Les obstacles à « la reconquête du vote populaire rural » : discussion sur l’ouvrage de Cagé et Piketty

Une campagne française © Freddie Marriage

Les faibles performances électorales de la gauche dans les campagnes populaires entraînent de vifs débats depuis plus d’un an. Le livre politique de cette rentrée 2023, un pavé de plus de 850 pages signé Thomas Piketty et Julia Cagé, a de nouveau ravivé cette discussion. Chiffres à l’appui, les économistes estiment que le succès de la droite et de l’extrême-droite dans ces territoires est avant tout la conséquence d’un abandon de la France rurale par les pouvoirs publics, plus que d’un rapport hostile à l’immigration. Pour le sociologue Benoît Coquard, qui a grandi dans ces campagnes et leur consacré un livre (Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin), cette analyse purement statistique oublie de se pencher sur les rapports sociaux particuliers caractéristiques de ces espaces. Les ouvriers, employés et autres individus populaires des campagnes ont en effet souvent comme modèle les petits patrons, artisans locaux et ont généralement des liens forts avec eux. Il détaille ici son point de vue, afin d’enrichir la compréhension des ressorts du vote des campagnes populaires. Article republié depuis The Conversation France.

Dans Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022 de Julia Cagé et Thomas Piketty, « la reconquête du vote populaire rural » est identifiée comme la « priorité absolue pour le bloc social-écologique » (p.741).

À l’issue de cet ouvrage qui déploie une analyse prolifique des inégalités sociospatiales en regard des comportements électoraux, Cagé et Piketty émettent un ensemble de propositions pour attirer à gauche les classes populaires rurales. Les deux économistes se risquent ainsi à un certain volontarisme politique sur la base d’un travail scientifique à la fois original, rigoureux et discutable par endroits. Ils invitent notamment à renforcer les services publics dans les espaces ruraux où dominerait, selon l’expression consacrée et maintes fois utilisée dans le livre, un fort « sentiment d’abandon » chez les classes populaires. Une autre de leurs idées est de faciliter, à l’instar du RN, l’accès à la propriété pour ces ménages sensibles aux inégalités de patrimoine et très attachés au fait de posséder leur chez-soi.

Mais par-delà l’adéquation a priori des mesures proposées, l’hypothèse de la « reconquête » des classes populaires rurales par la gauche n’a rien d’évident dans certains villages et bourgs où les idées d’extrême droite sont devenues hégémoniques face à l’absence d’opposition.

Il y a la difficulté pour un ouvrier ou une employée à se déclarer publiquement de gauche, tandis que se dire « de droite » ou « pour Le Pen », c’est déjà s’assurer un minimum de respectabilité en se désolidarisant des plus précaires taxés « d’assistés » par ces discours politiques dominants.

Une histoire du conflit politique peut intégrer par endroits ces éléments, mais l’équation générale laisse peu de place aux rapports sociaux concrets qui déterminent l’espace des possibles politiques.

Dans ce livre de 850 pages, les enquêtes de terrain qui permettent de mettre au jour de tels processus sont surtout mobilisées comme des recueils d’entretiens qui viennent illustrer la démonstration des chiffres. Alors certes, la notion de « classe géo-sociale » établie à partir d’un assemblage inédit d’indicateurs quantitatifs ouvre des perspectives de compréhension, dans le sillage des travaux sur les dimensions locales de l’espace social. Mais on peut s’interroger sur la capacité des catégories statistiques à saisir, à elles seules, « les effets de lieu » qui tiennent à la spécificité locale des rapports de classes.

Des configurations défavorables à la gauche

Cagé et Piketty font malgré tout plusieurs incursions vers une prise en compte de ces configurations, comme lorsqu’ils mentionnent que « le vote pour le FN-RN est devenu au fil du temps plus étroitement associé aux communes comptant la plus forte proportion d’ouvriers (principalement dans les bourgs et les villages). » Et ensuite que : « Ce vote a également toujours été une fonction croissante de la proportion d’indépendants. » (p.733)

Les groupes sociaux qui portent typiquement le vote à gauche sont soit absents de ces villages et bourgs populaires, du fait notamment du départ des jeunes diplômés ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi local, soit dans un entre-soi ignoré des classes populaires locales.

Seulement, lorsque les deux économistes s’étonnent positivement de corrélations entre la structure de la population et les comportements politiques, ils ne vont jamais jusqu’à les appréhender frontalement, c’est-à-dire de manière relationnelle, en envisageant la construction réciproque des classes sociales par les rapports qu’elles entretiennent entre elles. À défaut, comment comprendre que dans certaines configurations du tissu économique local, les affinités sociales et politiques des classes populaires jouent contre la politisation à gauche.

Il est fréquent qu’un ouvrier rural soit ami avec un artisan (ou un autre indépendant) et influencé politiquement (à droite) par lui. À l’inverse, les groupes sociaux qui portent typiquement le vote à gauche sont soit absents de ces villages et bourgs populaires, du fait notamment du départ des jeunes diplômés ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi local, soit dans un entre-soi ignoré des classes populaires locales.

Cette configuration a des implications sur les modèles de réussite considérés localement comme légitimes, sur la façon dont les gens se définissent et s’identifient à « un nous », et donc sur les comportements électoraux.

Par conséquent, si l’approche de Cagé et Piketty permet mieux que jamais de répondre à la première partie de la question présente en 1ere ligne de leur livre, « Qui vote pour qui ? », le débat reste ouvert sur la seconde partie, « et pourquoi ? »

Des affinités transclasses

Les membres des classes populaires rurales ont tendance à dénigrer d’autres classes populaires associées dans leurs représentations à la ville, à l’immigration et à l’assistanat.

Tandis qu’ils cherchent à minimiser le sentiment anti-immigré des classes populaires rurales ailleurs dans l’ouvrage, Cagé et Piketty donnent une profondeur historique à ce rejet, en montrant qu’à chaque époque une somme de stéréotypes étaient mobilisés par les ruraux à l’encontre de leurs homologues des villes.

Or cette sorte de « fausse conscience rurale » tient aussi au fait que dans certaines campagnes, ouvrier·e·s et employé·e·s aspirent largement au style de vie incarné dans leur monde proche par des artisans, des petits patrons, des propriétaires comme eux. Certes ces derniers sont davantage dotés en capital économique, mais ils les côtoient au quotidien, faisant parfois partie de leurs amis proches, de leurs familles, etc.

Ces affinités transclasses se comprennent logiquement si l’on a en tête le schéma de l’espace social proposé par Pierre Bourdieu. Les ouvriers et ouvrières de petites PME, propriétaires de leur logement et évoluant dans des sociabilités relativement homogènes ont des aspirations caractéristiques du bas à droite » de l’espace social, dans lequel se situent des individus au niveau de revenus et patrimoine différents, mais qui se rejoignent sur les valeurs, les goûts, la distance vis-à-vis du monde scolaire et du pôle culturel largement associé aux grandes villes.

Cette sorte de « fausse conscience rurale » tient aussi au fait que dans certaines campagnes, ouvrier·e·s et employé·e·s aspirent largement au style de vie incarné dans leur monde proche par des artisans, des petits patrons, des propriétaires comme eux. 

Cette petite bourgeoisie économique qui influence les classes populaires rurales est fièrement de droite et d’extrême droite, se faisant le relais informel de partis politiques pourtant assez absents des sociabilités locales.

Réputation et conformisme politique

Cette forme de bourgeoisie impose l’idée d’une méritocratie par le travail qui justifie à la fois le respect d’une hiérarchie sociale par le capital économique et la stigmatisation des plus précaires. Plus encore, ces groupes dominent les classes populaires au quotidien en distribuant les « bons points » des réputations des un·e·s et des autres sur le marché du travail et de là, dans toutes les scènes de la vie sociale, puisqu’en milieu rural, « tout se sait » et tout est lié.

