Face au RN, sortir la gauche du déni

Ouf ! On a encore eu de la chance. La victoire du Rassemblement national a été évitée, ses dix millions de voix vite oubliés, on peut enfin respirer. L’heure est à la fête même ! On a eu chaud, mais ce n’est pas une raison pour se remettre en question. Au lendemain des législatives 2022, nous alertions face aux victoires en trompe-l’œil : deux ans plus tard, il est amer de constater qu’aucune conséquence n’a été tirée. Maintenant, tout peut recommencer comme avant. Et à gauche, on danse sur les ruines. Pourtant, seule l’analyse lucide d’un bilan accablant peut permettre d’inventer une nouvelle voie pour un pays en sursis. 

C’est comme dans Game of Thrones. Qu’est-ce qu’on dit à la mort ? « Not today. » Pour Le Pen, c’est pareil. Ce ne sera pas pour cette fois, mais ça arrivera bien un jour. Et cette fois, disons-le d’emblée, on a sorti les grands moyens. Car on aime ça à gauche, se faire peur. On se sent vibrer, on se sent vivre. On se compte les uns les autres dans cet écrin de pureté qu’on appelle le « camp progressiste ». On est peu nombreux, certes. Minoritaires même. Mais le combat n’en est que plus beau. Et la lutte a été héroïque. On a scandé « No pasarán ! », on a formé une alliance allant de François Hollande à Philippe Poutou, on s’est rassemblé Place de la République et on s’est enfin désisté pour sauver Gérald Darmanin et Elisabeth Borne. En fait d’un « Front populaire », c’est un Front de la trouille qui a sauvé la situation. On a fait barrage, comme d’habitude. 

Pourquoi le peuple vote mal

Car les choses étaient mal engagées. Prenant la mesure du danger, la gauche a voulu expliquer les déterminants essentiels du vote RN pour mieux le combattre. Alors on a renoué avec la grande tradition de l’antifascisme de confort et on a su mobiliser les meilleurs arguments. Sur les plateaux, on invoque l’histoire : « Saviez-vous que le Front national avait été fondé par d’anciens Waffen-SS ? » Sur Twitter, on convoque la sociologie : « Saviez-vous que les électeurs du RN étaient les moins diplômés ? » En plus, Jordan Bardella a eu un 4/20 en géo à la fac, la boucle est bouclée. La reductio ad hitlerum et le point Godwin en bandoulière, la gauche rappelle utilement que les électeurs du parti à la flamme sont des idiots. L’électorat du Rassemblement national est donc composé de nazis et de cons, mais le raisonnement se heurte à un problème : à gauche, on aime le peuple. Comment expliquer que le peuple vote mal ? La réponse du militant de gauche tient en trois temps.

Les plus érudits mobiliseront la « fausse conscience », une notion-clé sur laquelle repose d’après eux une grande part de l’édifice théorique marxiste. Tant pis si on n’en trouve guère qu’une seule occurrence dans une lettre de Friedrich Engels à Franz Mehring, l’importance du « concept » tient à ce qu’il permet de dire que les gens se trompent tout en s’abritant derrière l’autorité du camarade de Marx, avec le vernis intellectuel qui va bien.

Les « classes populaires », soit les ouvriers et les employés qui représentent 45 % de la population, ne votent définitivement pas à gauche.

Les plus férus de statistiques interrogent quant à eux les chiffres. Le Rassemblement national fait 57 % chez les ouvriers et 44 % chez les employés1 ? Les choses sont plus compliquées. Ce ne sont que les suffrages exprimés, rapportez ces scores au nombre des inscrits, vous verrez qu’ils ne sont pas si importants. Et le militant Twitter de répéter les lieux communs des télés : « L’abstention ne serait-elle pas le premier parti des classes populaires ? » On pourrait pousser le raisonnement plus loin, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Intégrez les non-inscrits, les personnes résidant sur le territoire qui n’ont pas la nationalité et les moins de 18 ans, vous constaterez que le score du Rassemblement national baisse sensiblement.

Le troisième temps de la démonstration permet un heureux dénouement. À force de tronquer les tableaux et de sélectionner les données qui arrangent, on obtient les résultats que l’on souhaite. Car les chiffres sont trompeurs : le peuple, c’est les pauvres, et les pauvres votent bien à gauche. Au premier tour des élections législatives de 2024, le Nouveau front populaire obtient 35 % des voix chez les foyers dont le niveau de revenus mensuels est en dessous de 1 250 €, 7 points de plus par rapport aux 28 % obtenus nationalement. Même chose au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 où 30 % des plus bas revenus votaient Jean-Luc Mélenchon, soit 8 points de plus que le score général2. Une belle découverte. Une épiphanie. Quoique le Rassemblement national réalise des scores comparables – 31 % en 2022, 38 % en 2024.

C’est par ailleurs oublier un peu vite que le niveau de revenu n’est pas la classe sociale, qu’il ne dit rien du rapport à l’outil de travail et à l’appareil productif dans son ensemble. C’est oublier, donc, que cette catégorie de la population est celle qui bénéficie prioritairement des revenus de transfert et des minima sociaux, celle qui a intérêt à la dépense publique. Rien de problématique là-dedans, simplement un constat : les « classes populaires », soit les ouvriers et les employés qui représentent 45 % de la population, ne votent définitivement pas à gauche.

Mais les faits ont peu d’importance. Lorsqu’on ambitionne de transformer le réel, on ne s’arrête pas à ce genre de considérations. Seuls comptent les postulats de départ. Résumons. Lorsqu’il ne s’abstient pas, le peuple vote à gauche, sauf à être victime de l’épidémie de « fausse conscience » sciemment entretenue par des médias complices. Ces trois distorsions pouvant être complétées par l’explication initiale – et, reconnaissons-le, plus directe –, selon laquelle les électeurs du Rassemblement national sont fascistes parce qu’ils n’ont pas fait suffisamment d’études. Pourtant, le RN est aux portes du pouvoir, il importe donc de définir une stratégie. 

« Nouvelle France » : la note Terra Nova ressuscitée 

Parce qu’une analyse bancale a toutes les chances d’aboutir à un diagnostic erroné, il n’est pas étonnant que la solution déduite dudit diagnostic soit également fautive. De là l’idée de la « Nouvelle France » présentée à l’occasion des élections européennes. On croirait le bon mot de Brecht – puisque le peuple vote mal, ne serait-il pas plus simple de le dissoudre pour en élire un nouveau ? – formulé pour la circonstance. Le nouvel électorat de la gauche, celui de la France de demain, c’est cette vaste coalition rassemblant les diplômés, les jeunes, les minorités et les quartiers populaires.

En lisant cela, un ancien soutien de François Hollande pourrait croire qu’on lui parle d’autre chose. Peut-être la note Terra Nova de 2011 pourrait-elle même se rappeler à lui, tel le spectre d’un passé qu’on croyait révolu, celui d’un Parti socialiste hégémonique qui n’était pas encore devenu le cimetière des éléphants. Notre militant socialiste, un peu distrait certes, pourrait en effet trouver quelque ressemblance entre la formule actuelle et ce que présentait ledit rapport, notamment la possibilité d’un « nouvel électorat de la gauche : la France de demain », lequel électorat serait formé des diplômés, des jeunes, des minorités et des quartiers populaires.

Et Terra Nova d’insister sur la nécessité d’une « stratégie centrée sur les valeurs ». Tout en faisant le constat de la « fin de la coalition ouvrière ». Cette note a concentré les critiques de la gauche mélenchoniste pendant plus d’une décennie parce qu’elle actait l’abandon du prolétariat – comme on disait, dans le temps jadis –, parce qu’elle ne proposait aucune stratégie de reconquête de l’électorat face au Front national, parce qu’elle annonçait toutes les trahisons du quinquennat Hollande. Mais elle a été publiée il y a treize ans maintenant, sans doute que son apparente ressemblance avec l’idée de la « Nouvelle France » relève du hasard.

Il n’en reste pas moins que la stratégie actuelle fonctionne. La « Nouvelle France », c’est « le peuple des villes, des banlieues ». Toutes les cartes électorales dressées au lendemain des européennes le confirment : dans les villes et les banlieues, le succès est éclatant. Notons que c’est moins le cas dans le reste du pays, ce qu’on appelle vulgairement « la province », où le Rassemblement national arrive en tête dans 93 % des communes aux européennes. Mais à Paris, Lyon, Rennes et Toulouse, la performance mérite d’être saluée.

Une gauche coupée du pays

Traditionnellement, la France voit s’opposer le Paris révolutionnaire et les provinces conservatrices. En 1789, 1792, 1830, 1848 ou 1871, la configuration est toujours la même. À l’hiver 2018, cependant, les cartes étaient rebattues. Les provinces s’insurgeaient, Paris s’inquiétait. Cette inversion radicale du plan général de notre histoire se confirme aujourd’hui sur le plan sociologique. 

L’électorat d’Emmanuel Macron soutient toutes les réformes qui lui sont proposées pour protéger son patrimoine, garantir le versement des pensions de retraite et poursuivre toujours plus avant la dynamique de libéralisation de l’économie et son ouverture à l’international. Le point commun des catégories composant cet électorat ? Elles vivent du travail des autres et ont pour cette raison intérêt à la stabilité.

L’ensemble des forces de gauche recueillait quant à lui 53 % des intentions de vote chez les étudiants, 51 % chez les enseignants, 64 % chez les professionnels des arts et spectacles, contre 24 % chez les ouvriers qualifiés dans l’industrie, 16 % chez les ouvriers exerçant dans l’artisanat, et 16 % encore chez les chauffeurs3. La gauche d’aujourd’hui est quasi complètement coupée des classes productives, de ceux qui produisent de la richesse, de ceux qui travaillent dans le secteur privé et de plus en plus des travailleurs du secteur public. Son électorat est structurellement conservateur, au sens premier du terme, en ce qu’il a pour seule boussole la préservation de ses intérêts et de sa position privilégiée dans l’appareil productif.

Il s’accommodera d’une certaine mondialisation et d’une accélération des flux, mais contrairement à l’électorat centriste, il souhaite l’accroissement de la dépense publique et une politique de redistribution plus ambitieuse. Il n’empêche, pour la gauche, le monde du travail est devenu une terra incognita. Depuis l’enseignant payé par l’État jusqu’au travailleur de la culture dépendant des subventions, en passant par le jeune urbain ouvert d’esprit et attaché à la diversité qui est ravi de pouvoir se faire livrer son Deliveroo à moindre coût, de larges pans de la gauche ont intérêt au statu quo. Et l’on ne peut que constater avec tristesse que la volonté de renverser la table est aujourd’hui captée, non par le camp dont c’est le projet historique, mais par un parti réactionnaire parvenu à étendre sa toile sur l’ensemble du pays.

Le Rassemblement national, infiniment plus « populaire » que le Front du même nom, a engagé sa mue transclassiste, c’est-à-dire tendanciellement majoritaire.

En face, la structure du vote en faveur du Rassemblement national est d’une clarté sociologique édifiante. Après avoir conquis l’électorat ouvrier et emporté l’adhésion des employés, il a patiemment progressé dans les couches les plus précarisées des classes moyennes, les a progressivement grignotées jusqu’à atteindre des secteurs qui lui étaient jusqu’alors interdits – un enseignant sur cinq se prononçait ainsi pour le RN au premier tour des législatives de 20244. Cet alignement chimiquement pur entre la structure de classes et le vote constituait jusqu’à présent le miroir inverse du vote macroniste. C’est terminé. Le prétendu plafond de verre a volé en éclats : Jordan Bardella effectue une percée dans tous les segments de l’électorat, chez les femmes (+ 15 points entre les législatives de 2022 et celles de 2024), chez les retraités (+ 19 points) et les diplômés du supérieur (+ 11 points)5. Le Rassemblement national, infiniment plus « populaire » que le Front du même nom, a engagé sa mue transclassiste, c’est-à-dire tendanciellement majoritaire.

Sortir du déni de réalité

Malgré l’histoire du parti, malgré le nom de Le Pen, malgré le CV chargé de quantité de ses responsables, malgré l’ombre de son fondateur, malgré le racisme, malgré l’antisémitisme, malgré la nullité de ses dirigeants, malgré les reniements, les mensonges, les outrances, malgré l’opprobre : les gens votent pour le Rassemblement national. Et la question reste la même. Pourquoi ? On pense à un vote contestataire ? Ses électeurs répondent qu’ils votent contre l’immigration. Un vote anti-système peut-être ? Également. Serait-ce alors en raison d’un pessimisme foncier, d’un regard négatif porté sur l’avenir ? Toujours pareil. Quelle que soit l’hypothèse formulée, la réponse est toujours la même. Jusqu’ici, il ne semble pas avoir été envisagé de croire sur parole des électeurs qui votent systématiquement pour les mêmes motifs, toujours plus nombreux, élection après élection – que voulez-vous, les voies de la science politique sont impénétrables.

Un parti à ce point médiocre, dont l’idéologie et le programme se résument à la seule et unique question migratoire autour de laquelle sont vaguement articulées quelques mesures qui sont autant de variables d’ajustement, se trouve donc aujourd’hui au seuil du pouvoir. C’est sur ce seul thème que repose tout l’édifice. L’accès à l’emploi ? L’accès au logement ? Aux prestations sociales ? La question fiscale ? Dans le logiciel lepéniste, les problèmes compliqués trouvent une réponse simple. Une seule et unique solution qui répond à une inquiétude partagée par 67 % des Français6. Une inquiétude à laquelle la gauche répond par l’ouverture d’esprit et la moraline.

Marcher sur ses deux jambes

Sur cette question comme sur celle du besoin de protection économique, de la justice fiscale, de l’insécurité ou des fins de mois difficiles, une voie peut être ouverte : l’éventualité d’une prise en compte du réel. Envisager de tenir compte de ce que dit l’immense majorité du pays sur les inquiétudes du quotidien. La possibilité, aussi, d’essayer de se reconnecter aux structures sociales du pays et aux rapports de production qui en découlent. De parler à nouveau à la France qui travaille et à la France qui paie. À la France qui produit de la richesse, aux actifs, aux travailleurs pauvres, aux ouvriers, aux employés. À cette France qui doit être unie par les intérêts matériels qui sont les siens plutôt que fracturée par les querelles identitaires qui empêchent de faire advenir la voie majoritaire qui s’impose. Car c’est là l’image partagée par la majorité des gens : celle d’une gauche vivant aux crochets de la société et qui, en plus, donne des leçons. Une gauche généreuse, certes, mais irréaliste, coupée qu’elle est de la réalité commune.

Il n’en a pas toujours été ainsi. À une époque pas si lointaine, les enseignants et les ouvriers marchaient côte à côte. Ils étaient les « deux cœurs sociologiques de la gauche » chers à Emmanuel Todd. Deux forces sociales dont le divorce consommé nous a entraînés là où nous nous trouvons aujourd’hui. Deux forces dont la réunion pourra, demain, ouvrir de nouveaux horizons. 

Il n’en a pas toujours été ainsi. À une époque pas si lointaine, les enseignants et les ouvriers marchaient côte à côte. Ils étaient les « deux cœurs sociologiques de la gauche » chers à Emmanuel Todd.

À l’heure où l’effondrement des services publics essentiels fournit un puissant carburant au vote RN, leur défense, leur amélioration et leur redéploiement partout sur le territoire doit impérativement s’accompagner d’une nécessaire reconnexion avec les forces productives. C’est la mission de notre camp que de se battre pour les écoles, les postes, les stations-essence, les cafés, les boulangeries, les hôpitaux dont les fermetures s’enchaînent et sans lesquels il n’y a pas de vie. Ce n’est pas le Grand Soir, certes. C’est plus simple, mais c’est peut-être bien plus. Cette France des sous-préfectures, du périurbain, des villes moyennes et des villages, cette France-là est ignorée, oubliée, insultée. Considérée comme perdue au seul motif qu’on s’est acharné à la détruire. 

Inventer une autre voie

Deux voies s’opposent. Celle du peuple des villes et des quartiers d’une part ; celle de la France des classes moyennes et des classes populaires de l’autre. Une tactique avant-gardiste reposant sur une base géographique étriquée et un patchwork d’identités clivées d’un côté ; une stratégie nationale fondée sur un front de classe clairement défini de l’autre. La première option permet de verrouiller des bastions urbains ; la seconde ajoute à la conservation de ces derniers la reconquête d’un pays passé au RN. La première option est simple et perdante ; la seconde est difficile et potentiellement victorieuse. Seule la seconde embrasse la totalité du pays. Seule la seconde offre une ambition pour l’avenir.

Voilà l’issue. Voilà la seule voie dans laquelle s’engager. Voilà comment une force de bon sens pourra renouer avec le sens commun. Comment un grand récit pourra dépasser le chaos des revendications communautaires. Comment la République sociale pourra panser les plaies d’un pays blessé.

Notes :

[1] Ipsos Talan, Législatives 2024, premier tour : www.ipsos.com/fr-fr/legislatives-2024/legislatives-2024-retour-sur-le-premier-tour

[2] Ipsos, Présidentielle 2022, profil des abstentionnistes et sociologie des électorats : www.ipsos.com/fr-fr/presidentielle-2022/1er-tour-abstentionnistes-sociologie-electorat

[3] Enquête électorale Cevipof, Fondation Jean Jaurès, Institut Montaigne, Ipsos, Le Monde, Radio France, France Télévisions, vague 6, juin 2024.

[4] 3Ces profs qui votent RN : “C’est symptomatique de la crise qui traverse l’Éducation nationale” », Le Point, 28 juin 2024.

[5] « Résultats des législatives 2024 : âge, revenus, profession… Qui a voté quoi au premier tour ? », Le Figaro, 1er juillet 2024.

[6] 67 % des sondés considèrent qu’il y a « trop d’immigrés » en France selon une étude BVA Opinion pour RTL, mai 2023.

Union de la gauche ou unité du peuple ? Le défi du nouveau Front Populaire

Manifestation du 10 juin 2024 à Rennes pour un Front Populaire. © Vincent Dain

La recomposition de la vie politique française qui devait occuper les trois prochaines années va finalement se précipiter en trois semaines. Depuis l’annonce inattendue de la dissolution de l’Assemblée nationale dimanche dernier, le monde politique est en ébullition : retour surprise de l’union à gauche, centralité du Rassemblement national qui absorbe les Républicains et Reconquête, fébrilité du camp macroniste qui sent sa défaite se préciser chaque jour un peu plus… Dans ce contexte de sanction pour la politique gouvernementale, la plupart des seconds tours des législatives pourraient se jouer entre les candidats du RN et ceux du nouveau Front Populaire, ces derniers auront fort à faire pour convaincre. Si l’union est en effet indispensable pour contrecarrer l’inexorable progression de l’extrême-droite, un cap politique autour d’un socialisme de rupture sera nécessaire pour susciter l’enthousiasme des électeurs.

« Nous avons gagné les élections européennes. Nous sommes le parti le plus fort, nous sommes l’encre de la stabilité. Les électeurs ont reconnu notre leadership au cours des 5 dernières années. C’est un grand message. » C’est en ces termes que la Présidente sortante de la Commission européenne Ursula Von der Leyen s’est exprimée dimanche soir. On mesure ainsi davantage l’insignifiance du scrutin et le décalage avec les résultats nationaux, notamment français, aboutissant à la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée Nationale.  

En France, les résultats couronnant le Rassemblement National ont été sans appel. L’annonce du Président de la République le soir même de l’élection a surpris et ébranlé la scène politique française. Elle passe comme un coup de poker stupéfiant. On s’épargnera la noblesse républicaine que ses amis présentent comme explication rigoureuse à cette dissolution. Mais l’inconséquence aussi ne saurait expliquer avec justesse cette instrumentation politique. Pour saisir un pareil choix dans de pareilles circonstances et de tels délais il faut convoquer le cynisme. Provoquer une dissolution quand un parti d’extrême-droite s’enracine et est en mesure de l’emporter, c’est oser lui offrir sciemment le pouvoir et s’avérer complètement inconséquent. L’arrivée du RN à Matignon n’est plus une chimère mais un risque, donc une possibilité envisageable comme une autre pour Macron et son monde. Le prix de deux années minimum d’exercice du pouvoir par l’extrême droite est donc devenu admissible. 

L’inconscience du Président tient surtout de sa certitude à toute épreuve qu’il gagnera ces élections, comme sa conférence de presse 72h après, en apesanteur, le confirme : rien ne doit changer puisque « les Français veulent que nous allions plus vite ». Le vote RN ? C’est la faute aux écrans… A la lecture des dynamiques et du temps très court imposé, Macron pense donc clore le camouflet en triomphe en faisant le pari simple d’une gauche perdante car décomposée et de sa propre capacité à engendrer des victoires au second tour face à un RN pris de vitesse. Mais la gauche partira semble-t-il unie et les cartes sont en partie rabattues dans l’indétermination de ce qu’il peut advenir. 

