Les ravages du nouveau libre-échange

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Le libre-échangisme va-t-il couler?

Le recours aux tribunaux d’arbitrage par les multinationales tend à se massifier depuis une décennie. Ils permettent à ces entreprises d’attaquer les États en justice sur la base du non-respect d’un traité d’investissements. Ces mécanismes mettent en péril la souveraineté des États du Sud, et permettent souvent au gouvernements du Nord de négocier avec eux dans une situation d’asymétrie. Néanmoins, les pays du Nord eux-mêmes ne sont pas à l’abri de procès intentés par les multinationales. Par Simon-Pierre Savard-Tremblay, auteur de Despotisme sans frontières. Les ravages du nouveau libre-échange (Montréal, VLB Éditeur, 2018) et docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).


Le libre-échange est une idéologie qui prétend ne pas en être une, une politique qui se camoufle dans l’apolitisme. On a dit qu’au-delà de l’hégémonie des grandes entreprises, le libre-échange est le règne de l’expert. L’espace de décision politique se retrouve confiné, les gouvernants étant tenus de gérer et d’administrer les choses économiques dans un cadre prédéfini et orienté.

Le recours à l’expertise, à l’argument d’autorité, justifie son congé de participation au débat démocratique. Nous assistons là au divorce consommé entre le savant et le politique. Nos sociétés devraient donc être régies par le calcul rationnel, comme si la gouvernance pouvait être une science exacte, comme si l’avenir des collectivités pouvait être légitimement déterminé par des algorithmes. La culture du secret dans laquelle se déroulent les négociations des traités de libre-échange est un signe éloquent de cette « expertocratie ». On l’a vu : les discussions sur le libre-échange ne traitent plus du « pourquoi », mais du « comment ». La classe politique est si unanime – ses déclarations contre ceux qui affichent leur scepticisme nous l’indiquent – qu’elle est toute prête à remettre, clés en mains, une partie de ses responsabilités à des techniciens sans mandat démocratique.

 

L’expert mobilisé n’est pas que l’économiste qui a érigé le libre-échange en absolu. Le juriste détient une position prépondérante dans le régime. On utilise fréquemment l’expression « gouvernement des juges » pour désigner la judiciarisation du politique, c’est-à-dire la confiscation de certaines décisions normalement réservées aux élus, au profit des tribunaux. Le libre-échange est aussi, à l’échelle supranationale, un gouvernement des juges.

 

En essayant de lire ces volumineux traités, on constate immédiatement qu’ils sont rédigés dans un langage inaccessible au non-initié, truffés de termes techniques opaques et de références nombreuses à d’autres accords et à des notions juridiques absconses. Les conflits sont d’autant plus difficiles à trancher pour le profane que des efforts de traduction sont exigés. En revanche, certains chapitres, comme ceux qui concernent l’environnement, sont fréquemment des condensés de bons sentiments, sans exigences concrètes. Nul risque d’astreinte pour un signataire pollueur : les mécanismes de contrôle prévus sont presque toujours consultatifs ou non contraignants, contrairement à ceux s’appliquant aux investissements.

“Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est encore de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice.”

Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est encore de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice. En 1998, l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) a échoué. L’AMI aurait favorisé la remise en question la souveraineté nationale en permettant aux investisseurs de renverser bon nombre de lois touchant notamment aux régions les moins développées, à l’emploi et à l’environnement.

 

L’AMI permettait aussi à l’«investisseur» de poursuivre les gouvernements lorsque ceux-ci pratiquaient le « protectionnisme ». Un État pouvait aussi être tenu pour responsable pour toute pratique nuisant à l’activité d’une entreprise. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le caractère flou de cette prescription ouvrait la porte aux abus en tout genre. On a dès lors pu pousser un grand soupir de soulagement à l’enterrement de l’AMI, qui n’était pas avare en dispositions dangereuses. Il ne faut pas se réjouir trop vite. La prééminence des intérêts des transnationales au détriment des lois des États est présente dans presque tous les accords de libre-échange. L’AMI n’était qu’un projet de généralisation à l’ensemble des pays de l’OCDE d’un pan de l’ALENA, lequel a par la suite été imité dans presque tous les traités.

 

Le chapitre XI de l’Accord de libre-échange nord-américain, signé par les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1994, visait à protéger les investisseurs étrangers de l’intervention de l’État. L’article 1110 stipule qu’« Aucune des Parties ne pourra, directement ou indirectement, nationaliser ou exproprier un investissement effectué sur son territoire par un investisseur d’une autre Partie, ni prendre une mesure équivalant à la nationalisation ou à l’expropriation d’un tel investissement. » Qu’entend-on par « équivalant à l’expropriation » ? Cet article, comme la plupart des dispositions visant à protéger les investisseurs étrangers, comporte le risque d’être applicable à tout règlement de nature économique portant préjudice aux profits privés. Est-ce la voie ouverte au démantèlement des politiques nationales ? Chose certaine, il devient de plus en plus ardu pour un État de légiférer sur des questions liées, par exemple, à la justice sociale, à l’environnement, aux conditions de travail ou à la santé publique ; si telle ou telle société transnationale se croit lésée, elle a un recours.

 

L’« investissement » dans ce type d’accords dénote une vision hautement financiarisée de l’économie où « investir » peut n’être qu’une transaction de fin d’après-midi sur internet. L’OCDE définit ainsi l’investissement international direct : “un type d’investissement transnational effectué par le résident d’une économie […] afin d’établir un intérêt durable dans une entreprise […] qui est résidente d’une autre économie que celle de l’investisseur direct. L’investisseur est motivé par la volonté d’établir, avec l’entreprise, une relation stratégique durable afin d’exercer une influence significative sur sa gestion. L’existence d’un «intérêt durable» est établie dès lors que l’investisseur direct détient au moins 10% des droits de vote de l’entreprise d’investissement direct. L’investissement direct peut également permettre à l’investisseur d’accéder à l’économie de résidence de l’entreprise d’investissement direct, ce qui pourrait lui être impossible en d’autres circonstances“.

 

Un litige commercial est généralement long, et par conséquent très lucratif pour les cabinets d’avocats. Un document de deux organisations non gouvernementales a montré tout l’intérêt des grands cabinets spécialisés dans le droit commercial à se lancer dans des litiges complexes. Le ralentissement des ententes multilatérales n’a rien changé au fait que plus de 3000 traités bilatéraux sur la protection des investissements existent actuellement dans le monde.

 

J’ai dressé une courte liste de poursuites commerciales subies par des États. Toutes ne sont pas causées par l’ALENA, plusieurs pays ici n’en étant pas membres. Maissi l’ALENA est le premier accord à avoir inclus un tel mécanisme dit « règlement des différends investisseur-État » (RDIE), il a été copié dans presque tous les traités de libre-échange. La liste est loin d’être exhaustive (il y a des centaines de poursuites en cours), mais ces exemples me semblent parlants :

En 1997, le Canada a décidé de restreindre l’importation et le transfert de l’additif de carburant MTM, soupçonné d’être toxique. Ethyl Corporation a poursuivi le gouvernement canadien en vertu de l’ALENA pour lui arracher des excuses… et 201 millions de dollars.

En 1998, S.D. Myers Inc. a déposé une plainte contre le Canada pour son interdiction, entre 1995 et 1997, de l’exportation de déchets contenant des BPC, des produits chimiques synthétiques employés dans l’équipement électrique extrêmement toxiques. Le Canada a perdu devant le tribunal constitué sous l’ALENA, qui a accordé 6,9millions de dollars canadiens à S.D Myers en dommages et frais.

En 2004, en vertu de l’ALENA, Cargill a obtenu 90,7 millions de dollars américains du Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une taxe sur certaines boissons gazeuses – lesquelles sont à l’origine d’une grave épidémie d’obésité au pays.

En 2008, Dow AgroSciences dépose une plainte suite à des mesures adoptées par le Québec pour interdire la vente et l’utilisation de certains pesticides sur les surfaces gazonnées. Le cas a été l’objet d’un règlement à l’amiable, impliquant la « reconnaissance » par le Québec que les produits en question ne sont pas risqués pour la santé et l’environnement si les instructions sur l’étiquette sont suivies à la lettre.

En 2009, l’entreprise Pacific Rim Mining poursuit, pour perte de profit escompté, le Salvador, qui ne lui a pas octroyé de permis pour exploiter une mine d’or parce qu’elle n’était pas conforme aux exigences nationales. En 2013, OceanaGold a racheté Pacific Rim et a continué la poursuite. En 2016, le Salvador a finalement eu gain de cause, mais la poursuivante ne lui paye que les deux tiers de ses dépenses de défense. Les 4millions de dollars américains perdus, dans un pays qui en arrache, auraient bien pu servir à des programmes sociaux.

En 2010, AbitibiBowater avait fermé certaines de ses installations terre-neuviennes et mis à pied des centaines d’employés, ce à quoi le gouvernement de la province avait répondu en reprenant l’actif hydroélectrique. N’acceptant pas cette intervention, AbitibiBowater a alors intenté une poursuite de 500 millions de dollars. Pour éviter un long conflit juridique, Ottawa a offert 130 millions à l’entreprise. Rien que ça.

“Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse.”

La même année, Mobil Investments Canada Inc. et la Murphy Oil Corporation ont poursuivi le Canada à cause de nouvelles lignes directrices exigeant que les exploitants de projets pétroliers extra-côtiers versent un certain pourcentage de leurs revenus à la recherche et au développement, et à l’éducation et à la formation, à la province de Terre‑Neuve-et-Labrador. Les deux compagnies ont estimé que leurs investissements subiraient d’importantes pertes. En 2012, le tribunal constitué sous l’ALENA leur a donné raison, accordant de surcroît 13,9millions de dollars canadiens à Mobil et 3,4millions à Murphy en dommages.

Toujours en 2010, Tampa Electric a obtenu 25 millions de dollars du Guatemala, qui avait adopté une loi établissant un plafond pour les tarifs électriques. La plainte, qui remontait à l’année précédente, était faite en vertu de L’accord de libre-échange Amérique centrale-États-Unis.

En 2012, le groupe Veolia a poursuivi l’Égypte devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), affilié au Groupe de la Banque mondiale, à cause de la décision du pays d’augmenter le salaire minimum. En 2016, Veolia s’en prenait devant le CIRDI à la Lituanie pour ne pas avoir reconduit un contrat avec elle. De graves soupçons de corruption et de pots-de-vin planaient sur la concession.

La même année, la compagnie énergétique Vattenfall a poursuivi l’Allemagne devant le CIRDI, suite à la décision du pays de renoncer au nucléaire d’ici 2022.

Toujours en 2012, la compagnie WindstreamEnergya contesté le moratoire ontarien sur l’exploitation de l’énergie éolienne en mer. L’Ontario estimait que les recherches scientifiques nécessaires n’avaient pas encore été réalisées, et que Windstream n’avait pas mis en place de stratégie digne de ce nom. En 2016, le tribunal constitué sous l’ALENA a donné raison à Windstream. L’Ontario lui a versé les 25,2millions de dollars canadiens en dommages.

Et c’est aussi dans cette année 2012 décidément chargée en litiges que le Sri Lanka a été condamné par le CIRDI à verser 60 millions de dollars à la Deutsche Bank à cause de changements apportés à un contrat pétrolier.

En 2013, la compagnie Lone Pine Resources a annoncé sa volonté de poursuivre Ottawa à cause du moratoire québécois sur les forages dans les eaux du fleuve Saint-Laurent.

En janvier 2016, le Parlement italien a voté en faveur d’une interdiction des forages à une certaine distance de sa côte. Rockhopper Exploration, entreprise pétrolière et gazière britannique, souhaitait développer un projet d’extraction dans les Abruzzes. La compagnie avait obtenu en 2015 une première autorisation pour exploiter le gisement. Cependant, le vote de janvier 2016 a changé la donne et Rockhopper Exploration a finalement essuyé un refus des autorités italiennes. L’entreprise poursuit donc désormais l’État italien pour obtenir une importante compensation financière.

Il est à noter que plusieurs des compagnies poursuivantes étaient, dans les faits, des entreprises issues du pays qu’ils attaquaient. Comment ont-elles pu se présenter comme des investisseurs étrangers ? Plusieurs tours de passe-passe sont possibles. Dans le cas, par exemple, d’Ethyl Corporation, elle est une entreprise américaine constituée conformément aux lois de l’État de la Virginie, mais est l’actionnaire unique d’Ethyl Canada Inc., constituée en vertu des lois ontariennes. Quant à AbitibiBowater, dont le siège social est à Montréal, elle s’est incorporée dans l’État du Delaware, un paradis fiscal.

Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, fort heureusement, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse. Selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement datant de 2013, les États ont gagné ces poursuites dans 42 % des cas, contre 31 % pour les entreprises. Les autres différends ont fait l’objet d’un règlement à l’amiable entre les parties. Les poursuivants ont ainsi pu faire contrer la volonté politique des États, en totalité ou partiellement, dans 58 % des cas.

Ces chiffres négligent cependant un facteur important, celui de la pression que les clauses de protection des investisseurs font peser sur les États, qui renoncent d’emblée à certaines politiques par crainte de se retrouver devant les tribunaux.

Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis, […] ils s’autocensurent à cause des accords »”

Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis, […] ils s’autocensurent à cause des accords ». Un rapport pour la Direction générale des politiques externes de l’Union européenne questionnait par ailleurs en 2014 l’effet de dissuasion des mécanismes investisseurs-États sur le choix des politiques publiques.

Prenons un exemple. En 2012, l’Australie a imposé le paquet de cigarettes neutre, interdisant donc à ce qu’on y appose un logo. La compagnie de produits du tabac Philip Morris International, qui avait aussi poursuivi l’Uruguay en 2010 pour ses politiques en matière de tabac, a alors intenté une poursuite contre l’État australien en s’appuyant sur un traité entre Hong Kong et l’Australie. Craignant d’être elle aussi victime de tels recours judiciaires, la Nouvelle-Zélande a suspendu l’entrée en vigueur de la politique du paquet neutre. Au Royaume-Uni, le premier ministre David Cameron a, quant à lui, reporté le débat sur la question, attendant que le verdict de la poursuite contre l’Australie soit rendu. Les cigarettières ont aussi menacé la France, en 2014, de lui réclamer 20 milliards de dollars advenant une politique similaire à celle de l’Australie. Il a fallu attendre trois ans pour que le paquet neutre entre en vigueur dans l’hexagone.

Les transnationales sont parfois plus puissantes que les gouvernements ; si les volontés et la sécurité des peuples nuisent à leurs profits, on les écarte ! C’est conforme à la doctrine néolibérale : pour que le capital soit intégralement mobile, il faut que les investisseurs jouissent d’une forte protection légale. Par conséquent, on assigne aux souverainetés nationales un périmètre d’action précis et limité, et des mesures disciplinaires sont prévues si elles sortent de ces ornières.

“Tout ce qui se joue en France est d’abord décidé à Bruxelles” – Entretien avec Sophie Rauszer

La France Insoumise – Centre Culturel des Riches-Claires – Bruxelles

Sophie Rauszer est collaboratrice parlementaire au groupe de la GUE/NGL au Parlement européen, elle a par ailleurs été responsable du chapitre Europe de l’Avenir en Commun, le programme de la France insoumise. Nous avons souhaité l’interroger sur la stratégie de la France Insoumise à l’occasion des élections européennes.


