« La seule transition énergétique a été le passage du travail aux énergies fossiles » : entretien avec Alessandro Stanziani

Le circuit agricole mondialisé provoque une pollution massive à l’échelle mondiale. Source massive d’émissions de gaz à effet de serre et de déplétion de la biodiversité, il ne fait nul doute que son fonctionnement doive être amendé. Pourtant, ces institutions modernes sont la résultante de processus historiques longs. Nous avons interrogé l’historien Alessandro Stanziani, directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherches au CNRS, qui vient de signer Capital Terre aux éditions Payot. Dans cet ouvrage, il nous invite à penser le système globalisé par un prisme historique et économique. Entretien réalisé par Jules Brion et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Thomas Piketty, qui a préfacé votre livre, décrit votre approche comme étant éco-historique, en référence à la « socio-histoire » développée par l’historien Gérard Noiriel. Vous tentez ainsi de dresser un tableau complet des institutions d’antan pour mieux appréhender la situation contemporaine et orienter nos choix présents. Pourquoi une telle démarche est-elle pertinente selon vous ?

Alessandro Stanziani : J’ai jusqu’à présent essayé d’adopter des perspectives historiques pour en tirer des réflexions économiques. Il s’agissait de remettre en discussion certains lieux communs de la pensée économique en s’appuyant sur la diversité des expériences historiques, dans le temps comme dans l’espace (étude de mondes non européens en particulier).

En revanche, dans mon nouvel ouvrage, je m’attelle à reconstituer des dynamiques historiques et économiques sans renoncer pour autant à avancer des politiques économiques et des mesures politiques. J’ai beaucoup fréquenté les groupes d’historiens qui essaient de raisonner avec une rationalité non économique tout en critiquant l’orthodoxie économique. Certains essaient de trouver des mentalités économiques différentes que celles que nous connaissons. D’autres auteurs, comme Thomas Piketty, cherchent à montrer qu’indépendamment de la rationalité des acteurs, il peut y avoir des dynamiques économiques qui conduisent à des inégalités structurelles. J’ai essayé de faire un mélange des deux approches ; j’ai notamment insisté sur les différentes formes d’organisation agricole qui s’opposent à l’homo œconomicus. Je pense qu’il est également possible, par la multiplication d’attitudes économiques, d’identifier des politiques macro alternatives à celle de l’économie actuelle.

LVSL : Vous écrivez que, trop souvent, les variables environnementales ne jouent qu’un rôle marginal dans l’analyse et la description des institutions. Dans votre ouvrage, vous défendez plutôt la thèse selon laquelle les deux s’influent mutuellement. Pouvez-vous expliquer cette démarche ?

A.S. : Dans les schémas économiques orthodoxes, l’environnement est considéré comme une variable exogène (qui provient de l’extérieur d’un système, ndlr). J’ai d’abord essayé de rendre l’environnement endogène ; il peut en effet se modifier en fonction des politiques, des comportements économiques. À partir de ce constat, j’essaie de distinguer trois périodes historiques du capitalisme à l’intérieur desquelles il existe une relation particulière entre les institutions et l’environnement. C’est à partir de ces « trois capitalismes » que l’on peut mieux comprendre et appréhender nos relations avec l’environnement. Ma périodisation est un peu particulière, j’en ai bien conscience. Je passe en effet à travers des grandes coupures contemporaines, comme la révolution industrielle ou les révolutions politiques du tournant du XVIIIe et du XIXe siècle. J’amorce l’idée qu’il existe un continuum entre le XIIe et la fin du XIXe siècle. Ensuite, la deuxième période va de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1970 tandis que la troisième période s’étale jusqu’à nos jours.

La première période se caractérise principalement par le rôle crucial du travail comme facteur de production. Contrairement aux idées reçues, le travail, plutôt que le capital, domine les économies européennes jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, surtout dans l’agriculture. Ce constat est a fortiori valable en dehors de l’Europe jusqu’au XXe siècle avancé. Le travail n’est pas seulement un facteur de la production, il est également une source d’énergie. Ce rôle a toujours été minimisé alors que jusqu’au milieu du XIXe siècle – y compris en Europe – le travail humain et animal représentait environ 60% de l’énergie utilisée. Néanmoins, le prix à payer pour ce rôle central du travail était qu’il demeurait contraint, soumis à un contrôle très strict de la part des maîtres, employeurs, chefs de famille et autorités. Les travailleurs n’avaient guère de droits, non seulement les serfs et esclaves partout répandus, mais également les « salariés », en réalité des sortes de domestiques soumis à des contraintes extrêmes.

Les contraintes environnementales différentes donnent vie à des institutions différentes

Ce monde de la contrainte et du travail n’était pourtant pas celui de l’autoconsommation. Ces sociétés agraires étaient certes soumises à des aléas climatiques, cependant les marchés y interviennent très tôt, pas seulement en Europe mais également en Asie, et ont un impact fondamental. Environnement et marché sont deux phénomènes intimement liés dès le XIIe siècle et pas juste de nos jours. Les disettes étaient déjà à cette époque le résultat conjoint de mauvaises récoltes et de spéculations marchandes.

Il existe bien entendu des spécificités environnementales entre l’Europe et d’autres régions mais ces dernières n’expliquent pas le soi-disant retard des autres continents. Ceux-ci ont, au contraire, un taux de croissance qui ne diffère pas fondamentalement du taux européen jusqu’au XIXe siècle. Ainsi, dans l’océan Indien, l’environnement se distingue par le rôle central de la mousson qui rend les activités économiques saisonnière. Des institutions comme la fiscalité, le recrutement, dépendent de la périodicité de la mousson ; ce n’est pas le cas en occident. Ces contraintes environnementales différentes donnent vie à des institutions différentes. On a souvent encensé l’Europe en affirmant que grâce à ses institutions, nous avons bénéficié de progrès techniques et d’innovations considérables. Prenons en particulier le cas des fleuves qui, dans les opinions courantes, auraient pu être aménagés grâce à cette action conjointe des institutions et du génie européen. Pourtant, les morphologies de la Tamise ou de la Seine sont fondamentalement différentes, ce qui rend difficilement navigables les fleuves himalayens, indiens ou chinois. Leurs cours violents, tributaires de la force du déneigement et des inondations changent assez souvent. Pour rendre navigable ces fleuves, il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle ; seulement à ce moment les connaissances techniques permettent d’en avoir raison. La relation entre environnement et technique est ainsi radicalement différente entre l’Asie et l’Europe et il est erroné d’expliquer la supériorité européenne dans ce domaine par ses institutions et ses prouesses techniques.

À partir de ce constat, comment se manifeste l’interrelation entre institutions et environnement ? Du XIIe au XIXe siècle, les grands empires sont essentiellement agraires et on peut imaginer qu’ils sont très fragiles face à une mauvaise récolte. Cette affirmation n’est pas erronée mais il faut éviter de tomber dans un déterminisme environnemental ; j’insiste au contraire sur le fait qu’il existe une interrelation forte entre institutions, marchés et environnement. Les marchés sont particulièrement importants pour éviter qu’une mauvaise récolte, même dans un empire agraire, ait un impact majeur. La société doit intervenir, de fait il n’est pas inévitable qu’une mauvaise récolte provoque nécessairement une famine. En Europe comme en Asie, on a mis en place des institutions, notamment des réserves céréalières sur l’année. Les communautés locales organisent ces réserves pour faire face aux mauvaises récoltes dans une logique économique qui n’est pas celle du profit mais de celle du « juste prix ». On récupère alors une partie de la récolte sur la base de principes éthiques, religieux et redistributifs et on la garde pour faire face à l’aléa climatique. Ce n’est pas un hasard si ces réserves commencent à être complètement détruites à partir du XIXe siècle. Ce phénomène montre la place que prend le profit lors de la révolution industrielle.

L’étude des variables environnementales permet également de comprendre et d’analyser des événements climatiques passés

L’étude des variables environnementales permet également de comprendre et d’analyser des événements climatiques passés. On a découvert depuis une dizaine d’années que la combinaison de mauvaises récoltes et de la petite glaciation ont provoqué nombre de révoltes paysannes partout en Europe, en Asie et en Afrique. Ainsi, la crise de l’Empire Ming remplacé par les Mandchous (des Mongols) correspond précisément à la période de la petite glaciation. À cette même époque, au XVIIe siècle, les révoltes qualifiées de révolutions paysannes en Europe sont en réalité liées à ces changements climatiques, auxquels s’ajoutent, comme d’habitude, les spéculations marchandes.

Qu’est-ce qui change après 1870 ? Les géographes ont montré qu’il commence à y avoir des dérèglements climatiques importants à partir de la fin du XIXème, en lien direct avec l’accélération et l’usage des énergies fossiles. Les lignes commencent à se modifier, avec un impact général fort en Europe, comme aux Amériques, en Afrique et en Asie. Le problème est que ces dérèglements climatiques s’ajoutent au colonialisme qui a provoqué une destruction des réserves de céréales sur lesquelles s’appuyaient ces sociétés. Une spéculation mondiale commence à se mettre en place à ce moment sur les céréales, notamment lors de mauvaises récoltes.

Les colonisateurs commencent à détruire tout ce qui s’apparente à des mouvances locales, prétextant qu’elles n’étaient pas assez efficaces. Les famines empirent nettement, notamment dans le Sud. Elles ne sont pas juste le résultat d’une mauvaise météo, mais de l’action conjointe d’un premier réchauffement climatique et des pratiques prédatrices des colonisateurs européens. Certains parlent pour cette époque de génocides coloniaux. Encore moins connu, la crise de 1929 ne se résume pas à des krachs boursiers, mais elle s’accompagne de sécheresses, d’inondations sur fond de spéculations globales qui frappent certaines régions d’Afrique et d’Asie au début des années 1930.

Après les années 1970, le néolibéralisme s’installe dans le Nord et on assiste à une destruction des institutions locales dans le Sud, lors de la décolonisation. Les impacts économiques sont accentués par cette interrelation entre institutions entre environnement. Ainsi, les institutions locales et villageoises sont détruites, alors même que les écosystèmes locaux sont bouleversés et que, du fait de la globalisation, les spéculations mondiales portent non seulement sur les céréales, mais aussi sur les terres. Le pire est que des spéculations mondiales portent sur des denrées virtuelles, des céréales qui ne voient jamais le jour, mais qui s’échangent et font flamber les prix au profit de quelques spéculateurs et multinationales, et aux frais de millions de petits consommateurs. L’environnement joue donc un rôle, cependant ce rôle constitue le résultat de siècles de capitalisme inégalitaire, s’appuyant sur des institutions censées justement favoriser les plus forts.

LVSL : Vous consacrez justement une large part de votre ouvrage à évoquer le système de colonisation qui se met en place par les Européens dès le XVIe siècle. Quelles ont été selon vous les conséquences de ce système sur le fonctionnement et l’organisation de l’agriculture moderne ?

A.S. : Le système colonial se met vraiment en place à partir du XIXe siècle et se prolonge sous différentes formes jusqu’à nos jours. Les colonisateurs ont essayé d’imposer certaines cultures là où elles étaient inutiles, comme en Inde où est produit l’indigo. De même, les Anglais ont essayé de faire pousser et de développer du blé plutôt que du riz en Inde pour pouvoir mieux contrôler le pays. Ces transformations ont provoqué de graves destructions des écosystèmes. Dès le début du XXe siècle, les Américains ont tenté d’implanter en Afrique leur propre variété de maïs en détruisant les cultures locales. Ensuite, au XXe siècle, c’est l’essor en laboratoire de ce qu’on appelle les semences hybrides. Ces espèces hybrides, protégées par des brevets, permettent aux pays du Nord d’avoir un contrôle total sur l’agriculture. Même la France a dû accepter l’importation d’essences hybrides aux Américains lors de la ratification du plan Marshall.

Le problème majeur avec les semences hybrides – outre le fait qu’elles doivent être renouvelées au bout de deux ans – est qu’elles nécessitent une quantité énorme de fertilisants chimiques. Ce même procédé a été exporté d’abord des États-Unis vers l’Europe et ensuite de tous les pays du Nord vers les pays du Sud à partir de la fin des années 1970.

LVSL : D’aucuns plaident pour la mise en place d’une transition énergétique, notamment au sein du système agricole, afin de se détacher de notre dépendance aux énergies fossiles. Qu’est-ce qu’une approche historique peut apporter à ce propos ?

A.S. : Avant de commencer l’ouvrage, je lisais avec attention les travaux de Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil. Ces derniers soulignent qu’il n’y a jamais eu de véritable transition énergétique. En effet, il y a eu au fil des siècles des superpositions : le charbon s’ajoute à l’utilisation de bois, puis le nucléaire ou le pétrole s’y superposent. Selon leur point de vue, la transition énergétique n’a jamais existé.

J’adhère à leur propos mais il me semble que nous pouvons pousser l’analyse plus loin. Selon moi, la seule véritable transition énergétique à laquelle nous avons assisté sur mille ans est le passage du travail aux énergies fossiles. Nombre de travaux historiques mettent en évidence qu’en Europe, jusqu’au milieu du XIXe siècle, le travail animal et humain représente 60% de l’énergie utilisée. Dans le Nord, le travail commence à péricliter comme source d’énergie lors de la deuxième révolution industrielle, à la fin du XIXe siècle, et baisse ensuite drastiquement tout au long du XXe siècle. Les pays du Sud ont continué à utiliser le travail comme source d’énergie jusqu’aux années 1970. Des machines et des fertilisants chimiques sont ensuite introduits et on assiste à des exodes massifs des campagnes vers les villes et les bidonvilles.

Cette approche permet de remettre en perspective notre utilisation de l’énergie. On n’a jamais remplacé une énergie par une autre, il n’y a eu que des superpositions. Seulement, tant que le travail était central, il s’agissait d’un travail contraint, où le salarié avait très peu de droits. Ensuite, avec la libération du travail, l’énergie fossile s’est imposée. Que nous reste-t-il à faire aujourd’hui ? Sans aucun doute, je ne souhaite pas un retour à l’esclavage ; nous n’avons pas besoin non plus de toute l’énergie que nous utilisons. Je ne souhaite pas revenir à un état franciscain mais il est important d’interroger les surconsommations dans notre société. De ce point de vue-là, je considère qu’une taxation sur la consommation de luxe pourrait constituer une des mesures pour l’environnement et contre les inégalités. Je pense que nous avons beaucoup de mal à réguler et à réduire l’énergie que nous consommons. Il nous incombe de refiscaliser, à savoir taxer les entreprises, les riches, les produits de luxe mais pas l’essence, ça je n’y crois pas un instant… Les gilets jaunes avaient totalement raison, nous n’avons pas besoin d’impôts régressifs mais bien d’impôts progressifs.

Des débats subsistent quant à la mise en place de cette réduction de nos consommations. Certains s’interrogent sur la pertinence de garder un parc nucléaire tandis que d’autres restent critiquent des stratégies énergétiques renouvelables. Selon moi, il est important de renverser cette démarche. Tant que l’on se pose la question de savoir si le nucléaire est une solution aux problèmes environnementaux, on ne remet pas en question notre système de production/consommation. J’ajoute que la question de l’usage de l’énergie et de l’hyperconsommation est indissociable de celle des inégalités. Les inégalités expliquent et alimentent ultérieurement l’hyperconsommation, la production en excès et la destruction de notre planète.

LVSL : Vous montrez avec brio qu’un nombre restreint de multinationales contrôle une large part du système agricole mondial. De même, vous analysez que, depuis les années 2000, des banques d’investissements comme la Deutsch Bank ou Morgan Stanley spéculent sur le prix des denrées alimentaires. Quelles sont les conséquences d’une telle hégémonie du privé sur le secteur agricole mondial ? 

A.S. : Comme nous l’avons vu, les spéculations et les marchés spéculatifs existent depuis le XIIe siècle au moins. Pourtant, les spéculations massives et sans frein n’ont été légitimées que tardivement, à la fin du XIXe siècle. Les spéculations sur les denrées, sur les terres, ont été autorisées dès les années 1980, comme je l’ai montré dans mon ouvrage Rules of exchange (Cambridge, 2012). En France, le décret Chirac de 1986 a ouvert les vannes de la spéculation. On a des spéculations sur des denrées qui n’existent même pas, on achète et on vend des denrées virtuelles, et cela cause une flambée extraordinaire des prix. Cette inflation n’est liée a priori à aucune pénurie mais bien à des spéculations.

Je trouve qu’on focalise excessivement notre attention sur les bourses des valeurs et que l’on oublie le fait que la plupart des conflits internationaux spéculatifs se font pour ces marchandises, les matières premières et les denrées alimentaires. Ces spéculations provoquent des inégalités non seulement à l’échelle mondiale Nord/Sud mais également à l’intérieur des pays.

Je préconise l’interdiction totale de la bourse de ces marchandises, mais aussi les spéculations sur les terres. Je ne veux plus voir des multinationales qui achètent la moitié d’un pays africain. C’est encore une question d’institutions…

LVSL : Pouvez-vous nous parler des conséquences d’une telle hégémonie du privé sur la standardisation du vivant ? 

A.S. : Vers la fin du XIXe siècle, les travaux de Mendel permettent de faire des études pour sélectionner les semences. On se rend compte à ce moment qu’il est possible de créer des brevets sur ces semences et donc de privatiser le vivant et d’en contrôler les marchés. Il est urgent de relocaliser l’agriculture et, comme l’on peut avoir des médicaments et des logiciels « libres », donc sans brevets, avoir des semences « libres » dont l’accès est garanti à tous. Les semences doivent devenir un patrimoine de l’humanité, libres de droits.

Cela implique de modifier aussi les règles de la recherche : je connais parfaitement les pressions qu’exercent nos ministres sur la recherche publique pour nous inciter à mettre en place une coopération avec le privé. Cependant, contrairement à ce qu’on raconte, ce n’est pas le privé qui aide le public, mais, au contraire, le privé qui a recours aux infrastructures du public pour déposer des brevets. Il faut que la recherche redevienne publique, surtout dans le domaine agronomique.

NDLR : Pour en savoir plus sur la privatisation du vivant, lire sur LVSL l’article de Baptiste Detombe : « Standardisation du vivant : une menace pour l’Humanité ».

LVSL : De même, vous demeurez critique vis-à-vis des plans de développement mis en place par des entreprises comme Rockfeller ou par de riches philanthropes comme Bill Gates. Pourquoi adopter une telle posture ?                                                                                                                                                          

A.S. : Ce qui a été proposé aux pays du Sud jusqu’à maintenant a provoqué des faillites considérables. Tous les plans de développement après la Seconde Guerre mondiale ont consisté à exporter vers les pays du Sud des méthodes, des semences, des machines, des fertilisants qui ont fait avant tout le bonheur des multinationales du Nord. À court terme, ces solutions semblaient résoudre les problèmes de famine et de faim. À moyen et à long termes, elles ont juste détruit les écosystèmes sans résoudre pour autant les questions d’inégalité et de faim dans le monde.

