Loi sur la fin de vie : progrès ou régression collective ?

Assemblée nationale © Mathieu Delmestre (Flickr)

En mars dernier, Emmanuel Macron annonçait les grands axes du projet de loi sur la fin de vie, à l’occasion d’un entretien donné à La Croix et Libération. Le texte, préparé par l’exécutif, devait encore être soumis au Conseil d’État, avant d’être présenté en Conseil des ministres, puis examiné par les députés fin mai. Un « cheminement démocratique » et une « réflexion transpartisane » devant aboutir « de manière très pragmatique » à la légalisation de l’aide médicale à mourir (AMM). Présentée comme l’unique solution dans les cas de fin de vie « humainement difficiles », la mesure se veut à la fois progressiste, consensuelle et courageuse. Une rhétorique qui s’avère néanmoins creuse face à l’abandon du système de santé, à l’œuvre depuis une trentaine d’années. Alors que près de 300.000 personnes décèdent chaque année sans avoir eu accès à des soins palliatifs (environ 50% des décès annuels) et que le nombre d’USP (unités de soins palliatifs) continue de diminuer en France, le projet de loi sur la fin de vie risque de fragiliser encore davantage ces unités indispensables à l’accompagnement des personnes malades.

La fabrique d’un consensus autour de la fin de vie

Le projet de loi s’inspirerait de l’avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), publié le 13 septembre 2022. Le document, intitulé « Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité », évoque en effet la dépénalisation de l’AMM, tout en précisant « qu’il ne serait pas éthique d’envisager une évolution de la législation si les mesures de santé publique recommandées dans le domaine des soins palliatifs ne sont pas prises en compte ». Une précaution sur laquelle Claire Fourcade, médecin et présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) insistait, quelques jours plus tard, en rappelant que, dans l’immédiat, « nous ne manquons pas d’une loi, mais de moyens. » Pourtant, c’est précisément sur la question du « cadre d’accompagnement de la fin de vie » – autrement dit, la législation en vigueur – qu’Emmanuel Macron et sa Première ministre Élisabeth Borne, entendent intervenir, favorisant l’effet d’annonce à l’approfondissement des dispositions déjà existantes.

L’argument de l’exécutif ? Un projet de loi qui ferait consensus dans la société française. Emmanuel Macron assure avoir consulté « les patients, les familles, les équipes soignantes, la société ». Une affirmation contestée par Emmanuel de Larivière, membre du conseil d’administration de la SFAP et médecin en soins palliatifs à Bordeaux. Ce dernier nous raconte : « Il y a un an et demi, nous [la SFAP] avons créé un collectif qui réunit différentes organisations médicales pour parler de la fin de vie. Tous ces gens, qui ont été élus pour représenter les professionnels du soin, viennent apporter une réponse commune. Malgré nos sollicitations, nous n’avons été reçus qu’une seule fois par le gouvernement. La réunion n’avait pas d’ordre du jour et les personnes qui nous recevaient se sont à peine présentées. » Pour lui, « ce sont des gens qui réfléchissent seuls. »

Le 11 mars 2024, le lendemain des premières annonces, quinze associations de professionnels des soins palliatifs publiaient un communiqué commun pour dénoncer le décalage entre le projet de l’exécutif et la réalité de leur métier. Dans son entretien, Emmanuel Macron évoque un délai de deux jours pour « tester la solidité de la détermination du patient », suivis de « quinze jours maximum » pour que le médecin étudie sa demande et accepte, ou non, d’administrer le produit létal. Une proposition jugée invraisemblable par les professionnels, à plusieurs égards.

Dans la grande majorité des cas, les malades qui arrivent en soins palliatifs avec la volonté d’en finir changent d’avis, dès lors qu’ils ont été correctement pris en charge.

D’une part, la rigidité du protocole ne permet pas d’appréhender « l’ambivalence du désir de mort » auquel les soignants sont confrontés au quotidien. Pour eux, la volonté d’un malade de mettre fin à ses jours ne relève jamais d’un choix individuel, clair et définitif. Dans la grande majorité des cas, les malades qui arrivent en soins palliatifs avec la volonté d’en finir changent d’avis, dès lors qu’ils ont été correctement pris en charge. Cela implique la présence et la disponibilité d’une équipe soignante (médecins, infirmiers, aide-soignants, psychologues) pour apaiser les souffrances physiques et psychiques du patient, suivre l’évolution de sa maladie et répondre à ses craintes ainsi qu’à celles de ses proches. Emmanuel de Larivière nous confie que « souvent, derrière les demandes de mort, il y a surtout des demandes de soin et d’accompagnement. La mission des soignants est de répondre à la fois à la douleur physique et aux souffrances existentielles du patient ».

D’autre part, si le projet est adopté, les soignants devront endosser la lourde responsabilité d’accepter ou non de prescrire la mort. Or, selon eux, une telle décision ne pourrait avoir lieu sans une longue phase de prise en charge, de soin, d’observation et de dialogue avec le patient. Elle devrait également être collégiale, en accord avec la loi Leonetti de 2005 qui encadre la pratique des soins palliatifs. Dans le délai prévu par l’actuel projet de loi, ces précautions déontologiques risquent d’être difficiles à respecter, assurent les équipes soignantes.

La méconnaissance des soins palliatifs

En présentant son projet de loi comme « une vraie révolution d’humanité et de fraternité en action », Emmanuel Macron néglige l’engagement et la capacité des soignants à accompagner la fin de vie. La présidente de la SFAP, Claire Fourcade, précise, à ce titre, que « l’aide à mourir est au cœur des soins palliatifs ». Pour elle, aider à mourir consiste à préserver les derniers moments de vie, à l’inverse du projet de loi qui prévoit de les supprimer. Une substance létale serait administrée « par la personne elle-même ou, lorsque celle-ci n’est pas en mesure d’y procéder physiquement, à sa demande, soit par une personne volontaire qu’elle désigne lorsque aucune contrainte d’ordre technique n’y fait obstacle, soit par le médecin ou l’infirmier qui l’accompagne ». Ces deux situations prévues dans le texte correspondent, dans la terminologie médicale, à l’euthanasie (lorsque l’intermédiaire est un soignant) et au suicide assisté (lorsque l’intermédiaire est un tiers désigné).

Le refus du chef de l’État d’employer les termes appropriés a pour effet de maintenir le flou sur les pratiques palliatives actuelles et sur les conséquences que le projet pourrait engendrer. Depuis l’adoption de la loi Leonetti de 2005, toute personne majeure a la possibilité de rédiger, à tout moment, une directive anticipée, afin de préciser les soins médicaux qu’elle souhaiterait ou non recevoir dans le cas où elle se trouverait dans l’incapacité d’exprimer sa volonté. Cette possibilité est souvent méconnue par la population française. D’après un sondage BVA, publié en février 2021 seulement 18% des sondés déclaraient avoir rédigé des directives anticipées. La loi bannit également l’obstination déraisonnable et définit les modalités des « arrêts de traitements ».

La loi Claeys-Leonetti de 2016 rend, quant à elle, possible, dans certains cas très précis et à la demande du patient, le recours à la sédation profonde et continue (SPC). Cette pratique consiste à endormir le malade dont le pronostic vital est engagé à court terme, afin de le soulager entièrement jusqu’à sa mort. Contrairement aux idées reçues, un patient sédaté ne perçoit plus aucun symptôme de sa maladie. Il ne ressent ni douleur, ni faim, ni soif. Il est comme anesthésié.

Un manque de soutien aux équipes soignantes

Il convient donc de se demander quelles sont les lacunes du système de santé français dans l’accompagnement des malades en fin de vie. D’abord, se pose la question de l’accessibilité des soins palliatifs. D’après un rapport sénatorial de 2021, 26 départements français (dont la Guyane et Mayotte) ne disposent d’aucune unité de soins palliatifs (USP) et trois départements ne disposent que d’un lit dédié aux soins palliatifs pour 100 000 habitants. Pourtant, depuis la loi du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs, le nombre d’USP sur le territoire a été multiplié par trois (on est passé de 54 USP en 1999 à 164 en 2019).

En 2021, le cinquième plan national pour les soins palliatifs prévoyait d’achever le déploiement des USP afin que « plus un seul département ne soit dépourvu de structure palliative à l’horizon 2024 ». Une promesse qui ne s’est accompagnée d’aucun effort financier, au contraire. Dans son rapport de juillet 2023 consacré à l’offre de soins palliatifs, la Cour des comptes remarque qu’après une « augmentation continue du financement des soins palliatifs » ces dix dernières années, « les crédits du plan 2021-2024 ont enregistré une baisse de 10 millions d’euros ».

Aux besoins financiers s’ajoute un manque de plus en plus grand de personnel soignant. En février dernier, l’unique USP publique des Yvelines, à Houdan, fermait ses portes. Depuis un an et demi, l’unité ne fonctionnait plus qu’avec une chef de service à mi-temps. Dans un entretien au Figaro, cette dernière évoque une situation « prévisible » compte tenu des « problèmes de recrutement » et des « appels à l’aide » pendant plusieurs mois, sans réponse. Désormais, les deux seules USP du département, l’une à Versailles et l’autre à La Verrière, dépendent d’établissements privés et totalisent 22 lits pour 1,4 millions d’habitants.

Le départ massif des soignants et la difficulté de les remplacer sont symptomatiques d’une profession devenue de moins en moins attractive, en raison du manque de moyens et de la déconsidération des responsables politiques. Une fracture qui ne semble pas prête de s’apaiser : d’après une enquête réalisée par la SFAP auprès de plus de 2 000 professionnels (dont les deux tiers ne sont pas adhérents à la SFAP), 83 % des personnes se disent inquiètes face à l’évolution attendue de la loi et plus d’un médecin sur cinq travaillant en soins palliatifs songerait à quitter ses fonctions si l’aide médicale à mourir était mise en place dans son service.

Plus d’un médecin sur cinq travaillant en soins palliatifs songerait à quitter ses fonctions si l’aide médicale à mourir était mise en place dans son service.

Le risque est grand que les compétences palliatives, développées depuis les années 1980 en France, disparaissent petit à petit, faute d’effectifs et de formation suffisante. Dans un article du Monde daté de mars 2023, Elise Perceau-Chambard, professeur en médecin palliative, confirmait qu’en formation initiale, les questions relatives à la fin de vie occupent, selon les facultés « entre six et dix heures en deuxième cycle », tandis qu’elles sont inexistantes en premier cycle. Cette lacune dans la formation des étudiants explique pourquoi de nombreuses structures qui le souhaiteraient, peinent à recruter de nouveaux soignants. Dans une étude de 2020, le Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie établissait un décalage de 30 % entre les effectifs réels et le nombre de postes à pourvoir. Une donnée structurante pour comprendre la crise du système de santé, que la ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités, Catherine Vautrin, n’a pas évoquée lors de sa présentation du projet de loi en Conseil des ministres, le 10 avril dernier.

Des patients livrés à eux-mêmes

Réduire la question de la fin de vie à celle de la « liberté individuelle » de « choisir sa mort » reviendrait à négliger les conséquences sociales, économiques et sanitaires d’un tel projet de loi à court, moyen et long terme. À court terme, l’adoption du texte ne fera que conforter – voire légitimer – l’abdication du politique face à la dégradation du système de santé. Le volet consacré au développement des soins palliatifs témoigne en effet de l’absence d’ambition du gouvernement macroniste en matière de santé publique. Il prévoit un milliard d’euros supplémentaire dans l’organisation des soins sur dix ans, soit une augmentation de 6% par an. Un effort minime, quand on sait que 50% des malades qui décèdent chaque jour en France, n’ont pas eu accès à des soins palliatifs.

Dans son avis du 10 avril dernier, le Conseil d’État précise que « des dispositions législatives, voire réglementaires, sont insuffisantes, à elles seules, pour combler le retard constaté » et note que le texte, en tant que tel, ne comporte ni obligation de moyen, ni disposition programmatique permettant de « fixer des objectifs clairs à l’action de l’État ». Dès le mois de septembre 2023, pourtant, plusieurs députés de tous bords avaient appelé à distinguer « la criticité du développement des soins palliatifs » qui « fait aujourd’hui consensus » de l’aide à mourir, qui renvoie à des positionnements éthiques et politiques très disparates dans la société. D’après eux, voter dans le même temps pour deux projets « par essence différents » les « priverait collectivement de la liberté d’expression que [leur] confère la Constitution ».

En proposant de « regarder la mort en face », Emmanuel Macron condamne en réalité les plus vulnérables de la société.

À moyen terme, le droit de « choisir sa mort » pourrait bien se transformer en « laisser mourir », notamment pour les malades les plus isolés. Au-delà des souffrances physiques ou psychiques, qui ne peuvent être apaisées sans une prise en charge adaptée, les maladies dégénératives s’accompagnent généralement d’une perte d’autonomie et d’une dégradation des compétences cognitives (mémoire, vision, langage, gestes du quotidien…) Dans ces conditions, la volonté de mourir ne peut s’expliquer à la lumière d’une simple décision individuelle. La capacité du malade à se projeter dans l’avenir, aussi court soit-il, dépend de nombreux facteurs sociaux et économiques (soutien de l’entourage, localisation et qualité du lieu de vie…) Dans une tribune publiée dans Marianne en mai 2023, plusieurs soignants s’interrogeaient ainsi sur la place et le rôle du politique : « Faudrait-il choisir de limiter les soins des personnes lourdement malades et handicapées et leur proposer l’aide à mourir ? Ou bien faudrait-il décider de se donner collectivement les moyens, certes onéreux et exigeants, pour accompagner les personnes vulnérables dans ces périodes difficiles de leur vie ? »

Face à ces questions, la Cour des comptes pointait, deux mois plus tard, un « manque de stratégie globale, à moyen et à long terme » affectant l’efficacité de l’organisation de l’accès aux soins. Au-delà des hôpitaux, le rapport insiste sur la nécessité de mieux coordonner les acteurs (soignants et aides-soignants) au sein des schémas régionaux de santé, de rapprocher les soins des lieux de vie (à domicile et en Ehpad, notamment) et de « renforcer la sensibilisation de l’opinion à notion d’accompagnement palliatif de la fin de vie ». Autant de recommandations qui ne semblent pas avoir été prises en compte dans l’élaboration du projet de loi. En proposant de « regarder la mort en face », Emmanuel Macron condamne en réalité les plus vulnérables de la société.

Vers la normalisation de la mort administrée ?

Sur le long terme, enfin, il semble difficile d’imaginer que les conditions d’accès à l’aide à mourir ne soient pas étendues, au détriment des soins et de la culture palliative. Pour le moment, l’exécutif prévoit l’octroi de l’aide à mourir aux patients « capables d’un discernement plein et entier », atteints d’une « maladie incurable » avec « pronostic vital engagé à court ou moyen terme » et subissant des souffrances « réfractaires », c’est-à-dire qui ne peuvent être soulagées. Mais ces critères reposent en réalité sur une interprétation médicale discrétionnaire. D’après Emmanuel de Larivière, ces derniers ne pourront qu’évoluer avec le temps, puisque « de nombreux cas feront jurisprudence ».

Il suffit pour s’en convaincre d’observer l’exemple du Canada, où l’aide médicale à mourir (AMM) a été autorisée en 2016, dans des conditions proches de celles évoquées par Emmanuel Macron. Depuis 2021, le pronostic vital du demandeur n’a plus besoin d’être engagé à court terme. Désormais, toute personne souffrant d’une maladie ou d’un handicap qui « ne peut être soulagé selon les conditions qu’[elle juge] acceptables » peut demander l’AMM. Depuis 2023, enfin, les personnes atteintes d’une maladie neurodégénérative cognitive, comme l’Alzheimer, peuvent également y avoir accès. Entre 2022 et 2023, le nombre de demandes a augmenté de 31% entre 2021 et 2022.

Au Canada, le nombre de demandes d’AMM a augmenté de 31% entre 2021 et 2022.

En intégrant l’administration de la mort au sein même de la relation de soin, le projet de loi rend possible la normalisation de l’aide à mourir, sur le modèle canadien. Derrière un discours d’humanisme et de fraternité, emprunté au chef de l’État, plusieurs groupes d’intérêt réclament ainsi l’extension du droit à l’AMM au nom du principe de non-discrimination de la loi. Dans une tribune publiée dans Le Monde, le 10 avril dernier, les présidents de l’Association à mourir dans la dignité (ADMD) et de la MGEN réclamaient que la condition de pronostic vital engagé soit retirée du texte, pour « assurer une pleine égalité de tous devant la loi ». Fin janvier, la MGEN avait déjà envoyé une lettre aux députés, pour les convaincre de la nécessité d’une « évolution de la loi qui permette une fin de vie libre et choisie ».

Dans les prochaines années, le vieillissement de la population française et l’augmentation du nombre de maladies graves risquent de peser sur un système de santé publique déjà mal en point. Couplée à la réduction des dépenses publiques, y compris dans le domaine de la santé, la légalisation de l’aide à mourir pourrait bien conduire à la disparition des soins palliatifs au profit d’une solution moins coûteuse, préférant la mort individuelle à la vie collective.

Maires de France : le moral en écharpe

Hôtel de ville de Sainte-Savine (Aube). © Wikimedia Commons

Les maires de France se réunissent cette semaine sous le mot d’ordre : « Communes attaquées, République menacée ». Le symbole de femmes et d’hommes qui, dans leur mairie, se sentent assiégés. Le paradoxe est le suivant : les élus en lesquels les français en le plus confiance sont aussi les plus exposés. Alors que les contraintes légales et technocratiques se multiplient, que les attaques envers les élus augmentent et que les budgets sont de plus en plus serrés, les élus de proximité sont de plus en plus nombreux à jeter l’éponge et démissionner. Pour y répondre, des mesures d’amélioration de la condition de l’élu sont attendues. Il s’agit désormais de lutter contre la désaffection d’ici les prochaines élections en 2026.

Qu’est ce qui pousse Annie Feuillas, maire d’Aulan – commune de 10 habitants dans la Drôme -, à se rendre dans sa mairie et à représenter sa commune ? Derrière cette image folklorique de la France des 36.000 communes, les maires incarnent la vitalité démocratique de notre pays. À l’heure où le système politique accumulent la défiance, entre les scandales et le procès en déconnexion, l’échelon communal, le plus proche de citoyen, représente un total de 350.000 élus bénévoles dans les communes. Ce maillage est aussi la garantie d’une véritable proximité et d’une connaissance fine des habitants et de leurs besoins. Cet effet s’est particulièrement manifesté lors de la crise Covid, durant laquelle les élus ont démontré leur capacité à intervenir auprès de leurs administrés. À ce titre, le « bloc communal » représente aussi celui de la débrouille pour satisfaire les demandes des habitants malgré les pesanteurs administratives.

Par souci d’efficacité, et sous prétexte de s’attaquer aux « mille-feuille » territorial, notre pays subit une instabilité chronique de la répartition des compétences.

Pourtant, la crise couve dans les mairies, petites ou grandes. Le phénomène est connu : alors que nous ne sommes encore qu’à mi-mandat, les démissions d’élus sont déjà en hausse de 30% par rapport à la précédente mandature (2014-2020). D’autres indicateurs témoignent eux aussi de cette crise. Tout d’abord, bien qu’ils restent les élus les plus populaires, les maires voient aussi leur côte de popularité s’éroder progressivement. Ensuite, le nombre de candidat aux élections municipales en 2020 est en baisse : -2,5%, pour cette élection d’habitude convoitée. Un dernier indicateur laisse entendre que les prochaines élections, prévue en 2026, s’annoncent difficiles. La proportion de maires qui ont effectué plus d’un mandat, passé de 50 % à 60 %. Or l’usure des fonctions est un facteur caractéristique de renoncement à la fonction. Enfin dernier indice, la disparition massive de communes englouties par ces difficultés : depuis 2017, 2619 communes se sont engagées dans un processus de fusion, soit environ une tous les deux ou trois jours.

