Les cryptomonnaies, cheval de Troie de la pensée réactionnaire

© Kanchanara

L’intérêt pour le Bitcoin et les cryptomonnaies est directement lié à la crise de 2008 et aux multiples scandales financiers, qui ont affaibli la confiance dans l’ensemble du système politique et la plupart des institutions. En promettant qu’un simple algorithme puisse remplacer une banque centrale, les cryptomonnaies portent intrinsèquement une vision politique libertarienne, qui vise à détruire l’Etat. Une idéologie qui se marie à merveille avec le populisme de droite aux Etats-Unis explique la journaliste Nastasia Hadjadji, dans son livre No Crypto, Comment le bitcoin a envoûté la planète (Divergences, 2023). Extrait.

Au mois de février 2022, c’est dans les locaux de Ledger, fleuron français de la crypto [1], qu’Éric Zemmour dévoile les principaux axes de son programme numérique pour la campagne à l’élection présidentielle. Il répond à l’invitation de Pascal Gauthier, le président de Ledger, qui a alors lancé un appel à tous les candidats et candidates à l’élection présidentielle en leur offrant une tribune politique. Seuls Nicolas Dupont-Aignan, candidat de la droite souverainiste, Gaspard Koenig, candidat qui se réclame de la tradition libérale classique et Éric Zemmour se saisiront de l’occasion. Ce dernier ne manque pas une occasion de souligner son intérêt pour les cryptos, une industrie auréolée de son aura de «révolution» semblable à celle qu’Internet fut en son temps.

Le fait qu’un candidat national-populiste, avatar de la droite réactionnaire s’empare de ce sujet et soit accueilli à bras ouvert chez l’une des plus puissantes « licornes » françaises a de quoi surprendre. Après tout, ces start-up technologiques valorisées à plus d’un milliard de dollars sont la fierté du président Emmanuel Macron, elles incarnent son vœu de faire de la France une « start-up nation ». La présence d’Éric Zemmour dans les locaux de la licorne de la crypto n’est pourtant pas un accident. En dépit des discours qui tendent à ranger les cryptos dans le camp du « progrès », les racines idéologiques de cette industrie épousent parfaitement celles de la droite réactionnaire. Née de cette matrice politique, la crypto-industrie contribue aujourd’hui à relégitimer des idées et valeurs venues de l’extrême droite, tout en leur assurant une diffusion nouvelle grâce à un vernis technologique radical et «cool».

Aux États-Unis, la proximité entre l’industrie des cryptos et une frange extrême de la droite américaine, l’alt-right [2], est avérée. Dès 2017, Jordan Spencer, militant connu pour avoir forgé le terme d’« alternative right », déclare dans un tweet: « Le bitcoin est la monnaie de l’extrême droite ». Steve Bannon, ancien conseiller de Donald Trump et théoricien populiste, est convaincu que Bitcoin peut servir à « catalyser une révolte populiste mondiale », ainsi qu’il l’affirmait dans une interview accordée à la chaîne CNBC en août 2019 [3]. L’informaticien d’extrême droite Curtis Yarvin, associé au courant de la néo-réaction (NRx), qualifié également de « Dark Enlightenment », en opposition à la philosophie des Lumières, a quant à lui lancé en 2019 sa blockchain baptisée Urbit [4]. Un projet soutenu par le milliardaire ultra-conservateur Peter Thiel, qui estime que les crypto-actifs sont des « technologies de droite » [5].

Loin d’être des objets « apolitiques », ainsi que le prétendent les promoteurs et promotrices de l’industrie, Bitcoin et les cryptos servent un projet politique qui tait son nom en se parant des atours de la modernité technologique et du progrès. Une partie de l’industrie feint de ne pas le voir, une majorité des utilisateurs et utilisatrices n’en a pas conscience, mais Bitcoin et les cryptos sont aujourd’hui un cheval de Troie pour des idées politiques et économiques réactionnaires. Le professeur américain David Golumbia a été le premier à souligner cette porosité avec les idées d’extrême droite dans un court essai fondateur sur les soubassements idéologiques des cryptos, The Politics of Bitcoin: Software as RightWing Extremism :

« La question est moins de savoir si le bitcoin suscite l’intérêt de personnes de droite que de souligner que Bitcoin et la blockchain relèvent d’un logiciel théorique de droite. Ces technologies contribuent à diffuser ces hypothèses comme si elles pouvaient être séparées du contexte dans lequel elles ont été générées. En l’absence d’une conscience claire de ce contexte, le bitcoin sert, comme une large partie de la rhétorique de droite, à répandre et à enraciner ces idées, en obscurcissant systématiquement leur origine et leur fonction sociale. »

La technologie blockchain s’ancre au sein d’une société fondée sur la défiance généralisée. Le recours à des procédés cryptographiques et algorithmiques est alors une réponse légitime pour pallier le manque de confiance entre les individus.

Il n’est pas anodin que l’explosion des technologies de la blockchain et des cryptos épouse aussi bien l’essor de la nouvelle pensée de droite radicale qui prospère depuis la crise économique de 2008. Cette industrie fournit en effet un terreau fertile à des idées aux relents antidémocratiques forgées dans le terreau de la pensée cyber-libertarienne. Dans la tête de ses concepteurs, la technologie blockchain s’ancre au sein d’une société fondée sur la défiance généralisée. Le recours à des procédés cryptographiques et algorithmiques est alors une réponse légitime pour pallier le manque de confiance entre les individus. Le totem de la « décentralisation » brandi comme une solution toute faite à tous les problèmes de nature économique ou sociale découle également de ce postulat de défiance généralisée. 

Ce logiciel de pensée tire un trait définitif sur toute forme d’organisation collective au nom d’une conception individualiste de la « liberté » farouchement opposée à toute forme de contrôle ou de supervision. La force politique de cette industrie tient dans sa capacité à implanter dans les esprits ce vocabulaire et ces concepts venus de la droite radicale conservatrice, tout en les naturalisant dans le débat public. Elle accompagne donc le renouveau du populisme de droite radicale en Europe, où des formations politiques réactionnaires s’imposent comme des forces politiques de premier plan, que l’on pense à la Hongrie de Viktor Orban, à l’Italie de Giorgia Meloni ou à la normalisation du Rassemblement national de Marine Le Pen comme force d’opposition en France.

Alors que les ferments d’une colère légitime contre les institutions financières gonflent depuis la crise de 2008 et à l’aube de cataclysmes sur les marchés d’actifs numériques de nature à stimuler l’explosion de cette bulle spéculative, le danger que représentent les cryptos est donc bel et bien de nature politique. Les esprits ont été formatés en amont. La colère qui ne manquera pas de naître des scandales et des pertes financières importantes qui en découlent pour la majorité des petits investisseurs ne se transformera donc probablement pas en un agir politique « de gauche », tourné vers la remise en question des hiérarchies sociales et politiques. Ce ressentiment né de la désillusion ne sera pas anticapitaliste, il risque au contraire d’ancrer un nihilisme financier déjà présent au sein des communautés d’amateurs de crypto-actifs.

Notes : 

[1] Ledger est une entreprise française fondée en 2014 qui propose des portefeuilles (wallets) physiques et des outils en ligne permettant le stockage, la sécurisation et la gestion des actifs numériques. L’entreprise est en très forte croissance. Fin 2022, 20 % des crypto-actifs mondiaux sont sécurisés par Ledger, selon les chiffres fournis par l’entreprise.

[2] Ctrl-Alt-Delete : An Antifascist report on the Alternative Right (Kersplebedeb Publishing 2017), Matthew N. Lyons

[3] «Steve Bannon on the Trade Wars, the Democratic Primary, Crypto and More», CNBC, 2 août 2019.

[4] Curtis Yarvin utilise le pseudonyme de Mencius Moldbug pour rédiger sa prose réactionnaire sur son blog Unqualified Reservations.org Parmi ses obsessions, on trouve la détestation des démocraties libérales, qu’il entend dépasser pour faire advenir un monde de gouvernance algorithmique à l’échelle de micronations.

[5] Sonia Mann, «Peter Thiel Says, “Crypto Is Libertarian, A.I. Is Communist.” What the Heck Does That Mean? », Inc.com, février 2018.

No Crypto, Comment le bitcoin a envoûté la planète. Nastasia Hadjadji, Editions Divergences, 2023.

Nous nous reverrons aux barricades – Entretien avec Vittorio Frigerio

Si l’imaginaire révolutionnaire doit beaucoup à la littérature, celle-ci, on l’oublie souvent, n’a pas toujours eu bonne presse parmi les pionniers du mouvement socialiste. Vittorio Frigerio, professeur émérite de littérature française à l’Université Dalhousie (Halifax, Canada), consacre un essai (Nous nous reverrons aux barricades, Éditions UGA, 2021) aux rapports qu’entretenait la presse proudhonienne avec le roman. C’est l’occasion de revenir avec lui sur les relations entre socialisme et création littéraire, mais aussi sur l’appel à Proudhon qu’on voit resurgir chez plusieurs intellectuels contemporains.

LVSL – Vous vous êtes intéressé aux roman-feuilletons publiés dans les journaux proudhoniens, pourquoi ? Ce genre d’écrits, précurseur de nos séries actuelles et plutôt délégitimé pour le caractère industriel de sa production, détonne un peu dans la presse socialiste…

Vittorio Frigerio – Le milieu du dix-neuvième siècle est l’âge d’or du développement du roman, tel qu’on le comprend encore de nos jours. Mais c’est également le moment où ce genre qui est en passe de devenir dominant dans le panorama culturel commence à se scinder. Ainsi, l’opposition entre littérature haut de gamme et littérature populaire apparaît et se théorise de plus en plus systématiquement . Cette scission, qui verra au bout du compte la construction d’un canon relativement réduit de grands écrivains, opposé à une masse d’écrivaillons estimés de seconde zone, ne s’est toutefois pas opérée rapidement, ni sans hésitations et retours en arrière. Le coup d’envoi de ce processus de sacralisation et de démonisation conjointes s’identifie généralement avec la publication de l’article de Sainte-Beuve « De la littérature industrielle » dans La Revue des deux mondes en 1839. Mais la fatwa du critique, si vous me passez l’anachronisme, qu’on considère souvent comme une condamnation de la littérature commerciale, abrutissante, destinée à la grande masse, est en fait une excommunication en bonne et due forme du romantisme en général.

Sainte-Beuve, à l’instar d’autres critiques plus ou moins conservateurs de l’époque comme Alfred Nettement, mettait joyeusement dans le même sac Dumas, Hugo, Balzac, Sue et Sand, tous uniformément jugés coupables de mauvais goût et de prostituer leur talent à la masse ignorante. Or, le feuilleton, qu’on associe maintenant exclusivement avec la soi-disant paralittérature, était justement à ses débuts la forme privilégiée de prépublication pour tous les auteurs, indépendamment de leur statut. La grande presse, dont le règne commence à cette époque, s’arrache les auteurs les plus suivis. Les journaux s’achètent tout autant, si ce n’est plus, pour le roman-feuilleton que pour la politique. Certains romanciers finiront par acquérir une présence massive et en détrôneront d’autres. L’anecdote qui narre la fureur de Balzac est à cet égard symptomatique. Elle prend forme lorsque la publication de son roman Les paysans dans le journal La Presse est interrompue pour faire de la place à La Reine Margot de Dumas, davantage prisé des lecteurs. Le lecteur est roi et on ne peut pas vouloir se lancer dans le monde de la presse à ce moment sans tenir compte du formidable attrait du feuilleton pour le public. Proudhon avait beau être idéalement sur la même longueur d’onde que Sainte-Beuve, il comprenait tout à fait l’importance de la présence du feuilleton sur les pages de son journal, ne serait-ce que pour des raisons commerciales. Il lui fallut donc trouver des auteurs aussi compétitifs que possible. Proudhon, malgré le peu d’intérêt qu’il portait personnellement à tout ce qui n’était pas économie ou politique, était conscient de la nécessité pour son mouvement (souvent accusé de philistinisme) d’élaborer également une position culturelle.

LVSL – Comment ces romans produits par ou pour la presse socialiste se configurent-ils ? Sont-ils ouvertement ou indirectement militants ? En quoi se singularisent-ils par rapport à la production courante de feuilletons historiques dans la presse du milieu du XIXe siècle ?

V. F. – Le choix des feuilletons du Peuple dépend sans doute bien davantage de l’offre et de la disponibilité des auteurs que d’une stratégie délibérée très clairement définie. Le journal annonce à plusieurs reprises de futurs feuilletons qui ne paraîtront pas – y compris notamment, chose intéressante, des traductions de Dickens. Il fait également miroiter à ses lecteurs un feuilleton d’Eugène Sue qui ne se matérialisera pas non plus, le romancier ayant certainement déjà suffisamment de pain sur la planche avec ses nombreux autres contrats, sans parler de ses ambitions électorales. Le Peuple finira ainsi par publier un certain nombre d’auteurs pour la plupart débutants, d’origine provinciale, ainsi qu’on peut le voir par les thèmes de certains de ces textes. Leur militantisme n’est pas toujours immédiatement évident et dans bien des cas les feuilletons ne se distinguent pas si nettement que ça de la production moyenne du temps. Il y a une exception notable, toutefois : le roman Le Mont Saint-Michel, texte signé A.-C. Blouet, qui traite de l’insurrection républicaine de 1832. J’y consacre une analyse détaillée dans mon livre en raison à la fois de sa nature de roman « historique » (narrant une histoire vieille de vingt ans, effacée de la mémoire historique officielle) et de sa fonction d’anticipation et d’encouragement des révolutions encore à venir.

LVSL – En quoi ce roman se distingue-t-il ? Qu’annonce-t-il de la manière dont s’élabore l’imaginaire des barricades en cette première moitié du XIXe siècle ?

V. F. – Ce roman se distingue surtout et principalement par son sujet. Narrer l’histoire de la barricade Saint-Merry en 1848 n’allait pas encore nécessairement de soi. Il y a des souvenirs qui ne s’évoquent pas impunément. Il faut se rappeler que le premier roman consacré à cet épisode, Le Cloître Saint-Méry, de Marius Rey-Dussueil, paru quelques mois à peine après les événements. Il servit de base à Victor Hugo pour la scène de la barricade dans Les Misérables et fut immédiatement saisi et condamné à la lacération. L’insurrection fait très vite l’objet d’une damnatio memoriae. Blouet profite de l’assouplissement relatif des contrôles et de la censure pour exhumer son souvenir et tenter de lui redonner une place centrale dans la généalogie révolutionnaire française, mais aussi et surtout pour en faire un exemplum. Ses personnages traversent toutes les révolutions : 1830, 1832, 1848, et se tiennent prêts pour celle qu’ils estiment devoir suivre incessamment. En même temps, écrivant son roman au jour le jour, au fur et à mesure de sa publication, Blouet a – on voudrait dire instinctivement – recours à des schémas typiques du roman populaire de l’époque qui lui permettent de mettre en scène le social en l’ancrant dans une intrigue privée. C’est dans l’analyse de la rencontre, toujours problématique, de ces deux niveaux de la narration qu’on peut essayer de formuler quelques remarques intéressantes sur les rapports entre littérature et politique, potentiellement pertinentes au-delà de ce moment historique particulier.

LVSL – Plus largement, c’est toute la littérature et la plupart des écrivains qui semblent faire les frais de la méfiance de Proudhon et des proudhoniens. Comment l’expliquer ? Anti-intellectualisme ? Méfiance platonicienne à l’égard de la fable ? Mépris du métier d’écrivain ?

V. F. – Proudhon, littérairement parlant, est conservateur dans l’âme. Son idéal esthétique – le théâtre de l’époque classique – n’est tel que parce qu’il correspond au rôle qu’il aimerait voir jouer à la culture dans la société : un rôle d’appui à l’idéologie, pédagogique, secondaire dans tous les sens du terme. Les enthousiasmes romantiques – qu’il juge excessifs, déplacés, inauthentiques et moralement discutables – le répugnent profondément. D’où son hostilité profonde envers Victor Hugo et Alexandre Dumas, les deux plumes les plus en vue du mouvement, qu’il ne cesse d’attaquer dans les termes les plus violents.

Pour Proudhon, le romantisme est le symptôme de la décadence profonde de la société dans laquelle il vit. Il est par conséquent une cible nécessaire, au même titre que ses adversaires politiques directs. D’ailleurs, les deux peuvent se confondre, comme lors des élections de 1848, qui voient et Hugo et Dumas en lice, les deux sur des positions modérées, prônant un « républicanisme social » très critique envers le « républicanisme révolutionnaire » de Proudhon et des siens. On peut en effet deviner chez lui une forme de méfiance profonde et instinctive envers les écrivains en général, quelle que soit leur orientation, considérés comme des exhibitionnistes, ne cherchant que la réclame, exclusivement soucieux de leurs profits. L’écrivain qui bâcle son travail et exige des rétributions énormes serait alors l’opposé de l’ouvrier vertueux, qui travaille selon conscience et qui est exploité par son patron. De fait, Proudhon ne semble pas capable de distinguer la profession d’écrivain du système de la presse et de l’édition au mécanisme commercial. Ou du moins, il les considère indissociables et également dignes de dédain.

