Il y a vingt ans, le « non » de 55% des Français à la Constitution européenne soumise à référendum envoyait un message clair de rejet d’une construction supra-étatique néolibérale, technocratique et austéritaire. Ultra-majoritaire chez les classes populaires et victorieux malgré la propagande médiatique en faveur du « oui », ce vote dessinait une majorité sociale pour une autre politique, bâtie sur la souveraineté populaire et un Etat fort face à l’oligarchie et à la mondialisation. Malgré le passage en force du Traité de Lisbonne, cette majorité existe toujours et doit servir de base électorale et sociale pour la gauche. C’est en tout cas l’avis du député LFI de Loire-Atlantique Matthias Tavel. Tribune.
Vingt ans après le « non » du peuple Français au Traité constitutionnel européen le 29 mai 2005, la poutre travaille encore. L’histoire a donné raison à ceux qui ont défendu la rupture avec la construction libérale de l’Europe. Les dogmes libéraux (austérité budgétaire, libre-échange, banque centrale indépendante, soumission à l’OTAN etc.) ont montré leur incapacité à faire face aux crises comme aux défis durables. Même les libéraux ont dû les mettre parfois entre parenthèses depuis, face au Covid par exemple.
Mais les fanatiques de la Commission européenne et leurs relais veulent persévérer avec cette boussole, « quoi qu’il en coûte » économiquement, socialement, écologiquement, démocratiquement. Car dans un contexte structurel de changement climatique, de désindustrialisation, d’impérialisme douanier des Etats-Unis, de concurrence déloyale chinoise, de sécurité collective européenne mise à mal par la guerre de Poutine en Ukraine, la poursuite du « monde d’avant » n’est ni possible, ni souhaitable.
Un « non » populaire
Le monde d’après ne peut avoir d’autre fondement que l’exigence populaire exprimée dans les urnes du 29 mai 2005. Ce jour-là, 55% des Français votaient « non » à l’Europe libérale, avec une très forte participation de 70%, au terme d’un débat intense. Plus encore, le « non » l’emportait chez 80% des ouvriers et dans 84 départements sur 100, dans 413 circonscriptions sur 577. C’est cette « force du peuple » que l’oligarchie a voulu effacer. Sans succès.
« Le champ politique reste profondément structuré par l’onde de choc de 2005. »
Le champ politique reste profondément structuré par l’onde de choc de 2005. Au bout de vingt ans de manœuvres et fausses alternances, le camp du « oui » est à bout de souffle. L’effondrement du PS en 2017, de l’UMP en 2022, du macronisme depuis, confirme le rétrécissement continu de la base sociale du « oui » de 2005, libéral et européiste. Si les deux porte-parole du « oui » qui s’affichaient ensemble à la une de Paris Match à l’époque, François Hollande et Nicolas Sarkozy ont été élus, ils auront été le chant du cygne de leurs partis. Et la fusion de ces deux courants d’opinion dans le macronisme en aura signé l’agonie. A l’inverse, les forces politiques en dynamique sur ces vingt dernières années, en particulier la gauche radicale par le Front de Gauche puis la France insoumise, mais aussi le RN, sont directement liées au « non ».
L’Europe austéritaire contre la souveraineté
La forfaiture de la ratification du Traité de Lisbonne par voie parlementaire en 2008 aura donné le départ d’une série de coups de force pour imposer aux peuples les choix qu’ils refusaient : référendums contournés ou piétinés en France, Pays-Bas, Irlande, Grèce ; recours à l’article 49-3 de la Constitution en France pour imposer la privatisation d’EDF-GDF, la loi El Khomri, les budgets austéritaires ou la retraite à 64 ans ; criminalisation des Gilets jaunes ainsi que des mouvements sociaux, écologistes, ou pour la paix à Gaza etc. La « normalisation » libérale de la France se fait contre la démocratie, par un néolibéralisme autoritaire dont 2005 a été la genèse. La brutalité du refus d’Emmanuel Macron de respecter le résultat des élections législatives de 2024 en écartant le Nouveau Front Populaire de la formation du gouvernement n’est que la suite logique du rétrécissement autoritaire du « oui » liée à sa minorisation dans la société française.
L’aspiration à la souveraineté n’a fait que se renforcer depuis 2005. Souveraineté populaire face à la monarchie présidentielle et aux diktats européens comme l’a par exemple exprimé l’exigence du référendum d’initiative citoyenne. Souveraineté industrielle et agricole pour produire ce dont le pays a un besoin impérieux contrairement aux pénuries subies, à la concurrence déloyale, aux délocalisations. Souveraineté sociale des salariés face à la toute puissance des actionnaires et aux licenciements boursiers ou pour reprendre les entreprises en coopératives comme les Fralib ou les Duralex. Souveraineté en matière de défense pour une politique non-alignée face à Trump et Poutine. Souveraineté énergétique et numérique pour ne plus dépendre des énergies fossiles importées au prix de soumissions géopolitiques ni du féodalisme numérique des GAFAM. Souveraineté par la planification et l’adaptation pour faire face aux incertitudes d’un climat déréglé. Et même souveraineté sur soi-même par la constitutionnalisation du droit à l’avortement ou l’exigence du droit à mourir dans la dignité.
Pour un populisme unitaire
Car vingt ans après, les leçons de 2005 sont toujours valables. Il n’y aura pas de rupture économique et sociale sans refondation démocratique, sans reprise du pouvoir par les citoyens à travers la 6e République. Il n’y aura pas de reconstruction des services publics ou de l’industrie, de bifurcation écologique sans protectionnisme, sans mise en cause du mythe de la « concurrence libre et non faussée », du libre-échange, de l’austérité budgétaire et de l’indépendance de la Banque centrale européenne. Il n’y aura pas de voix européenne pour la paix sans sortie de la soumission à l’OTAN. Pour le dire simplement, il n’y aura pas de politique de défense des intérêts populaires et de l’intérêt général sans confrontation avec les traités et institutions de l’Union européenne.
Dans nombre de pays, c’est l’extrême-droite nationaliste qui en tire profit. Elle joue sur l’ambiguïté, mélangeant un discours hypocrite prétendant défendre la souveraineté pour mieux servir de force d’appoint ou de remplacement aux oligarchies néolibérales affaiblies, en reprenant ses grandes réformes. Elle divise les intérêts populaires par le poison du racisme pour empêcher les résistances et dissimule ainsi son projet libéral derrière un vernis identitaire. L’extrême-droite n’est pas la défenseure de la souveraineté du peuple, mais de la confiscation de celle-ci pour la détourner au service de l’oligarchie.
« Une autre leçon de 2005 est qu’il est possible de gagner à gauche contre la sainte alliance des médias dominants, de l’oligarchie qui les possède, et des forces politiques qui défendent ses intérêts. »
La France peut basculer dans le même chemin si la gauche n’est pas capable de porter haut ce qui a fait sa force en 2005, la défense de la souveraineté populaire au service d’un projet égalitaire et émancipateur. En un mot, la République jusqu’au bout.
Une autre leçon de 2005, pleine d’espoir, est qu’il est possible de gagner à gauche contre la sainte alliance des médias dominants, de l’oligarchie qui les possède, et des forces politiques qui défendent ses intérêts. Bien sûr, en 2005, les chaines d’information en continu et les réseaux sociaux n’existaient pas. Mais le matraquage médiatique pour le « oui » et pour insulter les partisans du « non de gauche » en les assimilant au FN était féroce. Et il a perdu. Dans les urnes du 29 mai 2005, le « non » était majoritaire chez les sympathisants de gauche et les voix de gauche étaient majoritaires dans le « non » français.
C’est par un discours clair, un autre projet de société autour de la souveraineté et de la dignité, centré sur la défense de toutes les classes populaires et de l’identité républicaine de la France face à la mondialisation libérale que le « non » de gauche a emporté la conviction et la victoire. Comment ? Par une campagne unitaire et citoyenne avec une multitude de comités locaux rassemblant partis, syndicats, associations et citoyens engagés autour du « non » et mêlant le meilleur de toutes les cultures de la gauche de rupture. C’est ce « populisme unitaire » qui a permis la victoire.
Souvent résumées par des termes misérabilistes, comme «France périphérique » ou «France des oubliés », les campagnes françaises en déclin sont devenues des bastions du Rassemblement National. Alors que la gauche s’interroge sur la façon d’y reprendre pied, le sociologue Benoît Coquard, rappelle le rôle central que jouent les sociabilités locales et quotidiennes dans le vote, mais aussi sur la perception du monde en général. Rejetant les explications purement géographiques, il invite à se pencher sur les dynamiques de classe qui existent dans les campagnes en difficulté. Rapport ambigu à l’État, repli sur des petits groupes ou encore valorisation de la débrouillardise… Très souvent, les classes populaires rurales sont mal comprises par le monde intellectuel, qui plaque des idées toutes faites sur elles. Dans cet entretien-fleuve, celui qui arpente au quotidien les campagnes de l’Est de la France les présente telles qu’elles sont.
Le Vent Se Lève – La carte des législatives 2024 a été largement commentée autour du prisme d’un clivage entre les métropoles et les campagnes françaises. Bien que ce constat mérite d’être nuancé, l’ancrage du RN dans certaines zones rurales est tout de même très net, par exemple dans le Nord-Est de la France, avec de nombreuses victoires dès le premier tour dans le Nord, l’Aisne, la Meuse ou la Moselle. A l’inverse, la gauche semble pratiquement imbattable dans la plupart des métropoles. Faut-il y voir un clivage géographique ou plutôt un clivage de classes ?
Benoît Coquard – Les deux car ces deux dimensions se recoupent. Mais il y a une certaine confusion : lors des élections, on fait beaucoup de cartes, qui donnent une représentation visuelle de la France toute noire, c’est-à-dire complètement RN. Or, cela cache la distribution des individus dans l’espace, puisque les villes rassemblent beaucoup plus de monde, mais cela cache aussi les déterminants du vote. Bien sûr que les riches et les pauvres ne vivent pas dans les mêmes quartiers, mais la France n’est pas aussi ségrégée que les États-Unis. L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré pour les dernières élections européennes et législatives que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! Le territoire seul arrive loin derrière le niveau de revenus et la catégorie sociale, qui sont les premiers déterminants.
L’effet de lieu dans le vote existe bel et bien, mais il est plus complexe que cela. Au-delà de la classe à laquelle vous appartenez, c’est aussi celles qui vous entourent qui vous influencent dans vos choix politiques. En sociologie, nous parlons de « morphologies sociales » ou « d’espaces sociaux localisés » : vous avez des coins, notamment dans les campagnes où il y a davantage d’ouvriers et d’employés, qui sont plus en contact avec la petite ou la moyenne bourgeoisie à capital économique. Dans la périphérie des grandes villes, vous avez également des classes populaires, mais qui sont davantage en contact avec des populations plus diplômées qui appartiennent à ce qu’on appelle le « pôle culturel » de l’espace social, pour reprendre la représentation de Pierre Bourdieu. Or, dans cet espace, on vote généralement à gauche et on influence ainsi les gens autour de soi à faire de même.
Cela signifie que le vote se construit aussi en fonction des milieux sociaux que vous côtoyez. Un ouvrier ne va pas fréquenter les mêmes personnes s’il habite dans une grande ville ou s’il habite loin de cette grande ville.De fait, les classes populaires des villes n’ont pas les mêmes emplois que les classes populaires rurales. Dans le rural, on trouve davantage d’ouvriers qualifiés et stabilisés, donc plus proches du petit patronat et des artisans. Ces fréquentations sociales encouragent le vote à l’extrême-droite. A l’inverse, le salariat précarisé et uberisé des grandes villes est moins attiré par l’offre politique du RN parce que les groupes sociaux qui jouent le rôle de leaders d’opinion locaux votent peu pour ce parti. Derrière la géographie, il y a donc toujours la question sociale.
« L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! »
C’est pour cela que j’ai critiqué le concept de la « France périphérique », qui est pour moi un écran de fumée qui sert à gommer les clivages de classe et les autres rapports de domination, de genre et de race. Plus que la théorie en elle-même, je rejette surtout son usage qui oppose constamment les villes et les campagnes, en oubliant qu’au sein même des ruralités il y a des inégalités. Les véritables effets de lieux se jouent sur les fréquentations et les socialisations. Enfin, il faut bien comprendre que tout ce que je dis là se combine évidemment avec les caractéristiques individuelles de bases, évoquées au départ. Par exemple, si vous n’êtes pas blanc et que vous subissez du racisme, il est clair que vous serez moins enclin à voter pour l’extrême droite (ce qui ne signifie pas que vous voterez à gauche pour autant).
LVSL – La thèse de la « France périphérique » portée notamment par Christophe Guilluy, est d’ailleurs reprise par le RN pour opposer le mode de vie urbain, supposé « mondialisé », « bobo » ou « woke », à celui des campagnes, qui serait plus « enraciné », c’est-à-dire traditionnel. Ce discours trouve-t-il un écho dans les campagnes « en déclin » que vous étudiez ou s’agit-il plutôt de slogans électoraux qui ont peu de poids face aux sociabilités et aux effets de classe dans le choix du vote ?
B. C. – D’abord, je n’enquête pas sur le vote ou les avis politiques des gens, mais sur la façon dont ils socialisent au quotidien. En les côtoyant, j’observe bien sûr que la politique fait partie de la vie quotidienne mais que les questions de réputation ou de reconnaissance sociale sont plus importantes. Il y a d’ailleurs un lien entre les deux : en bas de l’échelle sociale, il y a toujours une forme de recyclage et d’imitation de ce qui se passe un peu plus en haut, dans le milieu social auquel on aspire. Les leaders d’opinion reconnus localement sont ces gens dont l’on considère qu’ils ont bien réussi leur vie, c’est-à-dire qu’ils ont une certaine stabilité économique, mais surtout qu’ils l’ont mérité au yeux des autres, parce qu’ils sont courageux au travail, qu’ils n’ont pas tout hérité de leurs parents, etc. Des valeurs qui sont souvent associées au vote pour le RN dans les campagnes que j’étudie.
Ces leaders d’opinion, qui concrètement sont surtout des hommes artisans, petits patrons, agriculteurs, ouvriers qualifiés ou contremaîtres, peuvent donc relayer la parole RN à leur manière en l’associant à des conflits locaux. Mais de façon diffuse, leur discours prend parce que les médias consommés par les gens que j’étudie véhiculent une grille de lecture très conflictuelle du monde et en accord avec l’idéologie d’extrême droite. Je vous cite quelques expressions qui reviennent pour justifier cela : « chacun voit midi à sa porte », il faut toujours « passer avant l’autre » pour se faire une place, d’où le succès aussi de privilégier les Français d’abord, d’être anti-assistanat, etc. Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous…Elle est payante de suite, parce qu’elle n’implique pas une véritable amélioration de sa condition, mais simplement un transfert de honte sociale vers d’autres catégories de la population, ou vers ses semblables qui auront un peu moins de facilité à défendre leur respectabilité.
« Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous… »
A force que des messieurs en cravate ou des dames qui « osent dire ce qu’elles pensent » à la télé répètent tout le temps ce type de discours, cela donne une légitimité à ce mode de pensée, qui a permis de construire l’hégémonie politique indétrônable du RN dans certains bourgs. On me reproche parfois de nier qu’il y ait des militants de gauche dans les milieux ruraux : bien sûr qu’il y a des campagnes qui votent à gauche et des campagnes où la bascule vers le RN est récente et où elle peut rebasculer, mais les endroits que j’étudie sont un peu des laboratoires d’une situation hégémonique Le FN puis le RN y est devenu la seconde force politique dès 1995 et très vite la première, sauf pendant l’épisode Sarkozy. Le bourg d’où je viens a voté à 60% pour le RN aux législatives et à plus de 50% au premier tour des présidentielles. Le reste des voix est par ailleurs à droite, il n’y a quasiment pas de gauche, c’est le miroir inversé du centre des grandes villes. Il y a des générations entières de familles qui dépendent essentiellement d’un seul employeur local et les secteurs qui emploient le plus sont l’aide à la personne et le bâtiment. Rien à voir avec les emplois diplômés des métropoles.
