Abandonnés par le Labour, les syndiqués britanniques tentés par Farage

Nigel Farage lors des questions au gouvernement du 11 septembre 2024 à Westminster © House of Commons

Après avoir séduit nombre d’électeurs du parti conservateur, Nigel Farage et son parti Reform UK cible désormais l’électorat de gauche, notamment les travailleurs syndiqués touchés. En plaidant pour la nationalisation de l’acier et accusant la transition écologique d’être la cause de la désindustrialisation, Farage réussit à faire oublier ses positions thatchériennes et Reform UK est désormais en tête des sondages depuis plusieurs semaines outre-Manche. Intimement liés au Labour, dont le bilan au pouvoir est médiocre, les syndicats se retrouvent en difficulté face à cette percée de l’extrême-droite [1].

« J’ai travaillé pendant 22 ans dans l’industrie métallurgique », a déclaré Nigel Farage en avril, commentant la situation précaire de l’aciérie de Scunthorpe. « J’ai vu de nombreuses entreprises avec lesquelles je travaillais fermer leurs portes ou simplement disparaître. »

Que le leader du Reform Pary, en tête des sondages depuis quelques semaines, ait assisté à ces disparitions depuis son bureau de trader en métaux à la City de Londres ne l’a pas empêché d’utiliser son ancienne carrière pour justifier sa présence sur le site phare de British Steel et appeler à la nationalisation du cette entreprise sidérurgique.

Opération séduction

Durant la campagne pour les élections municipales du 1er mai dernier, où son parti a triomphé avec 30% des voix, Nigel Farage, le vice-président du parti Richard Tice et l’ancienne conservatrice devenue maire sous l’étiquette Reform UK Andrea Jenkyns, ont brandi des affiches syndicales sur lesquelles on pouvait lire « Sauvez notre acier ». Les syndicats ont tenu à préciser que ces affiches dataient de cinq ans et ont ajouté : « Le Parti travailliste collabore déjà avec les syndicats et les travailleurs afin d’obtenir le meilleur résultat possible pour Scunthorpe. »

La percée de Reform UK pose un défi aux syndicats : Farage est un opportuniste notoire, et pourtant, c’est son parti pro-business qui exploite le sentiment anti-establishment des travailleurs à travers la Grande-Bretagne.

Cet échange résume bien le défi auquel sont confrontés les syndicats face à la percée de Reform UK : Farage est un opportuniste notoire, et pourtant, c’est son parti pro-business qui exploite le sentiment anti-establishment des travailleurs à travers la Grande-Bretagne. Il se peut que l’argumentaire de Reform n’ait pas encore convaincu les dirigeants syndicaux. Mais cela ne perturbe pas Farage, dont le message s’adresse plutôt à leurs membres. « En tant que parti des travailleurs », a-t-il écrit dans le Daily Mail au début du mois, « nous sommes prêts à être les amis des syndicats ». Des mots étonnants pour un ancien trader qui a longtemps défendu une politique thatchérienne.

Le revirement soudain du parti dépasse le cadre de Scunthorpe. Reform UK a ainsi organisé son congrès gallois de 2024 à Port Talbot, où se trouve une aciérie aujourd’hui fermée. Farage calcule bien ses coups : il s’est retenu de critiquer directement les éboueurs grévistes de Birmingham, a attisé les inquiétudes suscitées par la transition écologique – une préoccupation majeure des syndicats GMB et Unite, qui comptent des membres dans les secteurs de l’énergie et de l’industrie manufacturière – et plaide en faveur de la réindustrialisation de la Grande-Bretagne. Le mois dernier, son acolyte Richard Tice, un millionnaire de l’immobilier, a même « fièrement » arboré un badge syndical à la Chambre des communes.

Sil est encore trop tôt pour dire si l’offensive que mène Reform UK pour séduire les syndiqués produira l’effet électoral escompté, les syndicats Unite et le Communication Workers Union (CWU) ont déjà averti que leurs membres étaient sensibles au message du parti.

Malgré le soutien quasi unanime des dirigeants syndicaux au Parti travailliste (qui a été fondé par les syndicats en 1900, ndlr) lors des élections de l’année dernière, l’adhésion à un syndicat ne garantit plus un vote à gauche ou en faveur du Labour. Face à la surprise suscitée par le revirement de Reform UK en faveur des électeurs syndiqués, il est important de rappeler que le profil démographique des syndiqués du secteur industriel que le parti courtise coïncide largement avec celui des électeurs qui se détournent depuis longtemps du Parti travailliste.

Le profil démographique des syndiqués du secteur industriel que le parti courtise coïncide largement avec celui des électeurs qui se détournent depuis longtemps du Parti travailliste.

Par ailleurs, le mouvement syndical est diversifié : les femmes sont plus nombreuses que les hommes à être syndiquées et la proportion de salariés syndiqués est la plus élevée parmi les travailleurs noirs. De plus, tous les syndicats n’ont pas les mêmes objectifs que ceux proclamés par Reform UK. Pour les syndicats du secteur public qui représentent les employés des administrations locales, la menace que représente le parti Reform pour leurs membres est déjà bien réelle : dix collectivités locales – dont Durham, ancien bastion travailliste et siège du Miners’ Gala, le grand rassemblement annuel des mineurs – et trois mairies ont basculé dans le camp de Reform lors des élections de mai.

Lors du lancement de la campagne électorale du parti en mars, Farage a évoqué son projet de créer un « Doge britannique » dans chaque conseil municipal – en référence au « département de l’efficacité gouvernementale » d’Elon Musk, chargé de réduire les dépenses publiques – et a conseillé aux employés municipaux travaillant sur le changement climatique et la diversité de se chercher un nouvel emploi. Les syndicats des secteurs de la santé et des services, dont les membres sont plus susceptibles d’être des personnes issues de l’immigration, seront probablement alarmés par le racisme du parti, sa position sur l’immigration et l’adoption de l’ancien slogan du British National Party (parti fasciste britannique, ndlr) « Des emplois britanniques pour les travailleurs britanniques ».

Les liens avec le Labour, point faible des syndicats

Si certains de ses membres sont séduits par la nouvelle position pro-travailleurs du parti, le mouvement syndical met en œuvre des tactiques anciennes et nouvelles pour essayer de contenir l’hémorragie. Le Trades Union Congress (TUC), l’organe de coopération entre tous les syndicats, mène campagne sur les points où il estime que Reform UK est le plus faible : les propositions de Farage en faveur d’un système de santé privé, ses relations étroites avec Donald Trump et le fait que ses députés aient voté contre le projet de loi du Parti travailliste sur les droits des travailleurs. Le syndicat est également en train de recruter un responsable chargé spécifiquement de lutter contre l’extrême-droite.

À la veille des élections locales britanniques de mai, le TUC a publié une vidéo sur les réseaux sociaux dans laquelle apparaît l’employé d’une usine de voitures électriques du Cheshire demandant : « Pourquoi Nigel Farage veut-il que je perde mon emploi ?». La vidéo était suivie d’un extrait dans lequel Nigel Farage demandait à son public s’il était prêt à acheter une voiture électrique, ce qui suscita un « non » retentissant.

Le Trades Union Congress mène campagne sur les points où Reform UK est le plus faible : les propositions de Farage en faveur d’un système de santé privé, ses liens étroits avec Donald Trump et le fait que ses députés aient voté contre le projet de loi du Labour sur les droits des travailleurs.

Le secrétaire général du TUC, Paul Nowak, a qualifié Farage de « fraudeur politique et d’hypocrite » se faisant passer pour un défenseur de la classe ouvrière. Ses critiques ne se sont pas limitées au seul leader du Parti. Après les résultats des élections locales de mai, Nowak a averti le Parti travailliste dans le journal The Daily Mirror qu’il n’avait « rien à gagner à essayer de rivaliser avec Reform ». Cependant, il est de plus en plus difficile de rejeter les avances de Farage en raison de l’ambivalence et de l’hostilité des travailleurs envers le parti travailliste de Keir Starmer, auquel ils sont étroitement liés.

Certes, le gouvernement de Keir Starmer, en fonction depuis bientôt un an, a apporté des changements dont les dirigeants syndicaux peuvent affirmer de manière crédible qu’ils profitent à leurs membres : nationalisation des chemins de fer, règlement des conflits sociaux dans le secteur public, investissements dans la transition écologique, augmentation du salaire minimum national et du salaire minimum vital, et projet de loi du Parti travailliste sur les droits des travailleurs. Cependant, ces mesures ne sont encore peu connues du grand public et n’ont pas encore abouti à des améliorations tangibles dans la vie des membres.

Au contraire, ces arguments sont contrebalancés par ce que les membres savent déjà du Parti travailliste : les réductions des allocations pour le chauffage en hiver, le refus de supprimer la limite de deux enfants pour bénéficier des allocations familiales et les coupes prévues dans les prestations d’invalidité. Pour justifier ces dernières, les députés travaillistes utilisent souvent un langage explicitement axé sur le travail : obliger les gens à accepter n’importe quel emploi est logique pour eux, car « tout est dans le nom, le Parti travailliste ».

Les dirigeants syndicaux sont donc confrontés à un dilemme : si, pour attaquer Reform UK, ils évoquent les acquis obtenus auprès du Labour, ils risquent d’être entraînés dans la chute de ce dernier, dont la popularité est particulièrement faible. Beaucoup de militants estiment en effet que leurs syndicats soutiennent mécaniquement le Parti travailliste sans obtenir de véritable contrepartie. Farage le sait et cherche déjà à semer la discorde entre les adhérents et les dirigeants syndicaux. À la suite des gains électoraux du parti en mai, la secrétaire générale du syndicat Unison, Christina McAnea, a exhorté le personnel des conseils municipaux contrôlés par Reform à adhérer à un syndicat afin de s’assurer que le parti ne « joue pas avec la loi ». Farage a rétorqué : « Au lieu de nous attaquer, ils devraient essayer de comprendre pourquoi tant de leurs membres nous soutiennent et adhèrent à notre parti. »

Le vote pour Reform UK, une réponse au vide politique

Pour Lewis Norton, organisateur du syndicat Unite qui a mené des recherches sur les discours d’extrême-droite parmi les travailleurs industriels, le problème vient du fait que les syndicats ont fui les combats politiques : « Reform comble un vide, un espace qui était autrefois occupé par la gauche », explique-t-il. Lorsque les cotisations syndicales ont récemment augmenté, il a entendu des membres déclarer : « Je préfère garder mon adhésion à Reform UK plutôt que celle à mon syndicat ».

C’est pourquoi il estime qu’une campagne axée sur la malhonnêteté de Reform UK – un ancien disciple de Thatcher ne pourrait jamais défendre les travailleurs – a ses limites. « L’idée que Reform UK vous ment, que ce sont des fascistes en pantoufles, cela ne passe plus, même si tout cela est crédible. Aujourd’hui, nos membres disent : « Mais c’est Reform UK qui intervient. C’est eux qui agissent concrètement. » « Nous pouvons continuer à affirmer que l’équipe de Reform est malhonnête, que ce sont des loups déguisés en agneaux. Mais cela aurait beaucoup plus de poids si nous pouvions présenter un argument économique concurrent et déclarer : « Voici ce que nous allons faire, voici ce pour quoi nous allons nous battre. »

C’est également l’avis de Lee Hunter, qui travaille au sein des services de lutte contre les incendies depuis plus de 20 ans et préside le syndicat des pompiers de la région Nord-Ouest. Cette région couvre Runcorn et Helsby, où le parti Reform UK a renversé la majorité de 14.700 voix du parti travailliste lors des élections partielles de mai. À l’approche des élections, Hunter et d’autres pompiers en service sont descendus dans les rues de la circonscription pour distribuer aux électeurs des tracts affirmant que « Reform UK fait partie de l’establishment ». Leur message était simple : « Nous pensons que Reform UK va nuire à nos membres et à nos communautés. »

Alors que les piétons ne s’arrêtaient pas pour des groupes tels que Stand Up to Racism ou d’autres partis politiques en campagne électorale, ils s’arrêtaient pour Hunter. « Les pompiers bénéficient encore dans nos communautés d’un niveau de confiance que beaucoup d’autres personnes en uniforme n’ont plus. On pouvait littéralement voir les barrières entre nous tomber », a-t-il déclaré. Pour Hunter, l’approche de Reform UK repose essentiellement sur l’action de « pointer du doigt les groupes minoritaires et de dire : « vous devez avoir peur d’eux ». « Il s’agit d’une manœuvre politique bien connue, qui vise simplement à créer des ennemis communs. »

La tâche de Reform a été facilitée par ce qu’il considère comme un recul des mouvements syndicaux dans la défense d’une solidarité plus large au sein de la classe ouvrière. « Nous avons observé que les syndicats se sont repliés sur eux-mêmes et s’efforcent de répondre aux besoins et aux attentes de leurs membres », a déclaré M. Hunter. « Ils se battent pour les salaires, les conditions de travail et les avantages sociaux. C’est tout à fait légitime. »

La diminution du nombre de leurs membres a conduit les syndicats à se replier sur un terrain plus restreint, défendant leurs propres intérêts. Cette situation, combinée à une approche plus conciliante envers les employeurs, a permis à Reform UK de redéfinir de manière crédible l’ennemi commun.

Cependant, ce faisant, les syndicats ont renoncé à mener un débat politique plus large. « Si l’on ne s’intéresse pas à ceux qui détiennent le pouvoir, a déclaré Hunter, c’est une bataille perdue d’avance ». La diminution du nombre de leurs membres a conduit les syndicats à se replier sur un terrain plus restreint, défendant leurs propres intérêts. Cette situation, combinée à une approche plus conciliante envers les employeurs, a permis à Reform de redéfinir de manière crédible l’ennemi commun, qui n’est plus « nous » et « eux », les « travailleurs » contre les « patrons », mais « eux », qui englobe les travailleurs migrants, les personnes transgenres et un ensemble nébuleux d’élites.

L’approche de Reform s’est avérée extrêmement efficace lors des élections locales. « Nous avons désormais des circonscriptions du Lancashire dirigées par un conseil municipal Reform », rappelle Hunter. « Nous sommes très préoccupés par les conséquences que cela pourrait avoir pour l’avenir des services d’incendie et de secours du Lancashire. »

L’absence d’argument économique chez le parti d’en face est particulièrement flagrante, notamment au sujet de ce que Tice qualifie de « net stupid zero » (zéro net stupide, en référence à l’objectif de zéro émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici 2050, ndlr), que Farage estime être à l’origine de la désindustrialisation. Malgré l’engagement climatique du Parti travailliste à hauteur de 15 milliards de livres sterling et la mise en place du programme Great British Energy, la position du Labour sur la transition écologique est modérée, confuse et le met en conflit avec les syndicats.

Le mois dernier, alors que la raffinerie de pétrole de Grangemouth cessait ses activités, la secrétaire générale du syndicat Unite, Sharon Graham, a averti Starmer : « Le gouvernement doit passer de la parole aux actes et commencer à investir dans la Grande-Bretagne et les industries vertes. S’il ne le fait pas, il ne faudra pas s’étonner que les travailleurs votent avec leurs pieds. » Le « zéro net », que Farage a qualifié de « prochain Brexit », a été au cœur des attaques de Trump contre les Démocrates lors des élections américaines de l’année dernière. Lorsque le syndicat United Automobile Workers (ndlr : lire notre interview avec son leader ici) s’est mis en grève en 2023, Trump a déclaré : « Vous pouvez être loyaux envers les travailleurs américains, ou vous pouvez être loyaux envers les fanatiques de l’environnement. Mais pas les deux, c’est l’un ou l’autre. »

Le syndicat n’a pas tardé à souligner que Trump avait délivré ce message, destiné aux membres du syndicat, dans une entreprise non syndiquée. Cependant, tout comme les accusations de Community concernant les affiches obsolètes de Reform UK intitulées « Save Our Steel », ce type de message vise moins à s’adresser directement aux travailleurs qu’à profiter de l’ouverture politique que procure le fait d’être perçu comme s’adressant aux travailleurs.

Hunter s’est souvenu d’une conversation avec un membre dans le Merseyside : « Il m’a informé qu’il allait voter pour Reform, et je lui ai demandé pourquoi. Il m’a répondu : « Parce que nous avons besoin de changement. » Je lui ai demandé : « Quel changement Reform propose-t-il ? » Et il m’a répondu : « Ils proposent le changement. » Je lui ai demandé : « Mais lequel ? » Et il n’a pas su me répondre. » Un échange qui témoigne de la puissance du message dégagiste développé par Nigel Farage.

[1] Article de notre partenaire Novara Media, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Nigel Farage, futur leader de la droite britannique ?

Nigel Farage, figure du Brexit et leader du Reform Party. © Gage Skidmore

L’élection générale organisée aujourd’hui au Royaume-Uni devrait largement rebattre les cartes de la politique d’Outre-Manche. Après 14 ans au gouvernement, le Parti conservateur, extrêmement impopulaire, sera violemment balayé. Si les travaillistes du Labour devraient largement l’emporter et les libéraux démocrates peuvent espérer en profiter pour devenir le second parti en nombre de députés, cette élection devrait aussi sonner le grand retour de Nigel Farage. Trublion de la politique britannique depuis plus de 20 ans, le chef du camp du Brexit entend profiter du rejet des Tories pour incarner le renouveau de la droite avec son Reform Party. Si le fond du projet de Farage reste très libéral, plusieurs mesures visent à séduire les Britanniques déclassés, qui ne se reconnaissent plus ni dans le thatchérisme des conservateurs, ni le blairisme incarné par Keir Starmer. Article de notre partenaire Novara Media, traduit par Alexandra Knez.

Selon l’institut de sondage britannique Survation, Nigel Farage est en bonne voie pour être élu député de Clacton, provoquant ainsi ce qui serait le plus grand basculement électoral de l’histoire de la politique britannique. Selon les données de l’institut de sondage, le leader du tout nouveau Reform Party, présidé par Nigel Farage, pourrait remporter 42 % des suffrages, les conservateurs 27 % et les travaillistes 24 %. Rappelons ici que les élections britanniques n’ont qu’un seul tour et que le candidat arrivé premier, même d’une voix, est automatiquement élu.

Survation n’est pas le seul institution à prédire cette victoire : d’après Ipsos, le Reform pourrait même recueillir 53 % des voix à Clacton ! Lors des dernières élections parlementaires britanniques il y a cinq ans, c’est le candidat conservateur, Giles Watling, qui avait obtenu près des trois quarts des voix dans cette circonscription. Après 2019, cette circonscription était considérée comme la cinquième plus sûre pour les Tories.

Considérer Farage comme un phénomène purement médiatique est tentant : c’est un showman capable d’exploiter toutes les opportunités pour attirer les caméras de télévision, se faire inviter à Question Time (émission politique phare de la BBC, ndlr) ou devenir un phénomène viral sur TikTok. Si cette constatation est juste, il est de plus en plus évident que sa politique et sa rhétorique évoluent à mesure qu’il se crée un nouvel espace, non seulement après le Brexit, mais aussi à mesure que le niveau de vie de la population britannique stagne. Exit le thatchérisme pur et dur. À sa place, Farage opte pour une sorte de nationalisme assorti de quelques protections sociales qui rappelle davantage le parti Droit et Justice en Pologne, ou celui de Viktor Orbán en Hongrie. Parallèlement, son programme est particulièrement tourné vers la défense des petites entreprises. Si la Grande-Bretagne est vraiment une nation de commerçants, comme le disait Napoléon, Farage souhaite être leur porte-parole.

Exit le thatchérisme pur et dur. À sa place, Farage opte pour une sorte de nationalisme assorti de quelques protections sociales qui rappelle davantage le parti Droit et Justice en Pologne, ou celui de Viktor Orbán en Hongrie.

La droite pro-Brexit, au-delà du courant conservateur, a longtemps eu des allures très thatchériennes. Outre Farage lui-même, il y a eu des gens comme Douglas Carswell (député conservateur, passé ensuite au UKIP, ndlr), Matthew Elliott (lobbyiste libertarien, ndlr) et Daniel Hannan (ancien eurodéputé conservateur, ndlr) qui ont tous défendu l’idée qu’une sortie de l’UE permettrait une plus grande déréglementation et un étatisme plus restreint. Malgré leur influence bien réelle, ces personnalités – que l’on retrouve généralement en train d’errer à Westminster au sein des think tanks spécialisés dans le libre marché – restent façonnés idéologiquement par le succès historique de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan dans la sphère anglo-saxonne. Farage et son Reform Party passent progressivement à autre chose et s’alignent plus étroitement sur les tendances observées en Europe continentale.

Prenez le manifeste du parti : il est « pro business », mais d’une manière très différente de celle préconisée par la Confédération de l’industrie britannique, les conservateurs et les innombrables experts télévisés qui répètent inlassablement cette formule. Le Reform Party prévoit de relever le seuil d’assujettissement à l’impôt sur les sociétés à 100.000 livres sterling (contre 50.000 livres actuellement), ce qui, selon le parti, permettrait de venir en aide à plus de 1,2 million de petites et moyennes entreprises. L’impôt sur les sociétés lui-même passerait progressivement de 25 % à 15 % et, surtout, le seuil de la TVA passerait à 150.000 livres (contre 90.000 actuellement).