La philanthropie et l’État social sont vraiment incompatibles, c’est l’un ou l’autre

Il en va de même pour la philanthropie : cette dernière et l’État social sont vraiment incompatibles, c’est l’un ou l’autre. En effet, il existe de nouvelles politiques de développement qui, comme sait très bien le faire Bill Gates, s’appuient sur la philanthropie. De mon point de vue c’est vraiment une fausse piste parce que la philanthropie émerge au moment où l’État social et économique s’effondre. Les mêmes acteurs qui critiquent l’intervention de l’État, parce qu’ils ont besoin de développer leurs multinationales, relégitiment la philanthropie qui était auparavant centrale dans plusieurs sociétés européennes avant la création de l’État providence. Ces mêmes philanthropes utilisent ces plans de développement pour défiscaliser leurs profits. Ils proposent également des « politiques vertes » particulières qui permettent aux entreprises multinationales du Nord de payer leur pollution en plantant des forêts dans les pays du Sud. Ces politiques sont d’une extrême violence : dans les pays du Sud, on commence désormais à expulser des producteurs locaux de leurs terres avec l’idée que même la cueillette ou les chasseurs traditionnels ne respectent pas l’environnement.

NDLR : Pour en savoir plus sur les politiques vertes menées par différentes organisations non gouvernementales, lire sur LVSL l’entretien réalisé avec Guillaume Blanc par Tangi Bihan : « Aux origines du colonialisme vert ».

Entre revenu universel et emploi garanti, une troisième voie ?

© Aitana Perez

Du revenu d’existence à la proposition d’État employeur en dernier ressort, de multiples propositions portant sur la distribution des revenus existent à gauche. Mais aucune de ces deux perspectives ne fait consensus, et toutes les deux présentent des faiblesses potentielles. Pour l’économiste Benoît Borrits, la mise hors marché d’une partie de la production privée, redistribuée pour garantir des revenus à toutes celles et ceux qui ont participé à cette production pourrait être un axe fédérateur.

Les prochaines élections présidentielles seront marquées par une forte division de la gauche et des écologistes. S’il est convenu d’étriller cette division sur la base de conflits de personnes, cet émiettement est surtout le reflet de profondes divergences. La distribution des revenus en est un exemple frappant. Tandis que les écologistes et certains socialistes promeuvent le revenu d’existence, la gauche radicale insoumise lui préfère l’emploi garanti.

Du revenu d’existence…

Le serpent du revenu d’existence hante la gauche depuis maintenant plus de vingt ans. Benoît Hamon s’en était fait le chantre à la dernière élection présidentielle. Mal lui en a pris. Si les écologistes l’ont intégré dans leur programme depuis longtemps – sans que cela soit leur mesure phare – une autre partie de la gauche y est clairement opposée pour diverses raisons. Certains ont peur que ce revenu d’existence représente un solde de tout compte d’un chômage de longue durée que l’on renoncerait à combattre. D’autres considèrent que si l’emploi est souvent synonyme d’exploitation, il est aussi un vecteur d’intégration sociale que le revenu d’existence ne représente pas ou peu.

Le principe du revenu d’existence consiste à prélever une fraction de la richesse monétaire produite pour la distribuer de façon égalitaire à toute personne quelle que soit sa position à l’égard de l’emploi, donc de sa participation à la production de cette richesse monétaire. Les partisans du revenu d’existence défendent l’idée que toute personne apporte quelque chose à la société, qu’une personne qui n’est pas en emploi dispose de temps libre pour réaliser du bénévolat, s’occuper de ses proches – ce qui n’est pas sans poser de problèmes dans une perspective féministe si cela favorise un retour des femmes à la maison – ou de ses voisins. La richesse de notre vie en commun ne peut en effet s’arrêter à la seule production monétaire.

Pour en savoir plus sur le revenu universel et ses limites, lire sur LVSL l’interview de l’économiste décroissant Denis Bayon par William Bouchardon : « Seuls les partisans libéraux du revenu universel sont cohérents »

Tout ceci comporte une part de vérité mais ne peut guère être systématisée. Pour le dire autrement, instaurer le revenu d’existence ne pourra se faire que si une majorité de citoyennes et citoyens est prête à l’expérimenter car il porte sur la confiance que nous portons en nos semblables. Il est donc, pour le moins incongru, de vouloir l’imposer dans un programme politique sans passer par une consultation populaire comme cela a pu être le cas en Suisse en 2016.

… aux minimas sociaux

Dans le cadre d’une consultation populaire comme dans celui d’un programme politique, la question de l’acceptabilité du revenu d’existence est fortement dépendante de son montant car celui-ci mesure de facto le niveau de confiance de la société en elle-même. Plus son montant sera faible, plus grande est la possibilité d’une acceptation majoritaire.

C’est pourquoi les montants proposés pour ce revenu d’existence tendent à se rapprocher des minima sociaux et, dans le cas de la France, du Revenu de solidarité active (RSA). Une critique récurrente faite au RSA est d’être soumis à une démarche d’insertion, l’appréciation de cette démarche étant réalisée par des administrations départementales plus ou moins tatillonnes, ce qui entraîne souvent des radiations abusives privant les bénéficiaires de tout moyen de vivre. Une revendication récurrente de nombreuses organisations caritatives est que ce RSA ne soit soumis qu’à des conditions de ressources. Et comme le revenu universel est complexe à mettre en œuvre puisque tout le monde doit en bénéficier et que cela demande un financement énorme, on glisse alors souvent d’un petit revenu universel qui n’a guère de portée émancipatrice à un revenu minimal garanti, comme cela a été le cas avec la proposition italienne du Mouvement cinq étoiles, une fois ce mouvement au pouvoir.

Le revenu d’existence est une aspiration noble – la possibilité d’un revenu accordé sur la base de la reconnaissance de l’apport de l’individu à la société du seul fait de son existence – qui nécessite une société de la confiance en ses semblables qui n’existe pas à ce jour. Parce que cette confiance devra se construire sur le temps long, il est dès lors difficile de considérer le revenu d’existence comme une solution.

L’État employeur en dernier ressort

Une autre proposition a récemment fait surface : la garantie d’emploi. Cette proposition a été théorisée par Hyman Minsky, économiste post-keynésien, sous le nom d’État employeur en dernier ressort (1). Dans son principe, l’État s’engage à embaucher toute personne qui le souhaite, au salaire minimum, pour réaliser des tâches que les collectivités locales vont déterminer en fonction des besoins. L’économiste Pavlina Tcherneva, conseillère de Bernie Sanders et de la gauche du parti démocrate est aujourd’hui l’égérie de cette proposition qu’elle rebaptise garantie d’emploi et qu’elle inscrit dans le programme du Green New Deal (2). En France, cette proposition a été intégrée dans le programme de la France insoumise.

A lire également sur LVSL, l’interview de Pavlina Tcherneva par Politicoboy, « Soit on garantit l’emploi, soit le chômage »

Sur le fond, cette proposition conteste que la montée en puissance de la robotisation rendrait impossible le plein emploi. Elle met en évidence le fait qu’il existe de nombreux besoins des collectivités locales auxquels le marché ne peut répondre. La garantie d’emploi propose donc un partage des rôles entre l’État qui embauche au Smic toute personne qui le souhaite et les collectivités locales qui vont déterminer ce que les personnes payées par l’État réaliseront. À l’appui de ce partage des rôles, Pavlina Tcherneva cite l’expérience française des Territoires zéro chômeur de longue durée, ce qui est pour le moins discutable car celle-ci fonctionne sur un principe assez différent.

La proposition de l’État employeur en dernier ressort part d’un postulat : « seul le secteur public peut offrir une garantie d’emploi. Il n’est ni possible ni souhaitable d’obliger les entreprises à le faire ». À aucun moment, Pavlina Tcherneva ne démontre en quoi il n’est ni possible, ni souhaitable d’obliger les entreprises à embaucher. Ce faisant, l’État est positionné en éternel pompier du marché et ce, dans une optique très keynésienne : « l’embauche des entreprises est procyclique, la garantie d’emploi est contracyclique ». Lorsque le marché ne produit pas assez d’emplois, le rôle de l’État serait alors d’embaucher les personnes qui le souhaitent de façon à les maintenir employables par le secteur privé lorsque la conjoncture se retournera favorablement. Dès lors, deux critiques peuvent être adressées à cette proposition : le risque d’un salariat à deux vitesses et la possibilité d’une étatisation mal cadrée de l’économie.

Pour une présentation du concept d’Etat employeur en dernier ressort, lire sur LVSL l’article de William Bouchardon : « L’emploi garanti, solution au chômage de masse ? »

Comme le rôle de l’État est d’être employeur en dernier ressort, à savoir d’embaucher celles et ceux que les entreprises rejettent, le salaire qui leur est proposé pour réaliser des tâches d’intérêt général est alors forcément le Smic. Pourquoi donc les tâches d’intérêt général seraient-elles moins payées que celles proposées par des entreprises dont la production n’est pas forcément pertinente d’un point de vue écologique et/ou social ? Est-ce que nous n’allons pas créer un salariat à deux vitesses entre celui que les entreprises choisiront et qui auront des salaires supérieurs au Smic et celui qui est rejeté et condamné à travailler à ce montant ? Dualité difficilement tenable pour une gauche transformatrice.

La seconde critique porte sur une étatisation mal contrôlée de l’économie. L’État peut se décharger de cette tâche sur les collectivités locales, mais à l’inverse de l’expérience des Territoires zéro chômeurs de longue durée qui partent de l’initiative des collectivités locales, celles-ci n’ont rien demandé et il est tout à fait possible qu’elles rechignent ou ne trouvent pas d’activités réelles. Ajoutons à cela le fait que de nombreux indépendants, notamment dans le domaine de l’agriculture, peinent à obtenir l’équivalent d’un Smic, on a alors un risque réel d’éviction des emplois et de gonflement artificiel d’une sphère publique dont l’efficacité sociale et écologique serait douteuse. C’est la raison pour laquelle la proposition d’État employeur en dernier ressort peut difficilement être intégrée en l’état par ce qu’il est convenu d’appeler la « deuxième » gauche, plus souvent attirée par le revenu d’existence du fait du caractère universel de celui-ci.

Les Territoires zéro chômeur de longue durée

Ces expériences diffèrent fondamentalement de l’État employeur en dernier ressort au sens où l’employeur n’est pas l’État mais une structure ad hoc.

Cette initiative part du constat que le chômage de longue durée coûte cher à la société : 18 000 euros par an par personne qui se répartissent entre les minima sociaux versés, les cotisations sociales manquantes, les frais induits de santé et les politiques de l’emploi. Plutôt que d’imposer à ces personnes de survivre avec des minima sociaux insuffisants, ne vaudrait-il pas mieux les employer pour réaliser des tâches qui répondent à des besoins écologiques et sociaux non satisfaits ? Une loi « d’expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée » a été adoptée en mars 2016 pour 10 premiers territoires qui seront progressivement étendus à 50 à partir de 2021.

Les collectivités territoriales candidatent auprès des pouvoirs publics pour participer à l’expérimentation. Si elles sont retenues, elles pourront alors créer une entreprise à but d’emploi (EBE) qui bénéficiera d’une subvention annuelle de 18 000 euros par chômeur de longue durée embauché au Smic. Comme l’équilibre économique de la structure est estimée à 23 000 euros par personne, l’EBE doit donc générer 5 000 euros de chiffre d’affaires par personne employée. Un comité local de l’emploi, réunissant les collectivités locales, des entreprises du territoire et des bénévoles, a pour tâche de recenser les travaux dont le besoin se fait sentir sur le territoire. Comme l’EBE est subventionnée par l’État, une règle extrêmement stricte veut que les activités de cette structure ne rentrent jamais en concurrence avec des entreprises et des emplois existants. Le comité local pour l’emploi doit vérifier le respect de ce principe. Dans les faits, l’EBE propose essentiellement des services à des structures ou personnes qui sont dans l’incapacité de payer un Smic pour ces services. Le film Nouvelle cordée de Marie-Monique Robin (3) portant sur l’expérience de Mauléon dans les Deux-Sèvres nous donne un bon aperçu de la diversité de ces activités qui, toutes, ne peuvent se réaliser que parce que l’emploi est subventionné pour assurer à chacun un Smic.

Si ces expériences sont des succès (4), notamment parce qu’elles ont sorti de la misère des personnes longtemps exclues de l’emploi et leur ont redonné confiance en elles-mêmes, il apparaît que ces EBE peinent à résorber totalement le chômage sur un territoire du fait de cette règle de non concurrence. On peut aussi apporter la même critique que celle que nous avancions pour l’État employeur en dernier ressort : pourquoi les personnes qui seraient rejetées par les entreprises devraient-elles se contenter du Smic ?

Le point fort de ces expériences par rapport à l’État employeur en dernier ressort est le fait que les créations d’emplois se font sur la base de besoins socialement exprimés qui ont été satisfaits du fait de la subvention. C’est donc la subvention de l’emploi qui est la source de la création d’emploi : sans subvention, les emplois n’auraient pas été créés. Mais le caractère discrétionnaire de cette subvention – réservée à la seule EBE – est aussi sa faiblesse puisqu’elle la restreint dans ses activités. Ne devrions-nous pas, dès lors, généraliser le principe de la subvention de l’emploi à toutes les entreprises, travailleurs indépendants compris ? Le montant de cette subvention est un objet de débat politique dont le maximum est le coût total du Smic. Comme pour les EBE des Territoires zéro chômeurs, la subvention permet aux entreprises de répondre à des besoins qui ne seraient pas solvables sans celle-ci.

La mutualisation partielle des revenus d’activité, une troisième voie

Si nous généralisons le principe de la subvention à l’ensemble des entreprises, il est probable que le budget de l’État soit alors insuffisant. L’alternative consiste à faire financer ces subventions par les entreprises elles-mêmes : il s’agit de construire un régime obligatoire à laquelle toutes les entreprises participeront comme l’est actuellement la Sécurité sociale. Le principe de base consiste à ce qu’une partie des flux de trésorerie d’activité (schématiquement, les encaissements de factures et de subventions moins les paiements de factures et d’impôts) soit affectée à payer ces subventions. C’est la proposition de Mutualisation partielle des revenus d’activité (MPRA) dans laquelle toutes les entreprises font leur déclaration en fin de mois et pratiquent l’autoliquidation : si une entreprise doit plus (la partie mutualisée des revenus d’activité) que ce à quoi elle a droit (une allocation par personne en équivalent temps plein), elle paye alors cette différence au régime ; dans le cas contraire, elle recevra la différence grâce au paiement des entreprises contributrices.

Dès lors, si le niveau de mutualisation est suffisamment élevé, le plein emploi est à portée de main. Supposons qu’il se fasse de façon à garantir un Smic pour chaque emploi. Ceci signifie que toute personne qui se déclare en indépendant se verra garantir un revenu au moins égal au Smic. Une entreprise qui embauche sait que la partie du salaire inférieure au Smic n’est plus payée par elle mais par l’ensemble des entreprises. Si elle embauche au Smic, il n’y a alors plus aucun coût salarial et la partie non mutualisée de ce que le salarié réalisera formera le profit de l’entreprise. Si, dans ces conditions, on peut penser que les entreprises proposeront de nombreux emplois au Smic, les individus auront en contrepartie un grand choix d’emplois et exigeront alors plus que le Smic, ce qui diminuera les profits. Le plus petit salaire deviendra alors supérieur au Smic, alors qu’il est le lot de 13 % des salariés aujourd’hui, pourrait concerner une plus grande part des salariés dans l’hypothèse de la mise en œuvre de l’État employeur en dernier ressort.

Répartition schématique des revenus de 10 entreprises employant chacune une personne avant et après la MPRA. La partie en orange est mutualisée. On constate une nette diminution des écarts de rémunérations après cette redistribution. © Benoît Borrits via Pleinemploi.org

Le niveau de mutualisation est un débat politique. On pourrait considérer qu’une mutualisation au niveau du Smic est excessive : ne va-t-elle pas conduire à faire subventionner par des entreprises prospères des emplois qui ne devraient pas exister ? Il est, bien sûr, possible de moins mutualiser … à la condition que ce soit suffisant pour apporter le plein emploi. Pour le dire autrement et pour faire l’analogie avec les Territoires zéro chômeurs, il faut que le niveau de contribution par subvention soit tel qu’un maximum de besoins écologiques et sociaux soient couverts en ayant permis l’embauche de toutes les personnes qui le souhaitent.

Stopper le dumping sur les cotisations sociales

Une grande partie des politiques de l’emploi de ces dernières années se sont concentrées sur les baisses de cotisations sociales sur les bas salaires. La gauche non gouvernementale a, en son temps, vilipendé le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) mis en place par Hollande et transformé en baisse de cotisations par Macron, comme un cadeau fait aux entreprises.

Pourtant, aucun des candidats de gauche à l’élection de 2022 n’a placé dans son programme la restauration des cotisations sociales sur les bas salaires. Ceci se comprend aisément : en rajoutant en gros 50 % de cotisations sociales patronales sur un Smic brut aujourd’hui à 1589 euros, ceci fera un coût salarial minimum de 2383 euros impossible à tenir pour de nombreuses activités économiques. Ceci induira des faillites dans de nombreuses PME avec une brusque remontée du chômage.

Et pourtant, le bilan des exonérations sociales sur les bas salaires est catastrophique autant sur le plan économique que social. Outre le fait qu’elles ont coûté en 2019, 66 milliards d’euros au budget (soit plus que le produit de l’impôt sur les sociétés et légèrement moins que celui de l’impôt sur le revenu), elles sont à la fois une aubaine pour des sociétés qui pourraient payer ces cotisations et une trappe à bas salaires qui dissuadent les entreprises d’augmenter les salaires.

La mise en place de la MPRA permettra de revenir sur ces exonérations en exigeant que ces cotisations sociales soient payées par l’ensemble des entreprises, en opérant des transferts des entreprises riches vers les entreprises qui ont du mal à payer le Smic et légèrement au-delà.

Un combat historique pour la gauche

La proposition de Mutualisation partielle des revenus d’activité adaptent les diverses propositions qui existent à gauche de façon à les rendre acceptables dans l’opinion. On peut ardemment souhaiter un revenu d’existence mais l’inconditionnalité de ce revenu est loin de faire majorité. La MPRA s’appuie sur le même principe qu’une partie de la rémunération soit garantie hors-marché mais la soumet au fait d’être en emploi dans un contexte dans lequel le plein emploi sera possible. Cette MPRA ne serait-elle pas alors pas un pas en direction du revenu d’existence ? Si demain, une majorité de la population souhaite expérimenter le revenu d’existence, alors tout ou partie de l’allocation de la MPRA pourra être versée directement aux individus, ce qui fera de celle-ci un outil de financement adéquat.

Il en est de même de l’État employeur en dernier ressort. Il faut convenir que l’extension de la shère économique de l’État ne fait plus l’unanimité et que l’initiative économique doit être individuelle ou collective et en tout état de cause, au plus près des citoyennes et citoyens. Pour le dire autrement, l’heure est à la démocratisation de l’économie dans la perspective du commun. En tout état de cause, si le champ d’intervention économique de l’État doit s’étendre, c’est pour répondre à des besoins précis plébiscités par la population, pas pour palier les défaillances du secteur privé. De même, un salariat à deux vitesses n’est pas acceptable surtout lorsqu’il existe d’autres solutions plus universelles pour résoudre le chômage tout en rétablissant les cotisations sociales sur les bas salaires.