Ces logiques réputationnelles sont omniprésentes dans mes enquêtes de terrain et forment la clé de voûte d’une analyse liant les conditions sociales et spatiales aux positionnements politiques.

C’est par exemple toute l’histoire d’Eric, cet ouvrier trentenaire qui a claqué la porte d’une petite PME. Son patron, qui était également un « pote », membre de son équipe de foot et partenaire occasionnel de chasse, l’a ensuite discrédité auprès des autres employeurs et plus largement de tout son entourage en le présentant comme un mauvais travailleur, surtout trop revendicatif. Plus tard, au cours d’une discussion avec plusieurs entrepreneurs locaux lors de laquelle des critiques lui sont adressées, Éric affirmera : « Moi, je suis bien de droite ».

La « sale réputation » dont il a souffert ne l’a pas mené à se politiser contre le patronat, mais bien à se revendiquer du « bon côté » de la frontière sociale avec « les bosseurs », contre lesdits « assistés », « cas sociaux » ou encore les « Mélenchons », comme on dit dans son entourage familial et amical pour désigner les personnes qui remettent en cause les inégalités.

Des obstacles démographiques

C’est pourquoi, pour jouer les pessimistes face à la démarche de Cagé et Piketty, on pourrait considérer que la « reconquête » des classes populaires rurales devrait avant tout passer par un bouleversement des dynamiques démographiques.

Ce dernier verrait les classes sociales plus marquées à gauche « s’établir » dans les campagnes industrielles et les bourgs en déclin. Une telle dynamique ne saurait cependant reposer sur le simple désir de verdure des citadins ou sur la volonté politique de quelques militants.

On pourrait à minima penser à la relocalisation d’emplois qualifiés dans les campagnes populaires qui permettrait aussi d’enrayer le départ des jeunes diplômés ruraux, notamment des jeunes femmes issues des classes populaires locales dont les qualifications scolaires ne sont pas adaptées au marché de l’emploi local.

De ce point de vue, la proposition de renforcement des services publics que l’on retrouve chez Cagé et Piketty pourrait se coordonner avec une politique de recrutement des diplômé·e·s issu·e·s de ces territoires.

Mais à l’heure actuelle, la tendance générale reste la suivante : les campagnes qui attirent les potentiels électeurs de gauche ne sont pas celles où l’on retrouve les plus fortes proportions de classes populaires. Comme les autres groupes sociaux, les représentants du pôle culturel de l’espace social ont une attirance pour les lieux, urbains et ruraux, où se concentrent déjà des personnes qui leur ressemblent.

Plus les différences d’opportunités d’emplois locaux, de styles de vie, de comportements politiques se polarisent géographiquement (et donc socialement), moins les espaces ruraux marqués par une domination du vote RN ont de probabilité d’attirer des individus et des groupes sociaux marqués à gauche.

La droitisation se construit en partie ainsi et les réponses à y apporter diviseront probablement la gauche, à l’image de la ligne envisagée par François Ruffin, qui s’adresse à la fois aux classes populaires et à leurs proches artisans, auto-entrepreneurs, petits-patrons qui font office dans les sociabilités de leader d’opinion.

Un « nous » à reconstruire

Cagé et Piketty, tout au long de leur livre, font du « sentiment d’abandon » une clé d’explication du vote RN. Sans écarter ce cas de figure, mes enquêtes m’ont surtout amené à observer une attitude différente à partir du moment où les classes populaires rurales ne se voient pas imposer ce registre de réponse. Loin de se vivre en permanence comme « abandonnés » par Paris, ces hommes et femmes ont accès à une reconnaissance locale et rejettent fortement le mode de vie urbain.

Alors qu’ils seraient plus anonymes en ville, les ouvrier·e·s et employé·e·s des villages sont pris dans des rapports de réciprocité intenses, où ce qui se passe ailleurs importe finalement moins. Les réduire, par une bienveillance située socialement, à cette image d’abandonnés ne ferait probablement que susciter chez eux le sentiment d’être incompris.

Le RN vend aux classes populaires rurales une réification passéiste d’une prétendue tradition dans laquelle leur style de vie serait la norme universelle.

C’est justement tout le succès du RN que d’avoir imposé ce registre de l’abandon dans le champ politique, tout en proposant à leur électorat un tableau cynique du lien social. Le RN vend aux classes populaires rurales une réification passéiste d’une prétendue tradition dans laquelle leur style de vie serait la norme universelle. Et plus encore, il promet une re-hiérarchisation des groupes sociaux de telle sorte que ces petits propriétaires s’assurent d’être toujours mieux traités que d’autres en dessous d’eux, ces autres issus de l’immigration avec qui la concurrence est présentée, de facto, comme inévitable.

Les ouvriers et employées des zones rurales désindustrialisées, qui font l’expérience de la concurrence pour l’emploi et s’accommodent assez largement des discours anti-immigrés, reconnaissent ainsi au RN d’être le porteur d’une vision intrinsèquement conflictuelle et donc honnête du monde social.

Les classes populaires n’ont pas le luxe de l’individualisme

Là où la gauche pourrait prendre appui, c’est sur le fait que cette conflictualité vécue va de pair avec un besoin de solidarité. Les classes populaires n’ont pas le luxe de l’individualisme. Parce ce que rien n’est complètement acquis pour éviter de « tomber plus bas », il faut compter sur la reconnaissance et le soutien des autres. Ce que dit le RN, c’est que cette solidarité ne saurait exister autrement qu’au prix de l’exclusion d’une partie du reste du monde, sur des critères non pas sociaux mais ethnoraciaux.

Ce positionnement a trouvé un écho facile chez les classes populaires rurales qui ont tendance à se revendiquer d’un « nous » sélectif, conflictuel, sous forme d’un « déjà nous » ou « nous d’abord » qui résonne avec les préférences proposées par l’extrême droite.

C’est par cette solidarité à petit rayon que l’on pense s’en sortir dans un contexte où il n’y a pas suffisamment de travail et de ressources pour que tout le monde s’assure une respectabilité. En l’état actuel des rapports de force sociaux et politiques, il est difficilement envisageable de voir ce « déjà nous » être transformé, par le simple fait d’un nouveau discours de gauche, en un « nous les classes populaires ».

Néanmoins, par optimisme, on peut se rappeler que malgré l’imprégnation des idées d’extrême droite, ce n’est pas contre les immigrés que les classes populaires rurales ont enfilé un gilet jaune. Il s’agissait bien de la nécessaire question de répartition des richesses face aux difficultés économiques vécues. Malgré son côté perfectible, c’est là tout l’intérêt du livre de Cagé et Piketty, que de vouloir recentrer le débat politique autour de ces questions, en apportant de l’empirique et du factuel à disposition de celles et ceux qui voudraient savoir de quoi il en retourne.

Les contradictions de l’électorat Le Pen – Par Bruno Amable et Stefano Palombarini

Le bus de campagne de Marine Le Pen à Carcassonne. © GhFlo

Le vote pour le RN est-il motivé par le racisme ou par le rejet de « l’assistanat » ? Alors que l’électorat de Marine Le Pen s’élargit à chaque élection et que le parti d’extrême-droite a abandonné toute remise en cause du système néolibéral (fin du projet de sortie de l’euro, opposition à la hausse du SMIC, abandon de la défense de la retraite à 60 ans…) pour séduire l’ancien électorat LR, on peut se demander ce qui réunit les électeurs frontistes… et ce qui serait susceptible de les diviser. Pour les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini, l’explication par le seul racisme est trop simpliste et néglige d’autres facteurs. D’après eux, il est possible pour la gauche de faire éclater la coalition électorale du RN en pointant l’imposture du discours social de Marine Le Pen, mais arrimer les couches populaires de la France périphérique à la NUPES sera néanmoins compliqué. Dans Où va le bloc bourgeois ? (Editions la Dispute), ils analysent la séquence électorale de 2022 et les évolutions par rapport à 2017 et esquissent des hypothèses sur les recompositions à venir. Extraits.