Par ailleurs, et c’est plus intéressant, il y a la promesse d’abolir les taux d’imposition pour les petites et moyennes entreprises des centres-villes, financée par une « taxe sur la livraison de produits achetés en ligne » de 4 % imposée aux « grandes entreprises multinationales ». L’objectif, selon le document, est de « créer des conditions de concurrence plus équitables pour les commerces de proximité ». Une telle proposition aurait été impensable pour l’administration du conservateur David Cameron – et on peut presque imaginer Peter Mandelson, spin doctor de Tony Blair – se moquer de l’idée. Ce n’est assurément pas du copier-coller du thatchérisme.

Surtout, c’est politiquement astucieux. Aider le commerce de proximité en faisant payer les grandes entreprises ne peut qu’être populaire. Pour reprendre les termes de Dan Evans, auteur de A Nation Of Shopkeepers : The Unstoppable Rise of The Petty Bourgeoisie, le succès du trumpisme tient en partie à sa stratégie qui consiste à opposer (avec succès, en 2016) le « capital familial » au « capital national et mondialisé ». Il semblerait que Farage tente de s’en inspirer. Lorsque le parti affirme qu’il soutient les entreprises, il s’adresse ouvertement aux petits bourgeois – et non aux grandes chaînes de supermarchés, aux géants de l’industrie et aux consultants Linkedin que l’establishment politique estime être les meilleurs représentants de l’entreprise privée.

En outre, le Reform Party ne manque pas d’autres propositions populistes qui semblent plus de gauche que de droite. Le parti propose ainsi d’effacer les dettes des étudiants pour chaque année où les médecins, les infirmières et le personnel médical travaillent dans le National Health Service (NHS). Après dix ans de service, les dettes étudiantes de ces soignants seraient effacées. Cette proposition est extraordinairement populaire : 76 % du public y sont favorables.

Normalement, ce serait au parti travailliste de proposer ce type de mesure, à minima comme première étape pour supprimer les frais d’inscription à l’université en général, mais aussi pour arrêter la fuite des cerveaux du NHS. Aujourd’hui, l’infirmière moyenne a une dette étudiante de 48 000 livres. Il est frappant de constater que Farage leur offre plus que Keir Starmer, le chef du Labour. Plus largement, le Reform Party propose de supprimer les intérêts sur les prêts étudiants pour tous les diplômés : pas de quoi renverser la table, mais toujours plus que le Labour.

Encore plus remarquable, le manifeste du parti déclare : « Le contribuable britannique doit avoir le contrôle des services publics britanniques. » Ainsi, Reform souhaiterait que « 50 % de chaque entreprise de service public redevienne une propriété publique », les 50 % restants pouvant être « détenus par des fonds de pension britanniques, les services bénéficiant ainsi d’une nouvelle expertise et d’une meilleure gestion ».  L’idée que l’État puisse contrôler des actifs à une telle échelle rappelle le modèle français de l’Agence des participations de l’État, l’organisme gouvernemental chargé de gérer les participations de l’État dans les entreprises d’importance stratégique. Il semble que, dans certains secteurs au moins, Farage et son second, Richard Tice, prônent désormais un dirigisme à la française. Une sorte de mélange entre gaullisme et GB News (équivalent britannique de CNews, ndlr).

En matière industrielle, le Reform Party se focalise sur la relance de l’industrie de défense. Le parti prévoit ainsi d’ « introduire des incitations et des allègements fiscaux pour stimuler l’industrie de la défense britannique. Améliorer l’autosuffisance en matière d’équipement et fabriquer des produits mondialement reconnus pour l’exportation ». Il y a peu de chances que cela conduise à une relance significative de la fabrication d’armes au Royaume-Uni, mais l’idée que l’État puisse offrir des incitations aux entreprises privées qui produisent était inconcevable dans ces cercles idéologiques il y a quelques années. La crise du Covid, l’inflation et la baisse du niveau de vie, la guerre en Ukraine et le sentiment général de déclin continu ont rendu ces idées beaucoup plus populaires auprès du public. Les populistes suivent inévitablement le mouvement.

Pour cette élection, Farage cherche à séduire les anciens électeurs conservateurs, mécontents de la gestion catastrophique du pays. Alors que le Labour promet la poursuite de l’orthodoxie libérale, il pourrait bien séduire nombre de ses électeurs lors de la prochaine élection.

Parmi les autres points forts mis en avant par Farage, citons « l’éducation gratuite pendant et après le service » pour les membres des forces armées, ainsi que le remplacement des « dirigeants de la fonction publique par des professionnels performants du secteur privé, nommés par le pouvoir politique en place, et qui vont et viennent avec les gouvernements ». En d’autres termes, il s’agirait du plus grand bouleversement de la fonction publique moderne depuis sa création par le rapport Northcote-Trevelyan en 1854. En matière institutionnelle, le Reform Party va bien plus loin que les partis traditionnels, en proposant le passage à un scrutin à la proportionnelle pour la Chambre des communes (équivalent de l’Assemblée nationale, ndlr) et la réduction de la taille de la Chambre des Lords qui deviendrait élective (l’équivalent britannique du Sénat compte encore des personnes nommées par le roi, ndlr). Pour couronner le tout, Farage a récemment déclaré qu’il supprimerait le plafond des allocations parentales accordées pour deux enfants afin d’encourager les familles à avoir plus d’enfants – ce que la travailliste Angela Rayner a refusé de faire si son parti arrive au pouvoir. 

Bien sûr, Farage a souvent fait des promesses mensongères, mais des initiatives politiques comme celle-ci sont la preuve flagrante que Farage et Reform ont bien compris que quelque chose a changé. Pour cette élection, il cherche à séduire les anciens électeurs conservateurs, âgés et mécontents de la gestion catastrophique du pays. Alors que le Labour promet la poursuite de l’orthodoxie libérale, il pourrait bien séduire nombre de ses électeurs lors de la prochaine élection. En s’inspirant des politiques pseudo-sociales de l’extrême-droite d’Europe centrale plutôt de Thatcher et Reagan, Farage comprend que le monde a changé. Jusqu’à récemment, il était idéologiquement proche de Liz Truss, l’éphémère Première ministre ultra-libérale qui a causé une crise financière en à peine un mois au pouvoir. Cette dernière est maintenant la risée de tout le pays, tandis que Farage est la personnalité politique la plus populaire Outre-Manche. L’ancien trader en matières premières a repéré une lacune importante sur le marché politique, et il pourrait bien trouver de nombreux investisseurs.

Pourquoi associer le Brexit à l’extrême-droite est trop simpliste

Le Premier ministre britannique Boris Johnson célébrant le Brexit le 31 janvier 2020. © Number 10

Le vote britannique en faveur d’une sortie de l’Union européenne est souvent présenté comme une percée de l’extrême droite. Toutefois, à mesure que les partis anti-immigration se multiplient dans l’UE, la prétention de l’Union européenne à vouloir représenter les valeurs internationalistes semble devoir être sérieusement remise en question. L’analyse du vote des Britanniques non blancs lors du référendum de 2016 invite ainsi à une analyse plus nuancée. Par Hans Kundnani, traduction par Alexandra Knez [1].

Au cours de la dernière décennie, et plus particulièrement depuis 2016, la tendance à considérer la politique nationale et internationale d’une manière extraordinairement simpliste s’est généralisée. La politique internationale est largement perçue comme une lutte entre autoritarisme et démocratie, et son pendant national comme une lutte entre centristes libéraux et « populistes » illibéraux, ces derniers étant à leur tour alignés sur des États autoritaires comme la Russie et bénéficiant de leur soutien. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine il y a deux ans, cette propension à voir la politique en termes de « gentils » et de « méchants » s’est encore accentuée.

L’une des conséquences de cette pensée binaire a été de placer sur un pied d’égalité toute une série de personnalités, de mouvements et de partis hétérogènes à travers le monde, qui suivraient une « feuille de route populiste ». Dans le cas du référendum britannique sur la sortie de l’UE en 2016, cet usage abusif du concept de populisme a même été élargi pour inclure un processus de décision démocratique prise par référendum. Les opposants au Brexit, au Royaume-Uni et ailleurs, ont interprété cette sortie de l’UE comme étant intrinsèquement d’extrême droite et l’ont présenté comme un équivalent britannique de la victoire électorale de Donald Trump aux États-Unis quelques mois plus tard.

Derrière le vote Brexit, des motivations très diverses

Pourtant, le Brexit a été en réalité un phénomène beaucoup plus complexe et évolutif. Des acteurs politiques de tous horizons ont avancé toutes sortes d’arguments en faveur de la sortie de l’UE. Bien que les arguments de droite aient été les plus visibles, la gauche d’Outre-Manche avait également de nombreuses raisons de souhaiter une sortie de l’UE. Plus largement, nombres d’arguments liés aux enjeux de démocratie et de souveraineté étaient difficiles à classer selon un clivage gauche/droite. Lors du référendum de juin 2016, les électeurs n’ont pas été invités à choisir entre des partis dont les programmes exposaient des positions politiques, mais à répondre à une simple question : faut-il quitter l’UE ou y rester ? Établir un lien entre le Brexit et l’extrême droite obscurcit non seulement ce qui s’est réellement passé en 2016, mais aussi la trajectoire de la société britannique depuis ce vote.

Les recherches dont nous disposons aujourd’hui sur les raisons pour lesquelles 17,4 millions de personnes ont voté pour quitter l’UE révèlent un tableau extrêmement complexe, ce qui n’a pas empêché de nombreux commentateurs et analystes, tant au Royaume-Uni qu’ailleurs, de porter des jugements simplistes et fallacieux sur les causes ou la signification du Brexit. Plus particulièrement, cette signification est souvent ramenée à la rhétorique d’hommes politiques comme Nigel Farage ou associée à des stéréotypes simplistes à propos des catégories d’électeurs, comme la « classe ouvrière blanche », dont on dit qu’elle a été à l’origine du vote en faveur de la sortie de l’UE.

Un coup d’œil sur la perception de l’UE par les Britanniques non blancs – dont un tiers, soit environ un million de personnes, ont voté pour une sortie de l’UE – suffit à compliquer encore ce tableau. Pour certains d’entre eux, le vote en faveur du Brexit n’était pas tant une manifestation de racisme que son contraire : un rejet de l’UE en tant que bloc que beaucoup considèrent comme raciste. En particulier, certains considèrent la liberté de circulation comme une sorte de discrimination à leur égard en faveur des Européens – toute personne originaire de Bulgarie, par exemple, avait le droit de s’installer librement au Royaume-Uni, alors que de nombreux citoyens britanniques non blancs ne pouvaient pas faire venir les membres de leur propre famille, leur pays d’origine étant situé hors d’Europe.

Certes, les deux tiers des Britanniques non blancs qui se sont rendus aux urnes le 23 juin 2016 ont voté pour rester dans l’UE, soit une proportion plus élevée que l’ensemble de la population (48%). Néanmoins, il est clair qu’ils ont eu tendance à s’identifier encore moins à l’UE et à l’idée de l’Europe que les Britanniques blancs. Les raisons en sont multiples : la façon dont, historiquement, « européen » signifiait « blanc » ; le sentiment que l’Europe continentale (en particulier l’Europe centrale et orientale) est plus hostile aux personnes de couleur que la Grande-Bretagne ; et la perception que l’UE n’avait pas fait grand-chose – certainement beaucoup moins que le Royaume-Uni – pour les protéger contre les discriminations raciales.

Pour certains, les mesures désespérées prises par le gouvernement conservateur depuis quelques années pour « arrêter les bateaux », c’est-à-dire empêcher les demandeurs d’asile d’atteindre le Royaume-Uni, confirment que le Brexit était bien un projet d’extrême droite depuis le début. Ces mesures extrêmes à l’encontre des demandeurs d’asile s’inscrivent pourtant dans une tendance européenne plutôt que spécifiquement britannique. La différence entre l’approche des soi-disant « populistes » et celle des centristes sur l’enjeu migratoire semble difficile à discerner. Ainsi, la stratégie du gouvernement britannique consistant à envoyer les demandeurs d’asile au Rwanda a déjà été mise en pratique par le gouvernement social-démocrate du Danemark.

En outre, quelles que soient les intentions de ceux qui ont fait campagne et voté en sa faveur, le Brexit n’a pas du tout entraîné une diminution générale de l’immigration, mais plutôt une augmentation spectaculaire. Il est vrai que le nombre de citoyens de l’UE vivant au Royaume-Uni en vertu du principe de libre circulation a diminué. Mais on a assisté à une augmentation considérable de l’immigration non européenne – en particulier en provenance d’anciennes colonies britanniques comme l’Inde et le Nigéria. Ces évolutions soulèvent la question de savoir si, après le Brexit, le Royaume-Uni deviendra effectivement une société davantage multiculturelle et multiraciale qu’elle ne l’a jamais été pendant près de cinq décennies au sein de l’UE et de son prédécesseur, la Communauté européenne.

Nationalisme et régionalisme

Le fait d’identifier la décision de quitter l’UE à l’extrême droite est le reflet de deux phénomènes voisins très répandus en Europe mais qui existent également aux États-Unis, en particulier chez les progressistes. Premièrement, la volonté d’idéaliser l’UE en tant que projet cosmopolite et post-national, donc incompatible avec les idées de l’extrême-droite, voire aux antipodes de celles-ci. Deuxièmement, une tendance à rejeter tous les nationalismes comme étant une force intrinsèquement négative dans la politique internationale, plutôt que de faire une distinction entre les différentes versions de ce nationalisme.

Il est clair que l’Union européenne est un projet anti ou post-nationaliste – malgré les arguments d’historiens révisionnistes comme Alan Milward qui affirment qu’au cours de sa première phase, l’intégration européenne était supposée « sauver » l’État-nation après la Seconde Guerre mondiale plutôt qu’à le surmonter ou à le dépasser. Mais surtout depuis la fin de la guerre froide, les « pro-européens » – c’est-à-dire les partisans de l’intégration européenne sous sa forme actuelle – sont allés plus loin en l’idéalisant comme un projet cosmopolite. Le sociologue Ulrich Beck et le philosophe Jürgen Habermas ont notamment œuvré à théoriser l’idée d’une « Europe cosmopolite » dans les années 2000.

Cependant, en imaginant l’UE de cette manière, on a tendance à confondre l’Europe avec le monde. On imagine que lorsque quelqu’un dit « je suis européen » et rejette ainsi l’identité nationale, il dit qu’il est un citoyen du monde plutôt que d’une région particulière. On imagine qu’en supprimant les obstacles à la circulation des capitaux, des biens et des personnes en Europe – l’essence même de l’intégration européenne – l’UE s’ouvre en quelque sorte au monde. Quitter l’UE est donc perçu comme un rejet non seulement de l’Europe, mais aussi du monde qui l’entoure, malgré le discours du gouvernement conservateur centré sur l’idée d’une « Grande-Bretagne globale ».

Cette idéalisation de l’UE a pour conséquence le rejet indifférencié du nationalisme en tant que « force obscure, élémentaire et imprévisible de la nature primitive, menaçant le calme ordonné de la vie civilisée », comme l’a exprimé le politologue indien Partha Chatterjee. C’est une tendance qui se manifeste dans toute l’Europe. Ainsi, dans son dernier discours devant le Parlement européen en 1995, le président français François Mitterrand déclarait simplement : « Le nationalisme, c’est la guerre ». Compte tenu de sa propre expérience désastreuse de l’État-nation, il n’est pas surprenant que l’Allemagne partage particulièrement attachée ce point de vue.

Il semblerait même parfois que les gens ne se contentent pas d’associer le nationalisme à l’extrême droite, mais qu’ils les confondent – ou, pour le dire autrement, qu’ils pensent que ce qui caractérise l’extrême droite, c’est qu’elle est nationaliste. En Allemagne, les membres de l’Alternative für Deutschland sont ainsi souvent qualifiés de nationalistes allemands, comme si c’était là leur principal défaut, au détriment de leurs idées d’extrême droite – notamment leur approche des questions liées à l’identité, à l’immigration et à l’islam.

Plutôt que de rejeter purement et simplement tout attachement à la nation, une meilleure façon d’envisager le nationalisme serait d’en distinguer les différentes versions. Nous pouvons notamment faire la distinction entre un nationalisme ethnique/culturel d’une part et un nationalisme civique d’autre part – une distinction conceptuelle qui remonte à l’ouvrage de Hans Kohn intitulé The Idea of Nationalism : A Study in Its Origins and Background, publié pour la première fois en 1944. Cette distinction peut également s’appliquer à l’UE en tant que projet régionaliste, que nous pouvons considérer comme analogue au nationalisme, à l’échelle plus large d’un continent.

Si nous réfléchissons de manière plus nuancée aux différents types de nationalisme et aux différents types de régionalisme, nous constatons que l’extrême droite peut influencer à la fois un État-nation comme le Royaume-Uni et un projet d’intégration régionale comme l’UE. Quitter l’UE n’est pas en soi un acte d’extrême droite – on peut également imaginer le Royaume-Uni post-Brexit selon une optique de gauche. Inversement, ce n’est pas parce que l’UE est un projet post-nationaliste qu’elle ne peut pas être rattrapée par l’extrême droite. En fait, alors que l’extrême droite progresse dans toute l’Europe et que le centre droit se calque de plus en plus sur elle, notamment sur les questions d’identité, d’immigration et d’islam, il semble que ce soit exactement la direction dans laquelle l’UE s’engage.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « No, Brexit Didn’t Make Britain a Far-Right Dystopia ».

Plus Keir Starmer se rapproche du pouvoir, plus le Labour s’éloigne du monde du travail

Keir Starmer, leader du Labour Party au Forum Economique Mondial de Davos en 2023. © World Economic Forum

Le bilan catastrophique des Conservateurs britanniques, qui a conduit à deux changements de Premier ministre l’an dernier, promet une victoire électorale aux travaillistes l’an prochain. Mais si le parti se prétend toujours de « gauche », sa récente conférence annuelle, gangrenée par les lobbyistes en tout genre, donne le ton sur le programme que Keir Starmer entend mettre en oeuvre : le Labour se présente comme une équipe de secours compétente pour les capitalistes britanniques, tout en disant au citoyen lambda que ses besoins sont trop coûteux pour être satisfaits. Par Coll McCail, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon [1].

Il y a cinq ans, la conférence du Parti travailliste était une mer de drapeaux palestiniens. Les délégués avaient alors voté à une écrasante majorité en faveur de la suspension des ventes d’armes à Israël, en solidarité avec le peuple palestinien. Cette année, lors de la conférence du Labour à Liverpool, ces mêmes fabricants d’armes ont été accueillis à bras ouverts. Boeing, qui a accepté en début d’année de fournir vingt-cinq avions de combat à l’armée de l’air israélienne, a sponsorisé les événements organisés en marge de la conférence par le magazine de gauche New Statesman. Ils ont été rejoints par un ensemble d’entreprises du secteur des énergies fossiles, par des banques et par des lobbyistes de l’industrie déterminés à courtiser le « gouvernement en devenir ». L’époque où un activiste anti-guerre dirigeait le parti semble bien lointaine.

Les représentants d’entreprises forment désormais près d’un tiers des participants à la conférence. Les délégués syndicaux, quant à eux, ne représentent plus guère que 3 % des participants, alors même que le parti a été fondé par les syndicats et que des liens forts avaient été rebâtis sous l’ère Corbyn. Malgré ce déséquilibre, les dirigeants continuent à limiter l’influence des membres. Il y a quelques semaines, le comité exécutif national (NEC) du Parti a décidé que, l’année prochaine, seules les motions considérées comme « contemporaines » seraient autorisées au programme. Cette mesure, qui constitue un pas de plus vers une véritable mise en scène de l’événement, permettra aux dirigeants de réduire la place accordée aux points de vue qui ne correspondent pas aux leurs.

Avec un débat muselé et un pouvoir confisqué aux membres, quel est l’objectif de la conférence de cette année ? Un examen plus approfondi des sponsors qui participent aux événements organisés en marge de la conférence par le New Statesman nous apporte des éléments de réponse. Pour Ovo Energy et SSE, l’objectif est sans aucun doute de rappeler le rôle important du marché privé de l’énergie dans la lutte contre le réchauffement climatique. Le fournisseur privé de soins de santé Bupa cherche quant à lui à séduire Wes Streeting, probable futur ministre de la santé, qui s’est exprimé sur la possibilité de privatiser davantage le National Health Service (NHS), l’équivalent britannique de la Sécurité sociale. Des groupes financiers tels que TheCityUK, Santander et TSB tentent eux de mettre la main sur le fonds d’investissement vert de 28 milliards de livres promis par le Parti travailliste – une tâche qui s’annonce relativement facile.

La conférence de cette année confirme le virage à droite de Keir Starmer et représente bien plus qu’une trahison de la confiance des membres du Parti travailliste ou des principes énoncés au dos des cartes d’adhérent. C’est la question politique elle-même qui a été bannie du Parti travailliste.