En réalité, si les conditions dans lesquelles ces élections s’organisent apparaissent indignes d’une véritable campagne politique, la dissolution en soi était parfaitement envisageable. Depuis l’élection législative de 2022, la situation parlementaire est en crise, avec une majorité introuvable et des 49.3 à foison, empêchant la promptitude des réformes libérales désirées par le Président et demandées par la Commission européenne et les agences de notations. L’idée d’une dissolution a fait son chemin et allait, tôt ou tard, advenir, puisque le changement de cap politique, lui, n’est pas une option. Finalement, en voulant gagner de nouvelles législatives pour ré-élargir son socle parlementaire, par-delà les avertissements électoraux, Macron dévoile son hubris et sa difficulté à s’accommoder des manifestations de la démocratie.

Alors, on se souviendra que si la situation était somme toute différente, dissoudre pour gagner était aussi l’idée sous-jacente à celle provoquée par Jacques Chirac en 1997 ; on en connaît le revers pour le camp présidentiel. Cette-fois, c’est le RN qui pourrait rafler la mise, acter la fin d’une époque et en ouvrir une autre sans doute encore plus douloureuse. 

La mort du bloc bourgeois

Une telle débâcle peut s’interpréter de différentes manières. Mais on ne saura effacer le véritable carburant durable et raffermi de cette élévation continue du vote RN. Ce pénible résultat vient chasser les garde-fous démocratiques d’un système à bout de souffle. Le cercle de la raison s’est fracassé sur la réalité affective et lucide du pays. Le parti des gestionnaires, au sens le plus juste qui soit – du centre-gauche hollandiste à la droite sarkozyste -, a la fièvre, il suffoque de son détachement hostile aux afflictions populaires et subit électoralement sa colère retentissante.

La vulgate libérale n’imprime plus ni sur le fond ni dans la forme pour les subalternes – entendu dans un sens gramscien. L’abaissement des « charges », la lutte contre le déficit, la flexibilisation du marché du travail, la libre compétition, « l’efficacité » partout… ces mythes de la gouvernance par les nombres constituent un idéal normatif austéritaire face auquel il n’y aurait aucune échappatoire. Ces névroses obsessionnelles de la cohorte des experts et éditorialistes et de ceux qui gouvernent le pays en apôtres depuis tant d’années sont désormais rejetées extrêmement violemment par des catégories entières de la population qui les subissent depuis des années sans être écoutées. Face à ce rejet de la foi intérieure qu’il prêche dans le vide, l’extrême-centre libéral ne répond que par des appels à faire davantage de « pédagogie » pour vendre ses réformes incomprises par le peuple victime de la démagogie.

Par-delà la brutalisation des politiques que leur logiciel induit, ces bureaucrates du marché n’ont plus d’histoire à raconter si ce n’est celle de s’opposer aux « populistes ». Ce « devenir nul de la politique » que prédisait le philosophe Cornelius Castoriadis ressemble désormais au chant du cygne.

Comme si l’adhésion au monde libéral ne dépendait plus que d’une explication rationnelle des gouvernants, « les pédagogues du renoncement » comme les appelait l’historien Max Gallo, face à l’ignorance et l’inintelligibilité présumée des gouvernés. L’obéissance aux injonctions européennes, sans véritablement y trouver le sens et le bénéfice d’une telle délocalisation politique constitue également une légende retoquée par ceux dont la souveraineté ne semble encore s’exercer que dans le cadre national. Depuis quelques années, il faut dire que les chiens de garde ont commencé à s’éveiller : le réel invalide tellement leur serments que l’équation leur est devenue conceptuellement insupportable. Le disque est rayé, les injonctions à l’adaptation déraillent. Par-delà la brutalisation des politiques que leur logiciel induit, ces bureaucrates du marché n’ont plus d’histoire à raconter si ce n’est celle de s’opposer aux « populistes ». Ce « devenir nul de la politique » que prédisait le philosophe Cornelius Castoriadis ressemble désormais au chant du cygne.

À force de prêcher là où la multitude ne croit plus, les représentants gouvernementaux se sont distanciés de ceux qu’ils administrent. L’avènement de la macronie ne fut qu’une accélération ostentatoire de l’accaparement technocratique du pouvoir, avec des députés interchangeables, thuriféraires de l’ordre libéral et de la révolution conservatrice, dont on ne perçoit pas la chair politique qui les spécifie. Et leur légèreté vis-à-vis de ce qui se joue dans l’instant témoigne de leur effroi devant le mystère de leur destinée et l’apparence trompeuse de leur volonté. Derrière le discours d’une arrière-garde médiocre, c’est le système fléchissant du néant faisant advenir le désordre social et politique.

Pourquoi tout concourt au succès du RN

Face à un tel vide au cœur de la République, au déclin des idéologies politiques, à la société de consommation individualisante et à la fin du consentement des gouvernés au libéralisme, les identités collectives et politiques se sont peu à peu liquéfiées. Quand les électeurs cherchent depuis des années dans la recomposition le débouché électoral antagonique, alors ils le trouvent là où l’on répète à l’envie qu’il se situe. Dans cette perspective, le RN s’accommode très bien du temps présent : mise en exergue assumée de leur position d’opposant numéro 1 au système en place, discours normalisant des dominants sur « l’’égalitarisation » des figures « extrêmes » – sous-entendu, Mélenchon-Le Pen, même péril -, accommodement des médias à l’institutionnalisation du parti, décrédibilisation des offres de gauche…

Tout est fait pour catalyser la victoire culturelle des réflexes et du récit xénophobe : les libertés publiques de plus en plus compromises depuis 10 ans, l’expression toujours plus audible d’une citoyenneté ethnique, etc.

Parallèlement, le discours nationaliste de l’extrême-droite tend depuis deux décennies à sédimenter et capter de façon croissante les réalités et sentiments d’insécurité variées, du malaise économique à la peur instillée par les faits divers sanglants. Il leur donne une dimension identitaire monolithique, en étreinte, de plus en plus acceptée et ancrée dans la fenêtre d’Overtone. La peur de l’immigration – par exemple très vite assimilée comme cause des émeutes consécutives à la mort de Nahel – constitue d’ailleurs le premier moteur du vote RN. En sus, tout est fait pour catalyser la victoire culturelle des réflexes et du récit xénophobe : les libertés publiques de plus en plus compromises depuis 10 ans, l’expression toujours plus audible d’une citoyenneté ethnique, etc. Oui, tout est fait pour polariser le champ politique et positionner le RN comme l’alternative à ceux dont la majorité populaire ne veut plus. 

Les manifestations contre les lois Travail durant le quinquennat Hollande ont réordonné le conflit social, la vague dégagiste ayant portée l’élection de 2017 ne s’est pas arrêtée et l’irruption des Gilets Jaunes sur la scène politique fût un rappel fracassant de la défiance profonde dont nos institutions font l’objet. Ce moment populiste refoulé est revenu modeler l’expression électorale. Dans cette configuration sociétale angoissante pour une part de la France dite périphérique, bien davantage que les propositions programmatiques, en premier lieu c’est le diagnostic simpliste (assistanat, sécurité et immigration) qui raffermit le score du RN. Devenant à mesure du temps le réceptacle dominant d’une majorité des rejets, contre la force gouvernante qu’il revient de renverser, la poussée du RN semble être inexorable.

Quand bien même leurs lignes politiques sont en constante mises à jour au fil des intérêts mouvants, d’alliances européennes variantes, ce parti ne subit aucun trouble électoral. Sans s’agiter pour, l’adjonction annoncée de cadres Les Républicains renforce, elle encore, la normalisation du RN et sa stratégie de respectabilité. De plus, il ne faudra pas croire que la masse abstentionniste aux européennes soit structurellement défavorable au RN en cas de sursaut aux législatives, puisque sa structuration composite correspond plutôt à leur transversalité socio-professionnelle et intergénérationnelle grandissante. Et les classes populaires se sont davantage abstenues, ce qui donne à penser, en analyse des dernières élections, que le RN dispose de grandes réserves pour dans 20 jours. Tout prélude à son arrivée au pouvoir. Il y a comme une lame de fond vers l’abîme. 

À gauche, une union indispensable

Face au macronisme décadent et à une extrême-droite exaltée, la gauche se cherche et peut s’écraser à mesure que le cours du temps persévère dans l’ordre actuel des choses. Ces dernières années, ni les trahisons d’une gauche socialiste au pouvoir, ni les erreurs communicationnelles décrédibilisantes de la force insoumise, ni les réflexes bobos caricaturaux des écologistes et encore moins l’inertie de chaque organisation n’ont aidé à clarifier le dessein commun de société que la gauche proposait encore à tous les Français. La gauche comme repère est devenu un espace politique informe, décousu, s’effaçant arithmétiquement, au détriment de l’attrait de chacune de ses composantes politiques ; si ce n’est peut-être au cours d’une campagne insoumise alléchante à la présidentielle de 2017, où la progression ardente et la transversalité de l’offre générale qualifiaient bien l’agencement d’un important potentiel électoral. 

Nul ne peut nier l’évidence : l’attente est notre adversaire face aux changements climatiques en cours, à l’approfondissement des inégalités et à la mise à mort des services publics. Il nous faut agir vite et fort.

Pourtant, malgré ses atermoiements, seule la gauche peut permettre d’éviter le déclin toujours plus prononcé du pays, s’accaparer du désir destituant et conjurer par le haut la résignation. Si aucun rendez-vous politique n’éteint l’histoire, dans une optique de survie organisationnelle, au regard de l’état du pays et des prochaines échéances, celui du 30 juin semble cardinal. Car nul ne peut nier l’évidence : l’attente est notre adversaire face aux changements climatiques en cours, à l’approfondissement des inégalités et à la mise à mort des services publics. Il nous faut agir vite et fort. Alors chaque opportunité historique doit être saisie. Ainsi, ne serait-ce qu’au regard de la faiblesse structurelle et récurrente des offres politiques à gauche à remporter une élection, l’union apparaît indispensable pour espérer ne serait-ce que résister. D’autant plus que le temps passe vite et qu’aucune autre option plus crédible, non boutiquière, ne se pose sur la table pour une guerre de mouvement extrêmement rapide. 

L’union paraît d’autant plus nécessaire pour le Parti socialiste qu’il ne sait comment exister en dehors des murs parlementaires ; le premier quinquennat de Macron avait déjà failli lui être fatal, notamment sur le plan financier. Pour la France Insoumise, son histoire semble indiquer qu’elle est capable de poursuivre son existence en dehors des institutions. Mais son effacement de l’Assemblée Nationale serait un sérieux coup porté à son indispensable notabilisation, certes encore embryonnaire, et la condamnerait à sa fixation dans la figure sclérosée d’opposant bruyants mais impuissants. L’union a été faite, un nouveau Front populaire est né, dont acte. Il a déjà fort à faire. 

Au-delà de l’union de la gauche, rebâtir l’unité du peuple

Le jour d’après, il faut déjà dire que l’union pour l’union ne peut constituer un projet politique en soi. Dans cette situation, nous pouvons nous accorder à dire que l’une des immatriculations politiques évidentes reste l’ordonnancement axiologique, c’est-à-dire ce qui fait sens et touche le domaine du sensible. Mais la gauche a depuis longtemps cru, en miroir du libéralisme, qu’agiter des mots, un jargon, des expressions incantatoires, des alliances de survie suffirait à produire des identifications fortes et des repères politiques de long cours. Au contraire, elle s’est rabougrie, sans matrice transversale, à mesure que l’extrême droite, elle, débordait de son socle et propageait sa lecture du monde. Et le discours sur les valeurs, sans adhérence aux vécus, est devenu un discours vide, ampoulé, dénué d’attrait, dénué d’imaginaire, dénué d’un zénith perceptible.

La gauche a depuis longtemps cru qu’agiter des mots, un jargon, des expressions incantatoires, des alliances de survie suffirait à produire des identifications fortes et des repères politiques de long cours.

Le calcul politique de la gauche est aujourd’hui des plus limpides : s’étendre ou s’éteindre. Alors, il convient encore de rappeler que convaincre consiste à réussir à affecter les individus et la multitude dans un sens positif, commandant des conditions discursives et pratiques. On ne saurait ici être exhaustif sur ce qui provoquerait, au-delà des bases électorales présentes, l’adhésion à une offre de gauche, ni en expliquer le jeu complexe des affects qu’il faudrait provoquer pour cela : il faut se garder des prophéties et de l’outrecuidance des apprentis sorciers. Cependant, nous ne sommes pas dispensés de déceler des positionnements sincères et des paramètres stylistiques, dans le contexte actuel, qui sauraient demain reconstruire une dynamique en capacité d’entraîner l’assentiment le plus large qui soit. L’union doit dépasser la gauche plurielle, telle est sa tâche historique.

Nous avons besoin d’un récit instituant, surtout après avoir démontré ces dernières années le morcellement d’un espace politique autrefois plus tangible. Il faut justifier que le Front populaire en vaut le vote, mobiliser une rhétorique et des dénominateurs communs solides et ancrés dans le réel. Déjà, l’accord rapidement entendu des forces constituées à gauche nous enlève le simulacre qu’aurait été de longues et vaines réunions occupant l’espace médiatique comme une banale série télévisuelle. Il faut à présent tenir et décliner les temporalités, prendre cette élection à la fois comme un objectif existentiel et le commencement d’une œuvre plus longue. 

L’idéal politique de gauche ne s’est pas éteint. Il est simplement orphelin d’un corpus politique concret, de figures qui l’incarnent, d’une nouvelle esthétique qui le redessine et d’un camp qui le porte de façon harmonieuse. L’édification d’une nouvelle proposition de contrat social, ancrée dans les valeurs de partage, de solidarité et d’écologie qui réenchante la vie, constitue la nécessité d’un nouveau bloc historique majoritaire qu’il faudra d’ailleurs continuer de construire, même après l’élection, quoi qu’il puisse en résulter. Dans la fenêtre aujourd’hui imposée des législatives, les partis vont s’accorder sur les urgences. C’est une première étape. Le reste attendra d’être discuté et tranché par le vote du peuple, du moins il devra l’être pour que l’unité advienne réellement après l’union. Pour le reste, ce nouveau Front populaire pourrait détailler une méthode rigoureuse et un calendrier de mise en œuvre des politiques publiques proposées ; sans démesure ni indétermination, avec un chiffrage et un agenda permettant à tout un chacun de se projeter facilement.

Acter la mort de la social-démocratie

Il faut bien admettre que la social-démocratie ayant gouverné, sidérée et médiocre devant la puissance du capitalisme financier, est justement assimilée aux politiques d’errement nous ayant conduit dans la situation économique, sociale et politique actuelle. Le rêve européen et la mondialisation heureuse des bien lotis ont été vécus à l’envers, dans le malheur économique pour la majorité : désindustrialisation et mise en concurrence d’économies disparates, pression à la baisse sur les salaires, précarisation des emplois, démantèlement des services publics… Les perdants de la mondialisation ont été abandonnés par cette droite complexée et ce qu’il reste de la gauche s’en détourne discursivement bien trop souvent en paraissant de moins en moins capable d’invoquer des codes et des modes de vie autres que ceux des habitants des centres-villes métropolitains. C’est l’incapacité de nos élites à construire un réel rapport de force avec l’Allemagne et ses intérêts singuliers qui empêche d’envisager une véritable construction européenne au service des peuples. Or, on le disait, absolument rien ne dit qu’une majorité des abstentionnistes qui va revenir sur la scène politique à l’occasion de ces législatives soit favorable à la gauche. On peut même s’inquiéter du contraire et, a minima, en prendre acte.

Il y a pour le moment un désir de rupture décorrélé d’un désir de gauche qu’il est interdit de regarder avec condescendance. C’est à ce dessin d’adjonction qu’il faut travailler à la formation face à l’extrême-droite. Par conséquent, concourir à démontrer que la ligne choisie programmatiquement par ce nouveau Front populaire soit cette fois-ci authentiquement de gauche paraît vain tant le signifiant a été décrédibilisé. Sans s’oublier idéologiquement, cette coalition de gauche doit s’arracher de ces réflexes, de ses signifiants et de son petit espace urbain où elle ne se comprend plus qu’elle-même pour se reconnecter et recomposer avec les aspirations majoritaires du peuple français. 

La radicalité de l’offre à proposer ne doit pas être confondue avec une « gauchisation » de sa teneur et la mise en exergue de milles mesures programmatiques.

Fixer cet horizon enviable nécessite pour commencer d’acter très clairement que la proposition de gouvernement entre en réelle rupture avec la politique de l’offre, productiviste et inégalitaire. Mais elle doit aussi permettre à la gauche de se reconnecter avec le sens commun « dégagiste » : la radicalité de l’offre à proposer ne doit pas être confondue avec une « gauchisation » de sa teneur et la mise en exergue de milles mesures programmatiques. Elle doit en premier lieu s’exprimer en termes d’ambition de changement, loin des symboles et des rustines, dans un contexte de guerre aux pauvres et de tenaille identitaire.

A l’avenant, elle devra se traduire par la mobilisation des compétences obligatoires face à la complexification juridique des rouages organisationnels et administratifs des politiques publiques installées ; et au regard d’un affrontement à venir inévitable avec les marchés financiers. Enfin, elle pourra affirmer avec bon sens, clarté et autorité : à court terme notamment, retraite à 60 ans, indexation des salaires sur l’inflation et hausse du SMIC, abrogation de la loi immigration, école publique totalement gratuite ; à moyen et long terme, réduction du temps de travail, extension des services publics, démocratisation des entreprises, déconstruction de l’hydre bancaire etc. Le retour d’un ordre alternatif, c’est-à-dire le retour de la justice dans les politiques économiques, salariales et fiscales est fondamental face à la sécession grandissante des très riches.

Dans le même temps, la narration enveloppant le projet doit aussi porter sur l’unification du pays, la volonté de résorber les fractures de la société et soigner l’atomisation néolibérale. L’une des voies pour ce faire pourrait être de défendre un patriotisme vert. La question écologique est une menace qui est venue s’ajouter à celles historiquement générées par la mondialisation pour les classes populaires et appuyer le sentiment anti-élite. Il faut donc réussir à articuler et hybrider dans le discours et les propositions les enjeux de protection sociale et de transition écologique pour répondre principalement aux besoins et inquiétudes des catégories paupérisées qui sont déjà exposées aux conséquences de la dérégulation environnementale. La constitution d’une telle politique de soin appuyée par des mutations davantage structurelles qu’individuelles – du fait d’une forte reprise en main des orientations économiques par l’Etat – pourrait reconstruire une fierté nationale positive, et l’édification d’un projet à proposer par delà les frontières, c’est-à-dire d’un projet internationaliste. 

Une victoire improbable mais pas impossible

Dans son dernier essai, le politiste Rémi Lefebvre se demandait s’il fallait désespérer de la gauche et répondait qu’il fallait commencer par déjouer le piège du défaitisme. Si l’empreinte des élections européennes fait mal, le problème de la gauche reste encore celui de l’offre davantage que celui de la demande. Au jeu des alliances et coalitions à l’œuvre sur l’ensemble de l’arc politique, les élections législatives s’annoncent des plus incertaines, qui plus est au regard d’une géographie électorale en pleine transformation, où les conditions des victoires ne se posent plus dans les mêmes termes dans chaque territoire. Aux seconds tours, la question de la résistance du front républicain aura encore son sens dans certaines circonscriptions, tandis qu’ailleurs le concours à l’opposition la plus crédible à Macron sera la variable décisive.

Aux seconds tours, la question de la résistance du front républicain aura encore son sens dans certaines circonscriptions, tandis qu’ailleurs le concours à l’opposition la plus crédible à Macron sera la variable décisive.

En outre, les premières projections donnent à voir un sursaut de participation limité, réduisant la part des triangulaires, et montrent un nombre massif de seconds tours où l’opposition Front Populaire – Rassemblement National mettra de côté l’offre présidentielle. La campagne qui s’ouvre, extrêmement rapide, devra donc mobiliser chaque composante interne du Front Populaire en ce qu’elle peut apporter, sur les représentations de stabilité et de rupture qu’elles emportent. En même temps, toute la société doit être mobilisée comme force d’entraînement pour dépasser le cartel partidaire. 

Dès à présent, dans ce déchaînement des passions, il convient de se confronter avec humilité aux circonstances et de ne rien céder à la beauté illusoire du renoncement. Aussi loin soit la rive, il faudra nager et travailler sans relâche pour préempter des électorats populaires divers, que la gauche est censée défendre. Toute projection de résultat qui soit, la suite du scrutin sera tout aussi importante que la campagne immédiate, puisque le RN est désormais ancré si puissamment dans le paysage politique que chaque jour sera une lutte pour le soustraire de toute entrée ou de tout développement dans les institutions. Le choc ne fait que commencer. 

Front populaire : l’avenir d’une victoire

Ouvriers métallurgistes en grève en 1936. © Domaine public, BNF

Après la dissolution de l’Assemblée nationale, la gauche française s’est réunie autour de la bannière Front Populaire, un nom qui renvoie à une histoire vieille de près d’un siècle, mais dont le souvenir est toujours resté vif. En mai 1936, face à la menace fasciste, cette alliance entre les socialistes (SFIO), les communistes (PCF) et les centristes du Parti radical, remporte les élections législatives. Le nouveau gouvernement de gauche, présidé par le socialiste Léon Blum, prend alors des mesures sociales sans précédent et très vite effectives. Pourtant, ces avancées déterminantes ne sont pas le fruit d’une simple victoire électorale : revenir sur la période permet de mieux comprendre la nécessaire articulation entre un pouvoir politique volontariste et un puissant mouvement social pour le soutenir, voire pour l’obliger.