Amélie Jeammet : Au moment des résultats du second tour de l’élection présidentielle, une vidéo tournée à la mairie de Hénin-Beaumont a a pas mal circulé sur les réseaux sociaux, montrant des habitants de la ville protester avec beaucoup de colère et de brutalité verbale contre l’annonce de l’élection d’Emmanuel Macron. Usul et Ostpolitik ont fait une chronique sur Mediapart à propos des commentaires qu’a suscités cette vidéo sur Twitter. On peut les classer en deux grandes tendances : d’un côté, ce qu’on pourrait appeler un racisme de classe, qui passe par l’expression d’un mépris pour ces classes populaires « vulgaires » et « basses du front » et, de l’autre, des commentaires qui soulignent le mépris des premiers, et qui font appel à la souffrance sociale dans laquelle vivraient ces personnes filmées, laquelle rendrait leur colère compréhensible. Pour ce second groupe de commentaires, le vote Le Pen s’expliquerait donc par cette souffrance sociale, et non par une adhésion à une idéologie raciste.

La chronique d’Usul et d’Ostpolitik renvoie alors ces deux groupes de commentaires dos à dos en expliquant qu’ils dénient ce qui unifie les électeurs de Le Pen, à savoir le racisme, la xénophobie, la peur et la haine de l’islam, tout ce qui peut évoquer les Arabes ou les musulmans, et qui constituerait le véritable ciment de ce bloc d’extrême-droite. Bien sûr, la macronie n’est pas exempte de dérives idéologiques racistes de ce type, elle nous en a donné des exemples avec certaines lois plus ou moins explicitement dirigées contre les musulmans et leur présence dans l’espace public. Alors, effectivement, l’électorat de Le Pen est disparate, et il y a ce malentendu socio-économique entre les classes populaires qui votent pour elle et la base néolibérale de son programme économique, mais n’y a-t-il pas cette unité de haine ou de peur de la figure du musulman ?

Bruno Amable : Je crois que, lorsqu’on essaie de trouver des éléments communs à cette base sociale, c’est effectivement cela qui ressort. C’est finalement le seul point commun qu’ont ces groupes disparates. Mais pour l’analyser, il faut interroger la hiérarchie des attentes.

Stefano Palombarini : Oui, il y a de ça. Mais c’est réducteur de dire que c’est un électorat unifié autour du racisme. Un élément qui montre que cette façon de voir les choses est trop simple est le résultat de Zemmour, qui en termes de racisme a essayé, si l’on peut dire, de doubler Le Pen sur sa droite. Si le seul facteur qui attire le vote vers Le Pen était le racisme, Zemmour aurait été pour elle un vrai concurrent. Et il ne l’a pas été, notamment en ce qui concerne le vote des catégories populaires. C’est donc plus compliqué que ça. À mon sens, si on veut expliquer le paradoxe de classes pénalisées par les réformes néolibérales qui votent pour une candidate qui de fait les valide, il faut considérer trois éléments différents. 

Le premier, c’est que le RN profite d’une rente en quelque sorte. Il n’a jamais gouverné, et il profite ainsi du profil d’un parti anti-système. Il n’est pas le seul dans cette situation, car LFI par exemple n’a jamais été au pouvoir non plus, mais Mélenchon a été ministre, il était au PS, il a été soutenu dans deux campagnes présidentielles par le PCF, qui a été un parti de gouvernement. Quarante années d’alternances dans la continuité des réformes incitent à identifier le néolibéralisme au « système », et donc rapprochent ceux qui souffrent de ses conséquences du seul parti perçu comme anti-système.

Le deuxième élément est constitutif de la stratégie de l’extrême-droite, et il revient à dire : vos difficultés ne sont pas liées à l’organisation économique et productive, ce sont d’autres menaces qui pèsent sur vous. Il y a clairement une composante au minimum xénophobe là-dedans, et sur ce détournement des thèmes du débat, qui fait que dans les médias on discute beaucoup plus de burkini que de retraites, d’identité française que de pouvoir d’achat, il y a une convergence d’intérêts objective avec le pouvoir macroniste. Gérald Darmanin, Jean-Michel Blanquer et compagnie n’ont pas été sur ce terrain par hasard. Si les thèmes économiques et sociaux ont eu un peu de visibilité au cours des deux derniers mois de la campagne présidentielle, c’est uniquement grâce à la percée de Mélenchon dans les sondages. Mais il ne faut pas oublier qu’avant, le débat médiatique était tout entier consacré à l’immigration, l’insécurité, l’islam, la laïcité, etc., et cela a laissé bien sûr une trace dans les résultats électoraux. Je ne sais pas si Macron a voulu aider Le Pen à se qualifier, mais il avait certainement intérêt à orienter le débat dans cette direction pour invisibiliser les effets de son action sur le terrain social et économique. Cela profite à l’extrême-droite car des gens qui se sentent fragilisés, menacés ou directement en souffrance sociale ont eu tendance à se positionner par rapport à des thématiques sur lesquelles l’extrême-droite se propose comme protectrice.

« Sur ce détournement des thèmes du débat, qui fait que dans les médias on discute beaucoup plus de burkini que de retraites, d’identité française que de pouvoir d’achat, il y a une convergence d’intérêts objective avec le pouvoir macroniste. »

Le troisième élément découle de la croyance dans le TINA (There is no alternative), c’est-à-dire de l’idée que les réformes néolibérales sont nécessaires et inéluctables, et il est directement relié au racisme. L’extrême-droite propose de répartir de manière inégalitaire les conséquences de réformes auxquelles il serait impensable de s’opposer, mais qui vont faire mal aux classes populaires. C’est la préférence nationale mais pas seulement. Il faut de la main-d’œuvre flexible ? D’accord, laissons les immigrés dans la plus grande précarité, avec des CDD qu’il faut renouveler, sinon on les renvoie « à la maison». Il faut réduire la protection sociale ? Réservons-la exclusivement aux Français. L’objectif est une segmentation des classes populaires et ouvrières fondée sur des critères ethniques ou religieux, avec la promesse aux «Français de souche » de faire retomber sur les autres le coût social des réformes. Cet élément identitaire est central pour l’extrême-droite et se combine avec les deux autres dans le vote RN. C’est plus compliqué que de dire que ce sont des racistes qui se rassemblent, même si le racisme joue un rôle-clé. Mais si le RN était simplement le parti des racistes, on y trouverait une présence bourgeoise bien plus forte, car le racisme en France est très loin d’être l’exclusive des classes populaires.

Bruno Amable : C’est un paradoxe. On pourrait affirmer que la société française est probablement moins « raciste » qu’elle ne l’était il y a quatre ou cinq décennies. Les politistes ont des indicateurs pour le montrer. C’est aussi l’impression qu’on peut avoir de façon anecdotique. Le paradoxe étant qu’il y a quatre ou cinq décennies, les partis d’extrême-droite ne dominaient pas la vie politique. Si on voulait expliquer par le racisme la montée de l’extrême-droite, on devrait dire que la société est devenue plus raciste, ce qui n’est pas le cas. On peut même affirmer l’inverse.

