Le Portugal au bord du « capitaclysme »

© Pedro S. Bello

Il y a la carte postale et l’envers du décor. D’un côté, un pays vu de l’étranger comme le nouvel Eldorado. De l’autre, une population qui, avec de petits revenus, ne s’en sort plus face à une inflation galopante et à un marché du logement de plus en plus inaccessible. Selon les dernières données publiées, près d’un Portugais sur cinq vivrait sous le seuil de pauvreté, dont nombre de personnes âgées, qui doivent survivre avec un minimum vieillesse de 268 euros. L’Instituto Nacional de Estatistica (INE) a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros… Une décennie après le plan de sauvetage de la Troïka (FMI, Commission européenne et BCE), le Portugal a certes retrouvé une capacité d’investissement mais la réalité du quotidien le situerait plutôt au bord du capitaclysme – pour reprendre un néologisme localement à la mode. Un reportage de Nicolas Guillon.

C’est leur nouvelle route des Indes. Le Portugal a annoncé fin septembre la construction d’ici à 2031 d’une ligne de TGV reliant Lisbonne à Porto en 1h15. Au-delà de l’utilité d’un chantier aussi gigantesque pour relier deux villes distantes d’à peine 300 kilomètres et reliables en 2h30, une question se pose : qui montera dans ce train de la « modernité » ? Antonio Costa, le premier ministre portugais, a donné une partie de la réponse : « C’est un projet stratégique qui favorisera la compétitivité », en cohérence avec la volonté portugaise d’attirer des entrepreneurs et des investisseurs étrangers. All right, répond l’écho qui commence à parler la langue du business. « Qui montera dans ce TGV ? Des touristes riches car désormais le Portugal veut des touristes riches », complète Joao, en position d’observation en retrait de l’emblématique pont Dom-Luis, qui enjambe le Douro [1]. Son Portugal à lui ne prend le jour que par des soupiraux mais sa longue vue offre néanmoins une belle visibilité.

NDLR : pour une analyse du contexte politique et social portugais depuis une décennie, lire sur LVSL l’article de Mariana Abreu « La hantise de l’austérité et le spectre de Salazar : le Portugal à l’ère post-Covid », celui d’Yves Léonard « Portugal : les oeillets d’avril confinés », cet entretien avec Cristina Semblano sur les ravages de l’austérité au Portugal ou encore l’article de cette dernière sur les raisons politiques et économiques qui ont entraîné une hausse des feux de forêts ces dernières années au Portugal.

Les alentours immédiats peuvent en témoigner : le Portugal s’est amouraché des riches étrangers. Sur cette rive Sud du fleuve, qui jouit d’une vue imprenable sur la vieille ville de Porto, Vila Nova de Gaia, siège des plus grandes maisons de vin de Porto, s’est semble-t-il découvert un goût immodéré pour les projets immobiliers tape-à-l’oeil. Le plus spectaculaire d’entre eux, comme son acronyme l’annonce : le WoW, pour World of Wine. Impossible de passer à côté : dès l’aéroport, c’est dans cette direction que le voyageur est invité à s’engager. Inauguré en 2020, le WoW se présente comme le nouveau quartier culturel de la ville mais il serait plus juste de parler de parc d’attractions lié à la culture de la ville.

Sachant que le seuil de pauvreté s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population.

Le projet a été imaginé par le propriétaire des marques Taylor’s et Croft, Adrian Bridge. Le magnat anglais a investi 106 millions d’euros pour transformer 35 000 m2 d’entrepôts et de chais en un vaste espace de loisirs comprenant six musées, neuf restaurants, une école du vin, une galerie d’expositions, des lieux événementiels, des bars, des boutiques et un hôtel Relais & Châteaux avec son indispensable spa. Si les travaux de réhabilitation sont indéniablement de belle facture, l’ostentation du lieu (des carrés Hermès aux murs des couloirs et des escaliers) confine, de la part d’un lord, à la faute de goût dans une société qui cultive la simplicité. Inutile de préciser que tout est cher, et même très cher à l’échelle du niveau de vie portugais. Le manant peut néanmoins profiter gratuitement de la vue panoramique sur la ville.

Mais le WoW « en jette » et c’est précisément l’image filtrée que le Portugal veut aujourd’hui donner de lui-même : un pays qui a définitivement tourné le dos à la misère pour entrer avec ses plus beaux habits dans la salle de bal. Le futur TGV procède de cette même stratégie de développement mais Antonio Costa a beau en appeler au « consensus national » dans cette bataille du rail, le client des chemins de fer portugais, qui doit actuellement débourser une soixantaine d’euros pour un aller-retour en 2e classe Porto-Lisbonne, a d’autres préoccupations que celle de filer comme l’éclair du Nord au Sud. Car depuis qu’en 2011 la Troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne et Banque centrale européenne) est passée par là, les Portugais ont de très faibles revenus. Selon l’Instituto Nacional de Estatistica (INE), l’équivalent portugais de l’INSEE, la rémunération brute mensuelle moyenne était de 1 439 euros au 2e trimestre 2022, le salaire minimum s’élevant à 822,50 euros.

Toujours selon l’INE, la pension moyenne en 2021 s’élevait à 487 euros par mois. Au Portugal, le minimum vieillesse n’est que 268 euros. L’INE a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros. Sachant que le seuil de pauvreté (60% du revenu médian selon le mode de calcul de l’Observatoire des inégalités) s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population, sur la base des dernières données sur le niveau de vie divulguées par l’INE, largement commentées par les media portugais cet automne.

Et encore ! Les aides sociales retouchent le tableau : sans elles, ce sont quelque 4,4 millions de citoyens qui ne franchiraient pas la barre. Au Portugal, travailleur pauvre est presque devenu un statut. Déjà effrayants dans le contexte européen, ces chiffres de la misère explosent si l’on prend en considération la privation matérielle, l’éloignement du monde du travail et l’exclusion sociale : près d’un quart du pays connaîtrait une ou plusieurs de ces situations. Les enfants ne sont, malheureusement, pas épargnés : 10,7 % d’entre eux souffraient, l’an passé, de manque matériel et de coupure sociale (source : INE).

On ne se rend sans doute pas compte à Bruxelles de ce qu’on a demandé au Portugal, de s’humilier, et aux Portugais, de se sacrifier. Les dégâts commis ne sautent, c’est vrai, pas immédiatement aux yeux. Depuis la dictature, les gens d’ici ont une capacité à encaisser assez phénoménale, comme si leur principal trait de caractère était de subir. Et vous ne les entendrez jamais se plaindre. Livreur pour des multinationales de l’ameublement, Sergio confie « passer 15 heures par jour sur la route, six jours sur sept ». Et depuis deux ans, on lui a retiré son binôme pour l’aider à porter les colis. Il continue pourtant de faire sa tournée avec le sourire. Il s’estime bien loti avec un travail et 1 100 euros net mensuels. Ici, c’est une serveuse dans un bar de centre-ville dont le salaire pour 40 heures par semaine et des horaires difficiles peine à dépasser les 600 euros ; là, une institutrice qui, au terme d’une carrière complète, va devoir se contenter d’une retraite de 500 euros. Tout ça fait d’excellents Portugais.

« Il entre au Portugal beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises.

Les « bons élèves de l’Europe » ont, en effet, souvent été cités en exemple. En remerciement des efforts colossaux consentis durant la récession, ils voient aujourd’hui le robinet des crédits communautaires couler à gros débit. Les travaux du premier tronçon de la future ligne TGV, à hauteur de 2,9 milliards d’euros, seront financés au tiers par des fonds européens. « Le pays réunit aujourd’hui les conditions financières pour pouvoir réaliser ce type de projet », se félicite Antonio Costa, de la famille des socialistes convertis au modèle néolibéral. Le nouvel Eldorado a peut-être des finances saines mais en attendant, le citoyen doit faire face à l’inflation bondissante : 9,3% à l’amorce du dernier trimestre, 22,2% pour l’énergie et 16,9% pour l’alimentation (source : Trading Economics). L’Association portugaise des entreprises de la distribution (APED) a constaté depuis septembre une recrudescence des vols de produits alimentaires de base : morue congelée, boîtes de thon, bouteilles d’huile d’olive et briques de lait. Retraité de l’industrie pharmaceutique depuis dix ans, Rui sait qu’il compte parmi les privilégiés. Dans la ferme qu’il a rénovée à une heure de Porto, il coule une vie paisible entre son jardin et ses animaux. Tout en conservant une louable lucidité : « Après toutes ces années d’austérité, nous commencions à retrouver un peu de souffle, à voir le bout du tunnel. Et puis la pandémie est arrivée. Et maintenant c’est la guerre en Ukraine et l’inflation. Quand le week-end je reçois mes filles encore étudiantes, entre les courses et le plein d’essence j’en ai pour 300 euros. Combien de Portugais peuvent se le permettre ? Et je ne vous parle pas de la facture de chauffage. »

Se chauffer a toujours été un problème au Portugal et pas seulement pour les plus modestes. Héritage d’une autarcie qui dura un demi-siècle – « mieux vaut la pauvreté que la dépendance », avait l’habitude de dire Salazar -, peu de logements sont bien isolés et équipés. Et c’est une idée reçue de croire qu’il fait toujours beau et chaud en Lusitanie. Mais la crise de 2009, encore elle, n’a rien arrangé. En retour des 78 milliards d’aides reçus, le Portugal a dû privatiser des pans entiers de son économie, dont le secteur de l’énergie. Le groupe chinois China Three Gorges a ainsi repris en 2011 les 21% détenus par l’Etat portugais dans EDP (principale entreprise de production d’électricité du pays). Après ça, allez exercer le moindre contrôle sur les prix.

Bons princes, les Chinois se sont également portés acquéreurs d’une partie de la dette portugaise. Le Portugal et l’Empire du Milieu entretiennent depuis 1557 une relation étroite par le biais de l’administration de Macao, rétrocédée en 1999. Energie, banque, assurance : l’investissement chinois au Portugal est estimé à environ 3% du PIB.

L’immobilier n’échappe pas, bien sûr, à cet afflux de fonds étrangers, en provenance de Chine mais aussi des Pays-Bas, d’Espagne, du Royaume-Uni ou du Luxembourg. Dans certains quartiers de Lisbonne ce sont des rues entières qui sont rachetées, ce qui pose évidemment un problème : l’envolée des loyers, qui ont augmenté de 42,4 % en moins de cinq ans, un chiffre affiché en une, fin septembre, par le journal Publico et confirmé dans la foulée par l’INE. A Lisbonne et Porto, l’augmentation atteint même 50 %, voire 60 % dans certaines communes périphériques de la capitale, dont Vila Nova de Gaia – l’effet WoW sans doute. Le loyer moyen portugais s’élève désormais à 6,25 euros par mètre carré (9,29 euros dans la zone métropolitaine de Lisbonne). A Braga, Joaquim gère un portefeuille de locations modestes, issu d’un legs familial : « Nous avons beaucoup de locataires très anciens et si nous suivions le marché, ces gens ne pourraient plus payer leur loyer ni se reloger. Nous essayons donc d’entretenir nos logements sans engager de trop gros travaux afin de maintenir le statu quo et de préserver ces personnes que nous connaissons de longue date et qui ont toujours honoré les échéances. » Pour leur salut, les Portugais ont conservé cette fibre de l’entraide qui naguère était leur seul canal de survie.

