Inflation et alimentation : au pays de la bouffe, la grande paupérisation

Consommatrice choquée par les prix en rayons. © Viki Mohamad

L’inflation sur l’alimentation n’épargne personne. Si elle accélère la paupérisation de nos concitoyens et dégrade leur alimentation, elle met en exergue la vulnérabilité de notre modèle agricole. Face à cette situation, la timidité des réponses du gouvernement n’est pas en mesure de protéger les Français alors même que des propositions plus ambitieuses mêlant les enjeux de transition du système alimentaire, d’accès digne à l’alimentation et de juste rémunération des paysans tendent à émerger. 

Inflation sur l’alimentation : double peine pour les plus pauvres

Après le beurre, enlèvera-t-on les épinards de l’assiette ? Mois après mois, le passage en caisse devient plus douloureux. Cela n’aura échappé à personne, la plupart des produits de consommation connaissent une forte inflation. Concernant les produits alimentaires, elle est encore plus importante. En effet, selon l’INSEE, si en moyenne annuelle sur 2022 la hausse des prix à la consommation a atteint 5,2 %, pour les produits alimentaires elle a été de 12,1 %. 

Néanmoins, ce chiffre atténue une situation plus violente puisqu’il invisibilise le fait que, pour les plus modestes, cette inflation est encore plus élevée. En effet, les produits ayant le plus augmenté sont les produits premiers prix et les marques distributeurs, ces derniers ayant proportionnellement un coût matière première plus élevé. Selon l’IRI, sur un an, si l’inflation à la demande a atteint 12,59 % pour l’alimentation (et le petit bazar), elle n’est « que » de 10,80 % pour les marques nationales (Danone, Herta, Andros…) là où elle grimpe à 16,57 % pour les marques distributeurs (Marque Repère, Bien vu…) et culmine à 18,27 % pour les produits premiers prix (Eco +, Top budget…). Ainsi, les consommateurs les plus pauvres qui étaient déjà contraints avant la crise d’acheter des produits bas de gamme sont davantage touchés par la hausse des prix. Une double peine. 

Face à l’inflation, si les consommateurs trinquent, certains industriels soumis à des hausses de coûts de production essayent de tricher. La « réduflaction » (ou shrinkflation en anglais) désigne la stratégie commerciale par laquelle les industriels réduisent la quantité de produits sans diminuer le prix de vente. Une pratique malhonnête qui n’est pas nouvelle comme le montrait en septembre dernier l’ONG Foodwatch. L’association révélait par exemple que la portion du célèbre fromage industriel Kiri est passée de 20 grammes à 18 grammes tandis que son prix au kilo a augmenté de 11 %. Ces accusations de « shrinklation » ont été confirmées par une enquête de la répression des fraudes diligentée par la ministre du commerce Olivia Grégoire. 

Un pays qui se paupérise

L’inflation sur l’alimentation se traduit par une dégradation de la qualité de l’alimentation d’un grand nombre de nos concitoyens. Face à la hausse des dépenses contraintes et pré-engagées (loyers, factures, essence, forfait internet…), l’alimentation joue comme une variable d’ajustement dans des budgets de plus en plus serrés. En effet, alors qu’il est difficile de réduire son loyer, il est possible d’économiser sur son budget alimentation en prenant la marque du « dessous » ou en achetant moins de viande, de fromage ou de légumes frais et davantage de pâtes, de riz, de patates. 

Cette inflation accompagne et accélère la paupérisation de pans entiers de la population. Partout dans le pays, les associations d’aide alimentaire témoignent d’une demande croissante alors même que la quantité et la qualité des denrées qu’elles reçoivent des grandes surfaces se contractent. 

Partout dans le pays, les associations d’aide alimentaire témoignent d’une demande croissante alors même que la quantité et la qualité des denrées qu’elles reçoivent des grandes surfaces se contractent. 

Outre des files de plus en plus longues à l’aide alimentaire, d’autres signaux témoignent de la paupérisation du pays en matière alimentaire. La hausse des vols à l’étalage (+10 % en un an) dans les rayons des supermarchés en est un. L’annonce par Carrefour de l’ouverture en France d’un magasin Atacadão en est un autre. Importés du Brésil, ces magasins-entrepôts proposent un nombre de références réduit et des gros volumes avec une mise en rayon sommaire en échange de prix cassés. 

Si la descente en qualité de l’alimentation des Français aura probablement des conséquences négatives sur la santé, cette inflation aura peut-être également des effets néfastes pour l’environnement. 

L’inflation, frein ou accélérateur de la transition agricole et alimentaire ? 

Alors qu’il connaissait une croissance soutenue – passant de 4 à 12 milliards d’euros de volume de ventes entre 2010 et 2020 – le marché du bio, déjà fragilisé par le covid, a connu en 2022 un réel décrochage avec une baisse de 7 à 10 % des ventes. En période d’inflation et de tension sur les budgets, le bio semble pâtir de son image de produits plus onéreux. Les grandes surfaces auraient leur part de responsabilité en réduisant la taille des rayons consacrés aux produits bio pour augmenter celle des produits low cost. 

Néanmoins, la hausse des prix n’est pas la seule coupable des difficultés rencontrées par le bio. En effet, sur le banc des accusés nous pouvons également citer la concurrence d’autres labels trompant les consommateurs tel que le label « Haute Valeur Environnementale » (HVE). Doté d’un cahier des charges très peu exigeant, en témoigne le rapport d’évaluation de l’Office français de la biodiversité qui appelle à réviser entièrement son référentiel, ce label est pourtant soutenu et mis en avant par le gouvernement. Accusé de greenwashing et de duper le consommateur, un collectif d’associations et d’organisations professionnelles (FNAB, UFC Que Choisir, Agir pour l’environnement…) demande au Conseil d’Etat son interdiction. La préférence grandissante des consommateurs pour les produits locaux plutôt que pour les produits bio, alors même que le caractère local ne garantit malheureusement pas la qualité environnementale des produits, est également à citer.