LVSL – De rares écrivains trouvent pourtant grâce aux yeux de Proudhon, notamment Eugène Sue, initiateur du roman sociale (Le Juif errant, 1844-45) qui représente une sorte d’exception. On est en revanche frappé par la vive animosité qu’il nourrit envers Victor Hugo, lequel fut effectivement proche de tous les pouvoirs jusqu’à 1848. Mais ce dernier, à l’époque, n’avait pas encore publié Les Misérables… Sait-on si Proudhon avait lu cette fresque de 1862, parue trois ans avant sa mort et s’il s’est ravisé à cette occasion ?

V. F. – Proudhon a une admiration certaine, mais tout de même relative, pour Sue. Après tout, Sue est un fouriériste et sa chapelle n’est donc pas la même que celle de Proudhon. Il lui reconnaît toutefois la capacité de faire passer des messages importants auprès du peuple des lecteurs, comme en particulier justement sa critique des Jésuites dans Le Juif errant.

Le fossé entre Hugo et Proudhon, en revanche, était impossible à combler. L’antipathie du philosophe pour le romancier était tellement profonde qu’il aurait fallu rien de moins qu’un retournement complet de Hugo, un mea culpa en règle et un reniement de toute son œuvre pour contenter Proudhon. La publication des Misérables, roman imprégné de ce mysticisme particulier qui caractérise l’ensemble des écrits de Hugo, ne devait par conséquent pas changer cela. En fait, le jugement de Proudhon peut paraître encore plus surprenant quand on pense aux attaques fielleuses auxquelles ce roman épique a dû faire face de la part de critiques conservateurs. Mais il montre au moins sans confusion possible son attitude invariable chaque fois qu’il est question de Hugo et de sa production, et mérite une citation complète. Dans une lettre de 1861, il affirme en effet : « J’ai lu cela. C’est d’un bout à l’autre faux, outré, illogique, dénué de vraisemblance, dépourvu de sensibilité et de vrai sens moral ; des vulgarités, des turpitudes, des balourdises sur lesquelles l’auteur a étendu un style pourpre ; au total, un empoisonnement pour le public. Ces réclames monstres me donnent de la colère, et j’ai presque envie de me faire critique ». Il l’a fait, d’ailleurs, dans ses journaux notamment, mais toujours en marge d’autres activités jugées plus importantes.

LVSL – Les décennies passant, le mouvement anarchiste – qui reconnaît en Proudhon l’un de ses précurseurs – verra-t-il évoluer sa position à l’égard de la littérature ? Quels auteurs ou quels groupes portent l’anarchisme littéraire ou romanesque au tournant du XXe siècle ?

V. F. – Le rapport entre le mouvement anarchiste et le monde littéraire demeurera compliqué, mais aussi extrêmement fructueux et cela de manières parfois surprenantes. On a pris l’habitude d’associer assez étroitement anarchisme et symbolisme en raison de nombreux croisements entre les deux mouvements dans la dernière décennie du dix-neuvième siècle et cela n’est pas entièrement faux. Il y a eu en effet une forte présence de sympathisants libertaires parmi les écrivains qui ont publié dans les innombrables petites revues à tendance symboliste qui ont marqué par leur vivacité le panorama culturel de cette décennie très agitée, qui est aussi celle de la « période des attentats » qui a fini par faire s’identifier, dans l’esprit de l’opinion publique, anarchisme et terrorisme. Mais ce n’est pas un voisinage à surévaluer.

La littérature des anarchistes va bien au-delà de la simple expérience symboliste, limitée dans le temps et portée par de jeunes écrivains qui ont pour la plupart déserté le mouvement lorsque la répression de l’état s’est abattue sur les militants. Les Temps Nouveaux, le journal de Jean Grave, publiait un important « Supplément littéraire ». Le Père Peinard d’Émile Pouget offrait à ses lecteurs des feuilletons dans un argot désopilant. Pratiquement tous les journaux anarchistes faisaient, peu ou prou, une place à la création littéraire. La mouvance individualiste et pacifiste se montrait plus accueillante pour les écrivains, dont plusieurs, tels Han Ryner, Manuel Devaldès, ou encore Gérard de Lacaze-Duthiers, étaient des habitués de journaux comme L’Insurgé, La Patrie humaine ou L’Unique.

Mais il ne faut pas oublier d’autres romanciers plus ou moins en vue qui ont aussi porté haut leur identité anarchiste tout en restant plus intégrés dans le milieu littéraire que ceux qui publiaient principalement dans la presse. Pensons notamment à Louise Michel, très prolifique, à Georges Darien, ou encore à Octave Mirbeau. Mais il y en a tant d’autres encore, dont beaucoup qui mériteraient d’être redécouverts…

LVSL – Malgré cet assouplissement, cet affect anti-romanesque ou antilittéraire ne resurgit-il pas encore au XXe siècle ? Je pense au PCF des années 1930 (celui des cellules d’entreprise, des cadres exclusivement ouvriers et du « réalisme socialiste »), qui tiendra Aragon éloigné de son comité central jusqu’à l’après-guerre en dépit des efforts de l’écrivain ?

V. F. La question de l’utilité de la littérature, de son rôle dans le mouvement d’émancipation du peuple, ne cesse en effet d’être débattue :

Au sein du mouvement anarchiste, les plus obstinément négatifs sont souvent les scientistes, qui jugent que les poursuites littéraires ne sont au fond qu’un petit jeu inutile et souvent irrationnel, une perte de temps qui empêche les gens de se concentrer sur l’action révolutionnaire.

L’anti-intellectualisme, parfois sous-entendu, parfois flagrant, demeure une constante dans bien des milieux de la gauche révolutionnaire et ce ne seront pas, malgré toute la bonne volonté des gens qui y ont adhéré, des mouvements comme celui de la « littérature populiste » ou de la « littérature prolétarienne » qui changeront quoi que ce soit fondamentalement à la chose.

Les surréalistes, tiraillés entre leurs pulsions libertaires originelles et la volonté de s’intégrer à un grand mouvement révolutionnaire en courtisant le PCF, offrent clairement un exemple typique des dangers qu’il peut y avoir pour des écrivains à vouloir s’identifier trop étroitement avec un parti.

Mais il ne s’agit pas là d’un problème uniquement limité aux confins de l’hexagone. Pour ne faire qu’un exemple, l’expérience des Futuristes en Russie et en Italie, au service de régimes guère identiques, si ce n’est pour leur vitalisme révolutionnaire initial, recèle d’autres leçons du même ordre.

LVSL – Ce qui se joue dans ce durable malentendu, n’est-ce pas une harmonisation impossible entre la dynamique de tout programme militant et celle de l’œuvre littéraire elle-même face à une finalité espérée – quelle qu’elle soit ? Au fond, la littérature finit toujours par s’autoriser à insulter l’avenir (ou tous les avenirs possibles), tandis qu’il est capital pour le récit militant d’interpeller l’avenir dans un certain sens.

V. F. Il est sans doute tentant de conclure que politique et littérature, en dépit de leurs nombreux croisements, parlent deux langages au fond très différents, qui ne sont pas simplement superposables. Chacun des deux domaines recherche une primauté qui se veut exclusive. Dans la pratique, toute tentative de les faire convivre se révèle problématique et farcie de contradictions. Les critiques portées contre les romans « engagés » dès les premières dérives sociales du romantisme – donc notamment avec les romans-feuilletons d’Eugène Sue et consorts – ont toujours souligné le côté artificiel de créations qui veulent atteindre en même temps deux buts : valeur littéraire objective et critique sociale constructive.

En ce qui concerne Proudhon, pour revenir à lui, ce qui devait primer était le sujet, la forme ne l’intéressait pas outre mesure. La littérature devait avoir une valeur de projet ou de dénonciation et tant que ce rôle était rempli, c’était l’essentiel. Mais encore fallait-il que le sujet fût exprimé de manière univoque, claire, pour qu’il soit impossible au lecteur de se méprendre sur le fond du message. C’est sans doute à ce niveau-là que se situe la contradiction de base entre politique et littérature, que nul n’est parvenu encore à résoudre : le conflit entre l’univocité idéologique et la multiplicité de voix que véhicule quoi qu’on veuille la littérature, parfois en dépit de tous les efforts des écrivains pour la bâillonner.

LVSL – Aujourd’hui, quelle serait l’actualité des positions proudhoniennes en matière de littérature ? Une figure de l’édition comme Michel Onfray, qui se réclame volontiers « proudhonien » ou « socialiste libertaire », a pu exprimer certaines préventions qu’on pourrait qualifier de moralisantes à l’encontre d’écrivains comme Sade ou Sartre…

V. F. Proudhon a été plus ou moins récupéré au fil du temps par des gens aux positions finalement les plus diverses. C’était le propre de sa philosophie d’avoir un assez grand nombre de facettes pour que certains de ses aspects puissent plaire aux compagnons de route les moins probables. Il y a même eu une courte renaissance du proudhonisme sous l’égide du « Cercle Proudhon » au début des années dix, qui a essayé de tisser des liens entre syndicalistes et militants de l’Action Française, et ensuite sous le régime de Vichy, fort bien vue par les autorités. S’il faut en croire les jugements parus dans les feuilles libertaires dans l’entre-deux-siècles, les croisements idéologiques n’étaient pas faits pour effrayer les militants anarchistes. Dans Les Temps Nouveaux, Jean Grave n’hésitait pas à offrir à ses lecteurs des extraits d’ouvrages d’auteurs on ne peut plus réactionnaires, tel Édouard Drumont, tant que les cibles indiquées dans ces fragments étaient les mêmes que celles qui attiraient les foudres anarchistes. Un pamphlétaire profondément catholique et conservateur comme Léon Bloy jouissait d’une excellente réputation parmi les anarchistes, qui pouvaient aussi compter bon nombre de plumes acérées dans leurs rangs et se reconnaissaient sans doute volontiers dans le style intransigeant de cet auteur, si ce n’est dans ses envolées mystiques.

Le désir de faire la morale aux autres n’est pas l’exclusivité de l’un ou de l’autre extrême de l’éventail politique, et on peut se donner parfois des compagnons de route inhabituels. Preuve en soit justement l’admiration réciproque étalée publiquement sur les écrans entre ce proudhonien moderne que se veut Michel Onfray et Éric Zemmour, dont les prises de position ne devraient cependant pas enthousiasmer les progressistes… Mais tel est apparemment le destin des rencontres entre la littérature et la politique.

Zemmour : outsider ou homme du système ?

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

La candidature d’Éric Zemmour est présentée comme l’aboutissement d’une mobilisation de la société française, passant par la vente d’ouvrages grand public, l’apparition de groupes militants locaux, la mise en avant de sondages favorables et l’omniprésence de l’éditorialiste sur la place publique. Elle bénéficie pourtant de l’appui discret, mais déterminant, d’une partie des élites traditionnelles – patrons de presse, banquiers et hommes d’affaire, parmi lesquels par exemple dernièrement l’ex-DRH de l’Oréal. En réactivant le mythe plébiscitaire d’un homme donnant de sa personne pour le salut de la patrie, Éric Zemmour prétend s’inscrire dans la veine gaulliste ou bonapartiste. Voilà pourtant une candidature rappelant cruellement que l’Histoire tend à se répéter, « la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce ».

Faire un article sur les prétentions présidentielles d’Éric Zemmour, pour dire qu’il y a un emballement médiatique autour d’Éric Zemmour ? Ce dilemme apparent semble devenir depuis quelques mois un gimmick de la vie politique et journalistique française. Il est vrai que l’éditorialiste d’extrême droite se prétendant régulièrement censuré bénéficie d’une couverture médiatique massive. Le rouleau compresseur des plateaux télé, des unes de presse et des éditoriaux, qu’ils lui soient favorables ou défavorables, s’est mis en branle bien avant l’annonce de sa candidature officielle.

Le monde médiatique, qui avait propulsé Emmanuel Macron sur le devant de la scène en 2017, offre aujourd’hui un boulevard à une personnalité au parcours et aux idées bien différentes. Avec complaisance parfois, avec des postures offusquées souvent, les acteurs du paysage audiovisuel, de la presse et de la radio martèlent l’idée selon laquelle Éric Zemmour serait le porte-parole d’une population obsédée par les thématiques identitaires. Pourtant, l’immigration ne constitue pas la principale préoccupation des électeurs. De nouvelles enquêtes d’opinion (notamment l’enquête « Fractures françaises » d’Ipsos Sopra-Steria pour Le Monde) viennent rappeler qu’elle se situe derrière la précarité économique ou la question environnementale.

Mais la recherche du buzz et la paresse intellectuelle dues au modèle économique actuel des principaux médias constituent le terreau idéal pour les polémiques superficielles, originaires des réseaux sociaux comme Twitter tout en y trouvant une immense caisse de résonance. Une personnalité telle qu’Éric Zemmour est parfaitement en phase avec cet environnement. Ses interventions déclenchent des torrents de commentaires, assurant une visibilité certaine – et donc des bénéfices conséquents. Le pendant logique de cette omniprésence des thèses réactionnaires est leur impact sur le débat public façonné par ces clivages. L’évolution actuelle de cette « bataille culturelle » rappelle le rôle de pompier pyromane de la macronie : le martellement de références et de sujets conservateurs dans le but d’incarner le parti de l’ordre, à rebours des accents progressistes de 2017, ont contribué à légitimer en retour les thèmes chers à l’extrême droite.

Mais qui soutient Éric Zemmour ?

Il serait alors illusoire de croire que des succès en librairie doublés de passages réussis sur les plateaux télé façonnent un présidentiable. Une telle candidature, dans un paysage jusqu’alors dominé par l’hypothèse d’une réédition du duel Emmanuel Macron-Marine Le Pen, révèle des mouvements de fond traversant les classes dominantes françaises. Le poids croissant de Vincent Bolloré dans le champ médiatique – et, derrière lui, de toute la tendance ultra-conservatrice qu’il représente – se fait sentir chaque jour un peu plus. La reprise en main d’Europe 1 et la perspective de rachat du Figaro en sont les derniers exemples, après la prise de contrôle de Canal+ et le développement d’un contenu politique uniforme sur CNews.

Un simple contrepoids à d’autres milliardaires patrons de presse aux idées plus libérales, tels que Xavier Niel ? A voir. On connaissait les investissements utiles d’autres oligarques tels que, Patrick Drahi (RMC, LCI), Iskandar Safa (Valeurs Actuelles), ou les familles Dassault (Le Figaro) et Bouygues (TF1, LCI). La campagne Zemmour montre que la tendance s’accentue. Le quotidien La lettre A révélait ainsi le 27 octobre que Laurent Meeschaert, propriétaire de l’Incorrect et proche de Marion Maréchal, s’était engagé à avancer des fonds. Ironie de l’histoire, il s’agit de l’ancien DRH de l’Oréal, entreprise dont le fondateur Eugène Schueller s’était compromis durant la collaboration. La cellule investigation de Radio France a également mis en lumière la présence de start-upers et surtout d’anciens banquiers issus de Rothschild ou de JP Morgan, tels que Julien Madar ou Jonathan Nadler. Les fonds ne manqueront pas : les alliés du polémiste peuvent être rassurés.

Sur le terrain, des comités locaux sont apparus sous le nom de « Génération Z » pour diffuser tracts et affiches ou organiser les meetings de la précampagne. Ces comités sont aujourd’hui un point de convergence des droites. On y retrouve des militants de l’UNI, syndicat étudiant d’inspiration gaulliste proche des Républicains, mais également de nombreux monarchistes de l’Action française, organisation traditionnellement royaliste et antisémite, jusqu’à des membres de l’alt right française – ex identitaires, déçus du lepénisme, « trolls » s’étant ralliés sur les réseaux sociaux. Cette force de frappe hétérogène constitue aussi un risque pour le sérieux de la candidature, tant les profils sulfureux y pullulent.

Démagogue plus que populiste

Une candidature souvent présentée comme antisystème, hors des partis, mais dont l’architecture se rapproche de manière troublante de celle d’Emmanuel Macron cinq ans plus tôt. Les lignes politiques des deux hommes diffèrent cependant largement, et représentent deux options distinctes, correspondant à des parties concurrentes des classes dominantes : le pari européen et atlantiste pour l’actuel président, contre le recentrage nationaliste de Zemmour, plutôt tourné vers la Russie. Il est intéressant de constater que ce dernier a articulé son programme politique autour de thèmes très réduits. Au-delà des questions identitaires ayant valu au polémiste des condamnations pour ses dérapages racistes, il était jusqu’alors difficile de trouver une seule proposition touchant au social ou à l’international.

Éric Zemmour n’est pas un populiste. Il n’essaie pas d’incarner les demandes des classes populaires, se prononçant par exemple pour la hausse de l’âge de la retraite. Et il ne s’attaque pas aux élites traditionnelles, bénéficiant du soutien direct d’une partie d’entre elles. Il serait plus juste de le qualifier de démagogue. Ses propositions concernant l’immigration ou la préservation de l’identité française sont autant d’outrances permettant d’occuper le champ médiatique comme l’avait fait Donald Trump en son temps. Une étude de la Fondation Jean-Jaurès rappelle pourtant que le « peuple » n’est presque jamais mentionné. La catastrophe environnementale ? Elle serait due à l’explosion démographique en Afrique et en Asie. Tout ramène au « choc des civilisations ». Et les autres thématiques sont à l’avenant. Ainsi le 24 octobre Éric Zemmour s’est prononcé contre le permis à point et pour l’abolition de certaines limitations de vitesse. Cette caricature de poujadisme est soutenue par un discours pessimiste, actant le déclin d’une France au bord de la disparition, détournée d’un passé impérial glorieux.