« Je déteste dire que le Portugal est un petit marché mais on ne peut pas dire non plus que c’est un très grand marché, et le fait est qu’il entre beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises. Résultat : pour ceux qui en ont encore les moyens, acheter un bien au Portugal coûte en 2022 50 % plus cher qu’en 2016.

Il y a dix ans, le maire de Lisbonne était un certain Antonio Costa, qui, à l’époque, se battait pour maintenir les autochtones dans la place, en passant, par exemple, des accords avec les promoteurs : un terrain en échange de logements sociaux. Mais il semblerait que la lame de fond de la spéculation soit en train de tout emporter, avec la multiplication sur le marché de biens de luxe, comme, par exemple, un penthouse de 200 m2 à Cascais, station balnéaire du grand Lisbonne, mis en vente au prix de 6 millions d’euros.

Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Alors dans les quartiers, la résistance s’organise, comme, à Bonfim, à Porto. L’adega Fontoura annonce sur une affichette la tenue d’un « événement convivial de contestation contre l’intimidation immobilière et les expropriations illégales ». Les bars ont toujours été les réseaux sociaux du Portugal : on y regarde le football mais pas seulement, on vient y boire son café pour 70 centimes, prendre des nouvelles des amis, parler politique et parfois, fomenter la rébellion. Coincé entre l’hyper centre et Das Antas, où l’appel d’air provoqué il y a dix-huit ans par la construction du nouveau stade du FC Porto a été épuisé, « Bonfim est le dernier terrain de jeu des investisseurs et la pression qui y est exercée sur les habitants est énorme », explique Antonio, le patron. Philippe, un Français qui vient une fois par mois pour son travail (la recherche de terrains pour l’industrie), est convaincu que « la bulle va exploser » Plus qu’une information, un oracle déjà ancien. Dans l’attente de la déflagration, bonne nouvelle : la mairie de Porto a suspendu pour une période renouvelable de 6 mois les agréments de logement touristique (Alojamento Local) dans le centre et à Bonfim. Mais 940 requêtes de propriétaire sont déjà parvenues sur ses bureaux.

Car les investisseurs font feu de tout bois en rachetant, par exemple, des quintas, anciens domaines agricoles ou viticoles, qu’ils transforment en lieux événementiels. Une quinta dans la région de Porto peut se louer 25 000 euros la journée pour un mariage. Et prière d’avoir effacé toute trace de la fête au petit matin car une autre famille attend son tour. Les Portugais s’endettent pour offrir à leur enfants ces noces dignes d’une série Netflix, avec feu d’artifice et pool de photographes et vidéastes pour immortaliser la story d’une vie. C’est tout le paradoxe d’un pays pauvre qui n’a jamais autant consommé, notamment dans ces centres commerciaux à l’américaine dont les villes sont désormais truffées. Longtemps, le Portugal fut privé de tout alors, plutôt que de commander un plat du jour à 6 euros au restaurant du coin, on préfère s’attabler à la terrasse d’une enseigne de la malbouffe dans un food court, ce qui peut s’apparenter à une forme de liberté.

« Non à la mine, oui à la vie. » A Montalegre, dans la région de Tras-o-Montes (littéralement : au-delà des montagnes), à l’extrême Nord-Est du pays, les habitants ont un autre souci : leur terre est classée au patrimoine agricole mondial des Nations Unies mais pour son malheur regorge en sous-sol de lithium, or blanc des fabricants de batteries de téléphone et autres véhicules électriques. Le Portugal serait assis sur un trésor de 60 000 tonnes qui n’a pas échappé aux industriels. Au nom de la transition énergétique et avec l’espoir de donner naissance à toute une filière, le gouvernement a donc donné son feu vert pour l’exploitation dans six endroits du pays, dont Covas do Barroso, à une trentaine de kilomètres au Sud de Montalegre, à proximité immédiate des parcs nationaux de Peneda-Geres et du Haut-Douro. La concession a été accordée à l’entreprise britannique Savannah Resources. Dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses, jure la société. Mais les locaux, qui vivent ici depuis toujours en harmonie avec la nature, n’ont que faire de la communication de Londres. « Nous ne sommes pas contre le lithium mais vaut-il vraiment l’éventration de cette montagne ? s’indigne Aida, l’une des voix de la contestation, en contemplant ce paysage de rêve où ruminent paisiblement de magnifiques vaches à longues cornes dont la race est réputée et où il n’est pas rare de croiser des hordes de chevaux sauvages. Cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière. Ici, pas de magasins mais nous ne manquons de rien. Et nous savons très bien ce qui va se passer avec la mine : nous allons devoir partir pour rejoindre la ville où l’on vit moins bien avec 1 500 euros qu’ici avec 500 euros. » Les agriculteurs des régions concernées affirment, en effet, que l’extraction va interférer avec l’irrigation des terres, ce qui à terme condamnera la production.

Dans ce contexte explosif, l’extrême-droite n’a pas manqué de faire sa réapparition dans le débat politique pour la première fois depuis la Révolution des œillets et la chute de l’Etat nouveau en 1974. Fondé en 2019, le parti Chega est arrivé en troisième position des élections législatives en janvier dernier, avec plus de 7 % des suffrages : un véritable choc dans le pays, dont chaque enfant a dans les yeux une image en gris de la dictature. Quelle que soit leur génération, les émigrants qui reviennent chaque été au village perpétrer la tradition, n’ont rien oublié, même si une certaine pudeur les rend discrets sur ce sujet ô combien douloureux. Dans Histoire du Portugal (Ed. Chandeigne, 2020), Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Notes :

[1] Certains prénoms ont été modifiés.

« Le gouvernement portugais est le fruit d’une volonté de tourner la page avec la Troïka » – Entretien avec Yves Léonard

© Clément Tissot pour LVSL

À l’occasion du 45ème anniversaire de la Révolution des œillets au Portugal, qui a mis fin à une dictature vieille de près d’un demi-siècle, LVSL a rencontré Yves Léonard, spécialiste français de l’histoire contemporaine du Portugal. Docteur en histoire, il a notamment publié une Histoire du Portugal contemporain – préface de Jorge Sampaio, octobre 2016, ainsi que Le Portugal, vingt ans après la Révolution des œillets (1994), Salazarisme et fascisme (1996), La lusophonie dans le monde (1998) Mário Soares, Fotobiografia, (2006). Entretien réalisé par Sarah De Fgd et Pierre-Alexandre Fernando, retranscrit par Adeline Gros.


Le Vent Se Lève – Dans l’imaginaire collectif, l’intégration européenne du Portugal est associée à la chute de la dictature de Salazar qui est allée de pair avec une démocratisation croissante du pays. Cependant, depuis 2008, l’Union européenne est associée à une politique d’austérité extrêmement dure sur le plan social. Quel regard portent les Portugais sur la construction européenne ? La décennie d’austérité qui vient de s’achever a-t-elle entaché le capital de sympathie dont a pu disposer l’Union européenne à une certaine époque ?

Yves Léonard – Si lon compare les différentes enquêtes d’opinion, telle que l’Eurobaromètre, réalisée par la Commission européenne, la perception des Portugais est plutôt au-dessus de la moyenne européenne ; le sentiment est moins négatif qu’ailleurs, le Portugal se situant même dans le premier groupe des six pays les plus favorables aux logiques de l’intégration européenne. Cette perception varie néanmoins en fonction des différentes classes sociales et du niveau de qualification, alors que la confiance dans l’Union et l’image de l’Union ont légèrement baissé au Portugal entre le printemps et l’automne 2018 [1]. Les élites portugaises ont toujours considéré depuis le milieu des années 1970 quil fallait adhérer, que l’avenir du Portugal était européen, ou devait à tout le moins senvisager dans le cadre de la construction européenne. Ce sentiment a assez peu évolué en trente ans. En revanche, lopinion publique a longtemps été relativement peu sensibilisée à la question européenne, hormis par sa dimension financière avec la manne des fonds structurels parsemant routes et infrastructures en construction de drapeaux aux couleurs de l’Europe. L’adhésion sest faite dans un contexte particulier, comme un prolongement naturel à la transition démocratique et à la décolonisation – « l’Empire est mort, vive l’Europe » selon une formule de Mário Soares (1924-2017) –, malgré une certaine lenteur des négociations (1977-1985). Car si le Portugal était le bienvenu, il a dû néanmoins faire face à des réticences d’autant plus fortes que son adhésion était liée à celle de l’Espagne qui inquiétait ses voisins européens, en raison notamment du poids encore important du secteur agricole. En définitive, l’opinion publique portugaise a vécu l’adhésion dans une relative indifférence. Les partis politiques de gouvernement, européistes, à savoir le Parti socialiste (Partido socialista, PS) et le Parti social-démocrate (Partido Social Democrata, PSD, centre-droit), ont fait peu de pédagogie autour de la question de l’Europe. D’autant qu’ils entendaient « regarder vers l’Atlantique », en développant échanges et dialogue avec les espaces lusophones (plus de 250 millions de locuteurs dans le monde), tant en Amérique du Sud (Brésil), qu’en Afrique (Angola, Mozambique), grâce, notamment, à la création en 1996 de la CPLP (Communauté des pays de langue portugaise). Une partie de l’opinion publique portugaise n’a pris que tardivement la mesure d’un certain nombre de conséquences douloureuses – en termes d’emploi et de restructurations à la hâte des secteurs agricoles et industriels – que pouvait avoir l’adhésion à l’Europe, notamment lors de périodes de crise et de difficultés. Cela fut le cas dans un premier temps au tournant des années 2000, avec le ralentissement de la croissance. Lors de la crise de la fin des années 2000, une grande partie de l’opinion est dabord restée silencieuse, avant de se réveiller pour formuler avec force ses critiques à l’encontre d’une construction européenne identifiée dès lors à la Troïka. Aujourdhui, et notamment depuis le virage anti-austérité qui a été pris depuis plus de trois ans [2], cette opinion reste plutôt majoritairement favorable à la construction européenne.

« Une grande partie des classes moyennes qui ont pour lessentiel été les grandes gagnantes de leuropéanisation, de l’après-dictature, sest trouvée fragilisée ; les classes populaires ont quant à elles vécu le démembrement de secteurs industriels traditionnels avec une extrême violence »

LVSL –  Le Portugal fait partie avec des pays comme l’Espagne la Grèce et l’Irlande, qui ont été placés sous tutelle de la Troïka – Commission européenne, BCE, FMI – auxquels on a imposé des réformes structurelles d’inspiration néolibérale. Comment ces réformes et leur mode d’imposition ont-ils été perçus par les Portugais ?