LVSL – Une différence majeure entre les campagnes et le cœur des métropoles est justement que ces dernières attirent très fortement les diplômés. Dans les campagnes que vous étudiez, les élites locales possèdent surtout des capitaux économiques : il s’agit de petits patrons, de médecins, de petits notables… Vous disiez que vos territoires de recherche ont basculé vers le FN, puis le RN, il y a déjà longtemps. Pourtant, à l’échelle nationale, il semble que les groupes sociaux qui s’en sortent bien économiquement ont basculé seulement récemment vers ce vote, qui séduisait surtout des couches populaires. Ces observations nationales correspondent-elles avec ce que vous observez sur le terrain ?
B. C. – C’est une très bonne question. Ceux que j’appelais juste avant les leaders d’opinion sont des gens qui dans leur style de vie et même dans leur condition matérielle d’existence ont été proches ou membres des classes populaires. Ils continuent à avoir des goûts, des modes de consommation et des aspirations très proches des classes populaires, même s’ils se sont relativement enrichis depuis. Ce sont ces gens que j’ai retrouvés sur les ronds-points dans les premières semaines du mouvement des gilets jaunes, avant que celui-ci ne soit taxé de mouvement de « fainéants » dans les discussions du coin.
Ces personnes appartenant à la petite bourgeoisie économique se rejoignent avec les milieux populaires sur une vision du monde commune et parce qu’ils exercent des métiers assez semblables, même si les revenus ne sont pas les mêmes et que les rapports hiérarchiques existent bel et bien. Entre un auto-entrepreneur dans le paysagisme très précaire et un artisan maçon, qui vit en général beaucoup mieux, il y a des appartenances et des sensibilités communes, auquel le RN sait s’adresser, notamment en surfant sur l’idée qu’il est tellement pour ceux qui travaillent qu’il va plus durement que jamais ciblé celles et ceux que l’on suppose ne pas vouloir travailler.
Le sociologue Benoît Coquard (photo de profil X).
À l’inverse, le médecin, le notable local, le patron de l’usine, les dirigeants des institutions, le maire font partie d’un autre monde. A la campagne aussi, il y a des formes d’entre-soi bourgeois très fortes, y compris dans la bourgeoisie culturelle : même dans les campagnes RN, il y a des petits îlots d’artistes et de profs qui se fréquentent entre eux. Enfin, il ne faut pas oublier que la bourgeoisie de droite classique a peu de difficultés à se déplacer à l’extrême-droite. De fait, l’essentiel des votes RN viennent de l’ancienne droite, plus que de la gauche. Ce déplacement est d’autant plus facile aujourd’hui pour la bourgeoisie locale que le RN est désormais vu comme un parti libéral sur les questions de la retraite et des salaires et qui donne des gages aux propriétaires…
LVSL – Le cœur de votre travail concerne justement les sociabilités en zone rurale. Dans votre ouvrage Ceux qui restent, Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2019), vous abordez notamment la disparition d’espaces de sociabilité très divers – des clubs de sport aux collectifs de travail en passant par les bistrots – et le fait que la sociabilité se soit repliée sur l’espace privé et sur des bandes de potes « sur qui on peut compter ». Quels effets cette disparition des lieux de brassage social et ce repli sur des bandes ont-ils sur les représentations du monde extérieur ?
B.C. – Avant d’aborder ces aspects, je pense qu’il faut rappeler que les formes d’appartenance sont largement liées à la division du travail et à l’organisation économique. Dans les milieux que j’étudie, le salariat recule depuis les années 1990 du fait des délocalisations et des fermetures d’usines, ce qui engendre moins d’égalité dans les salaires et plus de concurrence directe pour les emplois restants. Les gens travaillent donc dans de plus petites entreprises qu’auparavant, ou à leur compte, ce qui fait décliner le syndicalisme et d’autres structures d’encadrement des classes populaires. Tout cela n’est pas inédit aux campagnes de France, on retrouve déjà ce constat dans le livre William Julius Wilson (sociologue, ndlr) When work disappears (1996), qui montrait, dans le cas des afro-américains de Chicago, que lorsqu’un monde industriel périclite, toutes les structures de reproduction sociale sont mises en péril, les liens sociaux, la solidarité et le sentiment communautaire se désagrègent.
Auparavant, dans les campagnes productives du Nord et de l’Est, et dans quelques poches à l’Ouest de la France, on pouvait faire sa carrière de génération en génération dans la même boîte et y finir contremaîtres. Cela avait des effets sociopolitiques importants : ces campagnes ont été laïcisées très tôt, l’emploi féminin y était massif et les femmes étaient relativement bien rémunérées, même si moins que les hommes. Désormais, nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes, elles sont donc plus précarisées donc elles dépendent davantage du couple et la domination masculine structurellement plus marquée.
« Nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes. Elles dépendent donc davantage du couple et la domination masculine est structurellement plus marquée. »
Cela étant dit, je m’inscris aussi en faux contre les théories faites sans enquête de terrain sur ces populations, selon lesquelles ces pauvres « petits blancs » sont devenus individualistes parce qu’il n’y a plus de paroisse, plus d’usine, plus de syndicat, de café etc. En réalité, il ne reste pas rien, les sociabilités se sont recomposées. Vous devez toujours le fait d’accéder à un travail, de vous mettre en couple, de fonder une famille à des formes de reconnaissance sociale que vous avez des autres. Ceux qui sont les plus en difficulté, c’est ceux qui n’ont pas de potes, que personne ne soutient, qui ne sont pas dans des réseaux d’entraide qui jouent le rôle de structures informelles de reproduction sociale.
La différence, c’est que cette appartenance ne sera pas aussi stable qu’auparavant quand il existait une entreprise de 500 salariés dans un villages de 3.000 âmes. Par ailleurs, c’est objectivement très compliqué de maintenir des amitiés avec un grand nombre de personnes sur le temps long, notamment du fait de la concurrence sur le marché de l’emploi ou sur le marché matrimonial. On a du mal à faire groupe avec tout le monde. Comme m’ont dit les gens que j’ai interrogés « j’ai fait le tri entre ceux qui m’ont soutenu quand j’ai eu un conflit avec un tel ou quand ma famille avait un problème et ceux qui m’ont traité de branleur quand mon patron m’a viré ». Là encore, on voit que le fait d’appartenir à des réseaux de solidarité, comme les syndicats par exemple, est vraiment essentiel pour ne pas fracturer une classe sociale à niveau local.
Donc oui il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé : les collectifs de travail ont disparu donc les bars sont désertés. L’aménagement du territoire a aussi un impact : quand on construit une quatre voies, le boulot s’éloigne, les jeunes se garent le soir, repartent le matin et ne fréquentent plus le centre-bourg donc la vie villageoise n’est plus la même. Le néolibéralisme a détruit nombre de structures de reproduction sociale, mais aussi de sociabilité commune et donc de conscientisation d’intérêts communs.
« Il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé. »
Effectivement, cela pousse à se dire que « chacun voit midi à sa porte ». Vu que « tout le monde se tire dans les pattes »et donc autant se lier avec un petit nombre de personnes. De la même manière, s’il faut être pistonné pour avoir une bonne place sur le marché du travail, on ne va pas donner le « tuyau » à tout le monde, mais seulement à quelques potes avec qui on fait du travail au noir le week-end. Tout ce registre qui consiste à voir la solidarité comme forcément sélective, au détriment d’autres populations avec lesquelles vous êtes en concurrence, droitise beaucoup la population.
LVSL – Dans vos travaux, vous mentionnez également le concept de « capital d’autochtonie» qui existe dans les campagnes, c’est-à-dire les ressources qu’apportent l’appartenance à des groupes sociaux locaux. Concrètement, le fait de vivre depuis toujours dans un village apporte généralement des avantages dont les nouveaux arrivants ne disposent pas. Est-ce que l’éclatement des collectifs de travail et la disparition de nombreux espaces de brassage social ne nourrit pas un certain sentiment d’autochtonie et une méfiance à l’égard du reste du pays, notamment les grandes villes, qui peut contribuer à cette droitisation ?
B. C. – Oui, puisqu’on arrive à avoir de la reconnaissance sociale dans ces formes de sociabilité sélective, l’entre-soi est plutôt bien vécu. Cela peut conduire à rejeter les autres styles de vie tels qu’on les perçoit dans les autres classes sociales, notamment urbaines qui sont les plus lointaines géographiquement et socialement. Le fait d’être bien implanté à la campagne permet de critiquer le mode de vie urbain et de retourner de potentiels stigmates. Par exemple, j’ai souvent entendu que « la ville c’est nul » non pas parce que ça coûte trop cher, mais parce que le style de vie y serait une arnaque, à savoir qu’on y aurait pas de liberté et que les gens ne se connaissent pas donc ne se reconnaissent pas socialement. A la campagne, les gens s’appellent par leur prénom, tout le monde a un surnom et on est souvent identifié par rapport à ses parents… Tout cela contribue à fortement valoriser son appartenance locale, qui prend parfois un côté presque insulaire.
Par exemple, au début du mouvement des gilets jaunes, il y avait bien sûr des revendications de justice sociale et de redistribution des richesses, mais aussi un très fort sentiment d’être méprisé par des gens qui ne nous connaissent pas. L’opposition aux 80 kilomètres/heure sur les départementales incarne parfaitement cela : les gens considèrent qu’ils sont maîtres chez eux et rejettent une loi qui les contraint. Il connaissent les inconvénients de la voiture, mais ont souscrit à ce mode de vie et ne veulent pas être embêtés.
C’est la même chose sur la défense des services publics : le mot d’ordre est fédérateur, mais tout le monde ne met pas la même chose derrière. Si on parle d’une nouvelle ligne TGV ou de certains services sociaux, beaucoup de ruraux que j’ai interrogés sont contre. A l’inverse, quand l’hôpital ou l’école du coin ferme, il y des mobilisations, même si toutes les classes populaires n’y sont pas présentes. Le retrait de l’État n’est pas souhaité, mais il y a aussi une valorisation de la débrouille qui elle-même s’appuie sur le rejet des institutions étatiques.
LVSL – Dans un récent article dans le Monde diplomatique avec votre collègue Clara Deville, vous abordez justement le fait que de nombreux ruraux attendent surtout de l’État qu’ils les laissent tranquilles. C’est évident sur la question de la voiture, avec l’exemple des 80 km/h, et des zones à faibles émissions, mais aussi sur les services publics. La fermeture de nombreuses postes, écoles, gares, trésoreries ou maternités de proximité est un fait. Pourtant, vous écrivez que « l’enjeu est moins un abandon des campagnes que la polarisation foncièrement inégalitaire des ressources de l’État ». Pourriez-vous revenir là-dessus ?
B.C. – C’est une question qu’a traité ma collègue Clara Deville, qui a notamment trait à la dématérialisation des démarches administratives. La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’État, mais plutôt un redéploiement de l’État, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits.Avec le numérique, les citoyens sont contrôlés plus étroitement et un jeu d’attentes et de menaces se met en place. Certains sont satisfaits par le fait de pouvoir faire leurs démarches depuis chez eux n’importe quand, tandis que d’autres ont un sentiment d’incompétence car ils ne peuvent pas se saisir de ces outils.
« La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’État, mais plutôt un redéploiement de l’État, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits. »
Clara montre très bien que pour les gens qui vivent dans la pauvreté rurale, se rendre à la sous-préfecture est déjà très compliqué… Et lorsqu’il n’y a plus de face à face humain possible, ça devient encore plus dûr. Et en face, le fait de critiquer l’État et de vouloir s’en passer, c’est aussi se montrer travailleur et autonome, donc se conformer à un moule social très présent dans les campagnes.
LVSL – Dans votre livre Ceux qui restent transparaît justement cette valorisation très forte de la débrouillardise dans les milieux populaires ruraux. Celle-ci peut prendre toutes sortes de formes : réparer une machine qui ne marche plus, retaper une maison avec des amis, bricoler, coudre, cultiver son potager… Bref, plein de situations dans lesquelles on se passe de l’État, mais aussi assez largement du système marchand. Ces formes de débrouillardise ont toujours existé dans les milieux populaires, notamment car elles permettent d’économiser de l’argent, mais aussi car faire quelque chose soi-même apporte une grande fierté. Si on revient sur le terrain politique, on pourrait imaginer que la gauche anti-libérale se saisisse de cette fierté et la valorise, parce qu’il s’agit d’entraide, d’une forme de dé-marchandisation et d’écologie, quand on répare des objets plutôt que de les jeter. Est-ce que les personnes que vous rencontrez politisent cette débrouillardise ordinaire ?
B.C. – Le problème est que si la gauche s’en saisit, ce sera à travers le prisme bourgeois qui la caractérise et elle en fera quelque chose qui va rebuter les classes populaires. Je vois très bien comment le fait de produire local peut être traduit d’une autre manière que ce que les classes populaires valorisent : ce n’est pas tant le fait que ça soit produit sur place ou que ça soit le fruit de leur travail qui les intéressent, mais plutôt le fait que cela montre qu’on est habile et qu’on est pas un fainéant. Dans les milieux populaires, beaucoup de gens ont une autre activité en plus de leur travail, pour des raisons de subsistance bien sûr, mais aussi pour la reconnaissance sociale que cela apporte. Depuis que je fais de la sociologie, je m’intéresse beaucoup à ce qui se fait dans la sociologie des quartiers populaires et je reconnais en partie le vocabulaire que l’on retrouve à la campagne, comme le fait d’être démerdards, de travailler vite et bien, mais aussi parfois de gruger l’État et le fisc. Si le travail au noir est souvent bien vu, c’est parce qu’il démontre des compétences à faire soi-même, sans attendre quelque chose de la part des institutions.
Je reviens à votre question : pour que la gauche puisse réellement se saisir de cette fierté populaire, cela impliquerait qu’elle soit plus proche des milieux populaires, ce qui me semble compliqué étant donné le monde social rural que nous avons décrit plus haut. Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent déjà cette débrouillardise et si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie (ce qui marche mieux électoralement). Parmi mes enquêtés, je retrouve surtout la volonté de se tenir la tête haute et de ne pas se laisser « phraser » comme on dit chez moi : ne pas écouter les intellectuels, tels que les journaliste ou politiques, qui font de longues phrases sans contenu, tout comme les officiels qui représentent l’État, est une attitude valorisé, qui montre votre autonomie de jugement et une conscience réaliste de la trahison des discours.
« Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent la débrouillardise. Si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie, ce qui marche mieux électoralement. »
Je vais dire une phrase un peu vide de sens pour le coup, mais je pense qu’il y a une vraie nécessité de comprendre à quoi les gens aspirent réellement… On dit, à tort, qu’il n’y a plus de sens du collectif dans les milieux populaires et que la politique pour y répondre se résume à viser des petits segments avec des mesurettes de compensation spécifiques à chaque groupe social. En réalité, les gens valorisent le fait d’être capable de s’aider les uns les autres, de défendre les copines quand elles se font calomnier, les copains quand ils se font virer, etc. Si la gauche ne s’appuie pas là-dessus, c’est parce qu’elle ne connaît pas ce monde-là.
Là encore, je ne parle pas du prisme géographique, mais social. Il ne suffit pas de venir des campagnes désindustrialisées et des classes populaires pour comprendre les gens qui y vivent, la question est : où es-tu maintenant, qui fréquentes-tu au quotidien pour te faire une idée du monde? C’est pourquoi la petite bourgeoisie économique occupe le haut du pavé et peut distribuer les bons points : elle côtoie au concret les classes populaires rurales. C’est là qu’est le vrai enjeu : les mouvements démographiques tendent à éloigner les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche. Même quand ils s’établissent à la campagne, ces derniers vont plutôt dans des campagnes attractives où ils retrouvent des gens qui leur ressemblent.