Repli national et stratégie du cavalier seul

Les positions internationales du candidat constituent cependant de meilleurs indicateurs de la tendance qu’il incarne. L’idée de « choc des civilisations » avait permis aux néoconservateurs américains de justifier leurs expéditions catastrophiques au Moyen-Orient durant les années 2000. Éric Zemmour souscrit à la même théorie avec des conclusions différentes. Dans son meeting du 22 octobre à Rouen, il affirme la nécessaire indépendance de la France par rapport aux Etats-Unis et à l’UE (dont il ne préconise plus la sortie), conforme à sa volonté de quitter l’OTAN. Mais le but serait de se projeter directement dans les conflits futurs avec une démarche ouvertement impérialiste, notamment dans le Pacifique face à la Chine. Au risque d’entraîner le pays dans de nouvelles guerres désastreuses.

On comprend alors qu’Éric Zemmour n’est pas le héraut d’un souverainisme social et pacifique. Tout au contraire, il représente l’option d’une remise au pas à marche forcée de l’entreprise France, couplée à une stratégie géopolitique de cavalier seul justifiée par un discours nationaliste hystérisé. A l’intérieur des frontières fermées de la nation, pas de changement pour les classes populaires : sa politique économique se place dans la droite ligne de celle d’Emmanuel Macron. Pour l’instant, ces positions ne convainquent guère les concernés, bien qu’elles progressent dans les classes populaires, notamment parmi les hommes favorables à un projet national-libéral (la variable de genre est très marquée, conclusion logique des positions masculinistes du candidat). Les intentions de vote pour le polémiste proviennent originellement des classes urbaines diplômées et conservatrices, déçues des Républicains, mais considérant Marine Le Pen comme une populiste incapable de gouverner.

Cette dernière commence à faire les frais de la progression de son rival à l’extrême droite. Comme Emmanuel Macron, elle devra adapter son discours pour lui répondre, au risque de tomber dans la surenchère ou de passer pour une modérée fade. Ce bouillonnement réactionnaire a eu une conséquence inattendue. En sapant l’avance de la candidate du Rassemblement National, il pourrait faire baisser le seuil nécessaire à un candidat pour se qualifier au second tour, rebattant légèrement les cartes du scrutin. Le scénario d’une désespérante redite de 2017 n’est plus si certain. Au point d’ouvrir la voie à une configuration à la 2002 inversée, ouvrant la voie à une candidature inattendue ? Rien n’est joué. Les prochains mois seront très certainement déterminants – et agités.

Créolisation : d’Édouard Glissant à Jean-Luc Mélenchon

« Créolisation » : le mot est entré dans le débat public. Emprunté par Jean-Luc Mélenchon au poète martiniquais Édouard Glissant et mobilisé notamment lors de son face à face avec Éric Zemmour, il paraît néanmoins difficilement audible. La faute, certes à la progression médiatique des grilles de lecture de l’extrême droite, mais aussi à la nature de l’héritage glissantien. La créolisation n’a en effet pas vocation à être une politique, elle désigne à l’inverse une utopie réalisable et un processus inarrêtable. « Et que la Caraïbe créole parle au monde qui se créolise » suggère Édouard Glissant, avant d’ajouter que « cela n’est pas un Appel, ni un manifeste ni un programme politique ». Tout au plus, s’agit-il pour l’écrivain de révolutionner les imaginaires et de se protéger contre les réflexes identitaires. Une tâche nécessaire mais qui ne peut constituer la seule contre-offensive dans le climat actuel de guerre civilisationnelle – au risque sinon de transformer la poésie en idéologie et la politique en morale.

Le « miracle créole » de l’archipel antillais

La « créolisation » pour Édouard Glissant, écrivain français né en Martinique en 1928 et mort en 2011, débute en terres antillaises. C’est l’expérience de la Caraïbe créole, vaste archipel au large de l’Amérique centrale, qui donne au poète la preuve vivante de la mise en contact des cultures et des imprévisibles qui peuvent surgir depuis cette dernière. Ce processus n’a cependant rien d’irénique : l’histoire de la Caraïbe est d’abord celle d’un traumatisme. La pratique esclavagiste est en effet à l’origine du rapprochement géographique des cultures africaines, amérindiennes et européennes, dont la rencontre est fonction de la réalité brutale de l’exploitation. Esclaves et colonisés sont ainsi arrachés à leurs terres, à leurs histoires et à leurs langues et expérimentent la violence des identités trouées, menacées et dérobées. À la faveur pourtant des siècles, les Caraïbes permettent l’émergence d’une « communauté créole », qui a trouvé la force de se construire sans « identité-racine » à revendiquer.

Le miracle créole désigne alors le processus par lequel s’est réinventée une modalité du vivre-ensemble ancrée dans ce qu’Édouard Glissant appelle, à la suite des philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari, une « identité rhizome », en référence aux racines multiples des plantes. Une identité, dont l’élaboration dépend des cultures en présence, et dont le contenu ne peut être fixé à l’avance ; une identité qui rassemble, plus qu’elle n’oppose. Si la formule peut paraître naïvement creuse, elle est à la lumière de l’expérience antillaise significative, tant l’archipel semblait prédestiné à une guerre des ressentiments plutôt qu’à une renaissance culturelle. « Ce que nous avons toujours cru être l’impossible, de nos pays » relève Édouard Glissant s’est ainsi transformé en expérimentation inédite, ayant permis l’avènement d’un humanisme nouveau – les lieux d’Haïti, de Cuba, de Guyane, de Martinique ou encore de Guadeloupe portant en eux la trace d’une promesse, selon laquelle le pire n’est jamais certain.

Profondément marqué par cette puissance créatrice, Édouard Glissant n’aura cesse de l’amplifier à travers son œuvre : « Ce que la Relation nous donne à imaginer, la créolisation nous l’a donné à vivre » précise-t-il dans son Traité du Tout-Monde (1997). Auteur d’une Poétique de la Relation devenue, à l’aube de ses derniers jours, Philosophie de la Relation (2009), le poète entend fabriquer depuis la singularité de son archipel natal une nouvelle manière d’habiter et de penser le monde, échappant aux logiques unitaires et oppressives. La grammaire qu’il déploie (archipélisation, créolisation, Tout-Monde, tremblement, trace…) est caractérisée par sa capacité à envisager la rencontre des altérités et cherche à révéler les chances qui s’y logent, dès lors qu’est abandonné l’absolutisme des certitudes. « La trace va dans la terre, qui plus jamais ne sera territoire. La trace, c’est manière opaque d’apprendre la branche et le vent : être soi, dérivé à l’autre »1 ajoute Édouard Glissant, comme pour annoncer le vœu qu’il formule pour notre contemporanéité, promouvant une conception plurielle et ouverte des flux qui conduisent les hommes par-delà les rives de leur pays.

Les récents travaux de sciences sociales nuancent la thèse de l’exceptionnalité créole et ne manquent pas de souligner les conflits qui continuent d’abîmer l’archipel antillais.

L’optimisme de l’écrivain ne doit néanmoins pas être adopté sans prudence. Le « miracle créole » apparaît pour certains comme une fiction des origines, transmuant le négatif en positif afin de mieux panser les blessures du passé, plutôt que comme une expérience historique indélébile. Les récents travaux de sciences sociales, consacrés à la question, nuancent la thèse de l’exceptionnalité créole et ne manquent pas de souligner les conflits qui continuent d’abîmer l’archipel antillais2. On en trouve d’ailleurs déjà des indices auprès des détracteurs d’Édouard Glissant, à l’instar de Toni Morrison, qui refuse les stratégies d’embellissement3 et pointe le risque d’une réappropriation par le discours colonial des « chances » de la créolisation – c’est entendre déjà à bas bruit le refrain de l’heureuse mondialisation. Avant « d’ouvrir au monde le champ de [son] identité »4, encore faut-il en effet reconstruire les biographies sinistrées et reconquérir son humanité. La négritude césairienne, le noirisime haïtien, ou l’universalisme de Frantz Fanon, sont autant de critiques adressées au « Tout-Monde » glissantien dont les conditions de possibilité ne semblent pas encore réunies.

Créolisation(s) : pays réel, pays rêvé

La créolisation pose également le problème de sa pertinence en dehors de l’archipel caribéen. Dans L’intraitable beauté du monde (2009), Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau soutiennent qu’un processus de créolisation est à l’œuvre dans nos sociétés globalisées : il met en relation des aires géographiques et culturelles, des peuples et des populations, des identités figées et des identités en quête d’elles-mêmes. La créolisation est dès lors présentée comme un fait anthropologique, dont le devenir est incertain. L’Archipel-Monde, s’il devait advenir, pourrait se matérialiser sous forme fragmentaire ou unitaire, comme le laisse penser l’ambivalence de la métaphore archipélique. Mais la créolisation comme fait cède progressivement sa place à la créolisation comme projet. Dans le même texte, les deux écrivains relèvent un événement : l’élection de Barack Obama, un « blanc-noir » hissé à la plus haute fonction d’État, auquel est adressé L’intraitable beauté du monde. La victoire de ce dernier, impensable quelques décennies auparavant, témoignerait d’une ouverture croissante à l’altérité et d’une « défense et illustration de la pensée de la diversité »5.

Si l’espérance d’Édouard Glissant et de Patrick Chamoiseau est compréhensible à la lumière contrastée de l’histoire raciale et ségrégationniste américaine, la « preuve » Obama n’en demeure pas moins insatisfaisante. Le président cool des États-Unis incarne bien davantage les trois « mondes » qui entrent en contradiction dans la philosophie glissantienne : le créolisme, le mondialisme et l’identitarisme. Le premier est synonyme de reconnaissance et d’accueil de la différence ; le deuxième d’homogénéisation des civilisations et d’extinction des singularités ; le troisième d’exacerbation des particularités et de fermetures communautaires. L’accès d’Obama à la Maison Blanche est à ce titre imputable à des électorats aussi incompatibles que prêts à tout pour « s’identifier » à un candidat. Classes supérieures abreuvées à l’idéologie de la diversité, classes moyennes biberonnées à l’American Way Of Life et convaincues des vertus du libéralisme généralisé, classes populaires issues des minorités récemment politisées et adversaires déclarées de l’Amérique « blanche », tous concourent à l’obamania des années 2010. Le président « blanc-noir » serait par conséquent moins le produit de la créolisation que de la réunion contingente des blancs et des noirs autour d’une audacieuse campagne politique.

La créolisation, en voulant désigner à la fois un processus et une utopie, prend le risque de s’ériger comme prophétie auto-réalisatrice – le monde se créolise, alors créolisons-nous.

Le nuance mérite d’être rappelée, non pour discréditer l’hypothèse créole, mais pour mettre en évidence le paradoxe au sein duquel elle est prise. La créolisation, en voulant désigner à la fois un processus et une utopie, prend le risque de s’ériger comme prophétie auto-réalisatrice – le monde se créolise, alors créolisons-nous. Polarisée entre Pays rêvé, pays réel, à l’instar du titre d’un recueil du poète paru en 1985, elle est une « offrande »6 aussi féconde que funeste pour ceux qui voudraient s’en saisir. En tant que croyance en un monde meilleur, elle peut constituer un horizon partageable ; en tant que réalité empirique indiscutable, elle est un piège redoutable et – surtout – un pain béni pour l’opposition. « Le monde se créolise ? Alors, refusons d’être créolisés ! » C’est en substance ce qui s’est joué au cours du débat entre Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour, plaçant le premier dans une position justifiée par l’évidence, et le second dans une position fondée sur le volontarisme. Zemmour en sort gagnant : lui-seul, dans ce cas précis, donne l’impression de défendre l’insoumission de la France à des processus globaux et de pouvoir inverser le cours des choses. C’est qu’en effet, la créolisation n’est pas une politique mais une vision du monde. « Je crois qu’Obama est un visionnaire, mais qu’il ne veut pas le laisser voir » concède finalement Édouard Glissant7, confirmant implicitement que la politique créole – s’il y en a – ne peut être qu’affaire de voyants.

Poétique ou politique créole ?

Les hésitations inscrites au cœur de la créolisation invitent à comprendre la nature de l’héritage glissantien, qui relève d’une poétique et non d’une politique. La figure du « voyant » est elle-même empruntée à la tradition littéraire, qui érige les poètes en artisans d’avenir, capables de chanter l’harmonie secrète du monde et d’en élargir les rêves. « Qu’est-ce ainsi, une philosophie de la Relation ? Un impossible, en tant qu’elle ne serait pas une poétique » reconnaît Édouard Glissant8. La question de « la traduction » politique de la créolisation est par conséquent inopérante ; c’est bien davantage celle de la fonction politique de la poésie que nous invite à reposer l’écrivain martiniquais. Il en assume pour sa part le puissant pouvoir : « Les poétiques ne cessent de combattre. Les poétiques particulières survenues au monde sont des politiques réalisables partout. » Poétiser la politique, ainsi du projet glissantien qui cherche à faire résonner l’extraordinaire du poème dans l’ordinaire du quotidien, en révélant les liens qui unissent les présences peuplant l’étendue terrestre – de l’humus des forêts vierges aux humbles qui partout s’éveillent.

Lorsqu’Éric Zemmour qualifie la créolisation de « chimère pseudo-poétique », on ne saurait alors que trop le prendre en mot – l’ignorance et le mépris en moins. Car, contrairement à ce que le polémiste suggère, la dimension utopique de l’œuvre d’Édouard Glissant n’est un problème que si, précisément, elle est dévoyée en idéologie. Une stratégie conservatrice classique pour décrédibiliser les propositions alternatives et écraser l’avenir sous le poids des représentations présentes. L’utopie créole n’a pourtant ni vocation à être un modèle normatif auquel se conformer, ni un programme applicable ici et maintenant. Elle est avant tout « un cri, tout simplement un cri »10, comme l’écrit le poète, avertissant face aux dangers des conceptions étroites du monde. En choisissant d’invoquer « la créolisation », Jean-Luc Mélenchon oppose en ce sens un autre imaginaire aux discours de ses adversaires, fabriqués à partir d’une grammaire – l’identité, le territoire, les racines, l’origine – à laquelle Édouard Glissant s’est toujours opposé. « La grande question qui se pose pour nous est celle de la révolution de nos imaginaires » affirmait ce dernier en 2005. Si changer les imaginaires ne suffit guère pour changer la vie, force est néanmoins de reconnaître qu’ils participent de la lutte politique : ils nourrissent des propositions contre-hégémoniques et reconfigurent nos interprétations du réel.

La créolisation est une arme dans la bataille des imaginaires, elle ne peut rien contre la guerre civilisationnelle que s’attelle à préparer l’extrême-droite.

Comment mesurer toutefois l’efficacité stratégique de cette réappropriation ? Si la créolisation s’est imposée comme une variable nouvelle dans l’équation politique actuelle – en témoigne la succession d’articles de presse à son sujet et les débats qu’elle a suscités –, elle paraît aussi avoir produit davantage de perplexité que d’adhésion. Les raisons qui expliquent cette confusion, outre la complexité de la notion glissantienne et les caricatures véhiculées par ses opposants, sont plus profondes : si la créolisation est une arme dans la bataille des imaginaires, elle ne peut rien contre la guerre civilisationnelle que s’attelle à préparer, depuis des années, l’extrême-droite. L’erreur qui consiste à croire qu’il s’agit de répondre à cette dernière sur le terrain culturel est, d’une certaine manière, le produit du gramscisme appauvri qui sature l’arène politique. Dès lors que la politique est réduite à « une bataille d’idées », il suffit de formuler le vœu pieu qu’une idée en chassera en une autre – que la créolisation finira par l’emporter sur le grand remplacement. La réception mitigée de cette « proposition créole » apporte néanmoins un démenti à cette politique idéaliste, qui fait abstraction des forces en présence. Elle manifeste, de ce point de vue, moins un chauvinisme enraciné, que la conscience vive de l’inadéquation des ressources mises à disposition pour contrer l’offensive adverse.

L’impératif est donc de prendre acte d’une disjonction : la puissance poétique de la créolisation est fonction de son impuissance politique. Edelyn Dorismond a d’ailleurs largement interrogé l’impensé politique de la créolisation, en démontrant que si l’on pouvait créoliser la politique, l’inverse n’était pas vrai11. Édouard Glissant, lui-même, dans l’un de ses derniers ouvrages, semble parvenir à une conclusion similaire. Il écrit longuement : « La puissance des imaginaires est d’utopie en chaque jour, elle est réaliste quand elle préfigure ce qui permettra pendant longtemps d’accompagner les actions qui ne tremblent pas. Les actions qui ne tremblent pas resteraient stériles si la pensée de la totalité monde, qui est tremblement, ne les supportait. C’est là où la philosophie exerce, et aussi la pensée du poème. »12 L’œuvre de Glissant, s’il faut aujourd’hui s’en inspirer, exige d’assumer une politique qui ne tremble pas, au nom d’une pensée du tremblement – et non le contraire. Un équilibre précaire, mais qui peut concrètement s’éprouver dès lors que la politique organise des solidarités et des conflictualités nouvelles, sans faire le choix de l’essentialisation de la différence. Autrement dit : la victoire ne sera pas celle de ceux qui accueillent la créolisation contre ceux qui la refusent – du camp du bien contre le camp du mal –, mais de ceux qui reconstruisent une maison commune et donnent des gages de sa solidité ainsi que de son hospitalité.