Les grandes surfaces réduisent la taille des rayons consacrés aux produits bio pour augmenter celle des produits low cost. 

Si l’inflation met en difficulté les mangeurs, elle affecte également les agriculteurs et souligne la fragilité de notre modèle agricole. En effet, cette inflation est une conséquence de la sur-dépendance de notre système agro-industriel à l’énergie. Un rapport de l’inspection générale des finances publié en novembre 2022 explique ainsi que l’origine de l’inflation sur l’alimentation est à rechercher du côté de « la hausse du coût des intrants utilisés tout au long de la chaîne alimentaire ».

Par exemple, l’azote utilisé dans la production des engrais, connaît depuis plusieurs mois une augmentation constante, augmentation initiée avant même l’irruption de la guerre en Ukraine. Ainsi, entre avril 2021 et avril 2022, selon le cabinet Agritel, le prix de la tonne de solution azotée est passé de 230 € à 845 €. Mais la hausse des coûts de production pour les agriculteurs ne s’arrête pas là : hangars chauffés, congélation, importation en bateau de céréales pour l’alimentation animale, carburants pour les tracteurs connaissent des hausses de prix… Ainsi, entre février 2021 et février 2022, le prix des intrants (engrais, semences, carburants, aliments du bétail) a augmenté de 20,5 % en France. Le carton, utilisé pour l’emballage connaît lui aussi d’importantes hausses de prix causées par la tension générée par le développement de la vente en ligne. 

Si cette période d’inflation et de crise de l’énergie est difficile pour les mangeurs, elle l’est également pour les agriculteurs qui voient leurs coûts de production augmenter. Assez logiquement, ce sont les systèmes de production les plus dépendants aux intrants qui sont les plus fragilisés par la hausse des coûts de production. Ces systèmes de production sont aussi souvent ceux à l’empreinte écologique et carbone la plus lourde et ils rémunèrent mal le travail des paysans. A l’inverse, les systèmes de production qualifiés « d’économes et d’autonomes » semblent davantage résilients et rémunérateurs, comme en témoignent les analyses de l’observatoire technico-économique du Réseau Civam. 

Par ailleurs, si les agriculteurs trinquent, certains acteurs ultra-dominants du secteur agricole vivent très bien cette période de crise et engendrent des profits records rappelant les surprofits réalisés par quelques grandes compagnies comme Total. Les quatres géants de la négoce du céréales, les « ABCD » (pour Archer-Daniels-Midland, Bunge, Cargill et Louis-Dreyfus) qui contrôlent 70 % à 90 % du marché mondial des céréales ont ainsi vu leurs profits exploser entre le premier semestre 2021 et le premier semestre 2022 (+17 % pour Bunge, +23 % pour Cargill et jusqu’à… +80 % pour Louis-Dreyfus). 

Protéger les consommateurs et les paysans

Face à cette situation, le gouvernement se montre incapable de protéger l’assiette des Français. A la difficulté croissante de nos compatriotes à accéder à une alimentation de qualité, le gouvernement se contente de débloquer des fonds – insuffisants – pour les associations d’aide alimentaire (60 millions d’euros pour un « fonds aide alimentaire durable », 10 millions d’euros pour la précarité alimentaire étudiante…). Or, financer l’aide alimentaire ne peut suffire puisque cela revient à financer un soutien de dernier recours, le dernier rempart avant la faim. Bref, il s’agit là d’ un pansement sur une blessure non traitée. 

La restauration collective, et en particulier la restauration scolaire, sont pourtant de véritables leviers d’accès à une alimentation de qualité pour des millions d’enfants. Malheureusement, celle-ci est mise en difficulté par la hausse des coûts d’un côté et l’austérité imposée par l’État sur les collectivités de l’autre. Si les cantines des grandes villes et des communes les plus riches ou celles ayant des approvisionnements plus locaux semblent mieux résister, les autres sont contraintes d’adopter diverses stratégies pour contenir la hausse des coûts dont certaines particulièrement pénalisantes. Ainsi, si des collectivités ont décidé d’augmenter le prix du repas comme pour les collégiens de l’Yonne, d’autres collectivités ont décidé de supprimer des éléments du menu. Ainsi, les enfants des écoles maternelles d’Aubergenville (11 000 habitants, Yvelines) se retrouvent privés d’entrée tandis qu’a été supprimé – selon les jours – l’entrée, le fromage ou le dessert des primaires de Caudebec-lès-Elbeuf en Seine Maritime. 

Plus ambitieuse et issue des propositions de la Convention citoyenne pour le climat, la promesse d’Emmanuel Macron de créer un chèque alimentation durable se fait toujours attendre. Bien que limitée, la proposition de chèque alimentation aurait au moins eu le mérite de soutenir le budget alimentation de millions de Français et aurait traduit une certaine volonté du gouvernement sur cette question d’accès à l’alimentation. 

Dans l’idéologie au pouvoir, l’action publique et les services publics se retrouvent remplacés par Super U et Carrefour. 

La dernière proposition du gouvernement de créer un panier anti-inflation témoigne cruellement de ce manque de volonté gouvernementale. Refusant une politique proactive et nécessairement coûteuse, le gouvernement préfère s’en remettre à la bonne volonté des grandes enseignes de supermarchés. Dans l’idéologie au pouvoir, l’action publique et les services publics se retrouvent remplacés par Super U et Carrefour. 

De l’autre côté de la chaîne, concernant la politique agricole, pour protéger les gens et les paysans et accroître la résilience alimentaire de notre pays, la logique voudrait que le gouvernement cherche à développer des systèmes de production économes et autonomes, moins gourmands en intrants et moins sensibles aux perturbations internationales. Une voie trop peu suivie par le gouvernement qui préfère mettre des moyens pour accompagner la robotisation des champs et des campagnes. 