 

LVSL – Le taux de participation aux élections européennes est passé de 61% en 1979 à 42% lors des dernières élections en 2014. Comment la France Insoumise compte-t-elle mobiliser « les gens » en 2019 ?

Je pense qu’il y a une prise de conscience de plus en plus importante, particulièrement à gauche, du rôle prédominant que joue l’Union européenne dans les politiques néolibérales nationales. La France Insoumise doit accompagner cette prise de conscience, montrer que ces élections sont l’occasion de sanctionner la politique de Macron. Tout ce qui se joue en France est d’abord décidé à Bruxelles. La politique européenne conditionne la politique française. Et ce, particulièrement depuis ce qu’on appelle le « semestre européen », soit depuis que le budget national doit d’abord être approuvé au niveau communautaire. La hausse de la TVA sous Hollande faisait partie des « recommandations » de la Commission européenne à la France. La réforme du droit du travail également. Et quand je lis dans les derniers papiers la proposition de dégressivité de l’aide au chômage, nous avons bien du souci à nous faire. Nous ne sommes probablement qu’au début du « Président des riches » si nous ne faisons rien.

Pour gagner aux élections européennes, nous devons d’abord convaincre ceux qui nous ont accordé leur confiance en 2017 de revenir aux urnes. Lorsque j’étais candidate pour les législatives [Ndlr, dans la circonscription du Bénélux], j’ai pu constater que les gens avaient de réelles attentes sur le sujet européen. Depuis, il y a en plus beaucoup de déçus du macronisme, notamment ceux qui sont attachés à la démocratie parlementaire. Ce que nous devons également mettre en avant, c’est que nous pouvons gagner des batailles européennes. Nous gagnons à chaque fois que nous parvenons à faire entrer une lutte au cœur de l’hémicycle. Trop de choses se passent dans l’ombre. Trop de sujets sont cachés par un habillage de technicité. Le cas de notre victoire pour l’interdiction de la pêche électrique est exemplaire à ce titre. Des scientifiques venaient expliquer aux eurodéputés à quel point cette technologie était moderne, efficace et écologique. En réalité, ils étaient généralement néerlandais ou proche de groupes de pression néerlandais, les premiers investisseurs dans cette technique barbare et inhumaine. Il a suffit d’une étincelle. Younous Omarjee, notre député européen insoumis, s’est saisi de l’enjeu, appuyé par des ONG telles que Bloom. Il est de fait devenu impossible pour la grande coalition de faire son « business as usual », et de laisser au passage les petits pêcheurs français se faire concurrencer par cette technique.

LVSL – Vous donnez un exemple particulier mais le Parlement européen a des pouvoirs limités. Quelle est l’utilité pour la France insoumise d’envoyer une délégation importante dans ce Parlement ?

Effectivement, le Parlement européen n’a pas autant de pouvoirs que nous le souhaiterions. A commencer par le droit d’initiative législative. C’est une des propositions que nous porterons pendant la campagne des européennes. Le Parlement européen doit pouvoir proposer des lois, comme dans n’importe quelle démocratie.

Par ailleurs, plus notre délégation d’eurodéputés insoumis sera importante, plus nous pourrons changer le rapport de force. Nous obtiendrons plus de rapports, de temps de parole et de pouvoirs pour mettre en lumière nos propositions à l’image de ce que font déjà nos députés insoumis à l’Assemblée. Il y a beaucoup de sujets sur lesquels nous devons porter la voix de l’insoumission au niveau européen. L’Avenir en Commun nous donne un cap. Bien sûr, il faut encore le décliner dans un programme spécifiquement pour les européennes, associant objectifs, propositions réalisables rapidement et rapport de force global. Nous y travaillons actuellement et nous avons d’ailleurs reçu de nombreuses contributions des insoumis sur la plate-forme en ligne.

LVSL – Vous avez déclaré que Macron était « plus royaliste que le roi » en matière européenne. Qu’entendez-vous par là ? Les médias présentent le président de la République comme un grand réformateur du projet européen…

C’est une vision particulièrement française. Les médias étrangers ne sont pas si laudatifs sur Jupiter. Car tout cela n’est que communication. Qu’a-t-il accompli au niveau européen concrètement ? Voilà un an que le président Macron suit à la lettre les principes ordolibéraux européens : réforme du marché du travail, libéralisation du rail, coupes supplémentaires dans la fonction publique ou encore CETA. Au niveau européen, c’est une succession d’échecs et de renoncements. Que ce soit sur les listes transnationales, le glyphosate, l’aquarius ou encore le budget de la zone euro : il n’a rien obtenu.

Le projet qu’il porte n’est d’ailleurs pas européen au sens où nous l’entendons. Il ne représente que l’Europe des traités, celle de la « concurrence libre et non faussée ». Si c’était véritablement la solidarité européenne qui motivait Macron, nous aurions été les premiers à accueillir Aquarius. Au lieu de cela, le gouvernement s’est ridiculisé derrière des explications géographiques pour éviter de prendre ses responsabilités. C’est finalement l’Espagne qui a accueilli ces quelques migrants, évitant une nouvelle catastrophe en mer. Ce n’est pas non plus la fameuse « Europe sociale » qui semble l’intéresser, sinon il n’aurait pas attaqué la seule proposition d’harmonisation à la hausse, sur le congé parental. Enfin, si c’était véritablement la démocratie européenne qui le motivait, pourquoi n’avons pas pu voter par referendum sur le CETA ? Le véritable visage de la « souveraineté européenne »  qu’il défend c’est, comme à l’échelon national, museler toujours plus la voix des citoyens. Le Belge Guy Verhofsdadt, son meilleur allié au Parlement européen, veut priver les parlements nationaux de vote sur tous les accords internationaux commerciaux au nom de cette « souveraineté européenne ».

Sophie Rauszer, responsable de la partie Europe du programme de la France insoumise

LVSL – Vos positions ne semblent pas si éloignées de celles de Benoît Hamon, de Yanis Varoufakis et de leur « Printemps européen » non ?

Nous avons un différend fondamental. Nous avons pris conscience qu’à « traité constant », nous ne pouvons pas mettre en œuvre notre programme. Nous ne voulons pas empiler les « mesurettes » pour tenter de faire de brics et de brocs une « Europe sociale » invoquée mais introuvable. La désobéissance aux traités est donc le point de départ de tout projet de rupture avec cette UE. Il faut assumer ce point comme un rapport de force dans la négociation européenne. Il est interdit de désobéir aux Traités ? Pourtant, personne n’a imposé de sanctions à l’Allemagne de Merkel pour les excédents commerciaux qu’elle fait au mépris des règles européennes, et sur le dos des peuples européens. Proposer un programme de gauche sans avoir pour ambition de changer les traités ne serait qu’un vœu pieux. C’est pour cela que nous avons mis sur pied la stratégie du Plan A/Plan B. Le Plan A, c’est proposer à l’ensemble des pays de l’UE de renégocier les traités pour que ceux-ci soient compatibles avec le programme que nous – et d’autres en Europe – souhaitons mettre en place. Avec le Plan B, nous prévoyons l’éventuel échec d’une partie de ces négociations, et dans ce cas, tout ce que l’Union refuse, nous le mettrons en œuvre avec les pays volontaires, en désobéissant aux traités. L’intelligence stratégique de ce Plan B c’est qu’en mettant la pression aux pays réticents, il permet au Plan A d’avoir plus de chance d’aboutir !

Arrêtons les « lettres au père Noel ». Car comment appeler autrement la revendication de Hamon et Varoufakis d’un parlement de la zone euro ou encore d’un 35H européen quand la directive actuelle est à 48H ? Ils n’ont pas compris que dans le cadre des traités, tout ce que l’Allemagne pourrait accepter se fera en contrepartie d’un contrôle budgétaire plus accru, et sera donc inutile, comme l’a très bien analysé Frédéric Lordon. C’est exactement ce qui vient de se passer ce mardi. La chancelière allemande accepte un maigre budget de la zone euro – très faiblement doté – contre en revanche l’application à la lettre des politiques d’austérité, via le Mécanisme Européen de Stabilité. Il faut partir sur de nouvelles coopérations et ne pas avoir comme unique interlocuteur l’Allemagne. Si on veut faire de véritables politiques sociales transnationales, nous devons nous tourner vers d’autres pays, qui ont des traditions politiques et surtout économiques plus proches de la France.

LVSL – La France insoumise est régulièrement attaquée sur son indulgence à l’égard de la Russie. Récemment, votre eurodéputé s’est abstenu sur une résolution demandant la libération de prisonniers politiques en Russie. Quelle est votre position au Parlement européen sur ces enjeux ?

Évidemment, nous défendons la libération des prisonniers politiques, comme Oleg Sentsov, en Russie. Nous n’avons pas voté contre le texte dont vous parlez sur ce réalisateur. Notre candidat de gauche en Russie a lui-même été emprisonné par Poutine. Nous nous sommes abstenus car cette résolution était surtout l’occasion de redemander le prolongement des sanctions contre la Russie qui pénalisent d’abord notre propre économie et instaure en Europe un climat vindicatif qui n’est pas sain. Car c’est aussi une question de géopolitique globale. Le Parlement européen, c’est le deux poids deux mesures en matière de géopolitique actuellement. Au lieu de participer à l’atténuation des conflits, il y contribue. Durant la dernière législature, ce ne sont pas moins de 93 textes contre la Russie – soit plus d’une résolution par plénière – qui ont été mis au vote, contre 4 sur l’Arabie Saoudite par exemple. Quant à la politique du nouveau président américain ? Rien à dire… Les rares rapports sur les USA ne concernent jamais la politique – ni même la « guerre de l’acier » -, mais des éléments purement techniques a priori, de renforcement de nos relations.

LVSL – N’avez-vous pas l’impression de développer une vision caricaturale des rapports avec les États-Unis ?

Comme le dit Jean-Luc Mélenchon, j’arrêterai de faire de l’anti-impérialisme primaire quand les États-Unis d’Amérique seront passés à de l’impérialisme supérieur ! L’Union européenne cherche systématiquement à se rapprocher des USA, au mépris de sa volonté d’autonomie politique et stratégique qu’elle prétend promouvoir par ailleurs. A croire que la leçon d’humiliation du dernier G7 n’aura pas suffi. Le comble de ce double discours, c’est le projet européen d’Union de la défense. Ce dernier revient à se lier les mains à l’OTAN, par la mutualisation des moyens avec l’organisation transatlantique, l’appel à un « renforcement de la confiance mutuelle » et même le partage de nos renseignements stratégiques avec Trump ! S’agit-il vraiment d’anti-américanisme primaire que de critiquer cet état de fait, alors qu’il a été révélé que la NSA nous espionnait à grande échelle (via les services de renseignements allemands) ? Ensuite, l’objectif souvent affiché de cette Union de la défense est de promouvoir une « industrie européenne compétitive ». Si tel était le cas, l’UE se fixerait a minima une obligation d’achat de matériel européen pour soutenir notre industrie. Mais au contraire, l’Union renforce ses achats communs avec l’OTAN. Comment dès lors garantir la sécurité de nos informations sensibles si notre matériel utilise des logiciels américains ? Bien malin qui peut dire aujourd’hui quel est l’intérêt commun européen en géopolitique. Dans tous les cas, ce n’est ni de s’aligner sur Moscou, ni sur Washington.

« March for Our Lives » : la génération post-2001 se soulève contre le port d’armes

Premier mouvement social de masse du mandat de Donald Trump, la March for Our Lives est aussi la plus grande manifestation anti-armes à feu de l’histoire des États-Unis. La mobilisation est d’ores et déjà historique, et couronnée de succès en Floride, où la législation a été modifiée. Mais au-delà de la question des armes, le 24 mars a des allures d’acte de naissance pour une nouvelle génération politique.


Les images étaient impressionnantes, samedi 24 mars, à Washington. 800 000 personnes sont descendues dans les rues de la capitale américaine pour réclamer un contrôle plus strict de la vente d’armes à feu dans le pays. Des mobilisations similaires ont eu lieu un peu partout aux États-Unis : 850 villes concernées, pour un million et demi de manifestants en tout. Le mouvement « March for Our Lives » (littéralement, « marcher pour nos vies ») est déjà à inscrire dans les livres d’histoire comme la plus grande manifestation anti-port d’armes de l’histoire américaine. Seul Donald Trump ne s’en est peut-être pas encore rendu compte, lui qui, pendant la Marche, jouait au golf dans sa propriété de West Palm Beach, en Floride.

Tout un symbole, qui reste en travers de la gorge de nombreux Américains : c’est à peine à quarante-cinq minutes de ce terrain de golf que la « March for Our Lives » puise ses origines. À Parkland, plus précisément. Le 14 février dernier, Nikolas Cruz, 19 ans, entre dans son ancien lycée et massacre quatorze élèves et trois membres du personnel avec un fusil d’assaut militaire AR-15. C’était déjà la trentième fusillade depuis le 1er janvier 2018 sur le sol américain, la dix-huitième en milieu scolaire…

Les succès de la mobilisation en Floride

© Mike Licht, Flickr

Avec 495 morts depuis début 2017, la chose en est devenue presque routinière aux Etats-Unis : les tueries de masse rythment l’actualité, dans un pays qui concentre 40 % des armes en circulation dans le monde. Alors pourquoi la tuerie de Parkland a-t-elle donné naissance à un véritable mouvement de fond, qui semble bien parti pour durer ? La réponse réside sans doute dans la capacité des survivants de Parkland eux-mêmes à se mobiliser rapidement après le drame, et à faire bouger les lignes dans l’État de Floride.

Ainsi, le 7 mars, le Parlement de Floride a adopté une loi restreignant l’accès aux armes à feu, et ce contre l’avis du lobby pro-armes, la NRA. La chambre étant à majorité républicaine, un camp politique particulièrement financé par l’argent de l’industrie des armes, le tour de force est à saluer. Certes, ce n’est au fond qu’une petite avancée : si l’âge légal pour acheter une arme recule de 18 à 21 ans, si les armes à crosse rétractable (comme le fusil d’assaut qui a servi dans la tuerie) sont interdites et si les délais d’attente à l’achat sont rallongés, la loi ouvre aussi la possibilité d’armer les enseignants et le personnel scolaire… Mais le symbole est là : des jeunes de moins de vingt ans, qui n’ont pas encore la majorité électorale, ont réussi à peser plus lourd que les lobbys.

Le soulèvement d’une jeunesse post-9/11

Car c’est sans doute ça, la véritable rupture historique de ce 24 mars : l’entrée dans le champ politique d’une nouvelle génération, qui fait partie de ces 4 millions d’Américains qui, d’ici 2020, pourront voter pour la première fois. Si la marche de samedi était transgénérationnelle et relativement transpartisane (bien qu’à forte majorité démocrate), les jeunes étaient en surnombre, et en tête de cortège. Cette génération-là est née entre 2000 et 2003, n’a pas connu le 11 septembre 2001, n’a pas dans son imaginaire politique la chute des Twin Towers, totem traumatique indépassable des générations précédentes. Les marcheurs de samedi ont été bien plus marqués par les errances et les mensonges de la politique de Bush au Moyen-Orient, par les dérives du Patriot Act, que par le patriotisme tous azimuts de leurs parents, voire de leurs grands frères et grandes sœurs. Ils étaient trop jeunes pour voter en 2016, mais soutiennent pour la plupart Bernie Sanders : ils sont progressistes et ont envie de changement. Leur poids électoral en 2020 pourrait jouer dans les Etats les plus stratégiques, Floride en tête.