République et créolisation : l’avenir de l’universel

La créolisation lègue in fine l’épineuse question de sa capacité à revitaliser le faire-commun. Car, même à se saisir précautionneusement de la poétique glissantienne, cette dernière n’en comporte pas moins une méfiance fondamentale à l’égard de la pensée républicaine qu’elle invite à dépasser. Édouard Glissant, interrogé en 2009 par Philosophie Magazine, n’a pas hésité à soutenir : « L’universalisme attaché à la République et à l’esprit français est une valeur usée, une négation des humanités au pluriel. Il ne permet pas d’appréhender le « tout-monde ». L’idéal républicain de la fraternité, l’idée de patrie universelle, de nation élue sont des aspirations qui datent d’une époque où le monde n’était pas encore monde. » C’est dire combien l’écrivain remet en question plus de deux siècles d’histoire et de clivages politiques, qui ont été structurants pour la France, en faisant de la famille républicaine un monolithique et en oubliant la pluralité de ceux qui s’en réclament. La position de Jean-Luc Mélenchon n’en est que plus délicate, lui qui tente de réconcilier – peut-être – l’irréconciliable et répondait dans les lignes de L’Insoumission que « l’universalisme de la Révolution française permet à la France d’être un pays créolisé »13. Une affirmation qu’Édouard Glissant aurait très probablement récusée, au regard du dialogue qu’il a mené avec Régis Debray à propos des mêmes sujets. À la République universelle, l’écrivain martiniquais oppose la République diverselle14, qui appelle nécessairement une tout autre conception de la communauté politique.

La « République créole » participe à reconduire un moralisme implicite, comme s’il fallait « créoliser » la république pour la rendre à nouveau acceptable.

La « République créole » n’a donc rien d’évident et constitue une hybridation audacieuse, dont la capacité à fédérer reste à démontrer. À l’heure actuelle, elle court le risque de la confusion généralisée, en brouillant les héritages auxquels il s’agit de se rattacher. Pis encore, elle participe à reconduire un moralisme implicite, comme s’il fallait « créoliser » la république pour la rendre à nouveau acceptable. Or, et c’est là l’honneur de Jean-Luc Mélenchon, d’avoir traditionnellement défendu la République contre tous les républicains proclamés et d’avoir rappelé, qu’en dépit de son nom usé, ses promesses de liberté, d’égalité et de fraternité se donnaient encore aujourd’hui comme une tâche à accomplir. La négation des humanités dont Édouard Glissant rend responsable l’universalisme est d’autant plus injuste, qu’il n’a jamais été question d’homogénéiser les cultures, mais de les faire accéder à la même dignité. Les Jacobins noirs, dont C. L. R. James fait le récit15, en sont un symbole éloquent : c’est au nom des idéaux révolutionnaires que Toussaint Louverture mène la libération d’Haïti en 1791 et rompt plusieurs siècles de déshumanisation. Le paradoxe de la créolisation glissantienne n’en est que plus manifeste : l’égalité radicale demeure la condition d’une poétique de la différence.

La passion française de l’égalité, comme le titrait encore un hors-série de L’Humanité paru en 2019, est pourtant aujourd’hui celle qui nous fait le plus défaut. Les mondes qui se font face – l’identitarisme, le créolisme et le mondialisme – ont tous en commun la subordination du principe d’égalité à d’autres exigences : égaux dans l’exclusif de la communauté, égaux dans la différence, égaux dans la concurrence. C’est dire combien le vieil universalisme paraît démodé, lui qui défendait l’égalité du genre humain. La pétition de principes a néanmoins des conséquences politiques : la communauté démocratique se dévitalise à mesure que ses fondements s’abîment. Il n’est guère étonnant que les sociétés « s’archipélisent », en un sens contraire à celui qu’Édouard Glissant n’a cessé de promouvoir. Se pourrait-il alors que le détour par les îles nous ramène au continent ? Gageons, qu’en poète, l’écrivain martiniquais puisse renouer avec les rêves d’avenir qui n’exigent en rien de renoncer au passé : « J’ajouterai qu’il nous faut avoir une vision prophétique du passé. (…) Il ne faut pas avoir du passé une vision qui détermine le présent, mais une vision qui ouvre à tous les présents possibles. »16

[1] Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p.20.

[2] Voir par exemple : « Un miracle créole ? », L’Homme, 2013/3-4 (n° 207-208).

[3] Voir François Simasotchi-Bronès, « La créolisation, une poétique qui est un miracle », dans François Noudelmann et al., Archipels Glissant, Vincennes, PUV, 2020.

[4] Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op.cit., p.68.

[5] Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, L’intraitable beauté du monde. Adresse à Barack Obama, Paris, Éditions Galaade & Institut du Tout-Monde, 2009.

[6] Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op.cit., p.26.

[7] « Glissant – Chamoiseau : un regard aigu sur Barack Obama », L’Humanité, 21 janvier 2009.

[8] Édouard Glissant, Philosophie de la Relation, Paris, Gallimard, 2009, p.82.

[9] Ibid., p.85.

[10] Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op.cit., p.233. La citation prolonge celle du chapô.

[11] Edelyn Dorismond, « Créolisation de la politique, politique de la créolisation. Penser un « im-pensé » dans l’œuvre d’Edouard Glissant », dans Cahiers Sens public, n°10-11, 2009.

[12] Édouard Glissant, Philosophie de la Relation, op.cit., p.54.

[13] « Qu’est-ce que la créolisation ? Entretien avec Jean-Luc Mélenchon », L’insoumission, 4 septembre 2021.

[14] Voir Edelyn Dorismond « Créolisation et communauté. République diverselle et politique de la rencontre » dans François Noudelmann et al., Archipels Glissant, op.cit.

[15] C. L. R. James, Les jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, Paris, Éditions Amsterdam, 2017.

[16] « Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau : de la nécessité du poétique en temps de crise », L’Orient littéraire, n°7, 2009.

Pourquoi les polémistes sont-ils aussi attractifs ?

Les polémistes, figures emblématiques de l’espace médiatique, réalisent parmi les plus gros scores d’audiences à la télévision ou sur internet. Pourquoi un tel engouement ? Les raisons de leurs succès sont multiples. Néanmoins l’une semble prédominante, bien que trop peu mentionnée : notre cognition. Notre cerveau manifeste en effet un attrait disproportionné pour tout ce qui relève du conflit, de la peur, de l’indignation ou de la colère et pour ceux qui emploient des narrations simples qui éclairent notre monde social : autant d’éléments qui suscitent notre intérêt pour ces figures controversées. Leurs relais médiatiques ont aussi leur part de responsabilité : avec la course à la notoriété, aux « buzzs » et aux « clics », les médias n’hésitent pas à nourrir la polémique, soucieux de conforter leurs publics ou de satisfaire aux injonctions marchandes exigeant toujours plus de visibilité.

De la puissance d’attraction du polémiste

Pour éclairer l’offre médiatique, les développements récents en sciences cognitives fournissent de précieux outils d’analyse. Différents biais cognitifs sont ainsi à l’origine du succès de nombreux polémistes. Éric Zemmour, Michel Onfray ou encore Geoffroy de Lagasnerie constituent à ce titre de véritables « objets médiatiques », qui indépendamment de leurs orientations politiques, donnent à comprendre comment fonctionne la puissance d’attraction générée par leurs discours et leurs personnes.

Éric Zemmour commence à se faire connaitre du grand public à l’occasion de la parution de son livre Le premier sexe (2006). Un essai traitant de la féminisation de la société et de ses conséquences sur la masculinité. Pour la promotion de son essai, il parcourt les plateaux télévisuels et débat avec des personnalités comme Clémentine Autain, aujourd’hui députée de la France insoumise. Pourtant, ce livre n’est pas son coup d’essai. C’est le huitième qu’il publie. Les sept qui l’ont précédé n’ont pas reçu un tel accueil. Comment expliquer l’intérêt soudain d’une partie de la sphère médiatique pour l’essayiste ? Le contenu de l’ouvrage joue un rôle important : il semble défendre une thèse à contre-courant de l’idéologie et des mœurs dominantes. En 2006, chez Ardisson, Éric Zemmour soutient ainsi : « Quand le progressisme est la loi dominante, la réaction est subversive ».

Il y a une cinquantaine d’années ces thèses n’auraient pourtant pas été bien subversives ; tout au contraire, elles auraient semblé banales, épousant l’esprit d’une époque. C’est au lendemain de Mai 68 et de « la révolution des mœurs » que s’opère un basculement, le progressisme s’imposant comme nouvelle norme et marginalisant, selon ses détracteurs, les thèses adverses. Les idées désormais à contre-courant d’Éric Zemmour lui permettent alors de se distinguer des autres intervenants sur les plateaux. Défendre une position perçue comme clivante et minoritaire devient une des caractéristiques du polémiste. Une posture que le futur chroniqueur de Cnews s’attache à tenir durant les cinq années qu’il passe chez Ruquier dans l’émission « On n’est pas couché », de 2006 à 2011.

Les polémistes cultivent également une narration d’eux-mêmes « seuls contre tous » et profitent de la logique de l’anti-système. Zemmour construit un rapport d’empathie avec le spectateur, à travers un récit personnel : lui seul est honnête dans un monde médiatique qu’il présente comme vérolé. Lui seul dit des vérités, que personne ne veut entendre. Lui seul, enfin, est injustement persécuté pour ses positions tranchées. Gérald Bronner, en s’appuyant sur les travaux de Richard E. Nisbett psychologue, écrivain et professeur à l’université de Columbia, souligne qu’« une narration bien menée a plus d’impact sur notre esprit que des statistiques ou des données la contredisant » (1 ; 2). Un pari gagnant, puisque l’arrivée de l’éditorialiste sur Cnews, en remplacement de Laurence Ferrari, a attiré près de 100 000 spectateurs supplémentaires sur la même tranche horaire.

Le polémiste : grand épargné de la haine des médias ?

Les Français nourrissent une certaine défiance envers les médias, comme en témoigne le récent baromètre 2021 de la confiance en ces derniers. Cette méfiance s’applique aux journalistes dans leur ensemble, à l’exception du profil du polémiste. En effet, un des traits saillant de ce dernier est de paraître sincère dans ses propos. Qu’il s’agisse d’Éric Zemmour ou de Michel Onfray, tous deux ne semblent aux yeux du spectateur quotidien, ni malhonnêtes, ni hypocrites, contrairement aux « journalistes », qui chercheraient à les piéger.

Ce décalage pourrait s’expliquer par la théorie des signaux coûteux. En effet, lorsque qu’une personne dit quelque chose, son auditoire évalue automatiquement quelles sont les potentielles motivations qui la poussent à dire ce qu’elle dit. Or, les polémistes ont souvent des positions qui vont à contre-courant de la norme et qui, de ce fait, nous semblent “coûteuses”. Leur parole pourrait leur coûter cher : perte de travail ou d’opportunités, ostracisme social… Si de tels coûts sont alors à endurer pour assumer leur parole, c’est bien qu’ils pensent vraiment ce qu’ils disent et acceptent de prendre le risque de leurs opinions. En effet, pourquoi mentir sans bénéfices ? Un tel raisonnement s’il est implicite auprès des audiences des polémistes n’en demeure pas moins une clé de lecture pour comprendre les arguments selon lesquels « eux au moins sont sincères ». Des signes qui sont toutefois trompeurs, car l’évaluation du coût/bénéfice à mesure que progresse l’aura médiatique des polémistes tend à s’inverser. Le temps d’antenne, la promotion de leurs idées et de leurs livres, le soutien plus ou moins complice de certaines chaînes télévisuelles participent de la normalisation d’une parole qui semble toujours subversive mais devient de moins en moins coûteuse.

À l’inverse des polémistes, les journalistes qui adhèrent aux positions estimées consensuelles dans le milieu médiatique n’envoient pas de signaux fiables concernant leur honnêteté. En effet, comme ils tiennent des propos qui peuvent leur apporter des gains sociaux et de la reconnaissance, nos mécanismes cognitifs n’écartent pas l’hypothèse selon laquelle leurs motivations seraient opportunistes. Rien ne nous pousse particulièrement à croire en leur sincérité ou en leur honnêteté et « la langue de bois » des médias s’installe insidieusement, en contraste radical avec les voix polémiques.

L’art de la polémique : conflits et éléments contre-intuitifs

La polémique contribue à élargir le spectre des propositions acceptables dans le débat public. Un effet qui élargit ainsi « la fenêtre d’Overton », notion forgée par le lobbyiste libéral Joseph Overton et qui décrit le processus par lequel des idées parviennent à se légitimer et deviennent aussi bien dicibles qu’audibles dans la sphère médiatique. Dernier exemple en date, « l’islamo-gauchisme », pseudo-notion élaborée au cœur de la droite dure et parvenue entre les lèvres de certains ministres au gouvernement. Ces seuils d’acceptabilité ne vont toutefois pas sans conflits et chaque passage médiatique est prétexte à renchérir sur le caractère tolérable ou non de propos toujours plus extrêmes. Ces joutes verbales viennent raviver notre attrait cognitif pour le conflit. Notre attention est captée et notre intérêt va croissant quant au « vainqueur » de ces duels médiatiques.

Dans cette bataille, les polémistes récupèrent l’avantage : souvent face à des opposants non qualifiés, ils excellent dans l’art de la bonne citation, mettent en avant une culture littéraire et historique, démontrent leur talent de rhétoriciens. Ils bénéficient par-là du biais de prestige, qui encourage à donner de la crédibilité à une figure qui se présente comme compétente ou semble l’être. Le succès des analyses de Clément Viktorovitch dans « Clique » rappelle pourtant la part de séduction inhérente à leurs discours et la nécessité d’opérer des distinctions entre ce qui relève des faits et des arguments et ce qui résulte de stratégies discursives. Une attitude critique qui exige pourtant du temps et de recul – ce que précisément le combat médiatique tend à éteindre, au profit d’anticipations quant au vainqueur des joutes verbales. Les éléments contre-intuitifs, ceux qui « violent nos attentes naturelles » viennent enfin nourrir notre attrait pour la polémique, où il s’agit de voir triompher celui qui était présenté comme un outsider. Le « petit » contre le « grand », la position minoritaire idéologiquement contre la position majoritaire, une opposition qui ne cesse de se perpétuer et rappelle l’imaginaire emprunté à David contre Goliath, produisant des effets de surprise qui marquent notre esprit.

Le polémiste face aux savants : le piège des effets de dévoilement

L’omniprésence des polémistes sur les plateaux et la faiblesse de leurs contradicteurs conduit souvent à s’interroger sur la nécessité de leur opposer des chercheurs, experts ou universitaires, capables de déconstruire leurs discours simplistes. Si la solution semble logique, elle n’en est pas moins peu efficace : le discours de l’expertise n’a de valeur que parce qu’il s’en tient à son domaine. Face aux polémistes, l’expert demeure souvent muet, soucieux de ne pas se prononcer sur ce qu’il méconnaît et renforçant, par effet de contraste, la prétention au « savoir total » défendue par les polémistes, qui paraissent tout connaître.

Ces derniers empruntent néanmoins rapidement les habits de l’idéologue. Ils proposent ainsi des récits simplistes du monde et souvent des explications mono-causales à des problèmes complexes. Selon le positionnement politique, les idéologues de gauche pointent la faute des bourgeois, de droite celle des impôts, d’extrême-droite ceux des étrangers et offrent, par-là même, des responsables facilement identifiables. Si ces explications peuvent sembler tout sauf crédibles, elles sont en réalité très attrayantes pour l’esprit car elles fournissent un grand gain : l’impression de tout comprendre pour un faible coût en temps et en énergie. C’est ce que les sciences cognitives nomment « effet de dévoilement », qui permet de donner une cohérence à un ensemble de faits qui n’en avaient pas jusqu’alors. Le récit unique synthétise l’hétérogène du social sous l’homogène de l’assertion et produit des effets de connaissance, aussi puissants qu’illusoires.

Pour s’en convaincre, il n’y a guère à s’attarder très longuement sur les affirmations des polémistes, qui disposent d’avis très tranchés sur des sujets aussi variés que l’histoire, la géopolitique, l’économie, le social, et plus récemment sur la médecine et les épidémies. La multiplicité informationnelle se voit ainsi convertie en discours choc, prêt à l’emploi et faussement certain à usage de la machine médiatique. La certitude du polémiste touche parfois aux extrêmes, avant de tourner au ridicule, faisant soudain tomber le masque d’une connaissance de façade. Exemple éloquent, le passage de Michel Onfray sur le plateau de Laurence Ferrari à l’occasion de la parution de son nouveau livre La vengeance du Pangolin. Lors de cette interview, il affirme : « On se dit, bon, Covid-19, c’est qu’il y en a 18 précédemment, on va voir comment ceux-là fonctionnaient »… avant de se faire reprendre par la journaliste :  « Non, c’était juste l’année 2019 ». Tragique ou comique du spectacle médiatique, il n’en demeure pas moins que si l’erreur est humaine (chacun aurait pu se tromper), la bêtise est coupable pour celui venu faire la promotion d’un livre traitant précisément du Covid-19.