Pour y remédier, il y a aussi une nécessité de mieux reconnaître et valoriser les savoir-être et les savoir-faire populaires. Quelqu’un comme François Ruffin veut montrer qu’il est plus proche du terrain que pas mal de ses collègues de gauche et sait s’appuyer sur des exemples de gens qu’il a rencontrés. Sa limite à mon sens, c’est qu’il parle surtout, par la force des choses, de ce qu’ils ont perdu, qu’il arrive au moment où quelque chose ferme et qu’on définit finalement toujours les gens qu’on entend représenter par rapport au manque et à ce qu’il y avait de mieux avant.
Ce qui devrait nous intéresser, c’est ce que les gens valorisent chez eux et qui existe encore. Quand on parle des classes populaires, on a toujours l’impression qu’elles sont oubliées, qu’il faudrait qu’elles soient sauvées par d’autres… Or toute cette rhétorique de la « France invisible », des « oubliés », glisse facilement vers celle des « petits blancs » laissés de côté au profit d’autres qui bénéficieraient davantage des aides sociales, a été imposée par le RN. On devrait plutôt s’interroger sur ce qui, chez les dominés, est valorisé, notamment dans leur capacité de résistance quotidienne face à la précarité statutaire et aux calomnies qu’ils subissent. La débrouillardise, par exemple, doit être vue telle quelle, sans l’embourgeoiser.
LVSL – Le mouvement des gilets jaunes est une bonne illustration de ce que vous décrivez : ils n’attendaient pas d’être sauvés, n’espéraient pas grand chose de l’État ou des partis politiques, peu importe leur orientation. Au contraire, ils cherchaient plutôt à s’auto-organiser, ne déléguaient pas leur parole à des représentants, la plupart parlaient en leur nom et leur principale demande collective était le RIC, qui permet à chacun de voter en conscience. Nous évoquions la distance qu’ont les classes populaires rurales vis-à-vis des institutions : le mouvement des gilets jaunes n’est-il pas l’expression la plus pure de ce rapport distancié à la politique et de la volonté d’auto-organisation ?
B.C. – Ce qui fait effectivement l’originalité du mouvement des gilets jaunes, c’est qu’il venait d’en bas et qu’il avait une forte défiance vis-à-vis de la gauche – et du reste du champ politique – à raison puisqu’ils se sont faits calomnier au départ par la gauche, avant que cela ne se transforme en un mouvement de manifestations soutenues par la CGT et la France insoumise. Le fait d’occuper les ronds-points et les péages autoroutiers n’était pas habituel non plus.
Les initiateurs aussi étaient de nouvelles têtes : vers chez moi, le groupe Facebook qui organisait les gilets jaunes a été créé par deux femmes, l’une d’entre elle venait de perdre son emploi, l’autre était auto-entrepreneuse, avec ses enfants à charge car le père est parti. C’est improbable que des personnes comme ça se soient retrouvées à monter un mouvement de si grande ampleur : toute la sociologie politique montre qu’elles font souvent face à des impasses, théoriquement elles auraient dû être abstentionnistes et ne jamais être sur le devant de la scène. Mais très vite, ces femmes-là, ont été débordées par une majorité de mecs avec des grosses voix qui travaillent dans le transport notamment. Ainsi des logiques sociales plus fortes, notamment le patriarcat, sont revenues en force. De même, les journalistes qui ont couvert le mouvement allaient interroger des personnes qui étaient proches de Paris et qui savaient bien s’exprimer dans les médias, donc cela impose une certaine sociologie des leaders symboliques du mouvement.
La droite était contre le mouvement étant donné que les gens se mobilisaient pour leurs intérêts, même si les médias ont parlé en bien des gilets jaunes durant les premiers jours,avant de les abandonner quand il se sont rendus compte que le mouvement n’était pas la contestation fiscale qu’ils espéraient. La gauche, elle, n’était pas là, elle n’avait pas senti ce qui se passait au départ par manque de proximité sociale avec ces classes populaires. L’extrême-droite et les milieux complotistes ont essayé très vite de récupérer le mouvement, mais le RIC s’est imposé comme une revendication démocratique et les autres propositions sont restées plus en retrait. La question de classe était centrale dans le mouvement : puisque les gens ne pouvaient pas ouvrir leur gueule au travail, ils me disaient le faire sur les rond-points.
Pour que la gauche les représente, il aurait fallu que beaucoup de gj soient devenus députés ou du moins candidats. Historiquement, dans le Parti Communiste, il y avait un vivier d’ouvriers qui finissait par accéder aux plus hautes fonctions. De la même manière que les partis font attention à ce que tous les candidats aux élections ne soient pas des hommes et pas blancs (pour les partis de gauche), je pense qu’il faudrait limiter l’accès de certaines classes sociales (les professions dites intellectuelles, les cadres, les professions libérables) et de certaines professions qui sont surreprésentées en politique, que ce soit à l’Assemblée, mais aussi dans les sections locales.
J’ai conscience de la difficulté de cette « parité sociale ». Même ceux qui prêchent pour une révolution de la représentation, à savoir que les milieux les plus majoritaires dans le pays, les ouvriers et les employés, soient les plus représentés en politique, seraient certainement surpris ou gênés par certaines maladresses des néophytes. Et même si l’on envoie plein d’ouvriers à l’Assemblée du jour au lendemain, la transformation du système sera plus lente. Le champ politique gardera son propre fonctionnement,les savoir-être et savoir-faire populaires feront toujours face à une remise en cause, puisque ce monde n’est pas le leur et qu’il base son fonctionnement sur leur exclusion. C’est comme à l’école : si on n’est pas proche du milieu scolaire dans son milieu familial, être bon à l’école suppose toute une acculturation et une socialisation pour intégrer un monde qui n’est pas le nôtre. Cela demande de profonds changements sur la façon dont on juge la compétence et la légitimité en politique. Mais cela me semble fondamental si la gauche entend représenter les classes populaires. Sinon la droite réussira à continuer d’imposer non seulement son ordre économique, mais aussi sa hiérarchie symbolique, tout en récupérant de nouvelles figures, qui ne servent qu’à cacher que nous sommes dans une société fondée sur la reproduction sociale et l’entretien des privilèges à la naissance pour les classes dominantes.
Alors que les dirigeants du Rassemblement national, dont Marine Le Pen, comparaissent devant le tribunal correctionnel de Paris pour « détournement de fonds publics », on peut s’interroger sur l’avenir d’un parti politique, qui, il y a quelques mois encore, semblait aux portes du pouvoir. Le RN aurait-il atteint ses limites ? C’est la thèse de Luc Rouban, qui publie « Les ressorts cachés du vote RN ». Entretien [1].
Vous décrivez le RN comme un « trou noir » qui attire des votes toujours plus nombreux. Qui sont ses nouveaux électeurs ?
J’ai voulu comprendre l’expansion du vote RN, particulièrement notable entre 2022 et 2024. Il a atteint près de 11 millions de voix au premier tour de la présidentielle et près de 8 millions de voix au second tour des législatives en 2024. C’est considérable par rapport aux législatives de 2022. Or, ce vote n’est plus celui de l’électorat de l’ancien Front national, qui était très populaire. Le noyau dur de l’électorat populaire est encore là, mais on a un vote RN qui concerne désormais les classes moyennes et supérieures. Au premier tour des législatives, les cadres ont voté RN à plus de 20 %. Ensuite, le RN a énormément progressé sur des espaces favorables à la gauche, comme la fonction publique, y compris chez les cadres de catégorie A et chez les enseignants (pour 18 % d’entre eux).
Les clés d’analyses appliquées au Front national ne fonctionnent plus selon vous. Notamment sur la question du racisme…
Effectivement, aucune étude ne signale une explosion d’un racisme systémique qui aurait brusquement saisi les Français. Toutes les enquêtes sociologiques montrent une forme de tolérance plus grande dans la société française et moins de racisme, moins d’antisémitisme, moins de xénophobie. Un autre élément probant, c’est que le RN fait des scores très importants dans les DOM-TOM, notamment à Mayotte et aux Antilles. On ne peut pas imaginer que ces électeurs soient devenus racistes !
Si la question de l’immigration joue un rôle si important dans le vote RN, c’est parce qu’elle s’inscrit dans le rejet d’une mondialisation non maîtrisée, avec l’arrivée d’une nouvelle pauvreté, mais aussi d’une nouvelle précarité. Cela crée des tensions dans la confrontation de socialités différentes mais cela vient aussi révéler l’échec de l’intégration républicaine. L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. Elle renvoie l’image d’une société ouverte en bas, confrontée à de nouvelles concurrences sur le marché du travail, mais fermée en haut, où la mobilité sociale est plus difficile qu’ailleurs. La France souffre du libéralisme mondialisé, qui pousse à la précarisation et aux mobilités forcées, sans avoir les avantages d’un libéralisme favorisant l’initiative et la réussite individuelle.
Est-ce que le vote RN s’inscrit dans un vaste mouvement international « populiste » ou « néo-fasciste » ?
Ces concepts et cette grille d’analyse n’expliquent pas le phénomène RN. Le populisme historique ne colle pas avec ce que nous montrent les enquêtes. Le fascisme, le nazisme ou les populismes de gauche en Amérique latine impliquent un culte du leader fort, une image de peuple uni. Dans les enquêtes que nous avons menées, on voit que l’électorat RN ne demande pas un leadership fort mais un leadership de proximité, un contrôle de l’action politique au niveau local.
« L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. »
La demande des électeurs RN est proche de celle des « gilets jaunes », avec des demandes de démocratie directe, le référendum d’initiative citoyenne, tous les outils censés – parfois de manière utopique – permettre de contrôler l’action publique au quotidien. Réduire le vote RN à un néo-fascisme, c’est oublier que les électeurs – je dis bien les électeurs – que l’on a interrogés ne recherchent pas la fin des libertés publiques ou de la magistrature indépendante. Ils attendent avant tout de l’efficacité et la définition d’une règle du jeu social.
Vous analysez le vote RN comme fortement corrélé à une perception subjective de la réussite sociale…
Le rapport subjectif au politique a remplacé le vote de classe. Ce n’est plus la position objective en termes de catégorie socioprofessionnelle qui va déterminer le vote, mais le regard que les électeurs portent sur leur propre situation au sein de la société. Par exemple en termes de mobilité sociale et de réussite, ceux qui sont en bas votent RN ou LFI, ceux qui sont en haut votent Macron.
La question de la perte d’identité professionnelle jouerait un rôle majeur dans le vote RN…
Le rapport au travail est un élément fondamental de l’identité sociale. Or la France, c’est vraiment le pays où le travail est le plus mal reconnu, le plus mal récompensé, le plus décevant, au point qu’on a mythifié la retraite perçue comme le dernier espace d’autonomie et de liberté.
Regardez aussi tout ce qui s’est passé avec les agriculteurs : ce n’est pas seulement une question de rémunération mais une question de reconnaissance sociale. L’agriculteur est reconnu parce qu’il est dans un territoire, dans une petite commune rurale. Le fonctionnaire, l’instituteur, le policier, autrefois, même s’ils étaient mal payés, étaient reconnus. C’est ce que la gauche n’a pas su incarner. Le RN est devenu le porte-parole de cette attente de respect social, de protection de l’identité face à au mépris d’une certaine élite mondialisée.
Le RN incarnerait une « critique sociale » de droite…
Absolument. Ce qu’on peut appeler une « critique sociale de droite » s’est développée, et la gauche ne l’a pas vue arriver. Cette critique porte sur le fait que la mécanique sociale fonctionne pour une petite minorité de privilégiés. C’est ce que confirment les données de l’Insee : le travail ne permet plus l’enrichissement, contrairement à l’héritage et au patrimoine financier. Or les électeurs RN portent un regard critique sur la mobilité sociale et sur le mensonge social qui se cache derrière l’idée de « méritocratie » républicaine.
Les électeurs RN sont très en demande de « politique » et d’État protecteur…
L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. C’est une recherche d’action politique qui s’oppose fondamentalement au macronisme perçu comme une perte de maîtrise face à la mondialisation, à l’immigration, à une perte d’identité professionnelle et à un certain déclassement social. Tous ces phénomènes se conjuguent et les électeurs appellent à retour de l’État.
« L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. »
Or le macronisme, mais aussi une partie du PS, incarnent une forme d’affaiblissement de l’État. Les électeurs RN refusent un discours « économiste » selon lequel, dans le fond, le politique aurait disparu derrière des intérêts économiques, qu’un enrichissement général allait profiter à tout le monde.
Cette demande d’État serait aussi renforcée par de nouvelles menaces extérieures à la nation ?
Le contexte international renforce cette demande d’État. Le RN n’a pas plus de solutions (et peut-être moins) que les autres, mais il incarne un refus. On nous a longtemps expliqué que le commerce international allait régler tous les conflits, que c’était « la fin de l’histoire ». On assiste à un retour des nationalismes, des guerres et de la « realpolitik » avec l’invasion de l’Ukraine, le conflit au Moyen-Orient ou les tensions en mer de Chine. Le rapport au monde a changé. Il exprime une nouvelle anthropologie du pouvoir. C’est toute la question du réchauffement climatique, qui incarne lui aussi une perte de maîtrise sur la nature. Le RN incarne le refus de changer nos modes de vie face à cette évolution, alors que la gauche, les écologistes ou le centre appellent à s’adapter.
Le RN aurait, d’après vous, capté l’héritage gaullien ?
Le gaullisme évoque une période de grandeur de la France sur la scène internationale. Emmanuel Macron a essuyé de nombreux revers diplomatiques et la nation semble décliner sur le terrain international, au Moyen-Orient et en Afrique, notamment. La nostalgie d’une France forte est captée par le RN.
Par ailleurs, le RN cherche à récupérer l’image de « droite sociale » et protectrice associée au gaullisme, ce qui lui permet d’occuper un espace stratégique sur l’échiquier politique. Le RN s’est ainsi positionné contre la réforme des retraites ou pour la défense des services publics, abandonnant le néo-libéralisme de l’ancien FN et piégeant Les Républicains. Pour l’instant, le RN est en position de force.
Pensez-vous que le RN soit aux portes du pouvoir ?
Je ne crois pas. Tout d’abord, il ne s’est pas complètement « désulfurisé », comme en témoigne le procès mené au sujet des assistants parlementaires. Il reste suspect de double discours. Par ailleurs, le RN a un point de faiblesse très important : il n’est pas crédité d’une véritable capacité gouvernementale et manque de soutiens dans les élites sociales. Sa parole porte, son analyse de la société séduit, mais sa capacité à changer réellement les choses est considérée comme assez basse. Selon moi, il a peut-être atteint son point culminant et va devoir désormais affronter un glissement politique au profit de LR si Michel Barnier réussit son affaire.
Tendanciellement moins dotés en capital culturel, les électeurs du Rassemblement national entretiennent un rapport souvent amer et distant avec l’institution scolaire. Une socialisation qui les rend hostiles aux « élites » diplômées, considérées comme des « donneurs de leçons ». S’ils sont par ailleurs attachés au principe de l’école publique, ils considèrent que l’immigration est largement responsables de la dégradation de l’enseignement, notamment chez les femmes. Par bien des aspects, la perception de l’école est ainsi un déterminant majeur du vote selon Félicien Faury, sociologue et politiste au CESPID, auteur de Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême-droite (Seuil, 2024) [1].
La faiblesse du niveau de diplôme est un des facteurs les plus prédictifs du vote pour le Rassemblement national (RN), et avant lui le Front national (FN). Derrière ce constat statistique, ce que la sociologie de terrain retrouve, ce sont des trajectoires scolaires souvent heurtées, relativement courtes, vécues difficilement. C’est ainsi un certain rapport à l’école, distant voire défiant, qui apparaît comme l’un des facteurs communs à une partie importante de l’électorat lepéniste.