Dans l’histoire politique française, le Front populaire est inscrit au Panthéon des gauches. Depuis des décennies, la gauche, a fortiori quand elle est unie, invoque le totem sacré de 1936 en période électorale pour inciter à la mobilisation. L’idée est qu’en la portant au pouvoir, d’importantes réformes sociales suivront. Après tout, les deux semaines de congés payés, la semaine de 40 heures et l’instauration des conventions collectives, permises par le gouvernement Blum juste après sa prise en fonctions, sont autant de preuves que confier les manettes politiques à la gauche porte ses fruits.

À la suite de l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, le député insoumis François Ruffin a ainsi immédiatement appelé la gauche à se réunir autour de la bannière « Front populaire » suivi dans les 24 heures par les quatre principaux partis de gauche (insoumis, écologistes, communistes et socialistes). En mai 2022, quelques jours après la formation de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (NUPES), le communiste Fabien Roussel se permettait déjà le parallèle : « Le Front populaire, c’était de grandes avancées sociales. On est aujourd’hui à un tournant aussi historique que celui-là. » Remontons plus loin. Quelques mois après la victoire de la gauche plurielle aux élections législatives de 1997, la ministre du Travail Martine Aubry défend la semaine de 35 heures en se revendiquant des idées de Blum. En mai 1981, dans son discours d’investiture à la présidence de la République, François Mitterrand se réfère également l’héritage du Front populaire. Tout nouveau Premier ministre, Pierre Mauroy reprend quant à lui un slogan de 1936 : « Vive la vie ! ».

Pourtant, ce « mythe » proprement politique simplifie à outrance ce qu’a été le Front populaire : au-delà d’un accord électoral entre partis de gauche, il s’agit d’une véritable expérience culturelle et sociale, bien que de courte durée. Un simple coup d’œil au programme de campagne suffit à s’en convaincre : publié en janvier 1936, celui-ci ne contient pas les mesures phares plus tard retenues dans l’imaginaire collectif. La « réduction de la semaine de travail sans réduction du salaire hebdomadaire » est certes mentionnée, mais sans avancer de chiffre concret (le temps de travail s’élève alors à 48 heures par semaine) ; quant aux conventions collectives et aux congés payés, ils ne figurent tout bonnement pas dans le programme. Dès lors, difficile de lire dans la séquence 1936 un enchaînement logique et purement politique : les mesures effectives à l’été ne sauraient être le simple produit de la victoire électorale du printemps sur la base du programme publié à l’hiver. En fait, celles-ci ont surtout été arrachées par un mouvement de grèves sans précédent.

« La grève, la grève, partout la grève » (Jacques Prévert)

Retraçons le fil des événements au cœur du printemps 1936. Le 3 mai, les résultats du second tour des élections législatives actent la victoire du Front populaire, avec 386 sièges sur les 608 que compte alors l’Assemblée nationale. Respectueux de la tradition républicaine, Blum attend encore un mois avant de s’installer à Matignon, résidence du président du Conseil. Mais les 11 et 13 mai, deux grèves éclatent au Havre et à Toulouse dans le secteur de l’industrie aéronautique, en réaction aux licenciements d’ouvriers grévistes le 1er mai. Victorieuses, les grèves s’étendent alors dans le même secteur ainsi qu’au sein des usines automobiles de la région parisienne à la fin du mois de mai. Le 28, c’est au tour des 30.000 ouvriers et ouvrières de Renault de rejoindre le mouvement.

Fait notable et inédit à cette échelle, les grévistes ne se contentent pas de cesser le travail, mais occupent les usines. Si les grèves semblent progressivement s’apaiser, le mouvement reprend de plus belle à partir du 2 juin et gagne la province, notamment par le biais de la presse, qui se fait le relais des événements. Partout, dans une ambiance festive, des entreprises des plus diverses sont occupées, du commerce aux banques en passant par la restauration et la culture. On compte alors 12.000 grèves, dont 9.000 avec occupation, entraînant environ 2 millions de personnes.

La victoire acquise, le mouvement social ne s’éteint pas : à la différence de la plupart des mouvements de grève, il ne s’agit pas de s’opposer à un gouvernement hostile, mais de pousser, voire d’anticiper l’action de ce nouveau pouvoir dont on attend beaucoup.

Comment expliquer cette explosion sociale ? Indéniablement, aucune force politique ou syndicale ne l’a pleinement anticipée. Le 16 juin, le secrétaire général de la CGT Léon Jouhaux admet devant le Comité confédéral national du syndicat que « le mouvement s’est déclenché sans que l’on sût exactement comment et où ». Spontanées, les grèves et occupations de mai-juin 1936 ne débarquent toutefois pas de nulle part.

Elles s’inscrivent dans une articulation entre les urnes et la rue, matrice du Front populaire depuis deux ans : le 6 février 1934, la manifestation antiparlementaire de groupes de droite et d’extrême droite devant la Chambre des députés fait craindre à la gauche une menace fasciste imminente. De vastes manifestations unitaires rassemblant des milliers de personnes sont alors organisées en réponse un peu partout en France. C’est dans cette dynamique que s’inscrit le rapprochement entre forces de gauche aux élections municipales de 1935 puis aux législatives de 1936. Au cœur de la campagne, les manifestations antifascistes et populaires interpellent l’opinion et propulsent le Front populaire au pouvoir. La victoire acquise, le mouvement social ne s’éteint pas : à la différence de la plupart des mouvements de grève, il ne s’agit pas de s’opposer à un gouvernement hostile, mais de pousser ,voire d’anticiper l’action de ce nouveau pouvoir dont on attend beaucoup.

Le double rejet du taylorisme et du paternalisme

S’inscrivant positivement dans la culture du Front populaire, l’explosion sociale du printemps 1936 exprime aussi deux rejets massifs, comme l’explique l’historien Antoine Prost dans son ouvrage Autour du Front populaire (2006). Rejet d’abord de la surexploitation des travailleurs et des travailleuses, rendue possible par la taylorisation et généralisée par la crise économique qui frappe la France depuis 1931. Théorisé et mis en pratique aux États-Unis au début du siècle, le taylorisme est un mode d’organisation du travail reposant sur une double division, à la fois verticale (entre tâches de conception et d’exécution) et horizontale (la production est décomposée entre les ouvriers pour réaliser les tâches les plus simples possibles).

Cette « organisation scientifique du travail » doit alors permettre une augmentation des gains de productivité. Après 1918, le taylorisme se répand progressivement dans les usines françaises, notamment dans l’automobile ou la réparation ferroviaire, mais sans s’accompagner d’une politique salariale fordiste accommodante. En outre, la grande division des tâches contribue à l’aliénation des travailleurs et travailleuses, soumis à des gestes répétitifs, dont l’utilité leur apparaît moins clairement que quand il intervenaient sur plusieurs étapes de production à la fois. Quand survient la crise économique, la rationalisation est alors utilisée pour intensifier les cadences tout en compressant les salaires et en maintenant les ouvriers et les ouvrières les moins efficaces sous la pression du chômage. En affirmant avec force le rejet de cette cadence inhumaine, les grèves constituent alors un moment de dignité retrouvée, comme l’écrit la philosophe Simone Weil dans le journal La Révolution prolétarienne le 10 juin :

« Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange. Oui, une joie. […] Joie d’entendre, au lieu du fracas impitoyable des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires ».

Dès lors, pour échapper à la contrainte des cadences et à l’arbitraire des chefs qui les imposent, la question temporelle s’impose au cœur des revendications ouvrières : d’abord la semaine de 40 heures, réclamée par la CGT depuis le début des années 1930. Les congés payés s’inscrivent dans la même perspective : il s’agit cette fois-ci d’une initiative personnelle de Blum et non d’une revendication des grévistes. Reste qu’avec la semaine de 40 heures, les congés payés répondent à la surexploitation à l’œuvre depuis des années et donnent réalité et consistance au temps privé des salariés.

Les occupations d’usines prenant la forme d’une grande fête antipatronale, elles expriment un refus de ce lien personnel, affirment que le patron n’est pas chez lui dans l’usine comme il est chez lui dans sa maison avec sa famille.

De la même manière, la nécessité des conventions collectives émerge des grèves du printemps 1936 en ce qu’elles remettent en cause le pouvoir patronal tel qu’il était conçu et pratiqué jusqu’alors. Comme l’explique Antoine Prost, si la propriété en est le fondement, cela signifie que la domination exercée par le patron dans ce qu’il appelle sa « maison » est également d’ordre privé, impliquant de la part des salariés une obéissance et une forme de reconnaissance. Les occupations d’usines prenant la forme d’une grande fête antipatronale, elles expriment un refus de ce lien personnel, affirment que le patron n’est pas chez lui dans l’usine comme il est chez lui dans sa maison avec sa famille.

Au fond, le printemps 1936 acte une délégitimation profonde du paternalisme en vigueur depuis la fin du XIXe siècle. De cette rupture viennent les conventions collectives : les ouvrières et les ouvriers refusant de s’engager pour autre chose qu’un travail et un salaire déterminés à l’avance, le contrat de travail doit être d’ordre public : il ne peut être discuté personnellement entre chaque salarié et son employeur, mais doit être clairement établi à l’issue de négociations entre syndicats et patronat. La loi sur les conventions collectives, dont le rapporteur est Ambroise Croizat, député communiste dirigeant la puissante Fédération des Métaux de la CGT, (et futur ministre communiste créateur de la Sécurité sociale après-guerre) remplace le lien personnel de subordination par un lien fonctionnel de production. Le pouvoir patronal est désormais encadré, ne laissant par exemple plus le droit à l’employeur de déterminer et de modifier les salaires selon son seul bon vouloir.

Quand le patronat craignait une révolution bolchevique en France

Si ces trois mesures sociales déterminantes émergent des grèves, encore faut-il que le nouveau gouvernement et surtout le patronat y consentent. Or, au début du mois de juin, ce dernier est pris d’effroi par les événements : avec ces entreprises occupées partout, le droit de propriété ouvertement bafoué et ce nouveau gouvernement soutenu par les 72 députés communistes tout juste élus, le bolchévisme semble aux portes du pays. Certes, à gauche, la perspective révolutionnaire n’est sérieusement envisagée que par une minorité. Dans un article publié dans Le Populaire le 27 mai, Marceau Pivert, représentant de l’aile gauche de la SFIO, incite Blum à s’appuyer sur le mouvement pour instaurer un vrai pouvoir socialiste dans le pays, clamant que « tout est possible maintenant ». Réfugié en France, Léon Trotski assure de son côté le 9 juin que « la révolution française a commencé » : « “Les soviets partout ?“ D’accord. Mais il est temps de passer de la parole aux actes. » Reste que la majorité des grévistes, non syndiqués, envisagent surtout leur action comme temporaire, une sorte de parenthèse joyeuse propre à exprimer un idéal plus qu’à le conquérir. Les partis et syndicats, PCF compris, souhaitent quant à eux apaiser les grèves. Mais au fond, peu importe : bien qu’il ne soit pas de nature révolutionnaire, le mouvement exerce de fait une pression considérable sur le patronat. La presse bourgeoise s’en fait l’écho. Le 6 juin, Le Temps écrit :

« Devant cette grève qui se généralise, devant ces violations énormes, inouïes, de l’ordre et des libertés publiques les plus élémentaires, le président du conseil, le chef du gouvernement légal, a-t-il parlé au nom du pays tout entier, au nom du droit républicain ? S’est-il élevé contre cette dictature occulte qui pèse sur la nation ? […] Son gouvernement n’est qu’une simple délégation de cette force aveugle, dont les Chambres ne seraient qu’un instrument pour une simple législation de faits accomplis ailleurs. Mais il faut alors le dire, il faut proclamer que le gouvernement prend un caractère dictatorial et que c’en est fini du régime républicain ! »

C’est donc dans ce contexte brûlant que les représentants patronaux, réunis au sein de la Confédération générale de la production française (CGPF), sollicitent le gouvernement encore en formation pour trouver une sortie de crise. Une première négociation a lieu dans la nuit du 4 au 5 juin. En médiateur, Blum constate que le patronat est prêt à céder sans faire de l’évacuation des usines un préalable. C’est ainsi que lors de son investiture le 6 juin, Blum promet la mise en place rapide des 40 heures, des congés payés et des conventions collectives. Le lendemain dès 15 heures, les négociations s’engagent à Matignon entre la CGPF, la CGT et l’État, marquant une première dans l’histoire politique française. Le 8 au petit matin, les accords sont officialisés : le patronat accepte une augmentation des salaires et « l’établissement immédiat de contrats collectifs de travail », définis dans une loi votée quelques jours plus tard. Ne figurent pas dans le texte les 40 heures et les congés payés, qui ne sont en fait pas discutés : ces mesures relevant uniquement de la loi, les patrons devront s’y plier.

« Finie la semaine des deux dimanches » : des conquêtes précaires ?

Pourtant, tout reste encore à faire. Le mouvement atteint son paroxysme dans la semaine du 8 au 12 juin, puis se poursuit fin juin et courant juillet : les acquis obtenus à l’échelle nationale doivent désormais être arrachés localement. De nombreux patrons n’acceptent en effet pas les décisions prises par la CGPF : le 9 juin, 114 présidents et représentants des chambres de commerce s’opposent aux 40 heures. Mais parmi les conquêtes de 1936, ce sont les conventions collectives, négociées à l’échelle de chaque secteur, qui exigent la lutte la plus âpre. Ainsi, à Besançon, les grèves ne commencent que le 16 juin pour réclamer l’application des accords de Matignon, engageant au fil des jours de plus en plus de secteurs. Un accord est finalement trouvé par l’intermédiaire du préfet du Doubs le 1er juillet.

Les mesures votées par le Front populaire sont bien plus des conquêtes ouvrières que des acquis sociaux, et ne peuvent être établies et respectées que par l’accord entre le mouvement social et le pouvoir politique.

Ces cas se multiplient dans d’autres départements au même moment. Les mesures votées par le Front populaire sont donc bien plus des conquêtes ouvrières que des acquis sociaux, et ne peuvent être établies et respectées que par l’accord entre le mouvement social et le pouvoir politique. La suite des événements le montre : quand le Front populaire se délite au sommet de l’État, les mesures s’en trouvent fragilisées. Dès février 1937, Léon Blum annonce une « pause » dans la réalisation des mesures sociales. La question de l’intervention française en Espagne pour défendre le gouvernement républicain contre les franquistes, refusée par Blum contre l’avis des communistes, fragilise encore un peu plus la coalition. En juin, Blum est contraint à la démission et en avril 1938, c’est le radical Édouard Daladier qui s’installe au pouvoir. Quelques mois plus tard, le nouveau président du Conseil affirme dans un discours radiodiffusé qu’il faut « remettre la France au travail » par un « aménagement » de la loi des 40 heures. Comprenez, permettre légalement aux entreprises de disposer des heures supplémentaires qu’elles estiment nécessaires, tout en majorant faiblement les taux de rémunération. En novembre 1938, le ministre des Finances Paul Reynaud se charge de publier les décrets-lois et déclare « finie la semaine des deux dimanches ». Les grèves qui s’ensuivent sont durement réprimées : alors que le gouvernement mobilise préfets et forces de l’ordre, le patronat licencie massivement les grévistes. La rupture est consommée, le Front populaire n’est plus.

Reste qu’en un sens, bien que précaires sur le court terme, les avancées sociales de 1936 s’enracinent dans la société française. Comme le souligne l’historien Jean Vigreux dans son ouvrage Histoire du Front populaire. L’échappée belle (2016), en élargissant la démocratie libérale à la démocratie sociale, le Front populaire ouvre en fait une séquence historique plus longue. Celle-ci trouve son aboutissement dans le programme du Conseil national de la Résistance, mis en œuvre après la Libération. « L’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale », « le droit au travail et le droit au repos », « la sécurité de l’emploi » ou « la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine » sont autant de principes s’inscrivant pleinement dans l’expérience du Front populaire.

Comme au siècle passé, construire ce nouveau Front populaire nécessite la mobilisation de toutes et tous, au-delà des accords entre partis.

Une fois interrogé à la lumière des faits, le mythe électoraliste du Front populaire apparaît bien pauvre, en ce qu’il occulte souvent ce qui s’est véritablement joué au printemps 1936 : si les avancées sociales du Front populaire sont bien réelles, elles ont surtout été permises par l’articulation entre la pression du mouvement social et la capacité d’action du pouvoir politique. Le premier portant le second au pouvoir, les grèves et occupations d’usines permettent ensuite de pousser les revendications et d’assurer leur réalisation. La réussite du Front populaire tient précisément dans cette alchimie. Alors, à l’heure où l’histoire s’accélère, la gauche entend rejouer le coup de 1936 face à une extrême-droite qui n’a jamais été aussi proche du pouvoir. Mais comme au siècle passé, construire ce nouveau Front populaire nécessite la mobilisation de toutes et tous, au-delà des accords entre partis. C’est en créant et en maintenant cette dynamique que le Front populaire de 2024 pourra réussir là où la NUPES de 2022 avait échoué. Porter les espoirs ne suffit plus : il s’agit désormais de porter l’histoire.

NUPES : L’ivresse de la victoire

Allégorie de la Victoire (Fresques de Moregine, Pompéi)

À l’occasion d’un débat avec la philosophe Chantal Mouffe, organisé le 25 juin dernier par la rédaction du Vent Se Lève, François Ruffin a souligné à plusieurs reprises les raisons de sa venue : acter la récente victoire de la gauche, pour mieux comprendre là où elle continue d’échouer. À n’en pas douter, en effet, l’alliance NUPES a permis de faire entrer à l’Assemblée une force politique d’opposition majeure, dont les rangs comptent des profils prometteurs. Elle a aussi permis d’éviter la disparition d’un camp, que certains prédisaient pourtant depuis longtemps. Néanmoins, il est indispensable de se demander si cette séquence électorale ne consacre pas une « victoire par le haut » plutôt qu’une « victoire par le bas », creusant encore davantage l’écart entre ceux qui croient qu’un autre monde est possible et ceux qui n’y croient plus.

« On a gagné, mais… »

Les appareils sont saufs, les militants enthousiasmés, les votants rassurés ; les désaffiliés, les indifférents et les abstentionnistes sont en revanche les grands absents des célébrations. Ils ne reviennent qu’à demi-mots dans les conversations, comme si leur silence pesait soudain trop lourd : « On a gagné, mais… » Mais, ce n’est pas gagné. Et pour cause, les résultats électoraux dessinent un bloc qui doit, pour les langues les plus provocatrices, davantage à la réalisation malencontreuse de la stratégie Terra Nova qu’aux succès socialistes et communistes des siècles passés. La note du think tank, datée de 2011, suggérait notamment d’abandonner la majorité historique de la gauche, composée d’ouvriers et d’employés, au profit d’une articulation des électorats acquis aux nouvelles « valeurs culturelles progressistes » : les jeunes, les femmes, les diplômés et les minorités. Dix ans ont coulé sous les ponts depuis lors, et nombreux à gauche ont dénoncé la trahison d’une telle proposition, pour mieux rappeler la nécessité de rester solidaires des classes populaires.

« La situation est telle qu’aujourd’hui les progressistes se demandent comment reconquérir les anti-progressistes. »

Problème, les bonnes intentions ne résolvent pas toujours les divorces culturels : la situation est telle qu’aujourd’hui les progressistes se demandent comment reconquérir les anti-progressistes. Ce qui n’est pas sans provoquer un dialogue de sourds ou, pire, une démonstration de paternalisme politique. Si les aspirations communes décrochent du « progressisme », ce n’est pourtant pas parce qu’elles sont rétrogrades, mais parce qu’elles constatent chaque jour la dégradation des conditions de vie et n’ont plus le coeur aux lendemains qui chantent. « Qu’est-ce qui nous arrive ? » brûle ainsi plus volontiers les lèvres que les traditionnels « Qu’est-ce qui nous attend ? », écrasant l’horizon des possibles sur les inquiétudes du présent. L’erreur est donc de croire que le temps du futur est communément partagé ; il se fabrique, au contraire, depuis des réalités concrètes, que seuls quelques privilégiés ont désormais le loisir d’éprouver. 

Un hiatus d’autant plus profond qu’ils recoupent une dissociation sociologique, où les habitus des uns n’ont rien à voir avec les habitudes des autres. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à s’interroger sur le pourcentage des cadres politiques issus des milieux populaires. Le compte n’est pas très glorieux ; et même lorsqu’ils sont présents, ils occupent les places très convoitées de « transfuges de classe », qui servent à la fois d’alibi aux camarades et d’excuses personnelles pour justifier l’éloignement des périphéries d’origine. Parallèlement, l’élection de quelques députés « populaires » a donné lieu à un enthousiasme mâtiné d’incompréhensions de classes. La fabrication de nouvelles égéries prolétaires, réduites à leur fonction sociale – « femme de ménage », « aide soignante », « ouvrier » – en dit long sur une gauche, qui essaie de se rassurer, en veillant à cocher toutes les cases de la mixité. L’entrée à l’Assemblée de ces nouvelles figures, et la réception médiatique qui en a été donnée, aurait dû à l’inverse signaler l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir.

Mots d’ordre ou diagnostics ? 