YL – Très mal. D’abord à cause de leur dureté : baisse des salaires, de traitement pour les fonctionnaires, des pensions de retraites. Sen est suivie une contraction énorme, à l’issue de laquelle certaines catégories professionnelles ont perdu jusqu’à un tiers de leurs revenus. À cela sajoutent la hausse du chômage et tout un cortège de mesures daccompagnement, dont la suppression de certains jours fériés. Ces mesures extrêmement dures ont été d’autant plus mal perçues quelles ont été imposées de manière brutale à une population déjà fragilisée par des années de politique de rigueur et de croissance atone, dans un contexte où les Portugais ont éprouvé un farouche sentiment de perdre une nouvelle fois leur indépendance. Vous avez parlé de la mise sous tutelle du Portugal par la Troïka ; il y a des précédents dans lhistoire portugaise. C’était le cas à la fin des années 70 et au début des années 80, avec les aides du FMI, alors que le pays connaissait de réels problèmes économiques. Le Portugal est devenu au fil des années – 90 notamment – celui quon appelait le « bon élève de lEurope », donc en quelque sorte un exemple, avec pour apogée l’Expo’98, l’exposition universelle de Lisbonne consacrée à l’été 1998 au thème des Océans, avenir de l’humanité. D’un seul coup, dans les années 2000, le Portugal était devenu un mauvais élève, celui dont on dénonçait la mauvaise gestion. Il y avait en toile de fond tous les symptômes du traumatisme grec. Une grande partie des classes moyennes qui ont pour lessentiel été les grandes gagnantes de leuropéanisation, de l’après-dictature, sest trouvée fragilisée ; les classes populaires ont quant à elles vécu le démembrement de secteurs industriels traditionnels avec une extrême violence. On parle souvent des Indignés espagnols, mais il faut se souvenir que les manifestations au Portugal ont commencé avant les manifestations espagnoles, dès le mois de mars 2011 – date à laquelle il y a eu spontanément, hors partis, hors syndicats, par les réseaux sociaux pour lessentiel, des mobilisations très fortes pour dénoncer l’austérité et la prochaine intrusion de la Troïka avec des slogans qui sont passés à la postérité. On a notamment remis au goût du jour une phrase emblématique de « Grândola, vila morena », la chanson de la Révolution des œillets, qui disait « c’est ici que le peuple commande », sous-entendant que linfluence de la Troïka sur le Portugal constituait une ingérence étrangère (« Que se lixe a Troïka » – « Que la Troïka aille se faire foutre »). Le film de Miguel Gomes Les mille et une nuits (2015) le montre bien. Il permet de prendre la mesure de la condescendance, du mépris à peine voilé des représentants de la Troïka à l’égard du Portugal. À l’ère des réseaux sociaux, cette attitude a été très mal perçue. Dans les années 1980, avant l’adhésion à l’Europe, la situation avait été différente. Avec les réseaux sociaux, lindignation sest répandue comme une traînée de poudre.

LVSL – Quelle est la nature du « miracle portugais » que décrivent certains médias ? Est-il le produit dune politique de relance sociale ? Ou dune stratégie de dumping fiscal mise en place depuis 2008, visant à attirer entreprises et retraités fortunés comme laffirment certains économistes plus critiques ?

YL – Un peu de tout cela. Les autorités portugaises, qui ont fait preuve de volontarisme, ont également bénéficié d’un alignement des planètes. A l’automne 2015, la volonté de mettre fin à l’austérité coïncide avec une baisse du prix de l’énergie et du pétrole. Je ne parlerai pas de miracle : il y a eu une volonté très forte de modifier radicalement la donne et de sunir pour sopposer à des politiques dont on avait vu toute la dureté sur le plan social. La Geringonça est le fruit d’une volonté d’en finir avec la politique des précédents gouvernements qui avait appliqué et amplifié les mesures dictées par la Troïka. Une volonté partagée par toute la gauche de tourner la page.

Plusieurs mesures adoptées au début des années 2010 flexibilité du marché du travail, synonyme de précarité accrue, dumping fiscal, avec le visa gold, (le visa doré) n’ont pas été remises en question. La relance par la demande – singulière à l’échelle européenne – a eu lieu dans un contexte favorable, qui a permis à la consommation de repartir à la hausse, grâce notamment à une hausse du salaire minimum, passé de 450 à 600 euros. Il y a eu durant ces années des secteurs entiers de l’économie portugaise qui ont changé de nature, une mutation justifiée par l’idée quil fallait monter en gamme, pour reprendre une expression qui renvoie à l’imaginaire néolibéral et managérial. Au fil des années, des secteurs traditionnels, tels que le textile, la chaussure ou le vin, se sont modernisés pour être concurrentiels à lexportation, principal levier de la croissance avec le tourisme.

Pourtant, si la croissance est supérieure à 2%, le chômage en baisse et le déficit public à son plus bas niveau depuis le rétablissement de la démocratie, si le WebSummit annuel de Lisbonne confère au Portugal une image d’innovation et de Startup nation, précarité, inégalités et pauvreté sont loin d’avoir disparu, alors que l’investissement public reste insuffisant. Le syndrome Airbnb frappe la capitale Lisbonne où, nourris par la spéculation et les visas dorés, les prix de l’immobilier se sont envolés, chassant les habitants des quartiers traditionnels. Si l’on respire mieux au Portugal, difficile de parler d’un miracle économique.

« le cas portugais devrait inciter à beaucoup plus de réflexion à l’échelle européenne que ce nest le cas actuellement »

LVSL – Peut-on parler dun modèle portugais comme le font certains partis européens de gauche, qui pourrait être dupliqué ? Y a-t-il une quelconque cohérence dans la coalition qui est au pouvoir, ou est-elle simplement le produit de rapports de force entre un parti communiste – marxiste et eurosceptique – et un parti socialiste – europhile et social-libéral – de lautre ?

YL – Un modèle est source d’inspiration et reproductible. Tout porte à croire que ce nest pas le cas du Portugal, dont la coalition fait figure de cas très singulier à échelle européenne. C’est un modèle qui n’est, pour l’heure, ni exporté, ni dupliqué.

Cependant, le cas portugais devrait inciter à beaucoup plus de réflexion à l’échelle européenne que ce nest le cas actuellement. On a beaucoup commenté ce qui sest passé en Espagne ces derniers mois, et le cas portugais nest évoqué – quand il l’est -, comme souvent, que de manière périphérique, voire anecdotique. Or ce qui sy passe est tout sauf anecdotique parce que c’est l’expression d’une alternative, d’une voie singulière, produit d’un rapport de force politique et d’une volonté de mettre fin à l’austérité. Le « tout sauf ça » a permis des échanges et un rapprochement, qui n’était pourtant le mot d’ordre daucun des trois partis membres de la coalition à l’été 2015, lors de la campagne des législatives. La coalition a été le fruit dune nécessité – tourner la page de l’austérité – et d’un contexte politique inédit permettant à la gauche – majoritaire en voix et en sièges à condition d’unir ses forces – de gouverner.

L’intérêt de cette organisation (la geringonça), c’est son fonctionnement, à première vue de bric et de broc, brinquebalant : vous avez trois formations qui sont obligées de s’écouter et de débattre, en s’opposant parfois, afin d’aboutir à des solutions. En s’efforçant de concilier impératif européen – prôné par le Premier ministre António Costa et le ministre des Finances Mário Centeno, président de l’Eurogroupe -, et impératif social, aiguillonné par le Bloc de Gauche et le Parti communiste. Fort de son solide ancrage local, le Parti socialiste, d’orientation social-libérale sous les gouvernements de José Socrates (2005-2011), défend, avec António Costa qui a pris le contrôle du parti en 2014, une ligne se voulant plus à gauche, plus social-démocrate. Ce sont les primaires de 2014 qui lui ont permis de simposer face à un adversaire qui était sur une ligne plus classique à l’échelle de lEurope, au social-libéralisme affirmé. Sans cette évolution ni la main tendue par le Bloc de Gauche, aucune entente n’aurait été possible et la geringonça n’aurait pu voir le jour, alors que le PC se tenait dans l’opposition depuis 1975.

Des conflits sociaux perdurent (éducation, santé) et des divergences subsistent entre les membres de la geringonça sur un certain nombre de sujets. Mais, jusqu’ici, sans altérer la stabilité politique ni bloquer le système, une fois que le débat a eu lieu et que des opinions contradictoires se sont exprimées, permettant de produire des textes législatifs et des mesures concrètes. Pour ces raisons, cest un cas intéressant de mise en commun et de réflexion collective. Il reflète aussi un rapport de force singulier entre un Parti socialiste autour de 35% et deux autres forces qui peinent à dépasser les 10%, aucune des trois formations n’ayant eu intérêt à rompre cet attelage brinquebalant. Même si celui-ci profite plus nettement au PS. Bien que le Bloco de Esquerda, qui a obtenu 10% des voix aux dernières législatives d’octobre 2015 reste un parti essentiellement urbain, et le Parti communiste, qui a essuyé un revers aux élections municipales de 2017, plafonnent dans les intentions de vote pour les prochaines élections législatives d’octobre 2019. C’est une configuration très particulière, due au fait quil ny a pas, à échelle européenne, d’autre cas où un parti social-démocrate frôle les 35% et échappe à la pasokisation généralisée. Le cas portugais reste donc très singulier, même comparé à son voisin espagnol.

LVSL – L’une des données marquantes du paysage politique portugais réside dans labsence dune extrême droite vraiment significative, alors quen Espagne, une extrême-droite franquiste, jusqualors contenue dans le parti populaire est en train de renaître via le mouvement Vox qui a eu un franc succès lors des dernières élections en Andalousie. Comment expliquer cette absence de lextrême droite dans le spectre politique portugais ? Est-ce du fait de lhéritage de la dictature de Salazar qui serait trop récente, et perçue trop négativement par les Portugais ?

YL – Cela tient pour partie à ce poids de la dictature salazariste, mais surtout à la manière dont le Portugal est sorti de la dictature. Si lon compare avec le voisin espagnol, les deux cas sont antinomiques : dun côté, en Espagne, il y a eu une transition pactée, négociée, avec le Pacte de loubli [3] dont on mesure aujourdhui toutes les conséquences ; et de lautre, le cas portugais pour lequel, la transition sest faite par rupture, avec un coup dÉtat, la Révolution des œillets qui, en une journée, a renversé une dictature vieille de près d’un demi-siècle. L’héritage de cette transition est très prégnant dans la mémoire collective. En outre, des dispositions interdisant à un parti officiellement fasciste ou se réclamant du fascisme de se présenter à des élections ont été intégrées dans la Constitution de 1976. Il y a également des raisons liées à la singularité du cas portugais, pays traditionnel d’émigration, moins en première ligne que ses voisins sur la question des migrants dans le bassin méditerranéen et moins touché par les crispations identitaires liées à une immigration relativement faible, même si racisme et xénophobie existent au Portugal.