La politique se résume au fond à la confrontation d’intérêts divergents. Historiquement, le Labour porte un conflit entre le grand nombre de ceux qui produisent la richesse et le petit nombre de ceux qui en profitent, c’est-à-dire la lutte des classes entre le travail et le capital. C’est ce que Starmer est déterminé à ignorer. Content de se laisser porter par les vents politiques dominants, le Parti travailliste annonce aux classes populaires qu’il ne lui appartient pas de « prendre parti » dans les conflits sociaux, dont l’ampleur est pourtant inédite depuis l’ère Thatcher. Les militants pour le climat sont priés de « se lever et de rentrer chez eux ». Alors que certains maires tentent de lutter contre la grande précarité qui touche environ 30% des enfants en leur offrant des repas gratuits à l’école et que de nombreux parents réclament cette mesure d’urgence, Starmer la rejette en arguant que « la crédibilité économique du pays doit d’abord être reconstruite ».

Starmer se déclare prêt à réparer la « Grande-Bretagne brisée », mais freine les aspirations des citoyens à un véritable changement en rétrécissant constamment les horizons du Parti. Sans jamais expliquer ce qu’elles sont, ni qui les fixe, les politiciens travaillistes évoquent des « règles fiscales » qui les contraignent à respecter les engagements budgétaires déjà pris par le gouvernement conservateur de Rishi Sunak. Leur promesse à l’électorat est de maintenir le cap, et non pas d’en changer.

L’après social-démocratie

Il s’agit également d’un changement plus large dans la manière de faire de la politique, le modèle traditionnel des partis de masse étant mis à mal. La politique des classes a été remplacée par un clientélisme éphémère, l’identité du Parti travailliste étant mise sur le marché comme n’importe quel bien de consommation. Les dirigeants actuels sont prêts à accélérer ce processus de dissociation avec la politique des classes et à éloigner encore davantage le Parti travailliste de sa base historique, la classe ouvrière. Derrière la promesse du Labour visant à une meilleure gestion se cache un vide quant à l’identité que le parti entend représenter, ce vide étant maintenant prêt à être occupé par le plus offrant. L’offre politique du Labour a été bien résumée par une question posée à un membre du gouvernement fantôme de Starmer sur la chaîne britannique Channel 4 : « donc, ce que vous offrez c’est juste plus de compétence, c’est bien ça ? ».

La politique des classes a été remplacée par un clientélisme éphémère, l’identité du Parti travailliste étant mise sur le marché comme n’importe quel bien de consommation.

Cet été, l’équipe de Starmer a réalisé son vœu de rencontrer des représentants du Parti démocrate américain. Loin d’être une simple rencontre avec des progressistes partageant les mêmes idées, cet épisode témoigne de l’adhésion des travaillistes à la cause atlantiste et donne un aperçu de la manière dont les dirigeants entendent gérer le Parti. Il est bien clair qu’ils sont déterminés à abandonner les principes fondamentaux de la social-démocratie.

Certes, ce processus est antérieur à l’élection de Starmer et s’est rapidement accéléré au cours des années du New Labour. Souvenons-nous de Tony Blair qui criait « Modernisez-vous ou mourez » tandis que la machine centralisée de son parti rompait ce qui restait du lien du Labour avec les communautés de la classe ouvrière, prenant les militants et l’électorat pour acquis. En 2004, après sept ans de gouvernement travailliste, le nombre de membres avait diminué de moitié.

Le leadership de Jeremy Corbyn, entre 2015 et 2020, a inversé cette tendance et le nombre de membres du Parti travailliste est passé à plus d’un demi-million. Toutefois, depuis ce pic, plus de 170.000 personnes ont annulé leur prélèvement automatique et le nombre d’adhérents est tombé à 385.000. Depuis son élection en 2020, Keir Starmer s’est fixé comme priorité de réduire le nombre de membres du Parti travailliste, en reprenant le flambeau laissé par Blair. Le NEC du Parti a approuvé une série de mesures visant à restreindre l’influence des membres. Leur dernière proposition vise à réduire le nombre de cadres locaux du parti, considérés comme peu utiles. En bref, le Labour de Keir Starmer ne veut que des adhérents passifs, qui frapperont aux portes pour rallier les électeurs au moment des élections, mais qui ne diront pas grand-chose sur la façon dont le parti est dirigé.

Le Labour de Keir Starmer ne veut que des adhérents passifs, qui frapperont aux portes pour rallier les électeurs au moment des élections, mais qui ne diront pas grand-chose sur la façon dont le parti est dirigé.

On peut déjà voir les effets de l’approche de Starmer en consultant les comptes du Parti travailliste. Lorsqu’il a été élu à la tête du parti en 2020, le financement par les syndicats représentait 80 % des dons au parti. Ce chiffre n’était plus que de 11 % au dernier trimestre, et les donateurs privés ont pris le dessus. Des pans entiers de la City estiment désormais qu’un gouvernement travailliste serait le résultat électoral le plus « favorable au marché ».

Les dirigeants ont exclu les questions politiques du Parti travailliste, comme en témoigne le dernier congrès. En cette ère « post-politique », comme l’a écrit l’essayiste Mark Fisher dans Le réalisme capitaliste, « la guerre des classes se poursuit, mais elle n’est menée que par un seul camp : les riches ».

Abattre le plafond de classe ?

Un récent épisode illustre parfaitement la mue du parti. Élu plus jeune député de Westminster à la faveur d’une élection partielle, le travailliste Keir Mather a été interrogé le soit de son élection sur le projet du Labour de maintenir le plafonnement punitif des allocations familiales mis en place par l’ancien ministre des Finances conservateur George Osborne, limitant l’aide à deux enfants par famille. « Nous allons devoir prendre des décisions extrêmement difficiles », a répété le jeune homme de vingt-cinq ans en apportant son soutien à la position de la direction du Parti travailliste.

La célèbre député travailliste Tony Benn, mentor de Jeremy Corbyn et figure de l’aile gauche du parti durant les années 1970, distinguait deux catégories d’hommes politiques : les balises qui indiquent clairement la voie à suivre et les girouettes qui oscillent au gré des vents de l’opportunisme. Mather semble avoir opté pour cette dernière catégorie dans les heures qui ont suivi son élection. Au début du mois, son homonyme et chef de parti a insisté sur le fait que, même si l’abolition du plafonnement fixé à deux enfants permettrait à 250.000 enfants de sortir de la pauvreté, sa décision manifestement « dure » de le maintenir était la bonne.

Malheureusement, Mather est loin d’être une exception. Les candidats parlementaires potentiels du parti travailliste sont prêts à suivre sans discussion la ligne de conduite des dirigeants. Une grande discipline professionnelle certes, mais un chemin sans vision politique ni curiosité intellectuelle. Alors que Starmer promet que son gouvernement « brisera le plafond de classe », la composition des candidats travaillistes indique plutôt le contraire, de nombreux candidats ayant déjà perfectionné leur savoir-faire dans les couloirs de Westminster en tant que conseillers politiques.

En effet, l’aile droite du Parti travailliste a sauté sur l’occasion offerte par les changements de délimitation des circonscriptions parlementaires pour éliminer des députés issus des classes populaires, tels que Beth Winter et Mick Whitley. Dans ces deux cas, ils ont réussi à réduire la taille du Socialist Campaign Group, les trois douzaines de députés de l’aile gauche du parti.

Néanmoins, Starmer a une conception biaisée de la notion de classe. Ce récit sur un supposé « plafond de verre » compense l’incapacité des travaillistes à promettre un changement transformateur en faveur de la collectivité. La notion d’ascension sociale avec sa classe a été supprimée. Il faut donc s’élever hors de celle-ci.

Lorsqu’on l’interrogeait sur le risque de perdre l’électorat populaire suite à des revirements du même ordre, Peter Mandelson, le communicant phare de Tony Blair, répondait qu’« ils n’ont nulle part où aller ». Cette complaisance se retrouve totalement dans le leadership actuel, dont Mandelson est d’ailleurs proche. L’autre scénario est que les électeurs traditionnels du Labour, à qui l’on ne promet pas grand-chose en échange de leurs votes, se détournent de la politique parlementaire et ne votent plus.

La dépolitisation est en réalité exactement ce que cette cabale de technocrates désire.

En abandonnant la politique des classes et en adoptant une position de distanciation, les dirigeants travaillistes contribuent à l’aliénation des seules forces sociales capables de renverser le paradigme politique après treize années de règne des conservateurs. Mais la dépolitisation est en réalité exactement ce que cette cabale de technocrates désire. S’ils parviennent à placer l’économie hors du contrôle des politiciens qui, dans l’imagination du public, s’en mêlent trop, alors leur mission d’abandonner complètement les questions politiques sera assurée, le conflit des classes sera exclu du débat au profit d’une neutralité.

Repolitiser le Labour

Face à une direction désireuse d’effacer l’objectif historique du Labour, le flanc gauche du parti doit impérativement défendre ce que les soutiens de Starmer veulent abandonner : la dynamique politique. Un gouvernement travailliste qui se prépare à mieux gérer le déclin des services publics n’est pas à la hauteur de la crise qui s’accélère. Mais renoncer au pouvoir de l’État est tout aussi inacceptable, surtout après les coups portés aux services publics au cours de la dernière décennie.

Dans l’état actuel des choses, Starmer entrera à Downing Street avec les voix d’un public désengagé et peu enthousiaste, convaincu qu’une rupture radicale avec l’orthodoxie économique n’est pas envisageable. En rejetant ce paradigme, les membres et les non-membres du parti doivent s’efforcer d’élever le niveau d’imagination du public et de montrer de nouvelles possibilités. L’histoire nous enseigne qu’au fur et à mesure que les crises s’intensifient, ce malaise d’impuissance se dissipe. Notre tâche consiste à créer les conditions d’une résistance de ceux que les dirigeants sont déterminés à ignorer.

Malgré tout son cynisme et son caractère anti-politique, le Parti travailliste fait preuve d’une certaine maladresse en passant que les crises peuvent être simplement gérées. Les intérêts matériels frustrés qui n’ont pas eu droit à un siège à la table de Starmer peuvent-ils simplement être renvoyés au second plan ? Ceux qui, selon Mandelson, n’ont « nulle part où aller » se réfugient pour l’instant dans des événements tels que The World Transformed, un festival politique socialiste organisé en parallèle du congrès officiel du parti, où des groupes pour la justice climatique côtoient des délégués syndicaux, et où l’on organise des séances de réflexion sur le potentiel de la politique des classes au XXIe siècle.

Pour faire pression sur un nouveau gouvernement travailliste, il est essentiel de nouer des alliances avec ceux qui opèrent en dehors du parti. Tony Benn, bien sûr, avait lui-même une bonne connaissance de la politique extraparlementaire et comprenait que la gauche est la plus forte lorsqu’elle a un pied dans le parti et l’autre dans la rue. Toutefois, comme l’a dit Benn, on aura besoin d’« un peu plus de balises et un peu moins de girouettes ».

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Keir Starmer’s Anti-Politics Is Taking the Labour Party Further From Workers ».

Finance reine et argent sale : La City de Londres, aux origines d’un pouvoir exorbitant

La City de Londres. © Jamie

La City est à la fois un quartier d’affaires, une entité administrative à part et une instance de représentation des intérêts de la finance britannique. Selon l’ancienne et éphémère Première ministre Liz Truss, elle est un « joyau de la Couronne ». Mais elle pourrait tout autant s’avérer être une malédiction pour l’économie britannique. Reportage au cœur du centre d’affaires londonien.

Des employés grisonnants d’une compagnie d’assurance britannique se lançant, tels des pirates, sur les hautes mers de la finance internationale : ainsi débutait Le Sens de la vie, film des Monty Pythons sorti sur les écrans en 1983. L’immeuble néo-baroque de la compagnie, transformé en navire, jetait l’ancre depuis la City de Londres et partait à l’abordage des gratte-ciels new-yorkais. Une allégorie burlesque de l’époque où la vénérable finance britannique se retrouvait plongée dans le grand bain de la mondialisation financière.

Quarante ans plus tard, c’est un tout autre paysage qui se présente au regard des promeneurs dans les rues du cœur historique de Londres. Les bâtiments victoriens ont fait la place à un faisceau de gratte-ciels modernes, dont les formes ont inspiré aux habitants des surnoms facétieux – le « Cornichon », le « Scalpel » ou encore la « Râpe-à-fromage ». Depuis la Tamise, la ligne d’horizon de la City évoque désormais celle des plus grands quartiers d’affaires internationaux. Et pour cause : la densité de banques et d’institutions financières au mètre carré y atteint des records.

Les chiffres donnent le tournis : avec près de 250 établissements, Londres représente la plus grande concentration de banques étrangères, surpassant les centres financiers de New York ou de Singapour. Près de la moitié des opérations mondiales de change (43%) ont lieu à Londres, où il s’échange deux fois plus de dollars… que sur les marchés de change américains1. Le tout sur d’une superficie d’un mile au carré – d’où le surnom de Square Mile attribué à la City – à laquelle il convient d’ajouter l’enclave plus récente de Canary Wharf, qui borde la Tamise plus à l’Est. Chaque jour de la semaine, une foule cosmopolite en costume et tailleur remplit dans les rues, les bureaux et les pubs des quartiers d’affaires londoniens. Près de 420 000 personnes y travaillent dans le secteur des services financiers. Une population supérieure à celle de villes comme Bordeaux ou Montpellier.

Avec près de 250 établissements, Londres représente la plus grande concentration de banques étrangères, surpassant les centres financiers de New York ou de Singapour.

Malgré ses allures modernes de quartier d’affaires international de premier plan, la City est également le centre historique de Londres. L’assemblage entre buildings modernes et édifices multiséculaires y surprend. Au croisement de Leadenhall Street et de Saint Mary Axe s’élancent cinq tours gigantesques dont le Lloyd’s building, à l’architecture industrielle évoquant le centre Pompidou2, et le futuriste Gherkin – le fameux « Cornichon ». Et puis, au milieu de ce décor gigantesque, une petite église du XVIe siècle semble s’être égarée. Plus loin, à une centaine de mètres à peine, l’ancien marché victorien de Leadenhall daté du XIVe siècle – l’un des plus vieux de Londres – accueille désormais restaurants et pubs qui égayent les afterwork des travailleurs de la finance. Il jouxte les travaux du prochain gratte-ciel, 40 000 m² de bureaux à la clé, dont l’achèvement est prévu en 2024.

Ce mélange étonnant n’a rien d’une simple curiosité. Il est une clé de compréhension du pouvoir économique, politique et symbolique concentré au fil des siècles dans le périmètre de Square Mile. La City a plusieurs visages : elle est à la fois un quartier d’affaires accueillant les banques du monde entier, et l’ancien cœur historique de l’Empire britannique. Infrastructure essentielle de la finance mondiale, elle abrite également des institutions d’origine moyenâgeuse dont l’influence s’étend bien au-delà du Royaume-Uni. De quoi La City est-elle donc le nom ? Pour le comprendre, un premier détour par l’histoire semble inévitable.

L’âge d’or de la finance londonienne

Aujourd’hui encore, les traces de l’époque où la City émergeait déjà comme un des moteurs du capitalisme mondial sont encore présentes dans le quartier d’affaires. Notre premier rendez-vous nous mène dans le quartier de Cornhill où, perdu dans un dédale d’allées médiévales, se tient un pub plébiscité par la faune locale. Il occupe la place de ce qui fut au XVIIe siècle la Jamaica Coffee House, un café dont le nom évoquait une des premières colonies britanniques des Caraïbes. « Il n’y avait alors qu’un simple étal où l’on servait le café » explique Nick Dearden, directeur de l’organisation Global Justice Now, qui accepté de nous servir de guide. « Puis les coffee houses sont devenus des lieux spécialisés pour discuter des affaires, en particulier des allées et venues des navires marchands ».

Le développement de la finance londonienne avait alors partie liée avec celui du commerce colonial. Au XVIIe siècle, le financement des expéditions vers les Indes orientales ou des Amériques était une activité aussi risquée que lucrative. Les investisseurs avaient la possibilité de ne prendre qu’une simple participation à ces expéditions. « Si le navire revenait, le profit était partagé. Et bien sûr dans le cas contraire, la mise était perdue » explique Dearden. Les biens produits dans les plantations esclavagistes, comme le tabac, le café ou l’indigo, étaient prisés en Europe. Mais c’est tout particulièrement le sucre, considéré comme un véritable « or blanc », qui a alimenté par son succès la machinerie financière coloniale. À Londres, sucre et café étaient consommés dans des établissements comme le Jamaica Coffee House, à l’endroit même où se discutaient les prochaines affaires. Le commerce d’esclaves était également une activité lucrative, sur laquelle la Compagnie royale d’Afrique, basée à La City, a longtemps régné en maître.

Le commerce de produits coloniaux et d’esclaves a contribué à faire la fortune des banquiers de la City, qui finançaient marchands et investisseurs.

Le commerce de produits coloniaux et d’esclaves a contribué à faire la fortune des banquiers de la City, qui finançaient marchands et investisseurs. Plus tard, d’autres négoces prendront le relais, comme celui de l’opium. L’accumulation de capital dans le centre de Londres est allée de pair avec le développement d’une diversité de services financiers et juridiques, comme le courtage d’actions. Les entreprises coloniales – comme la puissante Compagnie britannique des Indes orientales, la Compagnie des mers du sud ou encore la Compagnie royale d’Afrique – émettaient des participations sous forme papier. Souscrire ou acheter les actions de ces entreprises était d’autant plus lucratif qu’elles bénéficiaient, par l’intermédiaire d’une charte royale, de monopoles d’exploitation sur des marchés ou zones géographiques. Et de la protection de la flotte royale britannique, la Royal Navy. Investisseurs et courtiers avaient l’habitude de se retrouver dans les coffee houses, qui étaient « autant de petites places boursières », explique Dearden.

Une autre activité financière va se développer dans le sillage du commerce colonial : celle des assurances. Un autre café londonien, situé à Tower Street, servait alors servait de lieu de rencontre pour les marchands, capitaines et propriétaires de navires. Ces derniers pouvaient souscrire des contrats pour se couvrir contre d’éventuelles pertes auprès d’un club d’investisseurs connu sous le nom de Lloyd’s market, du nom du tenancier de l’établissement, Edward Lloyd. Par la qualité de ses informations et services, Lloyd’s market a rapidement gagné de la notoriété au point de devenir une référence en termes d’assurance maritime. Au XVIIIe siècle, Lloyd’s était déjà l’assureur de prédilection des marchands européens, y compris espagnols et français. Aujourd’hui, il s’agit de la plus grande bourse aux assurances du monde, et un des plus grands acteurs mondiaux du secteur de l’assurance. Son siège se situe dans la tour de Lloyd’s qui s’élance depuis Leadenhall Street, à l’endroit même où se situait la East India House, le quartier-général de la Compagnie orientale des Indes britanniques, et non loin de l’emplacement de la Africa House, le siège de la Compagnie Royale d’Afrique. « Cela montre l’interconnexion entre le développement de l’Empire britannique et celui de la City comme puissance financière naissante » résume Dearden.

Le « second Empire britannique » et le rôle de la Banque d’Angleterre

Notre second rendez-vous nous mène non loin de Leadenhall Street, devant le siège de la Banque d’Angleterre (la « Vieille Dame ») dont le colossal bâtiment a été achevé en 1833. Nous évoquons avec Nicholas Shaxson et John Christensen, respectivement journaliste et économiste spécialistes de la finance britannique, une autre période cruciale dans l’évolution de La City : les décennies qui suivirent la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les nuages s’accumulaient alors au-dessus de la place financière londonienne. Les contrôles des capitaux et des changes mis en place par les accords de Bretton Woods remettaient en cause l’essence même de la finance britannique. « Avant leur mise en place à partir de 1946, les financiers de La City étaient en mesure d’opérer dans le monde entier », explique Christensen. « Les accords de Bretton Woods ont sévèrement restreint les mouvements d’argent à l’échelle internationale ».

La décolonisation, imposée au Royaume-Uni à partir de 1947, constituait une seconde menace existentielle. « La City était le cœur financier de l’Empire britannique » explique Shaxson. « Elle a commencé à perdre son rang avec le déclin de l’Empire ». La crise du Canal de Suez, en 1956, marque la perte d’influence du Royaume-Uni sur la scène mondiale. Le retrait des troupes d’Égypte va aller de pair avec d’importantes sorties de capitaux et une spéculation fragilisant la clé de voûte de l’influence britannique : la livre sterling. Pour permettre à la place de Londres de retrouver son rang dans le nouvel environnement financier mondial, les financiers de la City vont dès lors développer, aux marges de l’ancien Empire, une véritable industrie de la dissimulation et du recel de capitaux. Un réseau offshore qui a posé les bases du système financier moderne3.

Pour permettre à la place de Londres de retrouver son rang dans le nouvel environnement financier mondial, les financiers de la City vont développer, aux marges de l’ancien Empire, une véritable industrie de la dissimulation et du recel de capitaux.