Une militante tenant une pancarte à l’effigie d’Emma Gonzalez © Robb Wilson, WikiCommons

Déjà, des figures hypermédiatisées ont émergé, des visages qu’on s’attend à retrouver régulièrement sur la scène politique américaine ces prochaines années. À l’image d’Emma Gonzalez. Jeune femme de 18 ans, crâne rasé, jean troué, ouvertement bisexuelle et d’origine cubaine : si l’Amérique anti-Trump a un visage, c’est sans doute celui de la porte-parole des survivants de Parkland. C’est elle qui, samedi, a fait taire la manifestation pendant six minutes et vingt secondes de silence (soit le temps qu’il a fallu à Nikolas Cruz pour éliminer ses 17 victimes à Parkland). Certains commentateurs la présentent déjà comme l’avenir politique de la communauté latino-américaine en Floride.

Reste à voir maintenant si la « March for Our Lives » parviendra à pousser les autorités à s’attaquer à l’inamovible droit au port d’armes au niveau fédéral, ce qui sous-entendrait une modification de la Constitution. Une seule chose est sûre, ces jeunes n’en sont qu’au début de leur combat, et commencent à peine leur parcours politique.

10 ans après, une nouvelle crise financière ?

©geralt. Licence : CC0 Creative Commons.

Malgré une légère reprise, les nuages s’amoncellent sur l’économie mondiale. Le monde de la finance arrive progressivement à maturité pour une nouvelle crise financière.

La grande agitation politique et sociale de la période actuelle nous aurait presque fait oublier comment nous en sommes arrivés là. C’est pourtant bien la crise financière et économique de 2007-2008 qui explique en partie le chaos et les incertitudes actuelles, en même temps qu’elle a fait naître des nouveaux types de mouvements de protestation de masse tels qu’Occupy Wall Street ou le 15M. Jamais vraiment résorbé depuis, excepté pour la minorité oligarchique aux commandes, le plus gros krach d’après-guerre a pourtant laissé des traces : l’économie américaine est bel et bien en train d’être dépassée par celle de la Chine, l’Europe du Sud a enduré un massacre social sans grand résu

ltats sur la baisse des déficits et du chômage, et la plupart des pays du monde pataugent dans une zone d’incertitude en surnageant avec peine au-dessus de la récession et de la déflation. Dans les grandes institutions financières, on redoute depuis quelques temps déjà un nouveau krach d’une ampleur inégalée alors que le pire a été évité de peu durant l’été 2015 après les turbulences des marchés chinois et la possibilité d’un « Grexit ». Depuis, la croissance mondiale a timidement accéléré mais les nuages à l’horizon s’accumulent. C’est le FMI qui le dit. Une nouvelle crise financière d’ampleur est-elle probable dans un futur proche ? En tout cas, tous les ingrédients sont réunis et personne ne semble vraiment savoir comment y répondre.

 

Un contexte financier global intenable

Les facteurs susceptibles de provoquer une nouvelle crise sont nombreux : non seulement la réponse à la crise de 2007-2008 n’a pas été à la hauteur, mais en plus de nombreuses nouvelles bulles spéculatives ont émergé, encouragées par les politiques monétaires expansives.

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Une salle de trading. ©Justrader. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Malgré les promesses d’assainissement du système financier faites après la crise, très peu a été fait. Ainsi, l’évasion et l’optimisation fiscale vers les paradis fiscaux se portent à merveille, et grèvent toujours plus le budget des États alors que cet argent pourrait servir à relancer l’économie sur des projets d’avenir ou à alléger la charge de la dette. Les maigres régulations des marchés financiers n’ont pas non plus empêché les banques géantes de grossir encore et de bénéficier d’avantages dont ne disposent pas leurs concurrentes, comme un sauvetage en dernier recours par les États. Les fameux monstres de créances « too big to fail » sont moins nombreux mais encore plus imposants. Les péripéties de la Deutsche Bank, de la Banco Popular ou de nombreuses banques italiennes, toutes gorgées de créances quasi irremboursables, ont déjà suffi à donner des cheveux blancs à de nombreux dirigeants politiques contraints d’assurer leur sauvetage in extremis. Une crise généralisée achèverait donc sans doute ces grandes institutions financières, et causerait une pagaille sans précédent.

En parallèle, les rares avancées obtenues après la crise sont remises en cause les unes après les autres : l’administration Trump a démantelé une large partie de la loi Dodd-Frank, ensemble de régulations des marchés financiers mis en place par Obama, mais aussi la règle dite “Volcker”, qui empêche les banques commerciales de faire certains investissements risqués, tandis que les financements du bureau de protection des consommateurs, autre création démocrate, ont été diminué, et que Donald Trump peut désormais en virer le directeur à sa guise. En France, Emmanuel Macron avait annoncé en catimini sa volonté de déréguler largement le secteur financier durant la campagne, ce qui a attisé les inquiétudes de la plupart des acteurs concernés. Enfin, le Parlement Européen vient de réautoriser la titrisation – même si celle-ci n’avait jamais disparu – ce processus financier complexe qui permet de vendre des packs de titres, en incluant souvent des produits pourris, de manière très opaque. Les arguments sont toujours les mêmes : la crise appartient au passé et il est nécessaire de faciliter le financement des entreprises sur les marchés à tout prix. Tant pis si cela se révèle être le moindre des soucis des entrepreneurs et que le danger d’une nouvelle crise gonfle chaque jour. Par ailleurs, les taux de financement des entreprises ont largement baissé, il y a donc peu d’avantages à déréguler de ce point de vue.

Les niveaux records des indices boursiers du monde entier, en contradiction totale avec l’état de l’économie réelle révèlent un secret de Polichinelle : les bulles spéculatives se sont développées dans de nombreux domaines : les crédits subprimes sur les automobiles aux Etats-Unis, les prêts étudiants, l’immobilier espagnol, la survalorisation d’entreprises dans le secteur high-tech… Les survalorisations de certaines entreprises sont manifestes, par exemple Uber et ses 70 milliards de dollars pour un business model juridiquement incertain et une incapacité à dégager des profits.

Mais c’est la Chine qui fait le plus frissonner les économistes : Depuis 2008, des investissements de relance tous azimuts ont été lancés pour compenser la baisse des exportations vers le reste du monde. Le maintien d’un taux de croissance à deux chiffres a peut-être aidé le parti unique à se maintenir au pouvoir, mais il n’a pas été gratuit. L’État central conserve une dette et un déficit faible (respectivement 40% et 3% du PIB), mais certaines régions atteignent des niveaux d’endettement proches du défaut de paiement et les entreprises publiques sont endettés à 115% du PIB. Un endettement abyssal qui

n’aura en plus que peu aidé l’économie réelle et le quotidien des chinois : des sommes gigantesques ont été dépensées dans des projets absurdes, inutiles, non rentables et souvent liés à des affaires de corruption et accentuant les niveaux de surproduction dans certains domaines, tel que l’acier ou les centrales au charbon. Ajoutez-y des statistiques officielles qui suscitent peu la confiance et un marché financier complètement hors de contrôle et l’on comprend que le pays ait récemment perdu son Triple A auprès de l’agence de notation Moody’s…

Une politique monétaire nocive et qui s’épuise

Au vu des déséquilibres de l’économie mondiale, des nombreuses bulles ou de la folie court-termiste et suiviste des marchés financiers, on est donc en droit de craindre le pire. Mais ce n’est pas tout : le recours à des politiques monétaires non-conventionnelles fait également craindre l’absence d’outils efficaces pour soutenir une reprise de l’activité en cas de nouvelle crise. Cette politique, de plus, est en grande partie responsable de l’abondance de liquidités sur les marchés financiers, ce qui favorise la spéculation et les prises de risque excessives.

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L’évolution des directeurs de la BCE, de la FED et de la Bank of England depuis 2001. ©MartinD. Licence : domaine public.

Durant la crise financière de 2008, les établissements financiers n’avaient plus assez confiance en leurs concurrents pour accepter de leur prêter – il s’agit d’un blocage sur le marché interbancaire -, en raison du risque de faillites imminentes de banques. Cette asphyxie du marché se répercuta alors sur l’offre de crédit des banques à leurs clients, entreprises et particuliers, et déclencha une crise économique. Pour éviter une faillite généralisée, les banques centrales ont été contraintes de faciliter l’accès aux prêts en diminuant les taux d’intérêts directeurs qu’elles pratiquent vis-à-vis des banques commerciales, et surtout en ouvrant des programmes de rachats d’actifs. En faisant tomber ces taux à des niveaux proches de zéro très rapidement, les banques centrales ont non seulement facilité la recapitalisation des banques, mais aussi la baisse des taux d’intérêts que celles-ci pratiquent à l’égard de leurs clients, ce qui vise à relancer l’économie réelle en facilitant l’emprunt.

Dans la théorie keynésienne, l’usage conjoint de ces politiques monétaires dites expansives – car elles augmentent la masse monétaire en circulation – et de politiques budgétaires de relance, est censé relancer rapidement l’économie ; une fois celle-ci en meilleure santé, vient le temps de la réduction des déficits publics et de la remontée des taux d’intérêts directeurs. Pourtant, cela n’a pas été le cas après 2008 car les politiques de relance ont été menées durant trop peu de temps – notamment en raison des craintes sur la soutenabilité des dettes publiques dans la zone euro au début des années 2010 -, et car rien n’a été fait pour réduire les inégalités de revenu. Ainsi, depuis 2008, les salaires réels ont largement stagné en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, et la quasi-totalité des nouveaux revenus sont allés à une minorité aisée. Les conséquences d’une telle situation sont désastreuses : les masses de liquidités considérables mises en circulation sont majoritairement allées vers la spéculation, alimentant de nombreuses bulles alors que l’économie réelle peinait à se relancer. Les niveaux historiquement hauts des indicateurs boursiers tel que le Dow Jones, le CAC40 ou du S&P 500, en contradiction totale avec la reprise médiocre de l’activité réelle, en témoignent.

Parallèlement, les stocks colossaux de créances pourries possédés par les banques et les difficultés de financement des États – certaines dettes étant de moins en moins considérées comme de bons placements – ont conduit les banques centrales à racheter ces titres dont personne ne voulait au travers des politiques dites de « Quantitative Easing ». Les bilans des banques centrales (total de leurs actifs et de leurs passifs), réputées pour être des institutions stables, ont donc explosé, en même temps que le risque d’une nouvelle crise augmentait.

Le bilan de la FED, de la BCE et de la Banque du Japon.

Les taux d’intérêts des banques centrales ont très légèrement amorcé leur remontée depuis quelques mois en raison de la modeste amélioration de la santé des économies, principalement aux Etats-Unis. La BCE va quant à elle maintenir son programme de QE pour l’année prochaine, mais à un rythme réduit aux alentours de 30 milliards d’euros par mois. Mais au rythme actuel, il faudra de nombreuses années pour que les taux d’intérêt directeurs remontent suffisamment et que les bilans s’assainissent assez pour que la situation redevienne normale. Les banques centrales n’ont sans doute pas ce temps-là devant elles. C’est alors que la situation pourrait devenir apocalyptique : avec des taux d’intérêts directeurs déjà proches de zéro et des bilans gorgés de crédits pourris, même les outils “non-conventionnels” actuellement utilisés par les banques centrales ne suffiraient plus.

Une nouvelle crise pourrait alors non seulement mettre à terre les colosses financiers « too big to fail », mais aussi la confiance dans les banques centrales et la valeur des monnaies qu’elles émettent. Ce qui pourrait se traduire par une montée en flèche de l’inflation, voire un effondrement du système monétaire actuel. Avec des États qui se retrouveraient surendettés et qui ne pourraient plus espérer le rachat de leurs titres par les banques centrales, les derniers maillons réputés fiables du système financier tomberaient. La suite ne ressemblerait alors à rien de connu.

Quelques préconisations pour éviter le pire

La fuite en avant actuelle est donc intenable ; comme le résume Alfonso Lopez de Castro, directeur de la Financia Business School, « La question n’est plus de savoir s’il y aura un krach, puisque krach il y aura. La question est de savoir quand il aura lieu ». Il est donc temps de nettoyer en profondeur le système financier, ce qui est d’ailleurs la fonction d’une crise.

Tout d’abord, les mesures de régulation et de contrôle du secteur financier doivent être renforcées et non affaiblies : le shadow banking, système de financement qui outrepasse les banques d’investissement, doit être mis hors d’état de nuire, les crédits toxiques interdits et les provisions des banques encore renforcées. Une taxe sur les transaction financière, sans cesse promise et repoussée, et une interdiction du trading haute fréquence, technique algorithmique et informatique d’achat et de vente d’actions en quelques millisecondes qui est l’incarnation même du mimétisme et du court-termisme qui règnent sur les marchés financiers, permettraient de limiter sérieusement la spéculation nuisible et la sensibilité au cycle. Les pouvoirs et les moyens des autorités de surveillance du secteur doivent aussi être accrus si l’on veut être certains d’un changement en profondeur des pratiques du secteur.

Parallèlement, la politique monétaire mondiale doit retourner le plus vite possible à une situation normale, ce qui signifie la fin du Quantitative Easing et la remontée progressive des taux directeurs. C’est ce à quoi procèdent lentement et délicatement les banques centrales, mais si cet effort ne va pas de pair avec la régulation des marchés, les bulles spéculatives peuvent éclater. D’aucuns argueront que la fin de la politique monétaire expansive actuelle risquerait de nous pousser vers la déflation. Il est pourtant nécessaire de rappeler que si l’inflation et la reprise de l’économie demeurent si faibles, ce sont avant tout les politiques d’austérité, de réduction de la commande publique, de destruction des services sociaux et les 21.000 milliards qui dorment dans les paradis fiscaux qui en sont responsables. Au lieu de coupler une politique monétaire accommodante avec une relance budgétaire comme le préconise Keynes, nous avons pris le chemin de l’austérité dès les premières années qui ont suivi la crise, avec pour effet de mettre en péril la reprise et d’encourager une spéculation débridée sur des marchés pauvres en titres solides.

C’est pourquoi la structure de l’économie mondiale doit absolument être rééquilibrée : les excédents commerciaux de l’Allemagne et de la Chine sont trop élevés, de même que les déficits commerciaux d’autres pays, notamment les États-Unis d’Amérique. Il est également impératif de se redonner des marges de manœuvre budgétaires afin de mettre en place des politiques de relance basées sur la redistribution et la transition écologique. Certes, les faibles taux auxquels empruntent les États actuellement sont une opportunité à saisir, mais rien ne sera vraiment possible sans une lutte acharnée contre l’évasion et l’optimisation fiscale, le blanchiment d’argent et l’économie informelle. De nombreux pays doivent enfin sortir au plus vite de leur dépendance aux matières premières, qu’il s’agisse des hydrocarbures, de ressources minières ou agricoles. La situation épouvantable du Venezuela, désormais au bord du défaut de paiement, illustre combien une nation peut sombrer lors de variations de prix brutales que la spéculation accentue. La structure intérieure des économies n’est pas moins importante : les écarts de revenus actuels sont indéniablement nocifs.

Les défauts majeurs de l’économie et du monde financier actuels sont structurels : les réformer en profondeur sera nécessairement douloureux et long, mais c’est impératif. Car si une crise financière et économique prochaine paraît certaine dans le contexte actuel, tout doit être fait pour en réduire l’ampleur.