Malgré un taux dabstention lors des différentes élections assez élevé, qui sapproche de la moyenne européenne, la crise de confiance dans les partis politiques est moins importante au Portugal que dans dautres démocraties occidentales. On peut parler dune forme de résilience des partis politiques. Les deux partis dominants, qui alternent au pouvoir depuis la Révolution des œillets, maintiennent des scores importants, entre 30 et 40 % des voix pour le Parti socialiste (PS) et entre 20 et 30 % pour le Parti social-démocrate (PSD). Ces deux seuls partis captent 70 % de l’électorat, ce qui constitue une exception. Il ny a donc pas eu despace laissé pour lexpression autonome d’une droite qualifiée de populiste, radicale. Cest pour cela quon dit quil ny a pas de populisme ni d’extrême-droite au Portugal, ce qui se vérifie aujourdhui : le Parti national rénovateur (Partido Nacional Renovador) a fait un score de 0,5% lors des dernières élections législatives en 2015, ce qui est peu à l’échelle européenne. Cependant, la donne est peut-être en train d’évoluer pour deux raisons : dune part, lexemple espagnol a libéré la parole chez certains. Il y a comme un effet de capillarité, de mimétisme qui peut jouer, d’autant que les réseaux sociaux peuvent rapidement l’alimenter. Avec les influences venues dautres pays, avec des personnalités telles que Steve Bannon et ses émules, le Portugal nest pas un îlot à l’abri. D’autre part, en raison d’une forme de résurgence du discours nationaliste. Salazar, avec son entêtement obsessionnel à faire du Portugal un grand pays colonial, avec son nationalisme d’empire passéiste et anachronique, avait d’une certaine façon tué le match en invalidant toute forme de discours ultra-nationaliste, cause d’une décolonisation tardive et conflictuelle qui avait provoqué le renversement de la dictature au printemps 1974. Quant au testament salazariste, selon lequel, privé de ses colonies, le Portugal disparaîtrait, il avait lui aussi été rapidement invalidé par l’ancrage européen de la jeune démocratie portugaise. Dans lactuelle campagne des européennes, chez les deux partis traditionnels de centre-droit et de droite, il existe une certaine porosité, sinon dérive populiste, tant au sein du CDS-Parti Populaire (CDS-Partido Popular), que du Parti social-démocrate (PSD), partis assez éclatés actuellement et en perte de repères. Une partie de leurs élus et une partie de leur électorat sont en attente, tentés par un discours empreint de nostalgie d’une grandeur révolue et de repli obsidional, volontiers contempteurs d’une geringonça brocardée comme mauvaise gestionnaire et clientéliste. Type de discours qui les rapprocherait davantage dune droite populiste. La situation est donc peut-être en train d’évoluer, même si cest encore trop tôt pour laffirmer.

« La singularité de la geringonça et du redressement économique devrait susciter un nouvel engouement pour le Portugal. »

LVSL – En Espagne, la question de la mémoire historique est prégnante. Une loi damnistie, le Pacte de loubli, a été votée pendant la période de transition démocratique. Elle est dune actualité brûlante, comment la montré le récent documentaire Le silence des autres. Quen est-il au Portugal ? Y a-t-il eu un travail sur la mémoire historique, de réparation des crimes commis pendant la dictature de Salazar ? Lhéritage de Salazar est-il aujourdhui un sujet clivant dans la société portugaise comme ça peut l’être en Espagne où des représentants politiques, et des personnes issues de la société civile se revendiquent ouvertement de lhéritage de Franco ?

YL – Pour comprendre cette question de la mémoire historique, il faut revenir à la transition. Nous sommes actuellement en période de commémoration du 45ème anniversaire de la Révolution des œillets du 25 avril 1974, qui a permis le renversement de la dictature. Chaque année, à la même période, les Portugais se souviennent des événements du 25 avril 1974. Comme tout cycle commémoratif, il y a des hauts et des bas, des périodes plus aseptisées où finalement ce ne sont plus que des mots que lon délivre avec un sens qui se perd, au risque de banaliser l’événement 25 avril présenté, lors de son 30ème anniversaire, plus comme une évolution qu’une révolution. Cependant, au moment du 40ème anniversaire en 2014, en pleine période d’austérité imposée par la Troïka, se sont multipliées les critiques sur le fait que les idéaux de la Révolution des œillets auraient été trahis. Ce cycle commémoratif, qui fait dun jour de commémoration un jour férié depuis 1976 – le Jour de la Liberté, permet de se remémorer chaque année cet événement clé de la démocratie. C’est d’autant plus important lorsqu’on compare les modes de construction de la démocratie en Espagne et au Portugal. Même si, face à l’horreur des dictatures, il est toujours très difficile de faire des comparaisons et de quantifier l’abjection, la dictature de Salazar a été une dictature très dure, gouvernant par la peur, où, dans la vie quotidienne, la population était épiée par la police politique. Mais il ny a pas eu au Portugal cette épouvantable guerre civile qui a fait des centaines de milliers de morts, traumatisme majeur de la société espagnole. Soutien du régime franquiste, le Portugal de Salazar n’a pas connu de guerre civile. Et, à la différence de l’Espagne franquiste, la dictature a été renversée le 25 avril par le Mouvement des Capitaines et une révolution à la fois pacifique et populaire. Ce qui change pas mal de choses au regard des pratiques démocratiques, plus inclusives dans le cas portugais [4].

Au Portugal, l’enseignement de l’histoire du temps présent est un peu le parent pauvre des programmes scolaires. Il y a eu néanmoins de nombreuses avancées depuis trente ans, fruits d’une histoire savante développée, entre autres, par l’Institut dHistoire Contemporaine de l’Université Nouvelle de Lisbonne, l’Institut de Sciences sociales (ICS) de l’Université de Lisbonne et le Centre de Documentation du 25 avril à l’Université de Coimbra, qui ont produit – et qui continuent de produire – d’excellents travaux sur la période de la fin du salazarisme, sur la Révolution des œillets et la transition. Cependant, le problème de la diffusion de cette histoire savante demeure. Une grande partie de la population portugaise – les jeunes notamment – ignorent largement ce que fut la dictature. Et alors que ceux qui lont vécue, il y a plus de 45 ans, disparaissent, cette mémoire née de la transmission entre générations ne se fait plus de la même manière. La transmission ne sest pas toujours très bien faite dans les familles. On ne parlait pas facilement du temps de la dictature parce quil y avait une sorte de chape du silence, ainsi quune volonté d’oublier, voire de banaliser, chez certains, le temps de la dictature.

Quant au personnage de Salazar, il ne suscite pas de culte de la personnalité, contrairement à l’Espagne où certains se revendiquent ouvertement de Franco. Salazar était lui-même partagé sur ce culte de la personnalité. Comme ces fantômes qui viennent vous visiter sans forcément vous hanter, il continue de susciter auprès dune certaine partie de la population, vieillissante, qui a vécu au temps du salazarisme, le souvenir non pas dun dictateur implacable, mais dun homme honnête et vertueux. Au point d’avoir été désigné en 2007 comme la personnalité majeure de l’histoire du vingtième siècle portugais par un sondage fort peu scientifique réalisée par la chaîne de télévision RTP. Aujourdhui, alors que la corruption et le clientélisme n’ont pas disparu, on voit bien comment certains pourraient chercher – quand ils ne l’ont déjà fait – à utiliser limage d’un personnage qui incarnerait une forme de probité. Très récemment a ressurgi l’idée d’un musée qui serait consacré à Salazar dans son village natal près de Santa Comba Dão. Mais cela reste un projet. Il faut rester toujours très attentif parce que la révolution a permis de solder en partie les comptes de la dictature. Il y a eu alors une épuration, avec le jugement et la condamnation d’une partie des équipes dirigeantes de l’État Nouveau [5], souvent exilées au Brésil. Il y a eu un changement de cap et de personnel politique, mais qui ne pouvait pas être complet compte tenu de la taille et des besoins du pays. Une partie de ces élites politiques et économiques s’est d’ailleurs organisée pour réapparaître au bout dun certain temps. Alors qu’en Espagne, lors de la transition, le Pacte de loubli a permis à de nombreuses personnalités de continuer d’exercer leurs fonctions quand bien même elles étaient impliquées dans la gestion de lancien régime. Plus que le devoir de mémoire, ce qui importe réellement, cest le besoin dhistoire. Il y a un besoin de connaître et d’écrire cette histoire. Elle est aujourd’hui largement écrite et connue, même si elle est entachée de quelques tentatives révisionnistes. Avec aussi de belles avancées récentes en matière d’histoire sociale, par en-bas, l’histoire des petites choses. Mais la transmission auprès du grand public reste imparfaite. Une partie de la jeunesse ne sait plus ce que fut le 25 avril.

LVSL – Le Portugal est assez peu évoqué dans les médias français, malgré les liens historiques qui unissent la France et le Portugal du fait de la vague d’émigration massive des années 1960-70. Selon vous, comment peut-on expliquer ce manque dintérêt de la part des médias français ?

YL – C’est le fruit dune longue histoire. Le Portugal a longtemps été considéré comme un pays périphérique par les Français, avant tout rivaux de leurs voisins immédiats, Anglais, Allemands ou Espagnols. Le Portugal nétait pas un enjeu majeur, de par lexiguïté de son territoire et son caractère périphérique à l’échelle du continent européen. Les recherches en France sur le Portugal sont relativement récentes à l’exception de la période des Découvertes, sur l’Infant Henri, le Navigateur, ou Vasco de Gama par exemple. Pour la France, le Portugal était un cas d’autant plus marginal qu’il était méconnu. Il y a eu des moments où la France a plus regardé du côté du Portugal, ainsi quand la République a été proclamée par exemple [6]. Du temps de Salazar, des pans entiers de la droite réactionnaire et conservatrice française ont puisé dans le salazarisme une source dinspiration. Le régime de Vichy sest très largement inspiré du modèle incarné par Salazar [7]. Mais le reste des échanges était relativement faible. Le Portugal était avant tout l’allié historique de lAngleterre. Larrivée massive des émigrés portugais dans les années 1960 n’a guère changé les choses, l’ignorance restant totale de leur culture, nourrissant au contraire de nombreux stéréotypes empreints de condescendance et de moqueries sur « ce pays de concierges et de maçons », teintés malgré tout d’une forme de respect pour le « bon travailleur portugais », respectueux et dur à la tâche, comme l’a montré le film de Ruben Alves La cage dorée (2013). Les choses ont changé ces dernières années, non pas tant avec l’engouement touristique des Français pour le Portugal, mais par les avancées de la recherche historique qui permettent de faire connaître lhistoire de ce pays, ainsi que sur le plan culturel avec la découverte des grands auteurs portugais tels que Fernando Pessoa (1888-1935), José Saramago (1922-2010), seul Prix Nobel de Littérature portugais à ce jour, ou bien encore António Lobo Antunes.