Du bon usage du polémiste par la machine médiatique

Les sorties des polémistes, aussi bruyantes et engageantes soient-elles pour ceux tenant des propos chocs, ne doivent faire oublier l’écosystème médiatique qui garantit leur visibilité, leur répétition et leur renouvellement. Ainsi, si les médias n’ont pas pour objectif de soutenir les outrances de leurs invités, ils restent tributaires de leur modèle économique : convertir du temps d’attention en argent par le truchement de la publicité. Les clashs et les petites phrases outrancières attirent l’attention du public, dont la présence se traduit par des chiffres d’audimat autant que par des revenus publicitaires. Le paradoxe en dit long : Cnews a par exemple vu ses recettes augmenter, bien que la chaîne ait supprimé certains créneaux de publicité, comme le rapporte la journaliste Caroline Sallé.

Les polémistes usent de phrases essentiellement attrayantes pour notre cerveau, qui surfent sur des émotions intenses (peur, colère, haine) et qui invitent à remettre une pièce dans la machine. Coupes au montage, placards de journaux, tweets en série : un groupe verbal de quelques mots peut nourrir l’écosystème médiatique pendant plusieurs jours, jusqu’à la prochaine sortie polémique, qui engendrera à son tour le même mécanisme de reprise. Invitations ultérieures pour s’expliquer ou se justifier ou pour convoquer des opposants farouchement hostiles aux grammaires nouvelles qui se répandent comme une traînée de poudre (invasion, remplacement, guerre civile…), mais surtout pour garantir une bonne audience aux émissions invitant ces figures controversées débattant de sujets tout aussi controversés. Le « talk-show » à l’instar du célèbre « On n’est pas couché », animé pendant plusieurs années par Laurent Ruquier, compte ainsi parmi les formats les plus propices à la génération hebdomadaire de « buzzs » et où sont exigées des prises de positions tranchées et non-consensuelles.

Aux enjeux financiers s’ajoutent le cynisme d’un certain espace journalistique, qui oscille entre consensualisme et éclats scandalisés. Ce sont en effet souvent les mêmes qui créent la polémique et se scandalisent de la violence des propos tenus. La sociologie journalistique tend à identifier une composition plutôt homogène du secteur – CSP+, urbanisé, progressiste (3) – ce qui le rend plutôt hermétique aux idées extrêmes. Or, ce sont bien ces dernières qui sont accueillies à bras ouverts sur les plateaux de télévision, renforçant les effets de contrastes et conférant de la visibilité à des événements autrement invisibles. Les propos d’Éric Zemmour, tenus lors de la Convention de la droite, en 2019, sont à ce titre exemplaires du processus de médiatisation, qui diffuse en boucle ce qui apparaît comme inacceptable… avant de finir par le devenir.

L’accoutumance de l’opinion : entre banalisation et radicalisation

Notre cerveau s’habitue aux signaux récurrents et ceux de la transgression ne font pas exception. À la banalisation du subversif répond une surenchère subversive. Les signaux perdent en intensité, il faut alors augmenter la transgression pour ressentir les mêmes effets, fidèle à la logique de n’importe quel phénomène d’addiction. Certains propos qu’Éric Zemmour tenait en 2011 ou en 2014 ne choqueraient par exemple plus tant les saillies du polémiste sont devenues aujourd’hui habituelles. Ce phénomène d’accoutumance à la transgression est renforcé par les réseaux sociaux, notamment par Twitter (4), qui s’alimentent de notre plaisir à être offusqué ou indigné. Molly Crockett, psychologue de l’université de Yale, soulignait ainsi en 2017 : « L’indignation est un feu et les réseaux sociaux sont comme de l’essence. Le moindre événement aussi banal soit-il se transforme en enjeu moral impératif sur lequel tout le monde doit prendre position. » L’indignation, qui a pu motiver de puissants mouvements politiques dans le sillage du célèbre Indignez-vous de Stéphane Hessel, se trouve aujourd’hui pervertie par une production industrielle de petites surenchères. Aux motifs parfois justes et légitimes de la colère se substituent in fine l’indignation perpétuelle, rendant équivalentes toutes les causes de son apparition.

Pis encore, cette quotidienneté de l’indignation participe à renvoyer « des signaux ostentatoires de vertu » pour reprendre la terminologie attribuée à James Bartholomew, puisant dans une longue tradition de réflexion relatives aux « vertus ostentatoires ». S’indigner est l’occasion, avant toute de chose, de faire étalage de sa bonne morale et d’exiger la reconnaissance sociale de ses vertus. Récemment, à l’initiative du député européen Raphaël Glucksman, de nombreux utilisateurs ont affiché un carré bleu dans leur « story » Instagram. L’objectif étant de témoigner de sa sensibilité et de son soutien à la cause ouïghoure, afin que soient rendus « visibles les millions de Ouïghours parqués dans les camps de concentration » comme l’indique le député sur son compte. Si la cause est importante, qu’a rendu visible cette opération de communication sinon une pluie de carrés bleus ? Loin de fournir aux internautes les moyens de comprendre les ressorts complexes de la situation dans le Xinjiang, ou les moyens de s’engager efficacement contre la persécution dont sont victimes les Ouïghours, elle n’a permis qu’une course virtuelle à l’affichage de signes extérieurs de vertu.

En définitive, la polémique et, par corollaire la figure du polémiste joue sur certaines caractéristiques de notre cognition et sur certaines modalités de notre sociabilité. À l’heure où l’attention du public est constamment sollicitée et où les polémiques se succèdent à tel point que s’initient sur Twitter des « threads à polémiques inutiles », il importe d’identifier les ressorts émotionnels, médiatiques et économiques qui expliquent la saturation du débat public.

Notes :

(1) Nisbett, R. E., Borgida, E., Crandall, R. & Reed, H., « Popular induction: Information Is not always informative », in Caroll, J. S. & Payne, J. W. (eds), Cognition and Social Behaviour, Halsted Wiley New York, 1976.
(2) Bronner, G., Apocalypse Cognitive, PUF, Paris, 2019.
(3) Lafarge, G., 2019, Les diplômés du journalisme. Sociologie générale de destins singuliers, Rennes : PUR, Coll. « Res Publica ».
(4) Badouard, R., « Internet et la brutalisation du débat public », La vie des idées, 2018.

Laurent Joly : “Le moteur de la politique de Vichy était bien la collaboration”

©JF PAGA

Une offensive mémorielle a eu lieu ces derniers mois à propos de la mémoire du régime de Vichy et de la nature de la collaboration. Eric Zemmour, en particulier, a cherché à faire passer Pétain pour un protecteur des Français et des Juifs, dans un contexte extrêmement difficile. Qu’en est-il réellement ? Entretien avec l’historien Laurent Joly.


LVSL – On s’étonne presque que la question de la mémoire de Pétain ait ressurgi, mais une série de polémiques, liées à Éric Zemmour et à Emmanuel Macron, ont remis la question sur le tapis. Comment expliquez-vous que la question se pose encore aujourd’hui ?

Cela fait exactement quarante ans que la mémoire de Pétain, mêlant souvenir de la déportation des juifs et commémoration du « vainqueur de Verdun », pose problème aux présidents de la République. C’est le cas depuis 1978 et l’affaire Darquier de Pellepoix (entretien scandaleux de l’ancien commissaire général aux Questions juives au journal L’Express : « À Auschwitz, on a gazé que des poux »). Il était difficile, dans ces conditions, de célébrer le maréchal Pétain le 11 novembre 1978, pour le soixantième anniversaire de la victoire. Le président Giscard d’Estaing s’était fendu d’un discours évoquant les démons du racisme tandis qu’une cérémonie à la sauvette était organisée sur l’île d’Yeu. Puis cela a été l’affaire de la gerbe déposée chaque année à la demande du président Mitterrand et les incidents du 11 novembre 1992 (Serge Klarsfeld et ses militants faisant barrage pour empêcher la cérémonie de l’île d’Yeu). Depuis, l’État s’abstient d’honorer le Pétain de 1914-1918 en raison de son rôle dans la collaboration et dans la déportation des juifs sous l’Occupation. C’est donc un sujet qui reste brûlant. Le président Macron l’a sans doute sous-estimé.

LVSL – Éric Zemmour a défendu notamment la thèse du bouclier et de l’épée, thèse selon laquelle Pétain aurait joué le rôle de bouclier qui protège les Français, tandis que de Gaulle incarnait l’épée de la résistance. Elle a pourtant été systématiquement démontée par les historiens. Pouvez-vous revenir sur les éléments qui font voler en éclat ce récit ?

C’est une thèse qui remonte au procès Pétain en 1945. C’était un argument de la défense, qui tirait son origine d’une croyance populaire : de Gaulle et Pétain étaient implicitement de mèche pour sauver le pays, le premier armé de son « épée », le second de son « bouclier ». Dans le contexte des lois d’amnistie et de volonté de réconciliation du début des années 1950, cette idée se retrouve formulée par un journaliste Robert Aron, qui fait paraître la première étude sur Vichy (Histoire de Vichy,Fayard, 1954, en collaboration avec Georgette Elgey). Dès la fin des années1950 et le début des années 1960, cette thèse a été balayée par l’historiographie, qui rappelle que de Gaulle a été condamné à mort par Vichy, que Vichy a créé des tribunaux spéciaux pour juger les gaullistes, que Pétain a désavoué Darlan quand celui-ci s’est rallié aux Alliés après le débarquement en Afrique du Nord de novembre 1942, etc. Comme l’écrit Joseph Billig, le premier grand historien de la persécution des juifs sous l’Occupation, en 1960 : « la collaboration n’était nullement une politique de sauvetage ». Les travaux d’Eberhard Jäckel (1968) puis de Robert Paxton (1973) ont ensuite montré demanière décisive que le moteur de la politique de Vichy était bien la collaboration (Laval, Pétain étaient demandeurs car ils pensaient que l’Allemagne allait gagner la guerre et voulaient assurer la meilleure position pour la France dans l’Europe nazie) et la « Révolution nationale » ( régénérer le pays en le purifiant de ses ennemis, étrangers, juifs, communistes, etc.).

LVSL – Zemmour va plus loin encore,et considère que le gouvernement de Pétain cherchait à rejouer la même partition que les élites allemandes après leur défaite face à Napoléon : faire le dos rond, se renforcer, et attendre son heure. Quelle est la réalité du comportement des élites françaises ?

La comparaison avec Iéna ne tient absolument pas, c’est typique des raccourcis qu’affectionne Éric Zemmour. Jusqu’en 1942, il est clair pour les dirigeants de l’État français qu’il s’agit d’adapter la France à l’« ordre nouveau » hitlérien. C’est cela l’horizon. Avec le temps, à mesure que les chances de victoire du Reich s’amenuisaient, le nombre des attentistes et des partisans de de Gaulle a grossi dans l’appareil d’État et au sein des élites.

LVSL – D’une certaine façon, on peut considérer qu’Eric Zemmour cherche à changer le récit que l’on se fait de la période, et insiste notamment sur la présence de militants monarchistes dans la résistance, et d’élites issues de la gauche dans la collaboration. Qui sont les résistants et qui sont les collaborateurs ?

Les résistants étaient issus de tous les camps. Les opposants politiques réfugiés à Londres dès 1940 venaient plutôt des cercles républicains, de la gauche. En revanche, beaucoup des premiers militaires ralliés à de Gaulle venaient de la droite et de l’extrême droite. Mais affirmer comme le fait Zemmour que la masse des Résistants de 1940 venait de l’Action française est une tromperie. La position officielle de l’AF, de Maurras, était le soutien à Pétain et à la politique de collaboration. Des institutions comme le commissariat général aux Questions juives ou la Milice seront truffées d’anciens ligueurs de l’Action française. Il y avait plus de maurrassiens à Vichy qu’à Londres, c’est une réalité historique incontestable ! Quant aux collaborateurs, la plupart venaient de l’extrême droite.

LVSL – Toujours à propos de Zemmour. Celui-ci cherche à faire accréditer son discours en mettant en avant que les plus zélés collaborateurs – Doriot, Déat, les intellectuels de Je Suis Partout – pourfendaient la mollesse de Pétain et du régime de Vichy. Qu’en est-il réellement ?

C’est faux, la figure de Pétain était intouchable. Doriot, Brasillach se présentaient commede vibrants admirateurs du maréchal. L’angle d’attaque, classique, était de cribler les mauvais conseillers, l’entourage néfaste du chef de l’État. Laval a été attaqué par la presse collaborationniste, par Déat dès 1940, ou Au Pilori en 1942-1943, car c’était un ancien parlementaire, un politicien de l’ancien régime, mais il était aussi très soutenu par d’autres journaux parisiens (La Gerbe, Les Nouveaux Temps).

LVSL – Enfin, Zemmour considère que l’épuration à la sortie de la seconde guerre mondiale a pris le caractère d’une guerre civile. Pouvez-vous revenir sur cette période et sur l’ampleur de l’épuration ? Ne peut-on pas considérer, au contraire, que beaucoup de collaborateurs ont été épargnés, y compris parmi les plus zélés, comme Lucien Rebatet ?

Jugé en 1947, Rebatet a quand même été condamné à mort, même s’il a été gracié ! Il y a eu des excès, comme dans toute période de bouleversement. En outre, l’épuration s’est déroulée dans un premier temps (août 1944 – mai 1945) alors que la guerre n’était pas terminée. Mais ce ne sont pas les dizaines de milliers d’assassinats, de règlements de compte, qu’avançait Robert Aron (encore lui !) dans les années 1960. Depuis une quarantaine d’années, la recherche, fruit d’enquêtes systématiques menées dans tous les départements, a conclu à un bilan d’environ 9 000 exécutions sommaires, chiffre déjà considérable. Mais il est difficile de parler de guerre civile dans la mesure où, en 1944, l’opinion était très massivement hostile aux forces collaborationnistes, la Milice, et leurs excès. Il n’y avait pas deux forces qui se faisaient face. Enfin, ce qui frappe le chercheur qui a étudié de près les dossiers judiciaires de l’épuration (j’en ai vu des centaines), c’est le souci de légalité qui a entouré le processus. C’est une justice ordinaire, débordée et donc imparfaite, sous l’influence forte du politique certes, mais aussi soucieuse de forger ses propres instruments d’appréciation fondée sur l’interprétation du droit, que l’on observe à travers les dossiers des chambres civiques, des cours de justice, de la Haute Cour. D’où ce bilan mitigé, imparfait, de l’épuration, qui explique que depuis la Libération on a deux légendes qui se font face : celle d’une justice de terreur (légende d’extrême droite que Zemmour reprend à son compte) et celle d’une justice laxiste, qui n’a jugé que les « lampistes » et oublié les « gros », les complices de la persécution des juifs, etc. Dans mon dernier livre, L’État contre les juifs (Grasset), je montre que ce dernier point relève largement du mythe : en réalité, plusieurs dizaines de policiers et d’agents de l’État ont été condamnés jusqu’à la fin des années 1940 pour leur rôle dans la politique antisémite, et des centaines de victimes ont témoigné contre leurs bourreaux…

“Le devoir de l’historien n’est pas de juger, mais de comprendre et d’expliquer” – Entretien avec Gérard Noiriel

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© Agone

Gérard Noiriel est historien du monde ouvrier et pionnier de l’histoire de l’immigration. À l’origine du Comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire, il est également l’auteur d’une Histoire populaire de la France, parue en septembre dernier chez Agone. Dans cet entretien, il revient sur son parcours personnel de chercheur, et plus largement sur sa conception du métier d’historien, conscient à la fois de son rôle dans la société, et de la nécessité de maintenir l’autonomie du champ scientifique. Entretien réalisé par Leo Rosell, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Vous avez publié en septembre dernier une Histoire populaire de la France, domaine en plein essor quelques années seulement après celle de Michelle Zancarini-Fournel et le mouvement initié par Howard Zinn aux Etats-Unis, ou E. P. Thompson en Angleterre. Quelle a été votre démarche en abordant ce sujet, vos objectifs principaux, et les enjeux de cette histoire ?

Gérard Noiriel – Je pense que nous sommes dans un contexte où la nécessité se fait sentir, y compris chez un certain nombre d’historiens, de revenir au populaire, alors que dans les décennies antérieures, il y avait eu un désintérêt pour cette question. Si je prends mon cas, j’ai commencé par travailler sur l’histoire ouvrière, puis j’ai bifurqué vers l’histoire de l’immigration. D’autres collègues sont passés à l’histoire des femmes, par exemple. Nous étions en même temps les héritiers d’une génération qui, elle, avait beaucoup étudié l’histoire ouvrière. Dans le contexte politique où nous sommes, la nécessité se fait sentir de réinvestir la question populaire pour tous ceux qui croient encore un peu à l’action civique. C’est la première raison qui m’a poussé à écrire ce livre.

La seconde raison est que je voulais aussi intégrer l’ensemble des recherches que j’ai pu mener depuis 40 ans au sein d’une même problématique. En y réfléchissant, je me suis rendu compte que le point commun de toutes ces recherches était la question du populaire. J’avais aussi une demande d’Agone qui datait d’une dizaine d’années – quand ils ont publié la version française du livre d’Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours – de me lancer dans l’écriture d’un ouvrage similaire pour la France. J’ai donc accepté cette proposition, j’ai commencé à y travailler, puis, pris par d’autres travaux notamment sur le ‟Clown Chocolat”, j’ai mis ce sujet de côté et c’est seulement depuis trois ou quatre ans que j’ai repris cette tâche de façon intensive.