C’est pour cela qu’il faut prendre en compte la hiérarchie des attentes. Les électeurs étaient en moyenne plus « racistes » il y a plusieurs décennies, mais cette préoccupation était relativement bas dans la hiérarchie de leurs attentes, ce n’était pas leur préoccupation principale. Je pense que, même parmi les électeurs de gauche qui ont porté Mitterrand au pouvoir, il y avait probablement plein de gens qui pensaient qu’il y avait trop d’immigrés, mais ce n’était pas ça qui leur importait principalement, c’était autre chose. Dans les 110 propositions de Mitterrand, comme dans le Programme commun, il devait y avoir le droit de vote aux élections locales pour les immigrés. Je suis bien persuadé que dans tout l’électorat, y compris populaire, il y avait des gens qui n’en voulaient pas. Comme la suppression de la peine de mort et peut-être d’autres propositions. Mais ce qui importait dans leur décision de vote ou de soutien politique était les mesures qui figuraient plus haut dans leur hiérarchie des attentes. Donc la question est de savoir pourquoi la hiérarchie des attentes d’une certaine partie des classes populaires s’est bouleversée à ce point et que les questions autour de l’immigration semblent avoir été considérées comme plus importantes qu’elles ne l’étaient par le passé. On revient à ce que disait Stefano : la restriction de l’espace du compromis est telle que, fatalement, on se tourne vers d’autres choses. 

Il y a aussi, dans certaines fractions des classes populaires, des attentes qui ne sont pas nécessairement sympathiques. Des attentes alimentées par le ressentiment social à l’égard des gens plus diplômés, perçus comme plus protégés ou plus aisés, et évidemment, un ressentiment à l’égard des immigrés ou de leurs descendants. Donc, tout ce qui peut gêner ces groupes sociaux à l’égard desquels s’exprime ce ressentiment peut provoquer une sorte de joie maligne fondée sur l’espérance de la mise en œuvre de mesures pénalisantes. L’électorat de Le Pen, Zemmour ou même en partie de LR serait très content si on parlait de couper les budgets de la culture, voire de la recherche ou de certaines aides sociales. Le ressentiment à l’égard des fonctionnaires est bien connu. Vu comme une catégorie privilégiée par certains segments de la population, tout ce qui peut leur nuire peut être jugé positif. On pourrait aussi évoquer ceux qu’on désigne sous l’appellation de « cas soc’ ». On retrouve au sein d’une partie des classes populaires la volonté de ne pas être des « cas soc’ ».

Au-delà du ressentiment individuel, on voit bien que c’est un problème politique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de proposition politique qui unifierait des groupes autour d’attentes communes qui ne seraient pas ces attentes-là, mais d’autres attentes qui permettraient de satisfaire l’ensemble des classes populaires ou une fraction des classes populaires et moyennes. Ce problème politique est celui de trouver une stratégie politique fondée sur des attentes plus positives. Je me souviens d’une question qui m’avait été posée en interview: qu’est-ce qui pourrait permettre d’unir à la fois le 93 et le nord-est de la France ? La réponse se trouve probablement du côté des politiques qui amélioreraient la situation matérielle de ces populations qui ont en commun de vouloir des écoles ou des hôpitaux de bonne qualité, des services publics de proximité, etc. C’est autour de ce genre de choses qu’on peut tenter de les réunir, plutôt que de jouer sur les différences de ces catégories de population en les exacerbant.

Stefano Palombarini : La réunification politique des classes populaires passe par l’idée qu’on peut avoir des avancées communes. Ce que tu disais sur le fait qu’il y a, dans ces classes, des attentes qui ne sont pas forcément sympathiques, c’est aussi une conséquence de la conviction que tout ce qu’on peut demander, c’est un partage plus favorable de ce qui existe. Donc pour obtenir quelque chose de plus, il faut le retirer aux fonctionnaires par exemple, ou aux immigrés. On pourrait le retirer aussi aux capitalistes, remarque, mais penser cela supposerait d’être déjà sortis de l’hégémonie néolibérale. Sur la fragmentation des classes populaires, un aspect intéressant réside dans la montée du  vote RN dans le monde rural. Dans le débat, on mélange des choses très différentes, on qualifie par exemple de rurales les zones anciennement industrialisées et en voie de désertification, alors que les problèmes politiques qui les caractérisent n’ont rien à voir et les raisons du vote à l’extrême-droite non plus.

« La réunification politique des classes populaires passe par l’idée qu’on peut avoir des avancées communes. »

Mais si on reste à la ruralité au sens strict, et qu’on se pose la question de comment amener les classes populaires qui l’habitent dans une perspective, disons, de gauche, on voit immédiatement la complexité du problème. Ces catégories étaient largement intégrées au bloc de droite, et depuis toujours, elles vivent dans un compromis avec la bourgeoisie de droite. Ce n’est pas si simple alors de les convaincre que, s’il y a quelque chose à prendre, c’est aux classes qui ont toujours été alliées, qui ont toujours voté comme elles, y compris pour désigner les maires et les conseillers municipaux. Les fonctionnaires qui votent à gauche ou les immigrés qui viennent de débarquer sont plus spontanément perçus comme des adversaires. Dans les petits villages ruraux, il y a aussi un aspect directement lié au vécu quotidien: la bourgeoisie de droite à laquelle il faudrait s’opposer, c’est le voisin. Et les immigrés et les classes populaires du 93 avec lesquelles on devrait s’allier, on ne les a jamais vus. Je prends cet exemple pour montrer qu’il y a des héritages culturels, politiques, idéologiques, de plusieurs dizaines d’années, qui pèsent et qui font obstacle à l’unité des classes populaires. Il ne s’agit pas d’obstacles indépassables, mais il n’y a pas non plus de solution disponible et immédiate pour remplacer un travail politique de longue haleine.

Amélie Jeammet : Je lance une hypothèse sur les résultats des législatives. Imaginons qu’il n’y ait pas de majorité absolue qui se dégage, mais qu’on se retrouve avec trois blocs : la NUPES, un bloc Macron et un bloc RN. Devrait-on alors s’attendre, sur quelques dossiers, à des alliances entre le bloc macroniste et le bloc RN?

Bruno Amable : J’ai du mal à l’imaginer, parce que du point de vue de l’extrême-droite, ce ne serait pas très habile. Ils ont au contraire intérêt à rester une force d’opposition ou au moins ne pas apparaître comme des soutiens d’une majorité macroniste. On peut imaginer des alliances ponctuelles, sur des lois ultra-sécuritaires par exemple, mais ils n’auraient pas intérêt à voter la réforme des retraites de Macron. Même s’ils n’y sont pas fondamentalement opposés. Et ils ont aussi intérêt à jouer les maximalistes. Dans le registre des thèmes absurdes des campagnes électorales, il y a cette histoire des « impôts de production». Il y avait une course de Macron à l’extrême-droite pour déterminer qui allait baisser le plus possible ces fameux impôts. Quoi que Macron puisse faire dans cette direction, ils ont toujours intérêt à dire que ce n’est pas assez. Donc je n’imagine pas une alliance explicite parce que je pense que ce ne serait pas rationnel.

Amélie Jeammet : Irrationnel par rapport à l’idée que le RN se donne l’image du parti antisystème, et que cela lui imposerait d’y renoncer ?

Bruno Amable : Si j’étais à leur place, je me dirais qu’on a un avantage à être anti-système parce qu’on n’a jamais gouverné. Si on se met en position de perdre cet avantage parce qu’on vote les lois sans même gouverner, on perd sur tous les côtés. À mon avis, ils n’ont pas intérêt à faire ça. S’il y avait simplement une majorité relative pour Macron, ce serait une situation très instable. S’il y avait une majorité relative pour la gauche, il y aurait intérêt, du point de vue de l’extrême-droite, à s’opposer, mais il y aurait un risque pour les macronistes, qui serait de voter avec l’extrême-droite contre la gauche. Et là, c’est la partie de leur argumentaire qui consiste à dire qu’ils ne sont pas avec les extrêmes qui disparaîtrait.