La Révolution des œillets a constitué un moment charnière au cours duquel une grande partie de l’intelligentsia et des responsables politiques français se sont tournées vers le Portugal, à la fois pour observer et se nourrir de son exemple, mais aussi pour donner des conseils, faisant de ce pays un véritable laboratoire d’expérimentations politiques et sociales, nourrissant une efflorescence d’ouvrages et d’articles. La singularité de la geringonça et du redressement économique devrait de nouveau susciter pareil engouement pour le Portugal.

  1. Eurobaromètre Standard 90 – Vague EB90.3 – Kantar Public, automne 2018 – terrain : novembre 2018, « L’opinion publique dans l’Union européenne » http://ec.europa.eu/commfrontoffice/publicopinion/
  2. Depuis 2015, le gouvernement socialiste est soutenu, sans participation gouvernementale, par le Parti communiste et le « Bloco de esquerda » (Bloc de gauche)
  3. Pacte de loubli : loi damnistie générale votée en 1977 en Espagne lors de la période de transition démocratique
  4. Cf. Robert M. Fishman, Democratic Practice : Origins of the Iberian Divide in Political Inclusion, Oxford University Press, 2019.
  5. Estado Novo, régime autoritaire de 1933 à 1974, qui survit à Salazar (1889-1970) mais est renversé le 25 avril 1974 par la Révolution des œillets
  6. 1910
  7. cf. Patrick Gautrat, Pétain, Salazar, De Gaulle. Affinités, ambiguïtés,illusions (1940-1944), Paris, Editions Chandeigne, 2019.

« Les cadeaux faits aux premiers de cordée alimentent de nouvelles bulles spéculatives » – Entretien avec Eric Berr

Grèce, Portugal, Allemagne…France. Où en est-on presque 8 ans après le début de la crise des dettes souveraines ? L’Europe est-elle sortie d’affaire ? Eric Berr, membre du collectif des Économistes Atterrés, professeurs à l’université de Bordeaux vient de publier “L’économie Post-keynésienne” (Seuil, septembre 2018). Il est notamment l’auteur de « L’intégrisme économique » (Les Liens qui Libèrent, mars 2017) et fait avec nous un point d’étape sur l’actualité économique européenne, alors que l’on explique désormais que la Grèce est sortie de sa tutelle budgétaire et que l’économie européenne redémarre. Un entretien synthétique et pédagogique, abordant à la fois la situation économique de ces pays mais aussi le caractère dogmatique de la doctrine économique en vigueur presque partout en Europe, et en France notamment.  


 

LVSL – Le 20 août dernier Pierre Moscovici annonçait que la Grèce était sortie de la tutelle budgétaire imposée par la fameuse Troïka, qu’elle était en quelque sorte tirée d’affaire. Est-ce le cas ? Ou les grecs ont-ils encore du souci à se faire ?

Eric Berr – Si l’on se fie aux chiffres qui caractérisent l’économie grecque, elle est loin d’être tirée d’affaire. Certes, on assiste à un timide redémarrage de la croissance, et le déficit budgétaire a été résorbé. Mais l’excédent budgétaire constaté en 2017 est surtout le résultat de la grande braderie des biens publics (port du Pirée, aéroports, etc.) et de la baisse continue des dépenses publiques.

Si l’on regarde en détail ce qui s’est passé depuis 2009 et le début de la crise grecque, on voit que, si le taux de chômage baisse un peu depuis 2014, il reste toujours autour de 20%. Le PIB a quant à lui diminué de 25% tandis que les revenus, les salaires et les pensions de retraite ont baissé de 40%. On pourrait multiplier les chiffres. Preuve supplémentaire de cette situation dramatique, on assiste à un exode important des jeunes puisque 500 000 Grecs de 20 à 30 ans ont quitté le pays depuis le début de la crise, ce qui est énorme pour un pays de 10 millions d’habitants. Ce sont autant de forces vives qui vont manquer pour reconstruire ce pays. Et, cerise sur le gâteau si j’ose dire, les trois plans de sauvetage mis en œuvre à l’initiative de la célèbre troïka (regroupant la Commission Européenne, la Banque Centrale Européenne et le Fonds Monétaire International) et qui ont imposé l’austérité perpétuelle à la Grèce avaient pour objectif de réduire le rapport dette publique/PIB, qui était au début de la crise égal à 110% et qui, aujourd’hui, maintenant que « tout va bien », atteint 180%… Rien n’est donc réglé, bien au contraire.

 

LVSL – Avec ces nouvelles plutôt positives qui nous sont rapportées sur la Grèce par la presse, on pourrait être amené à croire que la situation économique en Europe va globalement mieux. Sommes-nous en passe de sortir de cette fameuse crise des dettes souveraines?

Eric Berr – Je ne vois rien de bien optimiste quant à l’avenir immédiat de l’Union Européenne en raison de la poursuite de politiques d’austérité totalement absurdes qui n’ont pas permis de réduire le niveau de la dette publique dans la grande majorité des pays de l’Union européenne. Et le fait qu’il y a de nouveau un peu de croissance économique, la France étant toutefois un peu à la traîne dans ce domaine, ne change rien à l’affaire.

 

LVSL – Les politiques de rigueur ont-elles fonctionné ? Est-ce qu’on a des éléments qui nous permettent d’en juger ?

Eric Berr – Non seulement elles n’ont pas fonctionné mais elles ont entrainé un accroissement des inégalités sans précédent, ce qui nourrit la défiance vis-à-vis de l’Union Européenne et de « l’Europe » en général. Ces inégalités génèrent toujours plus de précarité et de pauvreté pour de nombreux européens, renforcent les tensions sociales et conduisent à une remise en question du « vivre ensemble », terreau sur lequel se développent les extrémistes appelant au repli nationaliste, donc au rejet de l’« étranger », qu’il soit migrant ou réfugié, jugé responsable de ces maux.

Notons également que l’Allemagne, pays qui est supposé être le moteur de l’Union Européenne, assure sa prospérité en partie au détriment de ses partenaires grâce à ses énormes excédents commerciaux, qui représentent environ 8% de son PIB et se situent bien au-delà de ce que recommande l’Union européenne.

 

LVSL – On peut être en infraction en raison d’excédents commerciaux trop élevés ? Est-ce pénalisable ?

Eric Berr – En plus des critères de convergence inscrits dans le traité de Maastricht, Bruxelles surveille de près une série de critères macroéconomiques et fait des recommandations afin d’éviter de trop grands écarts entre les Etats membres qui pourraient menacer la stabilité économique de l’Union. Ainsi, la réforme du « Six-pack », entrée en vigueur en 2011, stipule notamment que l’excédent des transactions courantes d’un pays membre ne doit pas dépasser 6% du PIB. Sachant que les excédents des uns sont les déficits des autres, on comprend bien les risques que ces importants excédents commerciaux allemands font peser sur certains pays partenaires. Mais ces excédents et la croissance qu’ils génèrent masquent la fragilité du modèle allemand. Faute d’utiliser ces excédents pour investir et soutenir suffisamment la demande intérieure, on assiste à une forte augmentation de la pauvreté et des inégalités. Au final, ce modèle allemand apparaît beaucoup plus fragile que ce que l’on ne veut bien le dire. C’est en particulier le cas du secteur financier où les problèmes de la Deutsche Bank risquent de poser de sérieux soucis à l’Allemagne en cas de nouvelle crise de grande ampleur.

 

LVSL – On parle souvent du Portugal en ce moment comme un modèle de réussite économique. Les portugais prennent le contre-pied de la politique de rigueur traditionnelle imposée par la troïka. Est-ce vraiment le cas ? Est-ce que ça va vraiment mieux au Portugal et quelles sont les perspectives économiques ?

Eric Berr – Le Portugal, depuis bientôt 3 ans et l’arrivée de la coalition de gauche au pouvoir, a décidé de prendre le contre-pied des politiques d’austérité, vantées et promues par les instances européennes depuis de nombreuses années. Ainsi, le gouvernement portugais a augmenté le salaire minimum, les pensions de retraite et les allocations familiales. Il a arrêté les vagues de privatisation des services publics et a mis en place des mesures pour lutter contre les inégalités. Cette politique commence à porter ses fruits – le chômage recule, la croissance repart et le déficit public diminue – mais il faut aussi reconnaître que la situation économique et sociale du Portugal, qui était sous la tutelle de la troïka jusqu’en 2014, reste difficile à bien des égards, comme en témoigne l’exode des jeunes qui continue. Et si le Portugal redevient attractif en termes d’investissements – on assiste notamment à un redémarrage de l’industrie automobile – il le doit en partie à une main-d’œuvre bon marché mais plus qualifiée que celle des pays d’Europe de l’est avec qui il est en concurrence. En résumé, si le Portugal s’engage dans des politiques keynésiennes de relance par la demande, ce qui est une bonne chose, il le fait en respectant le cadre des traités européens qui ne peuvent qu’en limiter la portée.

 

LVSL – Mais ces investissements dont vous parlez sont un facteur exogène de la croissance : les industries qui reviennent parce que la main-d’œuvre est compétente, avec des salaires un peu plus haut qu’en Europe de l’Est mais plus bas que dans d’autres pays. Ce n’est pas lié aux politiques de relance ?

Eric Berr – En partie si puisque les entreprises qui reviennent se localiser au Portugal voient aussi qu’il y a une demande intérieure qui peut repartir, ce qui peut être intéressant pour elles.

 

LVSL – Dans vos derniers écrits vous parlez de la radicalisation de la pensée économique…

Eric Berr – En effet, je parle même, dans un livre que j’ai publié en 2017, d’intégrisme économique (L’intégrisme économique, 2017, éditions Les Liens qui Libèrent NDLR). La pensée économique dominante, relayée par Margaret Thatcher au Royaume-Uni à la fin des années 1970 et Ronald Reagan aux Etats-Unis au début des années 1980, a conduit à la mise en œuvre de politiques néolibérales qui, depuis près de 40 ans, ont montré leur inefficacité tant dans les pays en développement hier qu’en Europe aujourd’hui. Pourtant, les intégristes économiques continuent de promouvoir ces politiques et nous proposent même, comme Emmanuel Macron, de les approfondir, révélant ainsi que le nouveau monde qu’il promeut n’a rien d’autre à proposer que de vieilles recettes inefficaces pour plus de 80% des gens.

 

LVSL – Les chiffres du dernier trimestre sont parus récemment et nous sommes sur une capitalisation qui est extrêmement concentrée, comme jamais elle ne l’a été dans son histoire récente. En quoi cette concentration empêche une reprise économique ?