Il ne s’agit pas de suggérer qu’il y aurait un lien direct et nécessaire entre un « manque de culture » et les penchants xénophobes nourrissant le vote RN – après tout, il y a toujours eu des manières très cultivées d’être d’extrême droite, et l’idéologie raciste s’est toujours reposée sur des constructions intellectuelles et savantes.
La faiblesse du diplôme a en revanche des conséquences socioprofessionnelles importantes, du fait de la fragilité sur le marché du travail qu’elle engendre. Dans une société où la possession de capitaux scolaires est devenue si importante, en être dépourvu produit une incertitude et un pessimisme structurant les préférences électorales pour le RN.
Cette situation génère aussi une relation spécifique à l’ordre scolaire, y compris pour les électeurs étant parvenus à une certaine stabilité sociale. C’est sur cette relation à l’école et ses conséquences sociales et politiques que j’aimerais m’attarder ici.
De 2016 à 2022, dans le cadre d’une enquête de terrain menée dans le sud-est de la France, j’ai rencontré des électeurs de classes populaires et de petites classes moyennes votant ou ayant déjà voté pour le RN. Durant les entretiens, l’enjeu de l’école a été régulièrement convoqué, souvent sous un registre négatif. À propos de leurs parcours scolaires, beaucoup de personnes m’indiquent n’avoir « pas aimé » l’école, ou n’être « pas faites pour les études », trahissant le désajustement entre leur propre socialisation et les attentes de l’institution scolaire.
Dans une société où la possession de capitaux scolaires est devenue si importante, en être dépourvu produit une incertitude et un pessimisme structurant les préférences électorales pour le RN.
Pour ces électeurs, qui étaient pour beaucoup des parents au moment de l’enquête, la question scolaire émerge de plusieurs façons. D’abord comme inquiétude pour leurs enfants face à une dégradation de l’école publique – ce qui peut amener certaines familles à se tourner vers les établissements privés. Ensuite, comme moteur d’antagonisme vis-à-vis d’autres groupes sociaux, notamment ceux davantage dotés en capital culturel – antagonisme qui s’accompagne souvent d’une défiance envers la gauche.
Dégradation de l’école publique, recours au privé
La moindre maîtrise de l’univers scolaire a pour première conséquence de se sentir démuni face à ce qui est considéré comme une détérioration de l’offre scolaire publique. Sur mon terrain comme ailleurs, l’école publique pâtit d’une mauvaise réputation. La conviction que « le public » s’est « dégradé » semble très largement partagée, en particulier dans certains quartiers en cours d’appauvrissement dans lesquels vivent souvent les personnes interrogées. Cette situation est vécue d’autant plus durement que l’importance des certifications scolaires pour leurs enfants a parfaitement été intégrée par les parents de classes moyennes et de classes populaires. Mais contrairement aux groupes mieux pourvus en ressources culturelles, il est plus difficile pour eux de mettre en place des stratégies de compensation du niveau jugé insatisfaisant de certaines écoles publiques (faire les devoirs à la maison, voire détourner la carte scolaire, etc.).
Dans certains cas, le faible capital culturel peut être compensé en partie par un (petit) capital économique, notamment en ayant recours à l’école privée. Beaucoup de personnes rencontrées m’indiquent ainsi avoir choisi de scolariser leurs enfants dans le privé, et ce parfois au prix de sacrifices financiers importants. Dans les territoires dans lesquels j’ai enquêté, il n’est un secret pour personne que l’inscription dans ces établissements doit être demandée très en avance, car les listes d’attente ne cessent de s’allonger. Par contraste avec les établissements publics, les écoles privées sont réputées de meilleur niveau, avec une sélection des élèves plus importante, une « discipline » et une « surveillance » accrues pour les enfants et adolescents. Le privé est donc le prix à payer par les parents pour, comme on me l’a souvent dit, être « tranquilles » quant à l’éducation scolaire et aux « fréquentations » de leurs enfants.
Il faut noter que cette décision n’est jamais prise de gaieté de cœur. Comme me l’exprime une électrice ayant scolarisé ses enfants dans le privé, « c’est quand même malheureux d’en arriver là ». Ce choix du privé est conçu, au fond, comme anormal, et les élites dirigeantes en sont en grande partie tenues responsables. Le recours au privé n’est donc pas un refus de l’État, mais le symptôme d’une déception vis-à-vis de ce que les institutions publiques devraient offrir aux citoyens.
Inquiétudes éducatives et vote RN féminin
L’offre scolaire locale est ainsi perçue comme faisant partie d’un système concurrentiel, avec des classements informels des établissements circulant selon leur réputation. Dans les discours des personnes interrogées, ces perceptions s’avèrent souvent profondément racialisées. La proportion de personnes identifiées comme immigrées fréquentant les écoles fonctionne comme une sorte de signal du niveau scolaire global de l’établissement, orientant les stratégies parentales de placement scolaire. Dans certains quartiers, le déclassement social des écoles publiques est ainsi d’autant plus visible qu’il est perçu racialement, et d’autant plus difficile à enrayer que cette perception renforce, par circularité, les pratiques d’évitement des ménages blancs.
À bien des égards, un autre ressort crucial du vote RN féminin réside dans cette situation dégradée de l’école en France et dans les appréhensions parentales qu’elle suscite.
Cette situation suscite des désirs de protectionnisme non plus seulement sur le terrain de l’emploi, mais également sur celui de l’accès aux ressources communes et aux services publics. Le problème n’est plus ici l’immigré travailleur, mais les familles immigrées, dont les enfants vont être scolarisés dans les écoles du quartier. De ce fait, les discours politiques comme ceux du RN prônant la réduction de l’immigration et l’arrêt du regroupement familial trouvent ici des échos favorables.
Dans mon enquête, ces inquiétudes éducatives touchent davantage les électrices que les électeurs. On sait que l’éducation des enfants continue d’être une prérogative majoritairement féminine, ce qui pourrait constituer une des causes du vote des femmes (et notamment des mères) pour le RN. Le vote d’extrême droite a longtemps été un vote majoritairement masculin, les femmes votant traditionnellement beaucoup moins pour cette famille politique. En France, ce « gender gap » (écart entre les sexes) s’est cependant progressivement réduit au fil des élections récentes. Il a même désormais complètement disparu pour le RN (tout en refaisant son apparition sur le vote Zemmour).
Les causes de ce rattrapage électoral féminin sont multiples, d’un « effet Marine Le Pen » (par comparaison avec le virilisme explicite de son père) à des causes plus structurelles, comme la précarisation croissante de secteurs d’emplois majoritairement féminins (aides à la personne, secteur du care, etc.). Mon enquête invite aussi à prendre davantage en compte la question scolaire dans l’explication du progressif ralliement des femmes à l’extrême droite. À bien des égards, un autre ressort crucial du vote RN féminin réside dans cette situation dégradée de l’école en France et dans les appréhensions parentales qu’elle suscite.
Les « donneurs de leçons »
Le rapport à l’école a aussi des conséquences sur les manières de percevoir les autres groupes sociaux et, derrière eux, les formations politiques. Comme suggéré plus haut, pour beaucoup d’électeurs du RN, c’est le travail, plus que l’école, qui leur a permis d’accéder à un emploi (relativement) stable et à un petit patrimoine (souvent leur propre logement dont ils sont propriétaires). Ils se caractérisent ainsi par un capital économique supérieur à leur capital culturel. Cette structure du capital que l’on retrouve de façon transversale au sein de l’électorat lepéniste se traduit par la valorisation de styles de vie orientés davantage vers la réussite économique que vers « des ressources culturelles distinctives ».
Dès lors, lorsqu’il s’agit de qualifier les groupes situés dans le « haut » de l’espace social, les électeurs du RN vont davantage valoriser les élites spécifiquement économiques. Sur mon terrain, si l’on peut certes critiquer une richesse trop ostentatoire (ceux qui « veulent montrer qu’ils ont de l’argent ») ou démesurée (ceux qui « se gavent »), la figure du « bon patron » ou de la personne qui a « réussi » économiquement revient souvent de façon positive dans les discours.
Par contraste, les groupes et individus les plus pourvus en capital culturel, les « sachants », et notamment les professions spécialisées dans l’usage du savoir, de la parole et des symboles (enseignants, journalistes, artistes…), vont souvent susciter scepticisme et hostilité. Ces derniers sont souvent associés à une position de privilégié moralisateur, des « beaux parleurs » et des « donneurs de leçons ». Cette défiance se rejoue dans le rejet de la gauche, camp politique souvent associé – non sans un certain réalisme sociologique – à ces « élites du diplôme ».
À bien des égards, le mépris de classe dont s’estiment parfois victimes les électeurs du RN fait écho aux formes de violence symbolique dont l’école est un des principaux foyers. Comme si la distance à l’univers scolaire, aux positions professorales, à la culture dite légitime et aux styles de vie qui lui sont associés exprimait une réaction de défense face à une domination scolaire subie antérieurement.
L’institution scolaire reste pour beaucoup avant tout un lieu de classements, de frustrations et d’humiliations. Il faut donc s’interroger sur ce que produit politiquement notre école, sur les visions du monde et les préférences électorales qu’elle engendre sur le long terme chez les individus.
Les grandes manœuvres politiques observées depuis la dissolution de l’Assemblée nationale témoignent du caractère historique de la période que nous traversons. Mais l’ampleur de la crise politique appelle à des mesures immédiates pour redonner du pouvoir aux citoyens. S’il veut retrouver la confiance des électeurs et surmonter les blocages institutionnels, le nouveau Front Populaire doit mettre en place le référendum d’initiative citoyenne constituant au plus vite et s’inscrire dans l’héritage des combats qu’a portés le Front Populaire. Tribune des politologues Clara Egger et Raul Magni-Berton.
Sa création a peine annoncée, le nouveau Front Populaire est déjà sur toutes les lèvres. Après de premiers échanges par déclarations interposées où chaque parti posait ses conditions, un accord a très rapidement abouti sur la répartition des candidatures et un programme partagé. Ce programme met avant tout l’accent sur des mesures économiques et sociales en en faisant la priorité des premiers jours de la mandature et en reléguant au second plan les réformes institutionnelles et démocratiques. Disons-le franchement, ces manœuvres politiques et la volonté de chaque officine de vouloir imposer son agenda ne laissent présager aucun changement radical de méthode. Une nouvelle fois, la grande alliance de la gauche risque de se faire sans tenir compte des priorités des électeurs, notamment en matière de réforme démocratique.
Une demande de démocratie directe forte mais invisibilisée
Les signes que notre démocratie parlementaire s’essouffle se multiplient. Le poids du Parlement n’a cessé de se réduire au profit de l’exécutif ces dernières années sous l’effet des états d’urgence successifs permettant une surutilisation de procédures exceptionnelles comme le 49.3 et le recours aux ordonnances. De nombreux rapports alertent sur l’état des libertés publiques en France et notre pays occupe le bas des classements évaluant la qualité democratique des pays d’Europe de l’Ouest. La possibilité pour Emmanuel Macron de convoquer de nouvelles élections sous trois semaines sans consulter partis et groupes d’opposition est un des nombreux symptômes de cette prépondérance de l’exécutif.
Face à cela, notre système politique dispose du meilleur antidote qu’il puisse exister : des citoyens soutenant fortement la démocratie et avides de nouveaux droits politiques. A rebours des discours regrettant un désintérêt des citoyens pour les questions institutionnelles et démocratiques conçues comme trop lointaines, techniques ou non prioritaires, les citoyens français expriment, dans la rue et dans les sondages, une soif de renouveau.
Depuis le mouvement des Gilets Jaunes, la demande d’une participation directe à la prise de décision politique a le vent en poupe dans notre pays. Elle se cristallise autour d’un outil : le référendum d’initiative citoyenne constitutionnel (RICC) qui recueille le soutien de près de 75% des Françaises et des Français. Aucune autre réforme institutionnelle ne peut se targuer d’un tel soutien. Si on la compare à d’autres options envisagées dans le programme de la NUPES et maintenant du nouveau Front Populaire – comme la convocation d’une Assemblée constituante, la tenue d’assemblées citoyennes ou même la réforme du référendum d’initiative partagée – le RICC caracole en tête.
En Europe, les Français ne sont pas isolés dans leurs aspirations : en Allemagne, en Italie ou aux Pays-Bas, les citoyens exigent de pouvoir initier et voter directement les lois. Si exception française il y a, c’est dans la réponse des élites politiques – notamment de gauche – à ses revendications qui oscillent entre reprise de la mesure dans un programme sans toutefois la mettre en avant, indifférence et parfois même mépris. Alors que les Pays-Bas s’apprêtent à introduire le RIC suspensif dans leur Constitution sous l’effet de cette pression populaire et d’un soutien unanime des partis de gauche, la gauche française en est encore aux atermoiements.
Prendre au sérieux l’héritage démocratique du Front Populaire
Pourtant, François Ruffin, l’initiateur du projet de Front Populaire, le dit lui-même : il faut “arrêter de déconner”. La recherche en sciences sociales et l’exemple de près de 30 pays à travers le monde l’attestent : la démocratie directe renforce la qualité des institutions démocratiques, évite la concentration du pouvoir, renforce la protection des minorités et des droits fondamentaux et contribuent à des politiques économiques plus stables et plus justes. Ses vertus devraient suffire à faire du RICC la mesure phare d’une nouvelle alliance à gauche.
Par ailleurs, dans une France de plus en plus fragmentée et ingouvernable, le RICC peut être l’occasion de conduire des réformes demandées de longue date par le peuple français en surmontant les blocages institutionnels et l’influence des lobbys et autres cabinets de conseil. Justice fiscale, présence des services publics partout sur le territoire, factures d’énergie, renationalisation de biens publics comme les autoroutes… Nombre de mesures plébiscitées par les Français mais auxquelles la sphère politique reste majoritairement réticente pourraient enfin trouver un débouché démocratique. En outre, la menace d’un référendum contre les élus qui ne respecteraient pas leurs promesses de campagne limiterait sensiblement les revirements politiques qui brisent la confiance dans notre démocratie.
L’héritage démocratique du Front Populaire oblige celles et ceux qui s’en revendiquent. La défense de la démocratie et de la liberté de chacun était au cœur de l’accord de 1936. Comme aujourd’hui, la France était alors en retard sur nombre de ses voisins dans la conquête d’un droit politique : le droit de vote des femmes. Comme aujourd’hui, et lors de chaque avancée démocratique, la mesure était perçue par les élites comme trop radicale : les femmes n’étant pas assez éduquées ou autonomes pour voter par elles-mêmes. Les députés du Front Populaire votèrent pourtant massivement pour son introduction le 30 juillet 1936. En 1936, comme aujourd’hui, le Front Populaire ne peut sans faire sans prendre au sérieux les demandes de droits politiques des citoyens français.
Les faibles performances électorales de la gauche dans les campagnes populaires entraînent de vifs débats depuis plus d’un an. Le livre politique de cette rentrée 2023, un pavé de plus de 850 pages signé Thomas Piketty et Julia Cagé, a de nouveau ravivé cette discussion. Chiffres à l’appui, les économistes estiment que le succès de la droite et de l’extrême-droite dans ces territoires est avant tout la conséquence d’un abandon de la France rurale par les pouvoirs publics, plus que d’un rapport hostile à l’immigration. Pour le sociologue Benoît Coquard, qui a grandi dans ces campagnes et leur consacré un livre (Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin), cette analyse purement statistique oublie de se pencher sur les rapports sociaux particuliers caractéristiques de ces espaces. Les ouvriers, employés et autres individus populaires des campagnes ont en effet souvent comme modèle les petits patrons, artisans locaux et ont généralement des liens forts avec eux. Il détaille ici son point de vue, afin d’enrichir la compréhension des ressorts du vote des campagnes populaires. Article republié depuis The Conversation France.