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The Handmaid’s Tale est la série politique de l’année

©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

Partant d’un postulat proche des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron, où les femmes et les hommes sont devenus de plus en plus stériles en raison des pollutions, The Handmaid’s Tale raconte l’instauration aux Etats-Unis d’un régime totalitaire patriarcal et réactionnaire dans lequel les femmes sont réparties en trois catégories : les Épouses qui sont mariées aux dirigeants, les Marthas leurs domestiques, et les Servantes qui jouent le rôle de « mères porteuses ». On y suit l’histoire de June, une servante qui tente de survivre et de retrouver sa famille. Retour sur cette série très politique.

« Ordinary is just what you’re used to. This might not seem ordinary right now, but after a time it will. This will become ordinary. » C’est ce qu’explique Tante Lydia aux servantes qu’elle est en charge de former à devenir des mères porteuses. Cette citation pourrait résumer une grande partie de ce que nous enseigne la nouvelle série de Bruce Miller dont le dernier épisode de la première saison a été diffusé le 14 juin : ce qui nous semble extraordinaire un temps finit par nous sembler ordinaire. Cette proposition nous invite alors à regarder sous un œil vigilant notre actualité : est ce que ce que nous vivons maintenant ne nous aurait pas semblé « extraordinaire » il y a une dizaine d’années ? Sommes-nous en train de nous habituer à la réaction parce qu’elle gagne notre environnement insidieusement, petit à petit ?

Sortie en pleine ère Trump, président bouffon-réac’ qu’on peine parfois à prendre au sérieux en raison de ses pitreries et provocations quotidiennes – au point qu’on oublierait presque le danger bien réel qu’il représente -, cette série a ceci de terrifiante qu’elle fait écho, comme les dystopies politiques de qualité, à nombre d’éléments bien réels de notre quotidien. Nous sommes alors obligés de nous interroger sur notre passivité : serons-nous comme les citoyens de The Handmaid’s Tale, indignés mais comme anesthésiés par ces retours en arrière que nous pensions impossibles et qui se sont finalement produits ? Ainsi, c’est bien dans un Etat des Etats-Unis, aujourd’hui, qu’une femme violée doit demander l’autorisation de son violeur pour avorter (1). Le patriarcat n’est pas qu’une invention télévisuelle futuriste…Mais bien un phénomène politique ordinaire.

The Handmaid’s Tale décrit la République de Gilead, régime imaginaire entre théocratie et système totalitaire type nord-coréen, et se rapproche d’une autre dystopie perturbante par ses proximités avec notre actualité : l’excellente Black Mirror. Néanmoins, elle s’en distingue dans le même temps par son esthétique rétro-futuriste, la plus à même d’évoquer la dynamique réactionnaire, cet avenir qui ressemble de plus en plus à un passé fantasmé et pervers.

La série peut également évoquer The Lobster de Yorgos Lanthimos dans son traitement presque clinique d’un futur où les relations humaines sont totalement contrôlées et aseptisées, ou encore même 12 Years A Slave de Steve McQueen, car c’est bien au rang d’esclaves que sont réduites les Marthas (domestiques) et les Servantes. S’agissant de ces dernières, les multiples viols dont elles sont victimes ne nous sont pas épargnés – une des manifestations les plus barbares du patriarcat ici institutionnalisé. De même que leur formation à être des bonnes servantes, dispensée par Tante Lydia, qui peut faire penser aux camps d’initiation sexuelle au Malawi où sont violées des jeunes filles et des enfants pour leur apprendre à « satisfaire » leur maris (2).

Si cette fiction est portée par sa réalisation perfectionniste, ses contre-jours maîtrisés, ses plans qui rappellent la peinture de Vermeer, elle l’est aussi par l’excellente interprétation d’Elisabeth Moss qui jouait dans la série déjà féministe de Jane Campion, Top Of The Lake (dont la saison 2, présentée à Cannes, a commencé le 27 juillet sur BBC Two).

https://www.youtube.com/watch?v=5gOoBB_BxRM

La très belle scène de la manifestation réprimée sur la musique de Heart of Glass de Blondie (remixée par Cabtree) dans l’épisode 3 nous renvoie de manière extrêmement brutale à la fragilité de l’exercice de nos droits démocratiques et à la vulnérabilité de nos méthodes de protestation. Il est rassurant de se dire que cela – des policiers qui tirent sur les manifestants – ne pourrait pas arriver dans un pays occidental. Et pourtant… c’est bien en France que le New York Times s’inquiète de voir des abus de pouvoir (3), de même pour l’ONG Amnesty International qui considère le droit de manifestation en France comme étant en danger (4). C’est bien dans notre pays qu’au cours du dernier quinquennat la Ligue des Droits de l’Homme avait dû protester contre des interdictions de manifester (5) et qu’un jeune homme est mort à Sivens suite au tir d’une grenade offensive (6).

Pour le moment, être tué en manifestation nous semble extraordinaire, mais ça n’a pas toujours été le cas. La France a une histoire longue dans la répression violente des manifestations pacifiques et il n’y a pas besoin de remonter très loin pour le montrer : au début des années 1960 c’est entre 150 et 200 manifestants algériens qui ont été exécutés et jetés dans la Seine en plein Paris (7), un évènement presque oublié aujourd’hui… Nous sommes désormais moins vigilants parce que nous pensons que la paix est un dû et une norme au point d’oublier parfois qu’elle est l’exception obtenue de haute lutte. Dans The Handmaid’s Tale, ce processus répressif est mis en place au nom de la lutte antiterroriste. Là encore difficile de ne pas penser à l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun…(8). Bien que tout soit évidemment poussé à l’extrême dans la série, elle a la qualité de nous montrer que cette acceptation passive d’une nouvelle réalité antidémocratique ne se fait pas que par une violence spectaculaire mais aussi, par moment, par l’apparente banalité de certains raisonnements. Alors que dans un flashback June et Moira s’étonnent de la manière dont Luke – mari de June et personnage que l’on juge pourtant jusque là comme plutôt sympathique et progressiste – s’accommode relativement bien de la mise sous tutelle des femmes, celui-ci répond « Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me couper la bite ? ».

Dans l’épisode 3 toujours, un personnage lesbien est pendu pour son homosexualité tandis que son amante est excisée. Là encore, la réalité n’est pas loin quand on pense aux camps tchétchènes (9) ou au quotidien des personnes homosexuelles dans les territoires conquis par Daesh (10) – Daesh qui par ailleurs organise, lui aussi, l’esclavagisme sexuel des femmes (11).
De la même façon c’est bien 200 millions de femmes qui sont victimes de mutilations génitales dans le monde (12) dont 60 000 en France (13). Si The Handmaid’s Tale est aussi anxiogène et oppressante c’est bien parce qu’elle est une réalité imaginaire qui combine nombre d’éléments eux bien réels. Ainsi ce que nous fait comprendre malgré elle Tante Lyndia et à travers elle Bruce Miller, le créateur de la série, c’est que ce qui a existé par le passé peut arriver à nouveau dans le futur, et que ce qui existe déjà à un endroit peut se reproduire à un autre.

L’épisode 7 « The Other Side » où l’on suit l’épopée de Luke en fuite vers le Canada est l’occasion d’aborder un autre thème d’actualité : celui des réfugiés. L’épisode nous fait retracer tout le parcours d’un réfugié : les motifs du départ, l’inquiétude pour ses proches, les multiples dangers, les passeurs, la terreur… jusqu’à l’arrivée. On ne souhaite alors qu’une chose à Luke : qu’il soit effectivement accueilli. On comprend alors que l’unique différence entre ces héros et ceux que l’on brutalise dans la réalité, chez nous, est que les premiers sont originaires des Etats-Unis. En plein débat sur l’accueil, cette plongée dans la vie d’un réfugié est salutaire, elle permet de rappeler le type d’horreurs que ces gens fuient. Lorsque Moira parvient elle aussi à rejoindre le Canada (épisode 10), Bruce Miller paraît esquisser ce à quoi devrait ressembler une politique d’accueil digne dans un pays développé : gentillesse, nourriture, douche, papiers, téléphone prépayé, quelques centaines de dollars, carte d’assurance maladie, habits…

Dans l’épisode 8, nous découvrons que l’élite bourgeoise en charge d’instaurer ce nouvel ordre moral partouze en secret dans un immense bordel – Jezebels – occupé par des prostituées forcées. The Handmaid’s Tale touche ici du doigt une autre façade du patriarcat. En Pologne, un des pays les plus patriarcaux et catholiques intégristes d’Europe, gouverné par l’extrême droite (14), l’avortement est illégal (sauf cas exceptionnels alors qu’il était légal et gratuit sous la période communiste), mais on trouve pourtant une maison close ouverte 24h/24 à chaque coin de rue… On a assisté récemment aux mêmes types de paradoxes au Vatican (15).

Pablo Iglesias, leader de Podemos et professeur de sciences politiques, se sert pour ses cours de séries comme Games Of Thrones ou Mad Men. Il n’est par conséquent pas surprenant qu’il se soit montré enthousiasmé par cette nouvelle série dans son interview pour So Film et leur numéro de juillet-août consacré aux relations entre la politique et le cinéma. Il la décrit comme une impressionnante « dystopie sur une théocratie patriarcale aux Etats-Unis » et pourtant une série « grand public, à succès » (16), manière, sans doute, de noter qu’elle pourrait être utilisée comme un outil du combat pour l’hégémonie culturelle.

Il faut alors sur ce point reconnaitre une certaine efficacité à The Handmaid’s Tale d’ores et déjà utilisée comme un symbole de lutte : de nombreuses manifestations féministes ont pris place aux Etats-Unis avec des militantes habillées en servantes (17) notamment lors des protestations contre les lois de restrictions de l’avortement dans l’Ohio (18). Ce type de tentatives de conscientisation à travers des produits de la culture pop est une stratégie intéressante à un moment où l’on découvre une nouvelle génération de séries subversives, à l’image de Mr Robot, capables de délivrer un message radical au cœur des chaînes les plus capitalistes, à la manière de ce que furent capables de faire, à leur époque, les réalisateurs du Nouvel Hollywood.

La saison 2 est d’ores et déjà annoncée et nous sommes impatients. Elle sera accompagnée pour l’écriture de l’auteure du livre dont elle est l’adaptation, Margaret Atwood (l’ouvrage avait déjà été adapté au cinéma en 1990 par Volker Schlöndorff), et on peut imaginer qu’elle mettra en scène la rébellion que l’on espère !

Sources :

1. « En Arkansas, une femme violée devra obtenir l’autorisation de son violeur pour avorter » Les Inrocks, 13 juillet 2017 http://www.lesinrocks.com/2017/07/news/en-arkansas-une-femme-violee-devra-obtenir-lautorisation-de-son-violeur-pour-avorter/
2. « Au Malawi, dans les camps d’ »initiation sexuelle » pour fillettes », Le Monde, 23 juillet 2017, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/23/dans-le-sud-du-malawi-dans-les-camps-d-initiation-sexuelle-pour-fillettes_5164041_3212.html
3. « Emmanuel Macron’s Unfettered Powers », New York Times, 12 juin 2017 : https://www.nytimes.com/2017/06/12/opinion/emmanuel-macron-terrorism-france.html
4. « Droit de manifestation en danger : interpellez E.Macron », Amnesty International, 31 mai 2017. https://www.amnesty.fr/actions/emmanuel-macron-droit-de-manifester
5.« Manifestations pro-palestiniennes à Paris : la LDH déplore l’interdiction » L’Express, 18 juillet 2017. http://www.lexpress.fr/actualite/societe/manifestations-pro-palestiniennes-a-paris-la-ldh-deplore-l-interdiction_1560415.html
6. « Mort de Rémi Fraisse : l’enquête bâclée de la gendarmerie » Le Monde, 23 octobre 2015 http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/10/23/mort-de-remi-fraisse-l-enquete-baclee-de-la-gendarmerie_4795289_1653578.html
7. « 17 octobre 1961 : «Ce massacre a été occulté de la mémoire collective » » Le Monde, 17 octobre 2011 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/17-octobre-1961-ce-massacre-a-ete-occulte-de-la-memoire-collective_1586418_3224.html
8. « Le New York Times étrille le projet de loi antiterroriste de Macron », Le Figaro, le 13 juin 2017 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/06/13/01016-20170613ARTFIG00297-le-new-york-times-etrille-le-projet-de-loi-antotiterroriste-de-macron.php
9. « La Tchétchénie accusée de génocide envers les homosexuels » Le Monde, 16 juin 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/05/16/des-associations-lgbt-accusent-la-tchetchenie-de-genocide-devant-la-cpi_5128402_3210.html
10.« Daesh : le calvaire des homosexuels syriens », Têtu, 10 février 2016, http://tetu.com/2016/02/10/daesh-le-calvaire-des-homosexuels-syriens/
11. « Yézidies : des anciennes esclaves sexuelles de Daesh » BFMTV, 1er septembre 2015, http://www.bfmtv.com/international/yezidies-des-anciennes-esclaves-sexuelles-de-daesh-racontent-911317.html
12. « Excision : 200 millions de femmes mutilées dans le monde » Le Parisien, 20 août 2015, http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/interactif-excision-200-millions-de-femmes-mutilees-dans-le-monde-19-08-2016-6053989.php
13. « Les « femmes coupées » et le tabou de l’excision » Le Monde, 21 décembre 2016, http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/12/21/les-femmes-coupees-et-le-tabou-de-l-excision_5052399_3224.html
14. « L’ultra-droite au pouvoir et une gauche en lambeaux : la Pologne, laboratoire du cauchemar européen qui menace ? » Bastamag, 14 avril 2016, https://www.bastamag.net/L-ultra-droite-au-pouvoir-et-une-gauche-en-lambeaux-la-Pologne-laboratoire-du
15. « Vatican : drogue et partouze chez un haut dignitaire » Sud Ouest, 10 juillet 2017, http://www.sudouest.fr/2017/07/10/vatican-drogue-et-partouze-chez-un-haut-dignitaire-3605316-4834.php
16. « Pablo Iglesias » So Film n°52 pp.19-21
17. « A Handmaid’s Tale of Protest », The New York Times, 29 juin 2017, https://www.nytimes.com/2017/06/30/us/handmaids-protests-abortion.html
18. « Handmaid’s tale protest at US Ohio abortion bill » BBC, 13 juin 2017 : http://www.bbc.com/news/world-us-canada-40264004

Crédits photo : ©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

 

Aux USA, Bernie Sanders prépare sa « Révolution »

©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Le sénateur du Vermont n’a pas disparu de la vie politique américaine au lendemain de sa défaite face à Hillary Clinton. Au contraire. A travers son mouvement “Our Revolution”, il se prépare à doter la gauche américaine d’une émanation politique puissante. Au point d’avaler le parti démocrate?

Un an après, on l’avait un peu oublié. Depuis l’élection de Donald Trump, les campagnes politiques en France, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni ainsi que le référendum italien ont absorbé la quasi-totalité de l’espace médiatique. Tout juste nos médias traitaient-ils en coup de vent des derniers tweets du président américain et du possible coup de pouce des russes dont il aurait bénéficié. Depuis la campagne présidentielle de l’an dernier (qui a commencé début 2015), beaucoup d’eau a pourtant coulé sous les ponts. Et, contrairement à sa rivale de la primaire démocrate Hillary Clinton, le sénateur Bernie Sanders n’a pas disparu du monde politique du jour au lendemain. Au contraire, il est sur tous les fronts contre les régressions tous azimuts de l’ère Trump et tente d’échafauder une stratégie politique permettant une « révolution » politique dans une des démocraties les plus imparfaites au monde. Il est devenu l’homme politique le plus populaire du pays (57% d’opinions favorables) ! Les signes positifs se multiplient pour son courant de pensée, revitalisant une gauche américaine moribonde depuis plusieurs décennies. Pour autant, des questions cruciales liées à l’avenir ne sont pas encore tranchées, notamment la place du parti démocrate dans cette stratégie.