Eric Berr – Cette concentration est sans précédent en France où la distribution de dividendes a atteint des niveaux record en 2017. Cette extrême concentration des richesses pose problème. Contrairement à ce que prétend la supposée « théorie du ruissellement », qui favorise les « premiers de cordée » chers à Emmanuel Macron, la richesse concentrée dans les mains des plus riches n’est pas investie dans l’économie réelle, en raison d’une demande insuffisante. Plutôt que de soutenir l’investissement et l’emploi, elle alimente alors la spéculation financière. Et comme l’Union européenne s’évertue à ne pas vouloir voir que les problèmes actuels tiennent plus à une insuffisance de la demande qu’à des problèmes d’offre, les cadeaux faits aux « premiers de cordée » alimentent de nouvelles bulles spéculatives. Cette logique est mortifère, c’est une véritable impasse, sauf si l’idée est de plus enrichir les plus riches. Mais lorsque la bulle explosera toute cette richesse fictive s’évaporera également…

 

LVSL – Comment voyez-vous l’évolution de la conjoncture économique française dans les 5 prochaines années ?

Eric Berr – Il est toujours très délicat de se prêter à ce genre d’exercice car certains événements imprévisibles peuvent remettre en cause les prévisions les mieux établies. On peut toutefois raisonnablement penser que la croissance restera peu élevée, comprise entre 1 et 2%, en particulier en raison de la poursuite de politiques néolibérales inadaptées à la période actuelle. En effet, à l’heure où le réchauffement climatique se fait de plus en plus sentir, il nous faut changer de boussole et cesser de faire de la croissance la condition nécessaire à tout progrès social et environnemental. Le problème principal n’est pas de faire grossir le gâteau des richesses, donc de produire toujours plus de biens, dont certains ont une utilité discutable, mais de mieux répartir les richesses existantes. Le problème principal c’est une très grande inégalité dans la répartition des richesses. Une meilleure répartition serait favorable à l’économie dans son ensemble, parce qu’elle pourrait recréer de la demande, demande qu’il conviendrait bien évidemment d’orienter dans le sens de la transition écologique que l’on appelle de nos vœux mais que l’on peine à mettre en pratique.

Il est donc plus qu’urgent de s’affranchir du dogme néo-libéral et de la propagande d’intégristes économiques qui ne veulent rien changer quand bien même la réalité leur montre qu’ils nous mènent droit dans le mur.

 

 

Vladimiro Giacchè : « L’Allemagne de l’Est ne s’est pas remise de son annexion par l’Ouest »

https://www.youtube.com/watch?v=-EWVPCOYCSY
Vladimiro © a/simmetrie

Vladimiro Giacchè est un économiste italien, actuellement président du Centre de recherche européenne de Rome. Fin connaisseur de l’Europe et de l’Allemagne, il est l’auteur d’un ouvrage original et riche sur la réunification allemande, Le second Anschluss – l’annexion de la RDA (édition Delga, 2015). Alors que l’Allemagne vient de voter dans le cadre d’élections législatives dont les résultats fragilisent Angela Merkel et quelques jour après le vingt-septième anniversaire de l’unité du pays, il a bien voulu répondre aux questions de L’arène nue.

[Cet entretien a été traduit de l’italien par une fine équipe composée de Luca Di Gregorio, Gilles Tournier et Paul Moesch : un grand merci.]

***

 

Les résultats des élections législatives en Allemagne ont révélé de profondes divergences entre l’Ouest et l’Est du pays. Dans l’ex-RDA, le parti AfD fait 21,5 %, et est arrivé second. Die Linke y a réalisé ses meilleurs score (16 % contre 9 % au niveau national). J’imagine que vous n’en être guère surpris. Comment l’expliquez-vous ?

Aucune surprise, en effet. C’est la conséquence d’un pays qui reste toujours divisé vingt-sept ans après son unification, en même temps que d’un accroissement des inégalités sociales ces dernières années. Un citoyen qui vit en Allemagne de l’Est a deux fois plus de chances d’être chômeur que s’il vivait à l’Ouest. Et lorsqu’il travaille, il perçoit un salaire inférieur de 25 % à ce que perçoit un travailleur de l’Ouest.

Cela n’a pas grand chose à voir avec l’incapacité supposée des Allemands de l’Est à travailler (car oui, cet argument a parfois été avancé). C’est au contraire lié aux modalités de l’unification allemande. C’est lié au fait qu’à la nécessité de réaliser rapidement l’unité politique, qu’à la nécessité idéologique de supprimer complètement la RDA, ont été sacrifiées des exigences économiques élémentaires, en particulier celle de sauvegarder autant que possible l’industrie et les emplois des citoyens de l’Est. On a pratiqué la politique de la tabula rasa, en établissant le taux de change à un contre un entre le mark de l’Ouest et le mark de l’Est. Ce faisant, on a mis l’industrie de la RDA hors-jeu. Par ailleurs, l’ensemble du patrimoine industriel de l’ex-RDA a été confié à une société fiduciaire, la Treuhandanstalt, qui l’a liquidé, créant instantanément des millions de chômeurs. Il est beaucoup plus facile de fermer une industrie que de la reconstruire. Mais depuis, on s’est hélas rendu compte que lorsqu’on désindustrialise un pays (la désindustrialisation de la RDA n’a aucun autre exemple en Europe en période de paix) les conséquences peuvent durer des décennies, sinon des siècles. Le «Financial Times Deutschland» du 18 juin 2008 affirmait d’ailleurs que pour aligner complètement les revenus des deux parties de l’Allemagne, il faudrait 320 ans…

Le plus ridicule est que l’unification de l’Allemagne nous est  présentée aujourd’hui comme une réussite opposable, par exemple, au destin du Mezzogiorno italien. La vérité, c’est que de tous les pays ex-socialistes d’Europe orientale, les territoires de l’Allemagne de l’Est sont ceux qui, en valeur absolue, ont connu le moins de croissance ces 27 dernières années. Il est dès lors normal que les citoyens qui vivent dans ces territoires se sentent abandonnés par la politique, et qu’ils expriment leur protestation par le vote. D’autant que comme on le sait, le pourcentage de pauvres (et de travailleurs pauvres – les working poors) en Allemagne a augmenté partout ces dernières années, et pas seulement à l’Est. C’est aussi le résultat du fameux « Agenda 2010 » de Schröder que Macron, à ce qu’il semble, veut aujourd’hui reproduire en France.

Dans votre livre, « Le second Anschluss » vous expliquez qu’au moment de la réunification, l’ex-RDA a été « criminalisée », que ses élites ont été écartées. Outre les problèmes économiques générés par une unification brutale, tout cela n’a-t-il pas généré également un traumatisme identitaire ?

Oui, c’est un autre aspect considérable et peu connu de cette affaire. L’élite, non seulement politique mais aussi scientifique et culturelle de l’ex-RDA, a été complètement évincée. Aujourd’hui encore, rares sont les professeurs des universités enseignant à l’Est qui ne proviennent pas de l’Ouest. Dans la magistrature et dans l’armée, la proportion des « Ossies » est quasi nulle. Tous les instituts et les académies de l’Est ont été liquidés en un temps record. Certains, tel le juriste et éditorialiste Arnulf Baring, sont même allés jusqu’à écrire des citoyens de l’Est qu’ils avaient été « mentalement altérés » par le « régime collectiviste », et qu’ils étaient donc devenus malgré eux un « élément freinant d’un point de vue systémique».

Ces pratiques et ces propos ont évidemment contribué à engendrer dans une large frange de la population d’ex-Allemagne de l’Est, la sensation d’avoir été colonisée, et de voir mise en cause sa propre identité. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que la population de l’Est ne partage guère l’idée – majoritaire dans le monde politique et dans les médias mainstream – selon laquelle tout ce qui existait en RDA méritait d’être éliminé. Un sondage commandé par le gouvernement à l’institut de recherche EMNID pour le vingtième anniversaire de la chute du Mur a en effet montré que 49% des habitants de l’ex-RDA approuvaient l’affirmation suivante : « la RDA avait plus d’aspects positifs que d’aspects négatifs. Il y avait des problèmes, mais on vivait bien ». Pour les « Ossies », la diabolisation de la RDA a donc largement été perçue comme une mise en cause de leur histoire personnelle et de leur identité.

Vous expliquez que l’unification allemande s’est faite par la monnaie, et que c’était une si mauvaise idée que le patron de la Bundesbank de l’époque, Karl-Otto Pöhl, était contre. Le même fut ensuite un farouche opposant à la mise en place de l’euro. Existe-t-il des similitudes entre l’unification monétaire des deux Allemagnes et la création de la monnaie unique européenne ?

Le témoignage de Karl-Otto Pöhl est très intéressant. Il était en effet opposé, en 1990, à l’unification monétaire immédiate. Celle-ci a cependant été réalisée, de surcroît au taux de 1 Deutschemark contre 1 Ostmark, alors que le taux de change réel dans les relations économiques entre les deux Allemagne était jusque-là de 1 pour 4,44. Du coup, le prix des marchandises produites en RDA s’est trouvé réévalué du jour au lendemain de 350 % ! Deux ans plus tard, Pöhl pouvait affirmer devant une commission d’enquête parlementaire que dans ces conditions « les entreprises de RDA perdraient toute compétitivité », et conclure en disant qu’on avait administré à l’Est « un remède de cheval qu’aucune économie ne pourrait supporter. » À l’époque de cette commission d’enquête, Pöhl n’était plus président de la Bundesbank. Il s’était en effet retiré en 1991, peu de temps après une audition au Parlement européen durant laquelle il avait déjà présenté l’unification monétaire allemande comme « un désastre », et déconseillé à ses auditeurs de ne pas renouveler l’erreur à l’échelon européen. Comme on le sait, il n’a pas été écouté.

Mais quelles sont les ressemblances entre les deux unions monétaires ? 

La plus importante tient au fait qu’une monnaie n’est pas simplement une monnaie, mais intègre des rapports juridiques et sociaux. Dans le cas du Deutschemark, il s’agissait de rapports sociaux capitalistes (ceux de la prétendue « économie sociale de marché » allemande). Dans le cas de l’euro, il s’agit du néolibéralisme qui inspire le traité de Maastricht et qui se caractérise par l’indépendance de la Banque Centrale par rapport aux gouvernements (ce qui signifie la dépendance de nombreux gouvernements par rapport à cette Banque centrale), dont l’objet unique est la stabilité des prix (et pas l’emploi ).

En découle une compétition entre les États qui est fondée sur le dumping social et fiscal, où celui qui joue le jeu le premier est gagnant. Évidemment, dans le contexte d’une monnaie unique, au sein de laquelle il est par définition impossible d’ajuster les différences de compétitivité par le taux de change, la victoire n’admet aucune contestation. L’Allemagne a joué ce jeu avec l’Agenda 2010 de Schröder et une forte réduction des impôts sur les entreprises. Résultat : une énorme croissance de sa balance commerciale, tandis que les autre États de la zone euro étaient en déficit. Du coup dans de nombreux autres pays européens et de la même façon quoi qu’avec une intensité moindre, on a pu observer, après 2008, des phénomènes semblables à ceux qui s’étaient manifestés en Allemagne de l’Est après la réunification : chute du PIB, désindustrialisation, augmentation du chômage, déficit de la balance commerciale, augmentation de la dette publique, émigration.