Si la gauche doit alors retrouver ce qu’elle a perdu, il convient de lui rappeler quoi chercher : sa base sociale, certes, mais avant toute chose sa lucidité. Elle protège contre l’ivresse des victoires – d’autant plus intense que ces dernières tendent à se faire rares – et conduit à troquer les mots d’ordre contre les diagnostics. La « Nouvelle Union Populaire » est à ce jour plus unie que populaire ; près de la moitié des ouvriers et employés s’abstiennent ou votent en faveur du Rassemblement national. Il importe d’en tirer les conséquences pour guider les années de bataille qui s’annoncent, sans déprécier celles qui ont déjà été menées. Deux scénarios semblent se disputer les faveurs des responsables politiques actuels : un retour à l’agenda propre des différents groupes parlementaires (EELV, PS, FI, PCF) composant la NUPES ou un approfondissement de la logique d’union, anticipant les élections intermédiaires et favorisant les futures candidatures uniques. Un air de « déjà-vu » pour qui connaît les dilemmes insolubles d’une gauche, oscillant souvent entre sectarisme stérile ou unionisme béat, selon son expression la plus caricaturale.

Quid cependant d’une troisième option, certes moins attractive et plus laborieuse, qui miserait sur un renouvellement politique organique, capable de retisser les liens entre l’extraordinaire des Assemblées et l’ordinaire des tablées ?

Quid cependant d’une troisième option, certes moins attractive et plus laborieuse, qui miserait sur un renouvellement politique organique, capable de retisser les liens entre l’extraordinaire des Assemblées et l’ordinaire des tablées ? Pour trancher entre l’une ou l’autre direction, le conseil d’un ancien sage politique, auteur d’un Contrat Social qui ne fut pas sans incidence sur les soulèvements révolutionnaires, mérite une oreille attentive : en distinguant la volonté particulière, la volonté de tous et la volonté générale, Jean-Jacques Rousseau nous lègue des concepts pour interpréter différemment les trois chemins qui s’offrent à nous. Ainsi, le jeu partisan n’est-il qu’une émanation de la volonté particulière, favorisant la juxtaposition d’intérêts divergents, tandis que les alliances occasionnelles relèvent de la volonté de tous et s’en remettent à la simple accumulation numérique des forces en présence. Le travail de ré-association ravive quant à lui la quête de la volonté générale et suit la boussole du bien commun afin d’empêcher le dépérissement du corps politique. Réduire l’écart qui s’est creusé entre « la chose publique » et les citoyens apparaît en effet comme un impératif pour empêcher que ne s’installent trop durablement la désillusion et la lassitude. « Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’État, que m’importe ? on doit compter que l’État est perdu » suggère notamment Jean-Jacques Rousseau en 1762, comme un ultime avertissement. 

Reste ensuite à déterminer quelle volonté peut l’emporter sur les autres. La philosophie rousseauiste n’est, à cet égard, pas très optimiste gageant que la gradation des volontés s’établit toujours en opposition « à celle qu’exige l’ordre social » et que « la volonté générale est toujours la plus faible ». Il n’est pas sûr que la situation contemporaine autorise davantage de confiance : sans une organisation depuis laquelle concrétiser cet horizon, la promesse de majorité réelle, dépassant l’électoralisme de circonstances, a toutes ses chances de demeurer lettre morte. Les moyens ne sont pourtant pas totalement inexistants, comme en témoigne la réussite de certaines campagnes législatives, parvenus à détrôner des macronistes de premier rang, à l’instar de Christophe Castaner, d’Amélie de Montchalin, de Richard Ferrand ou encore de Roxana Maracineanu. Les énergies mobilisées en vue de ces succès, plutôt que d’être mises en sommeil jusqu’au prochain scrutin, pourraient être autrement investies. C’est qu’il s’agit d’identifier les braises des colères sourdes sur lesquelles souffler afin de préparer le terrain des victoires futures. 

Vers une stratégie populaire

Les débats à gauche ne sont pas rares pour imaginer les solutions capables de « reconstruire » le camp de l’émancipation : quelle doctrine après la longue parenthèse social-libérale ? Quels arguments pour rallier le plus grand nombre ? Le travail effectué autour du programme de « L’Avenir en commun » mérite à ce titre d’être salué, tant il promeut un projet de rupture, qui est parvenu à se rendre crédible auprès d’un socle numérique non négligeable (7,7 millions de voix) et à radicaliser un électorat pour qui, par exemple, la « planification écologique » a finalement remplacé les transitions trop timides. Mieux même, il semble avoir inquiété quelques tenants de l’ordre néolibéral qui, lors des soirées présidentielles et législatives, n’ont pas oublié d’agiter l’épouvantail de « la menace rouge »  pour discréditer leur adversaire. À nouveau cependant, le plus difficile est encore à faire : les divergences stratégiques traversent la récente union et la diffusion des idées socialistes – si l’on accorde à ce terme abîmé le sens que lui a donné sa tradition politique depuis le dix-neuvième siècle – se heurte à de nombreux malentendus. 

À commencer par celui qui explique, peut-être, le plafond de verre idéologique auquel sont confrontées les formations politiques de gauche. Alors qu’elles furent pendant longtemps les alliés de la marche de l’Histoire, contribuant à achever le processus démocratique ouvert par la Révolution française, elles font aujourd’hui face à un nouveau défi : sauver l’héritage du passé et conserver les acquis des grandes avancées sociales face aux offensives libérales et réactionnaires. Selon un bouleversement, dont seule l’histoire politique a le secret, il n’est ainsi pas impossible que les matrices révolutionnaires et conservatrices se soient inversées. Les formations de droite, elles, l’ont bien compris, misant sur l’étiquette « subversive » et déclinant les « révolutions conservatrices » depuis plusieurs décennies pour répondre aux inquiétudes populaires. À gauche, on tarde encore, par devoir de pureté et par peur de compromission, à prendre la mesure, de ce que pourrait être « un conservatisme révolutionnaire ».

Selon un bouleversement, dont seule l’histoire politique a le secret, il n’est ainsi pas impossible que les matrices révolutionnaires et conservatrices se soient inversées.

Il y a néanmoins fort à parier qu’un tel positionnement ait toutes ses chances auprès des classes populaires – plus en tout cas que le mouvementisme généralisé. Pour une raison simple : il s’appuie sur le déjà-là qui, précisément, est en train de disparaître et livre à elle-même une part grandissante de la population. Le retour de l’insécurité généralisée n’est pas le fait de coupables bien désignés, comme la droite s’emploie à l’affirmer, mais le résultat de la destruction de l’héritage socialiste, dont les combats avaient jusqu’à présent garanti la protection collective. Le conservatisme révolutionnaire est en ce sens un protectionnisme, qui ne doit pas craindre de se présenter comme tel. Il ne signifie ni repli sur soi, ni limitation des libertés, mais pose comme priorité la préservation de ce qui fait une société : ses citoyens, ses institutions, son environnement, chaque jour plus absents de l’agenda des décideurs coalisés en élite mondialisée. Que les plus hostiles à cette grammaire se rassurent, le philosophe Günther Anders, peu suspect de fraternisation avec l’ennemi, avait déjà nommé dès 1960 la contradiction qui caractérise notre époque : « Aussi paradoxal que cela puisse sembler, la conservation du monde ne peut réussir que par son changement. Continuer à exister n’est possible que si le monde qui reste est différent du monde actuel. » Voilà en substance un programme qui peut séduire les adeptes du tout fout le camp, dont l’angoisse est à la mesure du siècle.

Selon les lois imprévisibles du devenir, c’est donc parce que la gauche a trop bien gagné hier, qu’elle perd aujourd’hui. Elle poursuit, comme avant, sa fuite en avant, là où la situation lui impose de revenir sur ses pas. On aurait tort d’y voir une paralysie historique. C’est plutôt que le vent de l’Histoire a changé de direction, comme l’avaient diagnostiqué de nombreux intellectuels marxistes pendant l’entre-deux guerres – Theodor Adorno, Max Horkheimer, Walter Benjamin, pour n’en citer que quelques uns –, dont la clairvoyance est rétrospectivement éblouissante. Ils avaient aussi identifié les raisons pour lesquelles ce n’est plus la gauche qui fait l’Histoire, mais l’Histoire qui exige une politique de gauche. Une nuance essentielle, qui oblige à nommer et à affronter l’obscurité de notre temps, sans pessimisme néanmoins – c’est depuis les nuits les plus noires que s’entendent les échos graves d’une formule d’Ernst Bloch dans L’Esprit de l’utopie : « C’est entre nos mains qu’est la vie. » À cette gauche qui vient, il faut par conséquent souhaiter de retrouver l’usage simultané de ses jambes et de ses esprits, afin de rattraper le retard accumulé par prétention au monopole de l’avant-garde. C’est à cette condition, seulement, que l’alternative deviendra crédible. 

Primaire populaire : le culte de l’Union suprême

Manifestation de militants de la primaire populaire devant la mairie de Saint-Etienne le 11 décembre 2021. © Hervé Agnoux

Fondée en mars 2021 par les militants Samuel Grzybowski et Mathilde Imer, la primaire populaire semble être devenue depuis peu le centre de toutes les attentions. Récemment soutenue par Anne Hidalgo et Christiane Taubira, l’initiative vise à désigner un unique candidat de gauche pour la présidentielle de 2022. L’entreprise cristallise à n’en pas douter les espérances de nombreux militants de gauche souhaitant tourner la page de l’éreintant quinquennat Macron. Pour autant, cette démarche est-elle souhaitable ?

Si la primaire populaire a connu récemment une large médiatisation, plusieurs phases se sont déjà succédé afin de constituer la liste finale des dix candidats qui s’affronteront en janvier prochain. Pendant cinq semaines, les organisateurs de la primaire ont rencontré les responsables de différents partis politiques afin de définir le « socle commun ». Le vainqueur de l’initiative devra s’engager à respecter ce lot de dix mesures s’il parvient à l’Elysée en 2022. Est venu ensuite le temps des soutiens. Chaque membre inscrit sur la plateforme a pu parrainer les personnalités politiques qu’il pensait les plus à même de représenter la gauche en 2022. De ces processus ont émergé cinq hommes et cinq femmes qui peuvent aujourd’hui espérer gagner la primaire populaire, dont les votes finaux se tiendront du 27 au 30 janvier 2022. Si certains, à l’instar de Jean-Luc Mélenchon ou de Yannick Jadot, ont décidé de ne pas participer à la primaire populaire, il sera néanmoins possible de voter pour eux car ces derniers sont officiellement candidats à l’élection présidentielle. Il semble à première vue douteux de conserver la candidature de personnes ayant refusé de participer à un scrutin. L’Union réclamant de sacrifier quelques principes, les organisateurs de la primaire populaire ont pourtant fait fi de cette réserve.

Une primaire populaire dénuée de légitimité ?

L’initiative recueille actuellement le soutien de près de 300 000 personnes, qui pourront toutes voter à la primaire. Beaucoup s’enthousiasment de ce succès et comparent ce nombre aux 122 670 électeurs ayant participé à la primaire d’Europe Ecologie les Verts (EELV) ou aux 139 742 adhérents Les Républicains (LR) ayant pris part au congrès du parti. S’il est en effet tentant de conférer une plus grande légitimité à la primaire populaire du fait de son nombre élevé de participants, il convient de garder une certaine prudence. En effet, les personnes ayant voté à la primaire écologiste ou au congrès LR n’ont pas eu simplement à donner leurs e-mails et leurs coordonnées. Ces derniers ont dû s’acquitter d’une contribution de 2€ (EELV) ou de cotisations au parti (LR). Difficile donc, de conférer à l’une des initiatives une plus grande légitimité.

Il est inévitable qu’une confrontation de légitimité se pose lors de la publication des résultats de la primaire populaire.

De même, il y a cinq ans, la primaire « de la Belle alliance populaire » organisée par le PS et ses alliés avait réuni un peu plus de deux millions de votants, tandis que celle de la droite atteignait les quatre millions. Or, ces chiffres importants n’ont pas empêché ces deux familles politiques de se diviser, comme l’ont rappelé les défections des candidats Bruno Le Maire et Manuel Valls en faveur d’Emmanuel Macron. Par ailleurs, Jean-Luc Mélenchon dispose aujourd’hui du soutien de près de 270 000 personnes ayant elles aussi simplement donné leurs coordonnées et leur adresse mail. Ainsi, il est inévitable qu’une confrontation de légitimité se pose lors de la publication des résultats de la primaire populaire. Il y a en effet fort à parier qu’aucun des sept candidats en lice – trois des dix candidats ont renoncé à se présenter – ne recueillera plus de 270 000 votes.

Le mythe de la bataille des egos

Dans une arène politique marquée par une personnification accrue, il est souvent tentant d’attribuer aux egos et aux personnalités prononcées des leaders politiques la responsabilité de l’échec de l’union de la gauche. Untel sera moqué pour son appétence à orchestrer ses colères, taxé de populiste ou de démagogue, tandis qu’un autre sera accusé de ne penser qu’à sa carrière, ou de préserver sa dignité. À partir de ce postulat, il est ensuite assez simple de suivre le fil directeur qui sous-tend l’organisation de la primaire populaire.

Le « mur des egos » n’est qu’une fable et il serait opportun de comprendre les obstacles profonds qui viennent réellement entraver l’union de la gauche.

La vision simpliste des organisateurs de la primaire populaire suppose une « gauche plurielle » quémandée, réclamée, par le peuple entier. Les responsables de l’organisation rappellent à qui veut l’entendre que 70% des électeurs de gauche souhaitent un candidat unique. Pourtant, cette symbiose inéluctable serait entravée par l’action intéressée d’acteurs politiques aux egos surdimensionnés. C’est là, précisément, que réside la justification de la primaire populaire. Supposée au-dessus des partis politiques, elle a l’ambition de dynamiter ce « mur des egos » mortifère. Faute de quoi, le pays tombera assurément dans les bras de l’extrême droite.

Il est parfois tentant d’installer sa pensée dans le creux d’un rêve éveillé, comme pour se protéger d’une réalité difficile à affronter. Si l’exercice est répété de manière irrégulière, presque exceptionnelle, il peut même être salvateur et servir de source d’espoir quand les temps sont sombres. Pour autant, certains semblent avoir réussi avec brio le numéro d’équilibriste consistant à organiser une primaire tout en restant continuellement dans une réalité parallèle. Le « mur des egos » n’est qu’une fable et il serait opportun de comprendre les obstacles profonds qui viennent réellement entraver l’union de la gauche.

Il n’existe a priori aucune raison de penser que le résultat de la primaire populaire dirigera vers son vainqueur toutes les voix des électeurs se considérant de gauche. Les citoyens n’étant par principe pas de vulgaires pions. Une attitude salutaire aurait consisté à observer les différences sociologiques qui composent et différencient inévitablement chaque camp politique. Une rapide attention jetée aux sondages d’opinion montre que les électeurs de Mélenchon porteraient en deuxième choix leur vote sur Jadot, tandis que les électeurs de Jadot et d’Hidalgo reporteraient davantage leurs voix sur Macron que sur Mélenchon. Rien ne garantit donc au candidat gagnant de la primaire qu’il puisse bénéficier du report de vote de tous les autres électeurs de gauche. La majorité de ces personnes n’aura d’ailleurs pas participé à la primaire ; très peu se sentiront donc contraints par son résultat.

Finalement, c’est là que réside tout le paradoxe de cette initiative : la primaire populaire aura focalisé principalement l’attention médiatique sur des personnalités plutôt que sur le terrain des idées.

De manière plus globale, c’est tous les désaccords politiques qui sont gommés. On veut faire croire que la gauche pourrait, moyennant quelques maigres changements de programmes, être unie. Pourtant, des divergences réelles, fondamentales, existent au sein des camps politiques. Personne n’a ainsi semblé s’alarmer du fait que rien, ou presque, ne rassemble les programmes de politiques de Mélenchon ou de Jadot en matière de politique étrangère, que la question européenne est adressée de manière totalement différente en fonction des partis, ou que la question nucléaire marginalise EELV et la France Insoumise (FI) du reste de la gauche.

Finalement, c’est là que réside tout le paradoxe de cette initiative : la primaire populaire aura focalisé principalement l’attention médiatique sur des personnalités plutôt que sur le terrain des idées. Partant pourtant du postulat que les egos des leaders de gauche entravaient toute union, cette entreprise n’a servi que de tremplin médiatique à des personnalités en perte de vitesse tout en permettant l’émergence de nouveaux candidats.

L’illusion du consensus

C’est bien là, sur le terrain des idées, que le bât blesse. Le socle commun, brandi comme étendard d’un programme ayant la capacité d’unir tous les fronts, a été défini en seulement cinq semaines, et ne rassemble que dix mesures que chacun peut interpréter à sa guise. Le reste de la campagne a été très pauvre en débats et en propositions politiques concrètes. Si beaucoup se réjouissent de voir Christiane Taubira rejoindre l’aventure de la primaire, très peu se sont intéressés à son projet politique. D’aucuns chantent les louanges d’une femme racisée capable, selon eux, d’accéder à l’Elysée sans s’interroger sur ses prises de positions passées et son programme présent. Qui s’est inquiété, ou tout au moins a émis des réserves, quant aux propositions défendues par Taubira lors de sa candidature à la présidentielle de 2002 ? Son soutien indéfectible à l’Union Européenne, au régime présidentialiste, à la baisse des impôts sur les plus aisés ou à la retraite par capitalisation a-t-il seulement préoccupé les militants ?

La primaire populaire apparaît ainsi comme une énième initiative de la gauche moralisatrice pour arriver au pouvoir, ou du moins pour dynamiser des campagnes en perte de vitesse. Cette gauche ne lisse pas volontairement les divergences radicales qui séparent les candidats, elle ne les voit tout simplement pas. Pour elle, tous les candidats de gauche partagent peu ou prou les mêmes mesures sociétales – au diable les questions sociales et économiques ! – et en conclut que l’Union est une réalité proche, inéluctable. Alors, une certaine gauche appelle et crie à l’Union. Elle ne le fait pas pour défendre un projet, mais avant tout pour ne pas laisser Macron gagner une seconde fois ; pour que l’extrême-droite n’arrive jamais au pouvoir.

Aucune alternative concrète n’émergera de la primaire populaire puisque la célébration de la vertu individuelle dans une démarche pacifiée, consensualiste, sera louée au détriment d’une approche agonistique salutaire.

Pourtant, un camp politique devient un bloc inerte, incapable d’attirer à lui de nouvelles personnes, s’il refuse de s’engager dans des débats prétendument stériles au nom de la protection d’une unité fantasmagorique. Cette gauche est condamnée à ne faire que peu de remous dans l’histoire puisqu’elle n’existe que pour revendiquer être contre un autre camp plutôt que d’être pour un projet. Aucune alternative concrète n’émergera de la primaire populaire puisque la célébration de la vertu individuelle dans une démarche pacifiée, consensualiste, sera louée au détriment d’une approche agonistique salutaire.

« N’allez plus seulement voter » – Entretien avec Clément Pairot

À plusieurs mois de l’échéance présidentielle, il est encore temps de faire mentir les pronostics. Du moins, c’est ce que propose Clément Pairot dans son manuel de mobilisation électorale N’allez plus seulement voter (Valeur Ajoutée Éditions). Spécialiste de la mobilisation citoyenne et chargé de la mobilisation à la Primaire Populaire, il a notamment participé aux campagnes de Bernie Sanders aux États-Unis et de Jean-Luc Mélenchon en France. Entretien réalisé par Malena Reali.

LVSL – Vous proposez dans votre livre de s’inspirer des techniques de mobilisation politique utilisées notamment aux États-Unis et souvent rassemblées sous le terme de technologie de l’organisation ou « organizing ». Pouvez-vous définir ce dont il s’agit ?

Clément Pairot – La notion d’organizing a été définie par Saul Alinsky, un activiste américain du milieu du XXe siècle. Il avait élaboré une méthode qui lui permettait de trouver, en l’espace de quelques semaines, une cause pouvant fédérer les habitants d’un quartier. Pour cela, il identifiait d’abord un acteur local sur lequel faire pression, puis soutenait les habitants dans la structuration de leurs luttes vis-à-vis de cet acteur en les aidant, notamment, à penser des actions originales pour capter l’attention de la presse et obtenir des victoires concrètes. Pour Alinsky, cela servait un objectif plus large de structuration des classes populaires en vue de mettre fin aux oppressions dont elles étaient victimes.

L’utilisation de l’organizing dans un cadre électoral s’est beaucoup développée, d’abord pendant les campagnes d’Obama puis, plus récemment, pendant celles de Bernie Sanders. Ces techniques s’appuient sur quatre leviers ou principes. Le premier est de maximiser le nombre de conversations bilatérales menées avec de potentiels électeurs. Le deuxième est de cibler les indécis et les personnes qui ont le plus de chance de nous soutenir. Le troisième est de faire passer un maximum de personnes du statut de sympathisants à celui de bénévoles. Enfin, le quatrième est d’effectuer un suivi des actions et de la croissance de la base militante par des outils informatiques appropriés. En résumé, l’organizing est la « science » de l’organisation de mobilisations politiques efficaces.