Pourtant, la situation appelle à des solutions plus ambitieuses et systémiques pour garantir à tous les citoyens un droit à une alimentation choisie. Un collectif d’organisations travaille ainsi à dessiner une proposition de sécurité sociale de l’alimentation (SSA). L’objectif de cette proposition est de reprendre le contrôle de notre assiette en étendant la démocratie sur les questions d’alimentation. L’idée consiste à intégrer l’alimentation dans le régime général de la Sécurité sociale en respectant trois principes : l’universalité de l’accès, le financement par la cotisation et le conventionnement démocratique, c’est-à-dire l’établissement de la liste des produits pris en charge en fonction des lieux de production, de transformation et de distribution. Sur le modèle de la carte vitale qui permet à tous les citoyens de réaliser des dépenses de santé, une carte alimentation serait distribuée à tous les citoyens pour leur permettre d’acheter des produits conventionnés. Une proposition qui progresse : dans son dernier avis, le Conseil national de l’alimentation (CNA) appelle ainsi à son expérimentation.

Comment désindustrialiser notre production alimentaire ?

Usine agroalimentaire aux Etats-Unis. © Oregon Department of Agriculture

Alors que la réindustrialisation est devenue une priorité des gouvernements, le secteur agro-alimentaire paraît au contraire sur-industrialisé. Contrairement à d’autres domaines où elle a bradé ses fleurons, la France compte d’ailleurs plusieurs géants mondiaux dans ce domaine, avec Danone, Bonduelle ou Lactalis. Or, cet état de fait pose désormais de nombreuses difficultés, que ce soit en matière de qualité, de santé, d’impact écologique ou de bien-être animal. Alors que de nombreuses voix prônent la relocalisation plutôt que le libre-échange, il apparaît de plus en plus que la reconquête d’une souveraineté alimentaire doit s’appuyer sur un vaste mouvement de désindustrialisation. Un timide mouvement en ce sens a déjà débuté sur quelques produits, mais le processus promet d’être long.

L’industrie agro-alimentaire traverse t-elle une mauvaise passe ? Cette année Buitoni, Kinder ou encore le géant de la glace Häagen-Dazs ont été au cœur de scandales sanitaires. Des affaires à répétition qui jettent le soupçon sur la qualité de la production des grands groupes. Plus encore, leur gestion a démontré le pouvoir acquis par cette industrie, qui semble les mettre au-dessus de tout contrôle. Avec un mouvement de reprise du contrôle de notre alimentation, ceci pose la question de la désindustrialisation de ce secteur ultra-industrialisé.

La France est un pays de tradition agricole, et l’agro-industrie y constitue le premier secteur industriel en termes d’emplois et de chiffre d’affaires. Au point que notre pays se trouve mieux placé dans les exportations de produits transformés que de produits bruts. Il en exporte deux fois plus, contribuant à une amélioration de la balance commerciale. La France comprend notamment de grands groupes de transformation, qui représentent, de fait, une part de notre compétitivité à l’échelle internationale.

Rang de la France dans les exportations mondiales par type de produit en 2020. Source : “LES PERFORMANCES À L’EXPORT DES FILIÈRES AGRICOLES ET AGROALIMENTAIRES – Situation en 2020”, France Agri Mer

Longtemps, ce modèle représentait l’avenir. Porté par les économies d’échelle et la standardisation des produits, le secteur alimentaire pouvait proposer des aliments toujours moins chers. Son développement s’accompagnait d’un vaste mouvement d’urbanisation (et donc d’éloignement vis-à-vis de la production agricole) et de diminution du temps et du budget consacré à la cuisine.

Autant de tendances aujourd’hui bousculées par une attention portée sur la santé, et en son cœur à la qualité de l’alimentation, et à un mode de vie plus maîtrisable. Par ailleurs, la montée des préoccupations environnementales, de la thématique du bien-être animal ou encore la quête d’authenticité dans un monde de plus plus uniforme contribuent elles aussi à remettre en cause le modèle, certes toujours dominant, de l’agro-industrie. Enfin, les préoccupations autour de la souveraineté alimentaire devraient continuer de croître dans les prochaines années, étant donné le contexte de crise alimentaire mondiale, l’alimentation représentant un levier géopolitique.

Pour clarifier un débat qui souffre des caricatures, il ne s’agit pas de remplacer un modèle par un autre, mais plutôt de revenir à un certain équilibre. Longtemps, la priorité a été donnée à une production au service de l’industrie de transformation. Ainsi, même dans le monde bio, le plus avancé sur le sujet, la transformation touche 50 % des producteurs. Cela a produit un grand déséquilibre entre les producteurs et l’industrie que les lois Egalim (2018 et 2022) ne sont toujours pas parvenues à rééquilibrer. Au point de faire naître des projets d’Egalim 3.

La marche vers la désindustrialisation de l’alimentation doit s’entendre en réponse à plusieurs problématiques posées par l’intensification du modèle actuel. Tout d’abord, elle permet par la qualité de la production ou la différenciation des produits de contrer la baisse tendancielle du budget des ménages consacrés à l’alimentation, premier facteur de la détresse financière des agriculteurs. Cela ne signifie pas pour autant que toute transformation est à bannir, la transformation à la ferme étant apparue pour de nombreux producteurs comme un moyen de compléter leur revenus.

Part des agriculteurs classés en agriculture biologique qui pratiquent la vente directe en 2016. Cité dans : Mathieu Béraud. Motivations et déterminants des producteurs en circuits courts alimentaires de proximité : Quels effets sur les pratiques de production ? : Rapport réalisé dans le cadre du Projet Alimentaire Territorial ”Imaginons ensemble un projet alimentaire territorial pour le sud de la Meurthe et Moselle”. [Rapport de recherche]

Aller vers un modèle plus artisanal

Le premier problème de l’industrialisation de la production alimentaire est celui de la standardisation des produits. La simplification et l’efficacité des processus industriels exigent en effet de réduire la gamme des produits et d’en simplifier la fabrication. L’existence de méga-usines à échelle européenne garantit que plusieurs marchés alimentaires soient couverts par un produit quasi-unique. Or, revenir à des productions de plus petite échelle permet notamment d’envisager un retour au goût différencié et à des recettes différentes. Ainsi, ces productions ont souvent été en avance sur certaines demandes. Les produits sans gluten par exemple, qui n’intéressaient pas au départ les industriels faute d’un marché suffisant. Ou plus généralement concernant la présence d’allergènes dans les produits. Il s’agit désormais, à travers des goûts originaux, d’un véritable marqueur de différenciation vis à vis de l’industrie, privilégiant l’expérience à la consommation.