Stefano Palombarini : Il faut raisonner sur cette structure en trois pôles pour la période qui vient, tout en sachant que cela ne va pas durer très longtemps. Mais dans cette phase, il va y avoir une compétition entre le pôle d’extrême-droite et le pôle de la gauche de rupture pour déterminer qui est le véritable opposant au bloc bourgeois. Et tant que cette compétition est ouverte, ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à s’allier à Macron. Le discours est différent pour LR, voire pour la fraction dissidente du PS, qui sont désormais des forces minoritaires. Mais pour ce qui est de l’extrême-droite et de la gauche de rupture, leur objectif est de se légitimer comme l’alternative au pouvoir macroniste, auquel ils ont donc tout intérêt à s’opposer. Après quoi, cette compétition, à un moment donné, va se terminer. Il ne faut pas tirer des conclusions hâtives, mais dans la campagne des législatives, la gauche semble avoir pris un petit avantage. En tout cas, je pense que les choses deviendront claires au cours du quinquennat. Et il y a donc deux scénarios possibles.

« Il va y avoir une compétition entre le pôle d’extrême-droite et le pôle de la gauche de rupture pour déterminer qui est le véritable opposant au bloc bourgeois. Et tant que cette compétition est ouverte, ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à s’allier à Macron. »

Le premier passe par l’échec de la gauche, qui deviendrait plus probable si la Nupes se révélait un simple accord électoral sans avenir. Dans ce cas, on irait vers un bipolarisme à l’anglo-saxonne, qu’on retrouve en réalité aussi dans plusieurs pays d’Europe continentale, avec un bloc qui se prétend progressiste et démocrate, opposé à une alliance identitaire et traditionaliste. Il faut voir que, dans ce type de bipolarisme, les réformes néolibérales ne rencontreraient plus d’obstacle au niveau de la représentation démocratique. Bien sûr, elles susciteraient une opposition sociale, qui cependant ne trouverait plus d’interlocuteurs parmi les élus. On peut même dire que la transition néolibérale implique une série de réformes qui portent sur les institutions économiques, et qu’elle implique aussi une telle reconfiguration du système politique. Évidemment, ce scénario correspondrait à l’échec total de la stratégie de Mélenchon, qui, depuis sa sortie du PS, travaille à la construction d’une alternative politique au néolibéralisme. Et ce n’est pas du tout étonnant de constater que Mélenchon est considéré comme l’ennemi à abattre non seulement par Macron et Le Pen, mais par le système médiatique dans son ensemble. Ce n’est pas certain qu’ils y arriveront, car la souffrance sociale engendrée par les réformes est telle que la gauche de rupture dispose, potentiellement, d’un vrai socle social.

Il y a aussi un second scénario, celui dans lequel cette gauche s’affirmerait comme une vraie prétendante au pouvoir. On aurait alors un conflit politique de tout autre nature, qui porterait sur les questions sociales et économiques, et même sur les modalités d’organisation de la production, de l’échange et de la consommation. Une telle situation produirait presque mécaniquement un rapprochement entre le bloc bourgeois et l’extrême-droite, qui sur ces enjeux ont des positions absolument compatibles. Je ne crois pas que cela irait jusqu’à un parti unique de la droite, même s’il est intéressant de noter qu’un tel rapprochement se produirait alors que la succession de Macron sera certainement ouverte du côté de LREM, et celle de Le Pen possiblement au RN. Mais socialement, il n’y aurait pas de fusion complète entre le bloc bourgeois et celui d’extrême-droite. D’une certaine façon, le double jeu du RN ne serait plus tenable, et une partie des classes populaires qui votent pour ce parti ne suivraient pas le mouvement. Si donc le bloc de la gauche de rupture se consolidait et s’affirmait, il se retrouverait confronté à un nouveau bloc qui s’agrégerait autour du soutien au modèle néolibéral, avec une composante autoritaire importante, probablement aussi avec une composante identitaire et xénophobe. Mais bon, ces deux scénarios hypothétiques concernent l’avenir. Pour l’instant, nous sommes dans une configuration tripolaire, et pour revenir à ta question, il n’y a pas dans une telle configuration d’alliance envisageable avec Macron, ni pour la gauche de rupture ni pour l’extrême-droite.

Bruno Amable : Pepper D. Culpepper, un politiste américain, fait une différence entre ce qu’il appelle la noisy politics et la quiet politics. En gros, ce qui est lisible dans le débat public, et ce qui échappe au grand public, aux médias… Typiquement, la noisy politics, c’est par exemple la déchéance de la nationalité, et la quiet politics, c’est tout un tas de mesures de libéralisation financière que personne ne remarque parce que c’est trop compliqué, et dont on ne comprend qu’après les conséquences. Macron et l’extrême-droite n’ont pas du tout intérêt à se rapprocher sur la noisy politics. Mais sur la quiet politics, je ne suis pas sûr. Ils pourraient très bien s’entendre sur des choses qui échappent au débat public.

Où va le bloc bourgeois ?, par Bruno Amable et Stefano Palombarini, Editions La Dispute, 2022.

Le vote par approbation : un scrutin plus démocratique ?

    En 1770, Nicolas de Condorcet érige un principe simple pour déterminer la légitimité démocratique d’une élection : « si un [candidat] est préféré à tout autre par une majorité, alors ce candidat doit être élu ». L’énoncé apparaît logique, pourtant notre mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours échoue le plus souvent à le respecter. Nous conservons pourtant ce scrutin alors que plusieurs générations de penseurs ont construit de nombreuses méthodes alternatives plus à même de refléter les préférences des électeurs. Si certaines d’entre elles ont connu un écho médiatique important, il s’agit ici d’attirer l’attention sur un scrutin peu connu du grand public, au contraire des chercheurs : le vote par approbation. En effet, en 2010 un collectif de 21 spécialistes en théorie du vote a élu le vote par approbation comme étant le meilleur mode de scrutin, et ce en usant… du vote par approbation1. Sur quels critères ce scrutin pourrait-il s’imposer comme l’alternative la plus crédible à notre mode de scrutin actuel ?

    Les défauts du scrutin uninominal majoritaire à deux tours

    Notre méthode de vote pour nos principales élections repose sur le scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Uninominal car nous ne pouvons déposer qu’un nom dans l’urne. Majoritaire car c’est le candidat récoltant plus de 50% des suffrages exprimés qui est élu. Cela peut survenir dès le premier tour, mais le cas est rare, ce qui nécessite donc un deuxième tour au cours duquel les deux candidats ayant récolté le plus de voix au premier tour s’affrontent en duel pour obtenir la majorité de 50% des suffrages exprimés. Cette méthode de vote qui nous paraît désormais naturelle, comporte pourtant au moins deux effets pervers graves, qui compromettent la garantie d’une juste représentation de l’opinion des électeurs à travers leurs représentants élus.

    Il s’agit d’abord de ce que l’on nomme parfois le Spoiler effect, à savoir le fait que deux candidatures trop proches idéologiquement se gâchent mutuellement leur chance de passer le premier tour et donc à terme de remporter les élections. Un « gros candidat » peut ainsi voir ses probabilités de l’emporter considérablement amoindries voire anéanties par l’émergence d’une ou de plusieurs « petites candidatures » de son camp politique. Le cas d’école étant évidemment celui de la défaite de Jospin en 2002, donné gagnant par plusieurs sondages2 face à n’importe quel autre candidat au second tour mais manquant la marche du premier à cause de la dispersion des candidatures à gauche.

