’approprier les codes virils qui étaient réservés aux hommes du mouvement. Et cela est vrai : elles ont « dé-patriarcalisé » le Black Panther Party pour en faire un vrai parti mixte.

Une bande-son cool

A l’image des années 70, la bande son de Panther est formidable. En effet avec le cinéma et même bien plus, la musique fut pour l’émancipation noire un véritable manifeste. Elle fût une des étapes dans ce qu’on appelle en sociologie avec Erving Goffman « le retournement du stigmate »  (3) : je cesse d’avoir honte de qui je suis, et je revendique ce que l’on me reprochait. « Black is beautiful » : je suis noir et je suis fier.

Ici donc du James Brown, du Jimi Hendrix…et même une musique « blanche » For What It’s Worth, régulièrement utilisée dans les films engagés (cf la scène d’ouverture de Lord Of War)

La fin d’un espoir

Petit à petit la contestation se tasse et les gangs de dealer remplacent les patrouilles des Panthers : la drogue décime les quartiers noirs. Engagés à se battre « contre le chômage et la drogue », le parti perd largement ce combat. Après la religion, la drogue devient le nouvel « opium du peuple » qui détruit la communauté, comme l’alcool pour les indiens-américains.
Dans le film, les batailles entre les Black Panthers et les dealers annoncent les guerres fratricides entre noirs telles que décrites dans la « New Jack Cinema ».
20 ans après le film, on ose espérer que ce constat a évolué et qu’un mouvement tel que Black Lives Matter soit à l’origine d’une nouvelle politisation des Afro-Américains et plus largement d’une conscientisation des classes populaires.

Panther est donc un film historique plus radical et fun que la soupe habituelle supra-consensuelle que l’on nous sert depuis quelques années sur cette question (à l’image de Selma ou Le Majordome, qui ne sont, bien sûr, néanmoins pas dénués de qualité). Afin de comprendre le contexte dans lequel s’inscrivent les protestations récentes aux Etats-Unis il est utile de le revoir, surtout dans un moment dur pour la communauté noire avec le déferlement de racisme qu’a entraîné l’élection de Donald Trump.

Notes:

(1) DUBOIS Régis Le cinéma des noirs américains : entre intégration et contestation , 2005
(2) MANDELA Nelson, Un long chemin vers la liberté, 1996
(3) GOFFMAN Erving, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, 1963

Crédits photos : https://www.flickr.com/photos/otto-yamamoto/15305646874, auteur : The All-Nite Images