La première opportunité va prendre la forme d’un vide réglementaire laissé – à dessein ? – par la Banque d’Angleterre. Celle qui se nommait Banque de la City de Londres, nationalisée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, était censée remplir le rôle d’autorité de supervision bancaire. Mais à ses yeux, les activités des banques pour le compte de clients non-résidents et en devise étrangère ne relevaient pas de sa juridiction : ces opérations se déroulaient simplement… « ailleurs ». La porte était ouverte pour que les transactions réalisées en dollars par les banques de La City échappent à toute supervision ou contrôle. C’est ainsi que fut créé le marché des Eurodollars de Londres : un marché où s’échangent et se prêtent des dollars offshore – hors du contrôle des autorités étatsuniennes et affranchi de tout contrôle de capitaux. Autrement dit, un marché de devises complètement dérégulé, qui a attiré à partir des années 1960 des détenteurs de dollars et des banques du monde entier – y compris américaines. Il offrait à ces dernières la perspective de profits élevés et la possibilité d’échapper aux régulateurs nationaux, d’accéder à de nouveaux clients et de nouveaux emprunteurs à l’échelle internationale.

L’afflux d’Eurodollars à Londres va aller de pair avec la création, par les institutions de La City, de filiales dans plusieurs juridictions britanniques d’outremer comme les îles Caïmans, les Bermudes ou encore les îles anglo-normandes de Jersey et Guernesey. « Ces institutions vont y créer de toute pièce des centres financiers offshore proposant une garantie solide de secret financier » explique Shaxson. L’objectif ? Attirer ainsi dans ces anciennes marges de l’Empire britannique les capitaux de « non-résidents » en quête de discrétion : pétrodollars du Moyen-Orient ou d’URSS, pactole des cartels de la drogue, revenus de tous types de trafics, évasion fiscale… Ces capitaux offshore n’étaient pas seulement soustraits au contrôle des Etats : ils pouvaient être recyclés – ou blanchis – sans difficulté par les institutions de la City via le marché des Eurodevises.

La connexion entre le centre financier de Londres et une myriade de juridictions d’Outre-mer – désignés plus tard comme paradis fiscaux – va constituer le socle de l’expansion exponentielle de la finance offshore. Ce « second Empire financier », selon le terme de Nicholas Shaxson, n’aurait pas pu voir le jour sans le soutien tacite de la Banque d’Angleterre. Avec ses allures de forteresse impénétrable, située au centre géographique de Square Mile, elle semble aujourd’hui encore veiller sur le quartier d’affaires. « La banque d’Angleterre est demeurée loyale envers les institutions de la City » note Christensen, « son personnel est d’ailleurs souvent issu de ces mêmes banques ». La « Vieille Dame » n’a pas seulement rendu possible la création du marché des Eurodollars, elle a accompagné le développement de la finance offshore, considéré avec bienveillance. Dans un rapport confidentiel daté de 1969, la Banque affirmait n’avoir « pas d’objection » à l’accumulation des capitaux offshore – tant que les paradis fiscaux n’étaient pas employés à des fins de fuite de capitaux britanniques.

Dans la concurrence avec New York, la complaisance de la Banque d’Angleterre – et des autorités britanniques – à l’égard des activités financières les plus suspectes a été un des atouts de la place de Londres. « Au Royaume-Uni, aucun banquier ne va en prison, les banquiers sont une espèce protégée », explique Shaxson. « Cela fait partie intégrante du modèle de business offshore : vous transférez vos capitaux chez nous et nous vous laisserons libres d’agir comme bon vous semble, sans risque de poursuites ». A cela s’ajoute la tradition réglementaire britannique laissant une place importante à l’informel et aux réseaux de sociabilité. Dans les années 1970, en guise de supervision, les banquiers étaient de temps en temps invités à la Banque d’Angleterre pour prendre le thé et expliquer leurs activités, comme le rapporte l’historien David Kynaston4.

À partir des années 1980, cette tradition de « réglementation légère » va prendre la forme d’un élan de dérégulation du secteur financier, sous l’égide de Margaret Thatcher. C’est le « Big bang » de 1986, qui va faciliter davantage l’installation de banques étrangères et supprimer les obstacles réglementaires au développement exponentiel du marché des services financiers. Le succès de la place financière de Londres ne s’est pas démenti depuis : le Royaume-Uni est désormais le premier exportateur mondial de services financiers, avec plus de 60 milliards de livres de surplus5.

La Corporation : une « vénérable institution »

Cet essor, ou plutôt ce renouveau de La City comme place financière mondiale n’aurait pas été possible sans de solides relais au sein de l’élite politique et administrative du Royaume-Uni. Depuis des siècles, la finance britannique est organisée pour défendre ses intérêts au plan national et international. Une institution incarne tout particulièrement l’influence et le prestige dont les financiers de Square Mile sont les dépositaires : la Corporation de la City de Londres (City of London Corporation). C’est à son siège que nous mène notre prochain rendez-vous.

À quelques rues seulement de la Banque d’Angleterre se tient le Guildhall, sorte d’hôtel de ville de La City, qui expose fièrement sa façade néo-gothique. De l’édifice original remontant au XVe siècle, seules quelques salles demeurent, dont le cérémonial Great Hall où l’on peut entrevoir, nichée dans une alcôve, la statue de Winston Churchill. Le reste du bâtiment a été plusieurs fois reconstruit après le grand incendie de 1666 et après les bombardements de la seconde guerre mondiale. Le Guildhall abrite également des restes du mur d’enceinte de la cité de Londres datant du XIe siècle ; ainsi que les vestiges de l’amphithéâtre de l’ancienne colonie de Londinium, ancienne capitale de la Bretagne romaine fondée en l’an 43.

Ici se tiennent les bureaux de la Corporation de la City. Cette institution d’origine médiévale remplit aujourd’hui encore le rôle de gouvernement local. Mais ses prérogatives sont bien plus larges que celles d’une simple municipalité. « Nous sommes en charge du gouvernement de Square Mile, mais également de défendre les intérêts de la City auprès des gouvernements et de représenter et promouvoir l’ensemble du secteur financier britannique », nous explique Chris Hayward. Dans son costume-cravate parfaitement ajusté, l’affable Policy Chairman de la Corporation – l’équivalent de chef de l’exécutif local – semble tout droit sorti d’un conseil d’administration de grande entreprise.

Sous des dehors parfois saugrenus, la Corporation apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une instance de représentation de la finance.

Pour expliquer cet étrange mélange des genres entre les fonctions d’un conseil municipal et celle de représentation du secteur financier, Hayward évoque l’histoire de la Corporation de la City. Celle-ci ne remonterait pas moins de dix siècles en arrière. Entré en vainqueur dans Londres en 1066, le roi normand Guillaume le Conquérant aurait consenti à reconnaître le statut à part de la cité marchande – dont les anciens remparts dessinent aujourd’hui les limites de Square Mile – par l’adoption d’une charte royale. Ces droits et privilèges associés seront perpétués et parfois étendus au fil des siècles par les monarques, soucieux de ne pas s’aliéner les commerçants et financiers londoniens, source précieuse de prêts et de fonds pour la couronne britannique.

Les hôtes de Guildhall ne manquent pas de vanter les vertus démocratiques du fonctionnement de la Corporation, hérité du Moyen-Âge. A l’attention des visiteurs est exposé un exemplaire original de la Magna Carta de 1297, qui réaffirme les libertés accordées par la royauté aux marchands et artisans londoniens. Un document considéré par certains historiens comme une des premières pierres de l’Etat de droit. « La Corporation est la plus ancienne démocratie du monde » s’enthousiasme ainsi Hayward. Une démocratie en réalité bien singulière. Car si des élections municipales sont bien organisées tous les quatre ans, elles intègrent parmi les votants les représentants des entreprises actives dans la City en proportion de leurs effectifs. Les quelques 9000 résidents de Square Mile peuvent également voter, mais ils représentent une minorité des 20000 électeurs qui se sont prononcés aux dernières élections de mars 2022. En d’autres termes : ce sont bien les plus grands groupes financiers de la City qui dominent les élections du conseil de la Corporation.

Le système électoral de la City repose par ailleurs sur la cooptation : pour candidater à l’équivalent du conseil municipal, il est nécessaire de bénéficier du statut de « citoyen libre » (freeman of the City). Cet acte de citoyenneté garantissait jadis différents droits, comme celui de participer aux élections et de faire des affaires au sein de la cité. La voie traditionnelle pour l’obtenir implique d’être coopté par plusieurs dignitaires de la Corporation, ou par les représentants d’une de ses 110 guildes médiévales (livery companies). Ces anciennes associations de marchands et artisans participent encore activement au fonctionnement de la Corporation6. Certaines fonctionnent encore comme d’authentiques associations professionnelles, mais la plupart – dont les métiers ont disparu – remplissent désormais un rôle de sociabilité au sein de la bonne société de Square Mile, et d’organismes caritatifs7. C’est le cas, par exemple, de la vénérable compagnie des fabricants de souliers en bois (Worshipful Company of Pattenmakers), dont Hayward était le grand-maître avant d’être nommé Policy Chairman.

Une puissante instance de représentation de la finance

Sous des dehors parfois saugrenus, la Corporation apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une instance de représentation de la finance. Et son pouvoir est loin d’être symbolique. Depuis ses origines, la Corporation a accumulé une richesse, une influence et un prestige uniques dans l’histoire britannique. « Elle est à la fois ce vestige étrange de traditions d’un autre temps et une des forces motrices du capitalisme britannique » explique Owen Hatherley, essayiste et spécialiste de l’urbanisme londonien. La Corporation bénéficie encore de nombreux privilèges : outre ses compétences municipales en termes de services publics et de développement urbain, elle bénéficie d’une exemption qui lui permet de définir son propre taux d’imposition des entreprises. La Corporation dispose aussi de sa propre police, indépendante de la police métropolitaine de Londres.

Ses ressources financières sont par ailleurs considérables. « La Corporation est incroyablement riche, elle est de loin la collectivité la plus riche du Royaume-Uni » explique Hatherley. Le City’s Cash est un fonds municipal destiné à gérer le patrimoine de la Corporation. En 2021, ses actifs étaient estimés à 3,4 milliards de livres. Les terrains et biens immobiliers détenus à travers le City’s Cash représentent près de 2 milliards de livres, et les placements gérés via des fonds d’investissement 932 millions de livres8. S’y ajoutent d’autres propriétés gérées par un second fonds, le City’s Fund, dédié au prélèvement des taxes et à la gestion des services municipaux9. En 2013, le patrimoine immobilier de la Corporation était estimé à 579 278 m² à Londres et au-delà (Essex, Kent, Surrey, Buckinghamshire) dont près de 80 000m² de bureaux10.

La Corporation n’est pas seulement un des plus grands propriétaires terriens de Londres… Elle est aussi l’autorité de planification urbaine de Square Mile. Et son urbaniste en chef de 1985 à 2014, Peter Rees, a largement contribué à façonner le quartier d’affaires. « C’est à son goût pour le “paysage urbain” que l’on doit cet assemblage artificiel de gratte-ciels modernes dans des allées médiévales » explique Hatherley. « Les promoteurs présentent leur projet et la Corporation décide s’il est conforme à ses lignes directrices en matière d’architecture ». Les gratte-ciels doivent par exemple éviter certains « couloirs » de sorte à ne pas obstruer la vue sur le dôme de la Cathédrale Saint-Paul. Pour autant, « mis à part quelques bâtiments médiévaux, tout peut être détruit et reconstruit. Le centre-ville évolue à une grande vitesse, on est plus proche de ce qui se fait à Hong-Kong ou Singapour ». L’architecte du « Gherkin », Ken Shuttleworth, n’hésite pas à comparer l’impact de l’urbaniste de la Corporation à celui… des bombardements allemands de la Seconde Guerre mondiale : « Il n’existe pas de forces qui aient eu plus d’impact sur la ligne d’horizon de Londres que la Luftwaffe et Peter Rees11 ».

Pour mener à bien sa mission de promotion de la finance, la Corporation peut compter sur un autre atout : son propre représentant à la Chambre des communes. Ce lobbyiste-en-chef, le Remembrancer, est autorisé depuis 1685 à siéger en observateur dans la chambre basse du Parlement britannique pour y défendre les intérêts de la City. Il dirige une équipe de juristes passant en revue les projets de lois débattus à la Chambre des communes qui pourraient affecter le secteur financier britannique. Le Remembrancer et les autres dignitaires de la Corporation ont à leur disposition les ressources financières du City’s Cash : le budget annuel dédié à leurs activités s’élevait à 13,7 millions de livres en 2021. Un montant supérieur aux dépenses du plus important lobby financier à l’échelle de l’Union européenne, la puissante Association for Financial Markets in Europe (AFME). Cette enveloppe annuelle couvre les dépenses du Remembrancer ; les frais de représentations du Lord Mayor, maire de la City et véritable ambassadeur de la finance londonienne à l’échelle nationale et internationale ; et les dépenses du Policy Chair, à la tête de l’exécutif local.

Quand La City détermine l’agenda du gouvernement

Dans le sillage de la crise financière mondiale, la vénérable Corporation de La City a contribué, en 2010, à doter le secteur financier d’une vitrine plus « moderne ». TheCityUK est un lobby créé avec la bénédiction du travailliste Alistair Darling et du conservateur Boris Johnson, qui étaient alors respectivement ministre des Finances et maire de Londres. C’est dans les bureaux de ce porte-voix de la finance britannique que nous poursuivons notre enquête, dans un immeuble élégant d’à peine cinq étages situé en plein dans le cœur de la City.

Son représentant, Jack Neill-Hall, est un fringant trentenaire à la barbe ciselée et aux lunettes épaisses. Son allure évoque moins l’image d’un financier ancienne école que celle du jeune cadre dynamique. Nous évoquons avec lui le rôle de son organisation, et l’agenda du secteur financier de La City. « Notre organisation est une sorte d’ONU de la finance britannique », plaisante-t-il entre deux gorgées de café. Dans son conseil de direction se côtoient les représentants de la finance mondiale, représentatifs de la diversité des groupes qui occupent Square Mile : les américains JP Morgan, Goldman Sachs et BlackRock ; les britanniques HSBC, Barclays, Citigroup et Lloyd’s ; et les françaises Société Générale, BNP Paribas, Crédit Agricole et Axa ou encore la Deutsche Bank et la japonaise Nomura. Sans compter les consultants Ernst and Young, KPMG, PwC et les représentants de la Corporation de la City12.

« Nous permettons aux entreprises du secteur d’échanger et de s’exprimer d’une seule voix dans les périodes de crise » explique Neill-Hall. Il faut dire que les secousses n’ont pas manqué ces dernières années. En particulier, celles liées au Brexit. « C’est déjà de l’histoire ancienne » balaie Neil-Hall. « Nous sommes allés de l’avant depuis : le paysage a évolué, l’industrie s’est adaptée ». TheCityUK a pourtant longtemps été un acteur majeur dans les discussions sur la réglementation financière à l’échelle de l’Union européenne. Raison pour laquelle la majorité du secteur financier, à l’exception de quelques richissimes propriétaires de fonds spéculatifs, était opposée au Brexit. « Depuis des décennies, la City et ses bataillons de lobbyistes ont contribué à façonner le débat réglementaire à Bruxelles » explique Kenneth Haar, spécialiste du lobbying au sein de l’Observatoire de l’Europe Industrielle (Corporate Europe Observatory). « Le dernier Commissaire européen du Royaume-Uni avant le Brexit, Jonathan Hill, était d’ailleurs lui-même un ancien lobbyiste de TheCityUK ».

Pour Neil-Hall, l’enjeu consiste désormais à saisir de l’opportunité offerte par la séparation avec l’UE : celle de remettre en cause les standards européens jugés trop prescriptifs, et d’adopter une réglementation « souple » et « sur-mesure » pour l’industrie britannique. Le Brexit pourrait s’avérer à cet égard une opportunité pour demeurer « compétitif » dans un marché mondial toujours plus turbulent. « L’UE est comme un super tanker, énorme et difficile à manœuvrer » avance Neill-Hall, « alors que le Royaume-Uni est désormais un navire d’une envergure certes moindre mais plus facilement manœuvrable. » Et de filer la métaphore navale : « Dans un monde où les affaires et les vents changent à une allure folle, nous avons la possibilité d’aller plus vite ». L’objectif ? Concurrencer la place financière de New York, « le seul concurrent de Londres à l’échelle mondiale ».

Pour Neil-Hall, soigner les intérêts du secteur financier relève simplement du bon sens, compte tenu de son importance pour l’économie britannique. L’argumentaire est rodé : « le secteur représente 12 % du PIB du Royaume-Uni, il emploie 2,3 millions de personnes dans le pays, et il exporte plus que toutes les autres industries réunies » déroule Neil-Hall, enthousiaste. Des chiffres quelque peu surestimés, s’il on en croit le rapport sur la contribution du secteur financier à l’économie britannique commissionné par la Chambre des communes13. Quoiqu’il en soit, les montants témoignent du poids considérable de la finance britannique, avec un excédent commercial estimé 46 milliards de livres.

L’appel de la City à « assouplir » la réglementation semble avoir été entendu par le gouvernement conservateur : le 20 juillet 2022, il présentait une nouvelle loi sur les services financiers, avec l’objectif d’opérer un « Big Bang 2.0 » de la finance londonienne – en référence à la période faste qui a suivi les lois de déréglementation de la période Thatcher. Un de ses instigateurs, l’ancien ministre des finances de Boris Johnson et actuel Premier Ministre Rishi Sunak, affirmait déjà en mai la nécessité de « réduire le fardeau réglementaire dans le secteur financier14 ». Au programme notamment : l’introduction d’une nouvelle exigence, pour les régulateurs, de promouvoir la « compétitivité internationale » des services financiers. De quoi graver dans le marbre la supériorité de l’agenda de la City sur toute autre considération, et accélérer la course au moins-disant réglementaire en matière de régulation financière. Cette orientation a été reprise à son compte avec enthousiasme par l’éphémère Première ministre Liz Truss, qui place ses pas dans ceux de la « Dame de fer », Margaret Thatcher : le 6 septembre, jour de sa nomination par la reine, elle annonçait qu’elle protégerait la City comme un « joyau de la couronne », et qu’elle s’attacherait à « dynamiser » le quartier d’affaires « pour mieux favoriser la croissance15 » . Le gouvernement de Liz Truss aura certes tenu moins de deux mois, mais son successeur Rishi Sunak s’inscrit parfaitement dans la continuité de cet agenda.

Paradis financier, enfer social

Il est une catégorie de la population de Londres qui partage certainement l’enthousiasme des conservateurs les plus dérégulateurs quant à l’aubaine que représente une place financière florissante : celles des ultra-riches. De bien des manières, la City a contribué à façonner la ville comme un havre pour les milliardaires du monde entier. Dans son ouvrage, Alpha City, le sociologue Rowland Atkinson, spécialiste de la gentrification, dresse le portrait édifiant d’une capitale britannique « colonisée » par les ultra-riches, où « la ville ne fonctionne plus pour les gens, mais pour le capital ».

A Londres, tout semble être fait pour faciliter la vie des plus riches. Premier avantage : les services financiers fournis par les institutions de la City et en particulier pour placer son capital et ses biens offshore, à l’abri du contrôle des autorités. Nul risque de voir ces dernières faire preuve d’un quelconque zèle pour combattre la fraude : l’environnement juridique est taillé sur mesure pour les plus riches. Ces derniers y sont en sécurité pour investir – il en va de « l’attractivité » ou de la « compétitivité » de la capitale britannique – comme pour y habiter. Les milliardaires du monde entier peuvent acheter leurs résidences ou simples pieds à terre auprès de promoteurs immobiliers peu regardants, en liquide ou par l’intermédiaire d’un trust dans un paradis fiscal. « Dans le quartier central de Westminster, une habitation sur dix est détenue dans un paradis fiscal » avance le sociologue Rowland Atkinson. Ils peuvent également les vendre rapidement au besoin. « S’ils le souhaitent, les riches peuvent même acheter leur citoyenneté britannique » note Atkinson, « et ils ne se privent pas d’aller et venir en jets privés, depuis les nombreux aéroports prévus à cet effet ». Londres est d’ailleurs la seconde destination sur le marché du jet privé après New York.

La quasi-absence de contrôle sur l’origine des capitaux investis à Londres contribue à faire de la ville un centre de prédilection pour la circulation de fonds d’origine criminelle ou frauduleuse.

La quasi-absence de contrôle sur l’origine des capitaux investis à Londres contribue également à faire de la ville un centre de prédilection pour la circulation de fonds d’origine criminelle ou frauduleuse, ou plus généralement pour la dissimulation de capitaux. « L’agence nationale de lutte contre le crime organisé estime à près de 100 milliards de livres la somme d’argent sale blanchie chaque année au Royaume-Uni » rapporte Atkinson. Londres est en particulier un lieu de choix pour des dirigeants étrangers et d’oligarques, notamment russes, soucieux de disposer d’une base arrière pour sécuriser leur fortune et se replier en cas de complications dans leur pays d’origine.

« Avec la crise ukrainienne, le gouvernement a été contraint d’agir sur la question de la criminalité économique » affirme Atkinson, « mais les mesures prises sont très faibles et présentent de nombreux échappatoires ». De fait, les responsables politiques de tous bords ne sont pas empressés à remettre en question le modèle londonien. « Pour accueillir toujours plus de capitaux du monde entier, les membres du parti conservateur comme du parti travailliste en viennent à anticiper les souhaits des super-riches » explique Atkinson. Les responsables politiques acquis à la cause de la « compétitivité » de Londres, parfois eux-mêmes évadés fiscaux, font partie des groupes sociaux dont l’intérêt s’aligne avec celui des très riches. Tout comme d’autres « facilitateurs » dans le secteur des services financiers, juridiques, de l’immobilier ou encore de l’art, de la restauration ou du luxe.