La démarchandisation de l’économie est un combat historique de la gauche. La mise hors-marché de certains secteurs de l’économie en a été un axe. La Mutualisation partielle des revenus d’activité met hors-marché une partie de la production privée pour la répartir de façon égalitaire entre toutes celles et ceux qui l’ont réalisé. Ne serait-ce pas un nouveau combat historique pour la gauche ?

Notes :

(1) Quirin Dammerer, Antoine Godin et Dany Lang, « L’employeur en dernier ressort : une idée post-keynésienne pour assurer le plein emploi permanent » dans L’économie post-keynésienne, Histoires, théories et politiques, Seuil,
2018, p. 335.

(2) Pavlina R. Tcherneva, La garantie d’emploi, L’arme sociale du Green New Deal, La Découverte, 2021. Les citations suivantes sur l’emploi garanti sont également tirées de son ouvrage.

(3) Marie-Monique Robin, Nouvelle cordée, M2R Films, 2019

(4) Dares, Expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée, Rapport final du comité scientifique, Avril 2021

Dans le quotidien des auxiliaires de vie sociale – Avec Gilles Perret

Gilles Perret

Après de nombreuses avant-premières dans les lieux de culture occupés ce printemps, le réalisateur Gilles Perret sort ce mercredi un nouveau documentaire, Debout les femmes, consacré à la situation sociale des femmes exerçant ce qu’on appelle les « métiers du lien ». Tourné entre décembre 2019 et l’été 2020, ce film se fonde sur une mission parlementaire de François Ruffin (LFI) – par ailleurs co-réalisateur – et Bruno Bonnell (LREM). De ses rencontres avec les auxiliaires de vie scolaire ou les femmes de ménage, Gilles Perret a tiré des portraits poignants, celui de femmes dévouées dans leur métier malgré la dureté des conditions de travail. Dans cette interview, il revient sur sa dernière production, sa façon de travailler, sa passion pour les films de Ken Loach, la longue fermeture des cinémas ou encore la participation surprenante de Bruno Bonnell. 

Entretien réalisé par William Bouchardon, mixage par Guillaume Chaudron – Rousseau, avec la musique de Tristan Marchetti. 

Violences envers les femmes : lutter contre l’impunité des multinationales

Aucun métier, aucun secteur d’activité n’est épargné par les violences sexistes et sexuelles au travail, comme l’ont démontré les travaux qui ont précédé l’adoption de la première norme internationale en la matière, la Convention n°190 de l’Organisation internationale du travail (OIT), entrée en vigueur le 25 juin dernier1. Les entreprises multinationales sont donc concernées à différents niveaux. Du siège social aux filiales des grandes entreprises, dans les pays du Nord comme ceux du Sud où se développent une grande partie des chaînes d’approvisionnement. Ces entreprises ont la responsabilité de prévenir les violences sexistes et sexuelles, en vertu de la loi française sur le devoir de vigilance, adoptée il y a quatre ans. Pourtant, nombre d’entre elles n’en ont toujours pas pris acte. Oublieraient-elles que les droits des femmes sont aussi et avant tout des droits humains ?

On parle de violence et de harcèlement fondés sur le genre – ou de violences sexistes et sexuelles – lorsqu’une personne est malmenée en raison de son sexe ou de son genre, ou lorsque la violence et le harcèlement ont un effet disproportionné sur les personnes d’un sexe ou d’un genre donné2.

Ces violences prennent des formes diverses, qui vont des réflexions et « plaisanteries » sexistes à l’agression physique. Le harcèlement sexuel, expressément visé par la Convention n°190 de l’OIT, en est l’une des formes les plus courantes. Il englobe une série de comportements et de pratiques souvent persistantes et « normalisées » quoique non désirées : remarques ou avances sexuelles, propos obscènes, affichages de photos ou d’images pornographiques, contacts physiques imposés. Ces violences frappent majoritairement des femmes (trois fois plus souvent que des hommes), et la majorité de leurs auteurs sont des hommes (dans 98% des cas en France3). D’autres facteurs de discrimination entrent en compte et sont souvent déterminants, comme l’orientation sexuelle, l’origine sociale ou géographique, le statut…

De nombreux facteurs professionnels qui favorisent ou aggravent ces violences

D’après une enquête du Défenseur des droits, le fait de travailler dans un univers professionnel principalement masculin expose davantage les femmes aux violences sexistes ou sexuelles4. Le recours à des contrats précaires (saisonniers ou temporaires), les horaires de travail atypiques ou irréguliers5, le port d’une tenue de travail obligeant les femmes à montrer « leurs formes, leur poitrine ou leurs jambes6 », un temps de travail excessif, une rémunération inférieure à un salaire vital7 ou des objectifs de production irréalistes8 sont autant de facteurs de risques.

En France, une femme sur trois témoigne avoir déjà été harcelée ou agressée sexuellement sur son lieu de travail.

Ces facteurs de risques augmentent en effet la dépendance des travailleuses qui craignent de perdre leur emploi et les isolent. Enfin, l’OIT établit un lien entre les incitations salariales à la production et la probabilité de violences sexistes et sexuelles. Ainsi, des travailleuses haïtiennes témoignent que la probabilité de subir des violences sexistes et sexuelles est plus forte dans les usines où les ouvrières obtiennent une prime de résultat. La possibilité d’octroyer ou non cette prime semble donner un ascendant supplémentaire aux hommes qui les encadrent9. En France, une femme sur trois témoigne avoir déjà été harcelée ou agressée sexuellement sur son lieu de travail10. Depuis les débuts du mouvement #MeToo, plusieurs scandales ont révélé la banalisation et l’impunité des violences sexistes et sexuelles au sein d’entreprises multinationales comme Ubisoft11 ou McDonald’s12. Au-delà de la situation en France ou plus globalement dans les pays du Nord, où sont majoritairement implantés les multinationales, ces entreprises sont concernées à différents niveaux.

Aujourd’hui, l’Organisation internationale du travail estime qu’environ un emploi sur cinq dans le monde est lié à une chaîne d’approvisionnement internationale, c’est-à-dire à l’ensemble des professionnels impliqués dans la conception, la production et la mise à disposition d’un produit ou service destiné à la consommation. Au total, près de 190 millions de femmes travaillent dans ces chaînes de valeur. Elles représentent 80% de la main-d’œuvre dans les chaînes d’approvisionnement mondiales de l’habillement. Elles sont majoritaires dans l’horticulture, la téléphonie, le tourisme et dans bien d’autres secteurs. Elles y exercent souvent des emplois précaires, peu qualifiés et/ou peu rémunérés, et y sont particulièrement exposées à la violence et au harcèlement13. Et les violences sexistes et sexuelles paraissent, dans bien des secteurs, systématiques. Ainsi, plus de 90% des femmes travaillant dans la récolte ou production du thé au Kenya ont été victimes ou témoins d’abus sexuels ou physiques sur leur lieu de travail14. 80% des ouvrières du secteur textile interrogées au Bangladesh ont déclaré avoir été victimes ou témoins de violences sexistes et sexuelles au travail15.

Un cadre légal flou et peu respecté

Si les violences sexistes et sexuelles au travail sont longtemps restées taboues, et restent difficiles à évaluer, de tels chiffres auraient dû alerter les entreprises et les convaincre d’intervenir pour réduire les risques. Or, l’analyse de l’application de la loi française « relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre16 » montre une réalité toute autre.

Adoptée le 27 mars 2017, cette loi pionnière s’applique aux entreprises implantées en France et qui emploient au moins 5 000 personnes en France, ou bien 10 000 personnes dans le monde. Elle crée l’obligation pour ces entreprises d’identifier et de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement résultant non seulement de leurs propres activités, mais aussi des activités des sociétés qu’elles contrôlent, de leurs sous-traitants et des fournisseurs avec qui elles entretiennent une relation commerciale établie. Les personnes « justifiant d’un intérêt à agir », telles que des associations de défense des droits humains, de l’environnement, ou des syndicats, et bien sûr les personnes et les communautés dont les droits sont violés, sont en droit de demander des comptes aux multinationales concernées, dont la responsabilité peut être engagée en justice. Le devoir de vigilance s’inscrit dans une logique de prévention et de réparation. Les sociétés soumises à la loi ne doivent pas attendre qu’une atteinte aux droits humains soit commise pour réagir et sont tenues de prendre des mesures de prévention en amont. La prévention des violences sexistes et sexuelles au travail devrait figurer dans les mesures de vigilance des entreprises concernées par la loi, car ce sont des atteintes graves aux droits humains17. Quatre ans après l’entrée en vigueur de la loi, les multinationales manquent encore à leur devoir de vigilance, notamment parce que leur cartographie des risques ne mentionne pas les risques de violences sexistes et sexuelles.

Lorsque des mesures de prévention sont prévues, elles manquent d’ambition, de suivi, de cohérence et d’effets concrets sur le terrain.

Même lorsqu’il a été identifié, bien souvent les mesures correctives sont largement insuffisantes. C’est l’objet du dernier rapport d’ActionAid France sur le devoir de vigilance des multinationales en matière de lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans quatre secteurs différents (numérique, hôtellerie-restauration, agriculture, textile). L’analyse des plans de vigilance et de sept multinationales concernées par la loi montre que, lorsque des mesures de prévention sont prévues, celles-ci manquent d’ambition (quand elles ne s’appliquent pas aux filiales ou aux sous-traitants notamment), de suivi (quand aucune évaluation valable de leur mise en œuvre ou de leur impact n’est menée), de cohérence et d’effets concrets sur le terrain.

Il paraît illusoire de prétendre réduire les risques de violences sexistes et sexuelles sans s’attaquer à leurs causes profondes, c’est-à-dire aussi bien aux préjugés et représentations des équipes qu’au modèle économique et aux pratiques commerciales des multinationales, qui sont sources de précarité et de vulnérabilité pour les travailleurs et travailleuses18. La formation et la sensibilisation de toutes les parties prenantes (salariés, syndicats, services de ressources humaines des entreprises, de leurs fournisseurs et de leurs sous-traitants) aux violences sexistes et sexuelles pourraient constituer des mesures de prévention et d’atténuation efficaces. Les entreprises devraient également adopter une procédure de plainte facile à comprendre et accessible sans discrimination, ainsi que des mesures de protection et de réparation pour les victimes.

L’association recommande par ailleurs de prévoir le financement et l’accompagnement des fournisseurs et sous-traitants pour interdire et sanctionner les violences et le harcèlement fondés sur le genre en impliquant les syndicats et autres parties prenantes pertinentes, et de garantir la liberté d’association et de négociation collective, sans discrimination, pour permettre aux travailleuses de défendre leurs droits. À ce titre, l’État français a les moyens de veiller au respect de la loi sur le devoir de vigilance. S’il souhaitait s’impliquer davantage et de façon sérieuse sur cette question, il pourrait publier la liste des entreprises concernées par la loi19, et entamer une traduction dans la loi française de la Convention n°190 de l’OIT sur les violences et le harcèlement dans le monde du travail. Or, le gouvernement actuel semble réticent à rappeler leurs obligations aux employeurs ou à leur imposer de nouvelles normes et préfère « inviter patronat et syndicats au dialogue social ».

Notes :

(1) Convention (n° 190) sur la violence et le harcèlement de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), 2019, art.

(2) Ibid.

(3) Thomas Morin, Femmes et hommes face à la violence, INSEE, 22 novembre 2011,

(4) Enquêtes sur le harcèlement sexuel au travail. Études et Résultats, Défenseur des Droits, mars 2014, p. 2

(5) Nordic Union HRTC, Report on sexual harassment. Overview of Research on Sexual Harassment in the Nordic Hotel, Restaurant and Tourism industry, Mars 2016, p. 7-8

(6) Rapport IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), Observatoire européen du sexisme et du harcèlement sexuel au travail, 8 octobre 2019

(7) https://ethique-sur-etiquette.org/Dossier-special-salaire-vital

(8) Final report, Meeting of Experts on Violence against Women and Men in the World of Work, Bureau international du travail, 3-6 octobre 2016, p. 17

(9) Sexual Harassment at work: insights from the global garment industry, Better Work, International Finance Corporation, International Labour Organization, juin 2019, p. 11.

(10) Ibid

(11) https://information.tv5monde.com/terriennes/scandale-de-harcelement-sexuel-chez-ubisoft-une-culture-d-entreprise-revoir-367166

(12) https://www.mediapart.fr/journal/france/121020/violences-sexuelles-plongee-dans-l-enfer-de-salariees-de-mcdo?onglet=full

(13) Le travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, BIT, rapport IV, CIT, 105e session, 2016

(14) It’s our day – It’s our time : Rising for Equality, Confédération syndicale internationale (CSI), 2018 : www.ituc-csi.org/it-s-our-day-it-s-our-time-rising?lang=en

(15) Enquête : violences et harcèlement dans l’industrie textile, ActionAid, 2019 : www.actionaid.fr/nos-actions/droits-des-femmes/enquete-violences-et-harcelement-dans-l-industrie-textile

(16) Loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre, https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000034290626?r=g8YI1Y0MdZ

(17) Article 2b de la Résolution 48/104 de l’Assemblée générale des Nations Unies sur la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (1993; la Recommandation générale 19 du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (1992), ; Recommandation générale 35 du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (2017); l’Observation générale 23 du Comité des droits économiques sociaux et culturels (2016).

(18) Final report, Meeting of Experts on Violence against Women and Men in the World of Work, Bureau international du travail, 3-6 octobre 2016, p. 17

(19) En janvier 2020, dans son rapport d’évaluation de la loi sur le devoir de vigilance, le Conseil Général de l’Économie rappelle que « la Loi n’a pas prévu que son suivi soit confié officiellement à un service ou un organisme public, de façon à aboutir à (…) obtenir et tenir à jour une information fiable sur le nombre et la liste des entreprises soumises au Devoir de vigilance. », si bien que « La première difficulté d’application pratique est d’établir la liste des entreprises concernées » (pages 18 et 19)
https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/cge/devoirs-vigilances-entreprises.pdf

Réforme de l’assurance-chômage : travailler plus pour perdre moins

Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron sur la scène politique, ses interventions sur les questions du chômage et du travail ne cessent de susciter la polémique. D’abord en tant que jeune ministre de l’Économie, il assure que « le meilleur moyen de se payer un costard, c’est de travailler ». Devenu président de la République, il explique qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du travail. Ses propos révèlent une conception du chômage selon laquelle l’absence d’emploi serait volontaire et non subie. Son quinquennat est ainsi marqué par une volonté de réformer en profondeur le régime de l’assurance-chômage. La précarisation croissante des demandeurs d’emplois les plus fragiles du marché de l’emploi est pourtant l’une des conséquences les plus notables de ses premières mesures.

Les réformes de l’assurance-chômage sous Macron : un parcours mouvementé

Le droit social ne cesse d’être remanié depuis plus d’une décennie, au point que l’on peut s’interroger sur l’existence d’une insécurité juridique en la matière. En effet, une trentaine de lois l’ont profondément transformé (loi sur la « sécurisation de l’emploi » en 2013, la loi Macron en 2015, la loi El Khomri en 2016…), rendant l’intelligibilité de ce droit de plus en plus difficile. Les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, ont appréhendé les questions liées au travail selon un prisme coûts-avantages. Cette formulation du problème est pourtant réductrice et non exhaustive, puisqu’elle soumet les politiques d’emploi aux seules règles du marché mondialisé, au détriment de la sécurité et de la protection des travailleurs précaires.

En 2019, le décret du 26 juillet relatif au régime d’assurance-chômage bouleverse les fondements philosophiques de ce dernier. L’exécutif décide de placer l’UNEDIC (Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce) sous l’emprise de l’État en fixant un cahier des charges rendant impossible toute négociation sociale. Initialement gérée de façon paritaire par le patronat et les salariés, l’UNEDIC est alors intégrée dans la loi de finance de la Sécurité sociale. Ceci a pour effet de réduire le pouvoir de décision des partenaires sociaux sur les questions relatives au financement de l’assurance chômage. Les cotisations salariales sont remplacées par la CSG, dont les cotisants ne sont plus uniquement des salariés, mais aussi des retraités. En reléguant l’UNEDIC au second plan et en décidant de son financement et de l’indemnisation des chômeurs, le gouvernement et sa majorité sont libres d’en assurer la gestion.

Aujourd’hui, la transformation du régime se poursuit, malgré quelques ralentissements dus à la crise sanitaire et aux retardements de l’agenda politique. Le décret du 30 mars 2021 poursuit l’ambition de 2019. Parmi les nouvelles mesures, certaines sont particulièrement clivantes. D’une part, la durée minimale de cotisation permettant de bénéficier de l’aide au retour à l’emploi passe de quatre à six mois sur les deux dernières années. D’autre part, le calcul du montant du SJR (Salaire journalier de référence) évolue. Avant, il prenait en compte le nombre de jours travaillés sur les 24 derniers mois. Désormais, le calcul intègre également les jours chômés entre les différents contrats de travail du salarié. Cette évolution pose problème pour les salariés les plus précaires – c’est-à-dire ceux alternants des contrats courts et des périodes de chômage – puisque les jours chômés pèsent sur le montant final perçu. Bien que les périodes chômées prises en compte soient plafonnées à hauteur de 75%, afin d’éviter une chute trop importante des revenus, il n’en demeure pas moins qu’elle peut être très brutale. Prenons, par exemple, un salarié ayant travaillé durant six mois, enchainant des contrats sur les 24 derniers mois et percevant 1 600 euros de salaire. Avant la modification du SJR, son indemnité aurait été calculée sur la base de 1 600 euros. Désormais, compte tenu des périodes chômées, le salaire mensuel de référence doit être divisé par quatre, car le salarié n’aurait travaillé que six mois sur les 24 derniers mois. Le montant est donc seulement de 400 euros. Selon une étude de l’UNEDIC, 1,15 million de demandeurs d’emplois connaîtraient une baisse de leur allocation journalière une fois la réforme entrée en vigueur. L’objectif assumé, suivant les propos sans ambages de Christophe Castaner, est clair : la précarité des salariés en CDD doit être accentuée durant les phases d’inactivité pour les inciter à travailler davantage. Le propos est inique dans un pays où 87% des embauches sont des CDD.

Il est évident que cette disposition entraînerait des conséquences désastreuses pour les salariés les plus précaires en cette période. C’est en ce sens que le Conseil d’État a suspendu le nouveau mode de calcul du SJR qui devait entrer en vigueur au 1er juillet 2021 au motif que « les incertitudes sur la situation économique ne permettent pas de mettre en place, à cette date, ces nouvelles règles qui sont censées favoriser la stabilité de l’emploi en rendant moins favorable l’indemnisation du chômage des salariés ayant alterné contrats courts et inactivité ». En effet, il a été estimé que « ces nouvelles règles de calcul des allocations chômage pénaliseront de manière significative les salariés de ces secteurs qui subissent plus qu’ils ne choisissent l’alternance entre périodes de travail et périodes d’inactivité ». Bien qu’il repousse simplement l’échéance, la réponse du Conseil d’État constitue un désaveu de la politique gouvernementale. Le caractère extraordinaire de la crise sanitaire met en lumière l’absurdité d’une conception selon laquelle le chômage serait volontaire, de l’ordre de la simple responsabilité individuelle, et éludant les causes structurelles qui le déterminent. Il est pourtant à craindre une proportion croissante de nouvelles réformes d’inspiration néolibérale, qui érodent la protection sociale, perçue comme un frein au dynamisme du marché du travail.