À l’issue de cet ouvrage qui déploie une analyse prolifique des inégalités sociospatiales en regard des comportements électoraux, Cagé et Piketty émettent un ensemble de propositions pour attirer à gauche les classes populaires rurales. Les deux économistes se risquent ainsi à un certain volontarisme politique sur la base d’un travail scientifique à la fois original, rigoureux et discutable par endroits. Ils invitent notamment à renforcer les services publics dans les espaces ruraux où dominerait, selon l’expression consacrée et maintes fois utilisée dans le livre, un fort « sentiment d’abandon » chez les classes populaires. Une autre de leurs idées est de faciliter, à l’instar du RN, l’accès à la propriété pour ces ménages sensibles aux inégalités de patrimoine et très attachés au fait de posséder leur chez-soi.
Mais par-delà l’adéquation a priori des mesures proposées, l’hypothèse de la « reconquête » des classes populaires rurales par la gauche n’a rien d’évident dans certains villages et bourgs où les idées d’extrême droite sont devenues hégémoniques face à l’absence d’opposition.
Il y a la difficulté pour un ouvrier ou une employée à se déclarer publiquement de gauche, tandis que se dire « de droite » ou « pour Le Pen », c’est déjà s’assurer un minimum de respectabilité en se désolidarisant des plus précaires taxés « d’assistés » par ces discours politiques dominants.
Une histoire du conflit politique peut intégrer par endroits ces éléments, mais l’équation générale laisse peu de place aux rapports sociaux concrets qui déterminent l’espace des possibles politiques.
Dans ce livre de 850 pages, les enquêtes de terrain qui permettent de mettre au jour de tels processus sont surtout mobilisées comme des recueils d’entretiens qui viennent illustrer la démonstration des chiffres. Alors certes, la notion de « classe géo-sociale » établie à partir d’un assemblage inédit d’indicateurs quantitatifs ouvre des perspectives de compréhension, dans le sillage des travaux sur les dimensions locales de l’espace social. Mais on peut s’interroger sur la capacité des catégories statistiques à saisir, à elles seules, « les effets de lieu » qui tiennent à la spécificité locale des rapports de classes.
Des configurations défavorables à la gauche
Cagé et Piketty font malgré tout plusieurs incursions vers une prise en compte de ces configurations, comme lorsqu’ils mentionnent que « le vote pour le FN-RN est devenu au fil du temps plus étroitement associé aux communes comptant la plus forte proportion d’ouvriers (principalement dans les bourgs et les villages). » Et ensuite que : « Ce vote a également toujours été une fonction croissante de la proportion d’indépendants. » (p.733)
Les groupes sociaux qui portent typiquement le vote à gauche sont soit absents de ces villages et bourgs populaires, du fait notamment du départ des jeunes diplômés ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi local, soit dans un entre-soi ignoré des classes populaires locales.
Seulement, lorsque les deux économistes s’étonnent positivement de corrélations entre la structure de la population et les comportements politiques, ils ne vont jamais jusqu’à les appréhender frontalement, c’est-à-dire de manière relationnelle, en envisageant la construction réciproque des classes sociales par les rapports qu’elles entretiennent entre elles. À défaut, comment comprendre que dans certaines configurations du tissu économique local, les affinités sociales et politiques des classes populaires jouent contre la politisation à gauche.
Il est fréquent qu’un ouvrier rural soit ami avec un artisan (ou un autre indépendant) et influencé politiquement (à droite) par lui. À l’inverse, les groupes sociaux qui portent typiquement le vote à gauche sont soit absents de ces villages et bourgs populaires, du fait notamment du départ des jeunes diplômés ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi local, soit dans un entre-soi ignoré des classes populaires locales.
Cette configuration a des implications sur les modèles de réussite considérés localement comme légitimes, sur la façon dont les gens se définissent et s’identifient à « un nous », et donc sur les comportements électoraux.
Par conséquent, si l’approche de Cagé et Piketty permet mieux que jamais de répondre à la première partie de la question présente en 1ere ligne de leur livre, « Qui vote pour qui ? », le débat reste ouvert sur la seconde partie, « et pourquoi ? »
Des affinités transclasses
Les membres des classes populaires rurales ont tendance à dénigrer d’autres classes populaires associées dans leurs représentations à la ville, à l’immigration et à l’assistanat.
Tandis qu’ils cherchent à minimiser le sentiment anti-immigré des classes populaires rurales ailleurs dans l’ouvrage, Cagé et Piketty donnent une profondeur historique à ce rejet, en montrant qu’à chaque époque une somme de stéréotypes étaient mobilisés par les ruraux à l’encontre de leurs homologues des villes.
Or cette sorte de « fausse conscience rurale » tient aussi au fait que dans certaines campagnes, ouvrier·e·s et employé·e·s aspirent largement au style de vie incarné dans leur monde proche par des artisans, des petits patrons, des propriétaires comme eux. Certes ces derniers sont davantage dotés en capital économique, mais ils les côtoient au quotidien, faisant parfois partie de leurs amis proches, de leurs familles, etc.
Ces affinités transclasses se comprennent logiquement si l’on a en tête le schéma de l’espace social proposé par Pierre Bourdieu. Les ouvriers et ouvrières de petites PME, propriétaires de leur logement et évoluant dans des sociabilités relativement homogènes ont des aspirations caractéristiques du bas à droite » de l’espace social, dans lequel se situent des individus au niveau de revenus et patrimoine différents, mais qui se rejoignent sur les valeurs, les goûts, la distance vis-à-vis du monde scolaire et du pôle culturel largement associé aux grandes villes.
Cette sorte de « fausse conscience rurale » tient aussi au fait que dans certaines campagnes, ouvrier·e·s et employé·e·s aspirent largement au style de vie incarné dans leur monde proche par des artisans, des petits patrons, des propriétaires comme eux.
Cette petite bourgeoisie économique qui influence les classes populaires rurales est fièrement de droite et d’extrême droite, se faisant le relais informel de partis politiques pourtant assez absents des sociabilités locales.
Réputation et conformisme politique
Cette forme de bourgeoisie impose l’idée d’une méritocratie par le travail qui justifie à la fois le respect d’une hiérarchie sociale par le capital économique et la stigmatisation des plus précaires. Plus encore, ces groupes dominent les classes populaires au quotidien en distribuant les « bons points » des réputations des un·e·s et des autres sur le marché du travail et de là, dans toutes les scènes de la vie sociale, puisqu’en milieu rural, « tout se sait » et tout est lié.
Ces logiques réputationnelles sont omniprésentes dans mes enquêtes de terrain et forment la clé de voûte d’une analyse liant les conditions sociales et spatiales aux positionnements politiques.
C’est par exemple toute l’histoire d’Eric, cet ouvrier trentenaire qui a claqué la porte d’une petite PME. Son patron, qui était également un « pote », membre de son équipe de foot et partenaire occasionnel de chasse, l’a ensuite discrédité auprès des autres employeurs et plus largement de tout son entourage en le présentant comme un mauvais travailleur, surtout trop revendicatif. Plus tard, au cours d’une discussion avec plusieurs entrepreneurs locaux lors de laquelle des critiques lui sont adressées, Éric affirmera : « Moi, je suis bien de droite ».
La « sale réputation » dont il a souffert ne l’a pas mené à se politiser contre le patronat, mais bien à se revendiquer du « bon côté » de la frontière sociale avec « les bosseurs », contre lesdits « assistés », « cas sociaux » ou encore les « Mélenchons », comme on dit dans son entourage familial et amical pour désigner les personnes qui remettent en cause les inégalités.
Des obstacles démographiques
C’est pourquoi, pour jouer les pessimistes face à la démarche de Cagé et Piketty, on pourrait considérer que la « reconquête » des classes populaires rurales devrait avant tout passer par un bouleversement des dynamiques démographiques.
Ce dernier verrait les classes sociales plus marquées à gauche « s’établir » dans les campagnes industrielles et les bourgs en déclin. Une telle dynamique ne saurait cependant reposer sur le simple désir de verdure des citadins ou sur la volonté politique de quelques militants.
On pourrait à minima penser à la relocalisation d’emplois qualifiés dans les campagnes populaires qui permettrait aussi d’enrayer le départ des jeunes diplômés ruraux, notamment des jeunes femmes issues des classes populaires locales dont les qualifications scolaires ne sont pas adaptées au marché de l’emploi local.
De ce point de vue, la proposition de renforcement des services publics que l’on retrouve chez Cagé et Piketty pourrait se coordonner avec une politique de recrutement des diplômé·e·s issu·e·s de ces territoires.
Mais à l’heure actuelle, la tendance générale reste la suivante : les campagnes qui attirent les potentiels électeurs de gauche ne sont pas celles où l’on retrouve les plus fortes proportions de classes populaires. Comme les autres groupes sociaux, les représentants du pôle culturel de l’espace social ont une attirance pour les lieux, urbains et ruraux, où se concentrent déjà des personnes qui leur ressemblent.
Plus les différences d’opportunités d’emplois locaux, de styles de vie, de comportements politiques se polarisent géographiquement (et donc socialement), moins les espaces ruraux marqués par une domination du vote RN ont de probabilité d’attirer des individus et des groupes sociaux marqués à gauche.
La droitisation se construit en partie ainsi et les réponses à y apporter diviseront probablement la gauche, à l’image de la ligne envisagée par François Ruffin, qui s’adresse à la fois aux classes populaires et à leurs proches artisans, auto-entrepreneurs, petits-patrons qui font office dans les sociabilités de leader d’opinion.
Un « nous » à reconstruire
Cagé et Piketty, tout au long de leur livre, font du « sentiment d’abandon » une clé d’explication du vote RN. Sans écarter ce cas de figure, mes enquêtes m’ont surtout amené à observer une attitude différente à partir du moment où les classes populaires rurales ne se voient pas imposer ce registre de réponse. Loin de se vivre en permanence comme « abandonnés » par Paris, ces hommes et femmes ont accès à une reconnaissance locale et rejettent fortement le mode de vie urbain.
Alors qu’ils seraient plus anonymes en ville, les ouvrier·e·s et employé·e·s des villages sont pris dans des rapports de réciprocité intenses, où ce qui se passe ailleurs importe finalement moins. Les réduire, par une bienveillance située socialement, à cette image d’abandonnés ne ferait probablement que susciter chez eux le sentiment d’être incompris.
Le RN vend aux classes populaires rurales une réification passéiste d’une prétendue tradition dans laquelle leur style de vie serait la norme universelle.
C’est justement tout le succès du RN que d’avoir imposé ce registre de l’abandon dans le champ politique, tout en proposant à leur électorat un tableau cynique du lien social. Le RN vend aux classes populaires rurales une réification passéiste d’une prétendue tradition dans laquelle leur style de vie serait la norme universelle. Et plus encore, il promet une re-hiérarchisation des groupes sociaux de telle sorte que ces petits propriétaires s’assurent d’être toujours mieux traités que d’autres en dessous d’eux, ces autres issus de l’immigration avec qui la concurrence est présentée, de facto, comme inévitable.
Les ouvriers et employées des zones rurales désindustrialisées, qui font l’expérience de la concurrence pour l’emploi et s’accommodent assez largement des discours anti-immigrés, reconnaissent ainsi au RN d’être le porteur d’une vision intrinsèquement conflictuelle et donc honnête du monde social.
Les classes populaires n’ont pas le luxe de l’individualisme
Là où la gauche pourrait prendre appui, c’est sur le fait que cette conflictualité vécue va de pair avec un besoin de solidarité. Les classes populaires n’ont pas le luxe de l’individualisme. Parce ce que rien n’est complètement acquis pour éviter de « tomber plus bas », il faut compter sur la reconnaissance et le soutien des autres. Ce que dit le RN, c’est que cette solidarité ne saurait exister autrement qu’au prix de l’exclusion d’une partie du reste du monde, sur des critères non pas sociaux mais ethnoraciaux.
Ce positionnement a trouvé un écho facile chez les classes populaires rurales qui ont tendance à se revendiquer d’un « nous » sélectif, conflictuel, sous forme d’un « déjà nous » ou « nous d’abord » qui résonne avec les préférences proposées par l’extrême droite.
C’est par cette solidarité à petit rayon que l’on pense s’en sortir dans un contexte où il n’y a pas suffisamment de travail et de ressources pour que tout le monde s’assure une respectabilité. En l’état actuel des rapports de force sociaux et politiques, il est difficilement envisageable de voir ce « déjà nous » être transformé, par le simple fait d’un nouveau discours de gauche, en un « nous les classes populaires ».
Néanmoins, par optimisme, on peut se rappeler que malgré l’imprégnation des idées d’extrême droite, ce n’est pas contre les immigrés que les classes populaires rurales ont enfilé un gilet jaune. Il s’agissait bien de la nécessaire question de répartition des richesses face aux difficultés économiques vécues. Malgré son côté perfectible, c’est là tout l’intérêt du livre de Cagé et Piketty, que de vouloir recentrer le débat politique autour de ces questions, en apportant de l’empirique et du factuel à disposition de celles et ceux qui voudraient savoir de quoi il en retourne.
Le vote pour le RN est-il motivé par le racisme ou par le rejet de «l’assistanat » ? Alors que l’électorat de Marine Le Pen s’élargit à chaque élection et que le parti d’extrême-droite a abandonné toute remise en cause du système néolibéral (fin du projet de sortie de l’euro, opposition à la hausse du SMIC, abandon de la défense de la retraite à 60 ans…) pour séduire l’ancien électorat LR, on peut se demander ce qui réunit les électeurs frontistes… et ce qui serait susceptible de les diviser. Pour les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini, l’explication par le seul racisme est trop simpliste et néglige d’autres facteurs. D’après eux, il est possible pour la gauche de faire éclater la coalition électorale du RN en pointant l’imposture du discours social de Marine Le Pen, mais arrimer les couches populaires de la France périphérique à la NUPES sera néanmoins compliqué. Dans Où va le bloc bourgeois ? (Editions la Dispute), ils analysent la séquence électorale de 2022 et les évolutions par rapport à 2017 et esquissent des hypothèses sur les recompositions à venir. Extraits.
Amélie Jeammet : Au moment des résultats du second tour de l’élection présidentielle, une vidéo tournée à la mairie de Hénin-Beaumont a a pas mal circulé sur les réseaux sociaux, montrant des habitants de la ville protester avec beaucoup de colère et de brutalité verbale contre l’annonce de l’élection d’Emmanuel Macron. Usul et Ostpolitik ont fait une chronique sur Mediapart à propos des commentaires qu’a suscités cette vidéo sur Twitter. On peut les classer en deux grandes tendances : d’un côté, ce qu’on pourrait appeler un racisme de classe, qui passe par l’expression d’un mépris pour ces classes populaires « vulgaires » et « basses du front » et, de l’autre, des commentaires qui soulignent le mépris des premiers, et qui font appel à la souffrance sociale dans laquelle vivraient ces personnes filmées, laquelle rendrait leur colère compréhensible. Pour ce second groupe de commentaires, le vote Le Pen s’expliquerait donc par cette souffrance sociale, et non par une adhésion à une idéologie raciste.
La chronique d’Usul et d’Ostpolitik renvoie alors ces deux groupes de commentaires dos à dos en expliquant qu’ils dénient ce qui unifie les électeurs de Le Pen, à savoir le racisme, la xénophobie, la peur et la haine de l’islam, tout ce qui peut évoquer les Arabes ou les musulmans, et qui constituerait le véritable ciment de ce bloc d’extrême-droite. Bien sûr, la macronie n’est pas exempte de dérives idéologiques racistes de ce type, elle nous en a donné des exemples avec certaines lois plus ou moins explicitement dirigées contre les musulmans et leur présence dans l’espace public. Alors, effectivement, l’électorat de Le Pen est disparate, et il y a ce malentendu socio-économique entre les classes populaires qui votent pour elle et la base néolibérale de son programme économique, mais n’y a-t-il pas cette unité de haine ou de peur de la figure du musulman ?