“L’identité-même des classes populaires a toujours été, au moins en partie, fabriquée par le regard que les dominants portent sur elles. Mais en s’appropriant ce regard dominant, les dominés en ont fait une arme pour leurs propres luttes collectives.”

Au niveau de la problématique, j’ai une double formation en histoire et en sociologie, ce qui m’a conduit à développer un domaine qu’on appelle aujourd’hui « la socio-histoire ». C’est peut-être ce qui me différencie de ce qu’a fait Michelle Zancarini-Fournel. J’ai commencé ma carrière dans l’entourage, sans en être très proche non plus, de Pierre Bourdieu et, dans une moindre mesure, de Michel Foucault. Leur approche des relations de pouvoir m’a parue fondamentale pour comprendre le monde social, c’est pourquoi je l’ai placée au centre de ma réflexion sur le « populaire », qui ne se limite pas, loin de là, aux classes populaires.

Ce que je montre dans ce livre, c’est que l’histoire populaire est un processus de longue durée qui résulte des relations dialectiques qui se sont nouées au cours du temps entre les dominants et les dominés. L’identité-même des classes populaires a toujours été, au moins en partie, fabriquée par le regard que les dominants portent sur elles. Mais en s’appropriant ce regard dominant, les dominés en ont fait une arme pour leurs propres luttes collectives, ce qui a contraint les classes dominantes à modifier leur discours et leurs stratégies.

LVSL – Vous insistez justement sur la « marginalisation du populaire », notamment à travers la mobilisation de l’histoire par Emmanuel Macron, une histoire sans peuple. Pouvez-vous nous expliquer davantage ce que vous entendez par « populaire » ?

G. N. – Dans cette perspective, on peut poser la question de la différence entre une population et un peuple. Pour moi une population est un ensemble d’individus juxtaposés, sur un territoire, alors que le peuple est composé d’individus ayant un lien entre eux. C’est la question du lien social qui est fondamentale et qui traverse tout cet ouvrage. Je montre que, dans le cas français, c’est l’État qui a constitué le lien social, le lien à distance entre des individus qui ne se connaissent pas, mais qui sont quand même liés les uns aux autres.

“Désormais ce qui fait la représentation n’est plus le fait d’être « d’une race supérieure », comme on le disait déjà à l’époque, mais au contraire, d’être égaux.”

C’est la raison pour laquelle j’ai commencé cette histoire à l’époque de Jeanne d’Arc, qui est le début de l’État, à travers un État royal qui s’impose à la fin de la guerre de Cent ans. La construction du peuple français débute à ce moment-là et, dans un premier temps, la relation de domination est une relation d’assujettissement. C’est-à-dire que les membres du peuple français sont liés entre eux en tant que sujets du roi. C’est le rapport de souveraineté qui lie un roi à des sujets. Cette relation de pouvoir parcourt les siècles de l’Ancien Régime, avec une définition de la domination construite sur le fait que le roi de France et plus globalement la noblesse représentent le peuple français parce qu’ils sont d’une autre essence, d’une autre « race » que le peuple. Aux yeux du roi, issu de la noblesse, c’est cette distinction qui légitime ses privilèges, puisqu’il détient son pouvoir de droit divin.

Tout ceci est rompu avec la Révolution française, où l’on passe à un nouveau lien, structurellement institutionnalisé par l’État et qui devient un lien de citoyenneté. Désormais ce qui fait la représentation n’est plus le fait d’être « d’une race supérieure », comme on le disait déjà à l’époque, mais au contraire, d’être égaux. Cela change radicalement la définition même de la « représentation ». A partir de 1789, les dirigeants de l’État représentent la nation parce que les gouvernants ont la même identité que les gouvernés.

Ce changement est extrêmement important car il définit une nouvelle étape dans la conception de la souveraineté. Se greffe là-dessus la question économique, qui s’articule à la question politique avec le développement du capitalisme et la naissance du mouvement ouvrier. Cette époque, que l’on peut décrire comme « l’ère des révolutions », débute vers 1750 et s’achève avec l’écrasement de la Commune de Paris en 1871. Elle est dominée par tous les grands épisodes révolutionnaires de l’histoire de France, au cours desquels s’affrontent deux conceptions de la citoyenneté : la conception bourgeoise, fondée sur la délégation de pouvoir (mettre un bulletin dans les urnes tous les 5 ans), et la conception populaire, fondée sur la démocratie directe, qui est mise en œuvre dès 1792 par les ‟sans-culottes”. On retrouve ce modèle en 1848 – comme Louis Hincker l’a étudié dans sa thèse sur ‟les citoyens combattants” – puis sous la Commune de Paris avec une première expérience de communisme municipal.

On entre ensuite dans une nouvelle époque, celle dans laquelle nous sommes encore aujourd’hui mais dont nous sommes peut-être en train de sortir, époque qui débute avec la nationalisation de la société française. Dans une reconstruction autour de la Troisième République s’impose le principe de délégation de pouvoir, donc de démocratie électorale, dans un cadre national avec un clivage central qui oppose désormais les nationaux aux immigrés étrangers et aux colonisés.

Les trois grands modèles historiques de relations de pouvoir que je viens d’évoquer constituent des matrices à l’intérieur desquelles se logent d’autres formes de domination sociale, qui traversent aussi les classes populaires, comme la domination masculine ou encore les clivages fondés sur la nationalité ou l’origine des personnes. La difficulté propre à une histoire populaire entendue ainsi est de réussir à articuler toutes ces dimensions pour aboutir au temps présent.

LVSL – Vous avez déjà évoqué votre passage d’une histoire du mouvement ouvrier à celle de l’immigration qui s’est, selon vous, souvent apparentée à un « non-lieu de l’histoire ». Qu’est-ce qui a provoqué ce glissement dans vos thématiques de recherche, et surtout comment expliquez-vous le fait que l’immigration soit devenue un enjeu politique majeur dans le débat public ?

G. N. – J’ai fait ma thèse sur les ouvriers sidérurgistes et les mineurs de fer de la région de Longwy. Dans leur immense majorité, ces ouvriers étaient aussi des immigrants ou issus de l’immigration. La thématique était donc déjà présente, mais à l’époque, personne ne travaillait sur l’immigration. Des gens me disaient qu’on ne pouvait pas faire carrière en histoire, en France, en travaillant là-dessus. À l’inverse, aujourd’hui on me demande pourquoi j’ai choisi ce créneau porteur, ce qui est amusant avec du recul.

“Mais pour moi, faire l’histoire de l’immigration, c’est encore faire de l’histoire populaire. Séparer les deux n’aurait pas beaucoup de sens.”

J’étais déjà dans une logique militante. Enseignant dans un collège de la banlieue de Longwy, j’avais vécu là-bas les grandes grèves de 1979-80 qui ont mobilisé toute la région pendant près de 6 mois. L’histoire ouvrière avait été beaucoup défrichée par toute une génération avec Madeleine Rebérioux, Rolande Trempé, Michelle Perrot ou encore Yves Lequin, mais l’immigration, en tant qu’objet propre de la recherche historique, était un champ complètement inexploité. Je me suis lancé dans cette voie et me suis rendu compte qu’au-delà de Longwy, l’immigration avait eu un impact très grand dans l’histoire de France, et je l’ai donc intégrée à mes réflexions.

© Michel Olmi
Manifestation intersyndicale de sidérurgistes de Longwy à Nancy le 4 janvier 1979. © Michel Olmi

Mais pour moi, faire l’histoire de l’immigration, c’est encore faire de l’histoire populaire. Séparer les deux n’aurait pas beaucoup de sens. Ce champ de recherches a mobilisé une grande partie de mon énergie pendant de nombreuses années parce que je me suis battu pour la création d’un lieu de mémoire, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) devenue le Musée de l’immigration.

J’ai montré dans mes livres que ce sujet avait constamment été au centre de la vie politique et sociale de la France depuis les années 1880, moment où le « problème » de l’immigration surgit dans le débat public. La plupart des questions que l’on pose aujourd’hui étaient en fait déjà posées à l’époque. Par exemple, la question des ‟clandestins” apparaît à ce moment-là, même s’il n’y a pas encore de statistiques. Mais aussi la question de ce que l’on appelle aujourd’hui le communautarisme, à propos d’Italiens qui ont osé siffler la Marseillaise, bien avant que la question revienne au devant de l’actualité à la suite d’un match de football entre la France et l’Algérie.

Les immigrés ne sont pas pour autant responsables de ce fait, qui serait plutôt imputable au regard national qui est porté sur les migrants. J’ai analysé cette situation comme une structure et comme un symptôme, une pathologie de l’État-nation, républicain, parce que ce n’est pas partout pareil. En France, la construction républicaine de la société a apporté des choses très positives, comme l’intégration des classes populaires, mais en même temps, elle a généré cette espèce de fantasme sur l’étranger, sur l’espion étranger, sur les minorités. On annonce toujours des catastrophes pour la nation due à « l’invasion » des migrants, mais celles-ci n’ont jamais lieu. On trouve déjà chez les penseurs antisémites de la fin du XIXème siècle, comme Drumont, ce discours apocalyptique, qui est surtout un fonds de commerce. La naissance de la presse de masse a beaucoup amplifié cette dimension commerciale, car il faut susciter les peurs pour mieux vendre.

Je pensais, en faisant cette histoire de l’immigration, que l’on parviendrait à contrer ces discours-là, mais j’ai dû me rendre compte que cela ne fonctionnait pas comme je l’aurais souhaité, parce qu’il existe des intérêts beaucoup plus puissants que des intérêts purement intellectuels ou rationnels.

En ce sens, le Front National représente une nouvelle forme d’extrême-droite, et c’est pourquoi je n’aime pas trop qu’on fasse des amalgames avec les années 30. Ceux qui comparent Le Pen et Hitler ou même Pétain ne sont plus crédibles car les gens pensent : « Si Le Pen était un horrible nazi, est-ce que les télés l’inviteraient en prime time ? Auraient-ils invité Hitler ? » Ils sentent l’hypocrisie de cet argument. Les médias en profitent car jouer avec les peurs permet de vendre davantage. Et ça, Le Pen l’a bien compris, en multipliant les scandales. Dans le programme du RN, la République n’est pas remise en cause. L’extrême-droite dans les années 30, comme l’extrême gauche d’ailleurs, remettait en cause la démocratie. On a donc un changement de structure, ce qui rend plus difficile la solidarité.

“Aujourd’hui la situation est différente. Beaucoup ne craignent pas le RN. Au contraire, ils l’identifient à une solution, du moins ils souhaitent l’« essayer »”

En 1934, le front antifasciste s’est constitué parce que beaucoup de gens avaient pris conscience que, au-delà des immigrés, eux-mêmes étaient mis en cause et que le triomphe du fascisme représentait un risque pour eux. Si beaucoup d’entre-eux se désintéressaient de l’exploitation des immigrés, ils se sentaient directement concernés. La formation du front antifasciste permit de construire une alliance de classe et d’aboutir à un programme qui prenait en compte les questions économiques et sociales tout en défendant les droits des « minorités », comme les immigrés, les réfugiés et les Juifs.

Depuis les années 1980, la pacification des rapports sociaux et la restructuration de l’espace public ont permis la montée inéluctable d’une nouvelle extrême droite. Cette nouvelle extrême droite ne se donne plus des objectifs révolutionnaires, elle ne dit plus explicitement qu’elle veut abattre la démocratie.

Aujourd’hui, la majorité des Français n’éprouve plus ce genre de craintes. Au contraire, ils identifient le RN à une solution, du moins ils souhaitent l’« essayer », et les formes de divisions qui ont toujours existé au sein des classes populaires fonctionnent d’autant mieux. On rencontre cette difficulté quand on veut maintenir quand même une solidarité avec les gens qui viennent d’autres pays, qui ont connu de nombreuses souffrances. C’est pourquoi il est paradoxalement plus difficile de mener ce combat aujourd’hui que dans les années 30, ce qui est plutôt inquiétant.

Lorsqu’Emmanuel Macron évoque les années 30, il ne s’attaque donc pas aux racines du mal. Rappelons que les démocraties ont finalement triomphé du fascisme et du nazisme en mettant en œuvre des politiques économiques et sociales en tout point opposées à celles qu’il défend aujourd’hui. De même que la crise du capitalisme, le « Jeudi Noir » de Wall Street en octobre 1929, a joué un rôle décisif dans la montée en puissance des forces réactionnaires en Europe, c’est la crise du capitalisme financier qui explique aujourd’hui l’accession au pouvoir de l’extrême droite dans plusieurs pays européens, sans parler du Brésil et des Etats-Unis. Le New Deal aux Etats-Unis, de même que le Front Populaire en France, avaient ouvert la voie dès les années 1930 aux politiques keynésiennes qui se sont imposées au lendemain de la guerre, afin de mettre un terme aux catastrophes inéluctables de la doxa libérale, incarnée aujourd’hui par Macron.

Le plus grave, c’est que ces réflexions superficielles sur le retour des années 30, discours instrumentalisé à l’approche des Européennes pour servir l’opposition qu’il veut créer entre progressistes et nationales, ont permis à Zemmour et consort de dénoncer la « dramatisation » de la situation actuelle pour défendre les dirigeants d’extrême-droite ayant conquis récemment le pouvoir, sur fond de : « Salvini n’est pas Mussolini » ou « Orban n’est pas Hitler ».

LVSL – Nous aimerions également revenir sur votre conception du métier d’historien. Vous apparaissez comme un historien engagé, qui n’hésite pas à assumer ses idées et à intervenir dans le débat public. Quelle articulation faites-vous entre discours scientifique et discours militant ?

G. N. – C’est une chose qui m’a toujours préoccupé. Je me suis initié à l’engagement politique dans les années 70, quelques temps seulement après 68. Il y avait alors une très forte mobilisation dans les universités. J’étais militant à l’UNEF au départ, puis l’UNEF ayant des liens étroits avec l’UEC à Nancy, je suis devenu étudiant communiste, avant d’adhérer au PCF, ce qui n’a pas été facile. J’ai connu la glaciation, le retour en arrière du PCF, la question du stalinisme.

“Il faut maintenir des principes de base que sont l’explication, la compréhension au lieu du jugement.”

Le stalinisme était une entreprise menée par les dirigeants du parti pour culpabiliser les intellectuels, en nous disant : « Vous êtes des Bourgeois, alors que nous représentons la classe ouvrière ». Ce genre de discours a paralysé l’esprit critique de beaucoup d’intellectuels de gauche. J’en ai tiré la leçon qu’il fallait lutter pour maintenir l’autonomie de la réflexion. Cela n’empêche pas de travailler avec des partis, quand ils vous invitent, mais en gardant une large autonomie, en évitant d’être utilisé comme courroie de transmission. C’est l’idée que j’ai défendue et je la défends encore.

Aujourd’hui, il ne s’agit plus tellement du PCF mais des associations qui parlent au nom des « minorités », des « femmes », etc. Il faut faire aussi une analyse critique de ces mouvements, en se demandant toujours qui parle en leur nom, quel est le statut des porte-paroles. Il ne s’agit pas de discréditer ces luttes auxquelles je participe moi-même en tant que citoyen, mais de préserver l’autonomie de la réflexion savante, c’est-à-dire ne pas juger mais expliquer et comprendre.

C’est une démarche qui n’est pas facile à mener parce que, en même temps, je me considère comme un historien engagé, ce qui pose le problème des limites de l’objectivité. Je dis que l’objectivité est un horizon. On mène des combats au nom de l’objectivité même si on ne l’atteint jamais. C’est pour cette raison que je pense que la démocratisation de l’accès au monde universitaire permet aussi d’ouvrir le champ de la réflexion. En même temps, il faut maintenir des principes de base que sont l’explication, la compréhension au lieu du jugement.

J’ai tenté d’appliquer ces principes à mon propre univers, notamment dans mon livre sur la « crise » de l’histoire ; en évoquant les rapports de domination au sein même du champ historique. Cela ne m’a pas empêché de faire carrière dans l’institution. C’est pourquoi je dis à mes collègues : « Vous êtes dans un pays où l’on peut développer des critiques publiques sans risquer la prison, ni même l’exclusion. Alors pourquoi, vous, les universitaires êtes-vous aussi frileux ? Pourquoi les problèmes internes à notre petit milieu sont-ils presque toujours débattus en catimini ou en petits comités ? Pourquoi n’est-ce pas exposé dans l’espace public ? »

C’est une forme d’autocensure tout à fait regrettable. J’ai toujours eu pour principe de ne jamais entrer dans des cabales privées, c’est-à-dire que j’ai toujours formulé des critiques d’abord publiquement, ce qui m’a évité d’être pris dans toutes les formes de commérage qui existent à l’université comme dans tous les milieux sociaux. Je pense que nous avons un devoir d’exemplarité. Nous avons une relative autonomie, nous sommes fonctionnaires. On nous donne cette protection pour nous permettre d’affronter un certain nombre de contradictions. Je sais bien que la posture que je représente est assez minoritaire dans ma discipline, mais je pense qu’elle mérite d’exister.

LVSL – Vous parlez justement de critiques au sein du milieu universitaire mais aussi dans le débat public. Vous dénoncez notamment les usages que peut connaître l’histoire à des fins militantes à travers le Comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire. Quel a été l’élément déclencheur qui vous a conduit à créer cette association et n’entre-t-elle pas finalement en contradiction avec l’autonomie du chercheur que vous prônez ?