« C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches » écrivait Victor Hugo. De fait, pour le reste de la population, le modelage de la ville en faveur des ultra-riches s’avère une malédiction. La capitale britannique est depuis des décennies le terrain de jeu des spéculateurs immobiliers. « Pour les gens ordinaires, se loger est devenu extraordinairement cher » explique Atkinson, « des centaines de milliers de logements sociaux ont été démolis pour faire la place aux projets des promoteurs ». La gentrification de Londres ne date pas d’hier. Le développement de la City depuis le « Big Bang » de 1986, puis de l’enclave de Canary Wharf dans les années 2000 est allée de pair avec la construction, dans des quartiers populaires tels que celui de Tower Hamlets, d’appartements de luxe et d’infrastructures à destination des plus riches ou des travailleurs de la finance. Ces opérations de « régénération » urbaine ont contribué à tirer les prix vers le haut et à expulser les anciens habitants.

A Londres, les prix de l’immobilier ne cessent de battre des records – plus de 10 % d’augmentation des prix sur un an en 2022 – alors même que la capitale figure déjà parmi les villes les plus chères au monde. Cela se répercute sur le prix des loyers, qui ont bondi sur la même période de 20 %16. D’autant que les locataires jouissent de moins d’égards que les riches propriétaires et sont peu protégés par la loi : les baux étant généralement signés pour un an, les loyers peuvent librement augmenter tous les ans. Les locataires peuvent même, au bout de six mois, voir leur bail résilié par le propriétaire. Au-delà des prix des loyers et de l’immobilier, le coût de la vie est élevé de par la faiblesse des politiques sociales et la cherté de la livre. A l’été 2022, Londres figurait au quatrième rang du classement des villes les plus chères au monde17. La situation est telle qu’elle affecte même les salariés les mieux nantis. « Entre le coût de la vie et l’absence de protection sociale, il est financièrement difficile d’envisager de fonder une famille à Londres » témoigne Pablo. Venu il y a dix ans à Londres pour travailler dans la finance, il cherche désormais à quitter la capitale britannique.

La malédiction de la finance

Pour John Christensen, le mal économique et social qui frappe Londres et le Royaume-Uni est bien identifié : c’est celui de la « malédiction de la finance ». Ce terme, qu’il a forgé de pair avec Nicholas Shaxson, s’inspire du principe de la « malédiction des ressources » qui frappe les pays en développement exportateurs de matières premières précieuses. La dépendance de leur économie vis-à-vis de l’exploitation de ces ressources précieuse conduit paradoxalement à son appauvrissement.

Le surdéveloppement de la finance britannique conduit à des maux identiques. La « malédiction de la finance » se traduit par la captation des ressources du pays par une économie tournée essentiellement vers l’extraction de rente. La dépendance excessive vis-à-vis du secteur financier a pour conséquence une capture des responsables politiques et des régulateurs, la faiblesse des investissements productifs et dans la recherche et développement, et la concentration des richesses à Londres. La surévaluation de la livre, conséquence de l’afflux de capitaux, contribue à affaiblir davantage l’industrie et enchérir coût de la vie.

La « malédiction de la finance » se traduit par la captation des ressources du pays par une économie tournée essentiellement vers l’extraction de rente.

« Les responsables politiques considèrent que la City est la poule aux œufs d’or » avance Christensen, « mais il serait grand temps d’en finir avec ce discours ». Selon l’économiste, la place financière exerce surtout une forme de parasitisme : « On dit que la City permet d’attirer des capitaux de Chine, des Etats-Unis, d’Europe et de les investir au Royaume-Uni » poursuit Christensen. « Mais quelle est la nature des investissements ? L’immobilier, la bourse ou encore des fusions et acquisitions. C’est-à-dire rien qui ne bénéficie à l’économie productive ». L’afflux de capitaux alimente en revanche le gonflement du prix des actifs sur les marchés boursiers ou immobiliers. La City serait ainsi, selon l’économiste, le symbole parfait d’un capitalisme rentier, tourné vers l’extraction de richesse, proche de celui qui existait déjà au XIXème siècle.

Pour Mareike Beck, spécialiste de la City au King’s College de Londres, le problème réside dans le fait que les intérêts de la finance sont profondément enracinés dans la société et l’économie britanniques – ce qui alimente son « pouvoir structurel ». Le modèle social anglo-saxon y contribue grandement : avec le recul de l’Etat providence et des prestations, les britanniques doivent recourir à des alternatives de marché pour assurer leur sécurité sociale : le recours à des fonds de pension ou encore à l’investissement immobilier pour préparer sa retraite ou encore des prêts à la consommation pour assurer leur subsistance dans les périodes difficiles. Quitte à s’endetter fortement et très tôt. Une grande partie de la population a ainsi partie liée, de contrainte ou de gré, avec le secteur financier.

Le pouvoir de la finance procède de son emprise sur la vie quotidienne, mais également de son influence sur la culture et les imaginaires – auquel participe sa capacité à modeler la ligne d’horizon de la ville. Et de son influence sur les responsables politiques, déjà reconnue en 1937 par le futur Premier ministre travailliste Clement Attlee : « Encore et toujours, nous voyons qu’il y a dans ce pays un autre pouvoir qui siège à Westminster. La City de Londres, ce terme bien commode pour désigner un ensemble d’intérêts financiers, est en mesure de s’imposer face au gouvernement. Ceux qui contrôlent l’argent peuvent mener à l’intérieur du pays et à l’étranger une politique contraire à celle qui a été décidée par le peuple18. »

Aujourd’hui la City semble plus que jamais en mesure d’imposer ses vues aux forces politiques britanniques – du parti conservateur au parti travailliste dirigé par Keir Starmer. « Avec Jeremy Corbyn, nous avions démontré qu’il était possible et populaire de remettre en cause le pouvoir de la finance » avance James Schneider, membre de l’aile gauche du parti travailliste. « Mais la direction actuelle a tourné le dos à toute critique à l’égard de la City ». Invitée à la conférence annuelle 2022 de TheCityUK, la députée travailliste Rachel Reeves, en charge de l’économie et des finances dans la direction du parti travailliste, ânonnait le discours lénifiant des lobbyistes de la City : « Le Royaume-Uni devrait être incroyablement fier du succès international de son industrie des services financiers, qui en est la première exportatrice mondiale ».

La crise qui vient

Et pourtant, le pouvoir de la City pourrait bien prochainement trembler sur ses bases. Car le modèle de croissance financiarisé qu’il a promu est fragile. Il dépend l’afflux de capitaux du monde entier à Londres pour alimenter l’investissement dans des activités non productives (immobilier, marchés financiers) et susciter une consommation de luxe… ou à crédit. Les crises récentes pourraient bien faire s’écrouler ce château de cartes. La crise énergétique initiée par l’invasion de l’Ukraine, l’inflation et le resserrement monétaire engagé par la Fed a conduit à une « fuite vers la sécurité » des capitaux vers les valeurs américaines, dopant le dollar et pénalisant les autres monnaies.

Alors que la marée des capitaux bon marché se retire, la faiblesse de l’économie de rente britannique, accentuée par le Brexit, apparaît au grand jour : mauvais fondements économiques, industrie exsangue, surévaluation des actifs … La chute de la livre accroit davantage une inflation élevée. Les investisseurs sont inquiets quant à la perspective de la récession et de sévères corrections à venir dans la valeur des actions et obligations. Après deux décennies de hausse continue des prix, l’immobilier a commencé à chuter. Mais aussi d’une résurgence du mouvement social face à la flambée du coût de la vie, avec des grèves massives dans de nombreux secteurs, d’une ampleur sans précédent depuis des décennies.

Face à ce scénario catastrophe, le (bref) gouvernement mis en place par Liz Truss, entre le 6 septembre et le 25 octobre 2022, semblait vouloir radicaliser la politique d’attraction des capitaux, celle-là même qui a mené le Royaume-Uni dans l’impasse. Le 23 septembre, son ministre des Finances annonçait un plan de réductions fiscales massives en direction des plus aisés – pour près de 45 milliards de livres. Mais celui-ci a été accueilli plus que froidement par les marchés : il a conduit à un nouveau plongeon de la livre, et a contraint la Banque d’Angleterre d’intervenir massivement pour enrayer la flambée des taux de la dette britannique. Le début d’une profonde crise du modèle britannique d’économie ? En tout cas, le successeur de Liz Truss, Rishi Sunak, ne montre pas de velléité de rompre avec la domination de la City. Au contraire, avec son projet de « Big Bang 2.0 », il s’apprête à programmer une nouvelle vague de dérégulation financière — ce qui revient à jouer avec des allumettes assis sur un baril de poudre.

Note : ce texte est une version enrichie d’un article paru dans Le Monde diplomatique de mai 2023.

Notes :

[1] « Key facts about the UK as an international financial centre 2022 », TheCityUk, janvier 2023, et « Key facts about UK-based financial and related professional services 2023 », mars 2023.

[2] Et pour cause : le Lloyd’s Building a été conçu par un des architectes du Centre Pompidou, Richard Rogers.

[3] Le documentaire The Spider’s Web réalisé avec le concours de John Christensen et Nicholas Shaxson revient sur la mise en place de ce réseau financier offshore.

[4] David Kynaston, Till Time’s Last Sand: A History of the Bank of England 1694-2013, Bloomsbury Publishing PLC, 2017.

[5] « State of the sector : Annual review of UK financial services 2022 », rapport conjoint du Trésor britannique et de la Corporation de la Cité de Londres, juillet 2022.

[6] A titre d’exemple, les représentants des guildes élisent plusieurs représentants honorifiques et sélectionnent les candidats au rôle de Lord Mayor.

[7] A l’instar de la vénérable compagnie des banquiers internationaux, qui a la particularité d’accueillir des membres de toutes nationalités, ou encore celle vénérable compagnie des conseillers fiscaux.

[8] « City’s Cash annual report and financial statements », Corporation de la Cité de Londres, 2021.

[9] « City of London funds », Corporation de la Cité de Londres, 2022.

[10] « Operational Property Portfolio Report 2013 », Corporation de la Cité de Londres, 2 octobre 2013.

[11] « Peter Rees: The man who reshaped the Square Mile », Evening Standard, 20/03/2014.

[12] « Leadership Council», site de TheCityUK (consulté le 2 octobre).

[13] Selon ce rapport sur la contribution du secteur financier à l’économie britannique, celui-ci contribuerait « seulement » à hauteur de 8,6% au PIB (deux fois plus qu’en France et en Allemagne), pour un total d’emplois de 1,1 million.

[14] « Rishi Sunak to weaken City regulation in post-Brexit nod to Tory donors », The Guardian, 10/05/22.

[15] « New PM Liz Truss will protect ‘crown jewel’ City of London », City A.M., 06/09/22.

[16] « These Are the World’s 20 Most Expensive Cities for Expats », Bloomberg, 08/06/22.

[17] Ibid.

[18] C. R. Atlee, The Labour Party In Perspective, Londres, Hesperides Press, 1937, 2008

Jeremy Corbyn : « Les conservateurs vont très probablement perdre les prochaines élections »

Jeremy Corbyn in 2019. © Public domain

Qu’est devenu Jeremy Corbyn ? Pendant près de cinq ans à la tête du Labour, de 2015 à 2020, il a incarné un espoir immense pour la gauche radicale au Royaume-Uni et dans le reste du monde. Son programme ouvertement socialiste tranchait avec l’adhésion unanime au néolibéralisme et à l’austérité des conservateurs et des apparatchiks blairistes qui contrôlaient le parti d’opposition. Après un excellent résultat en 2017 – 40% des voix – qui prive Theresa May de majorité et le fait presque devenir Premier Ministre, il s’incline face à Boris Johnson deux ans plus tard, notamment en raison du projet de second référendum sur le Brexit décidé par son parti.

Depuis cet échec, on a surtout entendu parler de lui lorsque son successeur Keir Starmer a tenté de l’exclure du parti et que les médias l’ont qualifié d’antisémite – un mensonge, dont il n’est pas difficile de voir qu’il est mobilisé pour écarter la menace qu’il représente pour le statu quo. Malgré ces attaques incessantes, le député continue inlassablement de défendre les services publics, l’État social, les libertés, l’environnement, la paix et la solidarité internationale, comme il l’a toujours fait depuis ses débuts en politique. Le Vent Se Lève l’a rencontré en Belgique, dans le cadre du festival Manifiesta. L’ancien leader travailliste nous a livré son analyse sur le retour en force des syndicats outre-Manche depuis un an et plaidé pour la nationalisation de secteurs stratégiques, ainsi que des négociations de paix plutôt que la surenchère guerrière en Ukraine. Il nous a également présenté l’action du Peace and Justice Project, une structure politique qu’il a créé il y a deux ans, et donné son avis sur la prochaine séquence électorale. Entretien réalisé par William Bouchardon, avec l’aide de Laëtitia Riss et d’Amaury Delvaux.

LVSL – C’est la première fois que vous venez à Manifiesta, qui est un festival à la fois politique et musical, organisé par le Parti du Travail de Belgique (PTB). Quels types de liens entretenez-vous avec ce parti et quels sont vos combats communs ?

Jeremy Corbyn – J’ai été inspiré par l’idée de Manifiesta qui, selon moi, est similaire à la Fête de l’Humanité à Paris, à laquelle j’ai assisté à plusieurs reprises. J’aime l’idée d’un festival inclusif pour les organisations de gauche, les syndicats et les organisations de la classe ouvrière, afin qu’ils se réunissent sans chercher de divisions ou de frontières, mais en cherchant des opportunités de discussions.

Je connais le Parti du Travail de Belgique pour avoir été membre du Conseil de l’Europe, où j’ai rencontré de nombreux membres de la gauche européenne. J’ai rencontré beaucoup de leaders du PTB et je suis très heureux d’être ici. Je représente également le Peace and Justice Project avec Laura (ndlr : Laura Alvarez est la femme de Jeremy Corbyn), qui en est la secrétaire internationale et nous faisons la promotion de notre propre conférence le 18 novembre.

LVSL – Vous êtes intervenu sur scène aux côtés des dirigeants de la FGTB et de la CSC, deux grands syndicats belges, et de Chris Smalls, le fondateur du premier syndicat d’Amazon aux États-Unis. Depuis l’année dernière, le Royaume-Uni connaît une énorme vague de grèves et les syndicats sont au cœur de l’actualité. Un tel niveau de conflit social n’avait pas été observé depuis les premières années au pouvoir de Margaret Thatcher. Pensez-vous que les défaites successives du mouvement syndical ont enfin cessé et qu’une renaissance des syndicats a commencé ?

J. C. – Je connais très bien Chris Smalls et je pense qu’il est emblématique de ce à quoi ressemble la nouvelle génération de dirigeants syndicaux : c’est un jeune homme très courageux, qui travaille dans une atmosphère totalement antisyndicale et qui a pourtant réussi à recruter des gens et à faire reconnaître son syndicat sur certains sites d’Amazon aux États-Unis. Il s’agit véritablement d’une lutte herculéenne et syndiquer les travailleurs des autres sites d’Amazon aux États-Unis sera extrêmement difficile. Au Royaume-Uni, nous avons assisté à des tentatives similaires, notamment au centre Amazon de Coventry, où le syndicat GMB essaie d’organiser les travailleurs.

Jeremy Corbyn lors de notre interview. © Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

J’ai moi-même été responsable syndical avant de devenir député. Dans les années 1970, j’étais directement responsable de 40.000 syndiqués, en tant que secrétaire à la négociation pour les employés du Grand Londres. J’ai donc une grande expérience du travail syndical. À l’époque, le Royaume-Uni comptait environ 12 millions de syndiqués et le taux de syndicalisation était très élevé : environ la moitié de la population active était syndiquée. Toutefois, cette présence syndicale était fortement concentrée dans les industries lourdes et anciennes et dans le secteur public, et beaucoup moins dans les petites entreprises privées.

« Dans les années 70, la propriété publique en Grande-Bretagne représentait 52-53 % du PIB. Plus de la moitié de l’économie était entre les mains de l’Etat ! »

Le gouvernement conservateur de 1979 dirigé par Thatcher était radicalement différent de tous les autres gouvernements que la Grande-Bretagne avait connus depuis les années 1930. En fait, à bien des égards, il s’agissait d’un retour aux années 1930. Ses priorités étaient de détruire le pouvoir des syndicats et de privatiser et détruire les grandes industries manufacturières. C’est exactement ce qu’ils ont fait, ils ont privatisé tout ce qu’ils pouvaient : le gaz, l’électricité, l’acier, le charbon, l’industrie automobile, la construction aéronautique et navale, le pétrole, British Telecom, Royal Mail, etc. 

À l’époque, la propriété publique en Grande-Bretagne représentait 52-53 % du PIB. Plus de la moitié de l’économie était aux mains de l’Etat ! Cette destruction de l’industrie lourde a entraîné d’énormes pertes d’emplois dans les secteurs de l’acier et du charbon et, par conséquent, le nombre de syndiqués a commencé à diminuer. Cette tendance s’est poursuivie pendant longtemps, mais le nombre de syndiqués a recommencé à augmenter récemment.

LVSL – Diriez-vous que le vent a tourné ?

J. C. – Le vent a tourné car l’austérité mise en place depuis 2008 a conduit beaucoup de gens à ne plus se sentir en sécurité quant à leur niveau de vie. Beaucoup n’ont pas connu d’augmentation réelle de salaire depuis 15 ans. Dans certains cas, ils ont même perdu de l’argent au cours de cette période parce que leurs salaires n’ont pas suivi l’inflation. Ce sont ces revendications de hausses de salaires qui expliquent que le nombre de syndiqués a commencé à augmenter. Par exemple, le syndicat des enseignants a recruté 60.000 nouveaux membres lors de son récent conflit, et la même chose s’est produite dans d’autres secteurs économiques. Il y a donc eu une recrudescence de l’activité syndicale.

La plupart des accords conclus à la suite des récentes grèves ne sont ni des victoires par KO, ni des défaites. Généralement, les travailleurs obtiennent une augmentation de salaire correspondant au taux d’inflation. Une autre bataille importante concernait la tentative de Royal Mail (la Poste britannique, ndlr) de transformer son personnel en travailleurs indépendants, à l’instar d’Amazon ou d’autres. Cela a été complètement bloqué grâce à la mobilisation. Mais repousser quelque chose de vicieux n’est pas vraiment une victoire, donc cela n’a pas donné un énorme coup de pouce aux gens. De nombreuses luttes, comme celle du secteur ferroviaire et de la fonction publique, sont encore en cours et le récent accord pour les enseignants ne résout pas les questions de long terme.

Parallèlement à cette forte augmentation de l’activité syndicale, on observe également une forte augmentation du nombre de personnes adhérant à des syndicats dans le secteur informel. Certains de ces nouveaux syndicats ne sont pas affiliés au TUC (le Trade Union Congress regroupe la grande majorité des organisations syndicales au Royaume-Uni, ndlr). Cela n’en fait pas de mauvais syndicats, c’est juste que ceux qui sont à l’origine de ces nouveaux syndicats cherchent à représenter leurs collègues à leur manière. Il appartient aux syndicats plus anciens et au TUC de travailler avec eux. Personnellement, je suis très heureux de travailler avec tous les types de syndicats.

LVSL – En raison de l’inflation très élevée au Royaume-Uni, l’agenda politique s’est principalement concentré sur les questions sociales ces derniers temps. Mais l’autre grand combat de la gauche est la crise écologique, comme l’a encore démontré un été extrême dans le monde entier. Ici, à Manifiesta, vous avez participé à un débat liant les questions environnementales et la lutte des classes. Dans le monde entier, de nombreux partis de gauche tentent d’articuler ces deux enjeux. Quels conseils leur donneriez-vous ?

J. C. – Durant ce débat, il y a eu une très bonne intervention d’un sidérurgiste néerlandais. Ce dirigeant syndical a réussi à forcer l’entreprise à changer complètement le processus de production, en passant à une production à faible consommation d’énergie qu’on peut qualifier « d’acier vert ». Au lieu de produire dans des hauts-fourneaux ou des fours à foyer ouvert, l’entreprise met en place une production électrique et utilise des déchets plutôt que du minerai de fer pour fabriquer de l’acier neuf. Avoir réussi à obtenir ce changement de mode de production est une incroyable réussite. Pour moi, c’est l’exemple même des syndicats en action, qui parviennent à réduire les niveaux de pollution et les émissions de CO2 tout en protégeant les emplois. Je mentionne cela parce que je suis convaincu que les syndicats doivent utiliser leur pouvoir pour forcer les entreprises à être durables.