Bruno Amable : Je crois que, lorsqu’on essaie de trouver des éléments communs à cette base sociale, c’est effectivement cela qui ressort. C’est finalement le seul point commun qu’ont ces groupes disparates. Mais pour l’analyser, il faut interroger la hiérarchie des attentes.
Stefano Palombarini : Oui, il y a de ça. Mais c’est réducteur de dire que c’est un électorat unifié autour du racisme. Un élément qui montre que cette façon de voir les choses est trop simple est le résultat de Zemmour, qui en termes de racisme a essayé, si l’on peut dire, de doubler Le Pen sur sa droite. Si le seul facteur qui attire le vote vers Le Pen était le racisme, Zemmour aurait été pour elle un vrai concurrent. Et il ne l’a pas été, notamment en ce qui concerne le vote des catégories populaires. C’est donc plus compliqué que ça. À mon sens, si on veut expliquer le paradoxe de classes pénalisées par les réformes néolibérales qui votent pour une candidate qui de fait les valide, il faut considérer trois éléments différents.
Le premier, c’est que le RN profite d’une rente en quelque sorte. Il n’a jamais gouverné, et il profite ainsi du profil d’un parti anti-système. Il n’est pas le seul dans cette situation, car LFI par exemple n’a jamais été au pouvoir non plus, mais Mélenchon a été ministre, il était au PS, il a été soutenu dans deux campagnes présidentielles par le PCF, qui a été un parti de gouvernement. Quarante années d’alternances dans la continuité des réformes incitent à identifier le néolibéralisme au « système », et donc rapprochent ceux qui souffrent de ses conséquences du seul parti perçu comme anti-système.
Le deuxième élément est constitutif de la stratégie de l’extrême-droite, et il revient à dire : vos difficultés ne sont pas liées à l’organisation économique et productive, ce sont d’autres menaces qui pèsent sur vous. Il y a clairement une composante au minimum xénophobe là-dedans, et sur ce détournement des thèmes du débat, qui fait que dans les médias on discute beaucoup plus de burkini que de retraites, d’identité française que de pouvoir d’achat, il y a une convergence d’intérêts objective avec le pouvoir macroniste. Gérald Darmanin, Jean-Michel Blanquer et compagnie n’ont pas été sur ce terrain par hasard. Si les thèmes économiques et sociaux ont eu un peu de visibilité au cours des deux derniers mois de la campagne présidentielle, c’est uniquement grâce à la percée de Mélenchon dans les sondages. Mais il ne faut pas oublier qu’avant, le débat médiatique était tout entier consacré à l’immigration, l’insécurité, l’islam, la laïcité, etc., et cela a laissé bien sûr une trace dans les résultats électoraux. Je ne sais pas si Macron a voulu aider Le Pen à se qualifier, mais il avait certainement intérêt à orienter le débat dans cette direction pour invisibiliser les effets de son action sur le terrain social et économique. Cela profite à l’extrême-droite car des gens qui se sentent fragilisés, menacés ou directement en souffrance sociale ont eu tendance à se positionner par rapport à des thématiques sur lesquelles l’extrême-droite se propose comme protectrice.
« Sur ce détournement des thèmes du débat, qui fait que dans les médias on discute beaucoup plus de burkini que de retraites, d’identité française que de pouvoir d’achat, il y a une convergence d’intérêts objective avec le pouvoir macroniste. »
Le troisième élément découle de la croyance dans le TINA (There is no alternative), c’est-à-dire de l’idée que les réformes néolibérales sont nécessaires et inéluctables, et il est directement relié au racisme. L’extrême-droite propose de répartir de manière inégalitaire les conséquences de réformes auxquelles il serait impensable de s’opposer, mais qui vont faire mal aux classes populaires. C’est la préférence nationale mais pas seulement. Il faut de la main-d’œuvre flexible ? D’accord, laissons les immigrés dans la plus grande précarité, avec des CDD qu’il faut renouveler, sinon on les renvoie « à la maison». Il faut réduire la protection sociale ? Réservons-la exclusivement aux Français. L’objectif est une segmentation des classes populaires et ouvrières fondée sur des critères ethniques ou religieux, avec la promesse aux «Français de souche » de faire retomber sur les autres le coût social des réformes. Cet élément identitaire est central pour l’extrême-droite et se combine avec les deux autres dans le vote RN. C’est plus compliqué que de dire que ce sont des racistes qui se rassemblent, même si le racisme joue un rôle-clé. Mais si le RN était simplement le parti des racistes, on y trouverait une présence bourgeoise bien plus forte, car le racisme en France est très loin d’être l’exclusive des classes populaires.
Bruno Amable : C’est un paradoxe. On pourrait affirmer que la société française est probablement moins « raciste » qu’elle ne l’était il y a quatre ou cinq décennies. Les politistes ont des indicateurs pour le montrer. C’est aussi l’impression qu’on peut avoir de façon anecdotique. Le paradoxe étant qu’il y a quatre ou cinq décennies, les partis d’extrême-droite ne dominaient pas la vie politique. Si on voulait expliquer par le racisme la montée de l’extrême-droite, on devrait dire que la société est devenue plus raciste, ce qui n’est pas le cas. On peut même affirmer l’inverse.
C’est pour cela qu’il faut prendre en compte la hiérarchie des attentes. Les électeurs étaient en moyenne plus « racistes » il y a plusieurs décennies, mais cette préoccupation était relativement bas dans la hiérarchie de leurs attentes, ce n’était pas leur préoccupation principale. Je pense que, même parmi les électeurs de gauche qui ont porté Mitterrand au pouvoir, il y avait probablement plein de gens qui pensaient qu’il y avait trop d’immigrés, mais ce n’était pas ça qui leur importait principalement, c’était autre chose. Dans les 110 propositions de Mitterrand, comme dans le Programme commun, il devait y avoir le droit de vote aux élections locales pour les immigrés. Je suis bien persuadé que dans tout l’électorat, y compris populaire, il y avait des gens qui n’en voulaient pas. Comme la suppression de la peine de mort et peut-être d’autres propositions. Mais ce qui importait dans leur décision de vote ou de soutien politique était les mesures qui figuraient plus haut dans leur hiérarchie des attentes. Donc la question est de savoir pourquoi la hiérarchie des attentes d’une certaine partie des classes populaires s’est bouleversée à ce point et que les questions autour de l’immigration semblent avoir été considérées comme plus importantes qu’elles ne l’étaient par le passé. On revient à ce que disait Stefano : la restriction de l’espace du compromis est telle que, fatalement, on se tourne vers d’autres choses.
Il y a aussi, dans certaines fractions des classes populaires, des attentes qui ne sont pas nécessairement sympathiques. Des attentes alimentées par le ressentiment social à l’égard des gens plus diplômés, perçus comme plus protégés ou plus aisés, et évidemment, un ressentiment à l’égard des immigrés ou de leurs descendants. Donc, tout ce qui peut gêner ces groupes sociaux à l’égard desquels s’exprime ce ressentiment peut provoquer une sorte de joie maligne fondée sur l’espérance de la mise en œuvre de mesures pénalisantes. L’électorat de Le Pen, Zemmour ou même en partie de LR serait très content si on parlait de couper les budgets de la culture, voire de la recherche ou de certaines aides sociales. Le ressentiment à l’égard des fonctionnaires est bien connu. Vu comme une catégorie privilégiée par certains segments de la population, tout ce qui peut leur nuire peut être jugé positif. On pourrait aussi évoquer ceux qu’on désigne sous l’appellation de « cas soc’ ». On retrouve au sein d’une partie des classes populaires la volonté de ne pas être des « cas soc’ ».
Au-delà du ressentiment individuel, on voit bien que c’est un problème politique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de proposition politique qui unifierait des groupes autour d’attentes communes qui ne seraient pas ces attentes-là, mais d’autres attentes qui permettraient de satisfaire l’ensemble des classes populaires ou une fraction des classes populaires et moyennes. Ce problème politique est celui de trouver une stratégie politique fondée sur des attentes plus positives. Je me souviens d’une question qui m’avait été posée en interview: qu’est-ce qui pourrait permettre d’unir à la fois le 93 et le nord-est de la France ? La réponse se trouve probablement du côté des politiques qui amélioreraient la situation matérielle de ces populations qui ont en commun de vouloir des écoles ou des hôpitaux de bonne qualité, des services publics de proximité, etc. C’est autour de ce genre de choses qu’on peut tenter de les réunir, plutôt que de jouer sur les différences de ces catégories de population en les exacerbant.
Stefano Palombarini : La réunification politique des classes populaires passe par l’idée qu’on peut avoir des avancées communes. Ce que tu disais sur le fait qu’il y a, dans ces classes, des attentes qui ne sont pas forcément sympathiques, c’est aussi une conséquence de la conviction que tout ce qu’on peut demander, c’est un partage plus favorable de ce qui existe. Donc pour obtenir quelque chose de plus, il faut le retirer aux fonctionnaires par exemple, ou aux immigrés. On pourrait le retirer aussi aux capitalistes, remarque, mais penser cela supposerait d’être déjà sortis de l’hégémonie néolibérale. Sur la fragmentation des classes populaires, un aspect intéressant réside dans la montée du vote RN dans le monde rural. Dans le débat, on mélange des choses très différentes, on qualifie par exemple de rurales les zones anciennement industrialisées et en voie de désertification, alors que les problèmes politiques qui les caractérisent n’ont rien à voir et les raisons du vote à l’extrême-droite non plus.
« La réunification politique des classes populaires passe par l’idée qu’on peut avoir des avancées communes. »
Mais si on reste à la ruralité au sens strict, et qu’on se pose la question de comment amener les classes populaires qui l’habitent dans une perspective, disons, de gauche, on voit immédiatement la complexité du problème. Ces catégories étaient largement intégrées au bloc de droite, et depuis toujours, elles vivent dans un compromis avec la bourgeoisie de droite. Ce n’est pas si simple alors de les convaincre que, s’il y a quelque chose à prendre, c’est aux classes qui ont toujours été alliées, qui ont toujours voté comme elles, y compris pour désigner les maires et les conseillers municipaux. Les fonctionnaires qui votent à gauche ou les immigrés qui viennent de débarquer sont plus spontanément perçus comme des adversaires. Dans les petits villages ruraux, il y a aussi un aspect directement lié au vécu quotidien: la bourgeoisie de droite à laquelle il faudrait s’opposer, c’est le voisin. Et les immigrés et les classes populaires du 93 avec lesquelles on devrait s’allier, on ne les a jamais vus. Je prends cet exemple pour montrer qu’il y a des héritages culturels, politiques, idéologiques, de plusieurs dizaines d’années, qui pèsent et qui font obstacle à l’unité des classes populaires. Il ne s’agit pas d’obstacles indépassables, mais il n’y a pas non plus de solution disponible et immédiate pour remplacer un travail politique de longue haleine.
Amélie Jeammet : Je lance une hypothèse sur les résultats des législatives. Imaginons qu’il n’y ait pas de majorité absolue qui se dégage, mais qu’on se retrouve avec trois blocs : la NUPES, un bloc Macron et un bloc RN. Devrait-on alors s’attendre, sur quelques dossiers, à des alliances entre le bloc macroniste et le bloc RN?
Bruno Amable : J’ai du mal à l’imaginer, parce que du point de vue de l’extrême-droite, ce ne serait pas très habile. Ils ont au contraire intérêt à rester une force d’opposition ou au moins ne pas apparaître comme des soutiens d’une majorité macroniste. On peut imaginer des alliances ponctuelles, sur des lois ultra-sécuritaires par exemple, mais ils n’auraient pas intérêt à voter la réforme des retraites de Macron. Même s’ils n’y sont pas fondamentalement opposés. Et ils ont aussi intérêt à jouer les maximalistes. Dans le registre des thèmes absurdes des campagnes électorales, il y a cette histoire des « impôts de production». Il y avait une course de Macron à l’extrême-droite pour déterminer qui allait baisser le plus possible ces fameux impôts. Quoi que Macron puisse faire dans cette direction, ils ont toujours intérêt à dire que ce n’est pas assez. Donc je n’imagine pas une alliance explicite parce que je pense que ce ne serait pas rationnel.
Amélie Jeammet : Irrationnel par rapport à l’idée que le RN se donne l’image du parti antisystème, et que cela lui imposerait d’y renoncer ?
Bruno Amable : Si j’étais à leur place, je me dirais qu’on a un avantage à être anti-système parce qu’on n’a jamais gouverné. Si on se met en position de perdre cet avantage parce qu’on vote les lois sans même gouverner, on perd sur tous les côtés. À mon avis, ils n’ont pas intérêt à faire ça. S’il y avait simplement une majorité relative pour Macron, ce serait une situation très instable. S’il y avait une majorité relative pour la gauche, il y aurait intérêt, du point de vue de l’extrême-droite, à s’opposer, mais il y aurait un risque pour les macronistes, qui serait de voter avec l’extrême-droite contre la gauche. Et là, c’est la partie de leur argumentaire qui consiste à dire qu’ils ne sont pas avec les extrêmes qui disparaîtrait.
Stefano Palombarini : Il faut raisonner sur cette structure en trois pôles pour la période qui vient, tout en sachant que cela ne va pas durer très longtemps. Mais dans cette phase, il va y avoir une compétition entre le pôle d’extrême-droite et le pôle de la gauche de rupture pour déterminer qui est le véritable opposant au bloc bourgeois. Et tant que cette compétition est ouverte, ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à s’allier à Macron. Le discours est différent pour LR, voire pour la fraction dissidente du PS, qui sont désormais des forces minoritaires. Mais pour ce qui est de l’extrême-droite et de la gauche de rupture, leur objectif est de se légitimer comme l’alternative au pouvoir macroniste, auquel ils ont donc tout intérêt à s’opposer. Après quoi, cette compétition, à un moment donné, va se terminer. Il ne faut pas tirer des conclusions hâtives, mais dans la campagne des législatives, la gauche semble avoir pris un petit avantage. En tout cas, je pense que les choses deviendront claires au cours du quinquennat. Et il y a donc deux scénarios possibles.
« Il va y avoir une compétition entre le pôle d’extrême-droite et le pôle de la gauche de rupture pour déterminer qui est le véritable opposant au bloc bourgeois. Et tant que cette compétition est ouverte, ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à s’allier à Macron. »
Le premier passe par l’échec de la gauche, qui deviendrait plus probable si la Nupes se révélait un simple accord électoral sans avenir. Dans ce cas, on irait vers un bipolarisme à l’anglo-saxonne, qu’on retrouve en réalité aussi dans plusieurs pays d’Europe continentale, avec un bloc qui se prétend progressiste et démocrate, opposé à une alliance identitaire et traditionaliste. Il faut voir que, dans ce type de bipolarisme, les réformes néolibérales ne rencontreraient plus d’obstacle au niveau de la représentation démocratique. Bien sûr, elles susciteraient une opposition sociale, qui cependant ne trouverait plus d’interlocuteurs parmi les élus. On peut même dire que la transition néolibérale implique une série de réformes qui portent sur les institutions économiques, et qu’elle implique aussi une telle reconfiguration du système politique. Évidemment, ce scénario correspondrait à l’échec total de la stratégie de Mélenchon, qui, depuis sa sortie du PS, travaille à la construction d’une alternative politique au néolibéralisme. Et ce n’est pas du tout étonnant de constater que Mélenchon est considéré comme l’ennemi à abattre non seulement par Macron et Le Pen, mais par le système médiatique dans son ensemble. Ce n’est pas certain qu’ils y arriveront, car la souffrance sociale engendrée par les réformes est telle que la gauche de rupture dispose, potentiellement, d’un vrai socle social.