Après la primaire, un goût d’inachevé

 

Continuer de s’intéresser à un candidat après sa défaite et de surcroît au terme d’une épuisante séquence électorale ayant duré presque deux ans et englouti environ 6.5 milliards de dollars – entre les primaires, la présidentielle et les élections au Congrès – peut sembler absurde. Et pourtant la popularité et la mobilisation autour du sénateur du Vermont ne faiblissent pas. Pour en comprendre les raisons, il convient d’abord de revenir sur les derniers mois de l’élection de 2016 : parti sans soutiens majeurs, sans véritable équipe de campagne et avec très peu de moyens, Bernie Sanders espérait simplement attirer un peu d’attention médiatique et raviver certaines idées dans l’opinion américaine, au-delà des seuls primo-votants démocrates. A la manière d’Alain Juppé en France, Hillary Clinton était déjà couronnée présidente depuis des mois, voire des années, et menait une campagne fade sur des thèmes consensuels et flous sans réels adversaires dans son camp. Son adversaire, avec son franc-parler direct et un programme « socialiste » (terme alors encore associé à l’URSS de la Guerre Froide), attire l’attention des caméras, heureuses de mettre en scène l’affrontement entre David et Goliath, puis d’un public plus large qu’espéré.

En quelques mois seulement, les laissés-sur-leur-faim de l’ère Obama, les clintoniens par défaut et surtout un grand nombre de découragés de la politique s’agrègent pourtant à cette campagne contestataire d’un goût relativement nouveau dans un paysage bipartisan monolithique. Les meetings du sénateur drainent des dizaines de milliers de personnes et les petits dons affluent au point de pouvoir lutter contre la candidate sponsorisée par les multinationales les plus puissantes, Wall Street et la quasi-totalité du parti démocrate. La victoire au rabais de Clinton laisse en bouche un goût de tricherie et d’injustice à ceux qui n’en pouvaient plus d’un système biaisé (rigged) en leur défaveur. Après une campagne caricaturale opposant deux personnages parmi les plus honnis du pays, la grève civique du vote et le système des grands électeurs couronnent Donald Trump et reconduisent le Congrès républicain. Apparaît alors l’immense contraste entre l’engouement retrouvé autour de Sanders et la déshérence du parti démocrate.

Dès le 24 Août 2016, alors que pays n’en peut déjà plus des saillies rances de Trump et des emails de Clinton, qu’il soutient à minima et à contrecœur, Sanders annonce la création de son mouvement « Our Revolution » en direct sur sa chaîne YouTube. Ce choix est dicté par la volonté de transformer le soutien à sa candidature en une base plus pérenne pour une force politique à vocation majoritaire et par la certitude que les problèmes mis en avant lors de sa campagne – inégalités, finance toute-puissante, démocratie et politique étrangère américaine à remettre à plat, système sanitaire et éducatif inégalitaire et protection de l’environnement – ne seront réglés par aucun des deux grands partis ni par aucun de leurs candidats. A l’époque, le lancement du mouvement passe assez inaperçu, mais l’intérêt autour de celui-ci croît exponentiellement dès la fin de l’élection, le 8 Novembre. Le mouvement se donne trois objectifs, tous aussi importants les uns que les autres : revitaliser la démocratie américaine en encourageant la participation politique de millions d’individus, soutenir une nouvelle génération de leaders « progressistes » (dans un sens proche de celui du sénateur) et élever le niveau de conscience politique en éduquant le public américain aux problèmes du pays. En bref, la candidature de Sanders avait labouré le terrain et ravivé la gauche américaine, mais il manquait un outil pour organiser la victoire à moyen terme. Flanqué d’un think-tank simplement nommé « Sanders Institute », Our Revolution s’est doté d’une équipe de direction intégrant des activistes spécialistes des grandes questions clés, soutient de nombreux candidats à différentes échelles de gouvernement et laisse une large autonomie à ses membres quant aux formes d’action choisies. L’image populaire de Bernie Sanders est donc utilisée au profit d’un objectif plus large de prise du pouvoir, de recrutement militant et de levée de fonds ; une stratégie similaire à celle du mouvement Momentum de Jeremy Corbyn et de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Ajoutons que Sanders compte, comme la FI et Podemos, utiliser une stratégie de transversalité. Pour rappel, il s’agit de surpasser les clivages classiques – aux USA, plus de 50% des électeurs se définissent déjà comme indépendants – pour les remplacer par une confrontation avec un ennemi désigné. La nouvelle présidente d’Our Revolution a rappelé que les libertariens favorables au mariage gay, à l’avortement, à une approche plus souple sur les drogues, mais aussi les écologistes ou les Républicains exaspérés par le pouvoir de la finance y trouveraient leur place.

Un pic d’intérêt pour Our Revolution est enregistré par Google au lendemain des élections de Novembre 2016.

 

Sur tous les fronts à la fois

 

Indéniablement, le sujet politique central du cycle politique débuté en Janvier avec l’intronisation de Trump est l’abrogation et le remplacement (repeal and replace) de l’Obamacare, l’emblématique réforme de l’assurance santé, qui, bien qu’imparfaite et complexe, a permis de couvrir près de 20 millions d’Américains supplémentaires. Après l’avoir sabotée et critiquée pendant des années au Congrès – où ils disposent de la majorité depuis 2010 – et au niveau des Etats fédérés, les Républicains doivent désormais démontrer leur capacité à formuler un meilleur système. Néanmoins, les différentes tentatives de repeal and replace ont tourné au fiasco, en mars dernier et actuellement, aucun texte ne parvenant jusqu’à présent à convaincre suffisamment d’élus du GOP pour être adopté. Les Républicains « modérés » refusent de voter des projets de loi extrêmement impopulaires, craignant pour leur réélection, tandis que les ultra-conservateurs du Freedom Caucus estiment que les différents brouillons ne vont toujours pas assez loin dans le massacre du planning familial et du Medicaid, le programme dédié aux plus démunis. Pour vous donner une idée de l’ampleur de la régression sociale souhaitée par les Républicains, voici ce que contenait le dernier plan en date.

Devant l’impasse, le leader républicain du Sénat Mitch McConnell a annoncé qu’il souhaitait désormais abroger l’Obamacare et se donner une période de deux ans pour trouver une solution de remplacement. Un nouveau pas en arrière dans la protection des Américains, mais peut-être aussi l’occasion de dépasser l’Obamacare, plus populaire que jamais, pour enfin mettre en place un système de Sécurité Sociale intégral. C’est en tout cas le point de vue de Sanders, déjà défendu durant la primaire, alors que les Démocrates n’osent guère proposer d’aller plus loin que l’Obamacare, déjà très difficilement mise en place.

La question de l’assurance santé est au cœur des enjeux politiques aux Etats-Unis depuis des décennies, le premier à vouloir instituer un système d’assurance maladie universel étant le président (de 1933 à 1945) Franklin D. Roosevelt, architecte du New Deal keynésien. Tous les présidents démocrates élus depuis s’y sont cassé les dents, notamment Bill Clinton en 1993, ou ont préféré user leur capital politique sur d’autres sujets. Du point de vue historique, l’Obamacare, avec ses très nombreux défauts, était déjà une avancée majeure espérée depuis très longtemps. Mais elle apparaît de plus en plus comme un entre-deux, entre deux visions radicalement opposées : celle des Républicains et celle de Sanders. Les Démocrates manquant de courage politique, le sénateur du Vermont incarne clairement l’opposition aux projets des Républicains sur le sujet en proposant une alternative frontale qui croît rapidement en popularité. Ses arguments font mouche : le système actuel est trop complexe ? Créons une seule caisse de Sécurité Sociale ! Les « piscines » d’assurance (groupes d’individus classés en fonction de leurs risques sanitaires) aggravent les inégalités ? Fusionnons-les toutes ! Le programme Medicaid, articulé entre l’Etat fédéral et les 50 Etats, est affaibli par les gouverneurs républicains ? Fondons-le dans un système unique ! Longtemps décrié pour son coût et sa supposée infaisabilité, le single-payer healthcare est dorénavant la forme d’assurance maladie choisie par au moins un tiers des américains (et d’une majorité de Démocrates) jaloux des systèmes européens et canadien. Pour l’instant, Sanders pourra au moins se targuer d’un soutien majeur, celui du puissant syndicat National Nurses United.

Si la réforme de l’assurance santé est le sujet politique d’ampleur du moment et constitue un point de différenciation clé avec le parti démocrate, le combat continue et se structure autour de nombreuses autres revendications. L’administration républicaine laissera sans doute le salaire minimum fédéral au très bas niveau de 7.25$ (environ 6,3€) l’heure, mais certaines villes ou Etats ont accepté une forte hausse de celui-ci, parfois jusqu’au niveau, revendiqué par Sanders et le mouvement Fight for 15, de 15$ l’heure. C’est notamment le cas – avec une mise en place progressive cependant – dans les grandes métropoles acquises aux Démocrates que sont New York, Los Angeles, San Francisco, Seattle ou Pittsburgh et dans les Etats de Californie, de l’Oregon, de New York et de Washington D.C. Loin d’être encore gagné au niveau fédéral, ce combat né dans l’industrie du fast-food, a au moins démontré qu’il ne conduisait pas à des pertes d’emplois majeures dans les grandes métropoles prospères où le coût de la vie est élevé. Il réintroduit par ailleurs des méthodes de lutte (grève, syndicalisation, boycott, manifestations…) presque disparues dans un pays au libéralisme écrasant.

La lutte pour la gratuité des études supérieures, alors que l’étudiant moyen de 2016 finissait ses études avec 37.172$ de dettes en moyenne, progresse également au niveau des Etats et des villes : le Tennessee, l’Etat de New York et l’Oregon, San Francisco, et peut-être bientôt le Rhode Island, ont mis en place des politiques de tuition-free college selon des critères différents mais accordant globalement la gratuité au plus grand nombre. Etant donné la charge considérable pesant sur l’économie et les risques pour les marchés financiers que représente la masse accumulée de plus de 1.400 milliards de dollars de dettes, dont plus de 11% font défaut ou connaissent des retards de paiement, la situation est devenue insoutenable. Ce combat pour la gratuité était une des propositions phares de Sanders, reprise sans grand entrain par Hillary Clinton pour les étudiants dont les familles gagnent moins de 125000$ par an ; il n’y a plus aucun doute que l’urgence d’une solution à l’explosion de la dette étudiante a rendu cette question incontournable. Le vote des jeunes  dépendra largement  des positions des candidats sur cette question. Parallèlement, la forte mobilisation contre le Dakota Access Pipeline, traversant la réserve sioux de Standing Rock, ainsi que l’exaspération de millions d’américains après la décision de quitter l’accord de Paris de la COP21, ont montré l’impatience d’un nombre croissant d’Américains, notamment les jeunes, de mener une politique enfin respectueuse de l’environnement.

Toutefois, Bernie Sanders n’a pas oublié ses faiblesses sur certaines thématiques durant les primaires, en premier lieu celles, intrinsèquement liées, des relations interraciales et de la réforme du système juridico-pénitentiaire. Les pouvoirs considérables d’une police fortement marquée par le racisme, notamment dans les Etats du Sud, sa militarisation croissante et la mise en place d’une politique de tolérance zéro et d’incarcération de masse depuis les années Nixon ont largement contribué à ravager les communautés afro-américaines et hispaniques. Or, Sanders s’est longtemps montré très silencieux sur ce sujet-clé, ce qui lui a sans doute coûté la victoire de la primaire démocrate. Hillary Clinton, bien qu’épouse du président qui a mis en place une loi d’incarcération massive en 1994, avait parfaitement intégré les revendications et joué sur les cordes sensibles, religieuses entre autres, de l’électorat afro-américain. Le contraste avec la situation actuelle est saisissant : ces questions sont maintenant pleinement intégrées dans les propos de Sanders et de son mouvement, marqué par la diversité ethnique de ses membres et de « ses » élus. L’arrivée au sein de Our Revolution de Matt Duss, analyste géopolitique spécialiste du Moyen-Orient très critique vis-à-vis du soutien inconditionnel des Etats-Unis à Israël et à l’Arabie Saoudite, devrait quant à elle aider le mouvement à formuler des propositions de politique internationale alternatives au néoconservatisme caractérisant presque tous les politiciens des deux grands partis. Il faut dire que la seule critique de la guerre d’Irak, pour laquelle avait voté Hillary Clinton, ne constituait pas un programme suffisant…

Un très bon article de Vox démontre que Bernie Sanders a désormais tout du candidat démocrate parfait pour 2020, étant donné la convergence sur certains sujets, la popularité croissante d’un système de sécurité sociale public unique et… l’abandon de certains éléments de son programme de l’an dernier. L’interdiction totale de la fracturation hydraulique – une méthode d’extraction des gaz de schiste extrêmement polluante -, le démembrement des grandes banques en de plus petites entités ainsi que la mise en place d’une taxe carbone semblent avoir fait les frais d’une certaine modération de Sanders en vue accroître ses chances de séduction auprès des Démocrates.

 

Quelle relation avec le parti démocrate ?

 

Associer Sanders au camp démocrate peut sembler aller de soi étant donné leur aversion commune pour les Républicains et le fait qu’il ait concouru à la primaire du parti. La réalité est pourtant bien plus complexe. Tout d’abord, il faut rappeler que Bernie Sanders est depuis toujours un indépendant, c’est-à-dire qu’il n’est affilié à aucune machine politique partisane ; il a d’ailleurs souvent été le seul élu dans ce cas au niveau fédéral. Comme il l’a expliqué de nombreuses fois, sa décision de participer à la primaire démocrate était avant tout basée sur la volonté d’attirer l’attention médiatique et de briser le discours néolibéral « progressiste » d’Hillary Clinton. Par ailleurs, le parti démocrate n’a rien d’un parti de la classe ouvrière ni même d’un parti social-démocrate. Son histoire, vieille de près de 200 ans et très bien résumée dans cette vidéo, débute autour du général Andrew Jackson, candidat à la présidence en 1820. Jusqu’au début du XXème siècle, le parti défend l’esclavage puis la ségrégation et la supériorité blanche. La présidence de Woodrow Wilson (1913-1921), puis le New Deal de Roosevelt et la fin de la ségrégation sous Johnson ancrent le parti dans une position de défense des minorités ethniques. Depuis cette période, les Démocrates se sont certes montrés plus compatissants que les Républicains à l’égard des revendications socio-économiques, mais, excepté sous l’ère Roosevelt, ils n’ont jamais été à l’avant-garde de ces revendications. Au contraire, ils en ont souvent ralenti la mise en place par rapport aux souhaits des syndicats et des classes populaires. Il faut dire qu’excepté le parti socialiste des Etats-Unis au début du 20ème siècle, les Démocrates n’ont jamais eu de véritable concurrent sur leur gauche et n’ont donc guère été intéressés par cet espace politique à mesure que les élections sont devenues de plus en plus coûteuses et que les gros intérêts ont financé des campagnes électorales et des armées de lobbyistes puissants.