Une fonction de plus en plus technocratique

Derrière ce panorama apparaît une large transformation de la fonction. Le maire n’exerce plus comme il y a encore 30 ou 40 ans, que ce soit en ville ou dans les champs. Tout d’abord, le fonctionnement des mairies s’est professionnalisé. Ceci implique un travail administratif sans cesse croissant, de la gestion RH à la gestion financière. À ce titre, la création des centres de gestions, puis des agences techniques s’avèrent un modèle dans l’accompagnement des mairies sans perte d’autonomie. Ensuite, le rattachement des communes à divers échelons administratifs (voire tableau), les réunions avec les organismes d’État (préfecture, ADEME, Agence Nationale de Cohésion des Territoires…), ou encore l’apparition de lieux de concertations thématiques (conseils territoriaux de santé, plans alimentaires de territoire…) multiplie les interlocuteurs et les réunions. Ceci contribue à éloigner l’élu de sa commune, sans nécessairement amener à plus d’efficacité dans la prise de décisions.

Tableau réalisé par l’auteur

À ce jeu, la mise en place des Établissements publics de coopération intercommunales (EPCI), parachevée par la loi du 16 décembre 2010, a constitué une étape fondamentale dans cette transformation. Cette réforme, tout en transformant le quotidien et le pouvoir des villes, apparaît comme inaboutie. Certes, ces instances ont permis de mutualiser les moyens dans certains domaines et donc de préserver une qualité technique indispensable. Sans la mise en commun de ces moyens, il aurait sans doute été difficile d’organiser la gestion d’appels d’offre ou l’entretien de la voirie dans chaque commune.

Dans le même temps, il s’agit aussi de strates dotées de compétences propres et de fonctionnements démocratiques – avec des scrutins indirects entre élus – qui ne favorise pas toujours la lisibilité des décisions. Si bien que, les conseils communautaires, composés pourtant des maires et élus municipaux, donnent souvent à ceux-ci le sentiment d’une perte de maîtrise sur leurs communes respectives. Cet entre-deux a depuis été largement mis en question. Sans paradoxalement qu’une issue n’apparaisse clairement, le simple retour en arrière paraissait désormais impossible.

https://www.intercommunalites.fr/actualite/lintercommunalite-en-2022-une-affiche-grand-format/#gallery-id-35271
Carte des intercommunalités et de leurs compétences. Source : Intercommunalités de France

Ceci traduit un mal chronique français. Par souci d’efficacité, et sous prétexte de s’attaquer aux « mille-feuille » territorial, notre pays subit une instabilité chronique de la répartition des compétences. Sans revenir sur l’historique complet, les lois NOTRE (2015) ou 3DS (2022) ont encore alimenté ces transferts. Le sujet n’est pas neutre et a été, hélas, largement éclipsé par les discussions, quelques fois anecdotiques, du redécoupage territorial. En plus de créer de la confusion sur les missions de chaque échelon, ces transferts imposent des périodes de transition compliquées pour les élus et les agents communaux. Par ailleurs, en éloignant les centres de décision, ce partage des compétences a pu se traduire par des situations critiques, visibles par exemple en matière de transports scolaires, désormais massivement assuré par les Régions. À ce titre, la récente évocation d’une possible suppression des départements est un signal inquiétant, qui brouille encore la lisibilité pour les citoyens comme les élus.

Enfin, les maires se retrouvent doublement exposés à la compression des moyens publics et des effectifs, tant en temps qu’usager que premier interlocuteur des citoyens. Cette situation se traduit dans l’exercice de leur mandat par un moindre accompagnement, notamment de la part des préfectures, alors que les échéances réglementaires continuent de s’imposer. Cette faiblesse est même désormais pointée par la Cour des Comptes. Ceci donne le sentiment à de nombreux élus d’être soumis à des injonctions sans aide, en dehors des programmes dédiés d’ingénierie, comme « Petites villes de demain ». Dans le même temps, le contrôle de l’action publique, le contrôle de légalité ou encore les règles propres à la prise en compte des conflits d’intérêt, pour légitimes qu’elles soient, laissent souvent les élus se débrouiller tous seuls.

Le quotidien d’élu s’avère de plus en plus absorbé par des tâches de bureau. Agent administratif, avec un rôle social, le maire est également un meneur d’équipe.

Le quotidien d’élu s’avère ainsi de plus en plus absorbé par des tâches de bureau. Agent administratif avec un rôle social, le maire est également un meneur d’équipe. Cette difficulté à appréhender cette dimension explique d’ailleurs en bonne partie les nombreuses difficultés observées, des villages aux grandes villes. Enfin, le passage d’information apparaît de plus en plus comme une dimension centrale de la fonction, tant avec les différents interlocuteurs qu’auprès des citoyens. Conséquence de cette complexité, on observe une « professionnalisation » croissante des maires. Ainsi la part des maires retraités ou appartenant aux cadres et professions intellectuelles, plus maîtres de leur temps, ont fait chacune un bon de 10 points depuis 2008.

Des budgets toujours plus durs à boucler

À cette difficulté s’ajoute la contrainte financière de plus en plus présente. En effet, l’État fait peser une part de son désendettement sur les collectivités, en s’appuyant sur le fait que leur budget ne peut présenter de déficit. Depuis une dizaine d’années, un vaste plan d’austérité s’est ainsi mis en place, d’abord avec la baisse des dotations par François Hollande juste après les élections municipales de 2014, puis leur gel, et désormais avec des hausses plus faibles que celle de l’inflation. Celle-ci est par ailleurs plus forte pour les communes que pour les particuliers, l’Association des maires de France l’estimant à 7,7% en 2023, contre 4% pour les ménages. A la hausse des prix des matériaux s’ajoute celle du point d’indice des fonctionnaires (+ 5% en deux ans), celle de l’énergie (+ 66% cette année) et désormais la hausse des taux d’intérêts sur les emprunts. Sans compter les dépenses d’aide d’urgence déployées par de nombreux élus pour aider leurs concitoyens face à la crise sociale.

Alors que les dépenses flambent et que les dotations sont insuffisantes, le levier fiscal est de plus en plus difficile à actionner. D’abord car le potentiel fiscal de nombreuses communes s’avère faible, comme l’illustre par exemple le fait que 62% n’ont aucun commerce. Ensuite pour des raisons politiques, une hausse d’impôt est souvent très mal perçue par les électeurs. Enfin, en raison de la suppression de certaines recettes importantes, comme la taxe d’habitation sur les résidences principales et la Contribution sur la Valeur Ajoutée des Entreprises (CVAE). Au total, l’Association des Maires de France chiffre ces pertes à 7 milliards d’euros depuis trois ans. De fait, les communes sont de moins en moins autonomes en matière fiscale et tombent peu à peu sous la tutelle de l’Etat.

Pour faire face, les élus doivent partir à la tâche aux subventions. Une tâche de plus en plus chronophage et technique qui place les autres échelons en position de juge de l’opportunité et de la qualité des projets. La part des subventions dans les recettes permettant d’investir a ainsi cru de 5 points entre 2019 et 2022 traduisant là encore une perte de marge de manœuvre budgétaire. La logique d’appels à projet s’est généralisé présentant deux conséquences fâcheuses. Tout d’abord des calendriers de dépôt toujours plus contraint obligeant les collectivités, même lorsqu’elles disposent de service peu étoffés, à une réactivité forte. Ensuite, elle corsète les possibilités d’investissement à un cadre et un objectif précis, qui est loin de toujours correspondre aux besoins immédiats du territoire.

Réenchanter la fonction d’élu local

Aussi, les élus sont soumis au temps de façon irrémédiable. La hiérarchie entre les urgences, les échéances de mise en conformité, de réponse aux organismes, de demandes de subvention ou des appels à projet font partie du quotidien. Un calendrier subi qui ne permet pas de prendre le temps de la discussion démocratique. Une meilleure visibilité sur les dates, et des délais suffisamment importants offriraient la possibilité d’un processus de décision impliquant les citoyens. À cela s’ajoute la responsabilité pénale de l’élu, protéiforme, qui fait planer une épée de Damoclès au dessus de la tête de chaque édile. Dès lors, le stress et la pression qui pèsent sur les élus est loin d’être anecdotique.

Face à ces difficultés, le maire se retrouve souvent bien seul. Ce volet est malheureusement peu abordé dans les analyses, tant la vie municipale est faite de rencontres et de contacts. Pourtant, le maire se retrouve face à de nombreux arbitrages, dont il est in fine le seul responsable. Il se retrouve également à gérer les relations avec les habitants, le personnel municipal, les différents organismes et l’administration d’État. Une charge émotionnelle forte face à laquelle de nombreux élus ne sont préparés. En outre, la compétition mise en place entre les territoires, notamment pour l’obtention des subventions ou les enjeux de l’intercommunalité, ne permet pas toujours d’échanger librement avec ses collègues proches. Enfin, l’affaiblissement des partis politiques n’offrent plus de cadre de soutien et de formation pour les élus. Ils sont désormais une majorité à être sans étiquette, le principe même ayant été écarté pour les communes de moins de 9.000 habitants.

Pourtant, le rôle du maire apporte de nombreuses satisfactions. La possibilité de transformer concrètement le quotidien, la capacité à entraîner les habitants sur des projets, la faculté à mettre en relation les personnes sur le territoire. Les maires au quotidien retissent des liens entre les habitants, trouvent des solutions aux situations difficiles. En un mot, ils mettent une touche d’humanité dans le monde administratif. Ils se révèlent enfin incontournables, à l’heure du dérèglement climatique, par leur connaissance fine du territoire municipal.

Les propositions liées à la revalorisation des indemnités passent à côté de l’essentiel du problème.

Les propositions officielles pour améliorer les conditions d’exercice du mandat pêchent encore. La proposition de hausse des indemnités des élus apparaît à ce titre inadapté. Au regard des contraintes, cette indemnité, qui n’est pas une rémunération, n’est pas un facteur déterminant dans le fait de se présenter. Si quelques centaines d’euros supplémentaires ne seront pas de trop pour les élus des petites communes, ils ne suffiront pas à résoudre la crise d’attractivité de la fonction. Par ailleurs, ces hausses placent les élus dans une situation d’arbitrage indue, puisque les indemnités de mandat sont financées sur les budgets municipaux, et confortent l’idée d’élus attirés par l’argent.

En revanche, un système de cotisation, sur le modèle du système de chômage, permettrait de compenser les pertes de salaires des actifs élus. Ceci permettrait de faire davantage contribuer les élus retraités, majoritaires à occuper ces fonctions. Enfin, des propositions comme une protection juridique publique, pour les actions relevant de leurs fonctions, ou encore l’ouverture de passerelles en fin de mandat avec la fonction publique territoriale, offriraient davantage de sécurité aux candidats. Autant de propositions évoquées depuis des années pour une potentielle réforme du « statut de l’élu » qui n’a fait que traîner. Alors que les démissions s’amplifient et que les prochaines municipales se profilent, il semble urgent de réenchanter la fonction d’élu local.

Railcoop : la privatisation ferroviaire sous façade citoyenne

L’autorail X72500, un train diesel des années 2000, a été choisi par Railcoop pour la ligne Lyon-Bordeaux. © Christophe Beuret

Autoproclamée « première entreprise ferroviaire coopérative d’Europe » depuis 2020, Railcoop a récemment annoncé la suspension de son service de fret. Cette annonce survient alors que la coopérative a accumulé les éloges pour son engagement en faveur des petites lignes de chemin de fer abandonnées, notamment grâce à son projet phare de rouvrir la ligne Bordeaux-Lyon. Cependant, cette suspension révèle les limites de la coopérative et soulève des interrogations quant au modèle ferroviaire qu’elle promeut.

Railcoop est une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) ferroviaire qui ambitionne de « redonner du sens à la mobilité ferroviaire en impliquant citoyens, cheminots, entreprises et collectivités autour d’une même mission : développer une offre de transport ferroviaire innovante et adaptée aux besoins de tous les territoires ». Cette ambition se concrétise par différents projets de liaisons ferroviaires, parmi lesquels l’ouverture d’un service de voyageurs direct reliant Bordeaux à Lyon via le Massif Central, prévue pour l’été 2024, occupe une place centrale. Outre la promotion de l’implication citoyenne dans le domaine du ferroviaire, Railcoop insiste sur la complémentarité de ses activités avec le service public et sur une démarche écologique visant à proposer des alternatives à la voiture.

Une communication citoyenne et volontariste basée sur l’effet d’annonce

Le discours d’une coopérative citoyenne, visant à relancer les petites lignes délaissées a suscité un grand intérêt médiatique. Qu’il s’agisse de la presse régionale (Sud-Ouest, La Montagne, La Dépêche, Le Télégramme…), nationale (France Télévision, L’Express, Le Monde, LCI, Europe 1, Brut… ), internationale (El Pais, RTBF, France 24…) ou spécialisée (Aiguillages, La Vie du Rail… ), les médias ont été très nombreux à relayer cette initiative. Nombre de médias « engagés » ont également participé activement à la promotion de la société (Médiapart, Radio Parleur, Reporterre, Alternatives Economiques, La relève et la peste, Socialter, Sans transition, Libération, PositivR, L’âge de faire, Basta!, Pioche).

En annonçant régulièrement des ouvertures de lignes, la société s’offre une forte couverture médiatique, en particulier dans la presse locale, intéressée par la perspective de « réouverture prochaine » d’anciennes lignes délaissées.

Le caractère publicitaire et la source des informations de ces articles sont sujets à questionnement. En effet, la majorité de ces publications reprennent directement les éléments de l’imposant dossier de presse proposé par la société. Ce dossier construit un récit, celui de la réouverture des petites lignes abandonnées par la SNCF grâce à une initiative citoyenne qui agit concrètement.

© Ugo Thomas

La carte des futurs trajets proposés fait rêver les amoureux du rail : nombre de liaisons aujourd’hui mal desservies sont évoquées, alors que la priorité donnée au TGV a délaissé de nombreuses gares et trajets. C’est sur cet effet d’annonce, poussé à son paroxysme, que repose la communication de Railcoop. En annonçant régulièrement des ouvertures de lignes, la société s’offre une forte couverture médiatique, en particulier dans la presse locale, intéressée par la perspective de « réouverture prochaine » d’anciennes lignes délaissées. Railcoop a ainsi annoncé la réouverture de 10 lignes différentes, de Bâle – Le Croisic à Thionville – St Etienne. Pourtant, ces projets, à l’exception de la ligne Bordeaux – Lyon, ne restent à ce jour qu’à l’état d’ébauche.

Au-delà des annonces, une société en crise

Derrière cette façade de sauveur des petites lignes, la réalité est bien moins reluisante. Deux projets sont mis en avant en priorité par la société : un service de fret en Occitanie et un service voyageur entre Bordeaux et Lyon. Aujourd’hui, aucun de ces services ne circule. Le service fret, inauguré avec grande pompe le 15 novembre 2021, reliant Capdenac à Toulouse, a été suspendu le 19 avril dernier, faute de rentabilité économique. La ligne Gignac-Saint-Gaudens, inaugurée en avril 2023, a connu le même sort. Le service voyageur, dont le lancement était initialement prévu pour l’été 2022, avec deux allers-retours par jour entre Bordeaux et Lyon a lui été reporté successivement en décembre 2022, puis à l’été 2024 avec un aller-retour sur deux jours et un service en deux phrases : Lyon-Limoges à l’été et Limoges-Bordeaux à l’horizon de l’hiver 2025.

Outre cette érosion des promesses à mesure que la mise en service se précise, le modèle coopératif mis en avant par Railcoop semble lui aussi bien loin de la réalité. Entreprise coopérative rassemblant, au 26 avril 2023, 14.171 sociétaires, qui doivent chacun débourser 100€ minimum pour obtenir une part de la SCIC, Railcoop promettait une gouvernance très ouverte. En réalité, une récente enquête de Médiapart révèle que la direction est assurée par Nicolas Debaisieux, en tant que directeur général, et par sa sœur Alexandra Debaisieux en tant que directrice générale déléguée. Un fonctionnement très centralisé et vertical donc, en décalage avec le modèle citoyen que prône la coopérative. Suite aux récentes difficultés, celle-ci doit être remaniée prochainement, avec le départ d’Alexandra Debaisieux et la mise en place d’une direction bicéphale.

Une réforme de la gouvernance qui fait suite à une crise sociale interne mise en lumière par Médiapart. En effet, sur les 32 salariés et alternants que compte l’entreprise – dont seulement trois conducteurs pour une vingtaine d’encadrants -, dix d’entre eux ont quitté leur poste, pour partie dans le cadre d’un plan de sauvegarde de l’emploi. Toujours selon Médiapart, la gestion des fonds de la part de la coopérative serait entachée d’investissements hasardeux. Ainsi, une partie des fonds de Railcoop aurait été dépensée dans l’achat et la location de wagons et locaux au final jamais utilisés par l’entreprise. Interloqués par cet usage des fonds, certains salariés se plaignent également de devoir appliquer des « priorités qui changent du jour au lendemain » et de l’absence d’écoute de leurs suggestions par la direction.

Un modèle économique qui interroge

Si le climat social interne est mauvais, les difficultés de Railcoop sont également liées à l’objectif que s’est fixé la société. Le transport ferroviaire est une activité peu lucrative, avec des marges limitées voire inexistantes, et requiert des investissements de départ très importants. La ligne Bordeaux-Lyon sur laquelle la société compte opérer est ainsi historiquement déficitaire. Avec des tarifs attractifs et un prix d’appel de 42€ par billet, le modèle économique interroge sur la capacité de l’entreprise à maintenir une rentabilité durable.

Pour assurer les investissements et les frais de fonctionnement nécessaires, la coopérative semble s’appuyer sur la constitution d’un capital important garanti par les parts sociales de ses membres. Toutefois, Railcoop a vite réalisé que cela ne serait pas suffisant pour couvrir les coûts liés à la mise en place de ses services, évalués à environ 40 millions d’euros. Ainsi, depuis octobre 2022, elle a lancé une levée de fonds à hauteur de 34 millions d’euros dont 5 millions d’euros devraient être issus des sociétaires, afin de garantir une trésorerie minimale et de rassurer les prêteurs bancaires.

Pour atteindre la viabilité financière, une solution possible serait d’attirer en permanence de nouveaux investisseurs.

Mais la constitution d’un capital important ne résoudra pas la question de la rentabilité à long terme de Railcoop. Pour atteindre la viabilité financière, une solution possible serait d’attirer en permanence de nouveaux investisseurs. A ce titre, Railcoop indique que : « La trésorerie de la société étant étroitement liée à sa capacité à collecter régulièrement des souscriptions, la stabilité des souscriptions est importante pour la pérennité de la société. » De ce point de vue , les campagnes médiatiques sur la réouverture imminente de nouvelles lignes apparaissent comme un moyen d’assurer la survie financière de la société, et ce d’autant plus que le bilan actuel de la coopérative est assez décevant. Ainsi, le résultat de l’exercice 2021 était déficitaire à hauteur de 1,4M€ dont 1M€ pour les charges de personnel. Sur ce point, il est légitime de se demander quel sera l’état de la trésorerie de Railcoop lors du lancement de la ligne Lyon-Bordeaux prévu en 2024 après quatre années sans recettes.

En Allemagne, une expérience similaire à celle de Railcoop appuie ces inquiétudes. La société Locomore, financée par crowdfunding, a fait faillite après seulement cinq mois d’activité. Interrogée à ce sujet dans sa FAQ, Railcoop a éludé le fond du modèle économique en indiquant que l’échec de Locomore était dû au fait qu’elle n’était pas une coopérative, sans expliquer en quoi son propre modèle économique était différent.