Manifestation contre la loi El Khomri à Paris

Une remise en question des fondements assurantiels de l’assurance-chômage

Le constat posé peut être contrebalancé par l’extension de la masse des bénéficiaires de l’assurance-chômage. D’une part, l’ambition affichée depuis 2017 est de tendre vers une certaine universalité des droits qui dépasse le simple cas du salarié privé involontairement d’emploi. C’est par exemple le cas pour les salariés ayant cinq années d’ancienneté dans l’entreprise qui peuvent, depuis 2019, bénéficier de l’assurance-chômage même s’ils présentent leur démission. Les travailleurs indépendants peuvent également en bénéficier. Mais cette « universalisation », dont la sémantique suppose une avancée sociale au profit de tous les chômeurs, est en réalité limitée et encadrée. D’autre part, lorsqu’il était candidat en 2017, Emmanuel Macron souhaitait, avec cette réforme de l’assurance-chômage, basculer vers un régime de financement, visant à distendre le lien entre l’allocation chômage et son bénéficiaire.

Le futur président de la République ne s’en cachait pas, et souhaitait, à travers son projet, sortir d’un « système assurantiel où chacun se dit : j’ai cotisé, j’ai droit à être indemnisé ». Le droit aux allocations en est ainsi conditionné et place les chômeurs en position de dépendance. Devenus tributaires de la « solidarité nationale » car financé par l’impôt, les bénéficiaires de l’allocation chômage sont les victimes idéales des discours politiques qui dénoncent les soi-disant assistés. L’analogie avec les bénéficiaires du RSA est ici toute trouvée. Bien qu’en France, le pourcentage de non-recours soit de 36%, des politiques demandent l’exécution d’une forme de travail en contrepartie du RSA, sans qu’ils soient rémunérés comme de vrais salariés.

Les chômeurs et inactifs sont dès lors soumis au bon vouloir des politiques gouvernementales et considérés comme des anomalies du marché du travail. Leurs allocations, et donc leur destin à court-terme, risquent en définitive de devenir des variables d’ajustement du budget de l’État, à l’heure où s’imposent le dogme néolibéral et les appels renouvelés à l’austérité budgétaire. Travailler toujours plus, pour perdre un peu moins, nouvelle variation sur la formule sarkozyste qui révèle la réduction à peau de chagrin des dispositifs de protection sociale.

Denis Colombi : « La société a parfois intérêt à ce que la pauvreté persiste »

Accusés tantôt d’incapacité à gérer un budget, parfois de fainéantise, les personnes pauvres sont stigmatisées au travers de polémiques régulières. Dans un ouvrage paru en 2020, Où va l’argent des pauvres, Fantasmes politiques, réalités sociologiques, Denis Colombi tente de déconstruire notre perception de la pauvreté. L’auteur, professeur agrégé de sciences économiques et sociales et docteur en sociologie, alimente depuis 2007 le blog Une heure de peine dans lequel il livre une analyse sociologique de l’actualité. Entretien réalisé par Jules Brion. Retranscription par Dany Meyniel.

LVSL – Un des grands apports de votre livre est de livrer une analyse sociologique des discours, produits notamment par certaines personnalités politiques et éditorialistes, d’individualisation des causes de la pauvreté. Le pauvre serait celui qui a failli, notamment à gérer son budget. Quels sont les effets d’un tel discours ?

Denis Colombi – Les effets d’un tel discours sont négatifs sur plein de points de vue. Premièrement, ils permettent de légitimer l’existence de la pauvreté et de la richesse : si on définit le pauvre comme celui qui a échoué, qui a un problème, alors par contraste on va définir celui qui n’est pas pauvre comme celui qui mérite. On efface ainsi les multiples inégalités économiques, découlant notamment de l’héritage, au profit d’un discours individualisant contre lequel il n’y a pas à agir puisque la pauvreté cesse d’être un problème politique et collectif pour devenir une simple question de déviance personnelle. Ce discours fait porter la culpabilité du dénuement sur les pauvres eux-mêmes et le mérite de la non-pauvreté sur les autres. Toute action qui sert à corriger cette situation est de fait délégitimée puisque, si les pauvres sont fautifs de la situation dans laquelle ils se trouvent, pourquoi viendrait-on les aider ?

Ensuite, à cause de ce discours individualisant, les pauvres seront perçus comme incapables de gérer leur argent. La société va chercher à contrôler au maximum les allocations. Les sommes versées ne sont d’ailleurs pas considérées comme appartenant directement aux pauvres mais à la société dans son ensemble. Cette situation va nuire à la capacité des personnes concernées de faire leurs propres choix. La pauvreté ne devient plus seulement une situation économique mais une situation de conflit permanent : les pauvres ne sont pas en situation de faire leurs propres choix puisque cette capacité leur est retirée par le reste de la société. La délégitimation de leur action redouble l’inégalité matérielle qui les frappe, produisant ainsi une inégalité politique. Ce phénomène conduit à ce que les personnes dans le dénuement ne soient pas considérées comme des sujets politiques dont il faudrait améliorer la situation. Ces deux inégalités, matérielles et politiques, se recouvrent et se renforcent mutuellement.

LVSL – Au contraire, vu leurs faibles moyens, les pauvres ne seraient-ils pas plutôt de bons gestionnaires ?

D.C. – Les pauvres, en un sens, sont de bons gestionnaires. Nombre de sociologues, dont j’essaie de faire la synthèse dans mon livre, sont allés voir concrètement comment les personnes dans le dénuement géraient leur budget. Ils se sont rendus compte que beaucoup de pauvres tiennent à jour leurs dépenses, qu’ils ont parfois des cahiers dans lesquels ils notent tous les jours chacun de leurs achats, chacune des factures. Ce sont des personnes qui vont surveiller très régulièrement leurs dépenses, leurs comptes en banque. De fait, il y a toutes sortes de formes de gestion qui font apparaître une attention à la question budgétaire plus forte chez les pauvres que celle qui peut exister chez des personnes plus fortunées. Il existe ainsi une forme de charge mentale de l’argent résultant d’un réel travail de gestion quotidien : il faut aller faire la queue à des guichets, remplir des dossiers, vérifier que ces dossiers soient bien arrivés…

« Ce n’est pas la culture qui produit la pauvreté mais la pauvreté qui détermine les façons dont on consomme et cette situation de précarité constitue une réalité matérielle qui s’impose aux individus. »

Cependant, je voudrais rester prudent sur une prétendue meilleure gestion de l’argent par les pauvres. Ces derniers y consacrent plus de temps et d’énergie, c’est incontestable, mais parce qu’ils n’ont pas le choix. De facto, l’argent a cette particularité que moins vous en avez, plus il est difficile à gérer. Si à un moment donné vous décidez de faire un achat compulsif – ce que tout le monde a fait concrètement un jour dans sa vie – alors que vous avez un revenu stable et confortable, les conséquences ne seront pas très graves. Si vous avez un revenu faible, un achat inconsidéré devient beaucoup plus coûteux. Les pauvres ne sont pas forcément de meilleurs gestionnaires, ils sont juste confrontés à une gestion budgétaire plus difficile et c’est ce qui explique ce travail de l’argent, ce money work. S’ils avaient plus d’argent, ces pauvres ne deviendraient certainement pas tous de puissants gestionnaires ou des financiers, ils ne le feraient tout simplement pas plus mal que la moyenne des personnes plus fortunées.

LVSL – Avec la montée en puissance des enjeux environnementaux, on constate aussi une stigmatisation de la consommation des pauvres, par exemple à travers le fait d’acheter du Nutella en promotion. Comment déconstruire ce discours ?

D.C. – Plutôt que de se poser la question « est-ce que les pauvres sont peu soucieux de l’environnement ? », ne pourrait-on pas se poser la question de l’offre qui est faite à ces derniers ? Quelles sont les offres, les informations qui leur sont données sur les produits au moment où ils veulent choisir ? Comme le montre la sociologie de la consommation, acheter du Nutella permet à certains pauvres de faire plaisir à leurs enfants. Ces derniers veulent éviter d’avoir le sentiment d’être dans le dénuement et achètent ainsi le produit d’une marque connue. Il y a un sketch de Jamel Debouze où il raconte que, quand il était petit, ses parents allaient à Lidl et ne lui achetaient pas du Nutella mais du « mutella », une sous-marque à laquelle était assignée un stigmate.

Lors du premier dé-confinement en 2020, plusieurs personnes ont critiqué, sur les réseaux sociaux ou dans des émissions, les personnes qui faisaient la queue devant Zara sur la rue de Rivoli. On espérait rentrer dans un nouveau monde, le monde d’après, qu’on allait réfléchir à l’écologie… Visiblement ça n’a pas marché puisque les gens continuent de faire la queue devant les grands magasins. Ces commentateurs sont très naïfs de se dire qu’en quelques mois de réflexion, nous pouvions changer radicalement notre modèle de production, comme si la consommation ne dépendait que d’une idéologie ou d’un effort de volonté.

En fait, la consommation est déterminée par des institutions, par une offre, et donc par des paramètres qui sont extérieurs aux individus. Il est possible d’aller acheter des vêtements ailleurs que chez Zara, chez une marque plus écologique. Seulement, ce choix sera d’autant plus difficile qu’il va falloir chercher soi-même des informations susceptibles d’orienter ses choix. C’est peut-être là-dessus que nous pouvons agir : sur les choix, les informations qui sont données. On retrouverait un peu de capacité d’action politique en déconstruisant la consommation car elle n’est pas une affaire de préférence interne aux individus mais bien une affaire d’organisation de la société.

LVSL – Partant d’un tel constat, que penser de certaines thèses expliquant que le dénuement serait le produit d’une culture de la pauvreté ne valorisant pas le goût de l’effort et privilégiant la paresse ?

D.C. – Je pense qu’elle conduit totalement à une impasse, j’ai principalement écrit mon livre pour combattre cette idée. Cette thèse s’est d’abord développée aux Etats-Unis et est arrivée petit à petit en France. Les pauvres ne valoriseraient pas assez l’effort, le travail, l’investissement, l’avenir… Dans l’hexagone, ces affirmations se jouent plus sur les questions de réussite scolaire. Visant généralement les migrants, certains tentent d’expliquer que certaines cultures ne valorisent pas assez la réussite scolaire, produisant, in fine, des résultats médiocres. Ces explications très culturalistes supposent des individus qu’ils soient entièrement déterminés par une culture qui se transmettrait au sein des familles. Cette forme de naturalisation flirte d’ailleurs souvent avec des formes de racisme. Seulement, si on regarde les budgets des personnes pauvres ainsi que leur marge de choix, on s’aperçoit qu’il n’est nullement question de culture mais de conditions de vie particulières.

« Simmel montre que la société s’intéresse aux pauvres non pas pour améliorer la situation de ces derniers mais parce qu’ils sont vus comme étant un problème. »

D’aucuns dénoncent souvent l’incapacité des pauvres à épargner leurs revenus. Des travaux de la sociologue Ana Perrin-Heredia montrent pourquoi les pauvres n’épargnent souvent pas. Ces derniers ont bien besoin de stocker, non sous forme monétaire mais sous forme de produits alimentaires. Si l’on garde son argent sur son compte en banque, il peut disparaître à tout moment. Il suffit d’une facture qu’on avait oubliée, d’un impôt non-payé ou d’une contravention si l’on prend souvent sa voiture. Cet argent peut disparaître très facilement. Certains pauvres vont le dépenser tout de suite, sous forme de nourriture, dans le congélateur : c’est une forme d’épargne populaire déterminée par les conditions matérielles de vie de ces individus.

Ce que j’essaye de faire dans mon livre, c’est d’inverser la manière dont on voit les choses. Ce n’est pas la culture qui produit la pauvreté mais la pauvreté qui détermine les façons dont on consomme et cette situation de précarité constitue une réalité matérielle qui s’impose aux individus. Si ces personnes avaient plus d’argent ils consommeraient sans doute autrement. Il y a eu des expériences menées où l’on versait des revenus en cash de façon relativement importante sans condition aux plus pauvres. Les résultats d’une telle expérience ont récemment été publiés au Canada. Au bout de quelques mois, on se rend compte que, non seulement la situation économique des personnes recevant cette aide s’est améliorée, mais ils se nourrissent mieux et ils consomment moins d’alcool, moins de drogue, moins de tabac. Ces types de consommations dangereuses pour la santé sont directement produites par la pauvreté. Lorsque l’on possède peu, on va oublier un peu la misère et la difficulté en fumant une cigarette, en buvant un petit coup, en fumant un joint. Finalement, ce sont les rares choses que l’on peut faire. Avec plus d’argent, on peut se projeter dans l’avenir, on peut faire des choix différents et modifier alors sa manière de consommer.

LVSL – Vous mobilisez dans votre livre plusieurs travaux, notamment ceux du sociologue Georg Simmel. Ce dernier explique que « L’Assistance publique n’a rien de révolutionnaire ou de socialiste, elle est au contraire profondément conservatrice ». Vous-même la décrivez comme un « mode de contrôle de populations mal considérées ». Pouvez-vous nous expliquer ces affirmations ?

D.C. – Simmel montre que la société s’intéresse aux pauvres non pas pour améliorer la situation de ces derniers mais parce qu’ils sont vus comme étant un problème. Il s’agit alors soit d’éviter qu’ils ne sombrent dans la violence et la délinquance, soit de les remettre sur le marché du travail pour que ces derniers soient disponibles pour la production. Ainsi, il ne s’agit pas d’un projet révolutionnaire et socialiste visant à améliorer la condition matérielle des plus démunis, mais simplement d’une façon de s’assurer le contrôle d’une population perçue comme dangereuse ou potentiellement exploitable. Cette assistance existe non pas dans l’intérêt des pauvres mais dans l’intérêt des autres, des non-pauvres.

Il faut remarquer que l’Assistance publique est l’une des rares administrations dans laquelle les personnes qui en bénéficient ne sont pas exactement des usagers. On ne leur demande pas si les politiques sociales leurs conviennent, la société politique ne pense pas pour eux. Ces politiques sont pensées en fonction des intérêts de la société et non comme un droit des individus à une protection minimum, ce qui va souvent conduire à stigmatiser certaines populations. Ce phénomène peut constituer une cause, sinon de pauvreté, du moins de maintien dans la pauvreté. En effet, si l’on pense l’assistance sur ce modèle-là, on ne donnera jamais plus aux pauvres que ce qui est strictement nécessaire. L’assistance n’existe pas pour améliorer la situation des plus démunis, elle n’est pas prévue pour.

LVSL – Vous notez dans votre livre que l’on assiste à un durcissement régulier des conditions d’accès à l’aide sociale. La polémique autour de l’allocation de rentrée scolaire en est un exemple. Quelle est la logique qui s’opère derrière ce phénomène ?

D.C. – Ce sont des polémiques qui sont extrêmement récurrentes et tournent autour de l’idée qu’il vaudrait mieux donner des revenus d’assistance aux plus pauvres sous forme de bons d’achat. Certaines propositions reviennent régulièrement et proposent de ne pas verser l’allocation de rentrée scolaire aux familles, mais directement aux écoles. Il y a toujours une peur que cet argent soit utilisé par les familles pour s’acheter de l’électro-ménager, des écrans plats ou des iPhones dont on pense que les pauvres n’ont pas besoin… Ce que j’ai montré dans le livre, c’est qu’un smartphone est quand même très utile dans notre société car c’est une des seules manières de recevoir internet et que l’on vit dans une société où de plus en plus de démarches se font en ligne. Les polémiques dénonçant une prétendue mauvaise utilisation des allocations de rentrée scolaire sont un peu étranges : aucune étude, aucun rapport ne permet de dire qu’elles sont spécialement mal utilisées. Pourtant, les polémiques de ce type se succèdent et ne servent à rien d’autre que de permettre à certains représentants politiques de se donner une image de personnes exigeantes n’ayant pas peur de prendre des décisions courageuses.

« Du fait de l’existence de la pauvreté, on a des travailleurs qui sont disposés à prendre des emplois pour des salaires extrêmement faibles et tout ça bénéficie aux classes moyennes et supérieures car il existe une main d’œuvre peu coûteuse. »

Ces discours politiques contribuent à stigmatiser encore plus fortement ces populations qui sont décrites comme des repoussoirs, des assistés et non comme des sujets et acteurs politiques qu’il faudrait défendre. Je me pose souvent la question suivante : quel représentant politique prend aujourd’hui en charge les revendications des plus pauvres. Il n’y a aucun politique qui porte les revendications de ces groupes-là, ou alors c’est parfois fait selon des lignes extrêmement problématiques. Le Rassemblement National (RN) par exemple veut bien s’inquiéter des SDF du moment que ce sont des SDF français : ils disent s’intéresser aux pauvres pour ne pas s’occuper des migrants. Seulement, lorsque vient le moment d’agir pour les pauvres dans les municipalités RN par exemple, les aides aux associations qui s’occupent des plus pauvres sont coupées, les inscriptions des enfants de chômeurs à la cantine scolaire sont refusées… Les municipalités RN mènent une politique extrêmement violente vis-à-vis des pauvres. Les représentants politiques qui prennent vraiment en charge ces populations-là sont rares. Le mouvement des gilets jaunes aurait pu mettre la question de la pauvreté sur la table, mais ça n’a guère été le cas. Cette absence de représentation politique des plus pauvres est un vrai problème.

LVSL – Vous analysez que l’on ne peut se permettre, si l’on veut résorber la pauvreté dans notre société, d’opérer uniquement des changements incrémentaux. Il faudrait une transformation de notre modèle sociétal car, selon vous, « beaucoup de personnes ont intérêt à ce que la pauvreté existe ». Pourquoi cette affirmation ?

D.C. – C’est une question que j’aborde dans les derniers chapitres de mon livre : pourquoi la pauvreté est un problème persistant ? On peut premièrement y répondre avec une approche économique : il y a assez de richesses dans un pays comme la France pour résorber la de la pauvreté par la redistribution. Seulement, la société a parfois intérêt à ce que la pauvreté persiste, ce qui me fait dire que c’est plus un problème politique que strictement économique. En effet, du fait de l’existence de la pauvreté, on a des travailleurs qui sont disposés à prendre des emplois pour des salaires extrêmement faibles et tout ça bénéficie aux classes moyennes et supérieures car il existe une main d’œuvre peu coûteuse. Nombre de travailleurs acceptent des emplois qui sont à la fois difficiles, stigmatisés et très maigrement payés. Pourquoi ? Parce qu’elles ont peur de la pauvreté, que notre société résume à une position infamante, stigmatisante et sans aucun soutien.