Du début des années 1990 à la primaire de l’an dernier, le parti démocrate était complètement acquis à la « troisième voie » néolibérale, parfois abusivement qualifiée de centriste, façonnée par Bill Clinton et ses alliés « New Democrats ». De manière semblable au destin du Labour britannique sous Tony Blair et du SPD allemand de Gerhard Schröder à la même période, les Démocrates ont jeté toute forme de défense des classes populaires et bruyamment embrassé la « modernité » néolibérale mondialisée, tout en conservant dans leurs programmes l’expansion des droits des femmes et des individus LGBT, la défense du multiculturalisme, etc. La présidence de Bill Clinton a symbolisé plus que toute autre cette utopie – ou dystopie selon les points de vue – de « fin de l’histoire », la politique ne consistant plus en un affrontement de visions différentes mais simplement en une gestion au jour le jour de projets, le tout dans le cadre supposé parfait, donc indépassable, du capitalisme mondialisé. Depuis, les Démocrates se reposaient donc mollement sur une coalition électorale principalement somme des minorités ethniques en se contentant de leur promettre beaucoup pour leur offrir très peu, le conservatisme passéiste ainsi que les relents de racisme et de xénophobie des Républicains faisant le reste. Cette stratégie à la Terra Nova semblait vouée à un futur prometteur étant donné l’expansion durable de leur coalition sociale du fait de l’immigration et d’une natalité plus prononcée parmi les minorités ethniques. La réintroduction d’un discours de classe par Sanders a dynamité toute cette stratégie en rappelant la soumission volontaire des Démocrates aux grands intérêts financiers. Ce discours a très rapidement ouvert une brèche dans le parti. La majorité de la base du parti se montre désormais favorable aux opinions défendues par Sanders, offrant « un futur auquel rêver » (a future to believe in, le slogan de campagne de Sanders) mais les élus sont toujours largement acquis au néolibéralisme classique et retardent tout changement.

Etant donné la puissance considérable du parti démocrate, à travers son réseau d’élus, ses capacités financières et sa longue expérience politique, on pourrait penser que le choix de transformer le parti démocrate plutôt que de l’outrepasser n’en est pas un. En réalité, les 2 mandats d’Obama ont laissé un parti très affaibli, ayant perdu le pouvoir dans les deux chambres du Congrès, à la Maison Blanche, dans la majorité des Etats et aux idées sans doute bientôt minoritaires à la Cour Suprême. Les « liberals » se retrouvent retranchés dans leurs bastions métropolitains sur les deux côtes et se contentent de répéter des slogans creux et de critiquer les Républicains. Même dans des districts à la sociologie très favorable (c’est-à-dire au niveau d’éducation et de revenu élevé), tel que le 6ème de Géorgie, et avec des moyens colossaux, ils ont systématiquement perdu leur pari de capturer les 4 sièges au Congrès libérés par les nominations au sein de l’administration Trump. La persistance dans une stratégie centrée sur les électeurs aisés « modérés », qui ont pu voter républicain auparavant, en considérant que le rejet de Trump serait un argument suffisant, est un échec lamentable. Comme aime le rappeler Sanders : « Les Républicains n’ont pas gagné l’élection, les Démocrates l’ont perdu ».

Quant aux questions de financement, les derniers mois ont largement démontré que l’argent était loin d’être la question essentielle : Trump a mené une campagne à moindre coût en obtenant des heures de couverture médiatique gratuitement après chaque scandale et même dégagé du profit en vendant des produits sponsorisés. Sanders a réussi à lever cet obstacle à travers les petits dons individuels d’un montant moyen de 27$. Jeb Bush et Hilary Clinton, les candidats gonflés par l’intérêt que leur portait Wall Street, se sont avérés être des bulles spéculatives.

Le contexte semble donc permettre une stratégie de contournement du parti démocrate si le besoin s’en faisait sentir. Jusqu’à présent, Sanders maintient aussi longtemps que possible les deux options, espérant prendre suffisamment de pouvoir sur le parti pour pouvoir en faire son arme de guerre, mais se réservant la possibilité d’une candidature indépendante ou third-party si cela s’avérait impossible. Reste que la prise de contrôle du parti est ardue : Avec l’éclipsement d’Hillary Clinton, le leader de facto du parti au sein des institutions se trouve être Nanci Pelosi, cheffe de la minorité démocrate à la Chambre des Représentants depuis de nombreuses années et personnage clé parmi les démocrates néolibéraux. L’élection du président du Comité National Démocrate (DNC) en février 2017, plus ou moins titre de chef du parti, a donné lieu à de vives tensions au sein du parti et le candidat soutenu par Bernie Sanders, le congressman démocrate du Minnesota Keith Ellison, figure de la gauche du parti et soutien de Sanders pendant les primaires, a dû s’incliner face à Tom Perez, ex-ministre du travail d’Obama. Le soutien de Sanders à Rob Quist pour une élection spéciale dans le Montana ou à Tom Perriello à la primaire démocrate pour l’élection du gouverneur de Virginie n’ont pas non plus été suffisants pour assurer une victoire…

 

La période à venir sera décisive

 

Sauf imprévu, les jeux électoraux sont clos pour cette année et la bataille centrale devrait demeurer celle de la santé. Mais l’année 2018, sera décisive : marquée par les midterms, élections de mi-mandat remettant en jeu l’ensemble des 435 sièges de la Chambre des Représentants et un tiers de ceux du Sénat, elle permettra de prendre le pouls de l’opinion vis-à-vis des Républicains, de l’alternative démocrate classique et de celle proposée par Sanders à travers les candidats soutenus par son mouvement. La candidature de Ben Jealous, leader du NAACP, une organisation de défense des droits civiques, au poste de gouverneur du Maryland, un état historiquement acquis aux Démocrates centristes et actuellement dirigé par un Républicain, s’annonce déjà comme l’une des plus importantes à surveiller.

La stratégie des Démocrates pour les midterms a certes légèrement évolué ces derniers jours dans le sens de celle de Sanders avec l’annonce d’un programme de redistribution dénommé “Better Deal”, mais le parti continue à refuser de se positionner clairement: il entend défendre un salaire minimum de 15$, mais sans les syndicats (pas même nommés une seule fois dans le programme) et encourager la création d’emplois bien payés par d’énièmes remises d’impôts. Aucune avancée sur le coût des études, le système de santé ou la politique étrangère. Notons aussi que les Démocrates ne remettent toujours pas en cause l’origine des financements de leur parti et de leurs campagnes, c’est-à-dire les centaines de millions de dollars de Wall Street et d’autres secteurs influents, pas plus que le pouvoir considérable des lobbys. Enfin, l’objectif de récupérer les 7 millions d’anciens électeurs d’Obama ayant préféré Trump à Clinton l’an dernier, ne semble pas abandonné. En se contentant de demi-mesures, de contresens et d’un peu plus de compassion sociale que les Républicains, les Démocrates ne semblent percevoir l’impatience des Américains pour un tournant majeur. S’ils adviennent, les changements majeurs dans le parti ne devraient apparaître qu’après 2018.

Au-delà de 2018, tous les scénarios demeurent ouverts quant à la ligne choisie par le Parti Démocrate et par Sanders et son mouvement. Mais il est une question dépourvue d’échéance claire qui ne pourra être évitée à terme : celle de l’identité du successeur.e de Sanders. L’homme politique a peut-être de bonnes chances de gagner la présidentielle de 2020 mais il sera âgé de 79 ans lors de sa prise de fonction, 9 de plus que Trump actuellement, déjà le plus vieux président lors de son élection. Deux mandats feraient monter ce total à 87 ans et les risques pour sa santé n’en seraient que croissants. Malgré son excellent état de santé à l’heure actuelle, son âge et la charge physique que représentent une campagne de près de 2 ans ainsi que le métier de président, rappellent la nécessité pour Sanders de trouver rapidement un.e protégé.e, qu’il s’agisse soit d’un futur colistier et futur président en cas de victoire puis de décès, soit d’un allié clé au Congrès ou au Sénat. Or, Sanders demeure pour le moment « le seul gauchiste célèbre aux Etats-Unis » selon les mots de The Week. Keith Ellison se construit une figure à l’échelle nationale mais cela prendra encore du temps. Nina Turner, ancienne sénatrice démocrate de l’Ohio de 2008 à 2014 et leader d’Our Revolution depuis le 30 Juin, est également citée. Reste la question d’Elizabeth Warren, sénatrice démocrate du Massachussetts depuis 2012 qui s’est fait un nom au Bureau de la Protection des Consommateurs dans les années Obama. Décrite comme la représentante de l’aile gauche du parti démocrate, elle n’avait pourtant pas soutenu Sanders, préférant rester neutre pour ensuite s’associer au sénateur ou infléchir l’agenda de Clinton. Cette tactique politique de même que sa fidélité aux Démocrates lui donnent une mauvaise image auprès des militants pro-Sanders qui, d’une certaine manière, la perçoivent comme les militants de la France Insoumise perçoivent Benoît Hamon.

Loin d’avoir abandonné le combat, Bernie Sanders prépare donc l’avenir. Sa popularité personnelle, la montée en puissance de son mouvement et l’agonie de la stratégie électorale des « New Democrats »  constituent une fenêtre d’opportunité inédite pour transformer radicalement la politique américaine.  Se contenter de s’opposer à Trump et à l’agenda du parti républicain ne fait pas recette, seule la capacité à proposer une alternative cohérente et enviable sera récompensée dans les urnes. La « révolution » concoctée par Sanders en prend le pas. Affaire à suivre, sur LVSL évidemment.

Crédits photos : ©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Trump, une aubaine pour les hypocrites environnementaux

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© US Embassy France. Licence : l’image est dans le domaine public.

L’indécence environnementale du président américain a été unanimement condamnée. Mais les donneurs de leçons sont pourtant loin d’être exemplaires  en la matière.

La décision du président américain Donald Trump de retirer les Etats-Unis de l’accord de Paris a été reçue comme par beaucoup comme un nouvel exemple du mépris total de la Maison Blanche actuelle pour l’environnement. Pourtant, après ses déclarations climatosceptiques durant la campagne, la nomination de Rex Tillerson, ex-PDG d’Exxon-Mobil, la plus grosse multinationale pétrolière mondiale, comme chef de la diplomatie et les déclarations d’amour de Trump à l’industrie du charbon, sa récente décision n’est finalement que l’officialisation d’une ligne politique déjà claire depuis des mois. En justifiant sa décision par le coût pour le contribuable américain de la participation au fonds de 100 milliards à l’attention des pays en développement, Trump joue sur les peurs du “petit peuple” américain, notamment dans la “Rust Belt”, pour mieux faire oublier les multiples affaires et les nombreux renoncements à ses promesses.

Cette annonce surmédiatisée a fait réagir au quart de tour les grands de ce monde, jouant les vierges effarouchées devant une fausse surprise. Le président français Macron, le Premier Ministre canadien Trudeau, le président de la commission européenne Juncker, l’ancien maire de New York Michael Bloomberg, les PDG de la Silicon Valley y sont allés de leurs petits commentaires. Évidemment, leur confiance dans le respect réel de l’accord de Paris était limitée, mais ils ne pouvaient pas manquer d’afficher leur appui à cet accord historique… d’autant que leurs choix politiques en la matière sont loin d’être excellents.

Ainsi, personne n’a rappelé l’absence de l’écologie comme thème de débat entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, pas plus que la volonté de rouvrir des mines de ce dernier. M. Trudeau, déjà haut classé dans les rangs des greenwashers, est lui en pleine bataille contre le gouvernement de Colombie Britannique pour faire passer un méga-pipeline. L’UE, jamais en retard dans le domaine du dumping, l’est beaucoup plus quand il s’agit de réformer le marché des permis d’émissions de carbone ou de sanctionner les fraudes liées au “Dieselgate”. M. Bloomberg, patron de presse milliardaire et ancien maire de New York, a certes mené un certain nombre d’efforts durant ses 3 mandats, mais sa politique de gentrification exacerbée a accentué l’exil forcé des working poors en dehors du centre de la métropole, conduisant à l’augmentation de trajets pendulaires engorgeant les axes de circulation et augmentant la pollution. Preuve que l’écologie est indissociable des questions socio-économiques dans le long-terme. Enfin, en ce qui concerne les multinationales, leur rôle est évidemment essentiel et le recours accru aux énergies renouvelables par les géants du web est positif, mais leur évasion fiscale colossale grève les etats et les collectivités des ressources nécessaires pour mener bien des projets.

Une fois encore, les meilleurs élèves en matière d’environnement sont ceux que l’on entend le moins. L’Equateur a produit 85% de son électricité par des énergies renouvelables en 2016 et compte atteindre 90% cette année. Le Costa Rica est même monté à 98% l’an dernier, tandis que ses forces armées se limitent à 70 hommes. L’occasion de rappeler que les maigres économies dégagées par le retrait des accords de Paris par Trump ne suffiront pas à financer les 54 milliards de dollars supplémentaires dévolus à l’armée américaine dans le budget de l’année prochaine…

Pour sa part, Nicolas Hulot aura quant à lui fort à faire face à la politique tout sauf écologique d’Emmanuel Macron, d’autant plus que la France régresse à de nombreux niveaux: le solaire photovoltaïque progresse de moins en moins, la filière éolienne a été bradée à l’Espagne et aux Etats-Unis sous le mandat Hollande et la réduction de la part du nucléaire prévue est quasi irréalisable. Sans oublier les retards de paiement des aides à la conversion à l’agriculture biologique, la multiplication des grands projets inutiles et tant d’autres dossiers.

De manière malheureusement peu surprenante, le système médiatique a, dans sa grande majorité, avalisé cette distribution des rôles simpliste et mensongère entre “méchants” et “gentils” du changement climatique, alors même que son rôle serait de déconstruire les postures et de décerner les hommages aux méritants. À l’heure du règne du marketing, la décision de Trump, homme gras de 71 ans incarnant à merveille les caricatures les plus répandues sur “l’américain moyen”, est une occasion en or pour tous les irresponsables environnementaux de mener une grande opération de greenwashing en affirmant haut et fort leur attachement à un accord qu’ils ne respecteront pas non plus. Non seulement cette décision ne devrait pas contribuer significativement à relancer l’emploi dans les bassins de charbon des Appalaches, mais elle risque surtout d’accroître le retard déjà important des Etats-Unis dans la transition écologique. Plus que tout, il serait temps de ne plus en profiter pour jouer le jeu des hypocrites environnementaux.

 

Crédits photo:© US Embassy France. Licence : l’image est dans le domaine public. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Donald_Trump_and_Emmanuel_Macron_II_France_July_2017.jpg

Le retour de l’homme au couteau entre les dents

Les caricatures du sans-culotte assoiffé de sang et de l’homme au couteau entre les dents ont encore de beaux jours devant elles. A l’heure de la société médiatique, ces vieux procédés propagandistes ont été adaptés et remis au goût du jour, et servent toujours le même intérêt : discréditer la gauche de transformation sociale. Jeremy Corbyn, Bernie Sanders et Jean-Luc Mélenchon, trois personnalités politiques dont les tempéraments, les parcours et les projets de société sont pourtant bien différents, n’y échappent pas.