Dans les faits, Railcoop s’appuie sur le recours aux fonds publics. Alors que sur son site on peut lire que « Railcoop fera rouler des trains de passagers et de marchandises sans subvention d’exploitation » (elle précisait auparavant « sans subvention publique »), le rapport de Railcoop aux fonds publics est plus complexe. La société permet en effet aux collectivités territoriales de devenir coopératrices, avec une contribution minimale de 100 €. Cette participation est ensuite calculée selon un barème dégressif en fonction du nombre d’habitants de la collectivité, allant de 50 centimes à 10 centimes par habitant (bien que ce modèle ne semble plus exclusif). Actuellement, les contributions des collectivités territoriales atteignent presque un million d’euros, avec une participation au capital social évaluée a minima à 933 600 €. À ces prises de participation s’ajoutent également des aides indirectes, comme la cession de rames à un prix symbolique de la part de la région Auvergne-Rhône-Alpes, dirigée par Laurent Wauquiez. Ironie du sort, les rames en question étaient celles de trains régionaux du même type que l’ancienne liaison Bordeaux-Lyon.

Les premières liaisons devaient se faire à l’aide de neuf rames X 72500 cédées à un prix « symbolique » de la part de la région Rhône Alpes. Finalement, seule une rame circulera et la seconde servira de pièce détachée. © Patrick Janicek, Flickr

Railcoop, un laboratoire de la privatisation du rail

Plus largement, le modèle économique de Railcoop s’inscrit dans un contexte plus large, celui de l’ouverture à la concurrence du système ferroviaire. A cet égard, il peut être considéré comme un pionnier pour les futurs entrants privés dans le réseau. Le secteur ferroviaire nécessite des investissements considérables (construction et entretien des voies, infrastructures électriques, signalisation, gares, matériel roulant…), traditionnellement assurés par la puissance publique, qui a pris en charge les investissements pour assurer l’unité du réseau. Cette approche a permis de réduire le déficit du système ferroviaire, les liaisons rentables compensant les coûts des infrastructures et des services régionaux généralement déficitaires. Cependant, avec l’ouverture à la concurrence, les acteurs privés se positionnent uniquement sur les liaison les plus rentables tandis que l’entreprise publique historique doit assumer seule le déficit demeure des liaisons secondaires.

Faute de pouvoir rivaliser avec les acteurs historiques formés et financés par les pouvoirs publics, Railcoop opte pour une stratégie d’externalisation de ses activités. N’ayant pas de centre de formation, elle fait appel à des agents formés par la SNCF ; n’ayant pas d’opérateurs au sol, elle fait appel aux filiales de la SNCF ; n’ayant pas de locomotives, elle loue celles de la Deutsche Bahn ; enfin, n’ayant pas de wagons, elle loue celles d’une filiale privatisée de la SNCF

Contrairement à la complémentarité affichée, Railcoop agit donc dès aujourd’hui en concurrent des activités de la SNCF.

Contrairement à la complémentarité affichée, Railcoop agit donc dès aujourd’hui en concurrent des activités de la SNCF. Sud Rail a ainsi critiqué l’impact de Railcoop sur les activités de la SNCF avec la cession de plusieurs locaux de la SNCF, y compris une salle de pause pour les cheminots à Guéret. Cette concurrence s’étend également aux trains régionaux. En Normandie, une décision du 2 décembre 2021 de l’Autorité de Régulation des Transports a révélé que les services de Railcoop pourraient directement concurrencer dix-huit trains régionaux, suscitant des craintes chez les usagers quant au remplacement de leurs liaisons. En Auvergne-Rhône-Alpes, le comité des usagers de trains de l’Auvergne dénonçait la suppression d’un service Limoges-Montluçon en raison de l’hypothétique arrivée prochaine de Railcoop.

Railcoop ne s’arrête pas là. Non-contente de s’engouffrer dans le nouveau marché ferroviaire, elle milite activement en faveur de la poursuite du processus de libéralisation du secteur. La société a ainsi adhéré au lobby AllRail qui représente les concurrents ferroviaires aux opérateurs historiques et a participé à la campagne European Startup Manifesto on Rail qui prône une plus grande libéralisation du ferroviaire européen. Alexandra Debaisieux, la directrice générale déléguée de Railcoop, a également plaidé auprès du Sénat pour « dénoncer les barrières » limitant le développement de nouvelles sociétés ferroviaires et en particulier l’absence de libéralisation des centres de maintenance et de formation de la SNCF.

Ce que Railcoop dit du ferroviaire

Railcoop illustre l’attachement profond des Français au ferroviaire, qui s’inscrit dans une histoire longue, un engagement pour l’écologie et une plus grande accessibilité des territoires isolés. L’initiative proposée par Railcoop, qui vise à rouvrir des lignes et à sortir de l’actuelle résignation, trouve donc naturellement un public attentif et enthousiaste.

Cette initiative est également bien accueillie par les collectivités locales, qui y voient une opportunité d’agir concrètement en faveur du retour du train et de développer des territoires en proie à de nombreuses difficultés. C’est ce sentiment que l’on retrouve par exemple dans le procès verbal du conseil communautaire du Grand Guéret où les élus mettent en avant l’apport en terme d’emplois et d’activité sur leur territoire tout en craignant, s’il n’y a pas d’investissement à la hauteur, que le centre technique promis par Railcoop n’ouvre pas dans l’agglomération.

La société apparaît comme un pionnier de la libéralisation ferroviaire, cause principale de l’abandon des petites lignes qu’elle dit pourtant vouloir rouvrir. 

Dans ce contexte, Railcoop apparaît comme la solution miracle pour sortir de la fatalité actuelle et c’est sur ce discours qu’elle parvient à lever des fonds. Pourtant, loin d’apporter une solution pérenne à ces difficultés, Railcoop est en réalité une impasse. En encourageant les collectivités – dont ce n’est pas la compétence – et les citoyens dans un projet difficilement viable, tout en déchargeant l’État de ses responsabilités, elle offre de faux espoirs. Pire, la société apparaît comme un pionnier de la libéralisation ferroviaire, cause principale de l’abandon des petites lignes qu’elle dit pourtant vouloir rouvrir. 

Si l’État agissait concrètement pour le rail, « l’aventure Railcoop » n’aurait jamais existé. La ligne Lyon-Bordeaux, projet phare de la coopérative, l’illustre parfaitement. Jusqu’en 2013, cette ligne existait sous la forme d’un Train d’Equilibre du Territoire (Intercités) subventionné par l’Etat avant que ce dernier n’abandonne la liaison. En 2017, la section ouest de la ligne est rouverte par la Région Nouvelle Aquitaine mais la Région Auvergne-Rhône-Alpes, sollicitée, n’a pas donné de suite. Laurent Wauquiez annonçait alors que « la région ne se substituera pas à l’État. » C’est pourtant ce même président de Région « très favorable » à Railcoop qui déclarait en 2021 que : « ce projet est plus que symbolique puisque, depuis des années, on ferme des lignes dans notre pays. »

Déjà profondément dysfonctionnelle, Railcoop semble destinée à échouer. Son modèle économique, qui repose sur une perfusion constante de nouveaux apports de capital, notamment par les collectivités, paraît en effet insoutenable à terme. Mais d’ici-là, elle aura servi de faire-valoir aux détracteurs du service public, qui trouvent ainsi un moyen de légitimer leurs attaques contre la SNCF. Loin de pallier aux insuffisances de l’ancien monopole public, Railcoop aura donc joué le rôle d’enfant-modèle de la libéralisation et d’écran de fumée pour masquer les décisions d’abandon de nombreux territoires par un service public ferroviaire national de plus en plus mal en point. Espérons au moins que sa probable faillite serve de leçon.

Vers l’ubérisation du service public ?

Crédit @paoloficasso

« Ubériser l’État » ? Il ne s’agit pas d’un slogan visant à critiquer la libéralisation du service public, mais du mot d’ordre que se sont donnés les réformateurs actuels de l’État et de l’administration. À l’heure du scandale McKinsey, où l’influence des cabinets de conseil sur l’autodestruction des services publics et des institutions n’est plus à démontrer, un pan entier du processus de privatisation de nos biens communs reste encore à découvrir pour un large public. Rendre visibles et compréhensibles les doctrines actuelles d’auto-sabordage des services publics par la nouvelle génération de managers des administrations, voilà la tâche que se sont fixés Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx, tout deux sociologues et auteurs de La privatisation numérique. Destabilisation et réinvention du service public (Raisons d’Agir, 2022). Dans cet extrait du chapitre 5 consacré à Stuart, l’entreprise de livraison par vélo rachetée par le groupe La Poste, les deux auteurs détaillent ce que la remise en question du salariat – seule définition valable de l’ubérisation – dans le secteur de la logistique, implique de détérioration, en termes d’accès aux services publics et de conditions de travail.

« Ubérisons l’état avant que d’autres ne s’en chargent ! » La formule claque. Tirée d’un mémoire de fin d’études de jeunes ingénieurs entrant dans le Corps des mines, elle a suscité un fort intérêt dans les milieux de la réforme de l’état : le mémoire est devenu un article ; l’article, un livre[1]. La lecture en est plus décevante : l’ubérisation est définie seulement à partir de « plateformes numériques de confiance » qui seraient « centrées sur le client » sans aucune allusion à la mise en cause du salariat, pourtant souvent implicite dans le terme. Ubériser signifie pour les auteurs rendre « adressables », ajustées à chaque administré, les données de l’état. Ils citent alors le service mes-aides.gouv.fr, qui calcule si les utilisateurs sont éligibles aux aides sociales (allocations familiales ou assurance chômage), créé par les services de la modernisation de l’État ou une offre comparable à destination des entreprises, développée par la start-up Finamatic.

La privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public, par Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx (Raisons d’Agir, 2022)

Ubériser l’État consisterait à remplacer les fonctionnaires par une armée de travailleurs attendant, au pied de leur voiture, de leur vélo ou de leur ordinateur, une mission payée à la tâche quelques euros.

« Ubérisation » désigne aujourd’hui dans le sens commun un aspect bien particulier du numérique. « Remise en cause du modèle économique d’une entreprise ou d’un secteur d’activité par l’arrivée d’un nouvel acteur proposant les mêmes services à des prix moindres, effectués par des indépendants plutôt que des salariés, le plus souvent via des plateformes de réservation sur internet », nous dit le Larousse. En d’autres termes, l’ubérisation, c’est la multiplication d’emplois au statut dégradé rendue possible par les capacités d’intermédiation entre offre et demande de services par les plateformes numériques. Par conséquent, de manière toute pratique, ubériser l’État consisterait à remplacer les fonctionnaires par une armée de travailleurs attendant, au pied de leur voiture, de leur vélo ou de leur ordinateur, une mission payée à la tâche quelques euros. En ce sens plus précis – et plus inquiétant –, voit-on se dessiner une ubérisation de l’état ou des services publics ?

La privatisation, au sens large, porte ici sur la diffusion des modèles économiques du privé. Alors que la vague du new public management en France et dans une grande partie de l’Europe a principalement contribué à diffuser des méthodes d’organisation du travail issues du privé[2], il s’agit ici de transferts de modèles salariaux. Cette initiative apparaît ainsi comme la pointe avancée d’une dégradation de l’emploi public dans ce secteur. L’ubérisation s’est principalement développée dans le transport et la logistique, bien sûr le secteur des taxis mais aussi celui de la livraison de repas à domicile et tout un ensemble de prestations sur le « dernier kilomètre ». C’est donc du côté de la logistique qu’il faut chercher d’éventuelles applications de l’ubérisation aux services publics.

Aux États-Unis, quelques expérimentations de prise en charge par Uber (ou son principal concurrent Lyft) de missions de service public ont été tentées. La première a eu lieu en 2016 dans le comté de Pinellas, en Floride. Suite à un référendum rejetant une croissance du budget des transports publics, le comté a offert de subventionner à hauteur de cinq dollars des trajets en VTC Uber partant de ou arrivant à certaines gares routières. L’opération a été financée en supprimant une ligne de bus fortement déficitaire. Par la suite, d’autres expérimentations ont été engagées avec Lyft dans de petites villes de Floride ou de Californie, à Salt Lake City ou à Detroit[3].

Lire l’entretien avec la sociologue Sarah Abdenour, « L’Ubérisation, un retour au XIXème siècle ? »

Cependant, ces expériences sont à la fois d’ampleur très restreinte (démarrage de la première expérimentation avec quarante trajets subventionnés par jour, expérimentation limitée à deux mille trajets en tout à Detroit[4]) et plutôt complémentaires de l’offre publique : il s’agit dans de nombreux cas de subventionner l’accès des usagers aux gares des lignes de transports publics lourds. Ces expérimentations apparaissent ainsi moins comme la privatisation d’un service public que comme une tentative de donner des gages face à une stratégie forte d’intrusion dans les législations locales, de manière à les aligner sur les intérêts de ces deux compagnies. Uber et Lyft ont en effet déployé plus de lobbyistes que tout le reste de l’économie numérique réuni pour peser sur les législations locales de transport. Ils ont payé les amendes des chauffeurs lorsque leur offre ne respectait pas la législation locale. Ils ont pu suspendre leurs services pour réagir à des législations trop contraignantes comme à Houston ou à Austin. Ils ont enfin incité leurs consommateurs à faire pression sur les pouvoirs publics pour que ces derniers se conforment à leurs exigences[5].

Cette manière d’agir sur les autorités publiques pour accélérer encore la dérégulation et l’ouverture des marchés rejoint les pratiques d’un certain pan de la finance pour une dérégulation mondiale analysée par Marlène Benquet et Théo Bourgeron[6]. Une actualisation de l’efficacité de cette pression est, en Californie, le vote favorable à la proposition référendaire exemptant les VTC et les livreurs d’une loi de cet État qui, en 2019, requalifiait de nombreux travailleurs indépendants en salariés [7].

« De l’autre côté de la porte vitrée qui se referme derrière nous, les gagnants de la transition numérique nous observent du coin de l’œil, ceux qui maîtrisent les nouveaux codes de la « start-up nation », ceux qui peuvent côtoyer le baby-foot sans vraiment y jouer, ceux qui sont en France depuis plusieurs générations et qui ont pu faire des études de marketing, d’informatique ou de digital networking »

En France, c’est en mars 2017, autour du rachat par La Poste de l’entreprise de livraison à vélo Stuart que la question d’une intrusion de l’ubérisation au sein de la sphère publique s’est posée le plus directement. L’entreprise Stuart a été créée en 2014 par deux entrepreneurs soutenus par des entreprises du e-commerce comme PriceMinister ou Vente-privée.com. Elle cherche à se placer sur la logistique du dernier kilomètre et trouve rapidement des contrats de livraison avec des commerces traditionnels comme Monoprix, Carrefour ou Franprix. L’entreprise, présente initialement à Paris, à Londres, à Madrid et à Barcelone, s’est étendue progressivement à de grandes villes françaises comme Lyon ou Toulouse. Ces financeurs ont été rejoints en 2016 par le groupe La Poste pour une première mise de fonds de 20 millions d’euros, puis le reste de l’entreprise sera racheté en mars 2017 pour 13 millions d’euros.

La livraison à vélo constitue la partie la plus dégradée du travail ubérisé et condense les deux dimensions de cette économie numérique. Leur confrontation directe est rendue tangible par le récit d’une réunion d’information pour les nouveaux recrutés, que rapporte le livreur Jérôme Pimot : « tout commence dans un open space de 400 m2 en plein Marais, baby-foot, paniers de fruits, canapés, bar-cafétéria. Je suis là pour une réunion d’information pour devenir livreur à vélo chez Frichti, la nouvelle start-up de livraison de repas sur Paris. Avec moi, une vingtaine de mecs de mon âge, entre vingt et trente-cinq ans, dix noirs, sept Marrons, trois blancs, tous plus au moins le même style : survêt’ Nike, sacoche, casquette, maillot de foot, doudoune. On déambule comme une meute ébahie dans cet open space au milieu des employés de la boîte. Posés sur les canapés design, à moitié allongés mais pas trop, en tailleur façon yoga, d’autres jeunes de notre âge, quasiment tous blancs, tous un Macbook dernier cri en main, tous très stylés, avec les dernières fringues branchées sur le dos, des hipsters dans toute leur splendeur, regardent passer la meute. Nous entrons dans un bocal vitré. Entassés sur des tabourets, collés les uns aux autres, sans un verre d’eau, on attend. De l’autre côté de la porte vitrée qui se referme derrière nous, les gagnants de la transition numérique nous observent du coin de l’œil, ceux qui maîtrisent les nouveaux codes de la « start-up nation », ceux qui peuvent côtoyer le baby-foot sans vraiment y jouer, ceux qui sont en France depuis plusieurs générations et qui ont pu faire des études de marketing, d’informatique ou de digital networking[8]. »

Des enquêtes par questionnaires, menées par une équipe de chercheurs autour de Laetitia Dablanc, permettent d’appréhender les conditions économiques du service et le profil de ces nouveaux travailleurs. Les entreprises se rémunèrent sur un pourcentage du prix du repas (entre 25 et 30 %) et sur une tarification de la livraison au consommateur (environ 2,5 euros) : chaque course rapporte en moyenne cinq euros plus un ou deux euros de pourboire. « On voit que la seule variable du modèle économique sur laquelle la plateforme peut vraiment agir est la rémunération du livreur[9]. » Les entreprises cherchent alors à susciter l’inscription de très nombreux livreurs et par là une concurrence qui permet de faire monter les exigences et de baisser les prix.

Cela conduit à une évolution du profil des travailleurs. En 2016, ils sont 65 % à travailler pour Deliveroo et 20 % pour Stuart. En 2018, Uber Eats prend 25 % sur la part de Deliveroo. Si la figure mise en avant par les entreprises de travailleurs à temps partiel ou d’étudiants qui cherchent un revenu d’appoint sur les créneaux qui les arrangent a bien existé, la baisse des tarifs unitaires et le privilège donné par l’algorithme aux coursiers qui restent tout le temps disponibles a conduit à réduire leur part (de 41 % en 2016 à 16 % en 2018) au profit d’auto- entrepreneurs à temps plein.

Le turnover augmente aussi – de 32 % à 47 % des coursiers déclarent moins de six mois d’activité. Un nouveau phénomène a ensuite vu le jour : la sous-traitance, par ces autoentrepreneurs, de leur compte à des travailleurs sans papiers. Même si l’activité est illégale, c’est un tiers des personnes interviewées qui se déclarent concernées. La proportion monte à la moitié dans la dernière version de l’enquête.

Stuart pourrait ainsi être la pointe avancée d’un mouvement plus large de développement du travail à la tâche dans le service public.

Les autoentrepreneurs de Stuart échappent-ils à cette dégradation des conditions d’emploi et de travail ? Le groupe La Poste s’est attaché à mettre en avant un modèle social « avantageux » avec la possibilité d’accéder à une complémentaire santé, à des prêts pour l’achat du vélo, à un soutien à l’inscription sur les listes de logement HLM ou à une facilitation du recrutement des plus fidèles comme postiers. Le fait que la durée de présence moyenne sur la plateforme ne dépasse pas quatre mois relativise ce modèle d’intégration vanté par la direction des ressources humaines du groupe[10]. En octobre 2020, un mouvement de sans- papiers travaillant pour Stuart et débranchés par l’entreprise de l’application suggère également que l’entreprise n’est pas à l’écart du glissement vers le travail d’étrangers en situation illégale [11].

Une association professionnelle regroupant des micro-entreprises de coursiers et quelques opérateurs plus importants de livraison a engagé en 2017, juste avant le rachat par La Poste, une procédure judiciaire contre Stuart et contre deux autres entreprises pour concurrence déloyale. La procédure repose sur deux arguments. D’une part, cette entreprise a des contrats réguliers avec des commanditaires comme des supermarchés, elle dispose d’entrepôts comme à Châtelet [12], ce qui en fait une entreprise commissionnaire de transport qui doit se soumettre aux contraintes du secteur. D’autre part, certaines livraisons sont accomplies par des scooters et rentrent dans le cadre d’une profession réglementée : les autoentrepreneurs qui les accomplissent n’ont pas les autorisations afférentes. L’affaire en appel sera traitée fin 2021.