    Dès lors, l’un des enjeux décisifs d’une élection avec ce mode de scrutin consiste à éliminer les rivaux de son propre camp ou des camps voisins, en constituant une candidature unique. Le résultat des élections tient donc, pour beaucoup, non pas aux préférences des électeurs mais à la capacité des partis politiques d’un même camp à se rassembler. Cette dynamique est donc bien une conséquence perverse d’un mode de scrutin spécifique, et ne relève pas forcément du « bon sens » de rassembler un camp aux idées similaires. Dans ce contexte, l’union peut conduire à faire disparaître des candidats représentant réellement une sensibilité politique distincte, et donc à empêcher des électeurs d’exprimer finement leur opinion.

    Le deuxième effet néfaste est que, bien souvent, ce mode de scrutin oblige à un vote stratégique pour espérer faire passer au second tour la candidature que l’on déprécie le moins parmi celles qui ont à peu près une chance de l’emporter. Ce faisant, ce vote « utile » empêche d’exprimer toute forme de soutien, par le vote, à des candidatures qu’on lui préfère. Ce vote « utile » empêche donc le vote de conviction.

    Le principal problème qui en découle est d’ordre démocratique : les citoyens ne peuvent pas exprimer leurs préférences réelles, lors des rares occasions où leurs avis sont sollicités. Mais un autre problème est la conséquence que ce vote « utile » a sur la manière de mener campagne. Alors que l’on devrait s’attendre à voir s’affronter en priorité des candidats qui sont des adversaires idéologiques, on observe que, paradoxalement, la logique du vote utile incite des candidats-partenaires au sein d’un même camp politique à s’affronter tout aussi violemment, si ce n’est davantage, pour espérer enrayer chez eux cette dynamique du vote utile. Les affrontements entre le RN et Reconquête l’illustrent parfaitement.

    Enfin, ces deux phénomènes conjugués ne sont pas sans conséquences sur les résultats du scrutin. Pour déterminer s’ils sont légitimes démocratiquement, la plupart des chercheurs en théorie des votes s’accordent sur le fait que ceux-ci doivent respecter une norme : le principe de Condorcet, selon lequel « si une alternative [ici un candidat] est préférée par une majorité à toute autre alternative, alors celle-ci doit être élue ». Par extension, le candidat ainsi choisi est appelé le vainqueur de Condorcet. En clair, il s’agit d’appliquer le principe de préférence de la majorité.

    Le respect de ce principe nous paraît instinctif lorsqu’il s’agit de qualifier ce qu’est une élection légitime démocratiquement. Pourtant si l’on étudie le fonctionnement du mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours, celui-ci est bien souvent incapable de respecter ce principe démocratique. Ainsi, si l’on prend l’exemple de trois candidats A, B et C, pour lesquels on obtient les résultats suivants :
    · 4 électeurs : A > B > C (lire 4 électeurs, préfèrent A à B et B à C).
    · 3 électeurs : C > B > A
    · 2 électeurs : B > C > A

    Avec notre mode de scrutin actuel, B est éliminé dès le premier tour, et au second tour c’est C qui l’emporte, en bénéficiant du report de voix des électeurs de B au premier tour (3+2 = 5 pour C, contre 4 pour A). Or, si B devait affronter en duel A, les électeurs de C se reporteraient sur B, le faisant ainsi gagner avec 2+3 voix, donc 5 voix contre 4. De même, si B affronte C en duel, B bénéficie du report de voix de A, avec donc 2+4 voix soit 6 voix contre 3. On observe ainsi que B est bien le vainqueur de Condorcet : face à toutes les alternatives (A et C), B est préféré par une majorité d’électeurs. Le principe de Condorcet est respecté alors que le scrutin uninominal majoritaire à deux tours échoue à le garantir, en élisant C.

    Pour prendre un exemple réel, en 2007, la plupart des sondages donnaient François Bayrou vainqueur en duel face à n’importe quel candidat au 2ème tour3. Pourtant, incapable de passer le premier tour, il n’a pas été élu. Il ne s’agit pas de défendre, sur le fond des idées, la candidature de Bayrou, mais bien de nous en tenir au principe de Condorcet selon lequel, de tous les candidats, c’était bien François Bayrou qui était le candidat le plus légitime démocratiquement pour gagner ces élections.

    Le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, sous les effets conjugués du spoiler effect et de la dynamique du vote utile est donc nuisible à la bonne représentation des préférences des électeurs en étant incapable de faire élire le vainqueur de Condorcet, tout en conduisant à des dynamiques politiques dommageables pour la tenue d’un débat démocratique constructif. Ces défauts sont suffisamment graves pour remettre en cause la légitimité de l’élection même. Pourtant, bien que ces effets soient connus, nous maintenons cette méthode de vote : quelles en sont les raisons ?

    Des modes de scrutin alternatifs jugés trop compliqués

    L’une des raisons principales relève d’une défiance structurelle à l’égard du changement, quand bien même l’état actuel des choses nous serait collectivement et individuellement défavorable. Ce « biais du statut quo » est un biais cognitif connu en psychologie sociale, qui explique probablement beaucoup des absurdités de notre système politique et économique. Il s’agit néanmoins de le prendre en compte si nous souhaitons réformer notre système de vote.

    Car en effet, la question de la réforme de notre mode de scrutin n’est pas nouvelle. Dès l’irruption des élections dans la vie politique française, des penseurs se sont penchés sur la question de la méthode de vote à choisir afin qu’elle rende compte au mieux des préférences des électeurs. Il existe donc pléthore de modes de scrutin plus vertueux que celui que nous utilisons : les duels électoraux de la méthode de Condorcet, le vote à point de la méthode Borda, le scrutin de Condorcet randomisé, etc.

    Mais plus récemment, c’est la méthode du jugement majoritaire qui a fait grand bruit. Probablement même un peu trop. Les élections présidentielles ont en effet été parcourues de plusieurs petits événements dont celui de la Primaire Populaire, d’initiative citoyenne, qui avait pour objectif de faire émerger une candidature unique à gauche, au moyen d’un mode de scrutin innovant, disposant, de l’avis de beaucoup de spécialistes, d’excellentes propriétés. Cette méthode électorale consiste à donner non pas une note mais une mention à chacune des candidatures : excellent, très bien, bien, assez bien, passable, insuffisant, à rejeter. Pour chaque candidature on obtient ensuite un pourcentage pour chacune des mentions. Il s’agit ensuite de déterminer la mention majoritaire à partir de la médiane.

    Cette méthode de vote, dans le cadre de cette Primaire Populaire, a été beaucoup critiquée et moquée. Outre le fait qu’avec cette méthode nos présidents et députés pourraient être élus sur la base d’une mention « Passable », ce qui comporte sa dose de ridicule4, ce système de vote a paru trop compliqué. Car dans notre contexte politique actuel, marqué par une abstention croissante, complexifier le mode de scrutin fait courir le risque de créer de nouvelles barrières entre les électeurs et les urnes.

    Le seul avantage de notre mode de scrutin est sa simplicité. Pour autant, ses défauts sont trop importants pour que cette seule raison soit suffisante pour le pérenniser. Il s’agit dès lors de trouver une méthode de vote à même de résoudre ces défauts, tout en étant suffisamment simple pour être facilement admise par les électeurs français. La tâche paraît ardue, et pourtant la solution pourrait bien se trouver dans le changement d’un seul des paramètres de notre mode de scrutin.