LVSL – Le développement de l’organizing est lié à la désertification militante que vivent depuis plus de 40 ans les organisations syndicales et politiques. N’est-ce pas une forme de fuite en avant ? Le Parti Communiste Français des années 1950 n’avait pas besoin d’organizing relationnel ni de facilitation. Qu’est-ce qui a changé ?

C. P. – Il y a plusieurs éléments de réponse. Le premier, c’est que le contexte général de la communication a changé. Aujourd’hui, les réseaux sociaux nous permettent de parler à beaucoup de gens, ce qui par certains aspects est une formidable vertu. Cependant, cela comporte également un risque pour la communauté militante : celui de croire que le fait de publier sur les réseaux sociaux ou d’y débattre avec des inconnus équivaut à militer et à convaincre de nouveaux votants. Il est important de produire et de partager des contenus de communication pour faire connaître son candidat ou son mouvement, mais c’est rarement suffisant pour convaincre les individus et les faire passer à l’action. Parler à tout le monde via les réseaux sociaux, cela équivaut très souvent à ne parler à personne. C’est principalement la conversation bilatérale, seul à seul, qui fait cheminer l’avis des gens et qui permet de lutter contre la résignation et la procrastination.

Un deuxième élément est que les réseaux sociaux nous font parfois débattre avec des personnes qui ne sont pas d’accord avec nous, alors que le plus important est d’emporter l’adhésion des indécis et non de faire changer d’avis nos opposants. Sur les réseaux sociaux, ces indécis sont ceux qui lisent la conversation sans y participer, et je suis convaincu qu’il est plus efficace d’aller leur parler directement.

Le troisième élément de réponse est que ce livre n’est pas révolutionnaire. Ce que propose l’organizing n’est pas nouveau. Ces principes sont déjà appliqués, même sans les nommer, dans beaucoup de luttes victorieuses. Par exemple, j’ai récemment échangé avec Rachel Kéké, porte-parole des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles [ndlr : en mai dernier, après vingt-deux mois de mobilisation face au groupe Accor et son sous-traitant du nettoyage, ces dernières ont obtenu des revalorisations salariales et de meilleures conditions de travail]. Je lui ai demandé de me raconter comment elles avaient fait pour gagner et je me suis rendu compte que c’était, à peu de choses près, la même méthode : outre des actions originales pour attirer l’attention des médias et de la direction d’Ibis, elles ont appelé les gens, un par un, tandis que leurs opposants faisaient exactement la même chose. Les « casseurs de grève » appelaient individuellement chaque employé, contactaient les maris des femmes de ménage… Tout cela montre qu’il faut ré-ancrer dans notre pratique militante l’utilité de la conversation interpersonnelle, de la discussion où l’on interroge son interlocuteur sur ses aspirations et où on l’invite à passer à l’action avec nous. C’est à la fois quelque chose de neuf par rapport à ce que l’on fait en France et à la fois simplement un retour aux sources.

C’est pour cela que je ne me retrouve pas dans le terme de « fuite en avant ». Pour employer ces méthodes à très grande échelle, nous avons effectivement besoin d’un outil digital qui implique une technologisation, mais celle-ci ne change pas la nature de la mobilisation, juste son potentiel d’ampleur. Sur le terrain, la méthode consiste à interpeller les passants, leur demander s’ils souhaitent changer de président et ce qu’ils veulent voir changer l’an prochain.

LVSL – Votre titre, volontairement provocateur, interpelle le lecteur à la fois sur la tentation abstentionniste et sur l’utilité de son vote pour faire gagner l’écologie populaire en 2022. Voter sert-il encore à quelque chose ? Pensez-vous qu’il y a suffisamment d’électeurs capables de se mobiliser pour un candidat de gauche en France ? 

C. P. – Si le taux d’abstention est extrêmement élevé, c’est cette méthode qui peut y remédier. Ce serait une erreur de prendre l’abstention comme une donnée acquise et d’essayer de convaincre uniquement les personnes qui sont déjà mobilisées. Ma conviction est l’inverse total du propos de Raphaël Enthoven, qui pense que les personnes qui s’abstiennent aux élections sont stupides ou irresponsables. Personnellement, je continue à aller voter. Mais si je veux que les personnes qui ont arrêté de voter retournent aux urnes, si je veux que ces gens-là fassent plus que ce qu’ils ne font actuellement, je dois moi-même faire plus que ce que je ne fais déjà. D’où le titre du livre : n’allez plus seulement voter. J’interpelle les personnes qui restent mobilisées en leur disant que, dans une période d’abstention forte, il ne suffit plus de voter. Il faut aller convaincre toutes les personnes de son entourage et de son quartier qui sont démobilisées ou peu politisées, pour faire changer les paramètres de l’électorat.

Pour ce qui est du nombre de voix que peut rassembler la gauche, je pense que les personnes peu politisées et les personnes abstentionnistes ne se définissent pas forcément sur un axe droite-gauche. La question est surtout de savoir si le programme que l’on propose leur parle. Concrètement, avec la Primaire Populaire nous interpellons les passants dans la rue et nous leur demandons : « Voulez-vous changer de président ? » Puis, s’ils nous répondent par l’affirmative, la question suivante est : « Que voulez-vous voir changer ? » Lorsque l’on renoue avec leurs aspirations, la plupart d’entre-eux nous parlent de social, de démocratie et d’écologie. Cette réponse est manifestement dans l’air du temps. À ce moment-là, on leur présente la solution de la Primaire Populaire.

Le programme de la Primaire Populaire n’est pas dogmatique ou idéologique : il répond simplement à des faits qui sont insupportables. 11 millions de pauvres en France, cela veut dire 11 millions de personnes forcées de choisir entre se chauffer et se nourrir, dans le sixième pays le plus riche du monde. Cela, couplé à l’urgence climatique et au déni de démocratie que nous avons vécu durant ces dernières années, amène les gens à parler de ces sujets sans forcément se définir comme étant de droite ou de gauche. C’est à nous, ensuite, de les faire cheminer et de leur faire comprendre que ces idées sont défendues par des candidats qui sont à gauche. 

LVSL – À vous lire, il semblerait que la victoire de n’importe quel candidat identifié à gauche aujourd’hui serait immédiatement une victoire pour l’écologie populaire. Ce présupposé n’écarte-t-il pas les différences de fond qui existent entre les programmes des candidats ? Se focaliser sur des méthodes et des techniques d’organisation militante ne dépolitise-t-il pas le débat ?

C. P. – Mon rôle avec ce livre était d’apporter ce sur quoi je suis pertinent et, j’espère, singulier. J’ai lu la plupart des livres d’organizing traduits en français avant d’écrire celui-ci et j’ai essayé de trouver ce que je pouvais apporter de nouveau, sans répéter ce qui s’était dit ailleurs. C’est pour cela que je n’ai pas écrit un énième livre de commentaire politique. Cela ne m’empêche pas d’avoir fait campagne pour Bernie Sanders et pour Jean-Luc Mélenchon, qui sont des gens qui ont des idées radicales très claires. Ces campagnes m’ont énormément inspiré et structuré politiquement. Je continue à soutenir leurs idées et je l’assume dès la première page.

Reste que dans le contexte du scrutin présidentiel, dont le format même est biaisé, avoir un programme parfait n’est pas suffisant. C’est frustrant, mais la politique ne passe pas uniquement par du fond, mais aussi par du souffle. C’est malheureusement Emmanuel Macron qui a eu ce souffle en 2017, comme François Hollande l’avait eu en 2012, notamment parce qu’ils avaient utilisé tous deux des techniques inspirées des campagnes d’Obama. Mon ambition est de permettre à la gauche d’avoir ce souffle en 2022. Enfin, il est important de rappeler que le niveau de radicalité du programme et du candidat n’est qu’un paramètre, l’autre enjeu est le niveau de radicalité du peuple organisé prêt à se mobiliser pour faire pression. Le Front Populaire en 1936 n’accorde les congés payés que parce qu’il fait face à un mouvement syndical fort qui se déclenche juste après l’élection. Avant cela, Léon Blum n’était pas favorable aux congés payés.

Reste que je suis convaincu que si des candidats porteurs d’idées radicales utilisent ces méthodes, il est encore possible de gagner. À la Primaire Populaire, avec des milliers de bénévoles, on expérimente avec ces méthodes-là sur la base d’un socle commun qui propose des ruptures claires sur l’agriculture, la fiscalité, le temps de travail, la justice sociale et l’écologie. Ma conviction est que l’on peut décrocher la victoire à la présidentielle sur la base de ce programme et avec ces méthodes si l’on diminue le nombre de candidatures de gauche au premier tour. En effet, le mode de scrutin uninominal à deux tours désavantage par nature le camp qui est divisé.

LVSL – Une question reste peu abordée dans votre ouvrage et dans votre propos : celle du leader et de la représentation. Vous semblez occulter l’importance de ces figures inspirantes et charismatiques pour mettre en branle les énergies individuelles et collectives…

C. P. – J’ai écrit ce livre d’après mon expérience chez Bernie Sanders, où la campagne était certes incarnée mais où les militants venaient principalement pour les idées. La Primaire Populaire constitue en quelque sorte une expérimentation à ce sujet : est-ce que l’on peut rassembler suffisamment sur la base d’un programme avec dix idées-phares et d’une proposition de processus, sans avoir de candidat désigné pour le moment ? Nous sommes aujourd’hui à 174 000 soutiens [ndlr : 300 000 en décembre 2021] rassemblés par notre seule force de mobilisation. Un tiers des personnes qui visitent le site deviennent signataires, c’est un ratio impressionnant ! 

À titre de comparaison, dans le camp d’en face, la primaire de la droite rassemble 150 000 votants. Au sein du camp de la justice sociale et environnementale, la primaire du pôle écologiste a rassemblé 120 000 votants et Jean-Luc Mélenchon a, pour sa part, obtenu 260 000 signatures sur son site de campagne. Tous partaient d’une forte visibilité médiatique et, pour Jean-Luc Mélenchon, d’une base mail bien plus importante. L’idée n’est pas de faire une compétition – nous cherchons justement à les faire coopérer ! – mais de montrer que l’on joue dans la même cour. Tout cela me fait penser que nous sommes en train de montrer que la figure du candidat n’est pas aussi indispensable qu’on ne le pense.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’un mouvement d’organizing est fondamentalement là pour « encapaciter » les citoyens et leur redonner du pouvoir d’action. Les personnes qui décident de s’impliquer viennent pour les idées, mais elles restent parce qu’elles développent un sentiment de fierté dans l’action et d’appartenance dans les liens humains tissés. Un tel mouvement gagne à relativiser la posture du candidat providentiel. C’est en cela que le slogan de Bernie Sanders en 2020, « Not me, Us », était extrêmement puissant, car il insistait sur l’importance de faire émerger une force citoyenne large. Bernie Sanders disait souvent qu’il ne voulait pas être le « commander in chief », le chef des armées, mais plutôt le « organizer in chief », soit celui qui impulse une dynamique, ensuite portée par des millions de personnes. Pendant la campagne de 2017, Jean-Luc Mélenchon développait un narratif similaire. Je me souviens de certains discours où il disait en substance que seul, il ne serait pas suffisant et qu’après l’élection, il aurait encore besoin de nous et de notre soutien.

Pour revenir à la Primaire Populaire, entre le socle commun, le processus innovant qui redonne du pouvoir aux citoyens, les méthodes de mobilisation, et la pertinence du mode de scrutin utilisé (le vote à jugement majoritaire), je sens que nous avons suffisamment d’atouts pour inspirer les gens. Après, j’ai hâte que l’on désigne la candidature de rassemblement. Je suis convaincu que la personne qui sera désignée par ce processus aura les ressources d’une force potentiellement inarrêtable. Elle bénéficiera d’un mouvement transpartisan large, qui aura ramené vers l’implication militante des personnes qui soit s’en étaient détournées soit n’y avaient jamais goûté.

Jean-Luc Mélenchon et le Parti communiste français : histoire et perspectives

Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, et Jean-Luc Mélenchon, leader de la France insoumise

Sur fond de tergiversations autour de l’Union de la gauche, les cadres du Parti communiste français (PCF) viennent de voter en faveur d’une candidature autonome pour les prochaines élections présidentielles, à l’instar de 2016. Alors que les militants communistes doivent décider les 7, 8 et 9 mai de la stratégie de leur Parti pour l’année à venir et qu’ils avaient finalement engagé le PCF sur le chemin du soutien à la candidature de Jean-Luc Mélenchon lors des précédentes élections présidentielles, il est possible de revenir sur l’histoire et les enjeux actuels qui structurent les relations entre le PCF et Jean-Luc Mélenchon.

Jean-Luc Mélenchon et le PCF : une histoire ancienne (1968-2009)

Jean-Luc Mélenchon a été le candidat soutenu par le Parti communiste français lors des deux dernières élections présidentielles. Or, lors de leur conférence nationale tenue les 10 et 11 avril, les cadres du PCF viennent d’opter à une large majorité (66,41%) pour une candidature communiste en 2022, son secrétaire national Fabien Roussel ayant alors remporté l’adhésion de près de trois quarts des votants (73,57%).

Il faut néanmoins rappeler qu’en 2016, les cadres du PCF avaient déjà rejeté l’option du soutien à Jean-Luc Mélenchon et à La France insoumise pour une candidature propre (53,69%, vote du 5 novembre 2016), et cela malgré l’appui au leader insoumis du secrétaire national alors en fonction, Pierre Laurent. Mais les militants, décideurs en dernière instance en la matière, avaient quant à eux choisi d’appuyer la candidature de Jean-Luc Mélenchon (53,60%, vote du 26 novembre 2016), réglant ainsi le processus décisionnel. La puissance des 60 000 militants communistes – le PCF est le premier parti de France en effectif militant – et la force symbolique de l’endossement par un parti de gauche important avait participé à renforcer la dynamique de campagne de Jean-Luc Mélenchon qui avait finalement entraîné près de 20% (19,58%) des électeurs à lui accorder leur bulletin, frôlant le second tour. Présence dans un second tour qui, à défaut d’être forcément gagné, voire gagnable, aurait permis d’augmenter la visibilité, la légitimité et la crédibilité de l’ensemble des courants de la gauche radicale durant le quinquennat macroniste. Le groupe insoumis à l’Assemblée nationale a néanmoins pu assumer de manière efficace un rôle d’opposition parlementaire structurée, palliant partiellement cette absence de leur leader au second tour.

L’histoire entre Jean-Luc Mélenchon et le PCF remonte à plus de 50 ans, alors que le jeune lycéen Jean-Luc Mélenchon participe, comme meneur dans sa ville de Lons-le-Saunier, aux événements de Mai 68. Jean-Luc Mélenchon revient dans un entretien de 2016 sur ce qui l’a tenu éloigné de la possibilité d’une adhésion communiste : « Je ne pouvais pas être au PCF à cause de l’invasion de la Tchécoslovaquie. » Outre le Mai français, l’année 1968 est en effet également fortement marquée par l’écrasement du Printemps de Prague par l’URSS, les troupes du Pacte de Varsovie envahissant la Tchécoslovaquie dans la nuit du 20 au 21 août. À la suite de l’entrée des tanks soviétiques dans la capitale tchèque, les communistes français s’interrogent, tandis que le Comité central du PCF passe de la « réprobation » affichée par le bureau politique à la « désapprobation » 1

Dès son entrée à l’Université en septembre 1969, Jean-Luc Mélenchon rejoint l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), puis 4 ans plus tard, en 1972, il adhère à l’Organisation communiste internationaliste (OCI) d’obédience trotskiste, dont il est finalement « radié » en 1976 du fait de divergences politiques. Il s’affilie alors au jeune Parti socialiste (PS) dirigé par François Mitterrand, « croyant » dans le Programme commun de gouvernement. Jean-Luc Mélenchon contribue largement au lancement en novembre 1977 – à peine plus d’un mois après la rupture de l’Union de la gauche par le PCF – de La Tribune du Jura, mensuel de la fédération socialiste du département, dont il est à la fois directeur de la publication et rédacteur principal. Par ce médium, Jean-Luc Mélenchon – qui selon un de ses anciens camarades socialistes de l’époque « vit [la rupture de l’Union de la gauche] comme une véritable catastrophe 2 » – se fait l’âpre défenseur du Programme commun et prône l’alliance PS-PCF. Jean-Luc Mélenchon a toujours par la suite occupé une position à la gauche du PS 3, et c’est en tant que tel qu’il est élu sénateur socialiste en 1986 puis rejoint le gouvernement de Lionel Jospin en mars 2000, comme ministre délégué à l’Enseignement professionnel. On doit noter la présence au sein de l’équipe gouvernementale de Marie-George Buffet, ministre de la Jeunesse et des Sports du 4 juin 1997 au 6 mai 2002 et future secrétaire nationale du PCF de 2001 à 2010, succédant à Robert Hue (29 janvier 1994 – 28 octobre 2001) et au tournant conservateur qu’il avait imposé au sein du Parti à la suite de la chute de l’URSS (Robert Hue a soutenu la candidature d’Emmanuel Macron en 2017).

Contre la direction du PS et la ligne nationale arrêtée, Jean-Luc Mélenchon milite par la suite fermement contre le Traité établissant une constitution pour l’Europe (TCE) en vue du référendum de 2005, qui pour la première fois donnait au peuple français l’occasion de s’exprimer directement sur la décisive question européenne. Dans cette lutte, on retrouve Jean-Luc Mélenchon aux côtés d’autres forces et personnalités de gauche radicale comme José Bové, la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) représentée notamment par Olivier Besancenot, et, de façon plus importante pour la suite, les communistes et leur dirigeante Marie-George Buffet.  Les partisans de gauche du « NON » s’opposent au TCE pour le néolibéralisme qu’il incarne – il faut rappeler également que le Front national (FN) de Jean-Marie Le Pen avait également fait campagne pour le « NON », tandis que des forces de gauche comme Les Verts avaient quant à elles opté pour le « OUI ». En effet, le TCE prévoyait de faire de la dérégulation de la finance et des privatisations des principes juridiques contraignants au plus haut niveau et de mettre la monnaie unique sous contrôle d’une Banque centrale européenne indépendante des États. Et c’est bien le « NON » qui finit par l’emporter assez nettement (54,68%), les Français rejetant donc majoritairement l’option européenne sous sa forme néolibérale. Mais Nicolas Sarkozy, élu président en 2007, reformulera le projet juridico-économique du TCE via le Traité de Lisbonne, témoignant d’une étape supplémentaire dans la disqualification du vote démocratique de 2005.

Du 14 au 16 novembre 2008, un an et demi après l’échec à l’élection présidentielle de Ségolène Royal contre Nicolas Sarkozy, les militants socialistes sont appelés à voter pour les différentes motions, les tendances de gauche étant parvenues pour la première fois à toutes se rassembler, avec la motion « Un monde d’avance » conduite par Benoît Hamon. À la suite du score décevant de la motion (18,5%) et la victoire de la liste emmenée par Ségolène Royal, Jean-Luc Mélenchon et son camarade Marc Dolez quittent le PS pour fonder le Parti de gauche (PG) le 1er février 2009. Mais cette sortie, dont l’objectif était clairement constitué par la formation d’une alliance avec le PCF, avait été préparée – davantage que « mise en scène », le résultat décevant de la motion « Un monde d’avance » ne pouvant être entièrement prévisible – par Jean-Luc Mélenchon et Marc Dolez en amont du Congrès du PS de novembre 2008. Marie-George Buffet leur avait promis, en cas de sortie, une candidature commune aux élections européennes de 2009 (alliance qui aura donc bien lieu entre le PCF et le nouveau PG). Jean-Luc Mélenchon n’a donc pas quitté le PS pour « partir à l’aventure » mais bien avec une stratégie concrète et ambitieuse, conçue main dans la main avec les communistes. Deux jours après la clôture du Congrès du PS et de la victoire de la ligne Royal, les dirigeants communistes emmenés par Marie-George Buffet annoncent avec Jean-Luc Mélenchon et ceux qui constitueront bientôt la direction du PG la formation d’un « Front de gauche » comprenant des candidatures et un programme communs. 

Vie et mort du Front de gauche (2009-2016)

À la suite d’accords électoraux pour les élections européennes (2009), régionales (2010) et cantonales (2011), Jean-Luc Mélenchon annonce le 21 janvier 2011 sa candidature à l’élection présidentielle de 2012. Les cadres (5 juin) puis les militants (16-18 juin) du PCF votent en faveur du ralliement à sa candidature qui réunira finalement 11,10% des voix. À titre de comparaison, les candidats communistes Robert Hue et Marie-George Buffet avaient récolté respectivement 3,37% et 1,93% des votes lors des deux précédentes élections présidentielles. 

Mais malgré le score obtenu par Jean-Luc Mélenchon, le Parti de gauche dont il est co-fondateur et co-président (avec Martine Billard, de novembre 2010 à août 2014) voit le PCF présenter quatre fois plus de candidats aux élections législatives de juin qui aboutissent à des résultats nationaux décevants (6,91% au premier tour, 1,08% au second) et à seulement 10 élus, dont 8 communistes et un unique représentant du PG. Mais le score présidentiel s’élevant à plus de 10% a toutefois permis une belle visibilité commune aux idées des différents membres du Front de gauche. 