La désindustrialisation répond aux excès du modèle actuel, déjà bien identifiés.

Cette exigence s’inscrit dans un mouvement général de scepticisme à l’égard de la mondialisation. En parallèle de la concentration de la production, les industriels n’ont pas manqué de découper la chaîne de valeur. Diviser la production à travers le monde permet de bénéficier des avantages de chaque pays. Ceci conduit à une spécialisation des modèles agricoles, qui créent une pression forte sur la culture vivrière. Cette préoccupation s’est trouvée renforcée par le contexte de guerre et les alertes sur le risque de pénurie. La France, grande puissance agricole, a redécouvert sa vulnérabilité sur certains produits élémentaires comme la moutarde ou l’huile.

La contrainte écologique vient également heurter la logique d’un système où un produit peut faire plusieurs milliers de kilomètres avant de se trouver dans les rayons. Ainsi une étude menée pour le Projet CECAM, conduite par le CNRS, conclut que les importations d’aliments représentent 77 % du trafic lié à la production agricole. Sans compter que les produits importés ne répondent pas aux mêmes exigences écologiques. Aussi, les échanges alimentaires sont un vrai point de fragilité des traités de libre-échange. Même au niveau européen, où l’on continue pourtant de signer des accords de libre-échange, on reconnaît que ces traités tendant à fragiliser les producteurs européensi.

Empreinte énergétique et empreinte carbone des principaux produits transformés en France. Source : L’empreinte énergétique
et carbone de l’alimentation en France de la production à la consommation

Le principe de la désindustrialisation obéit également à un intérêt sanitaire. Dans les faits, il n’est pas possible de conclure que l’industrialisation ait conduit à de plus grands risques sanitaires. Le développement des conserves et des surgelés par exemple, a permis de grandes avancées en matière de préservation des aliments qui réduisent les risques de consommer des produits avariés. En revanche, les scandales récents viennent rappeler plusieurs faits élémentaires. Tout d’abord, avec des productions à grande échelle, l’impact d’un défaut a des conséquence plus grandes. Les fréquents rappels de produitsii viennent nous le rappeler. Ensuite, la question des scandales alimentaires vient rappeler le déséquilibre croissant entre les multinationales et les pouvoirs publics. Ceci explique les accommodements accordés aux grandes marques pour communiquer sur les défauts sanitaires. Enfin, la concentration de la production ne favorise pas visiblement la conduite des contrôles. Au contraire d’une production industrielle et anonyme, de petites unités de production permettent elles un contrôle social plus affirmé par leur environnement proche

Le cas le plus probant de ce dernier principe est celui des abattoirs. Cette étape charnière de la production de viande incarne les risques de la sur-industrialisation pour le bien-être animal. Avec 125 établissements fermés en moins de 10 ans, et 20 établissements qui représentent 50 % de la production, le secteur est toujours plus concentré. Or celui-ci est régulièrement frappé par les scandales de maltraitance et d’hygiène, sans parler des conditions de travail désastreuses pour les employés.

Ces problèmes sont en partie dus à des processus industrialisés, anonymisés et fondés sur le rendement, qui imposent une séparation entre le producteur et l’abattoir. En outre, pour de nombreux éleveurs, la perte de contact avec l’étape de l’abattoir constitue un déchirement, ceux-ci étant particulièrement attachés à leur bêtes. Les abattoirs mobiles constituent sans doute une réponse intéressante. Ils permettent tout à la fois de traiter de petites unités dans le respect du bien-être animal, même si leur développement reste encore timide.

Plus profondément, l’essentiel des producteurs s’étant tourné vers une transformation locale se réjouissent du contact retrouvé avec les consommateurs, qui sont également des voisins. Ce rapprochement permet également une meilleure compréhension du processus de production et de ses contraintes. Un lien qui endigue les débats stériles souvent fondés sur une méconnaissance du secteur. En se réappropriant le cycle de production, le consommateur perçoit en effet mieux les contraintes qui lui sont inhérentes.

Dans le contexte de crise énergétique et de risque de pénurie, des productions à plus petite échelle apparaissent aussi comme une solution.

Enfin, dans le contexte de crise énergétique, la production de masse, très gourmande en énergie, se trouve directement menacée. Les professionnels du secteurs, confrontés aux réglementations européennes, ont d’ores et déjà tiré la sonnette d’alarme. Se profilent alors le risque de défaillances et de pénurie, au moins sur certains produits. En effet, le secteur agro-alimentaire représentait 14 % de la consommation du secteur industriel, avec une dépendance croissante au gaz.

La désindustrialisation présente à ce titre plusieurs avantages. Tout d’abord, une production moins concentrée et reposant sur des modes de production plus variés permet plus de flexibilité, en l’absence d’investissements massifs à rentabiliser. Toutefois, les petits producteurs ne sont pas complètement à l’abri de la menace. Les plus exposés sont ceux qui n’ont pas encore atteint leur point d’équilibre, et qui risquent en outre de se trouver écartés des mécanismes de soutien public.

La désindustrialisation, une voie déjà suivie

Depuis les années 2000, les voies de la désindustrialisation sont donc empruntées par plusieurs catégories de producteurs. Parce que diffus et progressif, ce mouvement est pourtant mal identifié. Ainsi, certains produits, devenus familiers, sont sortis du moule industriel. Explorer le développement de ces filières permet de mieux saisir les leviers pour effectuer une désindustrialisation de ce secteur.