Il y a une forme d’exploitation de la pauvreté dans le sens où tout le monde bénéficie de l’existence de celle-ci. Nombre d’entreprises numérique s’appuient par exemple sur ce que le sociologue Antonio Casilli appelle le « travail du clic ». Des travailleurs vont cliquer simplement sur des captchas ou des images afin d’améliorer et de faire fonctionner des intelligences artificielles, un travail peu passionnant et surtout mal payé. Penser la sortie de la pauvreté de la population concernée c’est aussi se poser la question de l’organisation de nos sociétés. Il faut se rendre compte que sans pauvreté, nous devrons sans doute payer nombre de services un peu plus cher. Il me semble important de comprendre pourquoi on a intérêt à l’existence de la pauvreté pour pouvoir ensuite prendre les décisions adéquates afin de sortir de cette situation-là. Il est primordial de prendre conscience du fait que la pauvreté est une question politique ainsi qu’un un problème d’exploitation.

LVSL – Vous évoquez le phénomène de « propriété sociale », à savoir les droits et ressources attachés au travail (retraite, sécurité sociale) censés prévenir les risques sociaux. Pour qui veut lutter contre la pauvreté, quelle est la position à adopter face à la multiplication des emplois dits atypiques ou « uberisés », n’offrant souvent que peu de « propriété sociale » aux travailleurs et travailleuses ?

D.C. – La « propriété sociale » est une notion créée par le sociologue Robert Castel. Ce dernier étudie les rapports salariaux et les travailleurs du XIXe siècle. Leur situation au début de la révolution industrielle n’était d’ailleurs pas très différente de celle des travailleurs « uberisés » d’aujourd’hui. C’était en effet des ouvriers qui travaillaient à la journée, choisis par des capitaines d’industrie et des contremaîtres le matin aux portes de l’usine et qui étaient payés à la journée pour un salaire de misère. Il s’est construit petit à petit un ensemble de protections, de « propriétés sociales ». Castel s’est en effet rendu compte que seule la possession d’un capital privé permettait de se protéger des risques sociaux, par exemple le fait d’acquérir un logement. Seulement, certaines personnes n’avaient accès à aucune forme de capital. Se sont alors petit à petit créées des propriétés collectives comme la Sécurité sociale, financée par des cotisations. Cela permet d’être protégé contre les risques sociaux, même en l’absence d’une propriété privée, parce que l’on est, au travers de la collectivisation des cotisations sociales, propriétaire d’un bien collectif.

Finalement le statut de salarié s’est construit au travers des luttes sociales qui cherchaient à imposer des conditions d’emploi meilleures et grâce à la traduction juridique et légale de ces mêmes mobilisations. Si l’on part du constat qu’il existe de nombreuses ressemblances entre les travailleurs du XIXe siècle et les emplois « uberisés », peut-être est-il temps de construire une protection juridique au travers de luttes et de mobilisations. Il convient de se demander si les travailleurs « uber » – on pourrait en citer d’autres – ne seraient pas des salariés déguisés. Il y a un certain nombre de décisions de justices qui ont été rendues pour essayer de re-qualifier ces travailleurs en salariés plutôt qu’en indépendants. Ce genre d’actions est sans doute un moyen de modifier un peu le rapport de force qui existe.

LVSL – Vous affirmez, dans une des dernières parties de votre livre, que « la pauvreté peut être, sinon tout à fait vaincue, du moins considérablement réduite ». Quels sont les écueils à ne pas reproduire dans la conception de futures politiques publiques de lutte contre la pauvreté ? Existe-t-il des expériences concluantes qui permettraient de guider leur mise en place ?

D.C. – La conclusion vers laquelle je tends est que le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté, c’est ce que montre un certain nombre de travaux, c’est de donner de l’argent. Cette thèse peut sembler être un truisme, un peu simpliste au premier abord. En effet, il est terriblement difficile de faire accepter que la pauvreté soit d’abord un phénomène de privation d’argent et de moyens. On a tendance à penser, à droite comme à gauche, que les pauvres ont besoin de beaucoup de choses, qu’on leur explique comment gérer leurs budgets, qu’on leur donne accès à la culture, à des diplômes. De fait, ils auraient besoin de plein de choses… sauf d’argent. Pourtant, ce que montrent les expérimentations menées notamment par Esther Duflo, prix Nobel d’économie, c’est que, lorsqu’on donne plus d’argent aux pauvres, leur situation concrète s’améliore. Ces derniers vont réduire leur consommation de drogues, d’alcool, vont sortir plus facilement du chômage et pouvoir obtenir un diplôme.

Un des écueils à éviter serait d’avoir des politiques trop peu efficientes, se contentant de maintenir les populations concernées dans la pauvreté en ne leur donnant pas assez. Un autre écueil à éviter relevé par la littérature sociologique est ce qu’on appelle le paradoxe de la redistribution : les politiques qui sont souvent les plus efficaces pour réduire la pauvreté sont les plus universelles, celles qui paradoxalement ciblent le moins la pauvreté. Prenons l’exemple des politiques sociales d’assurance ou d’une politique de redistribution très large concernant une grande partie de la population. Tout le monde a intérêt à ce que le seuil de ces aides s’améliore. Dans ce cas-là, la pauvreté est réduite d’autant plus efficacement qu’il existe un soutien plus fort des populations. Il faut éviter de simplement donner une aide à un moment donné sur des populations extrêmement ciblées. Ce procédé est en effet moins efficace comparé à une politique plus stable, plus large. Le principal écueil des politiques publiques actuelles de lutte contre la pauvreté concerne finalement leur manque de vision. C’est une ambition forte que de réduire significativement la pauvreté voire de l’annihiler, la faire disparaître. Depuis les années 1980, ces objectifs sont sortis du débat et sont de moins en moins mobilisateurs politiquement. Peut-être faudrait-il remettre cela à l’ordre du jour et montrer qu’il est possible de faire disparaître la pauvreté.

Pour la reconnaissance du travail hors de l’emploi

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Le tableau « Fin du travail » de Jules Breton. Aujourd’hui, les agriculteurs ne représentent plus que 3 % de la population active en France, tout en restant l’un des métiers les plus indispensables de notre société. © Brooklyn Museum

Longtemps, une partie de la gauche a cherché à mobiliser autour de la défense de services publics forts et de la justice fiscale. Les récentes défaites citoyennes, politiques et syndicales doivent nous interpeller : malgré la forte mobilisation qu’ont pu susciter tant l’opposition à la réforme des retraites que le mouvement des gilets jaunes ou la grève des cheminots en 2018, ces combats se sont soldés par des défaites. Dès lors, comment analyser ces mouvements sociaux et rebâtir un discours à même de fournir une grille d’interprétation générale, un projet capable de susciter l’adhésion ? Gageons ici que l’enjeu central est le renversement du cœur de nos revendications, qui acceptent à tort de se situer sur le terrain imposé par la classe dominante, à l’origine des réformes. Tout discours émancipateur doit impérativement réinvestir les questions centrales du travail et de l’investissement.

La définition du travail : un enjeu décisif

Enjeu central de la lutte des classes, la définition du travail – qui n’a rien de naturel – n’est jamais neutre. N’est considéré comme relevant du travail que la part de notre activité que des institutions légitimes reconnaissent comme contribuant à la création de valeur économique. Ainsi, ce ne sont jamais les caractéristiques intrinsèques d’une activité qui lui permettent d’être considérée comme du travail, mais bien les conditions dans lesquelles elle est effectuée. L’exemple le plus éloquent est sans doute celui des tâches domestiques. Repeindre ses propres volets ne semble pas relever, dans un cadre capitaliste, de la notion de travail (au sens de contribution à la création de valeur économique). En revanche, une peintre exerçant en auto-entrepreneuse embauchée pour faire la même action verra son activité être reconnue comme du travail (et donc comptabilisée dans le PIB).

L’enjeu de l’émancipation du travail est, précisément, de reconnaître et salarier le travail hors de l’emploi.

Dans un cadre purement capitaliste, les institutions de reconnaissance du travail, que sont le marché des biens et services pour les indépendants et le marché de l’emploi pour les autres, ne retiennent qu’un seul critère : celui de la mise en valeur de capital. Le discours de la bourgeoisie capitaliste vise donc à entretenir la confusion entre le travail et l’emploi – autrement dit la mise en valeur du capital d’un propriétaire. Il ne serait ainsi possible de travailler que dans l’emploi. Au contraire, l’enjeu de l’émancipation du travail est précisément, de reconnaître et salarier le travail hors de l’emploi.

Cette conception capitaliste des personnes comme étant par défaut étrangères au travail se double d’une clause particulièrement scandaleuse : non seulement les détenteurs du capital s’accaparent une part de la valeur créée par les travailleurs au seul motif de leur propriété lucrative de l’outil de production, mais en plus les travailleurs ne peuvent pas décider de leur propre travail. Dès lors, émanciper le travail, et donc les travailleurs, revient à instituer des institutions alternatives qui reconnaissent le travail hors de ce carcan capitaliste de la seule mise en valeur de capital et s’appuient sur d’autres indicateurs.

Le mouvement réel de l’émancipation du travail

Le combat pour l’émancipation du travail, à travers notamment la lutte syndicale, s’est déjà avéré triomphant. Les travaux de Claude Didry [1] contribuent à montrer que l’imposition du salariat en tant qu’institution est une grande conquête ouvrière. Le salariat repose sur la qualification, c’est-à-dire l’abstraction qui permet d’estimer la contribution de chaque activité à la création de valeur économique. En d’autres termes, dans l’institution du salaire, c’est la qualification qui devient le vecteur de transformation de l’activité en travail.

L’imposition de la qualification – et le salaire, qui n’en est que la reconnaissance – est donc un progrès [2] : elle libère une part importante d’aléa dans la rémunération du travail tout en lui assignant un cadre réglementaire ouvrant la voie à un rapport de force collectif pour la définition des niveaux de qualification dans chaque branche et convention collective nationale. Il permet une déconnexion fondamentale entre la rémunération et l’activité concrète : ce n’est pas notre stricte activité – et ses innombrables aléas [3] – qui sont le fondement de notre salaire, mais bien plutôt la qualification nécessaire à la réalisation de ce type de tâches dans le cadre du poste de travail que nous occupons.

C’est sous l’impulsion de la CGT, créée en 1895, que le salaire, fruit d’une conquête ouvrière, est institué comme reconnaissance d’une qualification et ouvre la voie aux conventions collectives © Céach

Cependant, cette victoire n’est que partielle et demande à être approfondie. Pour libérer entièrement le travail du carcan capitaliste de l’emploi, il faut que la qualification ne soit pas rattachée au poste de travail, mais à nos personnes mêmes. En les responsabilisant et les reconnaissant ainsi, tous les titulaires d’une qualification pourraient redéployer dans des activités bien plus justes et responsables écologiquement leurs riches savoir-faire, hors du seul champ de l’emploi capitaliste.

Le statut : la sanctuarisation de la libération du travail

Cette extension de la victoire du salariat qui reconnaît les personnes comme étant titulaires de leur qualification (et donc de leur salaire) se déploie déjà dans de larges pans de l’économie. C’est le cas notable du « statut général des fonctionnaires » et du « statut national du personnel des industries électriques et gazières [4] ». Le premier a été rendu possible par une loi d’avril 1946 promulguée par le communiste Maurice Thorez, alors Ministre de la Fonction Publique et vice-Président du Conseil. Le second fut créé en juin 1946 par Marcel Paul, ministre communiste de la production industrielle. Ces deux statuts sont de puissants vecteurs d’émancipation du travail. Ils sont proprement révolutionnaires précisément parce qu’ils changent la définition du travail.

Un fonctionnaire ou un cheminot n’a pas d’employeur et ne met en valeur aucun capital possédé à des fins lucratives par aucun propriétaire lucratif.

Le statut des cheminots rattache à leur qualification à leur personne, et non pas à leur poste de travail. © Alexis WMFr

Un fonctionnaire ou un cheminot n’a pas d’employeur et ne met en valeur aucun capital possédé à des fins lucratives par aucun propriétaire lucratif. Ces travailleurs ne sont pas reconnus en tant qu’employés sur un poste de travail, mais en tant que titulaires d’une qualification qui ouvre droit à la perception d’un salaire. Ils ne sont ainsi pas payés pour leurs postes, mais pour leurs grades – dont ils sont titulaires – qui expriment leurs qualifications personnelles acquises grâce à des concours, de l’expérience et une évaluation par leurs pairs, entre autres mécanismes. Ce sont là les germes d’un salaire à la qualification personnelle [5].

Dans ce sens, parler de « sécurité de l’emploi » pour les fonctionnaires est tout à fait inexact. Ce que permet leur statut n’est rien d’autre que l’abolition du marché de l’emploi en ouvrant la voie à une reconnaissance du travail hors de l’emploi. Les nombreux projets de réforme contemporains ont d’ailleurs pour objectif de s’attaquer à ce principe. C’est donc au nom de la défense de cette émancipation du travail et de cette extension de la qualification qu’il faut s’opposer à ces réformes. Au lieu de rester cantonnés à des mots d’ordre mobilisateurs souvent vains et qui ne permettent pas d’exprimer une vision profonde des enjeux sous-jacents relatifs au travail, s’appuyer sur cette reconnaissance du travail alternative au marché de l’emploi capitaliste serait un atout important dans nos luttes.

La pension de retraite doit être vue comme une institution qui reconnaît l’activité des retraités comme étant du travail, mais du travail libéré de l’emploi.

La retraite comme émancipation définitive du travail

Les mécanismes de libération du travail du carcan capitaliste dans lequel l’emploi le restreint se jouent aussi dans notre système de retraite. Il suffit de poser la question à n’importe lequel d’entre eux, bénéficiant d’une pension convenable, pour constater que l’immense majorité s’accorde sur un point : « Les retraités n’ont jamais autant travaillé qu’en retraite ». En tout cas, leur éviction du marché de l’emploi ne signifie pas pour eux l’entrée dans l’inactivité. C’est même l’exact contraire. La pension de retraite doit donc être vue comme une institution qui reconnaît l’activité des retraités comme étant du travail, mais du travail libéré de l’emploi.

En fait, la retraite peut être analysée à l’aune de deux conceptions : l’une libère le travail et responsabilise les retraités, l’autre les postule inutiles et improductifs. Qu’un retraité s’engage dans le Conseil municipal de sa ville, garde ses petits-enfants après l’école, s’implique dans une association, entraîne des jeunes le mercredi dans un club de sport ou encore rédige des articles pour une gazette locale, son activité devient du travail dès lors que l’on perçoit sa pension comme un salaire reconnaissant sa qualification pour ces activités.

La vision émancipatrice de la retraite ne voit ainsi dans la pension rien d’autre que la poursuite du salaire des retraités (selon la meilleure qualification qu’ils ont atteinte et dont ils deviennent titulaires) qui leur permet de travailler librement hors de l’emploi, et sans mettre en valeur de capital. Face à cette conception, la classe capitaliste présente la retraite comme un simple différé des cotisations, posant ainsi les retraités comme de vulgaires inactifs représentant un poids pour la société et ayant droit de récupérer ce qu’ils ont cotisé au nom d’une solidarité intergénérationnelle qui leur fait l’affront de les définir par leur manque. La référence à la qualification et au salaire dans la première vision fait des retraités des travailleurs contribuant à la création de valeur. La seconde vision, quant à elle, renforce la définition capitaliste du travail, enserrée dans le carcan de l’emploi.

A l’heure où la bataille contre la réforme des retraites n’est pas terminée, il faut revendiquer avec ardeur la vision de la retraite comme un vecteur de reconnaissance et de rémunération du travail effectué librement par les retraités et hors de l’emploi. Cet enjeu est fondamental et permet d’amorcer lui aussi un changement dans la définition du travail, qui ouvre justement la voie à une maîtrise sur les outils et les fins du travail par celles et ceux qui le font.

Le régime général ou l’institution des possibles

Précisément, ce qui permet que les retraités décident véritablement de leur travail, c’est qu’ils ne sont pas payés par un patron, mais par les caisses du régime général, alimentées par les cotisations sociales.

Ambroise Croizat, syndicaliste et personnalité politique (PCF). Ministre du travail, il met en place le régime général de Sécurité Sociale à partir de 1946 © Rouge Production

C’est le cas également des parents reconnus comme titulaires d’une qualification dès lors qu’ils éduquent un enfant. Les allocations familiales ne reconnaissent aucunement le coût d’un enfant, mais bien plutôt le fait que l’éduquer implique une qualification. C’est cette qualification que vient reconnaître le salaire versé par la Caisse des Allocations Familiales, alimentée par les cotisations. Dans une certaine mesure, tous les professionnels de santé conventionnés par l’Assurance Maladie sont également rémunérés par les caisses Maladie du régime général, et le critère du conventionnement de ces professionnels fait office, pour eux, de reconnaissance d’un certain niveau de qualification.

Le travail n’est un coût que pour celui qui l’exploite.

En adoptant cette lecture du régime général, il est ainsi difficile de concevoir les cotisations sociales comme des charges renchérissant le coût du travail. Tout d’abord car le travail n’est un coût que pour celui qui l’exploite. Mais surtout, la cotisation est un moyen d’allouer les fruits de notre travail en outrepassant les circuits capitalistes qui rémunèrent plus le capital que le travail (alors que le capital ne produit rien sans travail vivant).

La cotisation, bien loin d’être un coût, permet donc au contraire de reconnaître le travail partout où il existe et de le rémunérer plus justement. Elle permet aussi d’alimenter des caisses d’investissement qui peuvent subventionner l’investissement pour générer des outils de travail sur lesquels ne s’exerce aucune propriété lucrative, mais bien plutôt une copropriété d’usage. C’est le cas, par exemple, de l’hôpital public financé par subvention des mêmes caisses Maladie à partir des années 1950.

Finalement, tant les statuts que les retraites, ainsi que tous les autres salaires versés par les caisses du régime général, sont des lieux où s’exerce déjà l’idée d’un salaire à la qualification personnelle. Ces travailleurs sont reconnus comme contribuant à la création de valeur économique même sans mettre en valeur aucun capital et peuvent par là-même prétendre à une souveraineté sur leur travail concret. Cette émancipation du travail doit être défendue là où elle existe déjà, afin de pouvoir ensuite se battre pour son extension à d’autres domaines. Le projet – de plus en plus documenté et soutenu – de bâtir une Sécurité Sociale de l’Alimentation s’inscrit dans cette logique qui vise à responsabiliser les travailleurs qui doivent décider de leur travail, libérés des injonctions capitalistes trop souvent écocidaires. C’est là la condition sine qua non d’un retour à la raison de toutes les productions.

Notes

[1] Claude Didry, L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, La Dispute, 2016

[2] Comment ne pas lire le salariat comme un progrès quand l’enjeu du capitalisme de plateforme est justement de le contourner en imposant aux exploités la façade d’indépendant, qui leur nie toute qualification, qui ouvre droit au salaire ?

[3] Voir la note de juin 2020 de Jean-Pascal Higelé pour l’Institut Européen du Salariat.
URL : https://ies-salariat.org/index.php/2020/06/29/crise-sanitaire-et-salariat-ce-que-le-confinement-revele-des-formes-dinstitution-du-travail/.