Stuart pourrait ainsi être la pointe avancée d’un mouvement plus large de développement du travail à la tâche dans le service public. Le cœur de métier du Stuart est plutôt du côté de la livraison à domicile des courses effectuées dans des supermarchés. Mais certains services postaux comme la distribution de catalogues ou de journaux peuvent être aussi pris en charge par ces auto-entrepreneurs.

L’ubérisation concerne une part limitée du service public, ce qui est aussi vrai dans l’emploi en général. Mais ces évolutions s’inscrivent dans un courant plus large au sein du groupe La Poste. Ainsi, depuis de nombreuses années, Chronopost propose à ses agents de quitter le groupe pour créer leur propre structure avec la promesse de se voir confier les mêmes tâches de distribution de courrier. L’entreprise peut ainsi sous-traiter jusqu’à 90 % de son activité à des entrepreneurs qui, même s’ils ont un contrat, sont payés à la tâche[13]. Au fil du temps, la fonction de dépôt de colis des bureaux de poste est supplantée par une myriade de points relais, des commerçants offrant ce service en sus de leur activité. En 2009, GeoPost, filiale de La Poste, rachète la start-up Pickup qui organise un réseau de dépôts-relais dans tout le pays. Un accord entre Pickup et Keynest autour d’une offre de consignes sécurisées pour l’échange de clés permet en outre d’établir le lien avec le développement d’Airbnb. Le fait de confier aux dirigeants de Pickup la tête de Stuart au sein du groupe GeoPost suggère alors la continuité entre le développement de ces points relais et celui de la livraison ubérisée.

Notes :

[1] Clément Bertholet et Laura Létourneau, Ubérisons l’État… avant que d’autres ne s’en chargent, Paris, Armand Colin, 2017. Les auteurs évoquent une « auto-ubérisation » de l’état. Cependant, par de nombreux exemples de sous-traitance présentés, par la part majoritaire des personnes interviewées issues du secteur privé ou par la préface confiée à Xavier Niel, on peut s’interroger sur l’identité de ce « nous » qui est appelé à ubériser l’état. 

[2] Voir Gilles Jeannot et Philippe Bezes, « Mapping the use of public management tools in European public adminis- tration », in Gerhard Hammerschmid, Steven Van de Walle, Rhys Andrews, Philippe Bezes, Public Administration Reforms in Europe, The View from The Top, Cheltenham, Edward Elgar, 2016, p. 219-230. 

[3] Voir Aaron short, « Are Uber and Lyft the future of transit ? Not so fast », Street Blog USA, 22 juillet 2019. 

[4] Nous remercions Tania Aïda Apedo pour sa présentation du cas de Detroit et plus largement des expériences étasuniennes. 

[5] Voir Joy Borkholder, Mariah Montgomery, Miya saika Chen, Rebecca smith, « Uber state interference : how transportation network companies buy, bully, and bamboozle their way to deregulation », A Report of The National Employment Law Project and The Partnership for Working Families, 2018, en ligne.

[6] Voir Marlène Benquet et théo bourgeron, La Finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme, Paris, Raisons d’agir, 2021. Les sommes engagées en lobbying pour faire basculer le vote en faveur du brexit (17 millions de livres) rapportées par ces auteurs sont cependant largement inférieures aux sommes dépensées par Uber et par Lyft. 
[7] Voir Anaïs Moutot, « élections américaines : Uber et consort sauvent leur peau en Californie », Les Échos, 4 novembre 2020. Les compagnies ont dépensé 200 millions de dollars en commu- nication, le niveau le plus élevé atteint pour ce type de référendum local. 

[8] Extrait du blog de Jérôme Pimot, ancien livreur à vélo chez Deliveroo, cofondateur et porte-parole du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP). 

[9] Anne Aguilera, Laetitia dablanc, Alain Rallet, «L’envers et l’endroit des plateformes de livraison instantanée », Réseaux, 212, 2018, p. 23-49. La part qui revient au livreur ne cesse de décroître au fil du temps. 

[10] Voir Lionel Steinmann, « La Poste innove pour la protection sociale des coursiers de Stuart », Les Échos, 6 novembre 2017. 

[11] Entretien avec Jérôme Pimot du CLAP, 27 octobre 2020. 

[12] Voir « Stuart s’attaque à la logistique du dernier kilomètre pour révolutionner la livraison ultra-rapide », chaîne Youtube de Kronik. 

[13] Voir Pierre Vétois et nicolas Raimbault, « L’“ubérisation” de la logistique : disruption ou continuité ? Le cas de l’Île-de-France », Technologie et innovation, 17-3, 2017, p. 1-22. 

Planification écologique : passer des intentions à l’action

Des éoliennes © Fabian Wiktor

Le débat présidentiel a mis sur le devant de la scène la « planification écologique », qui fait quasiment consensus. Désormais perçue comme un outil incontournable, y compris dans le camp du chef de l’État, elle évoque la réussite des Trente Glorieuses. Toutefois, les compétences de l’État se sont largement délitées et la mobilisation des acteurs ne va pas de soi. Bien que la France ait rarement été autant recouverte de plans et de schémas, ceux-ci peinent à se traduire par des transformations concrètes. La crise du Covid a en effet montré les limites d’une administration souhaitant contrôler tous les aspects de la vie et se heurtant aux angles morts et aux cas particuliers. Il reste dès lors à définir une nouvelle méthode orientant l’action publique face à l’urgence climatique. Pour ce faire, il faut admettre la place d’un secteur public fort pour mettre en oeuvre des mesures d’intérêt général et se donner les moyens de mobiliser tous les acteurs pour engager des changements dans toute la société.

La France du plan

La pression pour obtenir une planification écologique commence par un paradoxe : la France a rarement été aussi bien régie par des plans, et autres schémas, sans que les transformations soient visibles. Pour l’environnement, on compte au moins 107 contrats de transitions écologiques, qui viennent se cumuler avec les outils ci-dessous. De même, l’objectif d’un plan alimentaire de territoire par département a bien été atteint avant la date limite fixée (2023). Pourtant, la sécurité alimentaire n’a jamais paru aussi précaire. Cet écart constant entre les objectifs et le ressenti interroge. En effet, cet empilement est loin de pousser les collectivités à mettre en œuvre une politique de développement durable audacieuse. Au contraire, il les corsète dans un canevas réglementaire.

Schéma non exhaustif des outils existants destiné au développement durable. Source : auteur de l’article

Dans les faits, cette « stratégification » peine à se traduire en actions concrètes. Ceci n’est pas totalement un paradoxe. Dans un régime libéral, il apparaît indispensable de donner une direction à l’action, en évitant toutefois tout début d’interventionisme. Hélas, sans moyens ni contrainte, cela se réduit généralement à une construction intellectuelle. La loi pour la transition énergétique et la croissance verte votée en 2015 constitue à ce titre un cas d’école. Définissant de grands objectifs en matière d’énergies renouvelable ou de rénovation énergétique, ou établissant un « droit à l’accès de tous à l’énergie sans coût excessif », elle ne s’est traduite que par quelques mesures techniques. Aucun moyen financier nouveau ni contrainte n’ont été mis en place. En outre, dans le processus législatif, elle s’est réduite à une loi sans lendemain, en l’absence de pilotage et de contrôle. Depuis, le chèque énergie, créé à l’occasion de cette loi, a été étendu. Le crédit d’impôt pour la transition énergétique a lui été intégré dans « Ma Prime Renov’ » sans que l’effet sur notre situation énergétique ne soit probant. Plutôt que réformer en permanence des lois votées quelques années auparavant, il est temps de réintroduire une culture du résultat dans le processus législatif.

Cette logique de plan local appuyé sur la contractualisation a enfermé les collectivités dans un cadre rigide, souvent coupé des réalités territoriales.

Les plans à échelle locale ne sont pas inutiles. Ils ont notamment le mérite, sur plusieurs thèmes, de réaliser des inventaires des structures existantes, ce que ne permettent pas, hélas, les moyens des collectivités ou de l’État déconcentré. Mais l’identification et la transformation relèvent de deux domaines bien différents. En revanche, il existe une hypocrisie de base à engager les collectivités dans la voie de projets audacieux, tout en réduisant en parallèle le niveau de leur dotations. Sur ce point, les 10 milliards d’euros d’économies supplémentaires qu’Emmanuel Macron compte demander aux collectivités territoriales durant les cinq ans à venir s’annoncent de très mauvaise augure.

En outre, cette logique de plan local appuyé sur la contractualisation a enfermé les collectivités dans un cadre rigide, souvent coupé des réalités territoriales. Réduisant l’intervention de l’État à un seul soutien financier, et partiel, sur les projets des collectivités, il présente deux limites majeurs. Tout d’abord, il donne le sentiment aux collectivités que l’État n’est là que pour dire ce qu’il ne faut pas faire, en excluant les projets non éligibles. Au point d’y voir, pour le numéro 2 de l’Association des maires de France (AMF) André Laignel, un outil de « recentralisation massive ». En outre, et c’est le second grief de l’AMF, ils mettent en concurrence les collectivités. La logique d’appel à projet donne en effet un avantage considérable aux grosses collectivités, qui, grâce à leurs équipes de fonctionnaires compétents, ont les moyens de définir des projets correspondant aux attendus ou de recourir à des cabinets d’études pour rendre leurs projets plus crédibles. Et donc de mieux les faire valoir auprès des décideurs. Au point d’encourager des comportements opportunistes, incitant certaines collectivités à moduler leurs projets pour les faire correspondre avec les attendus du moment.

La transition écologique dans l’impasse

À partir de là, deux voies se font face. Tout d’abord, la voie libérale, portée par le Président, qui a foi dans le pouvoir d’auto-régulation des marchés. En suivant ce paradigme, l’intérêt croissant des citoyens, des consommateurs et des investisseurs pour le développement durable va nécessairement conduire les entreprises à changer leur modèle. Il existe néanmoins trois effets qui font de cette option une impasse. La première est de limiter cet engagement des entreprises à des mesures anecdotiques. Ce que l’on appelle de façon général le greenwashing. Ceci se traduit dans les rapports sociaux et environnementaux des entreprises par des mesures principalement internes et limitées. Ainsi, les entreprises réduisent bien volontiers l’usage de papier, de bouteilles en plastique ou limitent les déplacements de leurs employés, mais sans pour autant toucher à leur business model, qui peut pourtant être éminemment polluant. Le second facteur limitant porte sur la force du lobbying, qui incite à toujours reculer les échéances. Il est ainsi éloquent de se figurer que dès 1988, Guy Debord, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, cite les entreprises pétrolières qui demandent du temps pour pouvoir préparer l’après-pétrole. Or, à en juger par leur discours actuel, les intérêts de court terme finissent facilement par l’emporter sur l’urgence climatique. La troisième voie, la plus inquiétante réside tout simplement dans la fraude. L’industrie automobile en a livré un puissant exemple avec le dieselgate, la manipulation des tests sur les émissions de CO2.

Entre une écologie des investisseurs et une écologie de la rigueur, une troisième voie est possible.

D’autre part, est apparue une écologie de la contrainte, qui ne cesse d’inquiéter. Au nom de l’urgence climatique, elle s’interroge à voix haute sur les limites de la démocratie. Le paradoxe est qu’elle libère des discours, simplistes, au point d’ouvrir des débats sur la notion de plaisir en elle-même. Stratégiquement elle a préféré prendre à partie des comportements individuels plutôt que de proposer des transformations profondes du système. Ce faisant, cette démarche est apparue comme doctrinale, moralisante et, qui plus est, peu efficace, alors même que de plus en plus de Français sont prêts à des transformations radicales dans leur mode de vie. Ceci produit un large sentiment de frustration, alors que l’idée d’un nécessaire changement de paradigme se fait jour. Et que les petites mesures de contraintes sont plus faciles à prendre que les grandes décisions de mobilisation.

L’indispensable retour de l’État

L’impasse de la contractualisation État-collectivités et des mesures orientées vers le contrôle des actes individuels est aujourd’hui sous nos yeux. L’ampleur de la transition à venir oblige donc à une intervention de l’État débarrassée des objectifs de court terme. Ceci apparaît d’autant plus nécessaire qu’il est désormais acquis qu’avec le retard, le coût des transitions n’en sera que plus élevé, et qu’une véritable volonté politique permettrait de donner à la France un avantage stratégique dans bien des domaines. Le rôle de l’État apparaît bien entendu indispensable pour fixer des objectifs et équilibrer les effets de répartition entre les acteurs, entre les gagnants et les perdants de la transition. Dans le cas spécifique de la transition écologique, son rôle est central pour assurer la cohérence entre les démarches. En effet, optimiser l’emploi de nos ressources en favorisant l’économie circulaire sera un enjeu majeur. Enfin, l’État doit également assumer d’être exemplaire s’il veut pouvoir entraîner les collectivités, les entreprises et les citoyens. Ceci suppose d’assouplir les contraintes financières face à l’urgence climatique.

Les réseaux vont se trouver au cœur des transitions, ce qui justifie leur maintien dans la sphère publique.

À titre d’exemple, les réseaux vont se trouver au cœur des transitions, ce qui justifie leur maintien dans la sphère publique. Une gestion par le secteur privé, comme cela est par exemple largement le cas pour l’eau avec le géant Veolia-Suez, est en effet incompatible avec une stratégie de long terme visant l’intérêt général. En ce qui concerne l’électricité, le développement du renouvelable implique une production d’énergie plus décentralisée, qui va nécessiter de nouveaux investissements, notamment afin de limiter les pertes en ligne, pouvant atteindre jusqu’à 6% de la consommation. Pour y parvenir, il faut tourner le dos au seul objectif de rentabilité de court terme, et adopter au contraire une vision globale de la production électrique et de l’évolution du mix énergétique. Le projet Hercule, qui cherche à démembrer EDF en plusieurs branches et à privatiser certaines activités est ainsi à l’opposé total de ce qu’il faudrait faire.

De même, en matière de transports, la nécessité d’avoir un service public ferroviaire renforcé apparaît également incontournable. En effet, pour réduire l’usage de la voiture, il est nécessaire de desservir de larges parties du territoire. La logique de privatisation actuellement à l’oeuvre condamne nécessairement cette perspective. Le transfert au secteur privé des lignes les plus rentables laissera la SNCF avec celles qui le sont le moins, l’empêchant d’équilibrer son bilan. Les lignes moins fréquentés sont ainsi condamnées, et avec l’égalité entre les territoires. Pourtant, cette démarche est déjà engagée, avec la bénédiction de certaines régions, et est en train de s’accélérer. Ainsi, il est à prévoir que de nouvelles lignes ferment, alors que le train est l’un des modes de transports les moins polluants. Cette préservation du secteur public ne peut se faire que par exception au cadre européen. Ou plus précisément, il est désormais possible d’invoquer les contradictions entre les différents objectifs de la Commission européenne, pour préserver notre spécificité. Une récente tribune sur le modèle suédois rappelle néanmoins que pour y parvenir, un large consensus sur l’objectif et les moyens de la transition écologique doit être trouvé, ce qui n’est pas encore le cas, comme l’a révélé le débat de l’élection présidentielle.

Mobiliser efficacement toute la société

Pour sortir de cette impasse, la planification écologique doit éviter d’être inutile ou inefficace. Alors que la notion fait désormais consensus et est même revendiquée par Emmanuel Macron, sa forme reste à définir. Éviter qu’elle ne demeure un cadre théorique ou symbolique d’une part. Éviter d’autre part qu’elle s’engage dans un bras de fer continu et épuisant. En effet, la planification écologique est d’abord un processus démocratique pour assurer la mobilisation de tous les acteurs.

Schéma de la mise en place de la planification écologique selon la France Insoumise.

À ce titre, le livret sur la planification écologique de la France Insoumise, qui a porté cette notion, apparaît comme le cadre le plus élaboré à ce jour. Celui-ci s’articule autour d’une forme de « convention citoyenne », s’appuyant sur des citoyens tirés au sort à échelle départementale pour les travaux de fond. Elle est complétée d’une consultation des organisation impliquant les collectivités, associations, laboratoires de recherche et représentants des agences de l’État concernés, afin de définir plus précisément des mesures thématiques. L’ensemble de ces travaux doit être animé par le Conseil de la planification écologique, en charge de restituer un projet de loi de planification écologique. L’ensemble de ces réflexions s’articule autour de la règle verte, à savoir ne pas utiliser plus de ressources que la Terre n’en donne chaque année.

Ce cadre doit néanmoins être complété d’une méthode de gouvernement, afin que ces objectifs nationaux ne restent pas théoriques ou n’apparaissent pas déconnectés des enjeux locaux. Il faudra également encourager tous les acteurs à répercuter ces changements à leur échelle. Or comme l’a noté Geoffrey Roux de Bézieux, le patron du MEDEF, l’attitude la plus vraisemblable face à un programme de rupture reste l’attentisme. En complément de l’intervention de l’État et de la définition d’un objectif commun, il reste à déterminer la courroie de transmission au reste de la société.

Tout d’abord, il est absolument indispensable que l’État cesse de se priver de ses propres ressources. Ce point a été largement documenté pour ce qui concerne l’administration centrale dans le rapport parlementaire de la députée LFI Mathilde Panot. L’intérêt de ce rapport est de mettre en valeur les baisses d’effectifs et la diminution des compétences qui en découle. Ceci s’est traduit également dans l’administration déconcentrée par la mise en place de directions interministérielles. Pensées pour apporter plus de polyvalence et de transversalité, elles se sont en réalité traduites par des baisses d’effectifs et un manque de lisibilité dans ses missions. Par exemple, la mise en place de la Direction Départementale des Territoires (DDT) s’est traduite par une baisse de l’intervention de l’État, poussant les collectivités dans les bras des cabinets d’étude privés pour réaliser leurs projets. Au point que l’Inspection générale de l’administration notait dès 2017 que, sous l’effet de la réduction des effectifs et de redéfinition des missions, certaines DDT atteignait « la limite de ce qui est soutenable ». Depuis le phénomène s’est accentué. Depuis leur création, les directions interministérielles dans les territoire ont perdu 30% de leurs effectifs. Dans ce sabrage, les fonctions relatives à l’écologie ont été les plus sacrifiées.

En complément de la question des moyens, c’est une question de méthode qui est posée. Celle-ci est d’autant plus importante qu’elle pourrait s’appliquer pareillement à d’autres objectifs sociaux portant sur la santé, le social et d’autres thèmes. L’atteinte des objectifs climatiques, tel qu’exprimés au travers de traités internationaux comme la COP21 exigent des investissements massifs. Le rapport 2% pour 2°C, produit par l’Institut Rousseau, estime qu’ils devraient atteindre 182 milliards d’euros par an d’ici 2050, soit 2% du PIB, pour décarboner l’économie. Il faudrait que ces montants, notamment pour la dépense publique, soit déduits des ratios européens de déficit public. En outre, ils sont à rapprocher des dépenses qui s’avèrent déjà nécessaires pour prendre en compte l’impact du dérèglement climatique, compris entre 5% et 20% du PIB mondial.

Pour ce qui est des collectivités locales, la méthode consisterait pour l’État à définir des objectifs à atteindre selon un calendrier. Dès lors, les territoires verraient leur dotation augmenter en proportion de l’écart constaté à cet indicateur, pour tirer l’ensemble du territoire vers un même but. Charge ensuite aux élus, à l’échelle territoriale, de définir les projets les mieux adaptés pour combler cet écart. Cette méthode garantirait l’autonomie des collectivités et déchargerait l’administration d’une tâche fastidieuse d’encadrement de leurs activités. En revanche, si l’objectif n’était pas atteint dans les délais, et si le service financé s’avérait inopérant, le préfet aurait pouvoir de mettre en place les mesures adaptées. Suivant ainsi le modèle de la loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU) pour le logement social, qui prévoit des sanctions financières pour les récalcitrants. Le financement se ferait alors au détriment de la dotation globale sur les années suivantes. Cette méthode permet de garantir l’égalité des territoires, quelle que soit leur taille, et l’avancée du pays vers des objectifs communs.