    Le vote par approbation : l’introduction de la plurinominalité

    Le biais cognitif de statut quo pousse à privilégier l’état actuel des choses, comme suggéré précédemment. Il s’agit donc de perturber le moins possible notre mode de scrutin actuel, tant dans son principe que dans sa mise en œuvre pratique. Le scrutin uninominal majoritaire à deux tours est simple, il repose, comme son nom l’indique, sur trois principes : l’uninominalité (on doit déposer un seul nom dans l’urne), la majorité (le candidat qui remporte une majorité de suffrage l’emporte) et la réalisation en deux tours, afin de garantir une majorité absolue (plus de 50% des suffrages). Pratiquement, le jour du vote nous nous rendons dans un bureau de vote, déclinons notre identité, récupérons plusieurs bulletins pour garantir le secret de notre vote, nous rendons dans l’isoloir, déposons un nom dans l’enveloppe, et déposons cette dernière dans l’urne après signature et validation de l’identité. A voté.

    Dès lors, sur quel principe faut-il agir pour améliorer notre méthode de vote ? Le principe de majorité est indispensable. Selon le principe de Condorcet, pour qu’une élection soit légitime démocratiquement, il faut que la préférence de la majorité l’emporte. Il semble même qu’avec notre méthode actuelle, ce principe est insuffisamment respecté, étant donné que le vainqueur de Condorcet est presque systématiquement défait. La réalisation de l’élection en deux tours est un principe cosmétique, mais dans le cas de ce mode de scrutin, il s’agit bien plus d’une mesure visant à davantage respecter le principe de majorité en corrigeant les effets néfastes d’un scrutin uninominal, en jouant sur les reports de voix lors du second tour. En effet, les scrutins uninominaux majoritaires à un tour sont considérés comme les pires méthodes de votes par les chercheurs, à commencer par le panel de 21 chercheurs que nous citions en introduction. Ces scrutins reflètent très mal les préférences de la majorité en étant encore plus sensibles au Spoiler effect et au vote utile tel que nous les avons décrits.

    La validité du dernier principe semble plus discutable. Pourquoi ne déposer qu’un nom dans l’urne ? Notre méthode de vote nous pousse à considérer que notre soutien pour un candidat vaut forcément désapprobation de tous les autres, alors que les enquêtes d’opinion démontrent au contraire la forte hésitation des électeurs entre plusieurs candidats5. De manière générale, dans tout autre contexte que les élections politiques, apporter notre soutien à une cause ne se fait pas en exclusion d’une autre. C’est pourtant de cette manière que nous votons pour les élections qui décident de l’avenir de la nation tout entière, en ne prenant aucunement en compte les préférences multiples des électeurs, parfois intensément indécis. C’est donc bien sur le principe de l’uninominalité qu’il faut agir.

    En somme, il faudrait (presque) que rien ne change pour que tout change : d’un vote uninominal majoritaire à deux tours, il s’agit simplement de passer à un scrutin plurinominal majoritaire à deux tours. Le déroulé du vote serait quasiment le même : se rendre dans notre bureau de vote, décliner notre identité, récupérer, plusieurs bulletins, se rendre dans l’isoloir et déposer plusieurs noms dans l’enveloppe, déposer cette dernière dans l’urne après signature et validation de l’identité. A voté.

    Communément, ce mode de scrutin est appelé « vote par approbation ». Comme pour notre système de vote actuel, on pourrait prendre le nombre de votes et le diviser par le nombre total de suffrages exprimés pour rendre compte du résultat en pourcentage. Ces pourcentages d’approbation additionnés dépasseraient probablement les 100 points de %, mais le principe de majorité reste le même : les deux candidats obtenant les % d’approbation le plus élevés peuvent passer au deuxième tour. Celui ou celle qui remporte au deuxième tour une majorité de suffrage l’emporte. Notons par ailleurs qu’un candidat pourrait être élu avec moins de 50% des suffrages, car le fait de ne déposer aucun nom dans l’urne peut être considéré comme une forme particulière de vote (« je n’approuve personne ») qui peut faire diminuer le pourcentage d’approbation des deux candidats (et donc du vainqueur également). Précisons enfin que, dans un scrutin plurinominal majoritaire, la réalisation en deux tours n’est pas vraiment nécessaire, et consisterait plutôt à rassurer les électeurs en ne bousculant pas trop leurs habitudes. En effet, le report de voix n’a plus de sens dans un mode de scrutin pour lequel il est déjà possible d’exprimer ses préférences pour plusieurs candidats.

    Le vote par approbation modifie très peu nos habitudes de vote, et à bien des égards, nous le pratiquons déjà : questionnaire à choix multiples, choix de dates, et Doodle en tous genres. Simple, instinctif même, mais pas seulement. Ce petit changement dans la manière de voter permet de résoudre les deux principaux problèmes de notre mode de scrutin actuel, à savoir le Spoiler effect et le vote utile qui empêche le vote de conviction.

    Petit changement, grandes vertus

    Le problème du Spoiler effect est tout entier contenu dans le fait qu’une candidature supplémentaire peut influencer la quantité de votes que peut en espérer une autre, d’autant plus si ces candidatures sont idéologiquement proches. Avec l’introduction de la plurinominalité, apporter son soutien à une candidature ne revient plus à le retirer d’une autre. D’une certaine manière les candidatures deviennent indépendantes les unes des autres.

    Il n’y a donc plus d’intérêt aussi décisif au fait de constituer une candidature unique, les possibilités de victoire ne dépendent plus d’un élément exogène à la préférence des électeurs mais bien d’un élément endogène, propre aux électeurs et non plus aux partis politiques. Par ailleurs, inutile désormais d’essayer de discréditer les candidatures des autres pour inciter les électeurs à voter spécifiquement pour la sienne, l’enjeu est de convaincre les électeurs de voter aussi pour la sienne, ce qui est une dynamique autrement plus saine.

    De manière plus claire encore, le problème du vote utile qui empêche le vote de conviction ne se pose plus. Chacun peut exprimer librement ses convictions en signifiant son approbation à ses candidats préférés, même si ceux-ci n’ont que très peu de chance de l’emporter, sans que cela ne change le résultat du vote.

    Ainsi, en jouant sur une seule dimension de notre mode de scrutin actuel, à savoir son caractère uninominal, nous en résolvons ses principaux problèmes. Certes, les informations que le vote par approbation permet de récolter sont parcellaires, contrairement à d’autres méthodes comme le vote majoritaire. Pour autant, il a le mérite de s’inscrire dans la continuité de notre système actuel, d’être simple, instinctif et donc acceptable. Mais au-delà de ses propriétés intrinsèques, le vote par approbation changerait le visage de la vie politique française, en en changeant les pratiques électorales et en permettant d’en clarifier l’analyse.

    Le vote par approbation : quelle transformation de la vie politique en attendre ?

    Pour nous inspirer, nous pouvons nous baser sur les résultats de nombreuses études, qui, en France, étudient depuis 20 ans les différents systèmes de vote et leurs conséquences sur notre démocratie. C’est notamment le cas de l’équipe du CNRS Voter Autrement qui, à chaque élection présidentielle, propose aux électeurs de plusieurs bureaux de vote de voter une deuxième fois selon d’autres modes de scrutin. Le vote par approbation a été testé et les résultats sont éclairants.
    Les expériences confirment que le vote par approbation est facile à prendre en main pour les électeurs. Par ailleurs, il est très bien compris (faible nombre de bulletins blancs) et les électeurs se saisissent des possibilités de ce mode de scrutin en « approuvant » en moyenne près de 3 candidats6.