[4] Dans ce statut national, la reconnaissance de la qualification rattachée aux travailleurs se poursuit même en retraite, puisqu’il se prolonge à travers un « salaire d’inactivité de service » : le titulaire de la qualification continue d’être payé et reste actif dans la retraite, à ceci près qu’il déploie sa qualification hors du poste de service qu’il occupait auparavant.

[5] Le salaire à la qualification personnelle, ou salaire à vie, est défendu par Bernard Friot dans nombre de ses ouvrages, à commencer par Vaincre Macron (La Dispute, 2017).

De la nécessité d’un réel congé paternité

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© Rotaru Florin

L’égalité entre les femmes et les hommes passe par de nombreux combats dont l’un des points cardinaux dans notre pays est le congé paternité. Concentrant à lui seul plusieurs enjeux sociétaux privés et publics comme l’égalité professionnelle, l’implication des pères dans l’éducation de leurs enfants, et même un rééquilibrage des tâches domestiques, il est primordial que les congés parentaux soient mieux répartis. La France était (et reste) en retard par rapport à ses voisins européens quant à la durée du congé paternité. Ce congé a donc été récemment allongé par Emmanuel Macron, annonçant plus que son doublement : de onze jours, il passera à vingt-huit jours dont sept obligatoires. La mesure entrera en vigueur en juillet 2021. 

Mis en place en 2002 à l’initiative de Ségolène Royal, alors ministre déléguée à la Famille sous le gouvernement Jospin, le « congé de paternité et d’accueil de l’enfant » permet à tous les pères, peu importe leur activité professionnelle, de bénéficier de jours de congés à l’arrivée de leur enfant. L’arrivée d’un nouveau-né bouleverse l’équilibre professionnel : c’est un événement privé qui affecte donc la vie « publique » des parents et dans le cas d’un couple hétérosexuel,  davantage celle de la mère. En effet, en France, le congé paternité était jusqu’à peu d’une durée de 11 jours consécutifs, week-end inclus [1]. Il était également facultatif. En comparaison, le congé maternité peut aller jusqu’à 16 semaines, dont 8 sont obligatoires, le tout étant rémunéré par l’Assurance maladie au prorata du salaire. Avec cette nouvelle mesure, le congé paternité se voit rallongé et oblige ainsi les nouveaux pères à prendre au minimum sept jours de congés. Si l’on peut saluer cette avancée, on peut également remarquer que ce n’est pas encore assez pour arriver à une véritable égalité, faisant reposer toujours plus la charge parentale sur les mères à l’arrivée de l’enfant.

La maternité comme « risque »

Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) de 2018 explique qu’un scénario volontariste « traduit une priorité plus marquée en faveur de l’atteinte de résultats substantiels en matière d’égalité professionnelle. Pour réduire le « risque maternité » qui pèse sur les femmes avec ses conséquences négatives sur leurs conditions d’emploi (embauche, rémunération, carrière…), il est indispensable que ce risque de « parentalité » soit partagé plus équitablement entre le père et la mère[2]. » Ainsi, allonger et rendre obligatoire le congé paternité à une durée équivalente au congé maternité traduirait une volonté forte de la part du gouvernement d’inclure pleinement les femmes dans le monde du travail. Il démontrerait aussi que l’arrivée d’un enfant n’est plus uniquement une « affaire de femmes », les repoussant à la marge de l’emploi. 

Pour réduire le « risque maternité » qui pèse sur les femmes avec ses conséquences négatives sur leurs conditions d’emploi, il est indispensable que ce risque de « parentalité » soit partagé plus équitablement entre le père et la mère.

Un congé paternité ambitieux permettrait également de rattraper un retard auprès des autres pays européens, ce que l’IGAS souligne comme « des évolutions constatées au cours des deux dernières décennies dans les pays européens, avec un allongement progressif des congés pris par les pères à la suite de la naissance de leur enfant. » 

En effet, certains pays ont récemment rallongé la durée accordée aux pères. En Espagne, elle est passée de 5 à 8 semaines, et sera même alignée sur celle des mères en 2021, atteignant 16 semaines. Les pays du Nord de l’Europe sont les plus généreux. La Norvège offre 14 semaines de congé pour les pères, rémunérées à hauteur de la totalité de leur salaire. 60 jours sont réservés aux pères suédois, avec une indemnité correspondant à 80% du salaire antérieur, et 3 mois rémunérés jusqu’à 80% en Islande [1]. Si ces pays peuvent le faire, alors la France, troisième pays européen le plus riche, et le septième à l’échelle mondiale, le peut également [3]. Car le coût est un des points cristallisant le débat. Régulièrement accusé d’être trop dispendieux, la charge financière de l’allongement du congé paternité est estimée entre 300 et 500 millions d’euros. Par ailleurs, une amende de 7500 euros est à l’étude afin de contraindre les entreprises à respecter ce nouveau droit. 

Des pères plus enclins au congé paternité… selon la catégorie socio-professionnelle

En France, selon une enquête lancée en début d’année 2019 par le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle (CSEP) sur la parentalité et la vie au travail, 78 % des pères ont pris leur congé paternité dans son intégralité [4]. Si on note ainsi une volonté de la part des pères de profiter des premiers instants de vie de leur enfant, cela ne vient pas sans disparités : selon l’IGAS, le taux de recours est plus important chez les pères ayant un emploi stable. Il est de 80% pour ceux en CDI et 88 % chez les fonctionnaires, contre 48 % chez les pères avec un emploi instable (CDD) et seulement 13 % chez les demandeurs d’emploi. De plus, seuls 47 % des cadres dirigeants se sont arrêtés pour prendre leur congé paternité. En ce sens, il est primordial que la durée du congé soit allongée et qu’il devienne obligatoire, afin que femmes et hommes, peu importe leur catégorie socio-professionnelle, soient tous deux responsabilisés et dans une situation d’apprentissage face à l’arrivée de l’enfant. Il s’agit également de réduire les inégalités dans la répartition des tâches ménagères et parentales, qui incombent encore majoritairement aux femmes. Selon une étude de l’INSEE, l’arrivée des enfants ne fait que creuser l’écart en termes de travail domestique. Les mères y consacrent en moyenne 34 heures par semaine contre 18 heures pour les pères [5].

84 % des femmes estiment que la maternité a eu un impact négatif sur leur carrière, notamment dû au fait d’un sexisme ambiant.

Par ailleurs, mettre en place un congé paternité long et obligatoire permettrait de réduire les discriminations à l’embauche puis en emploi envers les femmes, puisqu’un « risque de paternité » identique s’appliquerait sur le marché du travail. Ainsi, 84 % des femmes estiment que la maternité a eu un impact négatif sur leur carrière, notamment dû au fait d’un sexisme ambiant. Cela peut aller de remarques désobligeantes et de mises à l’écart à une stagnation dans le travail avec à la clé moins de responsabilités et une absence de promotion salariale. En effet, les femmes font régulièrement face à ce que Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la Citoyenneté auprès du ministère de l’Intérieur, a défini comme un « plafond de mère » [7]. Cela fait référence par analogie au « plafond de verre » et correspond à « l’ensemble des mécanismes économiques, managériaux, psychosociaux, qui conduisent à entraver la vie professionnelle des femmes et à brider la carrière des mères. » Ainsi, il n’est pas rare que certains employeurs demandent à une candidate ses ambitions de maternité – bien que cela soit interdit par la loi. Une telle mesure permettrait donc de protéger les femmes et les hommes d’éventuelles pressions de l’employeur et réduirait les répercussions sur les carrières. Il y aurait également un impact concernant les inégalités salariales, car en s’investissant dans leur parentalité, les pères seraient aussi sujets à des contraintes et pourraient être moins à même de sacrifier du temps familial pour du temps de travail, en acceptant des réunions tardives ou des déplacements réguliers par exemple.

Des normes sociales qui évoluent lentement

Un congé paternité obligatoire plus long et mieux rémunéré est donc la clé. C’est un des outils de l’égalité entre les femmes et les hommes car il répondrait aux injonctions professionnelles, aux stéréotypes de genre invoquant la mère comme seule gardienne du foyer, modifierait la perception du rôle de chacun et pourrait contribuer à la réduction des inégalités salariales. Il serait donc intéressant de réfléchir à un congé paternité sur la base du modèle espagnol, d’une durée d’au moins 8 semaines obligatoires pour le père (ou second parent) dont les deux premières devant être prises sans interruption après l’accouchement, de façon non transférable, et indemnisées à 100% du salaire antérieur. Cette proposition est ouverte au débat, mais s’ils sont trop longs et mal rémunérés, les congés parentaux incitent à ce que ce soit les femmes qui les prennent. Or, un retrait du monde du travail sur une période conséquente entraîne des difficultés pour la réinsertion des salariées peu qualifiées, faisant reposer toute la dynamique économique du ménage sur le salaire de l’homme, n’incitant donc pas non plus ces derniers à prendre un congé paternité. 

De façon plus globale, il est souhaitable d’avoir une discussion sur la politique familiale de la France et d’engager une réflexion ambitieuse sur le congé parental mais aussi sur le système d’accueil des enfants par la création d’un nombre plus important de crèches publiques notamment. Il s’agit de faire preuve de volonté, pour une société moins inégalitaire, et de transformer les rapports sociaux de genre ; il est nécessaire de rééquilibrer les rôles et d’inclure la parentalité dans le monde du travail. Cela va au-delà d’une question financière, c’est une question de justice et d’égalité sociale. 

Références :

1. Guedj Léa, « Congé parental : ça coince toujours pour les pères français », FranceInter.fr, 4 avril 2019. 

2. Gosselin Hervé, Lepine Carole, « Évaluation du congé de paternité », Inspection générale des affaires sociales, n°1098,  22 novembre 2012. 

3. Journal du net, « Classement PIB : la liste des pays les plus riches du monde en 2019 », Journal du net, 16 avril 2019.

4. Conseil Supérieur de l’Égalité Professionnelle, « Prise en compte de la parentalité dans la vie au travail », Conseil Supérieur de l’Égalité Professionnelle, 21 février 2019. 

5. Roy Delphine, « Le travail domestique : 60 milliards d’heures en 2010 », Insee, n°1423, 25 janvier 2018. 

6. Cordier Solène, « La durée du congé paternité en France va doubler, passant à vingt-huit jours », Le Monde, 22 septembre 2020.

7. Huffington Post, « Le « Plafond de mère », qu’est-ce que c’est ? », Huffington Post,  5 octobre 2016.

« Les Makers politisent et démocratisent le processus de production » – Entretien avec Isabelle Berrebi-Hoffmann

Isabelle Berrebi-Hoffmann est directrice de recherches au CNRS et rattachée au LISE (Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Économique) du CNAM. Sociologue du travail, elle s’est d’abord intéressée aux évolutions de la distinction entre sphère privée et sphère professionnelle en dirigeant notamment l’ouvrage collectif Politiques de l’intime – Des utopies d’hier aux mondes du travail d’aujourd’hui (2016). Depuis plusieurs années, elle enquête sur les nouveaux écosystèmes de travail qui se développent autour des makerspaces et du mouvement Maker. Ses recherches ont donné lieu à de nombreuses publications dont le très remarqué Makers – Enquête sur les laboratoires du changement social (2018), avec Michel Lallement et Marie-Christine Bureau. Alors que le confinement, les pénuries de masques et les difficultés d’approvisionnement ont forcé les Makers à jouer les premiers rôles pour pallier les insuffisances de l’État, nous revenons avec elle sur les bouleversements dans l’ordre productif et dans nos vies dont ce mouvement est porteur.

Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl – Alors que 2020 s’achève, les crises passées ont mis en lumière un mouvement encore confidentiel en France, celui des Makers.

Isabelle Berrebi-Hoffmann – Jusqu’à la crise sanitaire, les termes de « Maker », « fablab » ou « makerspace » étaient peu connus du grand public et relativement peu compris par les élites politiques et économiques. Les médias les ont découvert durant le premier confinement lorsque plus de 5000 personnes qui s’identifiaient comme Makers et quelques 300 fablabs français se sont mis à produire des visières, des masques et du matériel médical en quantités importantes – près d’un demi-million de visières selon les estimations nationales – à l’aide d’imprimantes 3D. D’un coup, grâce à des plateformes virtuelles crées en quelques jours sur internet, des coordinations à distance efficientes et rapides se sont mises en place. Des particuliers confinés chez eux, des fablabs en région, des fablabs d’entreprise ou des coopératives productives ont contribué à des chaines de production locales travaillant à la commande en 24h. Le mouvement Maker a réussi à organiser la fabrication distribuée et la livraison rapide de produits essentiels à la demande, tandis qu’au même moment les chaines globales d’approvisionnement étaient défaillantes. Le Réseau Français des Fablabs a décrit ces initiatives comme une « micro-fabrication distribuée multi-acteurs »[1] et la presse a parlé de l’apparition d’une « usine géante », issue de la mobilisation exceptionnelle du mouvement. Cette mobilisation a brouillé l’image d’un mouvement considéré, auparavant, comme donnant lieu à des pratiques marginales de « bricolage » numérique individuelles et donc très éloignées de toute possibilité d’alternative productive.

M. L.-B. – Si ces évènements ont pu changer l’image du mouvement Maker, ils ont surtout permis de le faire connaître à beaucoup de Français qui n’en avaient jamais entendu parler. Vous faîtes partie des rares européens à avoir assisté à sa naissance aux États-Unis.

I. B.-H. – Il est vrai que Le mouvement Maker, ainsi que les ateliers de production collaboratifs qui lui sont liés (Fablabs, makerspaces, hackerspaces) sont des phénomènes récents qui sont apparus il y a moins d’une décennie en France et à peine quelques années plus tôt aux États-Unis. Commençons par l’origine du mouvement aux États-Unis, sur laquelle j’ai effectivement enquêté. Ce qui a donné naissance à un véritable mouvement autour de 2005, c’est la concordance de trois phénomènes.

D’abord l’apparition des machines numériques et de la fabrication additive – et de l’imprimante 3D. Ces technologies ont rendu tout d’un coup possible un vieux rêve un peu utopique : celui de pouvoir fabriquer par soi-même des objets de consommation courante – ou des pièces de rechanges pour en réparer d’autres – à l’unité, de façon personnalisée. Second phénomène, l’existence ancienne d’une tradition du Do it Yourself (le faire par soi-même) et de l’autonomie américaine qui, au milieu des années 2000, commence à se conjuguer avec une demande sociale plus politique de liberté d’accès à l’objet ; la lutte contre l’obsolescence programmée par exemple passe par la remise en cause de la consommation de masse d’une part et le questionnement de la séparation nette entre production et consommation héritée du capitalisme industriel d’autre part. Troisième élément, une culture de l’open source et du «logiciel libre », qui a fait ses preuves lors de la décennie précédente, lorsqu’internet et le web sont apparus au milieu des années 1990, et qui a permis l’émergence d’un droit de la propriété intellectuelle nouveau. Les licences libres et ouvertes – sous lesquelles des prototypes d’objets et de pièces élaborés par tout un chacun peuvent être enregistrés et mis en ligne à la disposition de toutes et tous – se multiplient et s’affinent. Les modèles et plans de fabrication mis en ligne sous licence libre ouvrent de nouveaux possibles productifs, que les brevets industriels propriétaire fermés de l’industrie n’autorisaient pas jusqu’ici. Un mouvement de «design libre » se développe tandis que l’open source engendre un second courant l’openhardware, c’est à dire l’accès à une fabrication d’objets matériels – et pas seulement de logiciels – dont les modèles sont mis à disposition en ligne sans frais ou droits à payer, tant que l’utilisation reste personnelle (et non commerciale).

Au sein du mouvement Maker, la tradition de la débrouille, de la bricole, du Do it yourself ou du détournement d’objet – le hacking et le tinkering – américaine va progressivement s’associer à cette culture du libre et de l’open source dans des lieux dédiés, ouverts, où les machines sont mises en partage. La puissance d’internet associée à des dispositifs de collaboration à distance est mise à profit pour développer une autre façon de fabriquer : on imagine un prototype à partir de modèles trouvés sur internet, on le fabrique sur place et on peut ensuite produire des pièces uniques personnalisées ou de toutes petites séries en un temps très court. Des tables, des pièces de rechange, des prothèses de mains, de pieds, des fauteuils roulants pour personnes handicapées, des vêtements, de l’électronique, des robots, des bijoux, mais aussi des « tiny houses », des maisons en bois habitables que l’on peut monter à deux – bref, tout ce que le numérique allié aux métiers du bois, des métaux, de l’électronique, du plastique permet de concevoir puis de produire –  y sont fabriqués à la pièce et à moindre coût, parfois un dixième du coût de produits similaires sur le marché.

M. L.-B. – À partir de ces dynamiques, le mouvement va se développer à travers des espaces dédiés et en s’appuyant sur ses propres institutions ou sur des relais institutionnels plus traditionnels…

I. B.-H. – Des espaces qui synthétisent esprit de bricole, idéal du partage et nouveaux outils de production numériques et qu’on appellera makerspaces, hackerspaces, hacklabs ou fablabs vont en effet s’ouvrir aux États-Unis. Accompagnés par des institutions comme la Fab Foundation à Boston, le magazine Make de Dale Dougherty ou par l’organisation de grandes conférences et congrès internationaux, ils vont donner naissance au mouvement Maker : un réseau transnational de lieux ouverts de fabrication collaborative et d’individus indépendants équipés d’imprimantes 3D et autres matériels numériques. Chris Anderson, figure du mouvement dont il se fait l’entrepreneur culturel enthousiaste dans plusieurs ouvrages, annonce qu’il va permettre dans un avenir proche de rendre obsolète l’un des principes fondateurs du développement des grandes firmes industrielle du siècle dernier, à savoir les économies d’échelle et la nécessaire course à la taille qui caractérise notre régime d’accumulation et de croissance actuel. L’auteur de Makers, prend l’exemple de la production du canard en plastique. Pour produire un canard en plastique, l’industrie traditionnelle va produire un moule pour 20.000 dollars, puis elle va produire des canards à 20 centimes l’unité. Pour amortir la production du moule, elle doit écouler plus de 100.000 canards identiques, pour un coût de revient final de deux dollars ; sans compter le coût unitaire, faible mais existant, les coûts de transports, les coûts annexes, la rentabilité recherchée, etc. Tandis que si le modèle est en open source et que vous produisez votre canard de façon distribuée sur une imprimante 3D pour deux dollars, vous n’avez pas besoin de produire en quantité. Pour le même prix, vous pouvez produire à la demande des produits à chaque fois différents, personnalisés, plus rapidement[2]. Vous ouvrez donc la voie à une production alternative émancipée des impératifs de rentabilité de la grande industrie et de sa standardisation. Telle est l’utopie productive Maker, qui dessine un horizon productif relocalisé, économe en ressources.