« L’échappatoire de la classe moyenne, qui consiste à s’installer dans les banlieues pavillonnaires ou à la campagne et à travailler à domicile, n’est pas une option pour la majorité de la population. »

Ensuite, ce sont les communautés ouvrières qui sont les plus frappées par la crise environnementale. Ce sont les enfants des classes populaires de Glasgow, Londres, Paris, Mumbai, Delhi, New York ou San Paolo qui subissent les pires effets de la pollution de l’air, réduisant la capacité pulmonaire et l’espérance de vie. L’échappatoire de la classe moyenne, qui consiste à s’installer dans les banlieues pavillonnaires ou à la campagne et à travailler à domicile, n’est pas une option pour la majorité de la population. Il faut assainir l’air et faire payer les pollueurs. C’est pourquoi j’aborde cette question sous l’angle de la classe sociale.

© Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

En tant que leader du parti travailliste, j’ai promu une révolution industrielle verte. Il ne s’agissait pas de condamner et de culpabiliser les gens qui conduisent un véhicule diesel pour aller au boulot ou qui travaillent dans une aciérie, mais de changer les choses et de protéger les emplois en même temps. La population ne peut pas soutenir la protection du climat si son niveau de vie n’est pas protégé en même temps. J’ai également beaucoup parlé de l’éducation à la biodiversité. Nous devons élever une génération qui comprenne que nous devons vivre avec le monde naturel, et non en opposition avec lui. Je suis très déterminé à atteindre tous ces objectifs.

LVSL – Vous avez dit que les entreprises polluantes doivent payer pour réparer les dommages qu’elles ont causés et que les syndicats sont essentiels pour changer la façon dont la production est organisée. Je ne peux qu’approuver. Mais si on veut changer la façon dont l’économie est gérée, ne devons-nous pas aussi nous battre pour la propriété publique des moyens de production, c’est-à-dire des nationalisations ?

J. C. – La propriété publique est indispensable pour les services essentiels. L’eau est un exemple évident : nous avons tous besoin d’eau, tout au long de la journée, tous les jours. C’est le besoin le plus élémentaire qui soit. Pourtant, elle a été privatisée en Grande-Bretagne par le gouvernement Thatcher pour un prix bien inférieur à la valeur réelle du secteur. Les entreprises privées qui ont racheté ce secteur ont immédiatement fait fructifier les considérables actifs fonciers dont disposaient les entreprises publiques de distribution d’eau en les vendant ou en construisant dessus. Elles ont ensuite versé d’énormes bénéfices et dividendes aux actionnaires au lieu d’investir dans de nouvelles canalisations et dans la protection de la nature. Le résultat, ce sont 300.000 rejets d’eaux usées directement dans les rivières anglaises rien que l’an dernier.

Il n’y a pas d’autre choix que de ramener les compagnies des eaux dans le giron public et de les placer sous contrôle démocratique. Elles doivent être contrôlées au niveau local, par les collectivités, en lien avec les travailleurs, les entreprises locales et les autorités publiques, avec un mandat clair en matière de protection de l’environnement ainsi que de production et de distribution de l’eau.

« La propriété publique est indispensable pour les services essentiels. »

Il en va de même pour l’énergie. Le gouvernement britannique a versé des milliards de subventions aux entreprises énergétiques, à condition qu’elles n’augmentent les prix pour les consommateurs « que » de 100 %. En d’autres termes, toutes nos factures d’électricité ont doublé, les entreprises ont réalisé d’énormes bénéfices et le gouvernement a utilisé l’argent public pour garantir le maintien de ces bénéfices. C’est une situation insensée ! Il n’y a pas d’autre solution que d’en faire une propriété publique, ce que nous soutenons fermement. Nous travaillons d’ailleurs avec We Own It (association agissant pour le retour de nombreux services dans le giron public, ndlr) et organisons une réunion la semaine prochaine pour exiger cela.

LVSL – La réunion que vous mentionnez sera organisée par le Peace and Justice Project, une organisation que vous avez créée récemment. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Quel est l’objectif de cette structure et sur quelles campagnes menez-vous ?

J. C. – Nous avons commencé à bâtir cette structure après les élections générales de 2019 (lors desquelles Jeremy Corbyn est battu par Boris Johnson, ndlr) et l’avons lancé en janvier 2021. Nous avons environ 60.000 personnes inscrites en tant que followers, qui reçoivent régulièrement des vidéos, des courriels et d’autres contenus sur nos différentes activités. Nous avons également un nombre considérable de personnes qui donnent des petites sommes d’argent pour assurer la survie du projet : le don moyen se situe entre 5 et 10 livres par mois. Nous sommes reconnaissants de ce soutien. 

« Le Peace and Justice Project se veut un foyer politique pour ceux qui ne savent plus vers où se tourner. »

Le Peace and Justice Project se veut un foyer politique pour ceux qui ne savent plus vers où se tourner. Par conséquent, il ne repose pas sur un ensemble très strict de principes politiques, mais plutôt sur de multiples campagnes thématiques. Tout d’abord, nous avons élaboré une plate-forme de cinq revendications, sur les salaires, la santé, le logement, l’environnement et la politique internationale et la paix. Ces revendications ont été élaborées avec les syndicats : nous travaillons en étroite collaboration avec le CWU (communication), le RMT (transport) et le BFAWU (industrie alimentaire). Nous travaillons ensemble contre les privatisations et sur des campagnes de défense des droits syndicaux des travailleurs de l’économie parallèle, tels que ceux de Starbucks et d’Amazon.

© Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

Deuxièmement, nous promouvons l’idée que les arts et la culture font partie du mouvement syndical, ce qui implique deux choses. D’une part, nous organisons des concerts dénommés « Music for the Many » (en référence au slogan de campagne de Jeremy Corbyn, For the Many, not the few, ndlr) dans tout le pays. A cette occasion, nous défendons nos lieux de musique vivante et salles de concert, qui risquent de fermer à cause de l’austérité et de la crise du coût de la vie. Nous avons organisé six de ces concerts jusqu’à présent et beaucoup d’autres sont à venir. À chaque fois, nous donnons l’occasion à des musiciens généralement jeunes et peu connus de jouer et nous promouvons nos différentes campagnes.

Nous écrivons également un livre intitulé Poetry for the Many, qui a déjà fait l’objet de nombreuses commandes en prévente. L’idée est née parce que je reçois beaucoup de poèmes de jeunes. Un jour, Len McCluskey (ancien secrétaire général du syndicat Unite, ndlr) et moi étions dans mon bureau pour parler de politiques et de stratégies économiques et il m’a demandé : « Pourquoi avez-vous ces livres de poésie dans votre bureau ? ». Je me suis senti offensé et lui ai dit « Et pourquoi pas ? », ce à quoi il a répondu « Je n’ai pas celui-là, je peux te l’emprunter ? » Nous avons donc décidé de rédiger ce livre, qui contient des poèmes provenant d’un large éventail de pays, et nous en préparons actuellement un autre, intitulé Poetry from the many, qui contiendra les meilleurs poèmes que nous avons reçus.

Enfin, il y a le travail international que nous effectuons avec l’aide de Laura. Nous travaillons sur des campagnes de reconnaissance syndicale avec des organisations étrangères, comme la Fédération internationale des travailleurs des transports. Nous organisons une grande conférence à Londres en novembre avec des dirigeants syndicaux du monde entier, de l’Amérique latine à l’Europe, en passant par la Russie et le Moyen-Orient. L’objectif est de travailler ensemble sur des sujets majeurs tels que le changement climatique, la justice sociale et de lutter contre les guerres.

LVSL – La lutte contre les guerres est d’ailleurs l’un des principaux thèmes de cette édition de Manifiesta. Vous avez toujours défendu la paix, comme en témoigne, par exemple, votre opposition à la guerre en Irak (Corbyn a voté contre l’entrée en guerre du Royaume-Uni, en opposition au gouvernement de Tony Blair, pourtant issu du même parti que lui, et organisé des rassemblements de plusieurs centaines de milliers de personnes pour la paix, ndlr). Même s’il y a d’autres conflits en cours, les médias occidentaux se concentrent sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Selon vous, à quoi ressemblerait un pacifisme de gauche dans ce conflit ?

J. C. – Tout d’abord, je tiens à souligner à quel point cette guerre est épouvantable et à quel point l’agression russe est une grave erreur. Cela dit, les conflits se terminent tous par des négociations et il en ira de même pour cette guerre un jour. La question, c’est combien de personnes vont encore mourir d’ici-là ? La politique des pays occidentaux et des entreprises  d’armement consistant à déverser toujours plus d’armes en Ukraine et à impliquer de plus en plus l’OTAN dans les activités militaires de l’Ukraine ne peut qu’aggraver le conflit. L’ONU et l’Union européenne n’ont, à mon avis, rien tenté pour améliorer l’accord de Minsk afin de maintenir une paix relative. Je dis « relative » parce que le conflit dans le Donbass dure depuis neuf ans déjà.

« L’ONU et l’Union européenne n’ont rien tenté pour améliorer l’accord de Minsk afin de maintenir une paix relative. »

Il doit y avoir des pourparlers de paix. Bravo à l’Union africaine, bravo aux dirigeants latino-américains et bravo au Pape pour avoir tenté d’instaurer des pourparlers de cessez-le-feu. S’ils n’ont pas lieu maintenant, ils auront lieu un jour ou l’autre. Mais combien de vies supplémentaires vont-elles être sacrifiées avant que les armes ne se taisent ? L’Ukraine et la Russie sont capables de se parler au sujet des cargaisons de céréales dans la mer Noire, leurs dirigeants sont donc parfaitement capables de faire de même pour parvenir à un cessez-le-feu. Nous devons faire pression en ce sens jusqu’au bout et soutenir ceux qui, en Ukraine et en Russie, luttent pour la paix. Je voudrais également profiter de cette occasion pour demander la libération de Boris Kagarlitsky (philosophe et sociologue marxiste russe, ancien dissident soviétique et opposant au régime de Poutine, ndlr), un vieil ami, un grand penseur, un grand militant pour la paix, qui ne devrait pas être en prison.

LVSL – Des élections auront lieu l’année prochaine au Royaume-Uni. Quels sont vos pronostics et quel rôle allez-vous jouer dans ce scrutin ?

J. C. – La date la plus tardive possible pour les prochaines élections est janvier 2025, mais j’imagine qu’elles auront lieu plus tôt. Le gouvernement est actuellement extrêmement impopulaire en raison de son incompétence et de la manière dont il a distribué des milliards de livres sterling de contrats pendant la période Covid, dont beaucoup ont été attribués sans grand contrôle aux donateurs et aux amis du parti conservateur. Par conséquent, les Conservateurs perdront très probablement les élections. 

Mais les travaillistes doivent proposer une alternative. Se contenter de gérer l’économie de la même manière, refuser d’introduire un impôt sur la fortune, refuser de suivre la politique de propriété publique mise en avant dans les deux derniers programmes travaillistes (lorsque Jeremy Corbyn dirigeait le parti, ndlr) n’encouragera pas les gens à voter pour le Labour. Donc, je souhaite qu’une véritable alternative aux conservateurs soit proposée.

Il y a d’énormes problèmes de démocratie au sein du parti travailliste. Keir Starmer a été élu à la tête du parti en promettant de démocratiser le Labour. Je ne sais pas vraiment ce qu’il a fait à ce sujet, parce que suspendre le débat local et la démocratie, imposer des candidats et utiliser sa majorité au sein du NEC (le National Executive Committee est l’instance dirigeante du parti travailliste, ndlr) pour empêcher les gens d’être candidats, ce n’est clairement pas un processus démocratique.

J’ai été suspendu en tant que membre du groupe parlementaire, mais pas du parti travailliste. Je suis membre de la section locale du Labour d’Islington North (circonscription londonienne de Jeremy Corbyn, ndlr) et j’assiste aux réunions de la section comme n’importe qui d’autre. Je ne vais pas me laisser écarter par ce processus. Il y a une grande soif de voix alternatives et radicales en Grande-Bretagne et je suis heureux d’être l’une de ces nombreuses voix.

LVSL – Outre le Peace and Justice Project, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la forme que pourrait prendre votre engagement ? Vous présenterez-vous aux prochaines élections ?

J. C. – Je suis disponible pour servir les habitants d’Islington North si c’est ce qu’ils souhaitent.

Au Royaume-Uni, l’arnaque de la privatisation de l’eau

Une station d’épuration vue du ciel. © Patrick Federi

En 1989, Margaret Thatcher privatise la gestion de l’eau au Royaume-Uni. Depuis, les compagnies des eaux du royaume se sont considérablement endettées, tout en versant d’énormes dividendes à leurs actionnaires. Les usagers, dont les factures explosent, et l’environnement, avec des rejets d’eaux usées dans les cours d’eau, en font les frais. Plus que jamais, il est urgent que le gouvernement renationalise le secteur et mette fin à ces excès. Par Prem Sikka, originellement publié par notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.

L’obsession néolibérale de la privatisation des industries et des services essentiels hante le Royaume-Uni. La forte inflation – 8% en juin sur un an – et la misère qui touche des millions de personnes sont directement liées aux profits réalisés dans les secteurs du gaz, du pétrole, des chemins de fer ou de la poste. Mais un autre secteur clé est moins évoqué : celui de la gestion de l’eau. La rapacité des entreprises qui domine ce marché est telle que Thames Water, la plus grande entreprise de distribution d’eau et d’assainissement d’Angleterre, est désormais au bord du gouffre.

Les graines de la destruction ont été semées par la privatisation de 1989,  lorsque le gouvernement Thatcher a vendu les sociétés de distribution d’eau d’Angleterre et du Pays de Galles pour seulement 6,1 milliards de livres sterling. Mais étant donné qu’il n’existe qu’un seul réseau de distribution et d’égouts, la concurrence est impossible et les clients se retrouvent piégés.Le secteur a adopté le modèle classique de sociétés de capital-investissement : ses prix sont élevés, les investissements faibles et les montages financiers permettent d’obtenir des rendements élevés. Au lieu de demander aux actionnaires d’investir à long terme par le biais de leurs fonds propres, ce modèle a recours à l’endettement car le paiement des intérêts bénéficie d’un allègement fiscal, ce qui constitue, de fait, une subvention publique. Cela permet de réduire le coût du capital et d’augmenter les rendements pour les actionnaires, mais a pour effet d’accroître la vulnérabilité de ces entreprises aux hausses de taux d’intérêt.

Investissements minimaux, profits maximaux

Depuis 1989, en décomptant les effets de l’inflation, les redevances d’eau ont augmenté de 40 %. Les entreprises du secteur ont une rentabilité exceptionnelle : leur marge bénéficiaire est de 38 %, un pourcentage très élevé pour une activité sans concurrence, à faible risque et dont la matière première tombe littéralement du ciel.

Dans le même temps, quelque 2,4 milliards de litres d’eau sont perdus chaque jour à cause des fuites liées au mauvais état des infrastructures. En effet, bien que la population ait augmenté de près de dix millions d’habitants depuis la privatisation, aucun nouveau réservoir n’a été construit. Si les compagnies des eaux sont tenues de fournir de l’eau propre, elles ont en revanche augmenté la pollution de cette ressource vitale en déversant des eaux usées dans les rivières. Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées en pleine nature sont en effet autant de sources d’économies qui permettent d’augmenter les bénéfices, les dividendes et les intéressements des dirigeants.

Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées en pleine nature sont en effet autant de sources d’économies qui permettent d’augmenter les bénéfices, les dividendes et les intéressements des dirigeants.

Ces tuyauteries en mauvais état et ces rejets sauvages nécessitent des investissements considérables pour être corrigés. Selon un rapport de la Chambre des Lords, le secteur a besoin de 240 à 260 milliards de livres de nouveaux investissements d’ici à 2050, bien plus que les 56 milliards de livres suggérés par le gouvernement. Mais les entreprises en question rechignent à investir, préférant profiter de leur rente pour extraire le maximum de liquidités. Depuis la privatisation, ce sont 72 milliards de livres de dividendes qui ont été versés aux actionnaires. 15 autres milliards devraient s’y ajouter d’ici à 2030. Des chiffres à mettre en regard des dettes accumulées par ces entreprises, qui s’élèvent à environ 60 milliards de livres. Pour chaque livre payée par les clients, 38 centimes vont aux profits. Sur ces 38 centimes, 20 vont au service de la dette, 15 aux dividendes et 3 à d’autres postes comme les impôts. Si l’investissement et l’efficacité ont été autant négligés, c’est que les entreprises du secteur ont considéré qu’elles pourraient toujours emprunter à faible coût. Pour couvrir le coût de ces emprunts, les factures des ménages ont bondi. 

Bien sûr, il aurait pu en être autrement si l’Autorité de régulation des services d’eau, Ofwat, avait imposé des pratiques plus prudentes. Mais comme souvent, le régulateur obéit en réalité aux intérêts qu’il est censé contrôler : environ deux tiers des plus grandes compagnies de distribution d’eau d’Angleterre emploient des cadres supérieurs qui travaillaient auparavant à l’Ofwat. Six des neuf compagnies d’eau et d’assainissement d’Angleterre ont comme directeur de la stratégie ou comme responsable de la réglementation d’anciens fonctionnaires de l’Ofwat.Les signaux d’alarme au sujet des montages financiers au sein des entreprises de distribution d’eau n’ont pourtant pas manqué. En 2018, l’Ofwat a ainsi suggéré de fixer un plafond au ratio d’endettement à 60 % de la valeur des actifs de ces entreprises, selon des modes de calculs complexes. Mais cette timide volonté de limiter les risques s’est heurtée à un mur : les entreprises en question s’y sont opposées.

Thames Water noyée par ses dettes

Mais ces années de gabegie et d’indulgence des régulateurs ont fini par éclater au grand jour avec la crise de Thames Water. Plus grande entreprise de l’eau outre-Manche, opérant notamment dans le secteur de Londres, Thames Water perd environ 630 millions de litres d’eau par jour à cause de fuites et déverse régulièrement des tonnes d’eaux usées dans les rivières. Depuis 2010, elle a été sanctionnée quatre-vingt-douze fois pour des manquements et s’est vue infliger une amende de 163 millions de livres. Pourtant, le salaire de son directeur général, qui a récemment démissionné, a doublé au cours des trois dernières années.

Depuis sa privatisation, elle a versé 7,2 milliards de livres de dividendes à ses actionnaires, qui sont aujourd’hui principalement des fonds souverains chinois et émiratis. En parallèle, ses dettes s’élèvent à 14,3 milliards de livres, soit presque autant que la valeur totale de tous ses actifs d’exploitation, dont la valeur est estimée à 17,9 milliards de livres. Le ratio d’endettement de l’entreprise avoisine donc les 80 %, bien plus que les 60% recommandés par l’Ofwat. 

La détresse de Thames Water est un cas d’école de l’échec de la privatisation, qui cherche le profit à tout prix, en rackettant les clients captifs et en créant des montages financiers intenables. 

Comme d’autres compagnies des eaux, elle a emprunté à des taux indexés, ce qui signifie que les intérêts de la dette suivent les évolutions du taux directeur, un pari très risqué. Pendant des années, les audits menés par le cabinet PricewaterhouseCoopers affirmaient pourtant régulièrement que l’entreprise était en bonne santé, alors qu’il était évident qu’elle manquait de résilience financière. Tandis que les auditeurs restaient silencieux, la City de Londres, satisfaite des taux de rentabilité, n’est guère préoccupée de la situation et l’Ofwat n’a presque rien fait. Une passivité qui s’explique aisément : Cathryn Ross, l’actuelle directrice générale adjointe de Thames Water, est une ancienne directrice de l’Ofwat et que son directeur de la politique réglementaire et des enquêtes et son directeur de la stratégie réglementaire et de l’innovation sont également d’anciens cadres de l’Ofwat.

La supercherie a fini par éclater lorsque la Banque d’Angleterre a augmenté les taux d’intérêt depuis environ un an : Thames Water s’est vite retrouvée dans l’impossibilité de réaliser les investissements minimaux requis et d’assurer le service de sa dette. La détresse de Thames Water est un cas d’école de l’échec de la privatisation, qui cherche le profit à tout prix, en rackettant les clients captifs et en créant des montages financiers intenables. 

Mettre fin au scandale

Face aux rejets massifs d’eaux polluées et à l’échec complet de la privatisation, les usagers réclament très majoritairement la renationalisation de l’eau. Mais aura-t-elle lieu ? Le parti conservateur, actuellement au pouvoir, est peu enclin à mener ce chantier, tant il est acquis aux intérêts des grands groupes. Le chef de l’opposition travailliste, Keir Starmer, en tête dans les sondages, avait certes promis durant sa campagne en 2020 de nationaliser le secteur. Mais, comme d’innombrables d’autres promesses conçues pour plaire à la base militante bâtie par Jeremy Corbyn, cet engagement a été renié. Selon des échanges mails ayant fuité dans la presse, les dirigeants du Parti travailliste et les compagnies des eaux se sont concertés en secret pour créer des « sociétés à but social » qui resteraient privées mais accorderaient une plus grande place aux besoins des clients, du personnel et de l’environnement.

Vaste fumisterie, ce statut d’entreprise ne signifie rien de concret. L’article 172 de la loi britannique sur les sociétés de 2006 impose en effet déjà aux directeurs de sociétés de tenir compte des intérêts des « employés », des « clients », de la « communauté et de l’environnement » lorsqu’ils prennent des décisions. Les résultats sont sous nos yeux… Le concept flou de « but social » ne permettra donc pas de freiner les pratiques prédatrices.