L’exemple le plus flagrant de produit ayant réussi ce tournant, par le nombre de producteurs qu’elle a fait apparaître, est sans conteste la bière. À ce jour, on compte 2 394 producteurs de bière artisanale en France. Ces brasseurs proposent plus de 10.000 références, couvrant 70 % de la consommation nationale. Ce tournant a mis fin à l’hégémonie de deux grandes marques industrielles sur ce produit, les fameux « packs » de supermarchés. La boisson était notamment pénalisée par son image véhiculée par les chansons de Renaud ou la caricature de Chirac. Ainsi, le marché de la bière, en déclin constant depuis 30 ans, a retrouvé la croissance depuis 2014.

Le renouveau de la bière artisanale doit être appréciée sous plusieurs angles. Tout d’abord, la désindustrialisation a fait renaître la subtilité du goût de ce produit, les producteurs ayant joué sur la variété des gammes. Ceci a permis de faire passer la bière d’un produit standard de grande distribution à un produit de dégustation, considéré comme plus savoureux.

L’exemple des bières artisanales montrent le foisonnement possible d’une production qui a redressé un marché en déclin.

Ce changement s’est accompagné d’un fort ancrage territorial, notamment dans les zones rurales. Il n’est désormais plus une région qui propose son propre houblon. Aussi, malgré une forte concurrence, le marché préserve une forte dimension artisanale : 30 % des producteurs sont des micro-brasseries, sortant en moyenne 150hl des cuves. Enfin, le regain de la dégustation est adossée à une consommation collective, et festive, notamment lors des concerts et festivals. Le regain de la consommation du produit s’est allié à un renouveau de la façon de consommer, privilégiant la bière en pression à la bouteille. Ce foisonnement de production bénéficie encore de solides perspectives. En effet, les importations de bière restent encore supérieures à nos exportations, le déficit commercial atteignant 300 M€ pour l’année 2019.

Carte de France des brasseries artisanales – consultation au 9 juillet 2022. Source : DMB Brasserie

De même, la production de miel a connu un fort essor ces dernières années. Ainsi, le nombre de producteurs déclarés a augmenté de 74 % entre 2015 et 2020, porté principalement par les petits apiculteurs qui alignent moins de 50 ruches. Cette montée en puissance est facilitée par l’absence de transformation et la facilité de travail de ce produit naturel, qui repose sur des normes sanitaires encore souples facilitant l’émergence de petites productions. Ainsi, plus de 85 % des producteurs qui ont moins de 150 ruches conditionnent eux-mêmes leur miel. Commercialement, 45 % de la production s’écoule en vente directe. En complément, 7 % sont dédiés à l’auto-consommation ainsi qu’aux dons. Cet essor des essaims a permis, en parallèle d’une offre standardisée, de proposer une variété de produits, reflétant les plantes pollinisées, en fonction des essences locales.

Le développement du miel local a bénéficié de la facilité de son conditionnement, mais aussi de la mauvaise image des produits importés.

L’intérêt pour cette production, amorcée avant le confinement, provient également de la mauvaise image associée aux produits importés de Chine. En particulier, l’ajout de sirop au produit, désormais largement connu, a contribué à faire reculer fortement les importations. La Chine représentait ainsi 22 % des importations en 2015, et plus que 7 % quatre ans plus tard. Enfin, il faut souligner que les produits liés au miel (cire, gelée…) représentent encore une part marginale des revenus des producteurs (entre 3,5 % et 7,8 % du chiffres d’affaires selon la taille de l’exploitation), ce qui constitue un futur axe de développement.

Le dernier marché qu’il est utile d’analyser est celui de la pâte à tartiner. Les français sont les champions de la consommation de ce produit, 300.000 pots étant consommés chaque jour. Ceci explique l’implantation de l’une des plus grandes usines du monde en Seine et Marne. Longtemps dominant, le géant italien Ferrero (fabricant du Nutella) a été victime d’une mauvaise publicité, liée à l’emploi de l’huile de palme, et à l’appétit de puissants concurrents : ses parts de marché sont passées de 85 % en 2013 à 65 % en 2019, dans un contexte de hausse globale des ventes. En effet, la moitié des consommateurs ont réduit, si ce n’est abandonné, la consommation de ce produit en raison du scandale associé.

Le marché de la pâte à tartiner, pour le moment très concentré, suscite la gourmandise de concurrents de tout niveau.

Or, cette ouverture à la concurrence a permis à de petites productions locales de se faire une place aux côtés des grandes marques qui cherchent également à investir ce marché. Elles ont su capitaliser sur un créneau bio, sans huile de palme, en développant également de nouvelles recettes et en utilisant des circuits alternatifs de distribution. Ce dernier cas est significatif, car les différents concurrents, tout en mettant en avant leur spécificité, ne peuvent totalement s’éloigner du goût ou de l’aspect standardisé du produit original. Le défi de ces producteurs est désormais de ne pas atteindre une échelle industrielle dans la compétition avec des mastodontes de l’agro-alimentaire qui se sont invités dans ce rayon.

Remonter les chaînes de valeur

Ces différents cas, qui visent à illustrer une dynamique, font ressortir des caractéristiques communes qui facilitent la désindustrialisation des productions. Tout d’abord, elles se basent sur un conditionnement simple qui facilite le transport et la conservation. La gestion d’une production de taille réduite impose en effet la possibilité d’un stockage des produits pour répondre à la demande. Le cas le plus emblématique étant celui du miel, qui n’est pas périssable. Par ailleurs, le conditionnement en petits formats permet d’envisager un prix unitaire acceptable pour le consommateur malgré un prix de revient au kilo plus élevé que celui des produits industriels. Enfin, il est indéniable que chacun des trois produits a pu bénéficier d’une image négative du produit industrialisé.

En complément, ces produits répondent pour l’essentiel a un « achat plaisir » : il s’agit d’achats plus ou moins exceptionnels, mais associés à un plaisir de la dégustation. Ceci justifie d’accepter un prix d’achat plus élevé que la moyenne, ou bien de prendre le temps de chercher un producteur à proximité. La réussite de la coopérative « C’est qui le patron ?», qui s’est inscrite dans les circuits de la grande distribution, offre néanmoins un contre-exemple sur les produits du quotidien. Grâce à la promesse d’une juste rémunération du producteur, la marque est devenue leader sur la vente du litre de lait en dépit d’un prix légèrement supérieur à la concurrence.