Mais ce sont les élections municipales de 2014 qui attisent le plus les tensions entre Jean-Luc Mélenchon et le PCF. Alors que François Hollande, le gouvernement et la majorité parlementaire socialistes appliquent une politique à l’encore des engagements socialistes pris lors de la campagne depuis presque deux années, le PG et la plupart des autres formations du Front de gauche plaident pour des listes autonomes, non compromises avec le PS. De son côté, la direction du PCF opte pour l’absence de consignes nationales en laissant à ses membres la mission de voter dans chaque ville pour la stratégie à suivre, brouillant ainsi les pistes sur l’opposition déterminée à la politique générale menée par le Parti socialiste. Le PCF présente ainsi des listes communes avec le PS à Paris, Toulouse, Rennes, Grenoble, ou encore Clermont-Ferrand. On ne peut comprendre ce choix de la direction du PCF sans se pencher sur l’économie partisane du PCF, dont le besoin vital durant les dernières décennies d’alliances avec les socialistes pour le maintien de l’appareil de Parti est patent, afin de conserver ses élus, et plus particulièrement ses maires et ses sénateurs 4

À la suite des élections régionales de 2015, où le Front de gauche est resté divisé pour les raisons que l’on vient d’évoquer, Jean-Luc Mélenchon, qui a démissionné de la co-présidence du PG fin août 2014, lance un nouveau mouvement, La France insoumise (LFI). Comme mentionné précédemment, les militants communistes, à contre-courant du choix des cadres, décident de soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon pour 2017. Le 3 juillet 2016, dans un entretien à Mediapart, Jean-Luc Mélenchon qui a choisi avec La France insoumise d’adopter une rhétorique et un « style populiste 5 » s’éloignant volontairement de l’espace mental de la gauche dans une stratégie électorale de large conquête, déclare unilatéralement la fin du Front de gauche.

Situation actuelle : enjeux et perspectives électorales

Les tensions entre les anciens alliés du Front de gauche se ravivent lors des élections législatives, Jean-Luc Mélenchon écrivant quelques jours après le premier tour des présidentielles dans un article de son blog : « Bien sûr, nous sommes sondés en tant que « Front de gauche » quoi que celui-ci n’existe plus depuis deux ans et soit devenu le cache sexe usuel du PCF. » Devant ce qui leur apparaît comme une usurpation du logo « Front de gauche » de la part des communistes, la direction insoumise finit par publier le communiqué suivant : « Le PCF cherche à semer la confusion chez les électeurs qui ont voté pour le candidat de la France Insoumise en faisant croire que les candidats du PCF aux législatives ont le soutien de Jean-Luc Mélenchon. »  Les anciens alliés sont devenus des frères ennemis.

Lors du XXXVIIIe congrès du PCF tenu du 23 au 25 novembre 2018, la plateforme emmenée par André Chassaigne et Fabien Roussel l’emporte de peu (42,14% contre 38% pour celle arrivée en deuxième position) et ce dernier est intronisé secrétaire national. Pauline Graulle, dans un article de Mediapart, résume : « Il n’en a jamais fait mystère : le nouveau secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, n’avait jamais été un grand fan du Front de gauche. Il avait même voté « contre » à sa création. Dix ans presque jour pour jour après la naissance de la coalition antilibérale (entre le PCF, le Parti de gauche, Ensemble! et la Gauche unitaire), le 38e congrès du PCF, […] a acté la fin de l’alliance historique entre le parti communiste et Jean-Luc Mélenchon. » Même si cette disparition était effective du côté insoumis depuis le 3 juillet 2016. Plus loin dans le même article, Pauline Graulle cite la réaction sur le vif de Bruno Bonin, secrétaire départemental PCF des Deux-Sèvres : « La nouvelle direction a fait jouer la corde identitaire pour gagner en interne, mais, en réalité, on retourne à une stratégie d’alliances à géométrie variable en vue des municipales : certes, les alliances avec le PS vont nous permettre de garder quelques fiefs. Mais à privilégier les victoires locales, on va perdre en force et en clarté sur le plan national. »

Pas surprenant donc que ce même Fabien Roussel ignore les prises de contact de Jean-Luc Mélenchon entreprises dès août 2020 puis de nouveau le 10 décembre, qu’il mène une politique privilégiée d’alliances avec le PS et EELV pour les élections régionales et départementales à venir, et qu’il déclare aujourd’hui souhaiter maintenir sa candidature « quoiqu’il en coûte 6 » La situation tendue entre les deux possibles candidats annonce une possible guerre des signatures entre communistes et le leader de la France insoumise, comme le souligne le journal Marianne. Dans l’hémicycle également, les désaccords se creusent. Fabien Roussel a récemment contesté une proposition de loi des insoumis : « Les insoumis viennent de déposer une proposition de loi sur la garantie de l’emploi. Ils estiment que chacun doit avoir un travail et que, si quelqu’un n’en trouve pas, l’État doit être employeur en dernier ressort. Nous ne partageons pas du tout cette philosophie-là, ça, c’est l’époque soviétique, le kolkhoz.» Un retournement surprenant du procès en soviétisme de la part du PCF, qui historiquement s’est bâti sur la controverse quant au suivisme des sons de cloches de Moscou. Le consensus n’est néanmoins pas établi pour autant chez les communistes : on peut noter le soutien affiché par l’ancienne secrétaire nationale du PCF, Marie-George Buffet, à la candidature de Jean-Luc Mélenchon, et la lettre ouverte à Fabien Roussel que 200 cadres et militants ont publié le 26 mars dernier pour s’opposer à la stratégie d’une candidature autonome. 

Les opposants au soutien de la candidature Mélenchon s’appuient notamment sur une lecture des derniers sondages parus à l’horizon 2022. En effet, Jean-Luc Mélenchon n’est pour l’instant crédité « qu’à » un peu plus de 10%, derrière Emmanuel Macron et Marine Le Pen qui caracolent en tête, et n’arrive qu’en 4e position légèrement derrière le candidat des Républicains. Mais à titre de comparaison, les sondages réalisés pour l’élection présidentielle de 2017, créditaient également Jean-Luc Mélenchon d’une dizaine de points de retard sur Emmanuel Macron et Marine Le Pen jusqu’à fin mars, soit quelques semaines avant le premier tour. La dynamique d’une campagne, soutenue activement par les militants communistes, ainsi que l’incarnation charismatique du leader de la France insoumise ont démenti les prévisions et ont permis une ascension sensible, jusqu’au 19,58% du premier tour de 2017. De la même manière, les faibles résultats aux élections intermédiaires inquiètent, bien que les choix stratégiques de la France insoumise l’aient conduite à miser sur les élections nationales, et que les résultats dérisoires obtenus par le Front de gauche entre 2012 et 2017 7 n’aient pas empêché Jean-Luc Mélenchon de quasiment doubler son résultat à l’élection présidentielle sur la période. Enfin, le Parti communiste ne s’est pas effondré après le soutien apporté en 2012 et 2017 à Jean-Luc Mélenchon et ne peut donc pas jouer la carte de l’espoir national trop incertain contre l’impact concret d’élus locaux.

Une Union de la gauche… derrière Mélenchon ?

En annonçant sa candidature présidentielle dès le 8 novembre 2020, un an et demi avant l’échéance, Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise ont court-circuité les interminables débats sur une Union de la gauche jugée impossible derrière un candidat et un programme de gauche radicale. Cette appréciation se base sur les profondes différences qui les opposent idéologiquement à des formations comme le Parti socialiste (PS) ou Europe Ecologie Les Verts (EELV). La récente réunion proposée par Yannick Jadot et qui a rassemblé samedi 17 avril des représentants des principales forces de gauche atteste avec force de ces profondes divergences de fond, constat partagé par LFI et le Parti communiste français (PCF). Cyprien Caddeo et Emilio Meslet estiment dans un article paru le jour même sur le site de L’Humanité  que « Jadot et les socialistes tentent une OPA sur l’union ». Le PS et EELV, afin d’exister dans les élections à venir, finiront probablement par présenter un candidat unique pour les deux partis et ils pourront alors se féliciter d’avoir tenté le choix rassembleur de l’Union, même s’il n’aura jamais été sérieusement question de structurer l’alliance autour de la candidature présidentielle de Jean-Luc Mélenchon. En somme, l’Union de la gauche rejoue l’union de la gauche plurielle, derrière des forces politiques converties au libéralisme économique et à l’Europe sociale.

Si l’on observe depuis juin 2020 les sondages pour la future élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon est le plus crédité à gauche récoltant de 8 à 13,5% des intentions de vote, la moyenne se situant en avril 2021 entre 11 et 12% pour Jean-Luc Mélenchon, devant les candidats PS et EELV présumés, respectivement Anne Hidalgo à un peu plus de 7% et Yannick Jadot entre 6 et 7%. Fabien Roussel arrive quant à lui avec environ 2%, légèrement devant Philippe Poutou pour le Nouveau parti anticapitaliste (1,5%) et Nathalie Arthaud pour Lutte ouvrière (moins de 1%). Le « vote utile 8 » face à la menace de l’extrême-droite bénéficiant désormais plus largement à Emmanuel Macron qu’aux forces socialistes modérées, reste en suspens la question des alliances à l’heure de la polarisation du vote Macron/Le Pen et de la dispersion des électorats encore disponibles. Outre les hypothèses d’union PS/EELV – que Jean-Luc Mélenchon a qualifié à l’occasion de la manifestation du 1er mai de « faux jetons » – celle des forces PCF/LFI est désormais entre les mains des militants. Le choix du « quoiqu’il en coûte » porté par Fabien Roussel risque de se heurter à l’intérêt stratégique d’une candidature unique de la gauche radicale. Réponse les 7, 8 et 9 mai prochains, quant à l’éventualité d’un soutien communiste réitéré à la candidature Mélenchon. 

1 Voir par exemple Bernard PUDAL, Un monde défait. Les communistes français de 1956 à nos jours, Éditions du Croquant, 2009, chapitre 3.

2 Voir Lilian ALEMAGNA et Stéphane ALLIES, Mélenchon. A la conquête du peuple, Paris, Robert Laffont, 2018, p. 52. Cette biographie de Jean-Luc Mélenchon a constitué notre source secondaire principale pour cet article.

3 Sous la direction de François Mitterrand, Jean-Luc Mélenchon tente d’établir au sein du PS un dialogue entre la direction – bientôt au pouvoir d’Etat – et les tendances de gauche. Par l’hebdomadaire qu’il crée en 1979, Données et arguments, et dans lequel il défend cette position d’artisan de la confrontation (ce journal existe encore aujourd’hui sous le nom L’Insoumission hebdo) et par le courant la Gauche socialiste fondé en 1988 au sein du PS avec Julien Dray, en réaction à la politique jugée droitière alors menée par Michel Rocard, Jean-Luc Mélenchon a toujours occupé une position clairement à gauche au sein du PS. Après un premier soutien au traité de Maastricht, rapidement abandonné (dès février 1996 il déclare par exemple « Maastricht c’est l’échec sur toute la ligne »), Jean-Luc Mélenchon est par la suite le seul sénateur socialiste à avoir voté contre le « projet de loi d’intégration de la Banque de France au système européen de banques centrales » et contre le passage à l’euro – attitude dissidente qui lui vaut une lettre de blâme du bureau national du PS signée par celui qui était alors secrétaire national du PS, François Hollande.

4 Sur les dynamiques du PCF depuis les années 1980, voir Julian MISCHI, Le Parti des communistes : histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours, « Chapitre 8 : Un parti en crise », Marseille, Hors d’atteinte, coll. « Faits & idées », 2020, pp. 555-620.

5 Sur cette expression, voir Groupe d’études géopolitiques, Le Style populiste, Paris, Amsterdam, 2019.

6 Pour une critique de cette option stratégique jusqu’au-boutiste, voir : Pauline GRAULLE, Mediapart, 13 avril 2021, « Présidentielle : le PCF opte pour une candidature « quoi qu’il en coûte » : https://www.mediapart.fr/journal/france/130421/presidentielle-le-pcf-opte-pour-une-candidature-quoi-qu-il-en-coute?onglet=full 

7 Pour ne donner qu’un exemple, le Front de gauche récoltait aux élections municipales de 2014, deux ans après le relatif succès électoral de Mélenchon à l’élection présidentielle, un score national de 1,9% au premier tour et de 0,93% au second. Et contrairement au PCF qui avec des scores nationaux analogues obtient malgré tout de nombreux élus, le PG, et LFI après lui, n’ont pratiquement aucun maire.

8 On retrouve cette logique du vote utile dès les premiers mots de l’option 2 nommée « Alternative » proposée aux militants communistes pour le vote à venir concernant la stratégie pour les élections nationales : « Face au danger de droite et d’extrême-droite, les communistes proposent d’initier un processus ambitieux de dialogue pour converger, dès le premier tour de l’élection présidentielle et indissociablement aux élections législatives, sur un projet de rupture. » La seconde option qui propose une option ouverte d’Union de la gauche – avec Mélenchon ou d’autres candidats – se conclut de la manière suivante : « Au terme de ce processus, au second semestre 2021, se réunira une nouvelle conférence nationale, qui s’exprimera sur les résultats de la démarche et sur la proposition stratégique ainsi élaborée. » En cas de victoire de cette option 2, le PCF se réserve donc plusieurs mois de négociations avant de soutenir officiellement tel ou tel candidat. Voir À gauche, 12 avril 2021, « PCF : un premier pas pour la présidentielle de 2022 » :  https://agauche.org/2021/04/12/pcf-un-premier-pas-pour-la-presidentielle-de-2022/

Peut-on espérer un candidat d’union de la gauche ?

© Marion Germa. Benoît Hamon avec plusieurs élus et militants à la tribune à la fin de son meeting à Saint-Denis (Août 2016).

La rentrée politique voit s’accroître les réflexions et manœuvres visant à éviter à la gauche la réédition du naufrage électoral vécu en 2017 : comment aborder la seule élection qui compte vraiment en France, l’élection présidentielle, en se mettant d’accord sur un candidat pouvant au moins atteindre la finale. Le « cartel de la revanche » semble se dessiner sur le papier, mais seulement sur le papier des journaux qui ont souligné à l’envi l’arithmétique des résultats aux élections municipales. Un cartel « logique » n’en fait pas un cartel de fait, et l’addition de partis politiques ne constitue pas un mouvement capable de gagner l’élection présidentielle. Par Yannick Prost, Président de l’Association Services Publics et maître de conférences à Sciences Po.


Le nouveau cartel de gauche pourrait, au mieux, dégager un compromis pour soutenir un personnage comme plus petit commun dénominateur, suscitant le moins d’appréhensions ou de ressentiment au sein des dirigeants (si désigné par accord), des militants ou du peuple de gauche (selon le type de primaire). Or, l’alliance, pleine d’arrière-pensées, de forces disparates et relativement affaiblies ne constitue pas une organisation capable de conquérir, puis d’exercer le pouvoir. Tout prétendant à la victoire présidentielle aujourd’hui reste sous l’effet sidérant de l’initiative du candidat Macron, qui a déjoué tous les pronostics : pas d’idéologie, un programme construit de bric et de broc, pas de parti, pas d’élus, peu d’argent (au départ), pas de réseau d’élus enracinés dans leur territoire pour confirmer la victoire durant les législatives, pas d’expérience de mandat majeur ou de poste ministériel.

La victoire d’Emmanuel Macron illustre un phénomène politique assez fascinant et complexe de la mise en mouvement d’une foule dans les « nouveaux pouvoirs » de la viralité des réseaux et de la facilité de constitution des communautés. Rééditer la blitzkrieg du candidat Macron apparaît pourtant un exercice délicat eu égard à l’état de la gauche. Après la déception et l’effondrement rapide du mouvement en Marche, qui peut croire à la création ex-nihilo d’un parti de masse ? Et surtout, face à la définition de plus en plus nébuleuse de ce qu’est la gauche, comment parvenir à concevoir un programme de rassemblement ?

Le rejet des partis politiques : privilégier une autre approche

La victoire à l’élection présidentielle apparaît sans doute comme la rencontre magique d’un grand homme et d’un grand peuple, mais c’est avant tout le fruit de l’amour entre ce grand homme et d’une organisation. Or, le climat est devenu hostile aux partis politiques, et la recette n’attire plus les foules (de potentiels militants). Les partis politiques ont été régulièrement dépeints comme des organisations syndicales de professionnels de la politique, qui veillent à assurer l’élection ou le recasage de quelques milliers de cadres qui, pour certains, n’ont pas connu d’autres expériences professionnelles. Les profils de ces cadres tendent à converger, les parcours se ressemblent. La « culture de l’arrangement » récemment aggravée par les anciens de l’Unef au sein du PS ou le clientélisme résultant du respect dû au chef (partis conservateurs) découragent les outsiders et des citoyens disposant déjà d’une solide colonne vertébrale intellectuelle. Dans de nombreuses fédérations, la cooptation ou le filtrage nécessaire à la pérennité du pouvoir des barons locaux ou des délicats équilibres entre les courants divisant le parti, opposent de vrais obstacles au recrutement.

La constitution d’En Marche a reposé sur une ouverture très large, sans frein, et techniquement simple (cliquer « oui » sur un site internet) qui a pu être moquée par les vétérans des partis traditionnels, mais qui a vu émerger pendant quelques mois des communautés militantes à l’activité intense qui auraient pu apporter du sang neuf à la vie politique. Las ! l’ADN de ce mouvement comportait aussi les gènes de la verticalité (les responsables locaux étaient désignés par la direction nationale), l’opacité, et vraisemblablement du clientélisme. Ce bel élan d’adhésions s’est évaporé à cause de l’incapacité de ses managers d’être en phase avec le style de ces militants, qui au fond attendaient un peu plus de démocratie. Admettons également que ce mouvement n’a pas inversé, loin de là, la tendance à la gentrification des partis politiques, tendance qui est sans doute le facteur le plus puissant du divorce entre les partis de gauche et les classes populaires.

Cette expérience malheureuse pourrait laisser penser que les partis existants restent la forme d’organisation propre à soutenir la candidature du candidat de la gauche. Au demeurant, ils refusent de s’effacer, ou de se dissoudre dans un grand mouvement personnalisé autour d’un leader (EM, LFI, et dans une moindre mesure le RN peuvent s’analyser ainsi). Le parti reste le fonds de commerce des élus et de leurs collaborateurs. Les solidarités, les réseaux préservent les insiders, souvent au défi de l’honnêteté (bourrer les urnes dans les élections internes) ; par ailleurs, les règles du financement public de la vie politique sont favorables aux partis déjà installés. L’ancienneté a permis d’accumuler un patrimoine, des réseaux dans les différents corps intermédiaires et dans l’administration… La cartellisation de la vie politique est non moins nocive à l’image de la République que la composition sociologique des partis.

Certes, rassembler – voire fondre – les partis politiques dans une fédération temporaire autour du candidat de l’union présente des avantages : le candidat peut s’appuyer sur leurs moyens financiers, sur des troupes aguerries, sur des cadres dont l’expérience dans la prise de parole et la chasse aux électeurs seront très appréciables.

Toutefois, une fédération de tribus constitue rarement une armée stable et, partant, efficace. Le leader passera son temps à négocier les équilibres, les promesses, le partage du futur butin, à craindre les défections. Et puis, une fédération de tribus impressionne moins qu’une armée de légions romaines. Au demeurant, ne surestimons pas la taille de ces tribus : les effectifs nationaux d’EELV sont inférieurs à ceux de la fédération PS du Nord dans ses beaux jours. Et le PS lui-même est devenu le palais des ombres.

Prendre le pouvoir aujourd’hui : le leader et le mouvement

 La création ex-nihilo d’un grand mouvement affranchi de ces institutions de politiques « fonctionnarisés » prouverait qu’il y a rupture. il faut rétablir la confiance avec le peuple de gauche, et avec le peuple tout court. C’est une affaire d’images, d’identité et d’actes.

L’image et l’identité d’un mouvement neuf peuvent s’incarner dans un programme, mais il est plus raisonnable de penser qu’elles sont portées par le style du chef. Rançon d’une personnalisation de la vie politique, a fortiori dans un régime présidentialiste.

La tentation est grande, donc, de former le nouveau mouvement de gauche à partir de zéro, en mode start-up, c’est-à-dire avec une équipe projet déterminée et disciplinée autour du leader, et écrasant sous le mode horizontal de l’organisation numérique les baronnies politiques déjà en place. Le fantasme numérique a gagné depuis une bonne décennie les responsables politiques comme une des solutions afin de lutter contre le déclin des partis. Les platform politics ont plutôt apporté des déceptions, car le discours a rarement été suivi de la mise en œuvre d’une organisation et d’une vie militante correspondant au design de la plateforme (communauté ouverte, dont les membres seraient propriétaires du code, interagissant avec la direction, participant à la prise de décision par ailleurs largement décentralisée, etc.), mais l’ambition de la mise en œuvre d’une telle structure est élevée. Bien des partis affichant leur renouveau ou leur originalité autour d’une organisation numérique ont déçu. Mais il faut aussi reconnaître les quelques progrès réalisés en la matière, et l’on peut citer le cas honorable de Podemos. Ajoutons que la sociologie du peuple de gauche correspond plus facilement aux soubassements culturels et intellectuels d’une organisation agile, décentralisée, horizontale. Par ailleurs, une organisation numérique et décentralisée, voire réticulaire plutôt que hiérarchisée, correspond aux « nouveaux pouvoirs » capables de propager des idées, des pétitions, des mobilisations comme des feux de brousse. Ce type d’organisation repose sur un triptyque « propriétaire de la plateforme (le leader du mouvement) – superparticipants (les membres de la communauté les plus impliqués qui prennent des rôles d’animateurs) – participants » (qui ne participent que s’ils peuvent agir, partager leur opinion et leur engagement, dans un cadre qui leur semble honnête et égalitaire). Nombreux sont les orphelins de la gauche qui sont prêts à s’engager dans un mouvement de ce type.