Pour remettre en état le réseau et purger les montagnes de dettes, les vrais coupables doivent être désignés : l’influence toxique des actionnaires et de la course aux rendements financiers. Le seul moyen d’empêcher que ces facteurs continuent à détruire ces entreprises est de revenir à une propriété publique et d’impliquer davantage les usagers. Or, ces entreprises peuvent être rachetées pour une bouchée de pain. Si les normes de protection de l’environnement et des usagers étaient rigoureusement appliquées, les actions des compagnies des eaux ne vaudraient pratiquement plus rien. En cas de défaillance, les créanciers n’obtiendraient probablement pas grand-chose, et le gouvernement pourrait alors racheter les actifs à bas prix. Le coût de ce rachat pourrait être financé par l’émission d’obligations publiques auprès de la population locale avec l’incitation qu’en plus du paiements d’intérêts, les détenteurs d’obligations obtiendront des réductions sur leurs factures d’eau. En outre, les usagers devraient pouvoir voter la rémunération des dirigeants, afin d’empêcher que ces derniers ne soient récompensés pour des pratiques abusives.

Peu coûteux et relativement rapide à mettre en place, le retour à une propriété publique du réseau d’eau et d’assainissement britannique est une priorité absolue étant donné la crise environnementale et sociale qui frappe le pays. Seul manque la volonté politique. Faudra-t-il attendre que les Anglais n’aient plus d’eau ou se retrouvent noyés sous leurs égouts pour que les politiques se décident à réagir ?

Esclavage moderne au Qatar : les multinationales épargnées par la critique

Travailleurs migrants au Qatar. © OIT

A l’occasion de la Coupe du monde de football, les nations occidentales ont, à juste titre, accusé le Qatar, pays hôte, de se livrer à une exploitation des travailleurs et de faire preuve d’autoritarisme. Le monde post-colonial a de son côté reproché à l’Occident son hypocrisie sur le sujet. Les multinationales, pourtant grandes gagnantes de la compétition, ont elles été épargnées par les critiques. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La récente Coupe du monde 2022 de la FIFA a suscité de nombreux articles à propos de la politique de soft power par le sport – décrit par certains comme du « sports washing » – pratiquée par le Qatar. Avant le tournoi, les commentateurs occidentaux ont critiqué l’autoritarisme politique et les conditions de travail draconiennes du pays hôte de la compétition. En réponse, les commentateurs des pays anciennement colonisés ont légitimement pointé du doigt l’hypocrisie de l’Occident. Après tout, les anciennes superpuissances coloniales ont bien jeté les bases de la débâcle qui a eu lieu au Qatar.

Bien que chaque camp soulève des remarques pertinentes, la discussion qui en a résulté n’a guère été productive. Le discours politique autour du mondial 2022 a surtout montré que les récits de « choc des civilisations » continuent de dominer l’imaginaire politique mondial, malgré une réalité moderne toute autre dans laquelle le capital international – qu’il soit oriental ou occidental – règne en maître, et a le pouvoir de mettre les gouvernements au pas. Pendant que nous sommes occupés à nous pointer du doigt les uns les autres, les multinationales se frottent les mains.

Le scandale de la Coupe du Monde

Depuis qu’il a obtenu, en 2010, le feu vert pour l’organisation de la Coupe du monde du football dans des circonstances de corruption manifestes, le petit pays pétrolier du Qatar, qui ne possédait que peu ou pas d’infrastructures sportives au départ, a lancé un mégaprojet de 220 milliards de dollars pour accueillir l’événement télévisé le plus regardé au monde.

Si l’économie qatarie fait depuis longtemps appel aux travailleurs migrants dans tous les secteurs, leur nombre a augmenté de plus de 40 % depuis que la candidature a été retenue. Aujourd’hui, seuls 11,6 % des 2,7 millions d’habitants du pays sont des ressortissants qataris. Il y a eu une augmentation massive de migrants précaires, principalement originaires d’Asie du Sud-Est, embauchés pour effectuer le travail manuel nécessaire à la construction des infrastructures pratiquement inexistantes en vue de 2022.

Stade de Lusail au Qatar. © Visit Qatar

Malgré les centaines de milliards investis, les conditions de travail de ces travailleurs manuels ont fait l’objet d’une exploitation flagrante. Les travailleurs migrants du Qatar ont dû faire face à des environnements de travail mettant leur vie en danger, à des conditions de vie précaires, à des paiements tardifs et dérisoires, à des passeports confisqués et à des menaces de violence, tout en effectuant un travail manuel rendu particulièrement pénible par la chaleur étouffante du soleil du Golfe. Selon The Guardian, 6 751 travailleurs migrants sont décédés depuis que le Qatar a obtenu l’organisation de la Coupe du monde.

Les principaux médias occidentaux n’ont commencé à souligner ces injustices qu’au cours du mois précédant le tournoi, une fois les billets achetés, les hôtels entièrement réservés et toutes les infrastructures terminées.

Alors que les ONG de défense des droits de l’homme et les journalistes avaient documenté l’exploitation rampante des travailleurs migrants au Qatar depuis environ une décennie avant la Coupe du monde 2022, les principaux médias occidentaux n’ont commencé à souligner ces injustices qu’au cours du mois précédant le tournoi – une fois les billets achetés, les hôtels entièrement réservés et toutes les infrastructures terminées. Le média occidental le plus virulent a été la BBC, qui a même refusé de diffuser la cérémonie d’ouverture, choisissant plutôt de diffuser une table ronde condamnant le bilan du Qatar en matière de droits de l’homme.

Bien sûr, les critiques de la BBC à l’égard du Qatar sont tout à fait valables. Toutefois, elles ne reconnaissent pas le rôle de l’héritage colonial du Royaume-Uni dans l’établissement des conditions d’exploitation de la main-d’œuvre qui existaient au Qatar bien avant la Coupe du monde. La Grande-Bretagne est en effet intervenue d’une manière matérielle et codifiée qui continue de profiter à la fois à la monarchie qatarie et au marché mondial dominé par le capital international.

Le kafala, un héritage britannique ?

Au cœur de l’exploitation systémique des travailleurs d’Asie du Sud-Est au Qatar et au Moyen-Orient en général, se trouve le système de kafala (parrainage), qui dispense les employeurs parrainant des visas de travailleurs migrants de se conformer aux lois du travail protégeant les ressortissants qataris. Les travailleurs migrants n’ont pas le droit de chercher un nouvel emploi, de faire partie d’un syndicat, ni même de voyager.

La version moderne du système de kafala a pour origine un fonctionnaire colonial relativement inconnu nommé Charles Belgrave. L’actuel Qatar, et plus généralement une grande partie du Golfe de la péninsule arabe, sont tombés sous domination coloniale britannique après la défaite de l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale. Belgrave, un vétéran anglais de la Grande Guerre, a été nommé en 1926 conseiller de la monarchie tribale de ce qui allait devenir l’actuel Bahreïn, dans le but d’aider à créer un État-nation moderne doté d’une bureaucratie gouvernementale fonctionnelle.

L’intention des Britanniques en administrant le Moyen-Orient post-ottoman, composé de « protectorats » ou de « mandats » plutôt que de colonies, était de garantir les intérêts britanniques à long terme dans la région. Ainsi, si le colonisateur disposait d’un certain pouvoir, les élites locales ont également conservé une grande part de leur influence et de leur patrimoine, donnant naissance à une symbiose entre les intérêts des classes dirigeants locales et celles du Royaume-Uni. Prévoyant l’éventuelle non-viabilité de la domination coloniale directe au lendemain de la guerre, l’objectif était de créer des structures stables pour que des gouvernements d’État favorables à l’Occident et alignés sur un système économique de marché libre puissent prendre le relais.

Avant la découverte du pétrole, Bahreïn et la région environnante abritaient des sociétés côtières et nomades gravitant autour de la pêche et de la culture des perles. L’avènement des frontières tracées par les colonisateurs a créé des obstacles à cette industrie régionale qui reposait sur la libre circulation du commerce et de la main-d’œuvre à travers la mer, désormais restreinte par de nouveaux concepts comme les passeports et les visas.

Pour y remédier, Belgrave, en coopération avec les élites locales, a codifié la première version du système moderne de kafala, qui s’est rapidement étendu à d’autres gouvernements nouvellement formés dans la région. Cela a finalement permis à Bahreïn, au Qatar, à Oman et à d’autres États du Golfe de faciliter l’immigration et l’exploitation de travailleurs d’Asie du Sud-Est.

En 1957, la forte impopulaire du kafala au Bahreïn conduit à des protestations qui finissent par faire démissionner Belgrave de son poste. Mais le système a persisté bien après le départ de ce dernier et la fin du pouvoir britannique dans le Golfe dans les années 1960 et 1970, témoignant de l’attachement des dirigeants locaux à cet équivalent moderne de l’esclavage. Si, à la suite des révélations des ONG et d’une enquête de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le système du kafala a théoriquement été aboli en 2019, très peu semble avoir changé en réalité. Selon un ancien haut-fonctionnaire international sur Blast, l’OIT aurait même été acheté par les qataris pour qu’une exception leur soit accordée et que la procédure judiciaire soit classée sans suite.

Les multinationales, véritables vainqueurs du mondial

Le kafala n’est qu’un des nombreux systèmes modernes d’exploitation du travail dans le soi-disant « tiers-monde » qui remontent à la domination coloniale occidentale. De manière générale, le mode de vie de consommation dont jouissent de nombreux Occidentaux est rendu possible par l’externalisation d’une exploitation économique extrême dans des pays post-coloniaux socialement répressifs et politiquement autoritaires.

Ignorant les faits historiques, les reproches de l’Occident à l’égard du Qatar ont donc été, à juste titre, qualifiés d’hypocrites par de nombreux acteurs du monde post-colonial. Un certain nombre de commentateurs se sont empressés de souligner les lacunes des gouvernements occidentaux dans leur propre lutte contre leurs mauvaises conditions de travail, sans parler du racisme, de la misogynie et de l’homophobie (autres griefs légitimes à l’encontre du gouvernement qatari) existant dans leurs propres pays.

Ces critiques ont des arguments légitimes, tout comme le sont les critiques envers le Qatar lui-même. Mais ce débat n’a mené nulle part, l’Occident reprochant à l’Orient son retard et l’Orient reprochant à l’Occident son éternelle hypocrisie. Ce discours s’appuie sur un clivage Est/Ouest réducteur et ne parvient pas à saisir les intérêts communs des gouvernements occidentaux et orientaux et de leurs entreprises respectives dans le maintien de régimes d’exploitation et de répression sociale.

L’administration Biden a donné son feu vert à une vente d’armes d’un milliard de dollars au Qatar pendant la mi-temps du match entre l’Iran et les États-Unis.

Le Qatar, très proche de l’Iran, abrite la plus grande base militaire américaine du Moyen-Orient. Ce n’est donc pas une coïncidence si l’administration Biden a donné son feu vert à une vente d’armes d’un milliard de dollars au Qatar pendant la mi-temps du match entre l’Iran et les États-Unis. Un comportement habituel : les États-Unis ne se privent pas de fermer les yeux sur le despotisme de leurs alliés riches en pétrole dans le Golfe, tout en critiquant leurs ennemis autoritaires qui adoptent pourtant ce même comportement.

Les gouvernements et les entreprises de l’Union européenne entretiennent également des relations profitables avec le Qatar. À ce sujet, quatre membres du Parlement européen ont été accusés le 11 décembre dernier d’avoir reçu des pots-de-vin de la part de responsables qataris qui cherchaient à influencer des décisions politiques. Pourtant, le fait que l’Occident profite du despotisme qatari – et de celui du Golfe en général – n’a pas été pris en compte dans les critiques adressées au Qatar ces dernières semaines. Cela n’a pas non plus été souligné par ceux qui se sont empressés d’esquiver ces critiques.

Les critiques et les détracteurs ont très peu parlé des sponsors occidentaux, des marques de vêtements de sport, des diffuseurs sportifs et d’autres entités commerciales internationales qui ont engrangé des bénéfices massifs sur le dos des travailleurs qui ont peiné et sont morts en préparant ce tournoi. La seule organisation occidentale complice de la controverse Qatar 2022 faisant l’objet de critiques justifiées est la FIFA, une entité non corporative ou gouvernementale. À l’instar des gouvernements occidentaux, les entreprises occidentales ont été largement épargnées.

Les critiques et les détracteurs ont très peu parlé des sponsors occidentaux, des marques de vêtements de sport, des diffuseurs sportifs et d’autres entités commerciales internationales qui ont engrangé des bénéfices massifs sur le dos des travailleurs.

Ce récit de « choc des civilisations » qui alimente le discours autour du mondial 2022 détourne l’attention d’un autre plus grand problème qui touche à la fois le Moyen-Orient et les travailleurs migrants exploités dans le monde entier, à savoir le capitalisme néolibéral mondialisé. Le véritable gagnant de la Coupe du monde est le capital international, qu’il soit occidental ou qatari, et les véritables perdants sont les travailleurs migrants exploités et les citoyens politiquement réprimés du Qatar et du Moyen-Orient post-colonial.

La focalisation respective de chaque partie sur des nations orientales vues comme barbares ou sur des nations occidentales hypocrites ne rend pas compte du caractère financiarisé et international du capitalisme du XXIe siècle et de la façon dont il a modifié le paysage politique mondial – unissant souvent l’Est et l’Ouest dans un projet commun visant à tirer un maximum de profit des populations pauvres exploitées de par le monde.

Sur une note plus optimiste, la Coupe du monde 2022 a également vu l’expression d’une solidarité panarabe et post-coloniale qui va au-delà de ces frontières dessinées par la colonisation, une forme de conscience politique historiquement liées à des tendances anticapitalistes et de gauche dans les décennies passées. La présence continue du drapeau palestinien et le soutien massif dont a bénéficié l’équipe du Maroc de la part des Arabes et des Africains suggèrent le retour possible d’un discours politique post-colonial qui rompt avec ces récits improductifs de « choc des civilisations » souvent liés à l’existence des États-nations.

Pourquoi l’Europe va s’appauvrir à vitesse grand V

© Andrés Ramírez

Dans un rare accès de lucidité, le commissaire européen Josep Borrell a récemment évoqué la fin à venir de la prospérité – certes très mal répartie – de l’Europe. Dans le monde multipolaire qui se dessine, le Vieux continent ne pourra plus compter sur l’énergie bon marché issue de la Russie et les marchandises peu chères importées de Chine. La dépendance croissante à l’égard de Washington, et tous les risques qu’elle comporte, ne semble pas davantage être prise en compte par les élites politiques, qui espèrent vainement un retour à la « fin de l’histoire ». Article d’Aaron Bastani pour notre partenaire Novara Media, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Le 10 octobre dernier, Josep Borrell, vice-président de la Commission européenne, a fait une des déclarations les plus importantes de 2022. Tandis que le gouvernement britannique de Liz Truss essayait d’imiter la politique de Margaret Thatcher, et que les soutiens de l’opposition travaillistes rêvent d’un retour à 1997 (date d’une victoire écrasante de Tony Blair), il a fallu que ce soit un eurocrate qui assène quelques vérités dérangeantes.

Le constat dressé par Borrell relève de l’évidence depuis une dizaine d’années, mais la classe politique ne s’en aperçoit qu’aujourd’hui : « Notre prospérité a reposé sur une énergie bon marché en provenance de la Russie », a-t-il déclaré, avant d’ajouter : « Les bas salaires des travailleurs chinois ont fait bien plus […] pour contenir l’inflation que toutes les banques centrales réunies. » Borrel a ensuite résumé en une seule phrase lapidaire le modèle économique européen des 30 dernières années : « Notre prospérité reposait sur la Chine et la Russie – l’énergie et le marché. »

Venant d’un technocrate bruxellois, ce constat est pour le moins saisissant. Les énergies fossiles bon marché appartiennent au passé, tout comme les biens de consommations à bas prix. Ces trente dernières années, tout en devenant dépendante du gaz russe, l’Europe continentale a également bénéficié d’une faible inflation grâce à ses importations depuis la Chine, devenue l’atelier du monde. Pendant les trois décennies qui suivirent la chute du mur de Berlin, les Occidentaux aux faibles revenus pouvaient donc au moins se procurer toute une panoplie de gadgets et une énergie plutôt abordable. Désormais, cette époque est révolue.

Pendant 30 ans, la faible croissance des salaires fut compensée par une abondance soudaine de biens bon marché, en particulier de produits électroniques, ainsi que par l’expansion du crédit.

Au Royaume-Uni, cette période, qui s’étend des années 1990 à la pandémie de Covid-19, fut déterminante pour le phénomène politique que fut le blairisme – qui relevait davantage d’une chance historique que des compétences du New Labour ou de la Banque d’Angleterre. Ainsi, la faible croissance des salaires fut compensée par une abondance soudaine de biens bon marché, en particulier de produits électroniques, ainsi que par l’expansion du crédit. Dans la terminologie marxiste, ce système économique mondialisé et reposant de plus en plus sur la dette était la base économique qui permettait la superstructure de la « fin de l’histoire » (pour les marxistes, la superstructure désigne les institutions politiques et l’idéologie d’une époque, qui est déterminée par des rapports de production, appelés “la base”, ndlr). Si des thinks tanks ou des universitaires avaient déjà annoncé la fin de cette époque, le fait qu’un homme d’Etat à la tête de l’UE finisse par le reconnaître acte la mort définitive de cette ère.

Les mauvaises nouvelles ne s’arrêtent pas là, car Borrell a ensuite souligné combien l’Europe continentale avait délégué sa défense aux États-Unis. La sécurité énergétique de l’Europe est un autre motif d’inquiétude, Borrell précisant également que le fait d’être moins dépendant des énergies fossiles russes ne devrait pas induire une plus grande subordination à Washington. « Que se passerait-il demain si les États-Unis, avec un nouveau président, décidaient d’être moins favorables aux Européens ? ». « On imagine aisément la situation dans laquelle notre dépendance excessive au GNL (gaz naturel liquéfié) importé des États-Unis poserait également un problème majeur. » Pour les atlantistes, c’est une question capitale : est-il souhaitable de remettre notre destin entre les mains d’un Donald Trump ou d’un Ron DeSantis (gouverneur républicain de Floride, fervent soutien de Donald Trump et potentiel candidat en 2024, ndlr) ? Veut-on qu’un individu comme Mike Pompeo décide si l’Europe peut ou non se chauffer ? Dépendre d’une puissance étrangère aussi profondément divisée n’est pas sans risques.

Borrell a également insisté sur les défis politiques, à la fois internes et externes, auxquels l’Europe est confrontée. À l’intérieur, le danger vient de la progression continue de l’extrême droite, de Giorgia Meloni en Italie à Viktor Orban en Hongrie en passant par le parti Vox en Espagne. A rebours du discours bruxellois classique, il faut d’ailleurs souligner que Borrell n’a pas attribué ce phénomène à l’influence de puissances étrangères perfides, déclarant que la popularité de tels partis correspondent  « au choix du peuple » et non à « l’imposition d’un quelconque pouvoir ». Des propos qui visaient clairement le centre de l’échiquier politique, qui tend à être de plus en plus complotiste, voyant partout la main de Moscou. Si l’extrême-droite gagne du terrain, c’est bien parce que les crises sociales et économiques ne sont pas résolues, et non à cause des usines à trolls de Saint-Pétersbourg – quand bien même l’intelligentsia libérale voudrait qu’il en soit autrement.

À l’extérieur, l’Europe est confrontée à la montée du nationalisme radical et de formes d’impérialisme dignes du xixe siècle, parfois jusqu’à l’annexion. Cela ne se limite pas à la Russie, qui après avoir annexé la Crimée en 2014 vient de s’emparer de territoires dans l’est de l’Ukraine, mais aussi de l’occupation turque dans le nord de la Syrie – un territoire que le ministre de l’Intérieur turc Süleyman Soylu a déclaré en 2019 comme « faisant partie de la patrie turque ». Ankara a également menacé d’envahir les îles grecques de la mer Égée. Le déclin de la superpuissance américaine signifie que nous entrons vraisemblablement dans une nouvelle phase, dans laquelle l’accaparement des terres vient s’ajouter à un monde multipolaire.

Le déclin de la superpuissance américaine signifie que nous entrons vraisemblablement dans une nouvelle phase, dans laquelle l’accaparement des terres vient s’ajouter à un monde multipolaire.

Tout cela est vu avec une profonde consternation dans les capitales européennes, Londres y compris. Alors que le modèle énergétique du continent se désagrège et face à la plus forte inflation depuis des décennies, le découplage avec la Chine semble acté, ce qui exacerbera la hausse des prix. Quand cela se produira, ce sera un tremblement de terre économique pour le consommateur européen, quand bien même des politiciens comme le conservateur britannique Iain Duncan se plaisent à durcir le ton. L’industrie automobile allemande est-elle désavantagée du fait de l’envolée des prix de l’énergie ? Assurément. Il en va de même pour d’autres pays, comme la France et l’Italie, qui ont déjà vu la ruine de leurs industries manufacturières au cours de ce siècle. Mais ajoutez à cela la disparition des biens de consommation bon marché – qui ont servi de palliatif à la stagnation des salaires pendant des décennies – et une vague massive de mécontentement est inévitable. En résumé, les Européens vont s’appauvrir très vite. Les hivers froids ne sont que le début.