Pour mener à bien la transition, il faudra mobiliser les acteurs, avec un soutien financier, et des objectifs précis.

De la même façon, cette méthode est applicable aux différents secteurs économiques. Réorienter le crédit d’impôt recherche, qui a atteint 6 milliards d’euros, vers les travaux visant la transition écologique serait une première étape. En complément, l’État fixerait des objectifs de réduction d’émissions de CO2 et de gaspillage de ressources par secteur. Les entreprises seraient incitées, par des budgets dédiés, à atteindre ces objectifs sur une durée fixée issues des négociations. Cette tâche doit notamment mobiliser les ingénieurs en particulier pour réviser les méthodes de production. La gouvernance des grandes entreprises doit être revue pour intégrer un comité dédié à la transformation écologique, réunissant les dirigeants et les représentants des salariés mais également, pourquoi pas, de la société civile.

De la même façon, l’absence d’atteinte de ces objectifs dans le calendrier fixé se traduirait par une sanction. Lorsqu’une entreprise ne respecte pas ses obligations vis-à-vis des créanciers, elle entre sous la coupe d’un mandataire judiciaire. La sacralité de la propriété est-elle supérieure à la préservation de notre environnement ? Dès lors, il est parfaitement envisageable d’imaginer la présence d’un mandataire écologique, en charge de valider les décisions des dirigeants et d’assurer que les objectifs de transition soient bien atteints. Ce mécanisme d’incitation et de sanction permettrait alors d’engager sérieusement les entreprises sur la voie de résultats concrets.

De cette façon, une voie existe pour obtenir des résultats concrets. Cette méthode, reposant tant sur l’incitation que la sanction, pour mobiliser l’ensemble des acteurs, en réduisant le travail technocratique. Cette voie est mobilisatrice, pour conduire à des changements concrets, et pour mettre un terme à une éco-anxiété paralysante.

« Mettre la République en sûreté » – Entretien avec Marion Beauvalet et François Thuillier

Marion Beauvalet et François Thuillier © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Marion Beauvalet, doctorante en théorie des organisations, et François Thuillier, ancien membre des services de sécurité anti-terrorisme et contre-espionnage, ont été sollicités par le laboratoire d’idées Intérêt général pour travailler sur les questions de sécurité. Dans leurs rapports, le premier intitulé « Penser la police au service du peuple » et le second « Refonder la police », ils montrent en quoi les politiques sécuritaires de ces dernières années ont progressivement discrédité et affaibli l’idée d’une police républicaine et sociale et proposent des pistes de réflexion pour restaurer un service public de sécurité en France. Entretien réalisé par Guillemette Magnin.

LVSL – Dans votre rapport, vous écrivez que « les politiques sécuritaires témoignent des rapports de force économiques et sociaux entre catégories de population et entre classes sociales ». L’argument sécuritaire a-t-il toujours permis de légitimer le rapport de force entre les classes dirigeantes et la population ?

François Thuillier – Oui, mais j’irai même au-delà. Je crois qu’il témoigne non seulement des rapports de force, mais aussi des rapports de force sémantiques. Le but de cette note était d’essayer d’empêcher la bourgeoisie – l’oligarchie de manière générale – de disposer du vocabulaire à leur guise, pour leur propre confort. C’est ce que disait justement Jean Genet lorsqu’il contestait cette faculté que les pouvoirs ont de disposer du vocabulaire. C’est très marquant pour les questions économiques – avec les termes de « réformes » pour ne pas dire « casse sociale » ou de « charge » pour désigner les cotisations sociales – mais cela l’est également pour la sécurité : les termes de « sécurité », de « violence » ont été accaparés par la classe bourgeoise. Je pense que l’on vit actuellement sous les auspices d’un coup d’État sécuritaire, que l’on peut faire remonter à la deuxième moitié des années 1970. Dans la note, nous partons du rapport d’Alain Peyrefitte de 1976 intitulé « Réponse à la violence » dans lequel il pose les bases de l’époque sécuritaire dans laquelle nous vivons toujours. Nous avons souhaité ouvrir une petite brèche dans ce mur du lobby sécuritaire qui, actuellement, détient le pouvoir et tous les rouages de la communication politique.

LVSL – Comment expliquer le caractère performatif des discours sur la sécurité ? Le sont-ils particulièrement dans ce domaine ?

Marion Beauvalet – Je pense que oui. On observe en effet, sur ces thématiques-là, un phénomène d’homogénéisation et d’alignement du bloc dominant, que je qualifierai de libéral sur le plan économique mais pas aussi libéral qu’il le proclame sur le plan social. Ce que l’on voit depuis le quinquennat d’Emmanuel Macron et que l’on voyait déjà avec Manuel Valls à Matignon, c’est une sorte de raidissement progressif d’un point de vue autoritaire et un alignement de ce discours avec les médias pour d’autres raisons (montrer les scènes de violences et d’affrontement entre les gilets jaunes et les policiers permet de mieux tenir le téléspectateur en haleine et de faire monter l’audimat). Dans cette note, on essaie de montrer le caractère performatif de ces discours et de décrire le processus de création de cette thématique sécuritaire, indépendamment de ce que les gens vivent au quotidien, qui peut faire passer un événement marginal, comme un vol dans le métro, pour une problématique sociétale majeure.

Le spectacle de la violence est sciemment mis à disposition des gens par les médias et par le pouvoir.

F. T. – Les sondages de ces dernières années montrent que les Français placent la peur dans leurs premières préoccupations quotidiennes. Mais attention à ne pas confondre deux sentiments que l’on amalgame souvent dans la presse. D’une part il y a la « peur de victimation », c’est le fait d’avoir peur pour soi, de se sentir en position de vulnérabilité et de considérer qu’on peut être une cible et être attaqué. Ce sentiment est stable depuis des dizaines d’années. D’autre part, il y a la « préoccupation pour la délinquance », c’est-à-dire le sentiment des gens en réaction au spectacle de la violence. Celui-ci est effectivement en hausse depuis quelques années. Mais, comme l’a dit Marion, le spectacle de la violence est tout à fait sciemment mis à disposition des gens par les médias et par le pouvoir. On l’a bien vu en 2002 avant le second tour de la présidentielle avec l’affaire Paul Voise… On sait très bien que le fait de mettre la sécurité dans les sujets des médias fait monter automatiquement la droite et l’extrême-droite. Si on mettait les questions sociales, ce serait l’inverse. Ce sont des stratégies de pouvoir tout à fait conscientes et assumées.

LVSL – En quoi le modèle de société néolibérale, tel qu’évoqué dans le premier rapport, permet-il aujourd’hui de relayer et d’accréditer ce discours ?

F. T. – On sait que les médias sont principalement aux mains des oligarques. Le lobby sécuritaire, si vous voulez, c’est une étoile à quatre branches qui tient le pays aujourd’hui. Ce sont d’abord les outils d’influence de la diplomatie anglo-saxonne – occidentale d’une manière générale –, on l’a vu avec la guerre contre le terrorisme. Vous avez ensuite leurs employés et leurs relais que sont les partis libéraux et conservateurs en Europe et particulièrement en France. Puis vous avez l’industrie de la sécurité privée, le conseil de la sécurité, les experts de l’industrie du contrôle… et puis vous avez les médias. Et les médias, pour ceux qui sont privatisés, ont pour stratégie d’assumer, là aussi pour l’audience, un discours et une représentation du monde qui ont pour but et pour effet d’influer sur l’opinion publique pour qu’elle vote correctement.

M. B. – Pour ajouter un mot sur la dimension néolibérale, je pense que le fait de poser ce genre de discours et d’analyse sur la sécurité a pour effet de détourner le regard des citoyens et de dresser les gens contre certaines menaces ; en l’occurence, les populations fragiles économiquement et les populations étrangères. En mettant en avant le caractère insécurisant des banlieues par exemple, on pose une sorte d’ennemi qui serait « l’autre » au lieu de poser un adversaire qui appartiendrait à la classe dominante, par exemple un banquier qui, lui, s’enrichit continuellement. Ainsi, l’adversaire est toujours pensé comme « quelqu’un à notre niveau », notre voisin que l’on peut croiser dans le métro, mais jamais comme le dominant, celui du dessus.

LVSL – En 1972, le programme commun de la gauche dénonce une police « détournée de son rôle républicain ». Vous faites également référence à Jaurès qui distinguait la violence des pauvres et la violence des maîtres. Quel devait être selon lui le rôle de la police ?

F. T. – Cette déclaration, on l’a mise dans la note comme un clin d’œil à l’œuvre de Jaurès, mais elle ne faisait pas spécifiquement référence à la délinquance mais plutôt aux conflits sociaux. Jaurès disait qu’on ne pouvait pas éviter la violence des conflits sociaux, mais que lorsqu’elle s’exprimait, il ne fallait pas stigmatiser les ouvriers – ceux qui luttaient pour leur peau – mais plutôt se tourner vers leurs maîtres, les chefs d’entreprise, comme principaux responsables de cette violence.

Quand je parlais de coup d’État sécuritaire depuis 1976, la manière dont la gauche a accompagné ce coup d’État est quand même significative. En 1972, on a dans le programme commun, très fortement influencé par le parti communiste de l’époque, la qualification de la police presque comme une institution de l’Ancien Régime. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, on observe un recentrage doctrinal du parti socialiste qui devient hégémonique à gauche, et donc les questions de police disparaissent. Finalement, cet ordre libéral leur convient mieux. La question de la police disparait des 110 propositions du candidat Mitterrand en 1981, et de sa Lettre à tous les Français en 1988. Il est intéressant de voir que les stratèges de la deuxième gauche (Dray, Valls…) considèrent à un moment donné que l’échec de la gauche aux législatives de 1986 est dû aux questions de sécurité. Dès lors, les figures du Parti socialiste pensent que la gauche ne va pas assez loin et que, pour gagner, il faut coller au discours sécuritaire de la droite.

On a donc une inversion des valeurs : non seulement, la police et les questions de sécurité disparaissent de leur champ de préoccupation politique, mais, en plus de ça, il y a un alignement sur la droite. En 1997, au moment du colloque de Villepinte, la gauche opère un alignement complet sur les questions sécuritaires avec la droite. Par exemple, elle s’approprie la notion de police de proximité, qui initialement est une notion de droite. En 2012, Valls va encore au-delà sur le terrain de l’extrême-droite, avec la guerre contre le terrorisme… De fait, depuis le programme commun, on a l’impression que la gauche libérale a parcouru tout l’arc politique de la gauche à l’extrême-droite, si bien qu’il n’y a plus de politique spécifique à la gauche en la matière.

La gauche a renoncé à expliquer la délinquance par des causes matérialistes.

M. B. – Pour compléter sur la phrase de Jaurès et sur la dimension sociale de la citation, je pense que l’idée de la note était aussi de montrer que la gauche, en cessant de penser les questions de sécurité et en se soumettant simplement aux questions de la droite, a renoncé à expliquer la délinquance par des causes matérialistes. Or, le fait de reconnecter les questions de sécurité aux questions sociales permettrait de se remettre à les penser et de construire une analyse sur les causes de ces phénomènes. Quand on se réfère à Jaurès, c’est aussi une manière de se reconnecter à cette matrice de pensée. 

F. T. – Pour revenir au sujet de la distinction entre « violence des riches » et « violence des pauvres », il est vrai que sociologiquement, on ne se livre pas au même type de crimes et délits. On a d’une part ce qu’on appelle les « illégalismes populaires », c’est-à-dire les atteintes aux personnes et aux biens. Plus on monte dans l’échelle sociale, plus on glisse sur le terrain de la délinquance économique et financière, la corruption… Il est important de distinguer ces deux types de manifestation délictuelle.

Marion Beauvalet et François Thuillier © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Dans la seconde partie du rapport vous dénoncez l’absence de moyens déployés par les pouvoirs publics pour assurer la sécurité, notamment dans les périphéries. Peut-on dire que la politique du chiffre telle que vous la décrivez dans la lutte contre la consommation de drogues gouverne l’ensemble des politiques sécuritaires menées ces dernières années ?

M. B. – Sur les questions de politique du chiffre, il y a un vrai sujet. On fait face à une sorte de paradoxe, puisque les personnes qui mettent systématiquement à l’agenda les questions sécuritaires sont aussi celles qui, une fois au pouvoir, suppriment des postes et ferment des commissariats. Par exemple, récemment dans la première couronne parisienne, on a fermé beaucoup de commissariats pour mutualiser les lieux. Résultat : quelqu’un qui aurait besoin de déposer une plainte ne peut plus y accéder aussi rapidement qu’avant. Il y a donc tout un travail de distorsion du lien entre l’institution et la population par les mêmes personnes qui scandent que les questions de sécurité sont primordiales.

Sur les questions de drogue en effet, la politique du chiffre est particulièrement frappante. On le voit par exemple avec les contrôles au faciès dans certains quartiers. Cela alimente un sentiment de défiance et permet aux policiers de remplir des objectifs statistiques. S’ajoute à cela le système de prime, qui permet de « combler » le fait que les policiers sont pour la plupart très mal payés…

Au-delà de ça, la politique du chiffre correspond à des choix d’investissement. Fermer des commissariats, en plus de distendre le lien de confiance entre la police et les citoyens, correspond à un choix de démantèlement du service public. Ces économies permettent d’investir dans d’autres choses comme l’armement de la police et plus globalement l’arsenal de maintien de l’ordre en manifestation.

Il y a urgence à re-légitimer l’État, qui se voit dépossédé de ses prérogatives régaliennes.

LVSL – Au sujet du service public, vous déplorez le démantèlement progressif du service public de la police. Par quels moyens concrets est-il possible à ce stade de lutter contre la privatisation des services de police ?

F. T. – Une des préconisations de la note est justement d’essayer de faire refluer le mouvement général de privatisation de la sécurité. Il faut, en effet redonner à l’État les prérogatives pleines et entières de la mission de sécurité au détriment, évidemment, de la sécurité privée (industrie de la sécurité, gardiennage…), mais également des collectivités locales. Prenons l’exemple des polices municipales : il y a 23 000 policiers municipaux en France, une explosion cependant très inégale, puisque les effectifs dépendent du budget de chaque ville. On assiste donc à une rupture du principe d’égalité devant la sécurité. Par ailleurs, cela prive la sécurité nationale d’un certain nombre de prérogatives. C’est pourquoi nous proposons d’étudier la possibilité juridique d’une renationalisation des polices municipales pour les faire rentrer dans le giron de l’État. Cela vaut aussi pour les départements et les régions. Seul l’État, selon nous, est légitime pour assurer cette sécurité et cette violence légitime. Or on déplore une dilution de la notion de sécurité dans le marché libéral, au profit des plus riches, des plus à même de se doter de leurs propres moyens de sécurité.

Il y a urgence à re-légitimer l’État, qui se voit dépossédé de ses prérogatives régaliennes. Dans ce sens, il faut également mettre un terme au pantouflage de certains hauts cadres du renseignement qui se mettent au service des grandes fortunes pour créer, dans les entreprises, des services de sécurité qui ont aujourd’hui quasiment plus de moyen que l’État lui-même. Ce n’est pas acceptable.

LVSL – Selon vous il est impératif de changer de paradigme sur l’insécurité et de miser davantage sur la lutte contre la criminalité économique et financière. Le fait de prioriser volontairement une lutte – ici celle contre la criminalité économique et financière – plutôt qu’une autre, n’est-il pas incompatible avec la vision républicaine et égalitaire des services publics de sécurité ?

F. T. – Aujourd’hui, la priorité est mise sur ce qu’on appelle les « illégalismes populaires » car c’est cette notion de violence qui fait des carrières électorales et qui enrichit le lobby sécuritaire. Pourquoi veut-on inverser la politique pénale ? Simplement parce que la « violence des riches », comme disait la sociologue Monique Pinçon-Charlot, cette violence légale est en vérité plus pathogène pour la société. Je crains en effet que, s’il n’existe pas de ruissellement en économie, il y en ait un en matière de délinquance. C’est-à-dire que l’exemple, funeste, de cette délinquance des riches pervertit plusieurs dimensions du pacte social et républicain. Par exemple, le consentement à l’impôt, quand on regarde le nombre de fraudes fiscales… En plus de cela, la délinquance des pauvres est relativement circonscrite dans l’espace, elle s’étend peu. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la police arrive si facilement à la déplacer dans l’espace, en la renvoyant en périphérie des villes.

La délinquance des riches pervertit plusieurs dimensions du pacte social et républicain.

M. B. – Je pense aussi que requalifier le paradigme de la sécurité permet de redéfinir certains phénomènes. Si l’on reprend l’exemple de la drogue, on peut se demander : est-ce qu’un phénomène de violence policière permettra à des consommateurs de drogue d’en sortir ? Je ne crois pas, il faut sortir de politiques qui sont manifestement inefficaces. Je crois en ce sens que c’est en renommant les phénomènes, en portant un autre regard dessus, que l’on pourra agir sur le réel. Concernant les drogues, je crois que l’on est face à un phénomène qui est d’ordre social. On a observé une augmentation de la consommation de crack pendant l’épidémie. Les gens qui sont tombés dedans sont les personnes en situation de marginalité.

LVSL – En conclusion du second rapport, vous préconisez une relocalisation des forces de police, qu’entendez-vous par là ?

F. T. – L’idée, c’est de dire qu’il y a des disparités géographiques. Par exemple, il n’est pas normal que le taux de quadrillage, de répartition des policiers par habitant soit plus important dans les quartiers riches de Paris qu’en Seine-Saint-Denis. Il faut reconsidérer la police comme un service public auquel chaque citoyen doit avoir un égal accès. Notre proposition était donc de revoir la carte de répartition des forces de police en fonction des territoires, mais également en fonction des types de délinquance afin que chacun d’entre eux soit soumis à la même répression et de manière égalitaire.

M. B. – Un service public, pour être qualifié comme tel, doit répondre à un certain nombre de conditions : l’égalité, la continuité et l’adaptabilité. Rappelons que s’il y a une grande défiance vis-à-vis de la police, c’est en grande partie parce que dans beaucoup de territoires, les policiers sont en sous-effectif. Ils ont, pour la plupart, de très mauvaises conditions de travail, et sont soumis à des objectifs qui détruisent aussi certainement le sens de leur profession.

Relocaliser, c’est dire repenser différemment en repartant par le bas. C’est une des conditions sine qua non pour recréer la confiance entre le peuple et la police. Il s’agit aussi de repenser les questions de recrutement, pour que la police ressemble plus aux Français, pour que l’institution soit elle-même davantage comptable de ses actes, et pour qu’elle corresponde enfin à cet idéal républicain.

Comment nous avons abandonné les personnels de santé

Grève des personnels de santé à Rennes. © Vincent Dain

Ils étaient nombreux, depuis un an, à manifester leur colère face à un gouvernement accusé de mettre en péril l’hôpital public. Tous les moyens étaient bons pour interpeller l’État : jets de blouses, démissions en cascade, grève de codage. Sur l’ensemble du territoire français, les personnels de santé prenaient possession de leur espace de travail pour y graver leur désarroi :  « On coule » ; « Urgences en grève ». Le sentiment de détresse est profond, favorisé par quinze années de conversion forcée au néolibéralisme. Aujourd’hui, pris dans le tumulte d’une épidémie qui frappe par sa virulence, les soignants font bloc, en mettant de côté animosité et amertume, au nom du fameux sens du sacrifice dont le gouvernement se délecte. Mais le soutien de ce dernier semble arriver bien tard. 