La bestialité de l’homme de « gauche radicale »

Jeremy Corbyn, Jean-Luc Mélenchon et Bernie Sanders sont les cibles régulières d’accusations plus ou moins voilées d’agressivité, de hargne, voire d’un penchant pour la violence, de la part de leurs adversaires politiques et médiatiques. C’est ainsi que les cadres du Parti Démocrate du Nevada s’étaient plaints de la violence des partisans de Bernie Sanders lors d’une convention démocrate et en avaient, à mots à peine couverts,  attribué la responsabilité à Bernie Sanders qui conduirait, selon eux, une campagne ayant un « penchant pour la violence » dans le cadre des primaires démocrates. Démenti catégorique de Sanders. S’ensuit un rétro-pédalage de la direction locale du Parti Démocrate… Plus tôt, c’était l’équipe de campagne de sa rivale, Hillary Clinton, qui déclarait s’attendre à un Bernie Sanders « agressif » à la veille d’un des débats télévisés entre les deux rivaux démocrates. Le soupçon ne se dissipera pas autour du sénateur Sanders… La fâcheuse habitude de la presse dominante d’illustrer ses articles de photos qui montrent les impétrants avec le regard hargneux, la bouche grande ouverte et le doigt rageur ou encore avec le cheveu hirsute, concourent à renforcer le soupçon de violence et véhiculent, dans l’opinion publique, une image proprement caricaturale des trois hommes de gauche.

Affiche d'un syndicat de petits et moyens patrons (1919)
Affiche d’un syndicat de petits et moyens patrons (1919)

L’image médiatico-politique qui se construit à leurs dépens nous renvoie inlassablement à l’image d’Épinal de l’homme au couteau entre les dents, la caricature diffamante dont les communistes faisaient l’objet pendant l’entre-deux-guerres. Les clichés ont la vie dure et, malgré la chute du bloc de l’Est, les médias dominants continuent de surfer sur la peur du communisme… Une étude conduite par des chercheurs de la London School of Economics, a, par exemple, montré que pendant les deux dernières semaines de campagne pour le leadership du parti Travailliste en 2015, Jeremy Corbyn avait été assimilé de manière péjorative à un communiste dans 42% des articles des 8 journaux de référence considérés. Jeremy Corbyn s’est pourtant toujours déclaré socialiste.

Affiche du British Conservative Party (1909)
Affiche du British Conservative Party (1909)

L’agressivité, la violence et la hargne sont autant de traits que l’on attribue à la bête sauvage dans l’imaginaire collectif. La bestialisation dont ils font l’objet permet à leurs adversaires de décrédibiliser de manière pernicieuse le courant politique tout entier qu’ils incarnent dans leurs pays respectifs. La colère populaire face aux injustices, dont ils entendent être les porte-parole, est alors présentée et traitée non pas tant comme l’expression politique d’un sentiment humain d’indignation, mais plutôt comme l’expression d’un bas instinct animal qu’il convient de réprimer. Ainsi, les positions anti-impérialistes et anti-OTAN de Jean-Luc Mélenchon et de Jeremy Corbyn leur valent des accusations persistantes d’accointance avec Vladimir Poutine pour le premier et avec le Hamas pour le second de la part du camp atlantiste. Par quel tour de force rhétorique leurs adversaires politiques et médiatiques arrivent-ils à insinuer une proximité idéologique entre ces deux partisans convaincus de la pertinence d’une société multiculturelle, de l’égalité homme-femme et des droits LGBT avec deux partis politiques aussi réactionnaires que Russie Unie et le Hamas ? L’explication est toute trouvée : leur penchant commun pour la violence et son utilisation en politique.

L’image du révolutionnaire sanguinaire associée à la « gauche de la gauche » en France

Au pays de la Grande Révolution de 1789, un imaginaire révolutionnaire sanguinaire s’est forgé depuis la restauration thermidorienne, et perdure encore aujourd’hui. La réduction de la Révolution Française à sa violence ne date pas d’hier et est typique de la pensée libérale comme le rappelle la journaliste Mathilde Larrère d’Arrêt sur images dans une leçon d’histoire à Thierry Ardisson et Karine Le Marchand.

Gravure de l'exécution de Louis XVI
Gravure de l’exécution de Louis XVI

Cet imaginaire fait de têtes sur des piques, de guillotines et de sang dans la Seine sert toujours à discréditer et écorner l’image des Montagnards d’hier et d’aujourd’hui. On peut citer en exemple le bien-nommé magazine “Capital” qui a publié, il y a quelques jours, un article intitulé “Impôt : la “révolution fiscale de Mélenchon s’annonce sanglante pour les plus aisés”. On se souvient également de Laurence Parisot qui, lors de la campagne présidentielle de 2012, n’a pas hésité à dépeindre Jean-Luc Mélenchon en « héritier de la Terreur ». En 2017, c’est au tour de Benoit Hamon de reprendre la vieille rengaine de l’ancienne patronne du MEDEF. En effet, suite à la demande de clarification de la part de Jean-Luc Mélenchon dans l’éventualité d’une alliance, le candidat socialiste a répondu en déclarant qu’il était contre « l’idée d’offrir des têtes » et alimente, par cette allusion, les clichés du révolutionnaire violent qui collent à la peau de Jean-Luc Mélenchon. Tout en faisant mine de continuer à tendre la main au candidat de la France Insoumise, le candidat socialiste marque symboliquement une distinction nette entre la tradition politique dont il est issu et celle dont se réclame Jean-Luc Mélenchon. De manière paradoxale, il avalise inconsciemment la théorie des deux gauches irréconciliables de Manuel Valls par l’image à laquelle il a recours, alors même qu’il n’avait eu de cesse de la pourfendre tout au long de la campagne des primaires du PS.

L’argument ultime de la folie

"Le Labour a choisi Corbyn car c'était le plus fou dans la salle" - Bill Clinton (The Guardian)
“Le Labour a choisi Corbyn car c’était le plus fou dans la salle” – Bill Clinton (The Guardian)

Ces hommes sont régulièrement taxés d’hystérie, de mégalomanie, de paranoïa, de folie des grandeurs, d’égocentrisme… Ce sont autant de termes plus ou moins médicaux qui renvoient à différentes pathologies mentales. C’est l’argument ultime de la folie. Selon des informations Wikileaks abondamment reprises par la presse internationale, Bill Clinton s’est moqué de Jeremy Corbyn, à l’occasion d’un discours privé, en expliquant que s’il avait été élu à la tête du Labour en 2015, c’est parce que les travaillistes avaient choisi « la personne la plus folle dans la salle ».  Si leurs idées paraissent si saugrenues, c’est bien parce que quelque chose ne tourne pas rond dans la tête de ces gens-là! Ces gens-là sont fous ! Ce sont des aliénés ! Étymologiquement, l’aliéné est celui qui est autre que ce qu’il paraît. Sous l’apparence de l’homme de gauche, se cache une bête. Le procès en bestialité, on y revient toujours …

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Trump : Very Bad Team ?

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©Gage Skidmore

Donald Trump est un égocentrique richissime, qui s’est entouré de ses semblables pour gouverner. Nous allons donc droit dans le mur, c’est certain. Attention cependant ! Si le pire n’est pas à exclure, c’est plus compliqué que ça. La nouvelle administration US, malgré l’impression de galerie des monstres qu’elle inspire, est cohérente sur le plan idéologique et annonce des objectifs assez clairs. Son ambition est monumentale : changer de paradigme mondial. #Freaks

Pendant toute la période entre l’élection – pas si surprenante – et l’investiture de Donald Trump, deux sons de cloche ont prévalu dans la sphère médiatique et intellectuelle. On a d’abord parlé de la possibilité qu’il ne soit jamais intronisé. En recomptant les voix, avec des grands électeurs qui voteraient Clinton ou avec une procédure d’impeachment pour un scandale sexuel qui s’est évaporé aussi vite qu’il était arrivé.

Ensuite, on a compris qu’il allait bien falloir s’y faire. On a donc tout simplement émis l’idée qu’il ne tiendrait jamais ses engagements, excentriques et impossibles à mettre en place. Pourtant, au vu de l’équipe qu’il a mise en place, détonante, il semblerait bien que le milliardaire new-yorkais aille jusqu’au bout de la démarche. Les premiers jours de son mandat sont venus confirmer la tendance : Donald Trump va mettre en action ses promesses de campagne…

Que des n°10 dans sa team

Nommée très rapidement, la nouvelle team en charge devrait marquer une césure nette avec celle en place dans toutes les sphères majeures du pays : militaire, financière, énergétique. Tous ses membres sont de longue date des proches de Monsieur Trump, au moins idéologiquement. A la manœuvre en coulisses, un personnage absolument inique sur lequel nous nous arrêterons plus longuement : Steve Bannon. Survolons d’abord les profils des nouveaux “maîtres du monde”. Attention, ça pique un peu  :

  • Mike Pence (Vice-Président) : Évangéliste, créationniste. Ancien juriste et animateur de radio, ultra-conservateur, pro-life, anti-mariage gay. Pour lui, la place de toutes les femmes est au foyer, le mouvement LGBT est responsable de “l’effondrement de la société” et le préservatif n’est “qu’une faible protection contre les MST”. Entre autres…
  • Reince Priebus (Chef de Cabinet) : Président des Républicains, figure sobre de la nouvelle administration. Sa nomination vise à pacifier les relations avec le Congrès.
  • Rex Tillerson (Secrétaire d’Etat) : Ex-PDG du géant pétrolier Exxon. Familier de la Russie et de l’Arabie Saoudite via le business. Millionnaire.
  • Jeff Sessions (Justice) : Pro-life, anti-mariage gay, anti-immigration farouche, il est réputé comme le membre le plus conservateur du Congrès. Proche du Tea Party et premier soutien officiel de Trump venant des Républicains. Millionnaire.
  • James Mattis (Défense) : Ancien Général, le premier à ce poste depuis 1950. Cultivé, grande gueule, il a dirigé des troupes en Irak et en Afghanistan. Son surnom : Mad Dog, le Chien Fou. Millionnaire.
  • Scott Pruitt (Environnement) : Climato-sceptique assumé. Il vient de l’Oklahoma, qui tire 50% de ses revenus du pétrole. Bras armé du lobby de l’énergie à Washington depuis des lustres.
  • Mike Pompeo (CIA) : Pro-life, pro-armes, conservateur sur le plan fiscal, favorable au vaste programme de surveillance de la NSA. Il a notamment déclaré que le lanceur d’alerte Edward Snowden méritait la peine de mort.
  • Wilbur Ross (Commerce) : Figure de Wall Street ayant fait fortune dans les fonds d’investissements, après un long séjour chez Rotschild. Surnommé “le Roi de la Faillite”. Milliardaire. Il sera secondé par Todd Ricketts, propriétaire des Cubs de Chicago et fils de Joe Ricketts, le fondateur d’Ameritrade et adversaire de Trump pendant la primaire. Milliardaire également.
  • Steven Mnuchin (Secrétaire au Trésor) : Ancien de Goldman Sachs. Devenu richissime après avoir racheté la banque IndyMac au cœur de la crise, en 2008, avant de la revendre. Milliardaire.
  • Betsy DeVos (Education) : Philanthrope richissime, ultra-conservatrice, militante de l’école privée (sic). Milliardaire.
  • Linda McMahon (à la tête de la SBA – Small Business Administration -, l’organisme qui gère les 28 millions de PME américaines) : Ancienne directrice avec son époux de la WWE, la fédération de catch. Milliardaire.
  • Andy Puzder (Travail) : PDG de CKE, immense groupe de l’industrie de la restauration rapide. Plutôt porté à gauche, il milite pour la hausse du salaire minimum, l’amélioration des conditions de travail et la généralisation de la couverture santé. Millionnaire.
  • Gary Cohn (Budget) : Ancien n°2 de Goldman Sachs, qu’il a quitté après 26 ans de service avec… 175 millions d’actions. Milliardaire.
  • Jared Kushner (Conseiller à la Maison-Blanche) : A 36 ans, le gendre de Donald Trump s’est imposé comme le moteur de sa campagne au lance-flammes. L’interdiction de népotisme ne touchant que les agences fédérales, il a été intégré à la Maison-Blanche.
  • Tom Price (Santé) : Pro-life, farouche opposant de l’Obamacare. Au Congrès depuis 2004, il est chirurgien orthopédique de formation. Millionnaire.
  • Ben Carson (Logement/Urbanisme) : Afro-Américain, évangéliste ultra-conservateur, neurochirurgien dans le civil. Aucune expérience politique. Ses propos ont créé le tollé lors de la campagne sur des sujets aussi divers que l’esclavage, l’holocauste, les armes, l’homosexualité ou l’islam… Millionnaire.
  • Ryan Zinke (Intérieur) : Ancien membre de la Navy, Sénateur du Montana, ultra-libéral.
  • Robert Lighthizer (Négociateur en chef) : Routier du GOP, ambassadeur puis ministre sous Reagan, cet ancien avocat d’affaires a passé des décennies à défendre les grands groupes industriels américains dans leur disputes commerciales. Surnommé “l’homme le plus protectionniste de Washington”.
  • Michael Flynn (Conseiller Sécurité) : Ancien chef du renseignement militaire, mis à la retraite anticipée par Obama en 2014. Très ambigu sur la torture. Son sacerdoce : la lutte contre le djihadisme islamique.
  • John Kelly (Sécurité Intérieure) : Ancien Général. Respecté au sein de l’US Army, il supervisera les Services Secrets, les Douanes, les Gardes-Côtes et l’US Border (frontières). Millionnaire.
  • Elaine Chao (Transports) : Déjà dans l’équipe Bush pendant 8 ans, membre du conseil d’administration de plusieurs géants de l’industrie. Épouse de Mitch McConnell, leader des Républicains au Sénat. Millionnaire.

Un suprémaciste à la Maison-Blanche

Venons-en à Steve Bannon, qui dirigeait avant de rejoindre Donald Trump le site Breibart News, considéré comme l’étendard de l’extrême-droite alternative américaine, “l’Alt-Right”. Ce site de “réinformation”, ouvertement raciste, misogyne et antisémite, projette de s’implanter en France et en Allemagne en 2017, année électorale. Can’t wait. Les leaders néo-nazis, suprémacistes blancs et du KKK se sont officiellement réjouis de sa nomination. La cohabitation avec Reince Priebus s’annonce électrique.

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Capture Twitter

Ancien Marine de l’US Army, issu d’une famille catholique irlandaise de Virginie peu politisée, Bannon se radicalise intellectuellement pendant les deux mandats de W. Bush. En sortant de l’armée, il décroche un MBA à la Harvard Business School, puis travaille chez Goldman Sachs, dans le domaine des fusions-acquisitions. Il fonde une société d’investissement dans les médias et commence à bâtir sa fortune grâce au succès de la série culte Seinfeld.

Il se met à réaliser ses propres films, dont l’agencement permet de suivre sa dérive personnelle avec des sujets sur le 11 septembre, sa haine de Jimmy Carter, puis un documentaire sur Sarah Palin et enfin une critique du mouvement Occupy Wall Street. En 2012, il reprend Breitbart News à la mort du fondateur, Andrew Breitbart. Sans grande surprise, la figure politique française qu’il sollicite – avec succès – pour une rencontre est… Marion Maréchal-Le Pen.

Pour bien comprendre l’état d’esprit de Stephen K. Bannon, regardez la bande-annonce de son film Torchbearer (3mn). C’est très éclairant sur le personnage et son idéologie.

 Triptyque stratégique

On peut diviser l’équipe choisie par le 45e Président des USA en trois catégories : les militaires, les pétroliers, les financiers.

1/ Les Militaires

Les anciens de l’armée sont sur-représentés par rapport à d’habitude, avec six membres. Ce sont de hauts gradés dissidents durant les mandats Bush et Obama. Tous sont sur la ligne du Général Mattis, nouveau secrétaire d’Etat à la défense : anti-islam, pro-russe, pro-surveillance massive, et implicitement pro-dissuasion nucléaire. Joie dans les cœurs. Cependant, ils ne sont pas interventionnistes et l’on devrait voir les USA se retirer d’un certain nombre de théâtres d’opérations. La diplomatie de la dissuasion et de l’intimidation devrait prendre le relais.