Ajoutons à cela les autres défis que doit relever l’Europe, comme le vieillissement de la population et la faiblesse de l’innovation. Non que l’Europe continentale soit menacée d’effondrement – bien entendu, elle demeure incroyablement riche – mais elle va relativement s’appauvrir. Le prestige de ses capitales va décliner, sauf en matière de tourisme, tandis que l’attrait mondial de sa culture et de son modèle social vont également s’éroder. Les plaques-tournantes mondiales des peuples, des idées et de l’énergie se situeront ailleurs – essentiellement en Amérique du Nord et en Asie. L’Europe deviendra la Venise des continents : belle mais désuète, un musée plus qu’un acteur de l’histoire.

Pour le Royaume-Uni, désormais à l’écart de l’Union, cela est vrai à double titre. Le pays est un grand importateur net de produits alimentaires et d’énergies fossiles tout en ayant une classe politique qui – contrairement du moins à certaines du continent – refuse de s’atteler sérieusement à une politique industrielle. Pour l’heure, le réflexe des conservateurs britanniques est d’augmenter les réductions d’impôts, tandis que le New Labour ressasse que la mondialisation est une bonne chose. En définitive, ni l’un ni l’autre n’augmenteront le niveau de vie : les marchés punissent les zélateurs des premières, tandis que la mondialisation craque de toutes parts. La confrontation avec la Russie n’est que le début d’un effondrement plus vaste qu’aucun des partis n’a le courage d’admettre.

L’inflation est là pour durer et, comme le reconnaît Borrell, il faut apporter des réponses sérieuses aux questions énergétiques, commerciales, de croissance et de sécurité. Dans chaque domaine, le bon sens de ces trente dernières années s’est évaporé. Y aura-t-il au Royaume-Uni un politicien d’envergure assez courageux pour le dire ? N’y comptons pas trop. Un État bipartite, avec un système hiérarchique de whips (parlementaires qui veillent à ce que les élus de leur parti soient présents et votent en fonction des consignes du parti, ndlr) qui écrase toute dissension, signifie que la liberté de pensée est une denrée rare à Westminster. Elle n’a pourtant jamais été aussi nécessaire.

Au Royaume-Uni, le grand retour de la lutte des classes

Manifestation dans les rues de Londres le 1er octobre 2022. © Compte Twitter du mouvement Enough is enough

Écrasés par une inflation à 10%, les Britanniques sont de plus en plus nombreux à ne plus pouvoir payer leurs factures et à se rendre dans les banques alimentaires. Vénérant l’idéologie thatchérienne, le nouveau gouvernement de Liz Truss préfère cependant multiplier les cadeaux fiscaux aux plus riches et déréguler encore davantage l’économie. Un programme de guerre sociale qui a conduit à une chute spectaculaire des conservateurs dans les sondages et que même le Fonds Monétaire International et les marchés financiers jugent inapproprié. Si le Labour bénéficie de son statut de parti d’opposition, la timidité de ses propositions déçoit largement. Face à cette crise politique, les syndicats paralysent depuis plusieurs mois le pays par des grèves largement soutenues.

« Enough is enough ! » (« trop c’est trop ! »). Samedi dernier dernier, plus de 100.000 personnes ont manifesté au Royaume-Uni autour de ce slogan et réclamé des mesures fortes pour faire face à l’explosion du coût de la vie. Avec une inflation à plus de 10% et des salaires qui n’ont augmenté que d’environ 5%, de très nombreux Britanniques connaissent en effet un appauvrissement rapide. 

Un appauvrissement à grande vitesse

Comme dans le reste de l’Europe, les prix de l’énergie sont le principal moteur de l’inflation. Mais le choc est plus fort qu’ailleurs : selon les statistiques officielles, en août 2022, le prix du gaz s’est envolé de 96% en un an et celui de l’électricité (produite à environ 40% grâce au gaz) de 54%. En cause : l’arrêt des exportations russes et la spéculation qui l’accompagne bien sûr, mais aussi de faibles capacités de stockage et une production particulièrement faible en Mer du Nord en raison d’opérations de maintenance et de l’épuisement progressif des gisements exploités. Grand importateur de nourriture, le Royaume-Uni subit aussi une forte hausse du prix des aliments : +13% sur un an.

Ces augmentations sont d’autant plus violentes qu’elles percutent un pays où beaucoup peinaient déjà à finir le mois. Depuis plusieurs décennies, et notamment suite à la privatisation des logements sociaux par Margaret Thatcher, le coût exorbitant des logements absorbe en effet une part considérable du budget des britanniques. Cette situation s’est encore aggravée depuis 2010, date du retour au pouvoir des conservateurs, avec l’enchaînement des politiques d’austérité qui ont décimé les services publics et les aides sociales. Le regroupement de six prestations sociales majeures (crédit d’impôt parental, allocation chômage, allocation logement…) en un seul « universal credit » a notamment plongé de nombreux ménages précaires dans la pauvreté. D’une complexité incroyable, son déploiement, toujours pas terminé, devrait au total coûter 12 milliards de livres…

Avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, la pauvreté touchait déjà 14,5 millions de personnes, soit 22% de la population.

Ainsi, avant le déclenchement de la guerre en Ukraine et de ses conséquences en chaîne sur le niveau de vie, la pauvreté était déjà particulièrement élevée : en janvier, celle-ci touchait déjà 14,5 millions de personnes, soit 22% de la population, un chiffre qui monte même à 31% chez les enfants. De même, le Trussell Trust, une ONG humanitaire responsable de nombreuses banques alimentaires, annonçait au début de l’année une augmentation de 81% du recours à l’aide alimentaire sur les cinq dernières années. Autant de chiffres qui ont sans aucun doute encore augmenté depuis.

Enfin, contrairement à la France, le Royaume-Uni n’a pas mis en place de bouclier tarifaire sur les prix de l’énergie, ce qui explique donc l’envolée des factures. Pendant des mois, les Tories ont en effet augmenté régulièrement les plafonds des factures, leur gel étant considéré trop coûteux pour les finances publiques. Face à la contestation grandissante, notamment du mouvement Don’t Pay UK, qui invitait à refuser de payer ses factures d’énergies, les prix ont finalement été plafonnés très récemment à 2.500 livres par an pour un ménage moyen, soit tout de même le double de la facture de l’an dernier. Si les superprofits des entreprises énergétiques sont certes taxés à 25% – avec une possibilité de déduire des investissements de cette taxe – ce plafonnement des coûts énergétiques, en place pour deux ans, devrait coûter une fortune au gouvernement britannique : entre 130 et 150 milliards de livres selon les estimations

Liz Truss, le retour du thatchérisme au pire moment

Si la réaction du gouvernement, bien que très insuffisante, a tant tardé, c’est aussi en raison de la crise interne du parti conservateur. A la suite de plusieurs scandales, notamment l’organisation de soirées arrosées en plein confinement, Boris Johnson a dû se résoudre à la démission début juillet. De plus en plus critiqué par les députés de son propre parti, « BoJo » traînait en effet une image de menteur arrogant largement méritée. L’été a donc été marqué par le scrutin interne aux Tories, où les 170.000 membres du parti ont dû se prononcer sur le successeur de Johnson. Surfant sur son image de « Dame de fer » et sur l’impopularité de son adversaire Rishi Sunak, perçu comme un traître par certains conservateurs pour avoir abandonné Johnson qui l’avait nommé ministre des finances, Liz Truss l’emporta assez facilement. Si Truss n’a eu aucun mal à convaincre les membres de son parti grâce à ses promesses thatchériennes, l’électorat britannique est cependant beaucoup plus sceptique à son égard, voire franchement opposé.

Élue avec 81.000 voix, l’héritière proclamée de Margaret Thatcher a en effet d’emblée connu une crise de légitimité. Pour séduire son camp, elle a promis un retour aux grandes heures du néolibéralisme, à travers des baisses d’impôts drastiques et une dérégulation de l’économie. Un projet qui s’inscrit dans la dérive libertarienne d’une frange du parti, qui voit dans le Brexit une opportunité de se défaire de toutes les normes précédemment imposées par l’UE et de signer des accords de libre-échange à tout-va. Leur objectif ? Transformer la Grande-Bretagne en un gigantesque duty free, où les businessmen pourront mener leurs affaires sans entraves et où la finance pourra s’épanouir sans aucune limite, transformant Londres en « Singapour sur Tamise ».

Si Truss n’a eu aucun mal à convaincre les membres de son parti grâce à ses promesses thatchériennes, l’électorat britannique est cependant beaucoup plus sceptique à son égard, voire franchement opposé.

Après l’annonce d’un bouclier tarifaire sur l’énergie et une courte pause en raison des funérailles de la reine Elizabeth II, Liz Truss a choisi de marquer les esprits en annonçant des mesures fortes. Kwasi Kwarteng, nouveau chancelier (équivalent du ministre des finances) a donc présenté un « mini-budget » prévoyant la fin du taux d’imposition à 45% sur les plus hauts revenus et du plafond sur les bonus des traders. Pour répondre aux besoins d’énergie, Truss a par ailleurs levé le moratoire sur la fracturation hydraulique afin d’exploiter au plus vite les réserves de gaz de schiste, qu’importe les conséquences environnementales. La surenchère devrait se poursuivre : 570 règles relatives aux pesticides, à la qualité de l’alimentation et à la santé des consommateurs doivent être abrogées prochainement. Le nouveau ministre de l’économie, Jacob Rees-Mogg, multimillionnaire gestionnaire de hedge fund et figure de l’aile libertarienne des Tories, souhaite quant à lui supprimer toutes les lois s’appliquant aux entreprises de moins de 500 salariés. Comblé de voir ses propositions les plus délirantes être reprises par le nouveau gouvernement, l’Institute of Economic Affairs, qui se décrit comme « le think tank originel du libre marché » réfléchit déjà à la suite, par exemple en organisant des conférences avec des climatosceptiques pour pousser l’exécutif à renoncer à l’objectif de neutralité carbone en 2050.

Les Tories dans une impasse politique

En pleine crise sociale, l’annonce de nouveaux cadeaux fiscaux aux plus riches a évidemment excédé la population. Plus surprenant, ces mesures ont aussi suscité des réactions très négatives des marchés financiers. En effet, les baisses d’impôt et les nouvelles dépenses considérables du bouclier énergétique doivent être financées uniquement par l’emprunt. Un choix pour le moins hasardeux en pleine période de remontée des taux d’intérêt des banques centrales. Inquiets de cette fuite en avant par la dette et de l’absence d’investissements parmi toutes ces nouvelles dépenses, les marchés ont vivement réagi. La valeur de la livre sterling a plongé à son plus bas niveau, pratiquement à parité avec le dollar. Une chute qui a cependant permis à un proche de Kwasi Kwarteng d’empocher plusieurs millions. Les taux d’intérêt sur la dette britannique se sont eux envolés, obligeant la Bank of England à intervenir en urgence en rachetant pour 65 milliards de livres d’obligations, avec des résultats limités. Dans la foulée, le Fonds Monétaire International a officiellement demandé au gouvernement de « reconsidérer » son budget, jugé inflationniste et trop inégalitaire. Un désaveu d’autant plus violent qu’il émane d’institutions éminemment néolibérales.

Comme le souligne l’économiste James Meadway, le nouveau gouvernement britannique pensait sans doute pouvoir imiter les Etats-Unis et s’endetter sans compter. Mais si les Etats-Unis peuvent s’appuyer sur le « privilège exorbitant » du dollar, monnaie de référence mondiale, le Royaume-Uni ne peut pas en dire autant. Sous la pression des marchés, Kwarteng a donc dû se résoudre à renoncer à son projet de supprimer la tranche supérieure d’impôt à 45%. Exaspérés par l’incompétence d’un gouvernement aux manettes depuis moins d’un mois, des députés conservateurs ont déjà envoyé des lettres pour demander le départ de Truss et de son équipe. L’inquiétude des parlementaires conservateurs se comprend aisément : les derniers sondages indiquent environ 50% d’intentions de vote pour le Labour, contre environ 20 à 25% pour les Tories ! Si une élection avait lieu prochainement, les travaillistes obtiendraient donc la plus forte majorité de l’histoire et les Conservateurs perdraient près de 250 sièges.

D’ores-et-déjà, de nombreux conservateurs regrettent Boris Johnson. Si ce dernier était sans aucun doute un personnage fantasque et un tartufe, il a néanmoins toujours été doué d’une certaine clairvoyance politique. En 2016, sentant l’ampleur du rejet de l’Union européenne, il se rangea du côté des Brexiters dans le seul but de sa propre ascension politique. Cette stratégie sera payante : trois ans plus tard, remplaçant une Theresa May impuissante car dépourvue de majorité, il écrase Jeremy Corbyn en axant presque tout sa campagne sur la nécessité de respecter le verdict du référendum. Par ailleurs, s’opposant à la frange austéritaire de son parti, il prit soin de promettre des investissements importants dans le NHS (service de santé public), la police et les infrastructures nécessaires pour développer le Nord de l’Angleterre, particulièrement pauvre. Malgré ses nombreux défauts, Johnson avait ainsi créé une offre politique populiste répondant aux demandes de l’électorat, ce qu’aucun politicien de son camp ne semble capable de faire aujourd’hui. Là encore, les sondages sont cruels pour Truss : 30% des électeurs pensent que Johnson serait meilleur qu’elle (contre 13% dans l’autre sens), un chiffre qui monte à 48% (contre 19%) chez les électeurs conservateurs.

Le Labour, nouveau parti préféré des élites

Pour le Labour de Keir Starmer, le départ de Boris Johnson offre une opportunité sans précédent. Étant donné les niveaux d’impopularité de Liz Truss, le leader travailliste n’a pas à promettre grand chose pour être plus attirant. Un rôle qui convient tout à fait à Starmer, qui n’a eu de cesse de renoncer au programme radical de Jeremy Corbyn et d’attaquer la gauche de son parti en l’accusant d’antisémitisme depuis qu’il est devenu le chef de l’opposition en avril 2020. Pendant près de deux ans, la stratégie centriste de Starmer n’a guère fonctionné : ses différences avec les politiques menées par Boris Johnson étaient minces et les conflits internes au Labour donnaient l’impression que le parti n’était pas prêt à gouverner. Avec le départ de Johnson et avec la folie thatchérienne de Liz Truss, le contexte devient soudainement très différent : Starmer peut se targuer d’être l’opposition de bon sens, représentant le « centre de la vie politique britannique » comme il l’a affirmé lors de son discours au congrès de son parti en septembre.

Bien sûr, face à l’angoisse du déclassement et de l’appauvrissement, Starmer a fait quelques concessions à sa gauche. En matière énergétique, il promet notamment un énorme plan d’investissement dans le renouvelable et le nucléaire pour arrêter la production électrique d’origine fossile dès 2030 et souhaite créer une nouvelle entreprise nationale de production électrique, Great British Energy. Enfin, pour se différencier des Conservateurs qui avaient privatisé la rente des gisements gaziers de la Mer du Nord dans les années 1990, il entend créer un fonds souverain sur le modèle de celui de la Norvège. Ce fonds, qui serait alimenté par les revenus issus des énergies renouvelables, permettrait de financer des investissements stratégiques pour l’avenir du pays. Un programme intéressant, mais qui se garde bien d’évoquer la renationalisation du secteur énergétique comme le proposait son prédécesseur. Pour Starmer, pas question de reprendre possession des entreprises énergétiques, il suffit que l’Etat pallie les déficiences du marché en accélérant la transition écologique. 

De même en matière de logement : Starmer s’inscrit dans le rêve thatchérien d’un pays de propriétaires. Pour que davantage de Britanniques puissent acquérir leur logements malgré des prix exorbitants, il promet par exemple des emprunts garantis par l’Etat et une préférence aux acheteurs qui ne possèdent pas déjà plusieurs logements. Des mesurettes qui évitent soigneusement d’aborder les vrais enjeux : la lutte contre la spéculation, la protection des locataires, l’encadrement des loyers et bien sûr la construction de logements sociaux. Si le discours de Starmer ne suscite pas l’enthousiasme des foules, il apparaît cependant correct face à celui, totalement surréaliste, de Truss. Les acteurs économiques et les grands médias ne s’y sont pas trompés : rassurés par la mise à l’écart de la gauche et le programme très modéré de Starmer, ils le dépeignent déjà en futur Premier ministre. Mais les prochaines élections ne devraient pas avoir lieu avant deux ans, ce qui laisse encore le temps aux Tories de corriger le tir et de remplacer Truss par quelqu’un de plus compétent, voire de faire revenir au pouvoir Boris Johnson.

Le retour en force du syndicalisme

Si les intentions de vote indiquent un vote massif pour le Labour faute d’alternative, nombreux sont les Britanniques à ne pas se satisfaire des demi-mesures proposées par l’opposition. Dans ce contexte, les syndicats sont constamment sur le devant de la scène ces derniers mois. Dans de très nombreux secteurs de l’économie, les grèves se multiplient depuis cet été, atteignant un niveau jamais vu depuis l’offensive thatchérienne il y a 40 ans. Les cheminots, les dockers, les travailleurs d’Amazon, les enseignants, les postiers, les chauffeurs de bus, les infirmières du NHS, les éboueurs, les avocats… tous se mobilisent pour exiger des hausses de salaires. Même les employés du Daily Express, un journal connu pour ses positions très hostiles aux syndicats, ont pris part à des journées de grève.

Ce niveau de contestation sociale est d’autant plus impressionnant qu’organiser des grèves est particulièrement compliqué outre-Manche : d’une part, les grèves non-déclarées et reconductibles sont totalement interdites, tandis que le droit individuel à faire grève n’existe pas. D’autre part, une grève n’est légale que si les syndicats consultent l’ensemble de leurs membres lors d’un scrutin dans lequel la participation doit s’élever à au moins 50% et le souhait de faire grève à 25% des votants (40% dans certains secteurs jugés essentiels), la voix des absents étant considérée comme une voix contre. Un processus extrêmement laborieux instauré notamment par Margaret Thatcher afin d’affaiblir le pouvoir des syndicats. Malgré ces obstacles, ceux-ci ont réussi à fédérer largement ces derniers mois et n’entendent pas s’arrêter tant que leurs revendications n’auront pas été satisfaites, notamment une hausse des salaires au niveau de l’inflation. Malgré les attaques habituelles des médias évoquant des blocages gênant la population, les syndicats sont pour l’instant très bien vus, leur action étant jugée légitime étant donné la situation économique.

Malgré les attaques habituelles des médias évoquant des blocages gênant la population, les syndicats sont pour l’instant très bien vus, leur action étant jugée légitime étant donné la situation économique.

Dépassée par l’ampleur du mouvement, Liz Truss compte compliquer encore l’organisation de grèves et réagir avec la même fermeté que Thatcher. Mais contrairement à celle dont elle se veut l’héritière, elle ne peut s’appuyer sur une base sociale solide. Sa stratégie de confrontation risque donc de galvaniser encore le soutien de la population aux grévistes. La percée médiatique de Mick Lynch et d’Eddie Dempsey, leaders du RMT (syndicat des cheminots, des travailleurs maritimes et des transports), inconnus jusqu’à il y a peu et devenus de véritables stars sur les plateaux télé, témoigne de l’inversion de la situation par rapport à celle des années 1980. Mais si la population soutient les grèves, le bras de fer social est encore loin d’être gagné : peu d’entreprises ont pour l’instant accédé aux revendications des travailleurs. Or, une grève qui s’éternise signifie l’épuisement et l’appauvrissement de ceux qui s’y sont impliqués, d’où une démoralisation et des divisions parmi les grévistes.

Par ailleurs, la traduction politique de ce mouvement social n’est pas encore évidente. Fondé par des syndicats, le Labour devrait être le débouché naturel des revendications des travailleurs dans l’arène politique. Mais depuis la reprise en main par Keir Starmer, le parti s’est montré très distant à l’égard des mobilisations sociales. Starmer lui-même est incroyablement silencieux sur les grèves qui paralysent le pays. Pour tenter de lui forcer la main, des syndicalistes, des représentants de l’aile gauche du Labour et le journal socialiste Tribune se sont réunis pour lancer le mouvement Enough is Enough, qui espère fédérer la colère sociale autour de cinq revendications phares : la hausse des salaires (avec à terme un salaire minimum à 15£/heure), la baisse des coûts de l’énergie grâce à la renationalisation des entreprises du secteur, un grand plan contre la faim, un programme de construction de logements sociaux et de protection des locataires et une taxation des grandes fortunes. Pour l’heure, le mouvement a réussi son lancement, en organisant des meetings dans de nombreuses métropoles et villes moyennes, puis une grande journée d’action nationale le 1er octobre. Mais la suite est encore incertaine : l’épuisement et la division mineront-ils le mouvement ou celui-ci sera-t-il galvanisé par quelques victoires et par la fragilité du gouvernement ? Quel que soit le dénouement du mouvement en cours, Liz Truss aura au moins réussi sur un point : être autant détestée que la « Dame de fer ».