L’épidémie actuelle révèle la condition et l’état des personnels de santé. Cette dynamique n’a pas commencé aujourd’hui : au contraire, le mal-être est profond, installé depuis des années. Les enquêtes se succèdent et dressent une interminable liste de maux qui frappent tout le personnel hospitalier. Elles soulignent la tendance croissante au travail empêché, à l’incivilité des patients, à la surcharge de travail. Un grand nombre de soignants se dit épuisé, assume dormir peu. Si les personnels de santé sont très souvent exposés au burn-out, les cas de suicide sont de plus en plus communs, ce qui illustre un désarroi et une détresse sans commune mesure. Ainsi, un quart des soignants a déjà eu des idées suicidaires au cours de leur carrière, lié à leur activité professionnelle. Le système hospitalier semble peser lourdement sur les soignants : la charge physique, psychologique et émotionnelle du travail y est plus élevée qu’ailleurs. Selon Hervé, infirmier en réanimation exerçant dans le Sud : « On gère des situations qui ne sont pas faciles, on travaille beaucoup avec la mort. Quand on s’occupe de quelqu’un entre 18 et 20 ans et qu’il se retrouve à mourir au bout de 24h parce qu’il a une leucémie foudroyante, cela choque oui. »  Il ne faudrait toutefois pas se méprendre sur les cause de ce mal-être au travail : les causes sont plurielles et en grande partie liées à une certaine logique de management.

Le système hospitalier semble peser lourdement sur les soignants :  la charge physique, psychologique et émotionnelle du travail y est élevée plus qu’ailleurs.

Alors que le mal-être s’ancre dans la durée, l’hôpital public est toujours aussi dépourvu de moyens matériels et humains. Certains établissements sont dans un état de délabrement prononcé. Pour Corentin, infirmier en Charente-Maritime : « Les chambres sont en piteux état et la peinture s’effrite. » Le manque de matériel est aussi souligné : « Le bladder scan est souvent en panne. De sortes que nous sommes obligés de nous le partager, notamment entre certaines unités, mais aussi avec les soins intensifs. » D’éminents professeurs s’inquiètent aussi, comme nous le rappelle Hervé : « L’exemple des boîtes opératoires est hallucinant. Souvent, certaines sont à moitié vide, ce qui pose d’énormes problèmes. À présent, des professeurs qui rapportent plus de 700 000 euros par semaine tout de même, demandent plus de moyens. » Ce que confirme le sociologue Pierre- André Juven, contacté par LVSL qui, reprenant les plaintes des collectifs-urgences et inter-hôpitaux, affirme qu’il existe « un manque de matériel, par exemple des pieds de perfusions et de brancards cassés ». Selon lui, « l’hôpital public accueille de plus en plus de patients et les autres structures de santé – la médecine de ville en l’occurrence – ne sont pas actuellement en capacité de décharger l’hôpital de son activité. » Pour preuve, le nombre de passage aux urgences a explosé de 10 à 21 millions par an en l’espace de vingt ans.

Le soin rongé par le néolibéralisme

Les injonctions liées à la performance sont la cause directe de ce sentiment de détresse, ainsi que du manque de moyens alloués. Dès les années 2000, les élites modernisatrices introduisent au cœur des missions de service public l’impératif de performance financière et de rentabilité. Cette décennie constitue un véritable laboratoire visant à marchandiser le soin et à privatiser les hôpitaux. Selon le méta-langage en vigueur, il convient de réorganiser le système de santé français, mais aussi de le remettre à l’équilibre. De pareilles injonctions sont venues ajouter de la pression à une institution qui, vraisemblablement, n’en avait guère besoin. Les dispositifs se sont alors multipliés, se révélant tous inadaptés. La tarification à l’activité ou T2A ne cesse depuis sa création de conduire les hôpitaux vers la faillite. Pour Pierre-André Juven, avec cet outil d’allocation des ressources, « on fait rentrer les établissements de santé dans une logique de la rentabilité, au sens où on leur dit que vos recettes vont dépendre de votre volume d’activité et de votre capacité à produire de façon rentable le soin ». Hervé, infirmier en réanimation, illustre cette logique par l’exemple suivant : « Aujourd’hui, avec la tarification à l’activité, en réanimation, il est préférable qu’on ait un patient intubé, ventilé, avec des grosses plaies sur lesquelles on fera des pansements, que l’on pourra chiffrer, qu’un patient qui va mieux. Dans le cas où il va mieux, il faut le faire sortir, au risque que son état se dégrade. » Les vertus d’un hôpital-entreprise, vantées par quelques managers, se révèlent absurdes : « À présent, on est obligé de faire un maximum de soins, quitte à tricher. On gère les soins comme une entreprise. Cela ne devrait pas être le cas. Les gens payent pour avoir un tel système de santé. »

Dans le même temps, la rationalisation de l’organisation hospitalière est apparue comme l’objectif principal à atteindre. La non-compensation des départs à la retraite et la multiplication des postes vacants sont devenues la norme. Pourtant, la productivité augmente continuellement, ce qui fait écho à la surcharge de travail dont souffrent les soignants. Pour preuve, Pierre-André Juven remarque qu’entre 2010 et 2017, celle-ci a augmenté de 14 % alors que les effectifs ont crû de seulement 2 %. Les moyens n’augmentent également guère, comme le témoigne la diminution constante du nombre de lits. Selon le Quotidien des médecins : « En 2017, les établissements de santé étaient déjà passés sous la barre symbolique des 400 000 lits d’hospitalisation à temps complet, soit 69 000 lits de moins qu’en 2003 et même 100 000 lits supprimés en une vingtaine d’années ! » Selon l’OCDE, la France disposait en 2018 de seulement 3,1 lits d’hôpitaux en soins intensifs pour mille habitants, soit un peu plus de 200 000 lits pour une population de 67 millions, classant la France au 19e rang sur 35 pays. 

Dès les années 2000, les élites modernisatrices introduisent au coeur des missions de service public l’impératif de performance financière et de rentabilité. 

De façon générale, les budgets dédiés aux hôpitaux publics n’ont eu de cesse de baisser. Comme le rappelle Romaric Godin, l’objectif national de croissance des dépenses d’assurance-maladie (Ondam) est établi sous les 3 % par an, alors qu’entre 2002 et 2009, il était toujours au-dessus de ce niveau. Les années passent, et ces dépenses augmentent, notamment à cause du vieillissement de la population. Pour Romaric Godin pourtant « les moyens disponibles représentent depuis dix ans entre la moitié et les deux tiers des besoins ».

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L’Hôpital de l’Hôtel-Dieu en grève à Paris en France.

Aujourd’hui, les praticiens désertent l’hôpital public, ce que souligne Hervé : « Je touche 1650 euros en tant qu’infirmier. Quand on fait des nuits, on est seulement payé un euro de plus de l’heure. Les praticiens hospitaliers eux, touchent 2200 euros. C’est pour cela que personne ne veut venir. Les infirmiers libéraux, eux gagnent entre 5000 € et 6000 €. Alors, si demain je te propose, soit de gagner cette somme, d’être ton propre patron, de choisir tes horaires, ou soit de travailler dans le secteur public et de toucher 1600 euros, tu choisis quoi ? ». Le salaire est donc la pomme de discorde ultime face à un gouvernement qui fait la sourde oreille à toutes les revendications des soignants. Hervé renchérit : « Un infirmier qui commence est à 1600 euros, une aide-soignante à 1400 euros. Les ASH, elles sont au SMIC, et travaillent dans des conditions déplorables. Là on en a marre ». Candice, aide-soignante à Paris, est l’exemple parfait de ce ras-le-bol, de ce désenchantement pour le public, qui s’en est échappée pour aller vers d’autres horizons. « L’hôpital public, j’ai décidé de le quitter. Il fallait à tout prix faire du chiffre, peu importe le personnel, sucrer des jours de repos pour que le service tourne, certains médecins trouvaient que l’on se plaignaient trop et ne prenaient pas en compte nos détresses. » À la lumière de ces propos, on peut imaginer la sidération des soignants en écoutant le ministre de l’Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, déclarant : « La meilleure prime qu’on peut donner aux soignants, c’est de respecter les gestes sanitaires, de ne pas faire la fête, de ne pas sortir, de ne pas encombrer inutilement la médecine de ville et les urgences ». Ces propos, qui témoignent d’une véritable déconnexion vis-à-vis de la réalité de terrain, sont aussi le signe du mépris de l’exécutif pour les conditions de travail du personnel hospitalier. Dans la même veine, Emmanuel Macron a même reconnu, mercredi 25 mars que : « Nos soignants, qui se battent aujourd’hui pour sauver des vies, se sont battus, souvent, pour sauver l’hôpital ». Ces propos, proprement surréalistes, gagnent en absurdité lorsqu’on les met en regard avec l’inaction criante du gouvernement pour sauver l’hôpital public.

Les inégalités de genre dans un hôpital en crise

Certaines professions de la santé, aides soignantes, agents de services hospitaliers,  majoritairement féminines, se caractérisent par des conditions de travail déplorables. Ces femmes manipulent des charges lourdes et exercent des mouvements souvent douloureux et harassants. Pour Candice, le sentiment d’être inférieure en tant qu’aide-soignante est aussi prégnant. « Nous n’avons pas les même parcours que les autres, autant d’années d’études au compteur, ni les mêmes responsabilités. Cependant on a tous besoin des uns des autres pour qu’un service fonctionne, on joue tous un rôle essentiel dans la bonne prise en charge des patients. Ils font certes parfois plus d’heures mais la pénibilité du métier nous revient quand même à nous, les infirmières et aide-soignantes. Je pense que notre voix à nous importe peu, tandis que celle des médecins seraient sans doute plus prise en compte. »

La question des hiérarchies sociales et genrées mine ainsi le monde de l’hôpital. Si les médecins hospitaliers sont à présent majoritairement des femmes, la domination masculine reste encore la norme. Les auteurs du livre La casse du siècle font ainsi ce constat : « L’hôpital est un lieu où la sociologie des professions répond à un ordre économique et social bien défini. La grande majorité des médecins et des chirurgiens sont des hommes, avec de bons salaires, quand la très grande majorité des infirmières et des aides-soignantes sont des femmes, mal payées. Les tribunes récentes dénonçant le sexisme et le harcèlement sexuel à l’hôpital ne témoignent pas uniquement d’agissements individuels, elles sont la marque d’une domination genrée systémique, en grande partie due au pouvoir étendu des hommes médecins et le plus souvent couverte par les directions redoutant de voir l’image de leur hôpital ternie ». De la faible part de femmes dans les postes PU-PH (professeurs de médecine) à l’impossibilité de remplacer les congés maternité, il reste encore un long chemin à parcourir avant de parvenir à bousculer cet ordre établi.

Les dernières heures de l’hôpital public ?

Tout semble avoir de nouveau vacillé pour les soignants en cette période d’épidémie. Alors que les personnels de santé pilotent une machine à bout de souffle, le coronavirus frappe  de plein fouet certaines régions, dont le Grand-Est mais aussi l’Île-de-France, qui peinent à prendre en charge des patients qui abondent chaque jour. Marc Noizet, médecin dans le Grand-Est, relate ces difficultés au micro de France Culture : « C’est vraiment une déferlante continue. À chaque instant, il faut essayer de réinventer comment on va trouver des lits, comment il faut réorganiser nos unités, comment est-ce qu’on peut trouver du personnel, comment on peut trouver du matériel ». À Paris, les établissements de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) subissent eux aussi brutalement l’épidémie. Pour faire face à cette dernière, il a été décidé de déprogrammer les activités de chirurgie, d’amarrer de nouveaux lits de réanimation, de former de nouveaux infirmiers. Seuls des moyens humains et matériels conséquents pourront permettre aux personnels de santé de sortir de cette crise. Hervé et ses pairs le savent plus que jamais, et dans le Sud, on se tient prêt : « Mon service de réanimation est la première ligne du département. Le moindre patient qui est réanimatoire dans le département doit être hospitalisé dans notre service. À présent, c’est plus compliqué, il n’y a bientôt plus de places. Les patients vont devoir aller dans des autres services de réanimation, situés dans des hôpitaux périphériques. Une fois toutes ces options épuisées, on devra ouvrir les blocs opératoires mais aussi les monter en chambre de réanimation. C’est déjà ce qui se passe dans le Grand-Est ».

Pour les hôpitaux saturés du Grand-Est, des “hôpitaux de campagne” installés par l’armée sur le parking des CHU © Capture d’écran : France 24

Ces mêmes moyens divergent d’établissements en établissements, de régions en régions. Hervé souligne ainsi les efforts, tardifs tout de même, de la direction pour donner aux personnels les moyens de faire leur travail. « Dans l’hôpital où j’exerce, on a assez de matériels pour pouvoir prévoir la crise. Au contraire, on est même soulagé, la direction et l’hôpital mettent les moyens qu’il faut quand il s’agit de nous aider à gérer la crise ». Toutefois, selon lui : « Tout ça, on aurait pu le prévoir avant. Normalement, tous les moyens que l’on demande maintenant, ça aurait du être prévu depuis longtemps, en amont. »  S’il exerce dans un CHU, ils n’oublie pas pour autant ses collègues des plus petits hôpitaux. « Pour les hôpitaux périphériques du groupement hospitalier de territoire, c’est différent. Ils n’ont ni assez de masques, ni assez de gants. C’est très compliqué ». Pour Didier, brancardier exerçant dans un hôpital public de proximité dans le Var, les moyens manquent encore cruellement : « On nous demande de faire plus, mais avec aussi peu de moyens qu’auparavant. Les cadres nous demandent de revenir sur nos congés, de remplacer les arrêts maladie. C’était déjà le cas, mais encore plus en ce moment. Nous manquons de masques, de protections, de blouses. Nous travaillons avec le strict minimum et les protocoles de soins mis en place sont faits avec ce strict minimum ».

L’épisode des masques est révélateur d’un État qui n’agit plus qu’à travers un prisme : celui de la réduction de la dépense publique, au mépris de la santé publique. Alors que le 25 février, le ministre de la Santé, Olivier Véran, assurait que le gouvernement préparait l’arrivée du virus et même, qu’il anticipait les choses, peu de temps après, le 3 mars, sur France 2, l’ancienne ministre de la Santé, Agnès Buzyn, déclarait à son tour travailler à avoir des « stocks de masques à faire des commandes », mais aussi à « vérifier que les services de réanimation avaient le nombre de machines suffisants ». Aujourd’hui pourtant, dans certaines régions et pour certaines professions, la pénurie de masques est criante. Pire, on constate désormais la contamination de milliers de soignants. Maxime, urgentiste, rappelle quant à lui que certaines professions, souvent oubliées, sont plus touchées que d’autres. Les ambulanciers, notamment, tous comme les médecins libéraux, en particulier SOS Médecins, pâtissent du manque de réactivité des pouvoirs publics. 

L’épisode des masques est révélateur d’un État qui n’agit plus qu’à travers un prisme : celui de la réduction de la dépense publique, au mépris de la santé publique.

Finalement, l’État s’est peu à peu désengagé, se retrouvant dans une position peu confortable à l’égard de ses citoyens. D’où les dérobades et autres déclarations hasardeuses et maladroites. Le gouvernement, à rebours des recommandations de certains rapports gouvernementaux ou de l’OMS, affirme que le masque ne sert à rien pour la majorité de la population. Ce que résume ainsi Arnaud Mercier : « Les autorités placent aussi de nombreux travailleurs et leurs employeurs face à une injonction contradictoire : « nous vous demandons d’aller travailler » mais « nous ne pouvons pas vous fournir les moyens garantissant votre protection minimale ». Aujourd’hui, l’État, supposé protéger, poussé dans son obsession de la dépense publique, affirme ne plus vouloir stocker, pour ne pas dépenser plus. Le principe comptable a suppléé à celui de la précaution, conclut le professeur à l’Université Panthéon-Assas. 

Pendant ce temps, la virulence de l’épidémie marque les corps et les esprits. Les soignants sont exténués et certains doivent effectuer des réanimations longues et lourdes. Pour nombre d’entre eux, des décisions éthiques devront être prises bientôt, lorsqu’il faudra choisir entre certains patients. La sidération aussi domine, au regard de l’impuissance qu’ils expriment devant des patients, parfois jeunes, dont l’état de santé se détériore à une vitesse extrême. Beaucoup affirment n’avoir jamais vu ça, même parmi les plus expérimentés. Si parfois, ils avaient l’impression d’être dépassés, cette fois-ci, ce sentiment domine pour de bon. Le virus agira comme un souvenir indélébile et marquera pour longtemps la communauté des soignants. 

Heureusement, au cœur de cette situation désespérée, les personnels de santé font bloc. « Pour le moment, tout le monde se soutient. Quand certains craquent, on essaie de prendre le relais. Les coups durs, c’est lorsque le personnel est touché, comme aujourd’hui ou deux soignants ont été testés positifs », affirme Didier. Vanessa, elle aussi, loue cet esprit de solidarité : « Des retraités appellent pour revenir à l’hôpital, des praticiens du privé aussi. On fait front commun. » Lorsque le spectre de la mort n’est jamais loin, la solidarité reste un rempart salutaire. « La solidarité que l’on constate au sein de nos équipes, au sein de notre établissement, et avec toute la périphérie, la médecine de ville, y compris l’hospitalisation privée, est exceptionnelle : il y a des solidarités qui se sont créées qui n’ont jamais existé jusqu’ici, et qui permettent de tenir » estime Marc Noizet. 

Le virus agira comme un souvenir indélébile et marquera pour longtemps la communauté des soignants. 

Derrière la tragédie en cours, revient sans cesse en toile de fond une question : comment avons-nous pu abandonner les personnels de santé ? Jadis, les professions de la santé étaient respectées en raison des missions qui leur étaient confiées : l’accueil du citoyen, le soulagement du patient, le combat contre la maladie et la mort. L’hôpital apparaissait en quelque sorte comme la plus noble incarnation de la République, accueillant tous les citoyens, sans aucune différence, pour leur prodiguer le meilleur soin possible. La rentabilité était un mot inconnu, le profit un blasphème inconcevable.  

Denis, brancardier, s’indigne : « Comment peut-on dire que nous avons le meilleur système de santé du monde ? C’est dramatique de se rendre compte que nous sommes si démunis ». Hervé lui s’agace non pas de la gestion dévastatrice des gouvernements précédents, mais de l’attitude apathique d’une population anesthésiée par le langage adoucisseur des élites administratives et managériales : « On est reconnu en ce moment, mais demain, les héros que nous sommes seront dans la rue, et peut être même, à la rue  ».

Pour aller plus loin, lectures conseillées :

Fanny Vincent, Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, La casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’agir, 2019.

Stéphane Velut, Hôpital, une nouvelle industrie, Gallimard, 2020.

« Il faut parler de classes sociales et non pas simplement d’inégalités » – Entretien avec Didier Eribon

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Didier Eribon est revenu pour LVSL sur son parcours atypique d’intellectuel transfuge de classe, ainsi que sur Retour à Reims, essai qui a fait date en ouvrant  une voie nouvelle à l’écriture autobiographique sur le mode de l’introspection sociologique. Nous avons évoqué son prochain livre qui portera sur la question politique du vieillissement, et la représentation des exclus qui n’ont pas voix au chapitre. Il nous livre son regard précieux sur l’actualité des mouvements sociaux, ainsi que sur l’évolution du vote ouvrier vers l’extrême-droite et la désintégration de la classe ouvrière. Deuxième volet d’un entretien réalisé par Noémie Cadeau et retranscrit par Jeanne du Roure et Victoire Diethelm. Découvrez la troisième partie de cet entretien ici.