« Avec les mêmes éléments – des ruptures technologiques, l’esprit d’innovation – Barack Obama ne glorifie pas, comme en France, le modèle de la « start-up nation » mais celui de la « nation of Makers », nation d’inventeurs, de bidouilleurs, de gens qui innovent en fabricant autrement. »

Aux États-Unis, ce mouvement Maker va connaître une diffusion très rapide, notamment grâce au contexte. Barack Obama va être le premier VRP du mouvement. En 2013, le président américain annonce une politique en faveur de l’impression 3D et déclare officiellement les États-Unis « Nation of Makers » [3]. Avec les mêmes éléments – des ruptures technologiques, l’esprit d’innovation – il ne glorifie pas, comme en France, le modèle de la « start-up nation » mais celui de la « nation of Makers », nation d’inventeurs, de bidouilleurs, de gens qui innovent en fabricant autrement. Le mouvement Maker est également présent dans ce qu’on appelle le Detroit’s revival, la renaissance de la ville de Détroit. Après la crise de 2008, la ville va se reconstruire autour de tiers-lieux qui investissent des usines désaffectées, des gares abandonnées, des locaux d’immeubles vides. Des groupes vont investir la ville, récupérer des machines, faire de la retap’, relancer des productions sur de nouveaux modèles économiques et pas à pas se transformer en petites entreprises d’abord locale, puis nationales ou globales. L’entreprise Shinola par exemple qui aujourd’hui vend des montres et des pièces de vélo dans le monde entier est née sur les ruines de Détroit et a réembauché de nombreux travailleurs manuels qualifiés de l’industrie automobile au chômage. Dans ce contexte, le mouvement Maker va monter en puissance et de plus en plus de gens vont s’en réclamer.

M. L.-B. – Ce mouvement relativement récent actualise aussi des forces qui ont toujours été motrices dans l’histoire américaine…

I. B.-H. – Dans l’ouvrage Makers, nous avons effectivement cherché à faire l’histoire, à chaque fois nationale et différente de la philosophie du « faire par soi-même » ou Do it Yourself. Aux États-Unis, Les Makers peuvent être considérés comme les lointains descendants des Shakers. Les Shakers sont une secte protestante emmenée par une femme, Ann Lee, persécutée en Angleterre et arrivée dans le Massachussetts autour de 1775. Pauvres et ascétiques, les Shakers construisent leur propre mobilier dans une esthétique minimaliste, inventant notamment la pince à linge ou le fauteuil à bascule. Leur influence va être très importante sur le mouvement Arts&Crafts et jusqu’à aujourd’hui au MIT (ndlr : Massachussetts Institute of Technology). Mais d’une manière générale les Makers peuvent être considérés comme les héritiers de nombreux autres mouvements d’alternatives à la grande production industrielle standardisée. Ce qu’il faut noter, c’est que ces différents mouvements se manifestent presque toujours comme des résistances dans des moments d’accélération dans la standardisation de la production.

La philosophie Maker aux États-Unis fait également écho aux principes développés par l’un des premiers philosophes américain, Ralph Waldo Emerson, fondateur du courant transcendentaliste. La philosophie emersonienne encourage l’expérience de la sortie de la société et le retour réflexif sur soi pour trouver ses propres valeurs, ce qu’il nomme la self reliance[4]. La référence à Henry David Thoreau, disciple et ami d’Emerson et auteur de Walden ou la vie dans les bois est aussi présente. Il y a dans le mouvement Maker des traces de ces idéaux d’autarcie et d’autosuffisance.

Mais cela va aujourd’hui au-delà de la simple aspiration à des modes de vie et de production différents. Ce qui a intéressé la sociologue que je suis, c’est qu’à l’instar d’autres mondes sociaux, les Makers expérimentent désormais très concrètement de nouvelles façons de travailler, produire et consommer, mais aussi de s’organiser, de faire collectif avec des modes de fonctionnement particuliers que l’on rencontre aujourd’hui dans nombre d’expériences et espaces alternatifs liés au numérique. Ces modes de fonctionnement sont plus horizontaux, plus distribués, et articulent une économie du partage, de la récupération et une quête d’autonomie et de démocratisation du pouvoir productif. Les influences varient mais en Europe, elles entrent en résonance avec des ambitions de relocalisation de la production, de production économe, de décroissance, de circuits-courts et d’économie circulaire et parfois d’émancipation collective et de sortie de l’organisation productive dominante.

M. L.-B. – Dans le cas français, les makerspaces ont commencé à fleurir au début des années 2010. À quoi ressemblent-ils ?

I. B.-H. – En France, le premier fablab, Artilect, est ouvert en 2009 à Toulouse par un français revenu du MIT où il a assisté au développement de nombreux fablabs. Le mouvement, confidentiel au départ, va connaître une diffusion plus rapide notamment à partir de 2013, lorsque les pouvoirs publics, et les ministères d’Arnaud Montebourg et de Fleur Pellerin en particulier, vont chercher à s’y investir. Aujourd’hui, on dénombre à peu près 600 makerspaces en France, que ce soit des fablabs, volontiers héritiers de la tradition française du bricolage, ou des hackerspaces et hacklabs, où la dimension politique, notamment anarchisante ou libertaire, est parfois plus prégnante.

Les contours du mouvement Maker restent difficiles à définir. Presque tout le monde, étudiant, ingénieur, retraité bricoleur, start up innovante, association d’éducation populaire, fablab d’université ou d’entreprise, coopérative d’artisan, peut se déclarer « Maker ». Ces lieux sont en outre en évolution et structuration constante. Depuis la création des premiers fablabs ou hackerspaces en France à l’orée des années 2010, les makerspaces se sont diversifiés. Si on y trouve toujours des outils similaires (imprimante 3D, imprimante laser, fraiseuse numérique), tout autour les activités sont multiples : des activités numériques comme de la programmation, du bricolage avec des matériaux traditionnels (bois, fer, acier), du textile, du bricolage avec des matériaux électroniques, du biohacking, etc. Parfois les activités se mélangent, on y bricole aussi bien sa maison que des tissus cellulaires. A l’Électrolab de Nanterre, vous trouvez des artisans qui viennent fabriquer ou réparer une pièce d’ameublement mais aussi des jeunes geeks qui font du développement ou encore des designers qui viennent prototyper un produit sur une imprimante 3D. Tous ont en commun d’arriver avec un projet.

« Depuis la création des premiers fablabs ou hackerspaces en France à l’orée des années 2010, les makerspaces se sont diversifiés : on y bricole aussi bien sa maison que des tissus cellulaires. »

D’un makerspace à l’autre, c’est aussi le statut de propriété de ce qui est fabriqué et le degré d’ouverture de la communauté qui change. Chaque makerspace est organisé par une charte qui fixe les conditions d’accès à telle ou telle machine et les modalités de « documentation », c’est-à-dire de partage en ligne de ce qui est fabriqué dans le lieu. Certains s’inspirent de la charte des Fablabs conçue à Boston, d’autres de modèles coopératifs ou associatifs français, d’autres encore de modèles entrepreneuriaux. À Icimontreuil par exemple il y a énormément de Makers qui gagnent leur vie et des espaces du lieu dont l’accès est payant. Au Ping, à Nantes, au contraire, on est plus proches des pratiques de l’économie collaborative, du militantisme politique, des associations, de l’éducation populaire : dans le lieu on retrouve des jardins partagés, des recycleries, des ressourceries. Donc les machines et les usages peuvent se ressembler mais les ambitions politiques, les frontières avec les mondes économiques, associatifs, universitaires, varient.

Enfin, les trajectoires des Makers français sont multiples. On trouve aussi bien des actifs issus de formations scientifiques avancées que de formations artistiques ou techniques. Des étudiants, des associatifs, des militants mais aussi des personnes qui travaillent dans les milieux de l’animation et de l’association culturelle, de la recherche, de la coordination de projets, des ingénieurs, des universitaires, des artistes et des artisans. Ils ont en commun des parcours hybrides et une volonté affirmée de mêler des mondes qui s’ignorent.

M. L.-B. – On imagine néanmoins que quand ce mouvement se projette en France, il s’articule avec d’autres références locales. 

I. B.-H. – Oui, le mouvement Maker articule en permanence une dimension mondiale et un enracinement extrêmement local. Pour le comprendre, il faut donc à la fois connaître très précisément les contextes locaux, par exemple l’importance de l’éducation populaire dans notre pays, l’histoire nationale de l’économie informelle, les dynamiques régionales de l’économie sociale et solidaire, la façon dont la jonction se fait avec les acteurs publics et notamment l’État et les collectivités locales… mais inversement, et en même temps, il faut s’intéresser aux grands congrès internationaux dans lesquels les Makers se retrouvent. Les forums et les plateformes sur lesquelles ils échangent et s’initient à des technologies sociales et numériques sont une dimension fondamentale qui distingue le mouvement d’autres expériences locales associatives ou communautaires.

Le mouvement Maker porte également avec lui l’idée d’une organisation en communs ou « commons » en anglais. Notons qu’aux États-Unis, la notion a une consistance historique, bien antérieure aux travaux de l’économiste Elinor Ostrom qui popularisera le concept à l’international[5]. Les communs sont définis par des droits d’usage d’un bien (naturel, de connaissance…) dont la propriété est partagée. Aux États-Unis, un nombre conséquent de parcs nationaux, d’immeubles à San Francisco, de jardins publics, de zones littorales, de villages… ont le statut de communs et sont gérés par un groupe d’usagers qui en établit les règles d’entretien et d’accès. L’histoire institutionnelle française est différente. On a en France, traditionnellement, un acteur qui s’occupe des ressources qui doivent être protégées et partagées, c’est l’État. Aux États-Unis, en l’absence d’un État fédéral fort, c’est l’organisation de citoyens en « communs » qui fit historiquement barrage à l’appropriation individuelle et à la propriété privée. Mais en France la relation est ternaire, et le choix s’opère entre trois statuts : privé, commun et public. Si les communs sont plus ouverts que les lieux et biens à statut privé – par exemple un jardin partagé ou communautaire vis à vis d’un jardin privé – ils sont également moins ouverts et inclusifs que des lieux publics – l’accès à un jardin public est moins restrictif que dans un jardin partagé. Je ferme la parenthèse, mais tout ça pour dire que les effets locaux d’un mouvement transnational et de ses modèles idéaux associés (les communs par exemple) demandent à chaque fois une traduction locale et une adaptation de ses idéaux normatifs aux contextes nationaux.

M. L.-B. – Au cœur des pratiques des Makers on trouve néanmoins souvent un même rapport critique à l’ordre productif capitaliste et une volonté de faire la preuve, par l’expérimentation, de l’existence d’autres modèles productifs…

I. B.-H. – Du point de vue de la production, les makerspaces abritent deux utopies. La première c’est d’être capable de tout fabriquer soi-même, de ne plus rien acheter sur le marché. Donc si vous voulez fabriquer un ordinateur, il faut partir des matières premières et tout fabriquer, les pièces, les circuits, les puces, etc. pour accéder à la plus grande autonomie possible dans l’autoproduction. La deuxième utopie, c’est de pouvoir fabriquer absolument tout et n’importe quoi. Vous trouvez ça dans le succès du livre de Neil Gershenfeld, How to make almost everything et dans le crédo des fondateurs de l’Artisan’s Asylum, l’un des principaux makerspaces de la côte est, qui proclame : « la seule limite c’est votre imagination ». Aujourd’hui, grâce à ces machines, grâce à des techniques de fabrication additive, de recyclage, on pourrait fabriquer et réparer absolument tout.

« En France, pour des raisons cognitives, on est encore loin de prendre au sérieux la micro-production distribuée des makerspaces et c’est pourquoi on les associe trop souvent à des pratiques de loisirs, de hors-travail, c’est-à-dire quelque chose qui reste à l’écart ou en amont de la production. »

Mais cet idéal n’est pas seulement individuel, il porte en lui la promesse d’une émancipation collective. Derrière ces possibilités de production, les Makers entrevoient la sortie de l’industrie, des longues chaînes de productions standardisées. Et cette intuition ne se cantonne pas aux milieux alternatifs, les grandes entreprises, notamment chinoises, regardent avec beaucoup d’attention ce qui se passe dans les makerspaces. La Chine est l’un des premiers pays à avoir expérimenté, puis largement diffusée dans la région de Shenzhen, une organisation industrielle basée sur le prototypage, en détournant les modes de fonctionnement, pratiques et techniques, inventés dans les makerspaces[6]. En France, pour des raisons cognitives, on est encore loin de prendre au sérieux la micro-production distribuée des makerspaces et c’est pourquoi on les associe trop souvent à des pratiques de loisirs, de hors-travail, c’est-à-dire quelque chose qui reste à l’écart ou en amont de la production. De façon générale le travail contributif (numérique, gratuit, le partage de savoir…) propre à ces écosystèmes productifs et contributifs locaux brouille les définitions habituelles du travail, de l’emploi ou de la formation françaises. Il brouille également les frontières entre le marchand et le non marchand. En marge des catégories officielles, l’activité productive de ces lieux est rangée au mieux dans le bénévolat, ou dans les loisirs individuels. L’absence de catégorie publique pour désigner le travail contributif, conduit ainsi à l’invisibilité du travail et à l’impossibilité de penser ces lieux et activités comme lieux et activités productives. L’inadéquation en la matière de nos catégories de pensée nous amène à ne pas « voir » le caractère potentiellement substitutif des formes productives intégrées, de ces réseaux de micro-fabrication distribuée.

M. L.-B. – Pourtant les Makers font la preuve de leur efficacité. À ce titre, on peut les rapprocher des expériences socialistes du XIXe siècle qui ne se contentaient pas de critiquer le capitalisme mais qui voulurent faire la preuve par l’expérimentation de la possibilité d’autres modalités d’organisation sociale. Derrière ce que les marxistes appelaient le « socialisme utopique », on trouve des William Morris en Angleterre, des Etienne Cabet ou Charles Fourrier en France, qui tentèrent de faire pour l’organisation sociale, la démonstration que les Makers font pour la production : un autre modèle est d’ores et déjà possible.

I. B.-H. – Les utopies productives ont une longue histoire qui remonte au moins au début du XIXe siècle, lorsque saint simonisme, fouriérisme et autres utopies socialistes rêvent par exemple d’entreprises en « société par action » – l’ancêtre de nos S.A – ou de coopératives productives. C’est la question de la relation entre capital et travail qui est alors posée. Avec l’arrivée d’internet, l’utopie d’un travail libre, d’une organisation et d’un pouvoir distribués qui pousseraient un cran plus loin les aspirations à des modes de production alternatifs est en permanence présente dans les mondes numériques, mais d’une façon qui varie au cours du temps à la fois dans les récits, dans les acteurs qui les portent et dans les expérimentations qui se développent en marge ou au centre d’une économie capitaliste. Mais si on considère l’histoire longue de l’émancipation, l’effort des mondes Makers porte moins sur les rapports de production et l’exploitation du travail comme chez Marx, que sur la division du travail – notion chère aux sociologues – qui est aujourd’hui globale. La référence à William Morris comme nous le montrons dans l’ouvrage Makers, est effectivement centrale. L’enjeu des Makers c’est de politiser et de démocratiser le processus de production en tant que tel et il y a en effet dans ces mondes sociaux une façon de faire de la politique par l’expérimentation, par le « faire ». En ouvrant des ateliers, en créant des communautés ouvertes, on fait de la politique sans le dire. Les monde Maker semblent inverser le mot d’Austin « dire c’est faire » qui résume le pouvoir performatif des mots et du politique. Dans les mondes Maker on cultive, on explore, on réalise le fait que « faire, c’est dire ».

Mais j’irais plus loin, même si les réalités de terrain sont très diverses et en évolution constante, ce qui m’a intéressée dans ce mouvement issu de la société civile, c’est qu’en tirant le fil de la démocratisation de la production, ces expérimentations interpellent l’ensemble de nos systèmes productifs actuels. Démocratiser la production, « par le faire » amène à concurrencer les entreprises sur la fabrication de biens. L’exemple du marché de la bière artisanale et des brasseries coopératives ou communales (les IPA) aux États-Unis dont les ventes ont dépassé pour la première fois en 2018 celle des grandes marques industrielles – comme Kronenbourg – en sont un exemple. Les Makers ouvrent le produit (ses brevets, ses recettes, la boite d’un téléphone…), ils cassent les chaînes de production, ils réinventent le service après-vente par le recyclage, la bricole, etc. Certains refusent l’organisation de la chaîne de valeurs qui ne laisse de liberté que dans le choix entre des produits déjà fabriqués et proposés sur un marché. Et le meilleur moyen pour faire ça, c’est de donner accès au plus grand nombre, par l’échange, aux procédés de fabrication et c’est de fabriquer par soi-même en fonction de ses besoins. Fabriquer par soi-même, de manière collaborative, c’est s’émanciper de l’organisation productive dominante. C’est une utopie qu’avait décrite le philosophe André Gorz en 2008[7]. Bientôt, écrivait-il, on pourra fabriquer dans des ateliers collaboratifs locaux les biens nécessaires à chacun. Mais une utopie que des technologies nouvelles à la fois techniques – les machines numériques, internet et l’imprimante3D – et sociales – les méthodes et outils virtuels de coopération horizontale et distribuée – permettent d’expérimenter à plus grande échelle.

M. L.-B. – On comprend que le mouvement Maker a largement dépassé son stade utopique. Quels sont aujourd’hui les principaux obstacles qu’il rencontre dans son développement ?

Aujourd’hui alors que la question d’une relative sortie des chaines de valeur globale se repose à nouveaux frais, on s’interroge sur l’émergence éphémère de ces écosystèmes locaux de fabrication distribuée. Au-delà de l’expérimentation collective éphémère, est-il possible de les pérenniser ? Comment rendre soutenable pour les individus l’effort contributif, le rémunérer, le reconnaître ? Concrètement, cela pose évidemment une série de questions difficiles. Celle de la sécurité des produits en est une. Est-il souhaitable de laisser n’importe qui fabriquer n’importe quoi ? Est-ce même possible ? L’un des enjeux d’une pérennisation d’écosystèmes locaux repose sur leur articulation et homologation avec des institutions publiques de contrôle, Afnor ou autres.

« L’entreprise telle que nous la connaissons aujourd’hui et son statut juridique ont à peine un siècle. Pourquoi ne pas imaginer de nouvelles formes, au-delà des transformations récentes du statut de l’entreprise par la loi Pacte, qui répartiraient propriété, pouvoir de décision, participation et responsabilités différemment ? »

Autre question : La soutenabilité de ces écosystèmes qui reposent aujourd’hui sur un travail contributif, rarement rémunéré et encore moins salarié. Les expériences de production distribuée du premier confinement se sont arrêtées très vite dès la fin du confinement, car elles n’étaient pas soutenables pour les individus et collectifs qui les portaient, en dépit de leur efficience. La question d’une articulation possible de ces façons de fabriquer avec des mondes productifs plus traditionnels reste posée. Faut-il inventer un nouveau droit, des statuts à la fois pour ces constructions hybrides que sont les réseaux productifs locaux et pour les individus qui y travaillent ? L’entreprise telle que nous la connaissons aujourd’hui et son statut juridique ont à peine un siècle. Pourquoi ne pas imaginer de nouvelles formes, au-delà des transformations récentes du statut de l’entreprise par la loi Pacte, qui répartiraient propriété, pouvoir de décision, participation et responsabilités différemment ? Les Makers « bricolent » aujourd’hui les statuts existants notamment coopératifs, depuis les SCIC et SCOP et CAE et les statuts associatifs. On voit bien que ces questions ne concernent pas que les Makers. La question plus générale d’institutions adaptées à des formes de travail liées au numérique et à une division du travail globale et à distance se pose aujourd’hui dans l’ensemble des démocraties sociales; que ce soit pour reconnaitre des communs productifs ou au contraire pour réguler un capitalisme numérique décomplexé, alors que certaines entreprises de plateforme se jouent des catégories existantes de salariés, d’indépendant, de travail rémunéré ou gratuit en en transformant les frontières.