Les ressemblances, comme on peut voir, ne sont donc pas négligeables. Mais il y a également des différences, positives ou négatives. Dans l’eurozone, on n’a jamais vu se mettre en place la parité déraisonnable des monnaies comme ça avait été le cas entre le DM et l’Ostmark. En revanche, il n’y a pas eu non plus les transferts de fonds massifs qu’a effectués la RFA au profit de la RDA. L’opposition têtue de l’Allemagne à ce type de transferts démontre que la classe dirigeante de ce pays n’a pas retenu la leçon de l’unification d’un point de vue économique. Cette leçon est la suivante : si tu désindustrialises ton voisin, et si tu veux qu’il continue à acheter tes produits, tu dois financer sa consommation. L’Allemagne espère obtenir le beurre et l’argent du beurre, ce qui ne fait que rendre explosives les contradictions au sein de l’Eurogroupe.

On a évoqué plus haut la Treuhand, l’outil créé pour privatiser à toute vitesse en Allemagne de l’Est. N’était-elle pas une sorte d’ancêtre de la « Troïka » qui a si durement sévi dans les pays d’Europe du Sud ?

Si, bien sûr ! La réactivation d’une Treuhand pour la Grèce fait partie du train de mesures acceptées par Alexis Tsipras durant l’été 2015. Il s’agit en substance d’exproprier une partie du patrimoine public grec (dans le cas de l’Allemagne de l’Est, il s’agissait de la totalité), et de le confier à une société fiduciaire placée sous le contrôle des créanciers. En octobre 2016, j’ai participé à un congrès à Berlin durant lequel a été mise en évidence la continuité entre les privatisations opérées par la Treuhandanstalt et les mesures imposées par la « Troïka » et l’Eurogroupe à la Grèce. Il est incroyable que ce modèle ait été de nouveau choisi vu le désastre qu’il a provoqué en ex-RDA, c’est à dire la destruction de richesses pour un montant de 900 milliards de DM de l’époque, et l’anéantissement de l’industrie de l’Est. C’est là qu’on voit à quel point il peut être funeste de d’ignorer les leçons de l’histoire.

Aujourd’hui, vous qui avez écrit tour à tour sur l’Europe et sur l’Allemagne, comment voyez-vous l’avenir de ce pays, et celui de notre continent ?

Je ne suis pas très optimiste. L’Allemagne semble prisonnière de sa politique mercantiliste et incapable de modifier son approche. Chez les autres grands pays européens – à commencer par la France – demeure l’illusion de pouvoir la suivre sur son terrain. Il me semble que ni les classes dirigeantes allemandes ni celles européennes ne soient conscientes des immenses dégâts causés par l’idée de faire de l’union monétaire l’alpha et l’oméga de l’union politique du continent.

La plus grande promesse de la monnaie unique, celle de promouvoir la convergence entre les économies, a été trahie (et il ne pouvait en aller autrement, à la lumière du contenu du Traité de Maastricht). C’est le contraire qui s’est produit. La conséquence est une instabilité structurelle de la zone euro, mais également une dégradation des relations entre pays d’Europe, un «blame game» («jeu des reproches») continu et réciproque et la fin de toute volonté de solidarité européenne. On l’a parfaitement vu hier au sujet de la Grèce, on le voit encore aujourd’hui au sujet de la crise migratoire.

Voilà pour les dégâts. Quant aux risques, ils ne sont pas moindres. Le risque majeur est celui de l’explosion non coordonnée de la zone monétaire. La chose la plus raisonnable à faire serait de désamorcer cette bombe, et de le faire tous ensemble, en réfléchissant à la manière d’éliminer l’euro de la façon la moins douloureuse possible. Je constate qu’au contraire, on continue à divaguer sur un surcroît d’intégration européenne. Cette attitude est digne de ceux qui pensent que pour résoudre les problèmes d’un immeuble construit sur de mauvaises fondations il faut ajouter un nouvel étage. En général, dans ces cas-là, les choses ne se terminent pas bien.

Crédit :

© a/simmetrie (https://www.youtube.com/watch?v=-EWVPCOYCSY)

Augmenter les salaires permet de relancer l’économie – Entretien avec Miguel Viegas eurodéputé communiste portugais

Miguel VIEGAS. ©Parlement Européen.

Miguel Viegas est député européen du Parti communiste portugais (PCP). Alors que les bons indicateurs économiques du pays soulèvent de nombreux commentaires, il a accepté de revenir pour nous sur l’expérience politique à l’œuvre dans son pays et qui traduit de nombreux enjeux traversant les gauches européennes.


Avant toute chose, nous aimerions revenir sur votre parcours. Vous êtes né en France et êtes ensuite retourné vivre au Portugal, pourriez vous revenir un peu sur votre histoire personnelle ? Comment un enfant né à Paris devient-il député Européen du PCP ?

Je suis le fils d’une génération de portugais qui a du quitter le pays dans les années soixante, pour des raisons économiques, politiques ou pour échapper à la guerre coloniale. Plus d’un demi-million de Portugais ont émigré pendant cette période. La dictature fasciste s’acharnait sur toute opposition politique et en particulier sur les militants du Parti Communiste Portugais qui fut la seule organisation politique à résister (dans la clandestinité) contre le régime de Salazar.

L’entrée du Portugal dans l’UE et l’ouverture des frontières au commerce intracommunautaire en 1993 a lancé le pays dans une crise sociale et économique qui a fortement affecté la plupart des secteurs productifs et m’a amené à remettre en question beaucoup de choses qui nous ont été présentées comme l’unique chemin possible. C’est à partir de cet arrière-plan que j’ai décidé de devenir un acteur politique dans le seul parti qui non seulement dénonçait la situation mais en même temps proposait un modèle alternatif et un instrument pour y aboutir.

Le travail de base dans l’organisation, la solidarité et l’entraide dans une région difficile où le PCP représente entre 4 et 5% de l’électorat m’a aidé à comprendre l’importance de la lutte organisée, la nécessité de renforcer la discipline et rôle de la lutte idéologique contre les préjugés et contre toutes les offensives dirigées contre les communistes aussi bien au Portugal comme dans de nombreux pays de l’Europe capitaliste.

Aujourd’hui je suis député au Parlement européen au service du PCP. C’est une tâche que j’essaye d’accomplir avec la même joie et la même confiance que celle avec laquelle j’ai accompli tant de tâches dans mon organisation de base, mobilisant les travailleurs et renforçant le PCP, toujours avec cet objectif fondamental de transformation de la société.

 La situation politique du Portugal détonne dans le contexte européen. Une coalition de gauche est au pouvoir avec votre appui critique mais sans que le PCP ne participe directement au gouvernement dominé par le Parti socialiste. Cet accord appelé «geringonça» succède à 40 ans de défiance entre le PS et le PCP. Comment expliquer qu’une alliance ait pu se dessiner en 2015 ?

Nous avons aujourd’hui un gouvernement du Parti socialiste avec le soutien parlementaire du PCP, du Parti écologique “les Verts” et du Bloco de Esquerda. Pour le PCP, ce soutien repose sur une position commune qui exprime les termes de l’accord avec des aspects concrets plus immédiats et d’autres plus éloignés et moins précis.

Cet accord résulte de deux facteurs. Le premier a trait à la corrélation des forces issues des élections d’octobre 2015. Le second repose sur le défi lancé au PS dans la soirée électorale par notre secrétaire général, Jerónimo de Sousa. Au moment où le parti socialiste avait déjà félicité la droite pour sa victoire électorale, en se préparant à devenir le plus grand parti d’opposition, Jerónimo de Sousa, en direct à la télévision, a mis au défi le PS de former un gouvernement étant donné qu’il y avait une large majorité de gauche dans l’Assemblée de la République.

Cet accord et ses fruits reflètent la corrélation des forces existantes aussi au sein de la gauche. Dans une certaine mesure, on peut dire que les petits progrès réalisés pour inverser la dymanique d’austérité, l’augmentation des salaires et des pensions, l’arrêt des privatisations ou, par exemple, les manuels scolaires gratuits dans l’éducation primaire, reflètent la proportion de députés que nous avons face au nombre de députés socialistes. Avec plus de députés, nous aurions certainement pu aller plus loin. Ceci dit, nous apprécions à leur juste valeur toutes ces réalisations, mais nous continuons à mobiliser les travailleurs. La lutte de masse continue à être le moteur de l’histoire. Ce PS n’a pas changé sa nature de classe. Ce qui a changé, c’est la corrélation des forces au niveau social et politique.

 On estime que la croissance économique au cours du trimestre à venir devrait être de 2,9 %, le meilleur résultat en 17 ans au Portugal. La politique enclenchée – qui inclut des éléments de relance – n’est pourtant pas du gout de la Commission européenne qui a engagé une procédure de sanction pour endettement excessif mais qui reste étonnamment modérée dans ses réprimandes. Comment analysez vous cette situation ?

Le Portugal a été soumis à la procédure pour déficit excessif de façon permanente entre 2000 et 2016 (à l’exception de 2005 et 2008). Nous pouvons dire que notre présence dans la zone euro s’est faite sous un régime néocolonial avec les institutions européennes dictant, fusse au Parti Socialiste, fusse au Parti Social Démocrate (Centre-Droit), les mesures politiques économiques et budgétaires. Nous nous rappelons tous comment la Commission européenne a réagi lorsque le gouvernement du PS issu des élections de 2015, avec le soutien du PCP, a inversé certaines des mesures imposées par la Troïka, en augmentant le salaire minimum ou en annulant la privatisation de notre compagnie aérienne. Le chantage, les menaces avec des sanctions ou encore les coupes dans les fonds structurels ont atteint des niveaux intolérables. Un an plus tard, avec l’amélioration des indicateurs macroéconomiques et la performance des finances publiques, la Commission Européenne a du revoir son discours, jusqu’à faire de notre ministre des finances le Ronaldo de la zone euro !

L’importance de la consommation interne comme facteur de la croissance économique est reconnu. Nous avons toujours dit que la dynamisation de la demande n’était pas seulement une mesure de justice sociale. C’était aussi un moyen de relancer l’économie et d’augmenter les recettes fiscales. Cependant, nous reconnaissons également la nature conjoncturelle de cette croissance économique et la contribution du tourisme dont l’augmentation est due à l’instabilité de nombreuses destinations traditionnelles au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord. Les faiblesses structurelles de notre économie perdurent. Le niveau d’endettement compromet notre avenir. Notre optimisme est donc modéré et nous restons convaincus qu’il est aujourd’hui plus que nécessaire de rompre avec les politiques actuelles.

 L’Euro a eu des effets dévastateurs sur l’économie portugaise et joue comme une contrainte importante. Le PCP est porteur d’une ligne affirmée de rupture avec les institutions européennes et de défense da la souveraineté nationale comme vous l’exprimez dans votre tribune sur Médiapart et publiée dans La Revue du Projet « De l’importance de la nation » . Pensez vous que ce discours soit porteur au Portugal ? Est-il possible de le concilier avec le soutien à une coalition gouvernementale dominée par des europhiles ?    