2/ Les Pétroliers

La question énergétique revêt un intérêt considérable pour Trump, qui souhaite l’auto-suffisance des Etats-Unis. Ceci implique de pouvoir passer la production de barils de pétrole de 8,5 millions/jour actuellement à 12, et tout sera fait pour y parvenir : baisse des coûts, taxe sur les programmes anti-pollution, mise à mal (à mort ?) des accords climatiques, imposition du pipe-line Keystone entre l’Alberta et le sud du pays. Les subventions pour le pétrole issu des sables bitumineux et le gaz de schiste pourraient augmenter de façon démesurée, au détriment du renouvelable…

3/ Les Financiers

Là encore, proportion étonnante des anciens de Goldman Sachs, Rotschild et Ameritrade entrant  à la Maison Blanche. S’ils sont pour la plupart d’anciens hauts dirigeants, ils peuvent tout de même être qualifiés de dissidents. De longue date, le milieu bancaire qui influe sur la politique US, c’est JP Morgan, Bank of America ou Merill Lynch, bien plus que Goldman Sachs. Ce sont les grandes banques de dépôts avec énormément de petits comptes. Goldman Sachs n’est pas une banque qui a pignon sur rue, avec des guichets, mais une banque de financement et d’investissement, ce qui change tout. D’habitude représentés, les mondes de l’assurance et de l’épargne sont cette fois absents.

Libéral dedans – Protectionniste dehors

Deux missions pour le bloc financier du gouvernement. D’un côté, libéraliser massivement sur le plan intérieur, avec notamment un marché du travail totalement dérégulé, l’abandon de l’Obamacare et l’annulation du Dodd Franck Act, qui prévoyait la régulation du système financier. De l’autre, se montrer protectionniste face à l’extérieur, dans le but de récupérer des capitaux étrangers sans investir. C’est tout simplement la fin du capitalisme financier tel que mis en place sous Ronald Reagan qui est à l’oeuvre.

La dette publique américaine est de 20 000 milliards de dollars, soit l’équivalent de l’épargne mondiale. A priori, rien ne sera fait pour la diminuer et Trump devrait jouer sur l’inflation pour maintenir le marché intérieur en vie. Le rapatriement des 8 000 milliards de dette externe sera par conséquent un axe majeur de la nouvelle politique américaine et se fera sûrement par la contrainte. Notamment avec les pays qui ont un excédent commercial vis-à-vis des USA mais qui dépendent d’eux sur le plan militaire. Si la question de la Chine est à part et fera l’objet d’un autre article, on peut imal_ethique_protestante_et_l_esprit_du_capitalismeginer que l’Allemagne, le Japon, la Corée du Sud et l’ensemble des pays alliés du Golfe Persique n’auront d’autre choix que de céder, comme le Qatar l’a déjà fait à hauteur de 10 milliards. Les firmes transnationales américaines possèdent de leur côté un tiers desdits capitaux et devraient également subir les pressions du nouveau gouvernement.

Tous ces aspects, auxquels il faut ajouter un conservatisme pieux, s’articulent parfaitement. C’est tout simplement le retour à l’éthique protestante et au capitalisme originel, dont Max Weber avait fait l’étude. Pour réaliser cette transformation presque totale du logiciel américain, Donald Trump s’appuiera sur un groupe à son image : dissident du système actuel, extrêmement riche et foncièrement religieux.

Un démarrage tonitruant

Au moment d’écriture de ces lignes, cela fait moins de deux semaines que Donald Trump a pris ses fonctions de 45e Président des USA. S’il est déjà parti en vacances dans sa résidence de Mar-a-Lago (Floride), la liste est longue de ses serments de campagne déjà activés. Chacun sera juge de leur pertinence :trump menaces juge

  • Décret interdisant l’accès aux USA pour les réfugiés pendant 120 jours (période indéfinie pour les Syriens), ainsi qu’à tous les ressortissants des sept pays suivants pour 90 jours : Irak, Iran, Lybie, Soudan, Somalie, Yémen, Syrie. Ce #MuslimBan a créé une onde de choc majeure dans le pays. Sally Yates, l’ancienne n°2 du ministère de la justice d’Obama, faisant office de ministre par intérim, a ordonné lundi 30 janvier aux procureurs de ne pas défendre le décret anti-immigration. Elle a été limogée immédiatement et remplacée par un pion plus docile. Une plainte de l’Attorney Général de Washington a été acceptée par un juge fédéral et le projet est donc gelé pour l’instant, à la grande fureur de Trump, qui a même menacé directement le dénommé James Robbart sur Twitter
  • Décret pour alléger le poids de l’Obamacare
  • Deux décrets pour remettre en cause le Dodd-Franck Act
  • Décret pour lancer la construction du mur avec le Mexique (Sur ce point, il faut tout de même rappeler que 1 300 km de barrière/clôture/mur existent déjà, depuis la signature du Secure Fence Act en 2006). Le Président mexicain Enrique Peña Nieto a affirmé de son côté que le Mexique ne paierait pas
  • Retrait de toute mention du changement climatique sur le site de la Maison Blanche
  • Relance du projet d’oléoduc géant Keystone XL, entre le Canada et le Sud du pays
  • Gel de toutes les embauches de fonctionnaires, sauf dans l’armée
  • Annulation de la signature du Traité Trans-Pacifique
  • Début de la renégociation de l’ALENA (accord de libre-échange Mexique-USA-Canada)
  • Promesse d’assouplir les règles sur la torture devant les membres de la CIA
  • Projet de réouverture des prisons secrètes de la CIA à l’étranger
  • Retrait de la version espagnole du site internet de la Maison Blanche
  • Interdiction du financement des ONG pro-IVG
  • Promesse de réduire de 75%, “peut-être plus”, la réglementation fédérale. Un premier décret a été signé obligeant n’importe quelle administration à supprimer deux réglementations à chaque fois qu’une nouvelle est créée
  • Promesse de baisse massive des impôts des entreprises
  • Interdiction de toute communication directe avec les médias pour tous les organismes scientifiques…

Devraient suivre rapidement des mesures concernant deux des thèmes récurrents de la campagne du magnat de l’immobilier : la sortie de l’accord de Paris sur le climat et la renégociation des accords signés par Barack Obama avec l’Iran.

Deux ans pour convaincre le Congrès

L’administration Trump, bien qu’elle soit dérangeante au possible, n’en est donc pas pour autant incohérente. C’est même une équipe assez homogène sur les plans économique, politique et idéologique, même si certaines tensions ne devraient pas manquer d’apparaître entre les plus politiques comme Reince Priebus et les plus “alternatifs” comme Steve Bannon. On n’est quand même pas loin d’une kakistocratie.

Le premier enjeu majeur sur le plan national sera comme à chaque fois l’élection de mi-mandat. Donald Trump a opéré ni plus ni moins qu’un putsch sur le Parti Républicain. Même si ce dernier est majoritaire dans les deux Chambres, il peut lui rendre la tâche difficile, voire impossible. Soit Donald Trump parvient à rallier une partie suffisante des membres du Grand Old Party et il devient réellement le maître du monde dans deux ans, soit il échoue et reproduira l’expérience de Jimmy Carter, mis en minorité et “tué” à mi-mandat. Make America Great Again, qu’il disait…

Matthieu Le Crom

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Trump, un catcheur à la Maison Blanche

Capture YouTube

Dans un article paru en septembre 2015, le journaliste américain Judd Legum comparait Donald Trump, alors encore seulement candidat, à un catcheur, s’appuyant sur un texte de Roland Barthes. L’avenir lui a donné raison : Trump, sur le ring politique où, comme au catch, la vérité importe peu, est en effet devenu un champion incontesté. Rien d’étonnant alors à ce qu’on ait retrouvé « The Donald » littéralement sur le ring en 2007. Retour sur cet événement incongru, parsemé de corps huilés et de tondeuses électriques, qui en dit en vérité long sur Trump…

Battle of the Billionaires

Le catch est un sport-divertissement typiquement américain dont la particularité est de mettre en scène des combats dont l’issue est déjà prévue à l’avance par une équipe de scénaristes. Les affrontements sont donc autant de chorégraphies répétées en coulisses, et les moments dans le ring sont entrecoupés de joutes verbales. Aux États-Unis, la World Wrestling Entertainment (WWE) est la compagnie indétrônable du genre, à raison de plusieurs shows par semaine, fonctionnant comme une série, ou plutôt comme une télé-réalité. Pas surprenant alors que Donald Trump, à la tête pendant une décennie de l’ignoble et amoral The Apprentice (qui consistait grosso modo à voir le futur Président renvoyer des employés), soit passé par le catch.

En avril 2007, se tenait à Detroit Wrestlemania, l’équivalent du Super Bowl pour le catch. Un stade de base-ball réquisitionné, 80 000 spectateurs. Ce soir-là, parmi les autres combats, Donald Trump participe à la Battle of the Billionaires (ça ne s’invente pas) contre Vince McMahon, le patron de la WWE. L’enjeu : savoir qui a la plus grosse (capacité financière). Le combat se joue par poulains interposés, le gagnant aura le droit de raser complètement l’autre milliardaire à la tondeuse. Spoiler : Trump ne perd pas, personne ne touche à ses cheveux, ne rêvez pas.

Trump gagnant le droit de raser son adversaire
Trump gagnant le droit de raser son adversaire, une stipulation qui manquait très certainement à la campagne Capture Youtube

Mais qui représente donc nos milliardaires ? Au catch, les combats sont souvent l’occasion de mettre en scène et de purger les passions du public américain. Aussi, les « bad guys » représentent-ils souvent les « ennemis » de l’Amérique : pendant la Guerre Froide, les méchants étaient ainsi tantôt Russes tantôt Iraniens (il y eût même des méchants catcheurs français après le refus de la France de suivre les USA dans leur croisade irakienne, ce qui avait enclenché une sérieuse campagne de « french-shaming » ). On aurait pu se délecter d’une ironie rétroactive si l’adversaire du poulain de Trump avait été Mexicain ce soir-là, mais non : dans le coin de Vince McMahon, on retrouvait Umaga, « sauvage des îles Samoa » (non, le catch ne véhicule pas du tout de clichés racistes, pensez donc…). Trump hérite lui de Bobby Lashley, censé être un ex-soldat bodybuildé. America first.

Trump et son poulain, Bobby Lashley
Trump et son poulain, Bobby Lashley Capture YouTube

La suite coule de source : l’Américain bat l’Étranger, les cheveux de Trump sont saufs et on assiste à une scène extrêmement gênante de « tonte » de Vince McMahon (la vidéo est en fin d’article). A la fin de toute cette mascarade, Donald Trump accepte néanmoins de se prendre une prise, pour de faux évidemment, par le très populaire Steve Austin, qui arbitrait le match.

Voilà, le 45ème Président des USA, mesdames et messieurs, le premier a avoir été faussement fracassé devant 80 000 personnes. Tout ça, bien entendu, participe d’une gigantesque opération de communication de la marque Trump. La Battle of the Billionaires est surtout une preuve de plus de la connivence du « Président du peuple » avec l’élite économique états-unienne. Vince McMahon est en réalité un grand ami, et Trump a d’ailleurs nommé Linda McMahon, épouse de, à l’agence de soutien aux Petites et Moyennes Entreprises (PME) en décembre dernier. Entre temps, Trump est apparu plusieurs fois lors des shows de la WWE, au point de se faire introduire dans le « WWE Hall of Fame » en 2013, normalement réservé aux athlètes.

« Wrestling » Trump ou l’action frénétique

Mais Trump est, justement, un catcheur. Et il a mené sa campagne comme une émission de la WWE, un Wrestlemania politique permanent. Il a désigné ses adversaires avec la même simplicité et le même manichéisme qu’on utilise pour créer un profil de « méchant » au catch. Le Mexicain, le Chinois, le Musulman, le Journaliste. Une étiquette simple pour des idées simplistes. Mme Clinton est même devenue, le temps de quelques meetings, « Crooked Hillary » (Hillary la véreuse, littéralement), comme on affuble de surnoms les stars du catch. Il a exploité à fond sa « gimmick » (rôle) de golden boy proche du peuple et patriote, une recette qui ne pouvait que réussir.

Plus encore, il a appliqué l’essence même du catch à sa campagne : l’action frénétique, pour maintenir l’excitation et la passion. Citant Mythologies (1957) de R. Barthes, Legum écrit « un fan de catch est moins intéressé par ce qui arrive que par le fait que quelque chose arrive. Trump l’a bien compris. ». Trump a été omniprésent au point que l’information battait au rythme qu’il lui dictait. Il intervenait partout, « par téléphone quand il ne peut pas être devant la caméra et lorsqu’il n’est pas à la télé ». Comme au catch, qu’importe que tout soit faux (bienvenue dans l’ère des « faits alternatifs »), tant que le spectacle est garanti, que la foule est divertie, que les punchlines sont acérées.

Le catch est un spectacle, la campagne américaine l’est devenue (Obama ayant d’ailleurs pavé la voie, marketant son nom et sa marque « Yes We Can », associant des stars comme Beyoncé à son image de candidat). Trump est l’enfant de ce spectacle et sa victoire est en ce sens la suite logique de l’évolution de la vie électorale occidentale.

Maintenant, The Donald, catcheur milliardaire de son état, est à la Maison Blanche. Il entre dans une nouvelle dynamique, celle du pouvoir, le vrai, celui qui implique, au-delà des mensonges, des prises de responsabilités et des conséquences concrètes, immédiatement vérifiables. Mais, par la nature même de sa campagne, Trump s’est rendu addict, plus que jamais, au régime des passions. Alors qu’il est le Président le plus impopulaire jamais arrivé dans le Bureau ovale, que des émeutes inédites ont entaché son investiture, Trump doit pouvoir contenter sa base de supporteurs, au risque de se retrouver détesté par tous. Or, comment ne pas décevoir un électorat qui s’est habitué au show permanent ? La réalité du pouvoir devrait l’empêcher de tenir un rythme aussi effréné, et tôt ou tard, lorsqu’il n’aura plus le temps d’agiter les bras sur toutes les télés et les réseaux sociaux, l’exigence de vérité reviendra. Quand le show de catch se termine, les spectateurs sortent de la frénésie induite par le divertissement, se rappellent que tout était faux.

Les premiers jours de Donald Trump Président semblent montrer qu’il prend le pari de maintenir son rythme de campagne. Retrait de la version espagnole du site de la Maison Blanche, suppression des références au réchauffement climatique et aux LGBT sur ce même site, décret interdisant le financement d’ONG internationales pro-avortement, retrait du traité trans-pacifique (TPP), relance du projet de pipeline au Dakota (dont nous vous parlions ici). Trump n’a pas chaumé, et est resté omniprésent dans les médias. Mais jusqu’à quand tiendra-t-il sur le ring ?

Crédits photos :

  • http://www.wwe.com/videos/playlists/donald-trump-greatest-wwe-moments
  • http://www.directmatin.fr/buzz/2017-01-20/video-quand-donald-trump-sillustrait-sur-un-ring-de-catch-725097
  • http://lasueur.com/donald-trump
  • http://blogs.denverpost.com/nerd/2015/06/16/
  • https://www.vice.com/fr/article/analyse-photo-investiture-donald-trump