M. L.-B. – Après la démonstration qu’a constitué la mobilisation des Makers durant le confinement[8], ces questions prennent une toute autre importance. On voit à côté de quelles forces productives nouvelles on passe à les négliger.

I. B.-H. – Durant le confinement, les Makers français ont mis en place, à travers des plateformes ou des réseaux sociaux comme Discord, les modes d’organisation d’une production qui a permis la fabrication massive de masques et de visières au cœur de la pénurie- un demi-million donc – quand l’État n’avait plus de stocks et que les entreprises étaient incapables de s’approvisionner sur le marché. En même temps, ils ont pallié la défaillance de l’organisation logistique d’État en créant des plateformes locales avec les hôpitaux et les médecins de ville pour centraliser les commandes et les livraisons de matériel de protection qu’ils produisaient. Ils ont également équipé au-delà des restrictions, en fournissant les caissières, les pharmaciens en masques, visières et blouses. Le paradoxe c’est qu’ils ont répondu à la pénurie par une production de masse alors que jusqu’alors on les considérait surtout bons pour la production à la pièce ou de la petite série. Certes, leur effort a nécessité un immense engagement et a été éphémère mais ils ont fait la preuve d’une capacité de production distribuée et locale à grande échelle. Une preuve dont certains ont tiré les leçons puisque pendant le confinement, l’APHP s’est équipée en achetant soixante imprimantes 3D pour pallier de potentielles pénuries et pour faire de la micro-production sur-mesure. Mais les Makers ne se sont pas contentés de faire de la production de masse localement distribuée. Ils ont aussi participé à des plateformes multi acteurs publics-privés pour travailler sur des solutions communes en tirant profit de méthodes de collaboration développées dans les makerspaces, tels les Hackathons. Par exemple à Nantes, l’une de ces plateformes a mis au point en quatre semaines un respirateur, le MacAir, dont le coût de fabrication n’était que de 1000 euros. De son côté, l’État avait officiellement chargé Air Liquide de produire un nouveau respirateur et Air Liquide a proposé un respirateur dix fois plus cher et qui s’est finalement avéré ne pas pouvoir être utilisé sur des patients Covid. Et c’est comme ça que, dans la presse, les Makers se sont retrouvés associés aux modèles du fameux « Monde d’après ».

M. L.-B. – Peut-être à juste titre pour une fois. À vous entendre, ce qu’on voit se dessiner derrière les Makers, c’est un mouvement social de fond.

I. B.-H. – Quand vous faîtes l’histoire du capitalisme sur la longue durée, Fernand Braudel le montre bien, vous voyez des systèmes d’organisation qui coexistent pendant longtemps. L’économie de marché, à travers les foires et les colporteurs, a coexisté avec l’économie féodale organisée autour du servage durant de longues années, plusieurs siècles nous dit Braudel[9]. Les agents de cette économie de marché, essentiellement des colporteurs, des migrants et des femmes, étaient précisément ceux qui dans la société féodale avaient peu de moyens de subsistance et pas de statut social. Selon Braudel ces deux systèmes économiques se sont entrecroisés et ont existé en parallèle sur la longue durée, avant que l’efficience du capitalisme ne l’installe dans tous les aspects de la vie moderne. Cela n’est pas sans rappeler la séquence que nous vivons aujourd’hui : division internationale du travail à distance, communs productifs locaux, plateformes de données et chaines de production globales de l’économie traditionnelle coexistent certes, comme l’écrit Braudel, « en parallèle », faute d’institutions et de régulations renouvelées. Mais parmi ces deux systèmes économiques, lequel est dynamique ?

Nos institutions ont une verticalité qui repose sur un principe hiérarchique descendant qui a été pensé au XIXe siècle. Ce principe est rarement questionné. Le mouvement Makers est l’un des nombreux échos contemporains d’une perte de légitimité progressive du principe de subalternité, y compris méritocratique, dans une société démocratique d’égaux. Il est devenu difficile de justifier une organisation verticale où les décisions sont centralisées dans les mains de quelques acteurs alors que la demande de participation aux décisions, de démocratie, monte depuis plusieurs décennies. On continue pourtant à penser le principe hiérarchique comme condition du pouvoir, de l’autorité et de l’efficience de nos modes de production. On imagine difficilement des organisations productives et des pouvoirs plus horizontaux qui seraient aussi efficients. Nous sommes habitués sans même nous en apercevoir, à associer démocratie et lenteur de décision. Mais c’est pourtant l’inverse que les mondes numériques démontrent jour après jour : une efficience nouvelle et des modes de coordination rapides fondés sur la consultation et la participation d’un grand nombre peut conduire à des modes de décision et de production plus efficaces que des formes verticales centralisées. C’est aussi cela qui a propulsé le mouvement Maker sur le devant de la scène médiatique durant la crise : l’étonnement, la surprise créés par l’écart cognitif entre nos catégories de pensée et des réalités nouvelles dont les Makers sont emblématiques.

On peut donc effectivement le comparer à d’autres mouvements qui sont des mouvements sociaux mondiaux comme les mouvements Occupy ou plus récemment #Metoo, non pas sur le fond, mais sur leur mode de développement. Ces mouvements s’organisent et se diffusent de façon à la fois locale et virtuelle et sont d’emblée transnationaux. L’association de modes d’organisations et d’actions venus des États-Unis, du community organizing, et des réseaux numériques permettent une diffusion rapide globale. Mais ces mouvements mondiaux restent portés par des groupes d’actions locaux qui, à chaque fois, déclinent localement et physiquement leurs luttes et leurs projets, ce qui correspond exactement à ce que nous venons de décrire à propos du mouvement Maker. Sauf que la force transformatrice ou subversive des Makers ne porte pas sur les mœurs ou sur la justice sociale, mais sur nos systèmes productifs. Ils ne remettent pas en cause l’économie de marché mais seulement l’économie de rente, le capitalisme vertical et par extension les formes de pouvoir vertical, comme la firme, la bureaucratie ou le parti politique.

Dans La nébuleuse réformatrice, Christian Topalov a raconté comment, à la fin du XIXe siècle, des gens qui n’avaient rien à voir – aristocrates, hommes d’églises, féministes, sociologues, artisans – se réunissent pour construire les institutions sociales, juridiques concrètes du XXe siècle[10]. Notre temps ressemble davantage me semble-t-il à ce qu’ont été ces années réformatrices sous la IIIe République qu’aux années Trente que l’on cite souvent. On se retrouve aujourd’hui avec ce même besoin d’inventer des institutions du travail, de la production, des institutions sociales adaptées à un monde du travail et de la production transformés… et de nouveaux acteurs réformateurs qui les expérimentent, en dehors des radars intellectuels ou médiatiques.

[1]  Voir les sites suivants qui répertorient les plateformes et initiatives régionales des Makers durant la crise : Réseau français des Fablabs: http://www.fablab.fr/ ;  Histoires de citoyen.ne.s fabricants : https://recits-solidaire.dodoc.fr/ ; Fabricommuns : https://fabricommuns.org/

[2] Chris Anderson, Makers. La nouvelle révolution industrielle, Pearson, 2012. Rifkin J., La nouvelle société du coût marginal zéro : l’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2014.

[3] Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau, Michel Lallement, Makers, op. cit.

[4] Ralph Waldo Emerson, « Self Reliance » in Essays : First serie, 1841, traduction française par Stéphane Thomas, Compter sur soi, Editions Allia, 2019.

[5] Elinor Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

[6] Silvia M. Lindtner, Prototype Nation : China and the Contested Promise of Innovation, Princeton University Press, 2020

[7] André Gorz, Ecologica, Paris, Galilée, 2008, p. 40-41.

[8] Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement ont décrit la mobilisation des Makers durant le confinement dans un article pour AOC : https://aoc.media/analyse/2020/06/14/les-makers-contre-le-coronavirus-quelles-lecons-pour-demain/

[9] Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985.

[10] Christian Topalov, Laboratoire du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1888-1914), Paris, EHESS, 1999.

De l’urgence d’un revenu étudiant

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© Martin Argyroglo / Des étudiants dans un amphithéâtre.

Défendue cet été à l’Assemblée nationale par des élus de La France Insoumise et du Parti Communiste, l’idée d’un revenu étudiant est depuis la rentrée 2020 au cœur d’une campagne menée par les militants de l’Union des Étudiants Communistes. Soutenue par d’autres étudiants, elle incite à reconsidérer le regard porté sur le travail pour étendre sa définition.


Un étudiant sur cinq en dessous du seuil de pauvreté

En exacerbant les difficultés financières des étudiants, en les rendant plus criantes, peut-être plus visibles, les conséquences socio-économiques de la crise du coronavirus ont créé un contexte politique permettant le retour au sein du débat public de l’idée d’un revenu étudiant. Pour autant, aussi forte soit-elle, la précarité étudiante n’est pas un phénomène nouveau. En 2015 déjà, l’Inspection Générale des Affaires Sociales publiait un rapport révélant qu’un cinquième des étudiants vivaient sous le seuil de pauvreté, soit avec moins de 987€ par mois. En 2016, l’Observatoire national de la vie étudiante publiait une enquête [1] dans le même sens indiquant que 22% des étudiants déclaraient « avoir été confrontés à d’importantes difficultés financières au cours de l’année ». Cette précarité étudiante s’explique par tout un faisceau de facteurs : la hausse continue du prix des logements et des dépenses courantes, la baisse des budgets du CROUS [2], et des réformes libéralisant l’enseignement supérieur…

Pour pallier ce manque de revenu, 46% des étudiants travaillent en parallèle de leur formation [3], ce qui a un impact direct sur leur réussite puisque chaque année, 90 000 d’entre eux arrêtent leurs études en raison de difficultés financières [4]. La mise en place d’un revenu étudiant apparaît donc comme une réponse plus que nécessaire pour leur permettre d’accéder à une sécurité financière et à une stabilité qui les aiderait à s’investir au mieux dans leurs études. Pour autant, ce n’est pas cette logique – répondre aux « nécessiteux » par une sorte d’aide – qui sous-tend la proposition d’un revenu étudiant. Cette idée s’inscrit dans une démarche plus large de revalorisation du statut étudiant et d’une redéfinition de la notion de travail.

L’étudiant, un travailleur comme un autre

Les débats de 1951 à l’Assemblée nationale sur le revenu étudiant, proposition qui avait alors le vent en poupe et qui était soutenue par un large spectre politique, allant des syndicats étudiants et des communistes aux chrétiens-démocrates en passant par les socialistes, illustrent parfaitement la logique profonde d’un tel revenu. Ainsi dans le rapport de la commission de l’Éducation nationale revenant régulièrement dans les débats, il est précisé que : « C’est l’étudiant en tant que tel, par la valeur présente de son travail, qui mérite de recevoir non pas une aide, non pas une allocation, ni un salaire, terme trop économique, mais une sorte de consécration matérielle de l’importance et de la dignité de sa condition ». Ce qui est en jeu avec le revenu étudiant ce n’est pas de reconnaître que l’étudiant a des besoins auxquels il faut subvenir ; il s’agit au contraire de sortir de cette logique, laquelle existe déjà avec le système imparfait et inefficace des bourses, de façon à reconnaître l’étudiant comme un travailleur, comme un individu producteur de richesse.

C’est l’étudiant en tant que tel, par la valeur présente de son travail, qui mérite une rémunération.

Reconnaître ce statut à l’étudiant implique une redéfinition du concept de travail, c’est donc un thème de société qui transcende les simples problématiques étudiantes. Le travail, comme la richesse, peuvent-ils réellement se définir uniquement par le critère marchand ? Le travail se réduit-il uniquement à la force déployée par le travailleur pour produire des biens et services échangés sur le marché économique ? Lorsque les étudiants échangent entre eux, lorsqu’ils apprennent, réalisent des devoirs, des mémoires, des thèses, ne participent-ils pas directement à la production et la diffusion de connaissances au sein de la société ? Ne créent-ils pas, par là même, une forme de richesse servant aussi bien le secteur économique que la société dans son ensemble ?

Le revenu étudiant : des mesures concrètes et réalistes

Si cette idée d’un revenu étudiant est souvent balayée d’un revers de la main par ses détracteurs qui la qualifient d’utopiste ou d’irréaliste, la campagne Étudier c’est travailler [5], présente pourtant des réponses concrètes à la mise en place de ce projet. Ce revenu, à hauteur du SMIC lors de l’entrée dans l’enseignement supérieur et indexé sur le niveau de qualification, serait géré et financé par une nouvelle branche de la sécurité sociale, c’est-à-dire par les travailleurs eux-mêmes. En d’autres termes c’est « une part supplémentaire de la richesse produite par les travailleur·se·s de notre pays qui serait mise en commun » [6]. Coût de cette mesure : 20 milliards d’euros, du moins à son lancement. Le dispositif devrait ensuite s’auto-alimenter, du moins en partie, grâce aux cotisations prélevées sur ce revenu.

Débloquer 20 milliards d’euros est possible, c’est une question de choix politique. À titre d’exemples, il est proposé dans cette campagne de supprimer les exonérations de cotisations patronales, représentant un manque à gagner de 66 milliards d’euros en 2019, de taxer les prélèvements financiers au même taux que les cotisations patronales, ou encore de mettre en place une égalité salariale réelle entre les sexes, qui permettrait de dégager 24,4 milliards d’euros grâce à la hausse des cotisations sociales ainsi engendrées par l’augmentation du salaire des femmes.

Le revenu étudiant, un facteur de justice sociale

Quels seraient les effets concrets d’une telle mesure ? Premièrement, elle représenterait un outil d’égalisation des chances permettant de gommer certaines des inégalités sociales face aux études. En effet, elle devrait encourager les étudiants les plus défavorisés à entrer plus massivement, et pour un parcours plus long, dans l’enseignement supérieur. Car même si les ressources financières ne sont pas le seul facteur explicatif de la sous-représentation des classes populaires dans les études supérieures, elles restent indéniablement un élément déterminant la trajectoire scolaire et étudiante. Le calcul coût-avantage des études, calcul qui pousse souvent les jeunes des classes les plus populaires à opter pour de plus courtes études afin d’entrer rapidement sur le marché du travail dans le but d’obtenir un revenu le plus tôt possible, serait ainsi fondamentalement modifié par l’introduction d’un revenu étudiant, qui aiderait à pencher en faveur de la poursuite des études.

Une redistribution des revenus permettrait de démocratiser l’enseignement supérieur.

Il faut malgré tout garder en tête que ce revenu ne permettrait évidemment pas d’effacer toutes les inégalités sociales face au système éducatif ; il serait même probablement reversé en sa plus grande partie aux étudiants issus des milieux sociaux les plus favorisés puisque ceux-ci sont sur-représentés dans les études supérieures [7]. Néanmoins, en opérant une redistribution des revenus primaires vers des catégories de population particulièrement précarisées, le revenu étudiant resterait tout de même un formidable vecteur de justice sociale et de démocratisation de l’enseignement supérieur. Pour autant, un tel projet ne saurait se réduire aux questions, pourtant essentielles, de redistribution économique ; il permettrait également une revalorisation de la société dans son ensemble, en fournissant au marché de l’emploi des travailleurs mieux formés, donc plus qualifiés et plus compétents.

Un premier pas vers un nouveau modèle de société

La question du revenu étudiant est donc un enjeu sociétal permettant la refonte d’un modèle de formation ainsi dégagé des impératifs économiques et réorienté vers les besoins vitaux de la société. Dans la dynamique capitaliste actuelle, l’étudiant est pensé comme un investisseur [8]. Il investit de l’argent au cours de ses études pour pouvoir le récupérer plus tard, une fois engagé sur le marché du travail. Ainsi la logique d’investissement s’accompagne nécessairement d’une logique de rentabilité, l’étudiant oriente ses études et sa formation vers les secteurs d’activité économique les plus lucratifs et pas nécessairement les plus utiles socialement, ni forcément en fonction de ceux qui l’intéressent le plus. En sortant de cet impératif de rentabilité des études, l’étudiant aura la possibilité d’orienter sa formation vers des emplois soit avec une plus grande utilité sociale, ou soit plus proches de ses centres intérêts réels. Si à l’heure actuelle les formations orientées vers les domaines écologiques où l’action sociale ne sont que peu développées, c’est aussi parce que ce sont des secteurs considérés – encore – comme peu rentables.

Dans la dynamique capitaliste actuelle, l’étudiant est pensé comme un investisseur.

Le revenu étudiant doit ainsi s’accompagner de réformes de l’enseignement supérieur, octroyant plus de ressources aux universités, développant des parcours de formation tournés vers l’environnement, les soins, l’éducation, la recherche… Il s’agit d’une question d’intérêt général. C’est un projet global qui permettrait de subvertir certaines dynamiques inhérentes au capitalisme pour se diriger vers une société plus juste, plus égalitaire, plus écologique et plus inclusive. On peut également retrouver ces enjeux et perspectives dans les propositions et les initiatives en faveur d’un salaire à vie. Si celui-ci n’est pas au programme de la campagne Étudier c’est travailler, il reste au cœur des discussions entre militants, et pourrait, à l’avenir, faire l’objet de nouvelles luttes et de nouveaux engagements.

1 Observatoire national de la Vie Etudiante, Enquête nationale des conditions de vie étudiant.e.s 2016, Situation économique et finanière des étudiant.e.s.

2« En 2019, le gouvernement supprime 35 millions d’euros du budget de la vie étudiante | Public Senat». Consulté le 29 septembre 2020. https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/en-2019-le-gouvernement-supprime-35-millions-d-euros-du-budget-de-la-vie.

3 Observatoire national de la Vie Etudiante, Enquête nationale des conditions de vie étudiant.e.s 2016, l’activité rémunérée des étudiant.e.s http://www.ove-national.education.fr/wp-content/uploads/2018/11/Fiche_activite_remuneree_CdV_2016.pdf

4« Proposition de résolution no 2751 invitant le Gouvernement à la mise en place d’un revenu étudiant ». Assemblée nationale. Consulté le 29 septembre 2020. http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b2751_proposition-resolution.

5Campagne lancée par l’Union de Etudiants Communistes le 2 Septembre 2020 dans le but de receuillir 10 000 signatures à la pétition pour un revenu étudiant.

6« Comment mettre en place un tel revenu  ? – Étudier c’est travailler ». Consulté le 29 septembre 2020. https://etudier-cest-travailler.fr/index.php/comment-mettre-en-place-un- tel-revenu/

7Observatoire des inégalités. « Les milieux populaires largement sous-représentés dans l’enseignement supérieur ». Consulté le 29 septembre 2020. https://www.inegalites.fr/les-milieux-populaires-largement-sous-representes-dans-l-enseignement-superieur.

8Voir les travaux d’Aurélien Casta : CASTA Aurélien, Un salaire étudiant : Financement et démocratisation des études, Paris, La Dispute, Travail et salariat, 2017, 155 p.