G. N. – Comme son nom l’indique, l’objectif majeur de ce comité est de veiller sur les usages publics de l’histoire à des fins mémorielles, notamment par les hommes politiques. Michèle Riot-Sarcey, Nicolas Offenstadt et moi-même avons fondé ce comité en 2005 parce qu’une loi remettait en cause l’autonomie des enseignants-chercheurs en voulant les obliger à présenter le « rôle positif » de la colonisation.

Parallèlement, le Conseil Représentatif des Associations Noires de France (CRAN) voulait intenter un procès à un collègue qui avait écrit des choses sur l’esclavage qui ne lui plaisaient pas. Ces deux extrêmes nous ont poussés à créer ce comité, même si nous n’étions pas tous sur la même longueur d’ondes quant à nos attentes.

J’étais de ceux qui créaient ce comité pour préserver l’autonomie de la recherche, c’est-à-dire que si une loi nous avait imposé de présenter les aspects négatifs de la colonisation, j’aurais réagi de la même manière parce qu’un historien, un enseignant en histoire, n’a pas à entrer dans des jugements moraux. Il doit expliquer le passé, ce qui signifie, en l’occurrence, expliquer en quoi a consisté le système de domination qu’on appelle la colonisation.

LVSL – Par ailleurs, de nombreuses polémiques agitent régulièrement le débat public concernant des rééditions et autres commémorations d’auteurs tels que Louis-Ferdinand Céline, Charles Maurras ou Lucien Rebatet, et même Hitler avec Mein Kampf. Quelle est votre position sur cette question ? Les trouvez-vous légitimes ou dangereuses ?

G. N. – J’avoue ne pas avoir énormément réfléchi à cette question. Personnellement, je serais plutôt favorable à une réédition accompagnée d’un appareil critique. On ne peut pas empêcher les diffusions sous le manteau, par internet, donc cela se fera dans tous les cas sans garde-fou, sans contrôle.

Ceux qui plaident pour la censure sont confrontés au problème des limites. Le cas de Céline peut interpeller mais alors pourquoi pas celui de Barrès ? Va-t-on rééditer Barrès ? Zeev Sternhell a montré dans ses travaux que Barrès avait tenu des propos explicitement antisémites pour lesquels aujourd’hui il irait en prison. De même, interdira-t-on, par exemple, les représentations que Toulouse-Lautrec a données dans ses dessins, du Clown Chocolat avec une tête de singe ? On voit bien que quand on met le doigt dans cet engrenage il n’y a plus de limites parce il n’y a pas de critères vraiment objectifs qui les définissent.

Je préfère affronter la chose avec un appareil critique qui permette aux gens de se faire une idée. Ceux qui veulent se procurer et lire ces ouvrages trouveront toujours le moyen de le faire. Je suis même persuadé qu’une interdiction créerait des émules, l’interdit attire, tout comme la répression. J’ai montré dans mon livre combien la répression a aussi favorisé les causes que l’on voulait interdire.

LVSL – Dans cette perspective, vous dites vouloir sortir du milieu strictement universitaire et vous adresser à un public qui ne lirait pas forcément vos ouvrages. Comment vous y prenez-vous, à votre échelle, pour lutter contre cette tendance à l’élitisme de la recherche historique ? Quel enjeu représente pour vous l’éducation populaire ?

G. N. – C’est vrai que c’est quelque chose qui m’a frappé lorsque j’ai découvert ce milieu. J’ai raconté très rapidement mon itinéraire : je viens d’un milieu populaire. À l’époque, on n’allait pas au lycée lorsqu’on était un enfant de milieu populaire, on était orienté vers des collèges d’enseignement général, jusqu’en 3ème, puis on passait le brevet et on devenait employé. Moi, j’ai pu continuer mes études parce que j’ai passé le concours d’entrée à l’École normale d’instituteurs, ce qui était une chance que n’ont plus les jeunes des classes populaires.

“Mon premier poste à Longwy m’a immergé dans le monde fascinant des « hommes du fer ». J’ai décidé de leur consacrer ma thèse”

Aujourd’hui, pour devenir instituteur, il faut faire des études jusqu’à 25 ans. Comment voulez-vous que les gens issus de milieux modestes y parviennent ? En 1970, j’ai dû démissionner de cette école normale pour pouvoir continuer mes études à l’université car comme l’Éducation nationale nous avait payé nos études, elle voulait nous garder dans l’enseignement primaire.

J’ai été marqué par ce genre de discriminations. C’est ce qui explique que lorsque je suis arrivé à l’université de Nancy II, je me suis rapidement engagé à l’UNEF puis à l’UEC. Ce sont des professeurs d’histoire médiévale, comme Robert Fossier et Michel Parisse, qui m’ont donné le goût pour la recherche. Une passion qui m’a fait accepter la discipline qu’il fallait nécessairement respecter pour réussir l’agrégation. Mon premier poste à Longwy m’a immergé dans le monde fascinant des « hommes du fer ». J’ai décidé de leur consacrer ma thèse, dirigée par Madeleine Rébérioux.

J’ai eu mon premier poste universitaire comme « caïman » (agrégé répétiteur) à la rue d’Ulm à 36 ans. D’ailleurs ce n’était pas un poste d’historien – je n’ai jamais eu de poste d’historien -, c’était un poste de sociologue, créé pour animer le DEA de sciences sociales qui venait d’être mis sur pied. J’ai travaillé et appris beaucoup avec le sociologue Jean-Claude Chamboredon, qui a été mon mentor et pour qui j’ai toujours eu une énorme admiration et une énorme affection. Passer de la petite école normale des Vosges à la grande Ecole normale de la rue d’Ulm fut une expérience marquante.

J’ai été brutalement transposé dans un monde qui était à des années-lumière de celui que j’avais connu jusque-là. J’ai découvert, avec surprise, le fonctionnement réel du monde universitaire. Il y avait un énorme hiatus : je connaissais désormais physiquement ces universitaires et ces grands intellectuels dont j’avais lu les écrits, ce qui est une expérience extraordinaire parce qu’on passe de la représentation qu’on se fait des gens quand on les lit à la réalité. C’est cette expérience qui m’a conduit par la suite à m’intéresser à la réception des discours universitaires, et notamment des miens.

“J’ai toujours voulu garder un contact avec les gens qui ne lisent pas les bouquins des universitaires, parce que je crois à la dimension civique de l’histoire.”

Ce poste à l’ENS m’a donné aussi la chance de pouvoir travailler avec des élèves brillants et passionnés eux aussi par la recherche, comme Philippe Rygiel ou Emmanuelle Saada, qui sont devenus ensuite des collègues.

J’ai toujours voulu, malgré tout, maintenir un pied en dehors du champ universitaire pour pouvoir garder un contact avec les gens qui ne lisent pas les bouquins des universitaires, parce que je crois à la dimension civique de l’histoire. J’ai créé plusieurs associations, j’ai participé à la création d’une quarantaine de documentaires pour la télévision, j’ai été l’un des membres fondateurs de la Cité de l’immigration. Après avoir démissionné du conseil scientifique, avec 7 autres collègues, au moment où Sarkozy a créé son ministère de l’identité nationale, j’ai fondé l’association DAJA (Des Acteurs culturels Jusqu’aux chercheurs et aux Artistes), qui rassemble des chercheurs en sciences sociales, des artistes et des militants associatifs pour poursuivre le travail qu’on avait commencé au sein du comité de préfiguration de la CNHI et c’est comme cela qu’on a découvert le Clown Chocolat.

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Photo du Clown Chocolat par Du Guy, 1917, BNF.

Depuis dix ans que notre collectif existe, nous avons surtout privilégié les actions concrètes dans les milieux populaires (centres sociaux, MJC, médiathèques etc.), avec peu de moyens et peu de visibilité médiatique, mais en gardant la maîtrise de notre travail. C’est ce que nous continuons à faire aujourd’hui.

LVSL – Dans la période très contemporaine, vous observez une fragmentation des luttes, à laquelle travailleraient activement les dominants selon vous. Vous identifiez notamment l’usage d’un seul critère d’identité comme stratégie de la classe dominante pour casser des luttes, à travers une concurrence des dominés. Comment lutter contre cette fragmentation des luttes ?

G. N. – Il y a différents niveaux : un niveau déjà proprement intellectuel, et un niveau politique. Le premier est de notre responsabilité, à savoir essayer de penser cette question-là et de l’analyser. Il faut déjà voir comment la classe dominante traite ce que j’appelle la « concurrence des bonnes causes », et ce n’est pas simple. On l’a vu avec l’affaire du voile islamique où les féministes et les gens qui défendaient le voile se sont affrontés.

J’ai connu la « convergence des luttes », dans les années 70, avec des gens qui militaient côte à côte. On luttait tout à la fois pour les Palestiniens, contre l’antisémitisme, pour le féminisme, avec le mouvement ouvrier, etc. Aujourd’hui, on assiste fréquemment à des affrontements entre des gens qui vont dénoncer l’antisémitisme et d’autres qui dénoncent le racisme. Le mouvement ouvrier et les luttes sociales passant très souvent à la trappe.

“Il faut recréer des espaces où l’on puisse aborder franchement ces problèmes sereinement, avec une confiance en l’autre. On ne peut pas avoir de débats qui vont très loin si on n’a pas confiance en l’autre.”

Dans le dernier chapitre de mon Histoire populaire de la France, j’essaie de comprendre pourquoi les choses ont évolué ainsi depuis 20 ans, et comment fonctionnent ces stratégies de mise en concurrence. Il faudrait développer une analyse poussée de ces contradictions et, à partir de là, trouver comment on peut retrouver le chemin de la convergence des luttes en rétablissant le primat des luttes sociales. Je pense que ça reste déterminant.

Je pense qu’il faut recréer des espaces où l’on puisse aborder franchement ces problèmes sereinement, avec une confiance en l’autre. On ne peut pas avoir de débats qui vont très loin si on n’a pas confiance en l’autre. C’est ce qui nous manque actuellement, car nous sommes trop pris par l’arène politique. Il est donc nécessaire de récupérer de l’autonomie pour faire ce travail-là, d’où naîtront de nouvelles formes de stratégies.

On ne peut pas reprocher aux politiques, aujourd’hui, de ne pas faire ce travail si nous, qui avons en tant qu’intellectuels une responsabilité particulière dans la réflexion sur la société, ne l’avons pas fait. Vous qui représentez l’avenir de ce pays, vous devez vraiment prendre à bras le corps ces questions-là car elles sont fondamentales.

Propos recueillis par Leo Rosell. Retranscription réalisée par Marie-France Arnal.

Sources :

https://agone.org/memoiressociales/unehistoirepopulairedelafrance/

http://www.alternativelibertaire.org/local/cache-vignettes/L500xH333/4janv79Nancy-cec5c.jpg?1539368196 © Michel Olmi

https://fr.wikipedia.org/wiki/Chocolat_(clown)#/media/File:Chocolat_-_Du_Guy.jpg

Image à la Une © Editions Agone

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Sommes-nous dans les années 30 ? – note de blog de Gérard Noiriel

 

La Lega italienne, laboratoire politique de la droite d’après ?

L’annonce est tombée : Matteo Salvini, l’enfant terrible de la politique italienne, cousin transalpin de Marine Le Pen et Luigi Di Maio, patron du Mouvement 5 étoiles, viennent de terminer les négociations en vue de la formation d’un gouvernement de coalition en Italie. Qui est donc ce populiste à la barbe négligée et aux accents féroces qui agite tous les gouvernement européens ? Jadis axée sur la dénonciation des Italiens méridionaux, la stratégie de la Lega s’articule désormais autour de l’incarnation d’une droite identitaire et xénophobe, et d’une large union des droites et extrêmes-droites italiennes. Cette stratégie lui a permis de faire passer son parti d’un maigre score de 4% en 2013 à une position de leader d’un bloc alliant droites et extrême-droites. Au sein de ce bloc qui a réuni 37% des voix aux dernières élections, la Lega représente 18%. Fascinée depuis longtemps par l’Italie, l’extrême-droite française pourrait être tentée de s’en inspirer pour imposer à la France un funeste bloc réactionnaire, capable de prendre la tête de l’Etat comme c’est déjà le cas en Autriche et dans toute l’Europe de l’Est. 


C’est fait ! Le gouvernement italien est formé. Giuseppe Conte, un professeur de droit très lisse, en prendra la tête. Ce n’est pas officiel mais la presse italienne annonce que Luigi Di Maio et le Mouvement 5 étoiles prendraient le contrôle d’un grand ministère du travail pour mettre en place leur “revenu citoyenneté” d’un montant de 780 euros, Quant à Matteo Salvini, il devrait prendre la tête du ministère de l’Intérieur pour mener sa politique de répression à l’égard des migrants.

Outre la lutte contre l’immigration et le revenu de citoyenneté, cet accord prévoit  de renégocier le pacte budgétaire européen. Matteo Salvini et Luigi Di Maio prévoient également la mise en place de deux taux de flat tax à 15 et 20%. Ils promettent également de nationaliser les régies d’approvisionnement en eau, de développer l’agriculture biologique, de relancer les investissements dans les infrastructures publiques, de corriger la Loi Fornero, réforme très défavorable aux retraités et de fonder une nouvelle banque publique d’investissements. Les prochains mois nous diront probablement s’ils confirment cette orientation eurosceptique. En attendant, il s’agît pour nous de comprendre le tour de force opéré par Matteo Salvini car il pourrait malheureusement inspirer les droites et extrême-droites françaises.

L’Italie est notre passé, elle pourrait bientôt être notre avenir

«En politique, les Italiens furent nos maîtres» aime à rappeler Eric Zemmour. «De Machiavel à Mazarin, nos rois ont appliqué à la lettre leurs préceptes pour la plus grande gloire du Royaume de France. Au XXème siècle, l’Italie fut le laboratoire politique de toute l’Europe : ils ont inventé le fascisme dans les années 1920, la révolte des juges dans les années 1980, et le populisme anti-parti dans les années 1990» poursuit le polémiste réactionnaire dans une récente chronique sur RTL. On pourrait y ajouter le parti communiste italien qui a porté autant la régénération de la pensée marxiste sous la plume de Gramsci que l’euro-communisme par la voie d’Enrico Berlinguer. Le Berlusconisme est lui un signe avant-coureur, s’il en est, du Sarkozysme. Quant au Mouvement Cinq Etoiles, il est la version la plus pure du populisme, nouvelle vague qui abreuve la politique européenne.

Si la Lega obsède tant le prophète d’un nouveau bloc réactionnaire français, c’est qu’elle porte en elle les germes de cette « droite d’après » que Patrick Buisson appelle de ses vœux. Maniant la méthode populiste pour sortir de son carcan régionaliste, la Lega est parvenue à rallier à sa cause des masses d’électeurs italiens, y compris dans les régions historiquement sociale-démocrates ou démocrates-chrétiennes modérées comme le Friuli-Venezia-Giulia, où elle vient de mettre au tapis tous ses adversaires, à l’occasion d’une élection régionale. Pour passer d’un score de 4% en 2013 à un score qui avoisine les 18% en 2018, la Lega a ainsi opéré un tournant stratégique, et troqué le régionalisme anti-méridional contre un populisme réactionnaire à forte connotation xénophobe tout en ciblant l’Union Européenne. Surtout, la Lega est parvenue à réaliser « l’union des droites » si chère à Eric Zemmour, Patrick Buisson et autres Robert Ménard, ce qui la place ainsi en position de gouverner l’Italie. Elle a même réalisé le fameux « sorpasso », en coiffant au poteau la droite traditionnelle menée par l’éternel Silvio Berlusconi. Le Cavaliere est resté planté en dessous de la barre des 15%. Fascinée depuis longtemps par l’Italie, l’extrême-droite française pourrait être tentée de suivre la voie de son alter-ego transalpine pour constituer un bloc réactionnaire. Celui-ci unifierait 40% du corps électoral français et serait à même de former une coalition pour gouverner le pays, comme c’est le cas en Autriche.

Aux origines de la Lega, le mythe de l’indépendance de la Padanie

Créé en 1989 par Umberto Bossi, la Ligue du Nord est d’abord un rassemblement de ligues régionalistes, vénètes et lombardes. Son imaginaire se construit alors autour d’une utopique indépendance de la Padanie, région fantasmée, jamais clairement définie, bien qu’on la délimite en général par la plaine du Pô. Elle stigmatise alors « Roma Ladrona » (Rome la voleuse), et traite les Italiens méridionaux de « terroni » (cul-terreux). Selon les fondateurs de la Ligue, les riches régions vénètes et lombardes, plus européennes que méridionales, plus proches de Zurich que de Rome, sont malades de se traîner le boulet du Mezzogiorno italien.

« Sens comment ça pue ! Même les chiens s’enfuient, les Napolitains arrivent » chantait encore Matteo Salvini lors d’une fête de son parti en 2009.

Après l’opération Mains propres en 1992, une série d’enquêtes judiciaires qui a mis au jour un système de corruption et de financement illicite des partis politiques surnommé Tangentopoli, les Italiens balayent la quasi-totalité de leur classe politique. La Ligue du Nord capitalise alors sur le rejet de la caste politique et sur une stigmatisation des Italiens du Sud dont la traduction politique réside dans un autonomisme fiscal à tendance poujadiste. Le Midi italien est ainsi caricaturé en amas de feignants qui profitent des transferts sociaux venus des impôts vénètes et lombards, des transferts au demeurant captés par le règne de la Mafia et de la corruption. On retrouve d’ailleurs des restes de ce mépris à l’égard des Italiens méridionaux dans des paroles chantées par Matteo Salvini lors d’une soirée de ce qui était encore la Lega Nord en 2009 : « Sens comment ça pue ! Même les chiens s’enfuient, les Napolitains arrivent. » Son électorat comprend alors une forte composante populaire. 