Il ne faut pas négliger les sérieux obstacles qui handicapent les petites unités de production.

Toutefois, cette stratégie de reconquête de la souveraineté alimentaire voit son développement bridé par de sérieux obstacles. Tout d’abord, les économies d’échelle offertes par un prix de revient moins élevé permettent une compétitivité-prix immédiate. Cet avantage apparaît d’autant plus précieux dans un contexte d’inflation. En effet, les dépenses d’alimentation constituent la première variable d’ajustement face aux dépenses contraintes. Bien que la crise énergétique pourrait rendre relativement plus compétitive la production artisanale, elle risque de souffrir de son image de produits haut de gamme, voire hors de prix.

En outre, la production en unités réduites présente une difficulté d’appariement entre l’offre et la demande. En effet, la production se trouve limitée par des capacités réduites et peut faire face à une demande très variable. Ceci réduit également la visibilité du producteur sur ses ventes, une difficulté que cherche à corriger le système d’AMAP. Enfin, cette activité exige d’un producteur à s’engager dans une activité de commercialisation. Or ce basculement exige du temps et des compétences spécifiques. Le producteur/commerçant se retrouve ainsi face à des arbitrages constants, de temps comme de moyens consacrés à chacune de ces activités.

Pour remédier à ces obstacles, des leviers peuvent être activés au niveau local, afin de favoriser la souveraineté alimentaire. Tout d’abord, le constat doit être fait que, hormis au travers d’associations, la production/transformation reste isolée. Le producteur se retrouve avec la charge de la commercialisation pour sa propre production. Or, regrouper des producteurs d’un même produit, sans effacer les spécificités, permet de proposer une offre plus pérenne permettant de répondre des demandes régulières, ou de grands volumes. D’autre part, la commercialisation croisée entre producteurs d’un même territoire pourrait faciliter l’accès des consommateurs aux produits et peut être source d’économies, notamment en matière de transports. Deux leviers importants pour démocratiser les productions locales et artisanales.

Préserver la souveraineté, un enjeu pour les pouvoirs publics

Par ailleurs, les collectivités locales ont la possibilité d’offrir un débouché aux productions locales, grâce à la restauration collective. Au delà de l’enjeu de santé publique, la démarche présente l’intérêt d’offrir une demande significative et régulière aux producteurs. La place des produits locaux reste cependant bien plus importante dans les programmes électoraux que dans les cantines. Fin 2021, ils ne représentaient que 10 % des produits consommés. L’objectif légal – 50 % de produits locaux et issus de l’agriculture biologique en 2022 – apparaît hors d’atteinte. Ceci vient rappeler que les lois fixant des objectifs ne peuvent faire l’économie de contraintes ou de crédits pour se concrétiser. En l’espèce, les élus sont peu suspects de mauvaises volontés. En revanche, ils sont confrontés à des difficultés logistiques, pour respecter les contraintes sanitaires et de la commande publique, qui impose la mise en concurrence pour les achats publics.

Dès lors, le rôle de l’État apparaît incontournable. Tout d’abord pour mettre en relation et permettre la structuration de filières. À ce stade, les fonds alloués aux produits locaux se bornent à subventionner la formation des employés de la restauration collective publique ou à la création d’un futur label « cantine de qualité ». Une fois de plus, l’État préfère accompagner des initiatives individuelles, au lieu d’impulser un mouvement. Par exemple au travers des directions agricoles des préfectures.

La place des produits locaux reste cependant bien plus importante dans les programmes électoraux que dans les cantines.

Rassembler les acteurs et poursuivre une vraie stratégie de souveraineté conduirait à identifier les blocages pour y apporter une réponse commune. Tandis qu’au niveau national, l’État s’engagerait à réviser les règles d’achats publics pour introduire une exception alimentaire. Pour l’heure, cette mission incombe aux collectivités locales, au travers des « Projets alimentaires territoriaux », dont le bilan serait prématuré. Toutefois, en reposant sur les ressources locales, cette démarche risque de favoriser les territoires les mieux dotés, au détriment de ceux qui en auraient sans doute le plus besoin.

Enfin, il est possible d’effectuer un vrai travail concernant les filières pour lesquelles la couverture des besoins nationaux est la plus fragile. Les données des douanes permettent d’avoir une vue d’ensemble sur la balance commerciale alimentaire de la France. Hormis certains produits très spécifiques, difficilement substituables, le cacao ou bien le whisky écossais, certains peuvent être ciblés. Il ressort des principaux postes de déséquilibre un déficit important sur les produits nécessaires à l’industrie agroalimentaire (matières grasses, amandes douces, soja…). En complément, certains produits, bien identifiés, souffrent d’une concurrence européenne forte (tomates, avocats). Ces éléments, permettent de prioriser les productions pour lesquelles il existe une solide demande interne et des marges de souveraineté.

Quel modèle d’alimentation pour demain?

Dans un récent rapport, le sénateur LR Laurent Duplomb s’inquiète de la possible perte d’influence de l’agriculture française. Il note en particulier l’échec d’une stratégie de montée en gamme de la production, associée à une ouverture des frontières. Un tel calcul favorise uniquement les produits de masse issus d’une agriculture aux standards écologiques et sanitaires dégradés. Facteur aggravant, entre 10 % et un quart des produits importés ne répondent pas à nos normes et sont possiblement dangereux. Le budget alloué au contrôle sanitaire, limité à 10 M€, est trop faible pour contenir ces risques.

La stratégie alimentaire de la compétitivité ne fonctionne pas. Il faut désormais changer de modèle.