La propagation d’un courant politique par les canaux numériques ne nécessite pas un budget considérable. En revanche, l’allumage de l’incendie médiatique peut prendre longtemps, et reste aléatoire. Il s’agit donc de déterminer comment attirer autour d’un personnage et de mots d’ordre, d’un squelette de programme, les « participants » et les inciter à s’inscrire durablement dans le mouvement. La personnalisation, le style et le narratif adoptés par le candidats seront cruciaux, et d’emblée seront critiqués par les militants écologistes traditionnels qui récusent l’affirmation d’une forte personnalité. Mais la mobilisation numérique vise quelques centaines de milliers de personnes, ce qui représente un changement d’échelle. Impact visuels, réactions émotionnelles plutôt que réfléchies, adhésion à des mots d’ordre sans nuances… A côté de ce système d’engagement sommaire, sans profondeur idéologique, le candidat et son mouvement ont besoin de construire un vrai programme pour convaincre une autre partie de la population, peu nombreuse mais stratégique : corps intermédiaires, journalistes, experts, dont la voix, malgré tout, compte encore en France, notamment pour confirmer ou mettre en doute la capacité du candidat à gouverner le pays, et donc, au-delà, convaincre les donateurs pour contribuer au financement de la campagne. Ce jugement joue un rôle important pour la crédibilité du candidat au sein de la gauche « raisonnable » -, et dont une partie a suivi En marche en 2017.

Mais quelle gauche ?

Construire un programme susceptible de rassembler l’électorat de gauche représente un défi redoutable, car il devient bien ardu de définir ce qu’est la gauche. Il existe traditionnellement deux grands faisceaux d’indices : d’une part, la gauche rassemble les mouvements œuvrant pour l’émancipation et une liberté accrues des individus, pour lutter contre les discriminations des personnes en fonction de l’origine, du genre, etc., affiche une plus grande confiance envers autrui, plaide pour un certain relativisme culturel, voire une permissivité sur le plan des mœurs et une justice plus équilibrée envers les délinquants. D’autre part, la gauche représente le combat des classes modestes et moyennes pour obtenir une part accrue dans la redistribution des richesses, et à tout le moins une amélioration des conditions de vie, d’une socialisation des dépenses d’intérêt général, d’un renforcement de l’État-providence et une défense des acquis du droit du travail.

Or, les citoyens préoccupés par le deuxième aspect d’un programme de gauche ne souscrivent pas forcément au premier : schématiquement, l’ouvrier inquiet de la désindustrialisation de son territoire et du départ des services publics ne se retrouve pas dans une gauche « sociétale » préoccupée sur les questions de genre et de discrimination ethnoraciale, reste sceptique à l’idée d’ouverture ou de disparition des frontières et se retrouve plus volontiers Français qu’européen. Le peuple de gauche des centres-villes, on l’a souvent dit, ne recouvre plus la définition du peuple de gauche de la mémoire des luttes collectives du siècle dernier. L’exploit sera de réaliser la réconciliation de ces deux peuples, en admettant que leurs attentes soient compatibles. L’écologie pourrait transcender cette contradiction, en déplaçant les termes du débat et en insistant sur l’articulation entre l’épuisement des ressources et la responsabilité d’un capitalisme maltraitant les travailleurs. Mais il faudrait, d’une part, que l’écologie politique, tels que les militants la pratique aujourd’hui, démontre sa prise en compte des questions sociales classiques (pouvoir d’achat, fiscalité, redistribution, développement des capacités – éducation, santé – pour permettre une meilleure égalité des chances des plus modestes), et, d’autre part, que ceux qui la promeuvent abandonnent leur obsession de gauche sociétale.

L’écologie politique pourrait également réconcilier les deux peuples de gauche autour d’une rénovation profonde de la prise de décision en France, autour des figures honnies du technocrate parisien et du professionnel de la représentation politique inapte à entendre la voix des citoyens. La complexité des attentes (un État fort qui protège en temps de crise et contre les semeurs de trouble, mais qui renonce à sa verticalité dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques) pourrait se résoudre dans la redéfinition des rôles qui devrait procéder d’une très forte décentralisation – la figure d’autorité du maire, encore plébiscitée, et la prise de décision la plus proche du terrain entraînant une acceptation accrue de celle-ci. Une telle décentralisation devra également prévoir une conception des services publics qui fasse une part plus grande aux associations et aux citoyens (bénévoles, notamment) dans la conception de l’action publique. L’essor d’un État plateforme [1] qui partage ses données avec les citoyens, agrège leur participation et celle des associations afin de construire en commun les politiques publiques, ouvre de belles perspectives en la matière.

Paradoxalement, les défis posés à la construction d’une organisation agile, numérique, suscitant l’adhésion de citoyens néophytes, dubitatifs ou orphelins de la politique apparaissent moins redoutables que celui de définir ce qui serait un programme de gauche. Sans doute un noyau dur autour de la défense des services publics, de la préservation des ressources et du cadre de vie des territoires, et d’un approfondissement de la démocratie, pourrait fonder un début de consensus ; mais le peuple de gauche, celui qu’écoutaient les Jaurès et les Thorez, sera sans aucun doute plus exigeant, au risque d’aller cherche ailleurs ses réponses.


[1] Il importe de préciser les différentes conceptions de l’État-plateforme, dont notre rédaction a, par ailleurs, fait une critique dès lors qu’il est un appui aux politiques libérales. Voir par exemple : L’État-plateforme ou la mort de l’état social : Castex et le monde d’après, par Léo Rosell.

Le grand retour de la gauche plurielle

https://www.youtube.com/watch?v=L9soeWTdflY
Les Bisounours, épisode « Les Bisounours n’aiment pas les tricheurs » / Capture YouTube / DR https://www.youtube.com/watch?v=L9soeWTdflY

Tout commence comme dans Baron Noir, mais il y a fort à parier que ça finisse autrement. À gauche, on n’en finit pas de s’extasier devant la divine surprise des élections municipales et on anticipe déjà la résurrection de cette gauche plurielle dont les Français rêvent secrètement. L’offensive est lancée : ces prochains mois, les pétitions succéderont aux tribunes, et les palabres aux discussions ; bientôt on rejouera le congrès du Globe et puis celui d’Épinay ! Et après ? L’union et la victoire. Si l’on met de côté le calendrier, les intérêts divergents, les circonstances, les chiffres et la prise en compte de la réalité, rien ne résiste au retour triomphant de la gauche plurielle.


Le songe d’une nuit d’été…

Quelle soirée ! La gauche a pris Bordeaux, arrive en tête à Marseille, Lyon est arrachée par les écologistes, et il faudrait encore parler de Paris, Besançon, Poitiers ou Strasbourg. À vrai dire, certaines victoires font plaisir et marquent effectivement des ruptures locales importantes. Les ères Gaudin ou Collomb se referment et le basculement de Bordeaux est spectaculaire quand on pense que, depuis 1947, la mairie a eu pour seuls locataires Alain Juppé et Jacques Chaban-Delmas. Alors on célèbre, et on tire des conclusions.

« Vous pouvez focaliser l’attention sur Le Havre et Perpignan, mais la véritable nouvelle ce soir, c’est celle-ci : une vague de gauche et écolo a submergé nos villes. […] Et ça engage pour la suite. » note Raphael Glucksmann. Yannick Jadot voit dans ce second tour « un tournant politique pour notre pays ». Najat Vallaud-Belkacem, quant à elle, se veut plus synthétique :

https://twitter.com/najatvb/status/1277338678591926272

Qu’une « vague verte » siphonne le vote macroniste et enlève des villes acquises à la droite ou à La République en Marche (LREM) est – dans l’absolu – une bonne nouvelle. Encore faudrait-il que la vague verte en question ait réellement eu lieu. Si certaines victoires éclatantes peuvent le laisser croire, sans doute faudra-t-il la relativiser à la lumière des analyses exhaustives qui seront produites ces prochaines semaines. Néanmoins, il est possible de dresser un premier bilan. On pense d’abord à l’abstention massive : près de 59 % des Français ne se sont pas rendus aux urnes contre 37,87 % en 2014 et 34,80 % en 2008. Depuis 1983, l’abstention aux élections municipales a triplé. La crise sanitaire explique en partie ce record, mais elle ne peut pas faire oublier la défiance profonde dont les institutions font l’objet. Hadrien Mathoux rappelle ainsi dans les colonnes de Marianne qu’il n’est pas inutile de considérer les scores des vainqueurs à l’aune du pourcentage des inscrits plutôt que des suffrages exprimés : « Ainsi à Lyon, Grégory Doucet n’est devenu maire qu’en agrégeant le soutien de 19,04 % des électeurs, alors que 62,24 % se sont abstenus. À Bordeaux, autre conquête écologiste majeure, 17,51 % des inscrits ont voté pour Pierre Hurmic (abstention : 61,67 %). Seuls 15,03 % des Strasbourgeois inscrits sur les listes électorales ont permis à Jeanne Barseghian d’emporter la mairie, 63,34 % s’étant abstenus. » Outre les chiffres de l’abstention, il faut encore élargir la focale pour mieux relativiser l’ampleur du déferlement supposé des forces de gauche. Ainsi, sur les 236 villes de plus de 30 000 habitants, la gauche en a gagné 86, dont seulement 10 pour les Verts. Si les alliances et les multiples plateformes « citoyennes » compliquent la lecture des résultats, il apparaît néanmoins que les listes Divers droite et Les Républicains (LR) tirent leur épingle du jeu. LREM et le Rassemblement national, quant à eux, sont les grands absents du second tour tandis qu’ils dominent la scène politique nationale. Mais qu’importe, le récit politique des événements préfère retenir le triomphe d’une gauche plurielle revenue d’entre les morts.

Dans les prochaines semaines, l’injonction à l’union fera la Une des grands journaux, des tribunes résolues sommeront les partis de se parler, les candidats feindront la bonne entente et répéteront inlassablement le désormais classique jeu du « je t’aime, moi non plus ». Tant pis si les enjeux locaux sont différents des enjeux nationaux et tant pis si la nécessaire constitution de coalitions aux municipales n’a rien à voir avec les règles d’une élection présidentielle : il faut s’unir !

Sur un malentendu, ça peut marcher

Il faut tout d’abord faire un effort de recontextualisation et replacer les élections municipales dans la séquence ouverte par les européennes de 2019. Les classes populaires s’abstiennent, alors il faut parler aux classes moyennes et à la petite-bourgeoisie. Pendant cette campagne, le téléspectateur distrait, peu familier des voix des candidats, qui écoutait un débat des européennes d’une oreille seulement pouvait en effet craindre un instant d’être frappé d’hallucinations. Lorsque Raphael Glucksmann parle, on croit entendre Ian Brossat, quand Manon Aubry lui répond, il semble que c’est Benoît Hamon ! Quatre discours semblables tenus par quatre personnages pourtant différents qui apparaissent à l’écran simultanément. Un téléspectateur peu averti pourrait croire à des clones nés par mitose, se dupliquant tranquillement dans l’angle mort des caméras. Si donc ils sont d’accord, si donc ils sont issus d’une même opération de division cellulaire, qu’est-ce qui fait obstacle à leur réunion et à l’union de la gauche ? À la fin, Génération.s et le Parti Communiste sont éliminés, Manon Aubry et Raphael Glucksmann passent de justesse le seuil de qualification et Europe Écologie Les Verts (EELV) l’emporte (9 points derrière LREM et 10 derrière le Rassemblement national, tout de même). Mais la séquence se poursuit. Les discussions continuent, des rapprochements s’opèrent. Bientôt c’est le confinement et l’annonce – grandiose ! – du « Monde d’après ».

Car, c’est entendu, « après » rien ne sera plus comme « avant ». À peine deux jours, cinq tribunes et huit pétitions après la première utilisation répertoriée de l’expression « Monde d’après », celle-ci faisait déjà sourire. Mais on continue d’y croire. « Nos idées triomphent ! » entendait-on alors. Et déjà une partie de la presse se réjouissait que les responsables politiques se parlent – par Skype ou Zoom interposés. D’ici quelques jours, on trouvera bien des gens pour déduire de cette séquence un « désir de gauche » quelconque et expliquer la grande victoire des élections municipales par les événements récents. Il convient de ne pas sous-estimer l’impact culturel de l’expérience du confinement et de souligner le rôle de la crise du Covid-19 dans le renforcement de l’attachement des Français aux services publics et plus spécifiquement à la santé ; mais conclure au triomphe inévitable de la gauche à la présidentielle de 2022 semble relever au mieux du wishful thinking, au pire de l’inconséquence politique la plus totale.

Oublions pour un temps le caractère tout à fait douteux de l’extrapolation, admettons que le « monde d’après » est favorable à la gauche et que les élections municipales confirment cette intuition. Faisons une expérience de pensée et, comme dans Baron Noir, partons du postulat qu’au fond, la France est de « gauche ». Si donc la France est de gauche, elle désire forcément une union de la gauche. Le raisonnement tient. Pour que ce sophisme fonctionne, il faut bien entendu oublier que le vote « de gauche » est un vote principalement urbain, socialement situé dans les catégories de la population diplômées qui vivent dans les grandes métropoles. Il faut aussi oublier la crise des gilets jaunes, la colère sourde des campagnes reléguées, des zones périurbaines et des secteurs les plus dévastés par la désindustrialisation et le chômage. Une fois la France qui meurt à petit feu mise de côté, on peut se concentrer sur la réalisation de cette union de la gauche qui rappellera aux plus nostalgiques les heures glorieuses du gouvernement Jospin et le rôle éminent d’un Robert Hue. Un exercice « d’analyse concrète d’une situation concrète » risque cependant de faire vaciller les espérances des unionistes les plus enthousiastes.

Prenons pour point de départ les résultats de l’élection présidentielle de 2017. Le total « gauche » s’élève à 27,67 % (de Benoît Hamon à Nathalie Arthaud), l’essentiel de ce score étant dû à la France insoumise et à ses 19,58 %. Aux élections européennes de 2019, le total gauche frôle les 32 % dans un contexte très différent de forte abstention. Le sondage Ifop-Fiducial pour CNews et Sud Radio de juin 2020 nous offre des éléments plus récents pour cerner les dimensions de cet espace politique : dans l’hypothèse d’une candidature de Xavier Bertrand pour LR, les scores additionnés des candidats de gauche atteindraient les 25,5 %. Si arithmétique et politique s’accordent souvent mal, et s’il est évident que ce sondage a été réalisé à deux ans de l’élection, dans un contexte d’incertitude radicale où les candidats ne sont pas déclarés et où aucune alliance n’a encore été formée, il apparaît néanmoins que toute notre démonstration vaut pour un espace somme toute assez réduit qui représente environ un quart de l’électorat. Si donc, toutes choses égales par ailleurs, on pouvait trouver une table suffisamment grande pour asseoir les représentants de toutes les forces politiques depuis les trotskistes jusqu’à la gauche hollandaise, que tous s’entendaient, et que les électeurs comprenaient quelque-chose à cette union bien étrange, il serait encore très difficile au candidat désigné de franchir l’étape du premier tour contre une Marine Le Pen donnée à 28 % et un président sortant à 26 %.

Face à ce constat, le partisan de la gauche plurielle est désorienté. Mais il a une idée : exclure la France insoumise de l’alliance car elle est trop populiste à son goût. Qu’il l’exclue ou non, il est plus que vraisemblable que Jean-Luc Mélenchon – qui a toujours affirmé son opposition aux primaires – parte seul et avant tout le monde de façon à reconquérir la position qui avait fait son succès en 2017 : celle de la transversalité, de la cohérence politique et d’une certaine forme de vote utile. En tous les cas, l’espace se restreint. Il est par ailleurs peu probable qu’on puisse compter sur le NPA et Lutte Ouvrière. Du côté des communistes, la base souhaite que le Parti soit présent à l’élection présidentielle, mais c’est moins certain pour la direction. Restent Génération.s, EELV, le Parti Socialiste, et d’éventuels outsiders. On ne saurait trop conseiller au premier de s’allier aux autres (et le rapprochement avec les écologistes est déjà entamé), le second sort renforcé des dernières échéances électorales et bénéficie d’une large audience dans le pays assise sur une imprégnation culturelle non-négligeable, et le troisième a au moins pour avantage de disposer de moyens financiers conséquents depuis la vente de son siège de Solférino. Olivier Faure suit pour sa part une stratégie assez simple : en bon entrepreneur disposant d’un capital de départ, il souhaite investir pour augmenter ses revenus ; de ce fait, il lui faut soutenir financièrement le candidat le meilleur, se placer en faiseur de rois et négocier un bon accord électoral aux législatives pour regagner un peu de place dans le jeu parlementaire et percevoir des cotisations d’élus. Ils sont les principaux candidats à l’organisation d’une ou plusieurs primaire(s) que pourrait venir – ou non – troubler un quelconque outsider (pourvu qu’il ne soit pas trop charismatique, car on n’aime pas les sauveurs suprêmes). Une fois sortis de l’épreuve que constitue l’organisation d’un tel scrutin, en admettant que les candidats déçus respectent leur parole de soutenir le vainqueur, que les intérêts antagoniques et les inimitiés personnelles soient dépassés par la tâche historique qui est celle des hérauts de la gauche plurielle, il leur faudra encore contester à Jean-Luc Mélenchon sa position confortable et rattraper l’avance qu’il aura pu prendre.

Olivier Faure dans Libération

Si Emmanuel Macron parvient à éliminer les équipes rivales susceptibles d’émerger à droite et polarise l’élection autour d’un duel avec Marine Le Pen, il reste à espérer que le candidat de la gauche plurielle possède bien des talents cachés pour parvenir à exister dans un jeu où l’éclatement apparent des forces cache mal une tendance lourde à la bipolarisation et à la simplification des clivages politiques et sociaux.

En dernière analyse, il faudrait réussir par un miracle quelconque et sans pouvoir compter de manière certaine sur l’aide du Saint Esprit à se hisser jusqu’au second tour en éliminant Emmanuel Macron ou Marine Le Pen, pour ensuite parvenir à rallier autour de soi toutes les oppositions – quitte à ressusciter pour l’occasion l’appel à faire barrage façon Baron Noir.

En 2015, personne ne pouvait prévoir les éliminations de Nicolas Sarkozy et Alain Juppé, l’affaire Fillon, l’émergence de la France insoumise et l’élection d’Emmanuel Macron. Depuis, nous avons connu l’affaire Benalla, le mouvement des gilets jaunes, la mobilisation pour les retraites et un confinement généralisé. Si l’élection de 2022 risque d’être surdéterminée par les multiples affaires judiciaires et a toutes les chances de dérailler comme la précédente, rien ne doit être exclu. Mais l’examen rapide du chemin d’une très hypothétique union de la gauche a de quoi laisser songeur.

Ni possible, ni souhaitable

Les prochains mois seront encombrés d’appels à l’union de la gauche, mais il est probable que le temps des initiatives et des pétitions soit refermé par les élections régionales (si toutefois elles sont maintenues), mettant ainsi fin à la séquence des élections intermédiaires structurellement favorables à la relatéralisation des forces politiques et aux logiques d’alliances. Les appareils politiques reprendront le dessus et une fois les campagnes lancées et les frais de campagne engagés, les doux rêves d’union de la gauche seront définitivement enterrés. Mais tandis que s’achève notre démonstration savamment construite sur l’empilement de sophismes et de préjugés douteux qui font l’essentiel de la pensée magique de la « gauche », il nous reste à poser une question, pour tout dire essentielle. Pourquoi, au juste, ferait-on l’union ?

Les divergences entre appareils semblent insurmontables à qui prend les idées au sérieux. Qu’est-ce qui rassemble Olivier Faure et Jean-Luc Mélenchon ? La presse mainstream concentrée sur le petit jeu politicien se plaît à résumer les divergences entre partis à la bataille des egos, oubliant au passage la réalité des antagonismes qui existent sur des sujets fondamentaux. On pourrait citer la fiscalité, l’immigration, la laïcité, la politique industrielle, mais surtout et bien qu’elle soit insuffisamment prise en compte par la totalité des acteurs, c’est la question européenne qui est le véritable éléphant dans le couloir, parce qu’elle sous-tend tout et emporte tout. Sans la restauration de l’État, la sortie des traités et la reconquête de la souveraineté nationale, la « volonté politique » se résumera à un peu d’huile de coude. Mais non, le seul problème c’est que les représentants de la gauche ne se parlent pas et qu’ils ont de gros egos. Après tout, si l’on prolonge la diatribe de Philippe Rickwaert dans Baron Noir sur 1932 et la division de la gauche qui aurait permis à Hitler d’arriver au pouvoir, on en viendrait presque à penser que ce qui a manqué fondamentalement au KPD et au SPD c’est de la modestie et de l’écoute. Renouer le dialogue entre gentils, voilà ce que demande la France, voilà ce qu’exige l’Histoire. Et à la fin, que souhaite-t-on ? Un gouvernement d’union de la gauche, mais en mieux, avec à sa tête une version énervée de François Hollande, un Lionel Jospin charismatique, une Ségolène Royal radicalisée. À trop se concentrer sur le « comment » et à dessiner l’ébauche d’un patchwork de mesures gouvernementales façon programme commun revisité, le risque est grand de préparer un revival jospiniste qu’attendent quelques militants socialistes passés à la clandestinité.