LVSL – Votre ouvrage sera donc finalement un livre sur la représentation politique, qui s’intéresse au cas limite des gens qui n’ont pas voix au chapitre. Dans quelle mesure cette question peut-elle être élargie à d’autres groupes sociaux et quelles sont les conséquences politiques à en tirer ?

D.E. – Cette question peut en effet s’élargir aux chômeurs, par exemple, pour qui il n’est pas facile de se mobiliser puisque, par définition, ils sont isolés (hors d’un lieu de travail), mais aussi aux personnes handicapées, à mobilité réduite, etc. La question de la représentation est une question politique centrale puisque l’on a très souvent en tête cette idée que les gens qui souffrent, qui sont victimes de discrimination, d’exploitation, d’oppression, vont se mobiliser. Mais n’est-ce pas, en partie du moins, la mobilisation, et donc le regard politique, la théorie politique qui constituent un groupe comme groupe, en regroupant sous un même regard, dans une même action, des ensembles d’individus qui vivent séparément, dans la « sérialité » aurait dit Sartre, et dans une certaine impuissance, des situations identiques. Et par conséquent, le « représentation » politique, la « délégation », est presque toujours un élément décisif. Il faut que quelqu’un parle – ou que quelques-uns parlent – pour les autres.

On pourrait aller jusqu’à avancer, par exemple, que la « classe ouvrière » n’existe, en tant que « classe », qu’à travers des discours théoriques, des représentations politiques, associatives… Ce que Bourdieu appelait « l’effet de théorie ». Ma mère, quand elle était ouvrière, dans les années 1970, participait aux mobilisations syndicales, aux grèves, dans l’usine où elle travaillait, qui comptait 1700 ouvrières et ouvriers, dont 500 étaient syndiqués à la CGT, ce qui formait évidemment une force mobilisée ou mobilisable assez considérable. Par cette participation à la grève, par sa résistance à l’oppression patronale, ma mère s’inscrivait dans la longue histoire du mouvement ouvrier : elle était donc un sujet politique. Devenue retraitée, elle a, en grande partie, cessé de l’être et l’a été encore moins quand elle est devenue dépendante physiquement. C’est ce qui explique pourquoi mes parents se sont mis à voter pour le Front National : ils étaient désormais coupés du collectif auxquels ils appartenaient quand ils étaient ouvriers et qui existait à travers des structures syndicales (la CGT) ou politiques (le Parti communiste) et leur mode de protestation s’est transformé du tout au tout, passant d’un vote de gauche ancré dans une appartenance collective à un vote d’extrême-droite arrimé à une situation et à un sentiment d’isolement.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Quand Thomas Ostermeier a adapté Retour à Reims, nous sommes allés filmer les lieux où j’avais vécu et l’usine, désaffectée depuis dix ans et délabrée, où travaillait ma mère. Il y avait des affiches de Marine Le Pen partout. Les générations suivantes sont parties travailler dans d’autres usines ou plus probablement sont devenues des chômeurs, ou occupent des emplois précaires. Il faut analyser cette précarisation pour comprendre les phénomènes politiques d’aujourd’hui. Les 1700 ouvriers ne sont plus là… Où sont les syndiqués de la CGT ? Où sont les cartes d’adhérents au syndicat ? Un chômeur, un travailleur précaire, un travailleur à l’emploi « ubérisé » (vous avez sans doute vu les films magnifiques et terribles de Ken Loach, Moi, Daniel Blake et Sorry we missed you) ne peuvent plus être des sujets politiques de la même manière que l’étaient dans les années 1960 et 1970 les ouvriers syndiqués dans les grandes usines. Cette force mobilisable, collective n’existe plus, sauf en certains endroits, dans certaines conditions. Et cette atomisation, cette individualisation des existences et des rapports à la politique rend possible tous les égarements, toutes les dérives, toutes les transformations politiques auxquelles on a assisté (la montée de l’extrême-droite, du « populisme de droite ») qui mettent en évidence une réorganisation et une reformulation de la constitution de soi-même, comme sujet politique dans les classes populaires.

Mais ce ne sont pas seulement les mutations économiques qui ont fait disparaître la « classe ouvrière », ce sont aussi le déplacement vers la droite des discours politiques. Dans Retour à Reims, mais avant cela, dans le livre qui a précédé celui-ci, en 2007, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, j’ai analysé comment l’idée de « classe ouvrière », et même l’idée de « classe sociale » », avait été déconstruite par le travail idéologique mené par des cercles néoconservateurs (la Fondation Saint-Simon, notamment, qui regroupaient des universitaires, des hiérarques du journalisme, des grands patrons…) : il s’agissait de faire prévaloir la notion de « responsabilité individuelle » en s’attaquant aux modes de pensée qui s’organisaient autour des notions de classes sociales, de déterminismes sociaux, et aussi de conflictualités, de luttes sociales… Il s’agissait de défaire tout ce qui ressortissait à l’inscription des individus dans des espaces sociaux, de tout ce qui se référait à du « collectif » – du « collectivisme » selon eux – dans l’analyse des vies et des modalités de déroulement de celles-ci. Ce qui avait été au cœur de la pensée de droite, et ressassé obsessionnellement par la pensée de droite depuis des décennies, se trouvait désormais promu par ces idéologues néo-aroniens (ils ne cachaient pas que leur démarche s’inspirait de Raymond Aron, ce qui suffisait à indiquer qu’il s’agissait très clairement d’une démarche de droite, foncièrement de droite) comme la nécessaire « modernisation » de la pensée de gauche. Cette entreprise, soutenue par les médias mainstream, avait pour fonction de légitimer le glissement vers la droite de tout le champ intellectuel et politique, et notamment celui du Parti socialiste, qui était en train de renoncer à tout ce qui faisait que la gauche était la gauche. Cette logique néoconservatrice a consisté non seulement à évacuer toute analyse en termes de classes sociales, mais aussi d’exploitation, d’oppression, de domination. Il n’y avait plus que des individus, responsables de leur sort, et qui devaient accepter de « vivre ensemble » dans un nouveau « pacte social » (c’est-à-dire accepter leur condition, et se soumettre en silence au pouvoir et aux gouvernants). L’ennemi de ces idéologues, c’était bien sûr la pensée de gauche, et la pensée sociologique (toujours assimilée dans l’imaginaire de la droite au « « social » honni, au « socialisme » encore plus honni…).

Il faut bien voir que c’est avec ce déblaiement préalable de la pensée de gauche comme arrière-fond qu’il a été possible de substituer à l’idée de classes, de déterminismes de classe, etc., la simple idée, hier, de « stratifications » ou, plus récemment, d’« inégalités ».

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

L’économiste Thomas Piketty est un symptôme éloquent de cet appauvrissement politique de la pensée. Il faisait d’ailleurs partie de la Fondation Saint Simon et publie ses livres dans une collection dirigée par l’un des principaux animateurs de ce défunt cénacle idéologique (Rosanvallon). N’oublions pas que ce sont ces gens-là qui, en 1995, avec la CFDT (bien sûr !) soutenaient activement le Plan Juppé de réforme des retraites que la grande mobilisation sociale a réussi à faire échouer. Piketty a écrit un livre sur le Capital au XXI ème siècle dans lequel on ne trouve pas la moindre théorie du capital. Le capital, pour lui, c’est le patrimoine économique qui se transmet par héritage. Mais on se demande d’où vient ce patrimoine, comment il s’est formé, comment il se reproduit ? Il n’est jamais question dans ce livre de l’usine, du travail, de l’exploitation, des ouvriers. Il ne parle pas du capital social, ni du capital culturel qui est l’un des instruments les plus importants de la reproduction des structures sociales et donc de la perpétuation des structures de la domination (car c’est le mot qu’il convient d’employer). Et ne pas en parler, ne pas même s’en préoccuper, c’est ratifier l’existence du système tel qu’il est et donc contribuer à sa légitimation. Ce que, d’ailleurs, il fait explicitement. Dans ce gros livre sous-théorisé (il publie de très gros livres, que personne ne lit, pour impressionner et intimider par le nombre de pages, et masquer ainsi la minceur de sa contribution intellectuelle), qui n’est qu’une succession de tableaux sans réflexion sur les structures sociales, il se contente de distinguer des différences de revenus entre des catégories de la population. Ce ne sont plus des « classes sociales », mais des niveaux dans des tableaux. D’où la remarque aussi stupide que violente dans l’introduction de son livre où il s’en prend à la « pensée paresseuse », celle qui entend lutter contre toute forme d’inégalités, car, déclare-t-il, il convient de réaffirmer qu’il y a des inégalités justes, celles qui sont fondées sur le travail et le mérite (c’est une citation ! on voit à quoi mène la philosophie politique rawlsienne qu’il a sans doute puisée dans les écrits de ses amis de la revue chrétienne Esprit). Il devrait aller expliquer cette magnifique pensée non-paresseuse à la femme de ménage qui nettoie son bureau tous les soirs, aux éboueurs qui vident ses poubelles, aux ouvriers qui fabriquent les objets techniques dont il se sert… Son problème dans ce livre, de toute évidence, ce n’est pas qu’il y ait des inégalités, c’est qu’un cadre « méritant » (ou un professeur à l’École d’économie de Paris) dispose de revenus inférieurs à un ceux d’un rentier. Cette idéologie méritocratique est un magnifique exemple de justification des inégalités (car ce cadre ou ce professeur d’université ont eu accès à des parcours scolaires privilégiés dont ont été privés tous les autres) et il aurait dû citer son propre livre dans celui qui a suivi, consacré à la justification des inégalités. Là encore, dans son récent (et tout aussi limité intellectuellement), Capital et idéologie, il réduit la reproduction du capital aux idéologies qui le justifient, sans se demander si le système capitaliste ne repose pas sur d’autres fondements que des discours de légitimation. Le colonialisme sur lequel s’est fondé le capitalisme moderne n’est pas simplement une idéologie. L’économiste américain James Galbraith (parmi tant d’autres auteurs) a démoli ce livre à juste titre, dans un article féroce, et même empreint d’indignation. Si ces avalanches de tableaux statistiques n’aboutissent qu’à recommander aux gouvernement sociaux-démocrates – ou aux candidat.e.s  sociaux-démocrates dont il aime à être le conseiller -d’augmenter la taxation des plus hauts revenus, on peut se dire que c’est beaucoup de pages pour pas grand-chose, et beaucoup de bruit pour rien (je parle de bruit, parce que ses livres font l’objet d’une promotion publicitaire tapageuse par les mêmes médias – Le Monde, Libération, L’Obs…-  que ceux qui ont été les vecteurs de la révolution néo-conservatrice dans les années 1980 et 1990 et dont, bien sûr, les directeurs appartenaient à la Fondation Saint Simon, et qui s’émerveillent qu’une pensée de gauche renaisse, alors qu’ils ont participé à la démolition de la pensée de gauche, et que ce qu’ils applaudissent aujourd’hui est tout sauf une pensée de gauche ; quand Le Monde, Libération et L’Obs chantent en chœur les louanges d’un « renouveau de la pensée de gauche », on peut être certain que ce n’est pas de la pensée, et que ce n’est pas de gauche).

Ce ne sont pas les inégalités qu’il convient d’étudier comme de simples niveaux différenciés de revenus, mais la structure de classes de la société qui en fonde la réalité et la perpétuation. Le mot « inégalités » fonctionne ici comme un concept-écran – qu’on essaie de faire passer en contrebande pour un concept critique, ce qu’il n’est absolument pas – qui sert à masquer ce qui est en jeu : non pas une simple distribution différentielle des revenus qui bénéficierait aux rentiers au détriment de ceux qui devraient en bénéficier en vertu de leur travail et de leur mérite, mais un système social d’exploitation et d’oppression.

Le mot « inégalités » fonctionne comme un concept-écran qui sert à masquer ce qui est en jeu : un système social d’exploitation et d’oppression.

Aujourd’hui, c’est parce qu’on a évacué la question des classes que la question des inégalités (qui ne pose pas la question de la structure, du système qui les fonde) a pu s’imposer comme le thème central de la discussion. Mais cela fait partie de la mystification idéologique. J’ai vu mes parents ne pas pouvoir finir les fins de mois à une époque où l’on habitait dans un HLM. Je me souviens de ces moments lorsque j’étais enfant et qu’un employé venait percevoir le gaz, l’électricité ou le loyer, ma mère allait se cacher dans la chambre et nous demandait de répondre à travers la porte qu’elle n’était pas là. Elle ne pouvait pas payer les factures. Les fins de mois étaient toujours très difficiles (et la fin du mois arrivait toujours très tôt, à cet égard). Ce sont des choses qui n’ont pas disparu. Il suffit de regarder le film de François Ruffin et Gilles Perret, J’veux du soleil, pour voir que les gens qui vivent encore dans de telles situations sont très, très nombreux. Donc il faut parler de classes sociales et non pas simplement des inégalités.  On doit parler du « capital » comme système de domination et d’exploitation – je ne suis pas marxiste mais il faut employer les mots qui conviennent car on ne peut pas ignorer totalement les analyses de Marx sur l’extorsion de la plus-value par l’exploitation des travailleurs. Il serait fort utile, et il est même urgent, qu’un auteur plus puissant et plus profond – et qui soit de gauche, et non pas un de ces sociaux-démocrates attachés à sauver le système par des mesures orthopédiques – écrive enfin un livre sur le Capital au XXIe siècle et en offre une théorisation.

LVSL – Dès lors, comment se constituent ces ensembles sociaux qui forment des classes ? Qu’est-ce qu’un groupe ? Comment retrouver le sens du collectif à l’encontre de l’atomisation individuelle ?

D.E. – On peut à la fois dire que les groupes sociaux, les « classes » au sens d’ensembles d’agents sociaux, sont à la fois donnés dans une certaine réalité objective, mais n’existent comme collectifs politiques, comme « groupes », au sens politique du terme, que lorsqu’ils se constituent comme tels par l’action, la mobilisation. Il y a de très belles analyses de Sartre sur la façon dont on passe de la sérialité au groupe. La sérialité, c’est quand on partage une même condition économique ou sociale, de mêmes caractéristiques, etc., mais isolément, séparés les uns des autres. Le groupe, c’est quand on se constitue comme ensemble mobilisé en se rassemblant précisément à partir de ces conditions et caractéristiques objectives.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Si l’on se réfère à ces analyses, la possibilité du « groupe » est toujours ouverte et, à moins de sombrer dans des conceptions essentialistes ou substantialistes, on peut penser qu’aucun ensemble n’est plus réel, ou plus vrai, ou plus authentique qu’un autre. Par conséquent, cela n’a aucun sens d’opposer la politique de classe à la politique des identités, comme croient pouvoir le faire certains (à gauche comme à droite, ou à l’extrême-gauche comme à l’extrême-droite, la dénonciation de la  « politique des identités » étant souvent une manière de déguiser des positions et des pulsions de droite ou d’extrême-droite en discours de gauche dans la mesure où l’ « anti-libéralisme », non seulement économique mais aussi politique et « culturel »  est fréquemment lié aux doctrines réactionnaires, autoritaires, intégristes voire fascistes). Se créer comme un « nous », comme un groupe social, par le biais d’un cadre théorique et d’une construction politique de soi, c’est produire un découpage du monde social, une perception du monde social, qui produit la réalité du monde social, puisque ce découpage s’inscrit dans le réel et la perception devient réalité. Bien sûr, chaque découpage tend à chercher à s’imposer comme le seul vrai ou comme le plus important. C’était précisément la réponse que donnait Beauvoir à la question qu’elle posait : pourquoi les femmes ne disent-elles pas « nous » alors que les ouvriers ou les Noirs aux Etats-Unis disent « nous ». C’est parce que les femmes ouvrières et les femmes noires se définissent d’abord comme ouvrières et donc solidaires des hommes ouvriers, ou comme noires et donc solidaires des hommes noirs. Il y avait un mouvement ouvrier, il y avait un mouvement noir. Pour dire « nous » en tant que femmes, il fallait déplacer les lignes de la perception en fonction desquelles on opérait les découpages sociaux et politiques et penser qu’il fallait créer une place – intellectuellement et pratiquement- pour un mouvement des femmes (dont certaines formes existaient déjà auparavant, bien sûr, car elle n’a pas inventé le problème toute seule dans son coin, ce n’est jamais le cas). Il fallait donc installer l’idée qu’un autre découpage du monde social était envisageable et ouvrir ainsi l’espace d’un mouvement spécifique, dont les interrogations critiques et les revendications se situent sur un autre plan que celles des autres mouvements.

Cela n’a aucun sens d’opposer la politique de classe à la politique des identités.

Sartre le savait mieux que quiconque (malgré l’ouvriérisme qu’on lui prête parfois, en raison de son rapprochement critique avec la pensée marxiste et de ses considérations sur la classe ouvrière), puisqu’il a écrit Réflexions sur la question juive puis le texte intitulé « Orphée noir »… Et dans Saint Genet, dans lequel il monte comment Genet invente le « regard homosexuel » (et donc l’homosexuel comme sujet de son regard), il souligne qu’il y a de multiples possibilités de se constituer comme sujet de soi-même, et par conséquent comme groupe ou comme collectif. Sartre et Beauvoir – qui à côté de lui écrivait sur les femmes – n’ont cessé de s’interroger sur ce que sont les collectifs mobilisés Dès lors, on pourrait dire qu’il y a de multiples « sérialités » et de multiples « groupes », étant entendu que le nombre des sérialités et des groupes ne saurait jamais être limitatif. C’est d’ailleurs pourquoi je me suis demandé si, jusqu’à un certain point, le « groupe » ne précède pas la « sérialité » qu’il vient dépasser, car, au fond, la sérialité n’apparaît comme telle que quand un groupe émerge. Sinon, on ne voit pas le « sériel » qui préexistait dans cette « sérialité ».

A l’inverse, on peut dire aussi qu’il faut qu’un « groupe » existe déjà, à l’état potentiel, dans la « sérialité », même si c’est à un faible degré, pour que cette sérialité puisse être dépassée par la formation du « groupe ». On voit bien que « sérialité » et « groupe » sont des points-limites, ou disons, des points théoriques, mais que le groupe hante toujours-déjà la sérialité comme la sérialité hante toujours-encore le « groupe ». Mais il y a de de grandes différences malgré tout : une mobilisation des femmes, par exemple, un « nous » des femmes, similaire au « nous » des ouvriers, doivent être conquis sur la dispersion et la séparation. Mais c’était sans doute plus facile que pour les personnes âgées. C’est sans doute pourquoi Le Deuxième sexe a rencontré un énorme succès dès sa parution, et continue d’être dans les listes de best-sellers alors que La Vieillesse est resté longtemps un de ses livres les moins connus et a attendu 2020 pour passer en édition de poche. Beauvoir a posé le problème, l’a exploré, mais cela n’a pas rencontré d’écho. Son livre n’a pas eu l’efficacité performative du précédent, parce que cette efficacité a besoin, pour s’accomplir, de rencontrer à l’état latent ce qu’elle va produire. Il faut qu’existe la potentialité, ne serait-ce qu’en filigrane, de la constitution d’un « groupe ». Et donc, autant je me réjouis que Le Deuxième sexe soit un livre qui se vende par dizaine de milliers chaque année dans le monde entier, autant je m’interroge sur cette différence de réception. La Vieillesse n’est pas – ou n’était pas, car il va peut-être le devenir – un livre très lu et très utilisé car les personnes dont parle ce livre ne peuvent pas vraiment se constituer en collectif, ne peuvent pas produire une parole publique, un discours politique. Bien sûr, il y a des associations de retraités. Mais je parle ici des personnes âgées qui sont isolées, parce que chacune est dans sa chambre dans une maison de retraite, par exemple, et elles sont dès lors incapables de se réunir, de s’organiser. C’est l’impossible politique d’un ensemble de personnes qui ne peuvent pas se créer collectivement comme groupe mobilisé.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Par conséquent on ne voit pas le problème politique, s’il n’y a personne pour dire qu’il s’agit d’un problème politique. Et cela nous renvoie à cette question tout à fait capitale : qu’est-ce que nous percevons spontanément comme étant un problème politique ? Si on me demandait quels mouvements politiques sont importants pour moi, je citerais spontanément le mouvement ouvrier et les mouvements syndicaux, le féminisme, le mouvement LGBT, les mouvements antiracistes, la préoccupation écologiste, etc. Je ne parlerais pas spontanément des personnes âgées. Cela veut dire qu’il nous faut penser la politisation de ces conditions de vie faites à un nombre considérable de personnes âgées contre l’invisibilisation de ces situations et donc contre l’effacement de leur caractère politique. Je dois penser contre ma réaction spontanée, et m’appuyer sur des ouvrages, tels que ceux de Simone de Beauvoir, de Norbert Elias et de quelques écrivains auxquels je me réfère, pour aller débusquer la politique dans chaque décision administrative et jusque dans chaque pli du corps, dans chaque douleur et dans chaque gémissement d’une personne âgée (en l’occurrence de ma mère).