Il y a aussi un second scénario, celui dans lequel cette gauche s’affirmerait comme une vraie prétendante au pouvoir. On aurait alors un conflit politique de tout autre nature, qui porterait sur les questions sociales et économiques, et même sur les modalités d’organisation de la production, de l’échange et de la consommation. Une telle situation produirait presque mécaniquement un rapprochement entre le bloc bourgeois et l’extrême-droite, qui sur ces enjeux ont des positions absolument compatibles. Je ne crois pas que cela irait jusqu’à un parti unique de la droite, même s’il est intéressant de noter qu’un tel rapprochement se produirait alors que la succession de Macron sera certainement ouverte du côté de LREM, et celle de Le Pen possiblement au RN. Mais socialement, il n’y aurait pas de fusion complète entre le bloc bourgeois et celui d’extrême-droite. D’une certaine façon, le double jeu du RN ne serait plus tenable, et une partie des classes populaires qui votent pour ce parti ne suivraient pas le mouvement. Si donc le bloc de la gauche de rupture se consolidait et s’affirmait, il se retrouverait confronté à un nouveau bloc qui s’agrégerait autour du soutien au modèle néolibéral, avec une composante autoritaire importante, probablement aussi avec une composante identitaire et xénophobe. Mais bon, ces deux scénarios hypothétiques concernent l’avenir. Pour l’instant, nous sommes dans une configuration tripolaire, et pour revenir à ta question, il n’y a pas dans une telle configuration d’alliance envisageable avec Macron, ni pour la gauche de rupture ni pour l’extrême-droite.
Bruno Amable : Pepper D. Culpepper, un politiste américain, fait une différence entre ce qu’il appelle la noisy politics et la quiet politics. En gros, ce qui est lisible dans le débat public, et ce qui échappe au grand public, aux médias… Typiquement, la noisy politics, c’est par exemple la déchéance de la nationalité, et la quiet politics, c’est tout un tas de mesures de libéralisation financière que personne ne remarque parce que c’est trop compliqué, et dont on ne comprend qu’après les conséquences. Macron et l’extrême-droite n’ont pas du tout intérêt à se rapprocher sur la noisy politics. Mais sur la quiet politics, je ne suis pas sûr. Ils pourraient très bien s’entendre sur des choses qui échappent au débat public.
En 1770, Nicolas de Condorcet érige un principe simple pour déterminer la légitimité démocratique d’une élection : « si un [candidat] est préféré à tout autre par une majorité, alors ce candidat doit être élu ». L’énoncé apparaît logique, pourtant notre mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours échoue le plus souvent à le respecter. Nous conservons pourtant ce scrutin alors que plusieurs générations de penseurs ont construit de nombreuses méthodes alternatives plus à même de refléter les préférences des électeurs. Si certaines d’entre elles ont connu un écho médiatique important, il s’agit ici d’attirer l’attention sur un scrutin peu connu du grand public, au contraire des chercheurs : le vote par approbation. En effet, en 2010 un collectif de 21 spécialistes en théorie du vote a élu le vote par approbation comme étant le meilleur mode de scrutin, et ce en usant… du vote par approbation1. Sur quels critères ce scrutin pourrait-il s’imposer comme l’alternative la plus crédible à notre mode de scrutin actuel ?
Les défauts du scrutin uninominal majoritaire à deux tours
Notre méthode de vote pour nos principales élections repose sur le scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Uninominal car nous ne pouvons déposer qu’un nom dans l’urne. Majoritaire car c’est le candidat récoltant plus de 50% des suffrages exprimés qui est élu. Cela peut survenir dès le premier tour, mais le cas est rare, ce qui nécessite donc un deuxième tour au cours duquel les deux candidats ayant récolté le plus de voix au premier tour s’affrontent en duel pour obtenir la majorité de 50% des suffrages exprimés. Cette méthode de vote qui nous paraît désormais naturelle, comporte pourtant au moins deux effets pervers graves, qui compromettent la garantie d’une juste représentation de l’opinion des électeurs à travers leurs représentants élus.
Il s’agit d’abord de ce que l’on nomme parfois le Spoiler effect, à savoir le fait que deux candidatures trop proches idéologiquement se gâchent mutuellement leur chance de passer le premier tour et donc à terme de remporter les élections. Un « gros candidat » peut ainsi voir ses probabilités de l’emporter considérablement amoindries voire anéanties par l’émergence d’une ou de plusieurs « petites candidatures » de son camp politique. Le cas d’école étant évidemment celui de la défaite de Jospin en 2002, donné gagnant par plusieurs sondages2 face à n’importe quel autre candidat au second tour mais manquant la marche du premier à cause de la dispersion des candidatures à gauche.
Dès lors, l’un des enjeux décisifs d’une élection avec ce mode de scrutin consiste à éliminer les rivaux de son propre camp ou des camps voisins, en constituant une candidature unique. Le résultat des élections tient donc, pour beaucoup, non pas aux préférences des électeurs mais à la capacité des partis politiques d’un même camp à se rassembler. Cette dynamique est donc bien une conséquence perverse d’un mode de scrutin spécifique, et ne relève pas forcément du « bon sens » de rassembler un camp aux idées similaires. Dans ce contexte, l’union peut conduire à faire disparaître des candidats représentant réellement une sensibilité politique distincte, et donc à empêcher des électeurs d’exprimer finement leur opinion.
Le deuxième effet néfaste est que, bien souvent, ce mode de scrutin oblige à un vote stratégique pour espérer faire passer au second tour la candidature que l’on déprécie le moins parmi celles qui ont à peu près une chance de l’emporter. Ce faisant, ce vote « utile » empêche d’exprimer toute forme de soutien, par le vote, à des candidatures qu’on lui préfère. Ce vote « utile » empêche donc le vote de conviction.
Le principal problème qui en découle est d’ordre démocratique : les citoyens ne peuvent pas exprimer leurs préférences réelles, lors des rares occasions où leurs avis sont sollicités. Mais un autre problème est la conséquence que ce vote « utile » a sur la manière de mener campagne. Alors que l’on devrait s’attendre à voir s’affronter en priorité des candidats qui sont des adversaires idéologiques, on observe que, paradoxalement, la logique du vote utile incite des candidats-partenaires au sein d’un même camp politique à s’affronter tout aussi violemment, si ce n’est davantage, pour espérer enrayer chez eux cette dynamique du vote utile. Les affrontements entre le RN et Reconquête l’illustrent parfaitement.
Enfin, ces deux phénomènes conjugués ne sont pas sans conséquences sur les résultats du scrutin. Pour déterminer s’ils sont légitimes démocratiquement, la plupart des chercheurs en théorie des votes s’accordent sur le fait que ceux-ci doivent respecter une norme : le principe de Condorcet, selon lequel « si une alternative [ici un candidat] est préférée par une majorité à toute autre alternative, alors celle-ci doit être élue ». Par extension, le candidat ainsi choisi est appelé le vainqueur de Condorcet. En clair, il s’agit d’appliquer le principe de préférence de la majorité.
Le respect de ce principe nous paraît instinctif lorsqu’il s’agit de qualifier ce qu’est une élection légitime démocratiquement. Pourtant si l’on étudie le fonctionnement du mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours, celui-ci est bien souvent incapable de respecter ce principe démocratique. Ainsi, si l’on prend l’exemple de trois candidats A, B et C, pour lesquels on obtient les résultats suivants : · 4 électeurs : A > B > C (lire 4 électeurs, préfèrent A à B et B à C). · 3 électeurs : C > B > A · 2 électeurs : B > C > A
Avec notre mode de scrutin actuel, B est éliminé dès le premier tour, et au second tour c’est C qui l’emporte, en bénéficiant du report de voix des électeurs de B au premier tour (3+2 = 5 pour C, contre 4 pour A). Or, si B devait affronter en duel A, les électeurs de C se reporteraient sur B, le faisant ainsi gagner avec 2+3 voix, donc 5 voix contre 4. De même, si B affronte C en duel, B bénéficie du report de voix de A, avec donc 2+4 voix soit 6 voix contre 3. On observe ainsi que B est bien le vainqueur de Condorcet : face à toutes les alternatives (A et C), B est préféré par une majorité d’électeurs. Le principe de Condorcet est respecté alors que le scrutin uninominal majoritaire à deux tours échoue à le garantir, en élisant C.
Pour prendre un exemple réel, en 2007, la plupart des sondages donnaient François Bayrou vainqueur en duel face à n’importe quel candidat au 2ème tour3. Pourtant, incapable de passer le premier tour, il n’a pas été élu. Il ne s’agit pas de défendre, sur le fond des idées, la candidature de Bayrou, mais bien de nous en tenir au principe de Condorcet selon lequel, de tous les candidats, c’était bien François Bayrou qui était le candidat le plus légitime démocratiquement pour gagner ces élections.
Le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, sous les effets conjugués du spoiler effect et de la dynamique du vote utile est donc nuisible à la bonne représentation des préférences des électeurs en étant incapable de faire élire le vainqueur de Condorcet, tout en conduisant à des dynamiques politiques dommageables pour la tenue d’un débat démocratique constructif. Ces défauts sont suffisamment graves pour remettre en cause la légitimité de l’élection même. Pourtant, bien que ces effets soient connus, nous maintenons cette méthode de vote : quelles en sont les raisons ?
Des modes de scrutin alternatifs jugés trop compliqués
L’une des raisons principales relève d’une défiance structurelle à l’égard du changement, quand bien même l’état actuel des choses nous serait collectivement et individuellement défavorable. Ce « biais du statut quo » est un biais cognitif connu en psychologie sociale, qui explique probablement beaucoup des absurdités de notre système politique et économique. Il s’agit néanmoins de le prendre en compte si nous souhaitons réformer notre système de vote.
Car en effet, la question de la réforme de notre mode de scrutin n’est pas nouvelle. Dès l’irruption des élections dans la vie politique française, des penseurs se sont penchés sur la question de la méthode de vote à choisir afin qu’elle rende compte au mieux des préférences des électeurs. Il existe donc pléthore de modes de scrutin plus vertueux que celui que nous utilisons : les duels électoraux de la méthode de Condorcet, le vote à point de la méthode Borda, le scrutin de Condorcet randomisé, etc.
Mais plus récemment, c’est la méthode du jugement majoritaire qui a fait grand bruit. Probablement même un peu trop. Les élections présidentielles ont en effet été parcourues de plusieurs petits événements dont celui de la Primaire Populaire, d’initiative citoyenne, qui avait pour objectif de faire émerger une candidature unique à gauche, au moyen d’un mode de scrutin innovant, disposant, de l’avis de beaucoup de spécialistes, d’excellentes propriétés. Cette méthode électorale consiste à donner non pas une note mais une mention à chacune des candidatures : excellent, très bien, bien, assez bien, passable, insuffisant, à rejeter. Pour chaque candidature on obtient ensuite un pourcentage pour chacune des mentions. Il s’agit ensuite de déterminer la mention majoritaire à partir de la médiane.
Cette méthode de vote, dans le cadre de cette Primaire Populaire, a été beaucoup critiquée et moquée. Outre le fait qu’avec cette méthode nos présidents et députés pourraient être élus sur la base d’une mention « Passable », ce qui comporte sa dose de ridicule4, ce système de vote a paru trop compliqué. Car dans notre contexte politique actuel, marqué par une abstention croissante, complexifier le mode de scrutin fait courir le risque de créer de nouvelles barrières entre les électeurs et les urnes.
Le seul avantage de notre mode de scrutin est sa simplicité. Pour autant, ses défauts sont trop importants pour que cette seule raison soit suffisante pour le pérenniser. Il s’agit dès lors de trouver une méthode de vote à même de résoudre ces défauts, tout en étant suffisamment simple pour être facilement admise par les électeurs français. La tâche paraît ardue, et pourtant la solution pourrait bien se trouver dans le changement d’un seul des paramètres de notre mode de scrutin.
Le vote par approbation : l’introduction de la plurinominalité
Le biais cognitif de statut quo pousse à privilégier l’état actuel des choses, comme suggéré précédemment. Il s’agit donc de perturber le moins possible notre mode de scrutin actuel, tant dans son principe que dans sa mise en œuvre pratique. Le scrutin uninominal majoritaire à deux tours est simple, il repose, comme son nom l’indique, sur trois principes : l’uninominalité (on doit déposer un seul nom dans l’urne), la majorité (le candidat qui remporte une majorité de suffrage l’emporte) et la réalisation en deux tours, afin de garantir une majorité absolue (plus de 50% des suffrages). Pratiquement, le jour du vote nous nous rendons dans un bureau de vote, déclinons notre identité, récupérons plusieurs bulletins pour garantir le secret de notre vote, nous rendons dans l’isoloir, déposons un nom dans l’enveloppe, et déposons cette dernière dans l’urne après signature et validation de l’identité. A voté.
Dès lors, sur quel principe faut-il agir pour améliorer notre méthode de vote ? Le principe de majorité est indispensable. Selon le principe de Condorcet, pour qu’une élection soit légitime démocratiquement, il faut que la préférence de la majorité l’emporte. Il semble même qu’avec notre méthode actuelle, ce principe est insuffisamment respecté, étant donné que le vainqueur de Condorcet est presque systématiquement défait. La réalisation de l’élection en deux tours est un principe cosmétique, mais dans le cas de ce mode de scrutin, il s’agit bien plus d’une mesure visant à davantage respecter le principe de majorité en corrigeant les effets néfastes d’un scrutin uninominal, en jouant sur les reports de voix lors du second tour. En effet, les scrutins uninominaux majoritaires à un tour sont considérés comme les pires méthodes de votes par les chercheurs, à commencer par le panel de 21 chercheurs que nous citions en introduction. Ces scrutins reflètent très mal les préférences de la majorité en étant encore plus sensibles au Spoiler effect et au vote utile tel que nous les avons décrits.
La validité du dernier principe semble plus discutable. Pourquoi ne déposer qu’un nom dans l’urne ? Notre méthode de vote nous pousse à considérer que notre soutien pour un candidat vaut forcément désapprobation de tous les autres, alors que les enquêtes d’opinion démontrent au contraire la forte hésitation des électeurs entre plusieurs candidats5. De manière générale, dans tout autre contexte que les élections politiques, apporter notre soutien à une cause ne se fait pas en exclusion d’une autre. C’est pourtant de cette manière que nous votons pour les élections qui décident de l’avenir de la nation tout entière, en ne prenant aucunement en compte les préférences multiples des électeurs, parfois intensément indécis. C’est donc bien sur le principe de l’uninominalité qu’il faut agir.
En somme, il faudrait (presque) que rien ne change pour que tout change : d’un vote uninominal majoritaire à deux tours, il s’agit simplement de passer à un scrutin plurinominal majoritaire à deux tours. Le déroulé du vote serait quasiment le même : se rendre dans notre bureau de vote, décliner notre identité, récupérer, plusieurs bulletins, se rendre dans l’isoloir et déposer plusieurs noms dans l’enveloppe, déposer cette dernière dans l’urne après signature et validation de l’identité. A voté.
Communément, ce mode de scrutin est appelé « vote par approbation ». Comme pour notre système de vote actuel, on pourrait prendre le nombre de votes et le diviser par le nombre total de suffrages exprimés pour rendre compte du résultat en pourcentage. Ces pourcentages d’approbation additionnés dépasseraient probablement les 100 points de %, mais le principe de majorité reste le même : les deux candidats obtenant les % d’approbation le plus élevés peuvent passer au deuxième tour. Celui ou celle qui remporte au deuxième tour une majorité de suffrage l’emporte. Notons par ailleurs qu’un candidat pourrait être élu avec moins de 50% des suffrages, car le fait de ne déposer aucun nom dans l’urne peut être considéré comme une forme particulière de vote (« je n’approuve personne ») qui peut faire diminuer le pourcentage d’approbation des deux candidats (et donc du vainqueur également). Précisons enfin que, dans un scrutin plurinominal majoritaire, la réalisation en deux tours n’est pas vraiment nécessaire, et consisterait plutôt à rassurer les électeurs en ne bousculant pas trop leurs habitudes. En effet, le report de voix n’a plus de sens dans un mode de scrutin pour lequel il est déjà possible d’exprimer ses préférences pour plusieurs candidats.