Derrière les sourires convenus des nouveaux leaders de la gauche molle, instagrammables à défaut d’être ministrables, on devine trop bien le même programme réchauffé. On relègue les renoncements passés en annexes et on se pardonne tout – ne soyons pas rancuniers. Le quinquennat Hollande, la destruction de l’État républicain protecteur ou la contribution majeure de chacun et de tous à la dislocation progressive de la France, tout est oublié ! Non, on ne regrette rien, ni les renoncements, ni les trahisons. Repartons sur de bonnes bases et votons l’absolution. On empile les mesures symboliques et les rustines pour mieux définir les contours du cache-sexe de l’euro-libéralisme qui achèvera la trajectoire historique d’une gauche moribonde arrivée en fin de course. Bien sûr, seuls 16 % des ouvriers semblent décidés à voter pour les forces de gauche (dont 10 % pour la France insoumise) contre 55 % pour le Rassemblement national (Ifop). Mais ce n’est pas grave, il faudra faire sans eux et, au besoin, contre eux. On a beau déplorer la défiance des classes populaires (que l’on a préalablement abandonnées), la leçon semble apprise : le mouvement des gilets jaunes a, de ce point de vue, représenté un basculement historique majeur. Pour la première fois la logique de l’histoire moderne s’est renversée. Le Paris révolutionnaire sanctionné par des campagnes conservatrices n’est plus ; c’est au tour de la « province » insurgée de défiler dans les beaux quartiers de la capitale sous les yeux hallucinés des bobos et sous le regard terrifié des bourgeois. L’enfermement urbain de la gauche serait-il donc d’abord un embourgeoisement ? Tout ceci importe peu. La gauche a choisi son camp. Celui des métropoles et des gens satisfaits de l’état du pays. Quoique, pas complètement satisfaits, l’homme de gauche est soucieux des autres et s’applique à évoquer, un trémolo dans la voix, le sort des plus pauvres.

Être de gauche, c’est aussi savoir rêver. Quitte à construire des stratégies politiques sur des fantasmes. La vieille habitude du déni de réalité devient une discipline olympique lorsqu’on écoute les partisans de la gauche plurielle parler moins de deux ans après le commencement du mouvement des gilets jaunes. Le moment populiste semble refermé, la France est devenue de gauche à la faveur du confinement et puis, de toute façon, c’est bien connu, les Français n’ont-ils pas une mémoire politique d’environ six mois ? Alors on croit en sa bonne étoile et on s’accroche à ses rêves, de nouveau tout peut recommencer, on danse tant que la musique continue d’être jouée.

Il est pourtant dommage d’oublier la réalité et de refuser de se hisser à la hauteur des circonstances. La longue phase de pacification des dernières décennies s’achève, un retour de la conflictualité s’opère. Le pays n’a pas connu un tel degré de violence refoulée depuis des années et on ne traite pas ce genre de problèmes à l’homéopathie. Dans le déchaînement des passions et le trouble des circonstances, une voie se dessine pourtant. La désagrégation lente de la France laisse présager un approfondissement du moment populiste ouvert il y a peu. Que la classe politique décide de l’ignorer ou non, il s’imposera de toute façon à elle. Or sans doute est-il tout à la fois un risque et une opportunité : il est le moyen d’une rupture historique et le véhicule du retour du peuple sur la scène de l’Histoire. Ce peuple constitué en sujet du changement peut balayer toutes les prévisions et rabaisser toutes les certitudes, lui seul peut extirper la nation du monde post-historique où Fukuyama l’a placée – à raison. L’aggravation des inégalités et des tensions laisse présager le retour durable du conflit social et l’effacement progressif de l’ère post-politique. Or le rôle des institutions républicaines consiste précisément dans l’encadrement légal du conflit et dans l’expression des aspirations populaires. Il appartient donc aux dirigeants politiques conscients des enjeux présents de se porter à leur rencontre et d’agir en conséquence.

On ne fait certes pas de la politique seulement avec des chiffres, un espace peut se créer par le combat politique, la cohérence de la vision et le travail de conviction. Quant aux statistiques évoquées plus haut, elles avaient surtout pour but de rappeler que les partisans de la gauche plurielle s’agitent dans un bocal qui représente – à tout prendre – un gros quart du corps électoral. Mais il n’est pas inutile de partir de la réalité concrète avant de tirer des plans sur la comète. Plutôt que de s’acharner à tourner en rond dans leur cage pour ne pas affronter un monde extérieur plus hostile que les rives du canal Saint-Martin, ceux qui ont sincèrement à cœur d’agir pour leur nation feraient sans doute mieux de se confronter aux circonstances et de prendre en compte la radicalité ambiante, la colère accumulée et l’angoisse suscitée par le sentiment diffus d’une France qui peu à peu s’efface.

Un avant-propos à une histoire du CERES – par Didier Motchane

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Didier MOTCHANE in plenary session in Strasbourg – April 1985. ©Communautés européennes 1985

Le présent texte est une introduction à une histoire du CERES écrite par Didier Motchane, disparu le 29 octobre 2017. Si l’ouvrage historique relatif au CERES reste à écrire, ce texte fournira néanmoins des clés de compréhension. Didier Motchane a été l’un des fondateurs du CERES, le Centre d’Etudes, de Recherche et d’Education Socialiste, avec Jean-Pierre Chevènement, Alain Gomez, Pierre Guidoni ou Jacques-Arnaud Penant et quelques autres qui les rejoignirent au fil des années. Il en a été le charismatique théoricien, auteur en 1972 de Clés pour le Socialisme. Au fil des années 1970, il anima évidemment le CERES et ses revues (Frontière, Repères…) et fut en charge des relations avec le tiers-monde au PS.


On sait le rôle déterminant du CERES dans le Congrès d’Epinay de juin 1971. On sait aussi sa place dans la construction de l’Union de la Gauche à partir de 1972. Didier Motchane fut ainsi, avec Pierre Joxe, le co-rédacteur de la motion de synthèse d’Epinay, c’est-à-dire du véritable texte fondateur du PS, celui qui consacrait l’Union de la Gauche comme objectif stratégique en vue de la transition au socialisme. La pensée de Didier Motchane et celle du CERES sont ainsi incontestablement à verser à l’actif du socialisme français, tant la puissance conceptuelle et le caractère visionnaire qui sont alors les siennes frappent l’esprit de l’observateur. Entrés à la SFIO, vieille machine bureaucratique, les animateurs du CERES réussirent à susciter l’étincelle qui révéla la social-démocratie française à elle-même. De la vieille SFIO engluée entre FGDS et « dialogue idéologique » avec le PCF on passait à un PS doté d’une stratégie nouvelle, dont l’Union de la Gauche était le vecteur. Le dessein du CERES n’était pas « d’assumer la condition humaine du socialisme » mais bien d’instaurer « la condition socialiste de l’humanité ». Au fil des années 70 dans la majorité du PS ou dans la minorité, le CERES demeura fidèle à l’esprit d’Epinay, menant la bataille sur l’Europe ou l’autogestion, suscitant une effervescence militante qui a propulsé le courant à 26% du parti. En articulant le « mouvement d’en haut » et le « mouvement d’en bas », le CERES fut aussi un efficace pont entre la bouillonnante société des années 1970 et l’appareil en construction du Parti Socialiste. Promoteur de l’autogestion (et de la très volontariste 16ème thèse), le CERES apparaissait comme « l’aile gauche » du PS tout en revendiquant de vouloir en être « l’axe ».

Avec François Mitterrand, les relations furent marquées par l’accord politique initial puis, chemin faisant, par des désaccords mineurs puis majeurs, dont la Guerre du Golfe et le traité de Maastricht furent le paroxysme qui a provoqué la rupture. François Mitterrand dit un jour à Didier Motchane que s’ils n’avaient pas fait de politique ils auraient été amis. A partir de 1983, ils cessèrent néanmoins de se voir personnellement, considérant – du point de vue de Didier Motchane – avoir épuisé tous les sujets. L’Europe avait alors remplacé le socialisme comme grand récit mobilisateur, ce qui équivalait dans l’esprit de Didier Motchane à accepter le caractère indépassable d’un capitalisme voué à la financiarisation, dont le contenu de l’action de la CEE n’était qu’une méthodique codification. A partir de 1990, les relations se dégradant avec la majorité du PS, les amis de Didier Motchane et de Jean-Pierre Chevènement – réunis au sein de Socialisme et République – s’éloignèrent progressivement jusqu’à fonder un nouveau parti – le Mouvement des Citoyens – dont l’identité était de « gauche républicaine », ligne promue depuis 1983 et le tournant de la rigueur, et qui visait à se substituer à la ligne de normalisation européenne.

L’aventure du CERES ne saurait évidemment être rééditée à l’identique. Ne serait-ce que par la situation actuelle du PS, bien plus périlleuse que celle de l’antique SFIO. Trop de facteurs ont changé. Cependant, il manque assurément aujourd’hui un « nouveau CERES », c’est-à-dire d’abord une ligne politique, une vision qui permette de forcer le destin. Cette ligne devrait s’incarner de nouveau dans un groupe d’hommes et de femmes qui, forts d’une analyse méthodique des mutations du capitalisme mondial, imprégné par le mouvement de la société, aptes à mettre en œuvre une stratégie cohérente pourrait être la force qui ravive ce corps mort qu’est la gauche française.

Le CERES fut aussi une méthode. Cette méthode n’est, quant à elle, aucunement démodée. C’est pourquoi, en 2018, le CERES a, par la plume de Didier Motchane, encore à nous dire. Ces lignes de Didier Motchane éclaireront le lecteur sur ce que fut le CERES. Sans doute inspireront-elles quelques-un(e)s. Elles donnent une idée de ce qu’est une authentique pensée politique. – Gaël Brustier.

Avant-propos à une histoire du CERES, par Didier Motchane

Ne rien écrire sur soi qu’au présent. Béaba-tificateur de son impuissance romanesque, l’autobiographe pontifiant ou pénitent ne se fait jamais que le souverain veuf d’une mémoire épuisée. Cependant des souvenirs toujours inégalement partagés, mais pour peu qu’ils le soient, appellent clairement l’honneur du récit, s’ils perpétuent le bonheur d’une commune présence, parce qu’ils sont les témoins d’un éternel espoir, fut-il éternellement cantonné aux demeures du futur antérieur.

Dans le cours ordinaire du temps, l’espoir – et le désespoir – de changer la vie, afin de – ou faute de – changer sa vie, gisent côte à côte. Ils se raniment l’un l’autre à partir de la banalité de la condition humaine. C’est la trace d’un mouvement de ce genre que l’histoire du CERES pourrait nous avoir laissé.

N’importe quel âge de la vie peut faire de sa jeunesse son horizon mental. La jeunesse elle-même y vit le rêve de son éternité. D’autres temps de l’existence s’y marient ; ils assaisonnent une rétrospection douce – amère à la saveur des revanches posthumes. Telle aurait été la jeunesse du CERES, jeunesse d’espoir d’une renaissance du socialisme.

***

L’Europe, comme d’ailleurs l’ensemble du monde des années 60, porte la marque d’une mutation des héritages de la guerre.

Sur le fond d’une conscience accélérée, toujours plus impatiente, de l’activité économique, soutenue par la diffusion planétaire d’une pensée technicienne ingénument distribuée selon la préséance des rentes, le cloisonnement des savoirs et la puissance militaire. L’acuité des conflits qui opposent les nations et les divisent elles-mêmes s’est revissée d’un quart de tour. Sous l’emprise d’un capitalisme dont l’empire tend à égaler l’ambition jusqu’à toucher son horizon planétaire, la mondialisation départage plus profondément désormais le Nord et le Sud du monde que l’Est et l’Ouest qui sont les apostats du socialisme déclaré des renégats de la Révolution.

Les Trente Glorieuses auront été l’épopée du Nouveau Scientisme Historique où les idées du Progrès, fondées sur la conviction de la permanence d’une Croissance majuscule, d’une croissance économique ininterrompue se réinventèrent. L’Europe, ou plus largement ce que l’on appelait l’Occident, semblait faire l’expérience du régime durablement stabilisé d’une marche à l’abondance sans autres à coups que ceux des – relativement – légers coups de lancette de ponction monétaire qui, comme ceux des médecins de Molière, venaient de loin en loin maintenir la circulation bien étagée de la richesse. Dans ce cours tranquille, les entrepreneurs – capitalistes de la dette – et leurs héritiers – capitalistes de la rente – se sont partagé le haut du pavé avant de le céder à ces piétons du ciel atterris sur les tapis volants de la finance : « gnomes de Zurich » et d’ailleurs, spermatozoïdes distillateurs de l’Argent Roi.

Ce fut le moment où l’avènement d’une fin de l’histoire, c’est-à-dire son accomplissement, put s’entendre proclamer aux pauvres des pays riches à l’unisson des riches de tous les pays, comme le règne spirituel d’un social-libéralisme étendant la main sur le monde de la misère et de la peur pour s’en faire le bénisseur définitif.

Ainsi n’était-il plus question de mettre en cause l’abîme d’inégalités des revenus, des patrimoines et des savoirs, mais d’en pérenniser la légitimité. L’histoire accomplie, sanctuarisée par le temps, éloigne au Royaume de l’Au-delà la république de l’égalité des chances, l’urgence et le lieu d’un repartage du passé par le présent. Telle est l’intime contradiction que porte la financiarisation de l’économie spéculaire : prise entre les murs du capital accumulé, la spéculation ne peut sans se détruire soustraire l’ordre de ses raisons au calcul, l’avenir au passé, la vie à la mort.

Sans doute l’Ange Gardien des Trente Glorieuses – la Croissance – a-t-il déplacé vers le haut les failles de l’intégration sociale par son œuvre et par son mythe ; mais celle-ci s’approfondit : telle est la pente de la société bourgeoise qu’aucun tempérament de protection sociale, aucun placebo,  ne saurait redresser à peine d’en détruire le ressort. Ce fut un train qui, en déplaçant plus vite des wagons de plus en plus nombreux et de mieux en mieux suspendus, laissait une proportion croissante des voyageurs en gare, ou sur les bas-côtés de la voie.

Les petits cailloux de la pauvreté blessent davantage au fond d’une botte d’éboueur qu’à un va-nu-pieds les graviers de sa misère. Sans ralentir le pas du peuple trottinant qui reste à l’aise à côté des petits souliers de sa bonne conscience. Cette portion bouillonnante du produit de la machine d’un capitalisme désangoissé tournant à plein régime dans la candeur –ou le cynisme refoulé du Nouveau Scientisme Historique – était moins un objet de scandale que de compassion ; en raison peut-être du fait que ce que l’on pourrait nommer l’humeur installée du siècle, son « idéologie dominante » devenait, suprême illusion, celle de la mort des idéologies. Raymond Aron venait détrôner Jean-Paul Sartre dans le magistère du Grand Maître Penseur pour prononcer, avec le geste de l’étalonneur des certitudes et du donneur de diapason, l’éloge funèbre et réjouie du marxisme ; au-delà de l’extinction célébrée de celui-ci,  c’était l’éthique de l’engagement avec l’ensemble des engagements existentiels de l’Après Libération qui s’en trouvaient plus ou moins nettement récusés.

Qui aurait pu attendre de l’esprit du Nouveau Scientisme Historique que s’en gonflassent les voiles d’une  « Grande Cause » ? Au travers de la titillation obsédante des processus d’évaporation inéluctable de ses révoltes, l’humanité chercherait l’apaisement de ses anxiétés archaïques dans sa « modernité » ; les petites voix chevrotantes de cette fin de siècle ne se lassent pas d’invoquer chacune la leur. Ce ne sont pas celles de Rimbaud.

Comme un vaste ressac des élans de la Libération dont le 10 mai (1958) fut sans doute dans le désarroi de la République, avec le retour du Général de Gaulle, un dernier et combien ambivalent soubresaut, les années 50 – 60 auront été celles de la décolonisation, dans la douleur des guerres d’Indochine et d’Algérie. Elles portent la marque d’une démoralisation croissante de l’esprit public, que les déferlements libertaires de mai 68 tentaient pathétiquement de régénérer.

La Cinquième république a couvert comme d’une burqua les déhanchements d’une société française violemment arraisonnée par un capitalisme qui n’en avait jusque là caressé que les bords : à preuve l’exode rural, diffus en France depuis le Second Empire, brutalement torrentiel après 1950. Le capitalisme de la dette subjugue le capitalisme de la rente dont il est issu sans le remplacer. Notre visage national lui doit ses grimaces d’aujourd’hui.

En bref, l’efflorescence du social-libéralisme envahit l’air du temps ; un ninisme politique, qui prenait naguère le masque de la « Troisième Force » berce le peuple dans une balançoire dont les partis politiques tirent les quatre bouts ; de la Gauche à la Droite, même mélopée ; des paroles différentes font refrain. Elles changent un peu de rythme mais jamais de ton ; de Delors en Sarkozy, de Juppé en Hollande le débat public s’englue dans une à peu près même rhétorique social-démocrate, au point de s’en faire entendre comme une langue commune.

Gauche, Droite, droite, gauche ; que ne cessiez-vous, vieilles et jacassantes ennemies complices, de vous serrer chaleureusement la « main réciproque » (selon l’expression rescapée d’une copie de baccalauréat recueillie par un ami) ; que ne cessez-vous  de tenter perpétuellement de vous définir l’une par l’autre, plutôt que d’assumer la vérité de votre regard sur le monde, le choix des points de vue pris pour le dévisager ; mais tout de même, quoiqu’il en soit, faire votre monde des miettes de l’univers que vous pourrez recueillir. Ce que vous manquerez à tous les coups ma Gauche, tant que vous vous résignerez à n’être que l’espace rétréci de l’âme renoncée du siècle, errant infiniment au désert élargi de sa passivité. Celle la même où la troupe remuante de toutes nos droites nourrit d’angoisse le troupeau de vos béatitudes.

La démystification des communismes déclarés, dont la Chute du Mur marque la débâcle, la fin de la guerre froide puis le saut américain de Bush à Obama, l’exténuation accélérée des utopies tiers-mondistes et du mythe de l’accomplissement démocratique de l’histoire, laissent désormais, et semble-t-il pour un long moment, l’Europe sans utopie, au fur et à mesure que s’en dégonfle lentement la baudruche – sauf sans doute pour quelques instants encore, aux yeux des peuples est-européens fraîchement émancipés de l’emprise soviétique, le Saint–Graal du capitalisme lui-même dont ils sont toujours en quête. Leur reste encore pour ce faire l’Europe elle-même,  inaccessible parce qu’indéfinissable idéologie de rechange offerte à des sociaux-libéraux non déclarés. L’européisme, cette idolâtrie douce, verse à ces exilés du capitalisme la plus romantique des sublimations possibles, celle de l’économisme indéfectiblement social-libéral des bourgeoisies contemporaines.

Telle était la toile de fond sur laquelle le CERES a voulu inscrire son destin. Mieux vaut maintenant laisser parler les textes qui en ont scandé les intentions et les efforts plutôt que les empaqueter d’une glose rétrospective. Ne s’agit-il pas aujourd’hui, plus que toujours, de rénover et de réunir une gauche capable, du fond de son marasme actuel, de rendre aux orphelins du socialisme le sens de mots trop souvent perdu ?

Rappelons encore que cette gauche ne doit pas chercher à se définir par rapport à ses adversaires, ou ses partenaires sur un échiquier politique, mais par la détermination de sa raison d’être : dans les conflits de classe qui traversent l’épaisseur sociale dont l’expérience, selon le mot de Fernand Pelloutier, « donne aux dominés la science de leur malheur ». Cette gauche s’éprouve dans une prise de conscience de la République dont l’effort même constitue celle-ci ;  transcendant les clivages qui opposent justement la Gauche et la Droite, elle nomme un peuple à l’existence à partir de sa population et selon l’essence métaphysique de celle-ci.

Ainsi la République le fait de la nation, dont l’indépendance, brique de base d’un internationalisme républicain, pétri au four d’une souveraineté populaire authentique, sauvegarde de la démocratie contre les emprises du capital et l’atteinte des empires.

Egalement éloignés des romantismes et des cynismes contemporains le CERES s’est voulu le radiesthésiste des sources profondes du socialisme républicain, s’efforçant en cela de faire grandir une troupe fidèle, soucieuse d’offrir aux enfants du siècle la générosité et la sobriété en partage. Tel est le sens de la République moderne dont il cherche à ranimer l’esprit à partir d’une commune ferveur ; héritage contrasté, mais poursuivi de Babeuf en Marx, de Robespierre à Jaurès, de Saint Just à Clémenceau, De Gaulle et Mendès France.

Crédits photos : ©Communautés européennes 1985