Découvrez la troisième partie de cet entretien ici.

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

Blues blanches et coupes budgétaires : petite histoire du financement de l’hôpital

Manifestation pour l’hôpital public – © Ugo Padovani/APJ/Hans Lucas

Au bout de trente ans de réformes successives, l’hôpital public, qui s’est progressivement structuré depuis l’après-guerre, atteint aujourd’hui ses limites. Des urgentistes au reste des hospitaliers, 2019 a vu un vent de fronde se lever contre l’idéal néolibéral à l’œuvre dans notre système de soins. Retour sur la genèse d’une dynamique budgétaire aux conséquences néfastes.


Le système hospitalier français vit depuis plusieurs mois un mouvement social global, centré sur la question de son financement. « Cette crise […] qui traverse l’hôpital est profonde, dangereuse, elle appelle à une accélération des réformes » rappelait en décembre dernier Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France. Car l’histoire de l’hôpital public et de ses réformes est aussi celle de son financement. Confisqués aux congrégations religieuses en 1790, municipalisés en 1796, puis étatisés en 1941, les hôpitaux ne connaissent que quatre grandes réformes sur le plan juridique entre la Ie et la IVe République. Les fondements du service public hospitalier que nous connaissons aujourd’hui n’arrivent qu’avec la Ve République et la réforme hospitalo-universitaire de 1958 [1]. Le système hospitalier se structure alors progressivement, financé jusqu’alors sous la forme d’un prix de journée [2], puis sous la forme d’une dotation globale de fonctionnement (DGF) annuelle à partir de 1983. L’hôpital évolue, son financement aussi. À partir de 1996, un Objectif national de dépenses d’assurance maladie (ONDAM) est voté annuellement au Parlement, fixant une enveloppe fermée pour le financement de la santé. Parallèlement, l’hôpital n’est pas épargné par les conflits sociaux : les grèves de 1988, 1995, 1999 et 2001 expriment un malaise grandissant chez les soignants, que l’exécutif tente de juguler par le plan Hôpital 2007, proposé en 2003.

Évolution du mode de financement de l’hôpital public – © Ugo Padovani

La tarification à l’activité, au cœur du mécontentement

Parmi les mesures phares, le passage progressif entre 2004 et 2008 à la tarification à l’activité (T2A) achève un changement dans le paradigme de financement hospitalier. D’une logique de moyens prévalente auparavant, l’hôpital se voit imposer une logique de résultats. Après 20 ans de valse hésitante entre contrôle de gestion et régulation, cette dernière prend définitivement place, incarnée par la T2A.

La T2A fonctionne selon un principe simple : une catégorisation stricte des soins, afin d’y affecter un financement en conséquence. Sur cette base se construit un système complexe, au sein duquel s’appliquent règles de codages, catalogues de diagnostics et d’actes ou procédures multiples de financement, aboutissant presque algorithmiquement à un tarif précis et fixé pour chaque année. Celui-ci est établi par rapport au coût moyen d’un groupe considéré similaire de patient, observé sur un échantillon d’hôpitaux et réajusté afin d’encourager certaines pratiques.

Une partie des revendications des soignants est directement issue de l’instauration de ce coût moyen. En effet, l’utilisation d’une variable dynamique au cœur du calcul du financement instaure factuellement une mise en concurrence entre les structures hospitalières. Si un hôpital réduit ses dépenses, la moyenne est revue à la baisse en conséquence, et charge aux autres structures de faire de même pour s’adapter à des tarifs fluctuants annuellement : une recherche de l’efficience permanente en somme, sans retour en arrière possible. De même, si un hôpital augmente son activité, la répartition de l’enveloppe fermée que constitue l’ONDAM entre un nombre croissant d’actes de soin conduit mécaniquement à une baisse du tarif. La même somme finit divisée par un nombre croissant d’actes, et la part allouée à chacun s’affaiblit. Habitué à prodiguer des soins, les soignants doivent apprendre à produire de l’activité pour maintenir à flot leur service, sous la menace permanente d’une baisse des moyens alloués.

Ce décalage entre le coût réel d’une prise en charge et le tarif qui y associé par l’assurance maladie conduit ainsi à l’apparition d’une notion de rentabilité selon les actes de soin pratiqués et in fine à une spécialisation dans les procédures les plus rentables pour les structures de soins [3]. Et puisque contrairement au privé, l’hôpital public ne peut pas choisir ses patients, les contraintes subies n’y sont que plus fortes.

« L’hôpital se meurt et la ministre ne lui administre que des soins palliatifs »

Mais la T2A n’est qu’un volet des évolutions qu’a subi l’hôpital public ces dernières années. Nouveaux modes de gouvernance, création des pôles [4], changement de mode de prévision budgétaire : la tarification à l’activité s’inscrit dans une réforme globale de l’hôpital initiée en 2003, dont elle est le symbole sans toutefois qu’on ne puisse l’y résumer. L’hôpital a dû adapter son fonctionnement à l’évolution des pratiques de soins, plus techniques et coûteuses. Mais si la médecine repousse sans cesse ses limites, la réalité tend à nous rappeler que son financement est, lui, bien limité.

À l’image des enseignants, le personnel paramédical est le premier à vivre cette austérité. Avec un point d’indice gelé entre 2010 et 2016, puis augmentant à un taux largement inférieur à l’inflation depuis, les infirmiers vivent ce manque de financement au quotidien. La revendication du Collectif Inter-Hôpitaux de revaloriser de 300€ mensuels les salaires paramédicaux n’est ainsi pas un calcul hasardeux, car cela permettrait aux infirmiers et infirmières d’atteindre le seuil du salaire moyen des pays de l’OCDE, au sein duquel la France fait pâle figure [5]. En conséquence, ce manque d’attractivité finit par entraîner dans son sillage le reste des problèmes subis par le secteur : 400 postes infirmiers sont vacants uniquement sur les hôpitaux de Paris, aggravant d’autant plus la charge de travail des actifs.

On peut ainsi commencer à cerner la dynamique qui est à l’œuvre dans la crise que vit l’hôpital public actuellement : aux points cités précédemment s’ajoute la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) 2019, qui a supprimé la compensation par l’État des pertes de financements de l’assurance maladie dues aux baisses de cotisations, ravivant par-là la situation de tension actuelle. Par exemple, en 2018, alors que l’augmentation des dépenses s’établissait à 4%, l’évolution du financement par l’assurance maladie n’avait été revue que de 2% à la hausse [6]. Et 2020 n’y échappe pas, avec une prévision de 3,3% d’augmentation des charges pour l’hôpital associée à une hausse du financement de 2,4% seulement.

Chaque année apporte donc son écart entre financement et dépenses, avant même que celui de l’année précédente ne soit comblé.  Et les « problèmes d’organisation » évoqués par Agnès Buzyn pour justifier les manquements budgétaires dénoncés par les soignants ne peuvent masquer une réalité, celle d’un service public en souffrance face à une augmentation des besoins sans moyens en conséquence.

Un point de rupture atteint

Comment ne pas lier ces faits au constat apporté par le mouvement social né dans notre système hospitalier au cours de l’année 2019, d’abord par le collectif inter-urgences puis le collectif inter-hôpitaux ? Alors que plus de 1 100 médecins, dont 600 chefs de service, ont annoncé leur démission de toute fonction administrative pour alerter sur le manque de moyens, le point de rupture semble atteint lorsque ceux-ci déclarent que « l’hôpital se meurt et la ministre ne lui administre que des soins palliatifs » dans leur tribune commune. Après une décennie d’application des principales réformes d’organisation de l’hôpital (T2A, mode de gouvernance), ces dernières montrent déjà leurs limites. La question des choix sur l’avenir se pose donc dans un contexte sans précédent, car, pour un exécutif ayant une conception managériale du service public, rester sourd aux appels collectifs reviendrait finalement à privilégier une fuite en avant dénoncée par ces mêmes praticiens. Avec le risque de « revenir vers l’hôpital-hospice du XIXe siècle qui prend en charge les plus pauvres et les plus démunis, les autres ayant recours à la médecine privée », alerte le Pr Xavier Mariette, chef du service de rhumatologie de l’hôpital Bicêtre.

Après 20 ans d’expérimentation sur le financement et la gestion de l’hôpital public, la « croisée des chemins » qu’évoquait le Pr Antoine Pelissolo en octobre dernier prend finalement tout son sens. Les alternatives existent, mais il faudrait pour cela en premier lieu accepter l’échec de l’orientation néolibérale des réformes passées. Et lorsque l’utopie des uns devient la dystopie des autres, nul doute que le dialogue ne sera pas aisé, car les comptes de frais n’ont plus d’effet sur ceux qui en sont arrivés à compter les morts.

 

 

[1] Marie-Odile Safon, Les réformes hospitalières en France : aspects historiques et réglementaires, IRDES, 2019.

[2] Apparu dans la première moitié du XIXe siècle afin d’opposer aux divers organismes d’assurance un tarif à rembourser, le tarif de journée établissait initialement un coût unique journalier par patient. Complexifié avec le temps pour se normaliser et s’adapter aux conditions d’hospitalisation, le principe a évolué et est resté en vigueur jusqu’en 1983 et la mise en place de la dotation de fonctionnement globale. Voir Claire Bouinot, Les origines du prix de journée dans les hôpitaux en France (1850-1940), CREFIGE.

[3] OCDE (2017), « Améliorer l’efficience du système de santé », dans Etudes économiques de l’OCDE : France 2017, Éditions OCDE, Paris.

[4] La création des pôles hospitaliers d’activité fait partie de la Nouvelle gouvernance hospitalière mise en place via le plan Hôpital 2007. Les pôles réunissent des services par mutualisation des ressources, en cohérence entre eux.

[5] Panorama de la santé 2019, OCDE – La France est classée 28e sur 32 pays de l’OCDE sur les salaires infirmiers, en comparaison au salaire moyen du pays.

[6] Rapport Sécurité sociale 2019, Cour des Comptes.

Le démantèlement du service public éducatif en marche

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Manifestation_against_politic_of_education_in_France_in_2003.jpg
©Philippe Alès

Le vaste mouvement de libéralisation des services publics initié dans les années 1990 n’a pas épargné l’Éducation nationale, premier budget de l’État. De la maternelle à l’université, l’institution scolaire est gangrenée de façon croissante par les logiques néolibérales reléguant le savoir au rang de marchandise. Ce premier volet du dossier du Vent se Lève consacré au « crépuscule des services publics » analyse les tenants et les aboutissants de ce démantèlement progressif du service public éducatif. Par Sarah De Fgd.


L’éducation, une marchandise comme les autres ?

Jusqu’alors relativement protégé, le secteur de l’enseignement est depuis plusieurs décennies gangréné par la logique néolibérale, imposant une vision utilitariste du savoir qui s’inspire de la théorie du capital humain. Développée par les économistes néoclassiques Gary Becker, Jacob Mincer et Theodor W. Schultz, elle considère les activités humaines, et notamment l’éducation, comme un investissement permettant à chacun de maximiser ses profits dans l’avenir. L’élève devient donc, tout au long de son parcours scolaire, autoentrepreneur de ses études, devant acquérir des compétences professionnelles s’inscrivant dans le cadre d’un projet professionnel. Le savoir devient donc une marchandise, permettant de former des ressources humaines au service du néolibéralisme[1].

Cette logique, encouragée par des institutions internationales telles que l’OCDE et la Banque Mondiale, s’est notamment traduite à l’échelle européenne par la promotion d’une « économie de la connaissance », initiée avec le Processus de Bologne[2], visant à aligner l’éducation sur l’emploi[3]. En 2012, la Commission européenne adopte une stratégie intitulée « Repenser l’éducation » qu’elle décrit comme valorisant les «acquis de l’apprentissage», c’est-à-dire les “connaissances, les aptitudes et les compétences acquises par l’apprenant”  afin de « garantir une meilleure concordance entre l’éducation et les besoins des apprenants et du marché du travail (…). La stratégie appelle les États membres à renforcer les liens entre les systèmes éducatifs et les employeurs, à introduire l’entreprise dans la salle de classe, et à permettre aux jeunes de découvrir le monde du travail par un recours accru à l’apprentissage en milieu professionnel”.  Cette inflexion des systèmes éducatifs européens est présentée comme une réponse au contexte de crise économique, d’austérité  et de chômage de masse – notamment des jeunes – dans les pays européens. Elle révèle surtout l’orientation résolument néolibérale de la Commission qui s’inscrit dans une dynamique globale.

Les réformes Blanquer – qui s’enchaînent à un rythme effréné depuis 2017 – s’inscrivent très nettement dans cette logique néolibérale qui affaiblit le système éducatif dans son ensemble et accroît des inégalités déjà criantes : individualisation des parcours, multiplication de choix scolaires de plus en plus précoces, mise en concurrence des élèves et des établissements, application des logiques du privé dans la gestion RH de l’Éducation nationale avec notamment le recours accru aux enseignants contractuels, désengagement financier de l’État… la liste est longue. Comme le dénonce l’ancien professeur de lettres Samuel Piquet dans une tribune publiée dans Marianne,  « la réforme du lycée et la loi Blanquer ne sont rien d’autre que l’adaptation totale et définitive de l’Éducation nationale aux lois du marché, le remplacement de l’intégration au monde par l’insertion dans la mondialisation, le remplacement de la transmission des savoirs par l’utilitarisme et la réduction de la culture au rang de projet ». Même l’enseignement français à l’étranger n’échappe pas à cette logique : dans une tribune publiée dans Le Monde, l’ancien ambassadeur et ancien directeur de la Mission laïque française Yves Aubin de la Messuzière s’inquiète du risque de « marchandisation de l’enseignement français à l’étranger », et s’interroge sur la pertinence d’une « politique du chiffre » risquant de soumettre l’enseignement français à l’étranger aux opportunités privées plutôt qu’aux priorités géopolitiques.  Emmanuel Macron a en effet annoncé vouloir  doubler d’ici à 2025 le nombre d’élèves accueillis dans les établissements scolaires français à l’étranger, alors que, selon l’ancien ambassadeur, « l’urgence qui s’impose consiste à consolider la qualité des établissements existants, tant en ce qui concerne l’offre pédagogique que s’agissant des infrastructures souvent vieillissantes ».

Jean-Michel Blanquer ©Amélie Tsaag Valren

L’application dans le système scolaire français des orientations libérales européennes, dans un contexte de chômage de masse, se fait non sans une certaine hypocrisie, car le service public éducatif est – à tout le moins dans les discours – toujours considéré comme la « première priorité nationale » dans le Code de l’éducation. Ce dernier, dans son premier article, liste les missions de l’école, et ne fait qu’une seule fois référence à l’insertion professionnelle des apprenants, mot d’ordre qui oriente pourtant la stratégie du gouvernement en matière éducative :

« Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. Par son organisation et ses méthodes, comme par la formation des maîtres qui y enseignent, il favorise la coopération entre les élèves. Le droit à l’éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa citoyenneté » (Article L111-1 du Code de l’éducation, en vigueur au 2 septembre 2019.

Le bilan social du désengagement de l’État

Les conséquences sociales du désengagement de l’État – de la maternelle à l’université – sont nombreuses et souvent dramatiques : le geste désespéré d’Anas, 22 ans, qui s’est immolé par le feu devant le CROUS de Lyon afin de dénoncer la précarité étudiante, en est une triste illustration.

La multiplication des réformes Blanquer (Loi sur l’école de la confiance, réforme du lycée et mise en place de Parcoursup) ainsi que le manque chronique de moyens engendrent en outre un profond mal-être parmi les enseignants, en proie à une profonde perte de sens, comme l’a récemment montré le suicide de Christine Renon, directrice d’école à Pantin. Malaise qui s’ajoute à un manque de reconnaissance de la profession subissant une très forte crise d’attractivité, notamment du fait de la rémunération, plus faible que la moyenne des pays de l’OCDE[4]. Et ce n’est pas la promesse de revalorisation annuelle du salaire des enseignants de 300 euros en 2020 – couvrant à peine l’inflation – qui résoudra le problème.

De surcroît, les politiques menées par M. Blanquer renforcent les inégalités scolaires, déjà criantes en France, comme l’a montré le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) dans son rapport qui avait fait grand bruit en 2016. Preuve en est, le budget 2020 de l’éducation nationale prévoit une réduction de moitié des fonds sociaux[5] destinés à faire face aux situations difficiles que peuvent connaître certains élèves ou leurs familles pour assurer les dépenses de scolarité ou de vie scolaire (cantine, transports scolaires, achat de fournitures, etc.). De même, les fermetures d’écoles rurales (près de 400 à la rentrée 2019) aggravent les inégalités territoriales et renforcent le sentiment d’injustice lié à la disparition progressive des services publics de proximité.

Business scolaire

On l’a vu, l’école n’échappe pas à la marchandisation. C’est ce qu’illustre Arnaud Parienty dans essai School businesss. Comment l’argent dynamite le système éducatif, dans lequel il dénonce le « consumérisme scolaire » : déménagements pour intégrer les meilleurs établissements – notamment privés – formations coûteuses, soutien scolaire, coaching, stages à l’étranger, préparation aux concours, détournement de la carte scolaire, etc… tous les moyens sont bons – à condition de les avoir – pour accéder aux meilleures formations.  Le facteur financier s’introduit donc de façon croissante dans le système scolaire français afin de contourner une offre publique considérée comme déficiente. Cette logique sert évidemment les mieux armés dans la « compétition scolaire », soit les mieux dotés en capital économique et culturel : l’éducation a un coût, il faut donc être en capacité de faire des choix stratégiques pour en tirer avantage : choisir les bonnes écoles, les bonnes filières, les bonnes universités. Cette logique engendre une mise en concurrence accrue des établissements, constamment classés par des palmarès en tout genre visant à éclairer le choix du consommateur – usager[6].

 

[1] Voir à ce propos « En marche vers la destruction de l’université », Note d’Eric Berr et Léonard Moulin, mai 2018.

[2] Le processus de Bologne est un processus de rapprochement des systèmes d’études supérieures européens amorcé en 1998 et qui a conduit à la création en 2010 de l’espace européen de l’enseignement supérieur, constitué de 48 États. Il vise à faire de l’Europe un espace compétitif à l’échelle mondialisée de l’économie de la connaissance.

[3] http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2012/12/05122012Article634902919728790882.aspx

[4] Voir l’enquête de l’OCDE « Regards sur l’éducation », publiée le 11 septembre 2019.

[5] “Les fonds sociaux divisés par deux en 2020”, Le café pédagogique, 14 octobre 2019.

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2019/10/14102019Article637066346424003336.aspx

[6] Voir à ce propos Dubet François, « Le service public de l’éducation face à la logique marchande », Regards croisés sur l’économie, 2007/2 (n° 2), p. 157-165. DOI : 10.3917/rce.002.0157. URL : https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2007-2-page-157.htm