La médiocrité de la performance de l’économie portugaise dans l’euro ne fait aucun doute. Au cours des dernières décennies du vingtième siècle, le Portugal présentait un des meilleurs taux de croissance au niveau mondial. Entre 2000 et 2013, le Portugal et la Grèce (deux pays de la zone euro …) se situent dans le groupe des sept pays avec le plus bas taux de croissance du monde. Compte tenu du caractère conjoncturel de la croissance économique actuelle, le PCP continue de défendre sa triple proposition de renégociation de la dette, du contrôle public du système bancaire et de la libération du pays face aux impératifs de l’euro. Cette proposition n’est pas un objectif en soi, mais plutôt un moyen de mettre en œuvre une politique souveraine pour développer nots capacités de production et mettre ainsi fin à notre position de dépendance vis à vis de l’extérieur.

À l’heure actuelle, nous luttons pour récupérer des parcelles de notre souveraineté qui nous ont été retirées au fur et à mesure du processus d’intégration capitaliste de l’UE, et qui empêche objectivement toute solution politique alternative au capitalisme libéral. Nous défendons la coopération entre les partis progressistes et les organisations qui partagent avec nous des positions et des principes de gauche et anticapitalistes, mais nous ne partageons aucune illusion réformiste au niveau de cette UE et de son projet économique et politique.

 On parle beaucoup de la baisse du chômage qui a actuellement lieu au Portugal, mais moins du fait que des centaines de milliers de jeunes sont partis du pays depuis 2010. Cette baisse s’est-elle faite sur le sacrifice de la nouvelle génération ?

Au cours de la période de la troïka (2011-2016), 500 000 personnes ont quitté le Portugal. Ce flux migratoire est comparable en nombre à celui des années soixante en pleine dictature fasciste, avec cependant une différence : cette génération du présent est plus qualifiée. Cela signifie que le Portugal a consacré des ressources à la formation de milliers d’infirmiers, d’architectes, d’ingénieurs, mais malheureusement, ce sont d’autres pays qui bénéficient de cet investissement à cause des politiques d’austérité imposées par la Troïka avec la complicité active des partis qui ont signé l’accord (parti socialiste, parti social démocrate et centristes). Sans cette sortie massive d’une bonne partie de notre force de travail, le taux de chômage serait monté bien au dessus de 25%.

La réduction de l’investissement public persiste étant données les contraintes budgétaires qui découlent de notre présence dans l’UEM [la zone euro, ndlr]. Il faut bien noter que le Parti socialiste n’a jamais remis en cause les engagements envers l’UE. Vu la situation actuelle, le retour de cette génération n’est pas encore à l’ordre du jour.

 Le PCP est certainement un des derniers partis communistes d’Europe à assumer son héritage historique et une ligne politique que l’on peut qualifier de « marxiste-léniniste ». Pour beaucoup d’observateurs ce positionnement pourrait sembler anachronique, mais il ne vous empêche pas de réaliser des scores tout à fait honorables, autour de 10%. Cependant ne pensez vous pas – à l’instar de ce qui est prôné par certains dans d’autres partis communiste d’Europe – que cela soit un frein à votre progression et que cela permette à d’autres forces de gauche d’avoir un espace pour émerger ?

Notre ligne politique, l’origine de classe de notre parti et sa matrice idéologique résultent d’un débat interne et d’une analyse que nous faisons de façon régulière, notamment à chaque congrès. Le marxisme-léninisme représente pour nous un instrument fondamental destiné à interpréter la réalité sociale, économique et politique et à établir notre stratégie politique en fonction de nos objectifs. Les enseignements de Marx et de Lénine, que nous adaptons à la réalité portugaise, nous aident à comprendre l’importance d’avoir un parti organisé et uni où chacun peut et doit contribuer à l’unité du parti et à l’établissement de sa ligne politique.

Les appels qui ont pour but le gommage idéologique des partis communistes, sont souvent accompagnés de vagues médiatiques qui cherchent à diaboliser les réalisations de la révolution russe et de toutes les autres expériences socialistes. Inutile de dire que cela ne fait que renforcer nos convictions sur l’actualité du projet communiste. Suite à la fin de l’Union soviétique, le PCP a tenu un congrès extraordinaire (en 1990) pour analyser la nouvelle situation mondiale résultant de cet événement tragique. La conjoncture internationale renforce la validité des thèses approuvées lors de ce congrès. Le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire. L’actualité du projet communiste s’affirme tous les jours, avec l’exploitation des travailleurs, les attaques contre les services publics ou les guerres impérialistes. Le rôle des partis communistes passe par l’assimilation critique des expériences du passé et du présent, contre le dogmatisme et en partant toujours de la réalité concrète.

 Quand on regarde la répartition géographique du vote CDU, la coalition menée par le PCP, on constate une grande disparité Nord-Sud, avec une implantation plus marquée au Sud. Vous êtes d’ailleurs candidat aux municipales à venir à Aviero dans le Nord. Comment expliquez vous cette disparité ? Lorsque l’on visite le Portugal, notamment dans les quartiers populaires de Lisbonne, la forte présence visuelle du PCP saute aux yeux ; cela est il révélateur d’un vote de bastion ?

Il existe des différences sociologiques importantes qui remontent au siècle dernier entre les régions du Sud où le prolétariat rural était dominant et les régions plus au Nord où domine la petite propriété. C’est en partie cette réalité qui explique une faible implantion du PCP dans le Nord du Portugal. Dans ma région, Aveiro, les préjugés contre les communistes sont fortement enracinés. C’est ici qu’une grande partie de l’offensive contre-révolutionnaire s’est concentrée après la révolution de 1974. D’importants secteurs de l’église n’ont jamais cessé d’agiter le danger communiste en insinuant qu’on allait confisquer les terres des petits agriculteurs. Entre 1974 et 1976 plusieurs sièges du Parti dans la région ont été détruits et brûlés.

Aujourd’hui, nous ne sommes plus menacés physiquement. Mais nous n’avons pas accès aux journaux locaux. Nous dépendons avant tout de notre capacité à chercher le contact direct avec les gens et les travailleurs. Tous nos efforts sont dirigés vers les entreprises, dans lesquelles nous essayons d’organiser le Parti et de renforcer le mouvement syndical. Nous pouvons dire que notre influence sociale va bien au-delà de notre influence électorale assez faible. À Aveiro, où je suis candidat, nous avons progressé un peu au cours des dernières élections municipales de 2013 en passant de un à trois élus (environ 4% des votes exprimés). Le 1er octobre, nous espérons pouvoir passer à quatre élus.

Contrairement aux autres partis politiques où la distribution géographique des votes est plus homogène, notre score électoral dépend beaucoup du niveau d’organisation et d’implantation. La couverture télévisée de nos candidatures n’existe pas ou se résume a des caricatures, entretenant l’idée que nous sommes un parti du passé, alors que nos élus parlementaires sont parmi les plus jeunes (aussi bien dans l’assemblée de la république qu’au Parlement européen). De fait, nous dépendons principalement de nous-mêmes, de notre organisation et de nos moyens de communication. Cela renforce ce que j’ai dit plus tôt, le parti et son organisation sont la base fondamentale indispensable à notre travail.

 Le PCP a fait face à l’émergence d’une nouvelle force politique à la gauche du PS avec la création du Bloco de Esquerda dans les années 2000. Ce parti parfois qualifié de « parti des causes fracturantes » semble, sur le modèle d’autres partis de gauche en Europe comme Podemos ou La France Insoumise dans une certaine mesure, mettre au second plan le discours traditionnel sur la lutte des classes au profit de positionnements « populistes ». Avec 19 députés contre 15 au Parlement national mais 1 contre 3 pour le PCP au Parlement Européen, les forces semblent d’un poids relativement comparable. Qu’est ce qui vous distingue de ce parti et comment expliquez-vous vos meilleurs résultats aux élections européennes ?

Ces forces politiques nouvelles et ces mouvements émergent régulièrement et visent principalement à contenir les hémorragies de la social-démocratie, afin d’éviter un transfert massif de votes vers les partis qui se battent pour une véritable alternative de gauche. Avec un soutien important des médias dominants, ces partis ou ces mouvements sont généralement construits autour d’une personne charismatique avec un programme purement médiatique et un discours de gauche, mais dépourvu d’engagements sérieux.

Au Portugal, le Bloco de Esquerda regroupe certains secteurs de la gauche, notamment certaines franges du Parti socialiste. Mais avec son discours antisystème allié à l’absence d’un véritable projet politique alternatif, le BE parvient à capturer les votes de diverses natures idéologiques. Le BE et le PCP convergent sur plus de 90% des votes au Parlement. Par contre, nous ne suivons pas le BE dans ses conceptions réformistes de l’UE qui aboutissent souvent à un soutien explicite de l’UE, par exemple lors de l’intervention en Lybie, en Syrie ou vis à vis du Venezuela.

Les résultats des élections européennes que vous mentionnez coïncident avec des divisions au sein du BE et une transition dans sa direction, avec l’émergence d’un nouveau parti, le «Libre» qui s’est mis en avant pour servir de nouvelle arme du capital pour diviser à gauche. Pour plusieurs raisons ce projet n’a pas abouti et les projecteurs se sont de nouveau reportés vers le BE.

 Pour conclure, qu’attendez vous des prochaines échéances municipales le 1 octobre, quel jugement portez-vous sur les résultats et l’avenir de l’union de la gauche dans votre pays ? 

Les élections à venir confirmeront le PCP en tant que force politique majeure au niveau municipal. Nous sommes la force politique qui se présente dans le plus grand nombre de municipalités, ce qui démontre notre forte implantation locale dans tout le pays. Nous espérons gagner plus de municipalités et renforcer le parti dans celles où nous sommes dans l’opposition.

Malheureusement, nous n’arrivons pas à conserver le même score qu’aux municipales aux élections législatives pour le parlement national. Ceci dit, le PCP augmente son score depuis 2002. Avec notre travail, nous espérons pouvoir aller plus loin et mobiliser plus de travailleurs pour renforcer le PCP et donner plus de poids à ceux qui défendent un véritable changement politique dans notre pays.

La question des alliances ne se pose pas en ce moment. Le PCP continue avec son projet qui est connu de la population portugaise. C’est pour ce projet unique et pour les propositions de politiques concrètes qu’il importe que nous nous battions. Le résultat électoral dictera la possibilité et la portée des accords à faire.

 

 

  1. Dans son sens original, geringonça désigne une invention « mal foutue », peu solide et destinée à se désagréger ; utilisée par un ex-député social-démocrate (PSD), pour désigner la solution de gouvernement du PS soutenu par les partis à sa gauche – jugée précaire et artificielle – la « geringonça » a été rapidement adoptée par tous, ayant été sacrée mot de l’année 2016 au Portugal. Dans la dimension politique qu’elle a acquise, la « geringonça » contredit son sens étymologique, résistant déjà depuis environ dix-huit mois à la désagrégation promise aux inventions brinquebalantes qu’elle désigne