Le vote par approbation modifie très peu nos habitudes de vote, et à bien des égards, nous le pratiquons déjà : questionnaire à choix multiples, choix de dates, et Doodle en tous genres. Simple, instinctif même, mais pas seulement. Ce petit changement dans la manière de voter permet de résoudre les deux principaux problèmes de notre mode de scrutin actuel, à savoir le Spoiler effect et le vote utile qui empêche le vote de conviction.
Petit changement, grandes vertus
Le problème du Spoiler effect est tout entier contenu dans le fait qu’une candidature supplémentaire peut influencer la quantité de votes que peut en espérer une autre, d’autant plus si ces candidatures sont idéologiquement proches. Avec l’introduction de la plurinominalité, apporter son soutien à une candidature ne revient plus à le retirer d’une autre. D’une certaine manière les candidatures deviennent indépendantes les unes des autres.
Il n’y a donc plus d’intérêt aussi décisif au fait de constituer une candidature unique, les possibilités de victoire ne dépendent plus d’un élément exogène à la préférence des électeurs mais bien d’un élément endogène, propre aux électeurs et non plus aux partis politiques. Par ailleurs, inutile désormais d’essayer de discréditer les candidatures des autres pour inciter les électeurs à voter spécifiquement pour la sienne, l’enjeu est de convaincre les électeurs de voter aussi pour la sienne, ce qui est une dynamique autrement plus saine.
De manière plus claire encore, le problème du vote utile qui empêche le vote de conviction ne se pose plus. Chacun peut exprimer librement ses convictions en signifiant son approbation à ses candidats préférés, même si ceux-ci n’ont que très peu de chance de l’emporter, sans que cela ne change le résultat du vote.
Ainsi, en jouant sur une seule dimension de notre mode de scrutin actuel, à savoir son caractère uninominal, nous en résolvons ses principaux problèmes. Certes, les informations que le vote par approbation permet de récolter sont parcellaires, contrairement à d’autres méthodes comme le vote majoritaire. Pour autant, il a le mérite de s’inscrire dans la continuité de notre système actuel, d’être simple, instinctif et donc acceptable. Mais au-delà de ses propriétés intrinsèques, le vote par approbation changerait le visage de la vie politique française, en en changeant les pratiques électorales et en permettant d’en clarifier l’analyse.
Le vote par approbation : quelle transformation de la vie politique en attendre ?
Pour nous inspirer, nous pouvons nous baser sur les résultats de nombreuses études, qui, en France, étudient depuis 20 ans les différents systèmes de vote et leurs conséquences sur notre démocratie. C’est notamment le cas de l’équipe du CNRS Voter Autrement qui, à chaque élection présidentielle, propose aux électeurs de plusieurs bureaux de vote de voter une deuxième fois selon d’autres modes de scrutin. Le vote par approbation a été testé et les résultats sont éclairants. Les expériences confirment que le vote par approbation est facile à prendre en main pour les électeurs. Par ailleurs, il est très bien compris (faible nombre de bulletins blancs) et les électeurs se saisissent des possibilités de ce mode de scrutin en « approuvant » en moyenne près de 3 candidats6.
Il s’agit également de lutter contre les effets néfastes du scrutin uninominal, et faire en sorte d’élire le candidat le plus légitime démocratiquement, à savoir le vainqueur de Condorcet. Là aussi les expériences menées démontrent que c’est bien le cas. D’après les expériences menées en 2007, c’est bien François Bayrou qui aurait été élu avec ce mode de scrutin, avec un taux d’approbation de 50% contre 45% pour Nicolas Sarkozy (voir le tableau ci-dessous).
Comment expliquer cette différence ? Le vote par approbation nous permet de déterminer le niveau de concentration électorale c’est-à-dire la capacité pour un candidat à attirer le vote des électeurs sans que ces derniers ne votent pour d’autres candidats. En 2007, la candidature de Nicolas Sarkozy témoigne de cette capacité, ces soutiens l’approuvent de manière presque inconditionnelle, sans songer à soutenir d’autres candidats. Pour autant, il n’attire que peu d’autres soutiens au-delà de ce socle de fidèles. Il en va de même pour Jean-Marie Le Pen. Une hypothèse peut-être formulée : cette « fidélité électorale » traduit une tradition du vote de droite, l’élection d’un chef, qui ne doit pas souffrir de concurrence. Cette tradition avantage ainsi largement les candidatures de droite dans notre système de vote actuel, qui dans le cadre de la Vème République, héritière des traditions gaulliste et bonapartiste, a précisément pour objet de faire émerger cette figure du chef. À l’inverse, le vote par approbation promeut une autre culture politique, qui laisse davantage la place au débat d’idées et au compromis.
Ainsi, les expériences du vote par approbation modifient significativement le classement des candidatures. On le voit dans le tableau ci-dessus, pour les élections de 2007, Bayrou est premier, suivi de Sarkozy, Royal, Besancenot, Voynet et en 6ème position seulement : Jean-Marie Le Pen. En 2012, c’est François Hollande qui est premier suivi par François Bayrou, Jean-Luc Mélenchon, Nicolas Sarkozy, Eva Joly et en 6ème position, toujours une Le Pen7. Pour les élections de 2022, contrairement aux années précédentes, le podium reste inchangé mais l’adhésion à Jadot et Poutou est beaucoup plus élevée. On observe donc systématiquement que « les petits candidats » y sont mieux représentés, ce qui témoigne de l’intérêt des électeurs pour leurs thématiques. De fait, les enquêtes d’opinion nous indiquent bien que parmi les grandes crises que traverse la France, c’est bien la crise sociale qui est la plus importante (46%) et la crise environnementale (30%), largement devant la crise identitaire (24%)8. Là encore, le vote par approbation permet de mieux rendre compte des préoccupations des Français, tandis que le scrutin uninominal érige Eric Zemmour en 4ème homme des élections de 2022.
Au-delà des changements que le vote par approbation entraînerait sur les résultats des élections, cette méthode permettrait surtout de mieux en comprendre la signification. D’abord, car le vote par approbation permet, naturellement, de prendre en compte un type de vote qu’à l’inverse le vote uninominal éclipse mécaniquement : le vote blanc. En effet, avec cette méthode le fait de déposer une enveloppe vide dans l’urne est bien pris en compte en contribuant à diminuer le taux d’approbation de chacun des candidats. Ce faisant, cela nous permet d’évaluer plus justement le niveau de légitimité du président élu, qui ne peut plus bénéficier au second tour d’une majorité absolue automatique, ou bénéficier au premier tour d’un vote utile pour contrer un concurrent clivant. Le scrutin uninominal a ainsi permis à Emmanuel Macron de récolter 58% de suffrages artificiels, sans que le taux d’abstention ou le vote blanc ne puisse entamer officiellement cette légitimité de façade. Encore aujourd’hui, il nous est impossible de déterminer objectivement les suffrages relevant du vote de conviction de ceux consécutifs au rejet de l’extrême droite, forçant ainsi les commentateurs de tous bords à spéculer sur le sens de ce vote pourtant crucial.
En second lieu, l’analyse des approbations des électeurs permet d’évaluer comment ces derniers associent implicitement les candidats entre eux. En d’autres termes, le vote par approbation nous autorise à déterminer l’axe politique le plus pertinent pour comprendre le vote des électeurs. Avec cette méthode, il serait possible de répondre à l’une des questions permanentes de la politique française : le clivage gauche-droite est-il mort ? En 2012, la réponse était négative. La dernière étude en date, fondée sur le vote par approbation, fait émerger un banal axe gauche-droite (voir figure ci-dessous). L’analyse est à actualiser, et il est bien possible que cet axe ne soit plus pertinent, pour autant elle a l’avantage d’offrir une réponse scientifique à une question à laquelle on répond davantage à partir de critères idéologiques afin de légitimer un agenda politique.
Le scrutin uninominal conduit donc à des résultats pour une large part inexploitables pour l’analyse, qui nous condamne à les interpréter subjectivement ou à compenser ses insuffisances intrinsèques par l’usage de sondages à la méthodologie parfois douteuse. À l’inverse le vote par approbation nous permettrait d’obtenir des informations claires sur l’état des forces politiques à un instant donné, et ainsi nous permettre de substituer aux bavardages des commentateurs, la rigueur d’une analyse scientifique.
Changer notre mode de scrutin constitue dès lors une condition nécessaire pour accorder une légitimité démocratique à nos élections. Nécessaire, certes, mais pas suffisante. Un juste scrutin ne constitue que le dernier jalon d’un ensemble de conditions préalables : indépendance des médias pour une information de qualité, financement public massif des partis et des campagnes politiques, garantie de la représentativité des élus… En somme, assurer ainsi la représentation des intérêts des citoyens, et contribuer à les réconcilier avec une forme particulière de démocratie.
Les chroniques du sous-sol, épisode 2. Dans ce second volet, Nikita S se heurte aux inamovibles postures des “cools”. Ils écoutent le vent tourner et, chaque fois, se placent de façon à l’avoir dans le dos. Gare à ceux qui se tiennent en face.
Un mardi après-midi. L’air de l’open-space est vicié et cela n’a rien à voir avec ce ciel d’avril chargé de nuages noirs et menaçants. Une voix monte du bureau de droite. Une voix assurée, tranchante, de celles qui savent que le vent souffle dans leur dos.
“On ne devrait même pas donner le droit de vote à ces gens. Incroyable d’avoir les yeux fermés à ce point.” Ces gens : comprendre ceux qui ont voté Mélenchon. Moi, les partisans de la première heure ou les désillusionnés qui rêvent l’égalité. Le même sac pour tous.
Deux jours avant, le chef de file des Insoumis, saturé de rancœur après sa défaite d’un cheveu au premier tour de la présidentielle, a refusé de choisir entre Le Pen et Macron.
À cette période, je travaillais dans une boite de production. Pour la faire courte, un sous traitant qui fabrique des émissions pour les chaînes de télévision. Bonne ambiance, parisian-friendly et profession de foi pour la salade de Quinoa, le must-have. Je suis toujours en peine pour m’adapter à cette atmosphère de bienveillance surjouée.
Souvent, j’apparais comme froid(e) et distant(e). Il n’y a là aucun vice, je suis méfiant(e) de nature (ou peut-être de raison) et, à la machine à café, leurs indécrochables sourires crachent plus de venin que mon regard fermé.
La voix a poursuivi : “Ce sont des fous dangereux, et ils vont tous nous faire plonger. C’est la démocratie qui est en jeu”. Pendant qu’elle parlait, ses doigts brisaient mécaniquement des carreaux de chocolat Ethiquables qu’elle s’envoyait un à un dans le gosier. Des copeaux (caramel beurre salé, noix de pécan) venaient s’écraser à intervalle régulier sur son écharpe de toile Desigual. Au choix, vert fluo, bleu pastel, rouge cerise-griotte.
Elle porte la voix, c’est qu’elle a toujours su épouser le vent. Pas celui de la révolte, évidemment. Installée depuis des années dans la rédac, cdisée, inamovible bien qu’immobile. Derrière son écran, elle pousse des gueulantes pour embrasser les causes communes. Une voix qui porte, pour dire bien peu. Royal en 2007, Hollande 2012 et léger virage mais toujours la même route : Macron 2017.
Girouette et symbole de la “bourgeoisie cool”, chère au réalisateur-écrivain-chanteurdepunk François Bégaudeau, qu’il dépeignait sur l’antenne de France Culture. « Après-guerre, tout un pan de la bourgeoisie a accédé à ce que j’appelle le « cool ». Il peut aller du centre-gauche au centre-droit, on est dans cet espace-là. Ça irait du journaliste des Inrocks, peut-être même de son lecteur assidu, à ce qu’était le jeune giscardien dans les années 1970, qui serait la garde rapprochée de Macron. »
Ce printemps 2017 entre deux-tours, les « cools » sont montés dans les tours.« Mon bourgeois à moi n’est pas le bourgeois de Flaubert, tout en sachant que le fond est le même. Quand la bourgeoisie cool est apeurée, dès qu’elle se sent menacée dans ses intérêts, alors elle se ‘décoolifie’ ». J’ai vite compris mon isolement. Chez les techniciens, la production, les documentalistes, pléthore de Mélenchon. Mais du côté des journalistes, j’étais seul. Un autre peut être, je ne suis plus sûr. Bref, un désert, suffisamment vide et aride pour assécher mes arguments.
Ma révolte individuelle, celle des urnes – nourrie par des milliers d’injustices, autant de petits riens qui sont Tout – m’a transformé à leurs yeux comme un Insoumis, porte-parole et représentant de tous les autres.
Dès le premier tour, Macron leur est apparu comme un Messie. À les entendre, bien sûr, il n’allait pas changer le monde, mais son souffle caressait déjà leur nuque. Les mêmes arguments qu’on retrouvait en Une de toute la presse française, pendant les trois mois qui ont précédé l’élection présidentielle. Il est intéressant de voir combien les médias ont été honnêtes. Leur cœur battait Macron. Le Quatrième pouvoir comme béquille des trois autres, au plus profond.
Ma révolte individuelle, celle des urnes – nourrie par des milliers d’injustices, autant de petits riens qui sont Tout – m’a transformé à leurs yeux comme un Insoumis, porte-parole et représentant de tous les autres. Dans le fond, ils se trompaient de cible. J’étais comme eux.
J’avais baigné(e) dans cette culture de la gauche ronronnante ; le capitalisme oui, mais avec des sourires et des petites attentions. Une main caresse pendant que l’autre bat. En 2002, j’ai connu mon premier souvenir de rue. Comme c’était didactique pour un enfant ! Les bons, les conscients, nous, contre Le Pen père et ses méchants. Un million de personnes dans les avenues. Un enjeu simple, une position facile et qui ne demandait, au fond, que peu d’implication. Les anglais ont une expression dédiée et, dans le genre, personne ne fait mieux : the lesser of two evils. Devant l’urne, choisir le diable le plus avenant. Je m’y retrouvais. J’ai voté Macron au second tour, sans honte, résigné.
Pourtant, ces deux semaines entre deux-tours ont façonné mon identité citoyenne. Mon identité meurtrière. Acculé(e) et pointé(e) du doigt, Amin Maalouf (et l’Homme en général) se raccroche sur cette identité décriée. Elle devient sa bannière, son port et bientôt sa vie.
D’accoutumée, en matière de débat, je me range facilement derrière l’avis du dernier à avoir assumé sa parole. Et le pire, c’est que je suis souvent convaincu(e) par ce qui a été dit. Mais cette fois-ci, quelque chose a changé. J’étais le singe étrange et évidemment, leurs yeux me criaient combien je n’y connaissais rien. Trop jeune, tu comprendras. Ils me jetaient leurs certitudes vides de sens au visage. Ne pas bouger, pour ne pas risquer PLUS GRAVE et continuer, tout ce temps, à regarder l’humain loin, très loin, tout au bout de la lorgnette. Mais ça ne collait pas.
François Bégaudeau : « Le discours de cette bourgeoisie repose sur du vent parce qu’il a pour but de falsifier. Il faut falsifier l’existant parce que l’existant, s’il était nommé comme tel, serait à charge contre l’existant. Quand un bourgeois vous parle de mérite, c’était la pierre d’angle de l’entreprise révolutionnaire de la bourgeoisie au XVIIIe siècle contre les aristocrates qui étaient des nantis. »
Je ne travaille plus là bas aujourd’hui. Mais nul doute que le fluo des gilets jaunes a remplacé le rouge des Insoumis dans leur musée des horreurs.