Ce constat oblige à recentrer la stratégie qualitative poursuivie par l’agriculture française. Il convient désormais de privilégier le bien-être de la population à une stratégie commerciale, tournée vers la rentabilité. Sans quoi, le secteur devra se calquer sur les modèles hyper-industrialisés et concentrés, comme aux États-Unis ou au Brésil. Bien qu’aucun responsable politique ne prône officiellement ce modèle, la logique de la compétitivité y mène droit. Pour conjurer ce modèle, des options fortes doivent être assumées. Tout d’abord, prendre un virage protectionniste, en se fixant un objectif minimum de souveraineté sur les produits de l’alimentation. C’est-à-dire en acceptant une approche souple du libre-échange, avec des limitations ou des tarifications ciblées, déjà existantes dans certains domaines. En complément, pour être à la fois juste et viable, cette politique implique un volet social fort. Des chèques alimentaires ponctuels ne peuvent en effet suffire à démocratiser l’accès aux produits bio et locaux.

Or, l’alimentation reste encore un miroir des inégalités sociales. Paradoxalement, si les consommations se sont relativement uniformisées, sous l’effet de la grande distribution, les écarts se font plus subtils. Les catégories populaires sont tenues par les prix des produits. Ainsi, pour un même produit, les plus pauvres vont recourir d’avantage à des produits plus transformés ou de moins bonne qualité. Ceci contribue à expliquer leur plus forte exposition au risque d’obésité notamment, même si ce phénomène est multifactoriel.

Pour éviter une alimentation à deux vitesses, il faut des engagements forts sur le protectionnisme et l’accès à tous à une alimentation de qualité.

Le risque est alors grand, sans une vision publique forte, de voir le secteur se polariser. D’une part, des produits raffinés, artisanaux, réservés aux privilégiés. D’autre part, une dépendance de l’essentiel de la population à des produits toujours plus industrialisés. Cette tendance constitue un prolongement, dans l’assiette, des inégalités de revenus dans la société. Il s’agit là d’un combat culturel, la cuisine constituant véritablement un commun de la Nation, ainsi qu’une spécificité française. Lutter contre cette tendance implique également une vraie formation au goût dans les écoles. Alors que de plus en plus de jeunes ont du mal à reconnaître des fruits ou des légumes, il faut que celle-ci dépasse les dégustations lors de la semaine dédiée, comme le réclame des chefs cuisiniers comme Thierry Marx. Pour l’heure, le bien nommé Ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire ne s’est pas engagé aussi loin.

La crainte de pénurie, de retour depuis le confinement et la guerre en Ukraine, avait commencé à rendre les produits artisanaux relativement plus compétitifs, leur approvisionnement étant garanti. Toutefois, la hausse brusque des prix menace désormais les petits producteurs. Même à échelle artisanale, la transformation implique des processus très gourmands en énergie, pour des modèle encore difficilement à l’équilibre. Or l’alimentation est l’un des domaines qui concentre les hausses les plus fortes de prix, ce qui conduit à des arbitrages des consommateurs. Ceci est déjà flagrant pour la filière bio, qui a subi un violent coup d’arrêt après des années de forte croissance. Un contexte qui plaide pour une véritable Sécurité sociale alimentaire, permettant de concilier les enjeux économiques, sanitaires, sociaux et de souveraineté.

i « L’UE vise avant tout à protéger les agriculteurs et les consommateurs européens. Ainsi, l’accord conclu avec la Nouvelle-Zélande tient compte des intérêts des producteurs de produits agricoles sensibles de l’UE: plusieurs produits laitiers, viande bovine et ovine, éthanol et maïs doux. Pour ces secteurs, l’accord n’autorisera les importations à des taux de droit zéro ou réduits en provenance de Nouvelle-Zélande que pour des quantités limitées (au moyen de contingents tarifaires). »

ii4945 sur l’alimentation à date de consultation [20 juillet 2022] depuis mars 2021

Guerre en Ukraine : vers une crise alimentaire mondiale ?

© Darla Hueske

L’invasion de l’Ukraine et les sanctions contre la Russie viennent perturber un marché alimentaire déjà fébrile. Sans ces deux pays, très exportateurs de blé ou d’engrais, toute la chaîne de production alimentaire est déstabilisée. Cette crise rappelle la vulnérabilité à un choc imprévu d’un modèle agricole mondialisé, ultra-financiarisé et de plus en plus soumis à l’aléa climatique. Les excès de ces marchés ont des répercussions directes sur la vie de millions de personnes, producteurs comme consommateurs. Outre le risque de pénuries, la hausse des prix présente un risque d’embrasement social à très court terme, voire de déstabilisation pour plusieurs pays. Cette menace vient rappeler l’absolu nécessité pour la France de poursuivre une stratégie de souveraineté alimentaire.

Si la guerre nourrit la guerre, comme le veut le dicton, va t-elle affamer les hommes ? Cette question a refait surface depuis le début du conflit entre l’Ukraine et la Russie, deux grands pays agricoles. D’un côté, l’invasion du premier et les destructions lourdes infligées par l’armée russe vont fortement perturber, si ce n’est anéantir, une partie de sa production. De l’autre, la Russie se retrouve mise au ban du marché mondial, sous l’effet de sanctions essentiellement économiques et financières qui devraient perturber tous ses échanges.

Le marché agricole à l’épreuve de la guerre

Plus que tout autre produit agricole, le blé illustre l’inquiétude qui se fait jour. D’abord, parce qu’il continue de constituer un aliment de base pour une part importante de la population mondiale ; il s’agit toujours de la céréale la plus exportée. Ensuite, parce que la Russie et l’Ukraine représentent une part importante de la production mondiale à l’export, respectivement 17 % et 12 %. Au point que la FAO a d’ores et déjà estimé que le conflit menaçait de faire basculer dans la sous-nutrition de 8 à 13 millions de personnes supplémentaires.

Parallèlement à cette rupture de l’offre, un choc s’annonce sur la demande. En effet, le nombre de déplacés pourrait atteindre les 10 millions de personnes. Ce sont autant de bouches à nourrir. Or, à rebours de l’image d’un champion de l’exportation, l’agriculture ukrainienne présente un large pan de petite culture vivrière. Le pays compte 5 millions de micro-fermes, d’une emprise de quelques hectares seulement, mais fournissant jusqu’à 60 % de la production agricole totale du pays. Si l’accueil des réfugiés s’est organisé partout en Europe pour répondre à l’urgence, cette dimension n’a pour l’instant guère été prise en compte, notamment dans l’optique d’un conflit durable.