    Il s’agit également de lutter contre les effets néfastes du scrutin uninominal, et faire en sorte d’élire le candidat le plus légitime démocratiquement, à savoir le vainqueur de Condorcet. Là aussi les expériences menées démontrent que c’est bien le cas. D’après les expériences menées en 2007, c’est bien François Bayrou qui aurait été élu avec ce mode de scrutin, avec un taux d’approbation de 50% contre 45% pour Nicolas Sarkozy (voir le tableau ci-dessous).

    Comment expliquer cette différence ? Le vote par approbation nous permet de déterminer le niveau de concentration électorale c’est-à-dire la capacité pour un candidat à attirer le vote des électeurs sans que ces derniers ne votent pour d’autres candidats. En 2007, la candidature de Nicolas Sarkozy témoigne de cette capacité, ces soutiens l’approuvent de manière presque inconditionnelle, sans songer à soutenir d’autres candidats. Pour autant, il n’attire que peu d’autres soutiens au-delà de ce socle de fidèles. Il en va de même pour Jean-Marie Le Pen. Une hypothèse peut-être formulée : cette « fidélité électorale » traduit une tradition du vote de droite, l’élection d’un chef, qui ne doit pas souffrir de concurrence. Cette tradition avantage ainsi largement les candidatures de droite dans notre système de vote actuel, qui dans le cadre de la Vème République, héritière des traditions gaulliste et bonapartiste, a précisément pour objet de faire émerger cette figure du chef. À l’inverse, le vote par approbation promeut une autre culture politique, qui laisse davantage la place au débat d’idées et au compromis.

    Ainsi, les expériences du vote par approbation modifient significativement le classement des candidatures. On le voit dans le tableau ci-dessus, pour les élections de 2007, Bayrou est premier, suivi de Sarkozy, Royal, Besancenot, Voynet et en 6ème position seulement : Jean-Marie Le Pen. En 2012, c’est François Hollande qui est premier suivi par François Bayrou, Jean-Luc Mélenchon, Nicolas Sarkozy, Eva Joly et en 6ème position, toujours une Le Pen7. Pour les élections de 2022, contrairement aux années précédentes, le podium reste inchangé mais l’adhésion à Jadot et Poutou est beaucoup plus élevée. On observe donc systématiquement que « les petits candidats » y sont mieux représentés, ce qui témoigne de l’intérêt des électeurs pour leurs thématiques. De fait, les enquêtes d’opinion nous indiquent bien que parmi les grandes crises que traverse la France, c’est bien la crise sociale qui est la plus importante (46%) et la crise environnementale (30%), largement devant la crise identitaire (24%)8. Là encore, le vote par approbation permet de mieux rendre compte des préoccupations des Français, tandis que le scrutin uninominal érige Eric Zemmour en 4ème homme des élections de 2022.

    Au-delà des changements que le vote par approbation entraînerait sur les résultats des élections, cette méthode permettrait surtout de mieux en comprendre la signification. D’abord, car le vote par approbation permet, naturellement, de prendre en compte un type de vote qu’à l’inverse le vote uninominal éclipse mécaniquement : le vote blanc. En effet, avec cette méthode le fait de déposer une enveloppe vide dans l’urne est bien pris en compte en contribuant à diminuer le taux d’approbation de chacun des candidats. Ce faisant, cela nous permet d’évaluer plus justement le niveau de légitimité du président élu, qui ne peut plus bénéficier au second tour d’une majorité absolue automatique, ou bénéficier au premier tour d’un vote utile pour contrer un concurrent clivant. Le scrutin uninominal a ainsi permis à Emmanuel Macron de récolter 58% de suffrages artificiels, sans que le taux d’abstention ou le vote blanc ne puisse entamer officiellement cette légitimité de façade. Encore aujourd’hui, il nous est impossible de déterminer objectivement les suffrages relevant du vote de conviction de ceux consécutifs au rejet de l’extrême droite, forçant ainsi les commentateurs de tous bords à spéculer sur le sens de ce vote pourtant crucial.

    En second lieu, l’analyse des approbations des électeurs permet d’évaluer comment ces derniers associent implicitement les candidats entre eux. En d’autres termes, le vote par approbation nous autorise à déterminer l’axe politique le plus pertinent pour comprendre le vote des électeurs. Avec cette méthode, il serait possible de répondre à l’une des questions permanentes de la politique française : le clivage gauche-droite est-il mort ? En 2012, la réponse était négative. La dernière étude en date, fondée sur le vote par approbation, fait émerger un banal axe gauche-droite (voir figure ci-dessous). L’analyse est à actualiser, et il est bien possible que cet axe ne soit plus pertinent, pour autant elle a l’avantage d’offrir une réponse scientifique à une question à laquelle on répond davantage à partir de critères idéologiques afin de légitimer un agenda politique.

    Le scrutin uninominal conduit donc à des résultats pour une large part inexploitables pour l’analyse, qui nous condamne à les interpréter subjectivement ou à compenser ses insuffisances intrinsèques par l’usage de sondages à la méthodologie parfois douteuse. À l’inverse le vote par approbation nous permettrait d’obtenir des informations claires sur l’état des forces politiques à un instant donné, et ainsi nous permettre de substituer aux bavardages des commentateurs, la rigueur d’une analyse scientifique.

    Changer notre mode de scrutin constitue dès lors une condition nécessaire pour accorder une légitimité démocratique à nos élections. Nécessaire, certes, mais pas suffisante. Un juste scrutin ne constitue que le dernier jalon d’un ensemble de conditions préalables : indépendance des médias pour une information de qualité, financement public massif des partis et des campagnes politiques, garantie de la représentativité des élus… En somme, assurer ainsi la représentation des intérêts des citoyens, et contribuer à les réconcilier avec une forme particulière de démocratie.

    [1] Larousserie, D. (2012, 6 avril). Le vote par approbation. Le Monde.frhttps://www.lemonde.fr/sciences/article/2012/04/06/le-vote-par-approbation_1681234_1650684.html

    [2] Le Monde. (2002, 27 février). Deux sondages donnent Lionel Jospin favori. Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/02/27/deux-sondages-donnent-lionel-jospin-favori_264485_1819218.html

    [3] Liberation.fr (2007, 19 février). Sondage : au second tour, Bayrou gagnerait face à Sarkozy ou Royal. Libérationhttps://www.liberation.fr/france/2007/02/19/sondage-au-second-tour-bayrou-gagnerait-face-a-sarkozy-ou-royal_12708/

    [4] Et n’a pas manqué d’être moqué : 

    Birken, M. (2022, 31 janvier). Les résultats de la primaire populaire valent le détour(nement). Le HuffPosthttps://www.huffingtonpost.fr/entry/resultats-primaire-populaire-valent-le-detournement_fr_61f790c7e4b04f9a12bf3bc4

    [5] Sciences Po CEVIPOF, Fondation Jean Jaurès, Le Monde, Ipsos, & Sopra Steria. (2022, avril). Enquête électorale française (ENEF) 2022https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/EnEF%202022-Vague%209.pdf. p.33

    [6] Baujard, A., Gavrel, F., Igersheim, H., Laslier, J. F., & Lebon, I. (2013). Vote par approbation, vote par note. Revue économique, Vol. 64(2), 345‑356. https://doi.org/10.3917/reco.642.0006

    [7] Baujard, A., Gavrel, F., Igersheim, H., Laslier, J. F., & Lebon, I. (2013). Vote par approbation, vote par note. Revue économique, Vol. 64(2), 345‑356. https://doi.org/10.3917/reco.642.0006

    [8] Sciences Po CEVIPOF, Fondation Jean Jaurès, Le Monde, Ipsos, & Sopra Steria. (2022, avril). Enquête électorale française (ENEF) 2022https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/EnEF%202022-Vague%209.pdf. p.9

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