Matteo Salvini opère la transformation de la Ligue du Nord en Lega italienne

Quand il arrive à la tête de la Lega en 2013, Matteo Salvini se trouve face à un champ de ruines. Loin de la barre des 10% qu’elle dépassait régulièrement dans les années 1990, la Lega est tombée à 4% lors des élections législatives de 2013. Umberto Bossi et son trésorier ont du se retirer de la direction du parti, dans un contexte d’accusations de détournements de fonds. Le jeune Salvini opère alors un changement radical de stratégie. Il le résume en une phrase : « Si nous marchions avec orgueil le long du Pô il y a quinze ans, aujourd’hui nous devons combattre l’extermination économique de l’Italie. Cette urgence est une question nationale ». Matteo Salvini entend ainsi mettre à distance, sans l’effacer totalement, le folklore régionaliste de son parti pour incarner la révolte du peuple italien.

« Bruxelles nous massacre avec l’euro et ses règles absurdes. L’immigration est désormais une invasion planifiée et le fisc nous tue tous, des commerçants aux artisans, des employés aux retraités, et cela à Brescia comme à Lecce », résume Matteo Salvini.

L’ennemi a changé : on ne stigmatise pas tant le terroni feignant et assisté que « l’invasion migratoire » qui frapperait l’Italie. Quant à la voleuse, elle s’est déplacée de Rome à Bruxelles. En octobre 2015, Matteo Salvini réunit ainsi 100 000 manifestants à Milan contre « l’invasion des clandestins. » Il demandait entre autres l’abrogation des accords de Schengen. La Lega a ainsi prévu d’expulser 600 000 clandestins en une mandature. Comme Marine Le Pen, Matteo Salvini s’appuie sur le rejet de l’Union européenne pour incarner la révolte du peuple italien contre Bruxelles : « Bruxelles nous massacre avec l’euro et ses règles absurdes. L’immigration est désormais une invasion planifiée et le fisc nous tue tous, des commerçants aux artisans, des employés aux retraités, et cela à Brescia comme à Lecce » explique-t-il dans des propos cités par Libération.  Il multiplie alors les actions coup de poing pour incarner ce Poujade à l’italienne : violent à l’égard de l’immigration, méfiant à l’égard de Bruxelles. On se souvient de ses visites impromptues dans des camps de nomades ou la récolte de signatures pour des référendums d’initiative populaire sur la sortie de l’Italie de l’euro, monnaie considérée comme « un crime contre l’humanité ».

Matteo Salvini emploie les mots qui tonnent et les formules qui claquent pour incarner le nouveau bloc nationaliste en naissance en Italie : « J’ai tout entendu : je suis un criminel, un raciste, un fasciste. Je fais peur à une petite fille de 7 ans (dont la mère adoptive a raconté qu’elle avait peur d’être renvoyée en Afrique). Elle ne doit pas avoir peur. Ce sont les trafiquants de drogue nigérians qui doivent avoir très peur de Salvini », a-t-il lancé en fin de campagne, rapporte Libération. Renouant avec les origines populaires de la Lega, il arrive à parler à l’électorat social-démocrate de l’Emilie-Romagne (habituel bastion communiste qui a accordé 20% de ses suffrages à la Lega lors des dernières élections régionales). Il a tiré une capacité à s’adresser aux secteurs populaires de ses jeunes années où il défendait un centre social en passe d’être expulsé à Milan et au cours desquelles il dirigeait les communistes padaniens. Pour séduire les électeurs Italiens, Matteo Salvini tente de personnifier la figure du père de famille : entreprenant, homme du commun pétri de défauts, de bon sens et de bonne volonté. Son poujadisme fiscal et ses régulières saillies contre la bureaucratie lui permettent également de rafler les voix des petits patrons, artisans et commerçants, et dépouille ainsi Berlusconi d’une partie de son électorat. 

Matteo Salvini se distingue également par des expéditions un peu plus baroques avec des visites à Moscou et Pyongyang. Pour Salvini, la Russie est « un rempart contre la mondialisation, l’islamisme et le pouvoir des Etats-Unis ». Il justifie ainsi sa visite à Moscou :  « Je n’y vais pas pour chercher de l’argent mais pour aider les entreprises italiennes exportatrices qui souffrent d’un embargo inepte. » Cette activité de « défense des intérêts » de l’Italie, le mène jusqu’en Corée du Nord avec des producteurs de pommes de Lombardie. A chaque fois, il est revenu enchanté de ses séjours en vantant « la tranquillité » et « la sécurité » de Moscou et de Pyongyang.

Dès 2014, Matteo Salvini a d’ailleurs créé « Noi con Salvini », une organisation dédiée à la conquête des cœurs méridionaux.

Cette nationalisation de la Ligue du Nord passe également par une attention particulière portée aux électeurs du Sud de l’Italie. Le Nord de la « Lega Nord » a été abandonné. Seule relique du passé : la figure d’Alberto da Giussano, un héros médiéval légendaire. On attribue à ce dernier d’avoir victorieusement défendu le Carroccio de la Ligue lombarde contre l’armée impériale germanique de Frédéric Barberousse. Sa silhouette s’affiche encore sur le logo de la Lega. Pour le reste, la Ligue communique surtout sur des slogans comme « Salvini Premier Ministre » et « Les Italiens d’abord ». Dès 2014, ce dernier a d’ailleurs créé « Noi con Salvini », une organisation dédiée à la conquête des cœurs méridionaux. Lors de ses meetings en Calabre, dans le Sud de l’Italie, il martèle ses thèmes  : l’immigration africaine, ces gens venus de ces pays « qui nous envoient leurs produits agricoles et leurs migrants », et l’insécurité. Il avance également des thèmes inhabituels pour un leader leghiste, notamment le développement des infrastructures de santé au Sud, ou la continuité territoriale que l’Etat doit assurer pour les îles (Sicile et Sardaigne), mais aussi pour les zones enclavées de la péninsule.

Il est désormais loin le temps où Salvini rejetait le drapeau Italien, ne ratait jamais une occasion de s’afficher avec un t-shirt « Padania is not Italy », ou soutenait la France à l’euro 2000 et l’Allemagne à la coupe du monde 2006. A l’époque, il tenait encore une émission sur radio Padania intitulée « Ne jamais dire l’Italie » .

Le Grand retour de la question méridionale

« Maintenant que l’Italie est faite, il faut faire les Italiens »  s’exclamait l’ancien président du conseil piémontais Massimiliano d’Azeglio après l’unification définitive de l’Italie. A en juger par les résultats des dernières législatives italiennes, la fracture Nord-Sud n’est toujours pas résorbée en Italie. Le pays est morcelé entre un Mouvement 5 étoiles aux scores mirifiques dans le Mezzogiorno italien et une Lega qui domine le Nord industriel. Quand le Mouvement 5 étoiles réalise 52% des voix à Naples et 48% des voix en Sicile, la Lega reste, elle,  cantonnée à 3 et 5 % dans ces deux zones. Bien que Matteo Salvini ait conquis près d’un million de voix au Sud, l’opération de « padanisation » du Mezzogiorno est loin d’être un succès. Malgré ses prétentions, la Ligue reste une Ligue du Nord. Elle domine notamment dans le Frioul Vénétie-julienne, en Lombardie ou encore en Ligurie. Cependant, il est vrai que la Lega a fortement progressé dans le centre du pays.

Carte du vote par parti arrivé en tête au niveau régional.

La question méridionale préoccupait déjà fortement Gramsci dans les années 1920-1930. On retrouve de nombreuses réflexions sur ce sujet dans Quelques thèmes de la question méridionale et dans les Cahiers de Prison. Dans Alcuni temi della questione meridionale, le Sarde écrit ceci : « On sait quelle idéologie les propagandistes de la bourgeoisie ont répandue par capillarité dans les masses du Nord : le Midi est le boulet de plomb qui empêche l’Italie de faire de plus rapides progrès dans son développement matériel, les méridionaux sont biologiquement des êtres inférieurs, des semi-barbares, voire des barbares complets, c’est leur nature ; si le Midi est arriéré, la faute n’en incombe ni au système capitaliste, ni à n’importe quelle autre cause historique, mais à la Nature qui a créé les méridionaux paresseux, incapables, criminels, barbares, tempérant parfois cette marâtre condition par l’explosion purement individuelle de grands génies, pareils à de solitaires palmiers qui se dressent dans un stérile et aride désert. »

L’intellectuel communiste regrette alors que contrairement à la France, l’Italie n’ait pas connu d’élite jacobine capable d’abandonner une partie de ses intérêts matériels immédiats pour unifier l’Italie dans une construction nationale-populaire. Pour Gramsci, le jacobinisme français a réussi à incorporer les demandes du Paris populaire constitué d’artisans et celles des masses paysannes françaises pour les rallier et constituer un bloc historique capable de balayer la société d’ancien régime et l’aristocratie qui la dirigeait. La bourgeoisie jacobine est ainsi parvenue à remplacer l’aristocratie et le clergé comme classes dirigeantes et dominantes

. Au contraire, le Risorgimento italien est une révolution passive, une sorte de révolution sans révolution. La bourgeoisie septentrionale a pris le pouvoir sans agréger les masses paysannes du Sud et les ouvriers du Nord à un quelconque processus d’intégration nationale. Le transformisme, opération de rapprochement programmatique entre la gauche et la droite italienne, opère alors un lent processus moléculaire d’agrégation d’un ensemble de clans pour permettre à la bourgeoisie industrielle du nord de l’Italie de garder la main sur le pays. Gramsci revient sur les alliances produites par la bourgeoisie septentrionale pour se maintenir au pouvoir : une alliance capital-travail avec les ouvriers du Nord sous l’égide de Giolitti au début du XXème siècle puis une alliance avec les catholiques du centre de l’Italie. Quoiqu’il en soit, aucune élite ne fait scission pour balayer la société d’ancien régime comme en France. Gramsci appelle donc le prolétariat à constituer cette sorte d’avant-garde, capable d’incorporer les demandes des masses paysannes pour rompre le bloc méridional et prendre le pouvoir dans le pays.

« Quant au taux de chômage, il est de près de 20 % en moyenne dans les régions méridionales, contre 8 % environ dans les régions septentrionales »

Chez Gramsci, le bloc méridional est cet amas qui lie les paysans souvent révoltés mais jamais organisés et ces propriétaires terriens qui contrôlent les latifundia, tout en restant assez détachés de leurs terres pour ne pas se préoccuper de l’amélioration de la productivité de ces terres. On trouve là le nœud de la question méridionale. Pour Gramsci, le prolétariat du Nord industriel de l’Italie doit être la classe montante qui va briser l’unité du bloc méridional pour parvenir à rompre l’illusion d’une sorte de nation méridionale et attacher les masses paysannes du Sud à un bloc historique constitué avec le prolétariat du Nord de l’Italie afin de renverser le pouvoir de la bourgeoisie. Le prolétariat doit alors être cette classe muée par un esprit de scission qui, comme le jacobinisme français, parviendra à intégrer l’ensemble de la société italienne dans un processus national-populaire pour balayer les miasmes de la société d’Ancien régime.

Si les structures de la société italienne sont tout à fait différentes aujourd’hui, la question méridionale reste posée. Les disparités entre Nord et Sud ne se sont résorbées que partiellement lors des trente glorieuses pour s’accroître de nouveau à partir des années 1970. Le PIB par habitant dans le Nord de la péninsule équivaut à celui de l’Allemagne, alors que celui enregistré dans le Mezzogiorno est identique à celui du Portugal. Quant au taux de chômage, il est de près de 20 % en moyenne dans les régions méridionales, contre 8 % environ dans les régions septentrionales. Dans son rapport annuel, la Svimez (association pour le développement industriel du Mezzogiorno) révèle qu’entre 2000 et 2014, le PIB du sud de la péninsule n’a augmenté que de 13 %. Sur la même période, il a cru de 24 % en Grèce et de 37 % en moyenne dans la zone euro.

La Lega italienne, préfiguration d’une union des droites françaises ?

Si la Lega doit nous intéresser sur le plan analytique, c’est qu’elle pourrait préfigurer une lame de fond dans l’évolution des droites et extrême-droites européennes. Un nouveau bloc réactionnaire, capable de gouverner de nombreux pays, pourrait se constituer en marchant sur les deux jambes de la Lega : l’union des droites, et une “politique de civilisation” pour employer le terme cher à Patrick Buisson, homme central dans la reconfiguration à venir au sein des droites et extrême-droites françaises.

Matteo Salvini, en compagnie de Marine Le Pen, Gerolf Annemans (Vlams Belang belge), Geert Wilders (PVV néerlandais) et Harald Vilimsky (FPÖ autrichien). ©Euractiv.com

Au lendemain de l’opération Mains propres en 1992, la quasi-totalité de la classe politique italienne est balayée. Le vieux balancement entre la démocratie chrétienne et le parti communiste italienne s’effondre. Émerge alors une bizarrerie politique, le berlusconisme, qui si l’on veut bien s’en souvenir, préfigure l’émergence du sarkozysme en France. C’est dans ce champ de ruines que va se construire l’unité de la destra italienne. Quelques unes des ses figures politiques préparent alors le terrain pour faire émerger un nouveau bloc des droites, enfin réunifié et cimenté par l’anti-communisme. Forza Italia parvient ainsi à engager le dialogue avec les restes du MSI incarné par Gianfranco Fini et Alessandra Mussolini, et la Ligue au Nord. Au Nord, se constitue l’alliance électorale Lega-Forza Italia avec la formation du Polo delle Liberta, et au Sud, le MSI et Forza Italia s’allient au sein du Polo del Buon Governo.

« La droite ne se structure plus par son adhésion au néolibéralisme ni par un étatisme philippotien mais bien par un retour aux valeurs traditionnelles, à un césarisme autoritaire et à un identitarisme poujadiste et xénophobe. Elle offre la possibilité de constituer un bloc réactionnaire capable de prendre en main l’Etat. »

Cette coalition se fracture dix-huit mois plus tard, mais une rupture est opérée. Une grande coalition allant du néo-fascisme italien au libéralisme berlusconien, en passant par le régionalisme xénophobe de la Lega n’est plus quelque chose de totalement incongru.

La force de Salvini est d’incarner le pôle le plus dynamique de cette destra et de cimenter son logiciel idéologique. Le populisme anti-juges à forte tendance anti-communiste et libéral du berlusconisme est désormais dépassé par une critique réactionnaire de l’ordre néolibéral. Elle a notamment été théorisée par l’ancien ministre de l’économie Giulio Tremonti dans La paura e la speranza. Face au tout marché et aux désordres que provoque la globalisation, il propose d’en revenir à certaines valeurs cardinales : la famille, l’identité, l’autorité, l’ordre, la responsabilité et le fédéralisme. Ces valeurs font écho à la « politique de civilisation » défendue par Patrick Buisson en France ou au combat pour « l’identité nationale » d’Eric Zemmour. La Lega devient ce parti xénophobe, fer de lance de la lutte contre l’Islam et pour la défense des identités multiples (locales, régionales, nationales, et européennes) de l’Italie. Elle tente d’incarner la révolte du peuple italien contre l’Union européenne, la corruption, le déclin économique et la bureaucratie. Elle marche sur les deux jambes de l’extrême-droite : un identitarisme ethnique et anti-musulman, et un poujadisme anti-Etat et anti-impôts qui permet de rallier un électorat populaire et conservateur sans effrayer la petite bourgeoisie en crainte de déclassement, tare que subit encore le Front National. 

A ce titre, elle inspire fortement les partisans de l’Union des droites en France. La droite ne se structure plus par son adhésion au néolibéralisme ni par un étatisme philippotien mais bien par un retour aux valeurs traditionnelles, à un césarisme autoritaire et à un identitarisme poujadiste et xénophobe. Elle offre la possibilité de constituer un bloc réactionnaire qui s’estime capable de répondre aux désordres de la mondialisations. Une issue qui doit inquiéter tout le mouvement progressiste français tant la constitution d’un tel bloc rendrait la droite et l’extrême-droite françaises capables de s’emparer du pouvoir, et d’imposer une séquence politique réactionnaire à la France et à l’Europe. 

Crédits photos :

Matteo Salvini en 2017 au Parlement Européen. ©European Parliament

Sources : 

http://www.slate.fr/story/159385/matteo-salvini-avenir-droites-europeennes

http://www.lemonde.fr/politique/article/2014/11/28/matteo-salvini-le-cousin-italien-de-marine-le-pen_4531059_823448.html

http://www.lemonde.fr/decryptages/article/2018/02/23/les-deux-italie-de-matteo-salvini_5261709_1668393.html

https://www.lesinrocks.com/2018/03/11/actualite/qui-est-matteo-salvini-lhomme-qui-fait-renaitre-lextreme-droite-italienne-111055859/

http://www.liberation.fr/planete/2015/01/28/matteo-salvini-le-le-pen-du-po-a-la-conquete-de-l-italie_1190709