Si le conflit et les sanctions contre la Russie se prolongeaient, le bouleversement de la filière agricole constituerait un prolongement de la guerre. Le cycle de production, long par nature en agriculture, implique en effet que les conséquences de cette invasion seront durables, même si un cessez-le-feu était rapidement trouvé. Au printemps, la bonne conduite des semis est un enjeu stratégique. Si elle devait se trouver gravement perturbée, la production serait pénalisée pour au moins un an. En complément, la hausse vertigineuse des prix agricoles, sans compter le risque de pénurie, est susceptible de produire des situations de fortes tensions sociales.

L’alimentation fait désormais parti d’un arsenal géopolitique, qui risque de mettre la France en difficulté.

Des expériences récentes nous ont rappelé les conséquences très lourdes que peuvent avoir les pénuries agricoles. Rappelons-nous, sans que cette liste soit exhaustive, les émeutes de la faim survenues en 2008 dans plusieurs pays d’Afrique mais aussi en Bolivie, au Mexique ou encore au Bengladesh et au Pakistan. A l’origine des printemps arabes, les questions alimentaires ont également joué un rôle considérable. Si un peuple peut supporter un régime autoritaire, la difficulté à s’alimenter est un déclencheur de révolte. Le Sri Lanka, où les émeutes s’enchaînent depuis quelques jours, forçant le gouvernement à déclarer l’état d’urgence et à couper internet, préfigure peut-être le sort d’autres pays à court terme.

Parfaitement conscient de la dépendance de certains pays, notamment d’Afrique du Nord, aux importations agro-alimentaires, Poutine espère peut-être ouvrir là un nouveau front, en rangeant dans son camp des pays qui, pour de simples raisons de survie, ne peuvent pas se permettre d’adopter la politique de fermeté exigée par les pays occidentaux. Cette stratégie de « food power » a été engagée par la Russie depuis plusieurs années déjà. Le poids de l’agriculture est tel qu’elle a même certainement contribué à définir le calendrier de l’offensive militaire de Moscou. Vladimir Poutine avait engagé dès 2010 la Russie dans un ambitieux programme de souveraineté alimentaire, avec pour objectif une autosuffisance quasi complète en 2020. Si l’objectif a été repoussé à 2024, le pays avait bien atteint cette année-là, la couverture de 80 % de ses besoins. Cette démarche a sans doute conforté les dirigeants russes dans leur capacité à faire face à un nouveau régime de sanctions.

A contrario, la récolte de blé de 2021 s’est avéré particulièrement médiocre. Jamais, depuis plusieurs années, le volume des exportations de céréales russes n’a été aussi faible. L’un des objectifs de l’offensive militaire aurait été de mettre la main sur une partie de la production ukrainienne, la captation restant toujours la stratégie de sortie de crise la plus expéditive. De manière certaine, l’agression a permis de faire remonter brutalement le cours mondial du blé, relevant de fait le prix de vente des stocks russes.

Dans l’immédiat, la France et l’Union Européenne n’apparaissent pas particulièrement menacées par un risque de rupture de leurs stocks. Les importations russes en France restent très limitées. Quant à la France, notre pays n’est que le 9e fournisseur de la Russie pour les matières agricoles. Pour moitié, il s’agit de vin et de champagne. Les échanges avec l’Ukraine sont encore plus marginaux.

En revanche, la France pourrait se retrouver exposée à trois niveaux. Tout d’abord, la réallocation de son surplus de production pourrait engendrer des tensions diplomatiques avec plusieurs pays. Il faudra arbitrer entre des pays amis en Afrique ou en Orient, qui sont eux très dépendants de la Russie ou de l’Ukraine. D’autre part, les restrictions sur les céréales de la part d’autres pays fournisseurs peuvent affecter les filières d’élevage. Par ailleurs, la Russie produisant plus de 10% de l’azote et des engrais utilisés en France, les rendements risquent de baisser sur le territoire national. Enfin, la hausse soudaine des prix énergétiques a déjà affecté le gazole non routier, très utilisé par les tracteurs. Cette flambée des prix a frappé un secteur déjà péniblement à l’équilibre. Si le gouvernement a rapidement répondu par des mesures d’urgence aux manifestations d’agriculteurs pris à la gorge, la colère de ces derniers risque d’exploser à nouveau une fois que ces dispositifs auront pris fin. Cette nouvelle conjoncture mondiale explique que les prix aient déjà augmenté pour 81% des produits alimentaires achetés par les consommateurs.

L’agriculture face aux désordres du marché

La guerre en Ukraine rappelle combien l’agriculture reste un secteur stratégique que le marché seul ne peut suffire à gérer. Les restrictions sur les exportations décidées par la Russie mais également par d’autres pays, démontrent la fragilité de nos chaînes d’approvisionnement. Le marché libéralisé n’est pas programmé pour réagir aux situations de crise. Au contraire, il ne fait que renforcer les forces en jeu. La spécialisation internationale de la production implique des déplacements conséquents de marchandises et une chaîne logistique robuste. Or, 15 millions de tonnes de blé et autant de maïs sont bloquées dans les ports de la mer Noire. Tous ces événements nous rappellent le manque de fiabilité des grands discours en faveur du commerce sans entrave. Plusieurs pays ont déjà relevés leurs taxes à l’exportation ou mis en place des stratégies de limitation, tordant ainsi le cou à l’idée d’un commerce nécessairement paisible et pacificateur.

En outre, le libre échange a contribué à affaiblir la souveraineté agricole. En 40 ans, le poids de l’agriculture dans les échanges mondiaux n’a cessé de progresser. Désormais 20 % des calories alimentaires traversent au moins une frontière avant d’être consommées. Cette évolution a déséquilibré des agricultures ancestrales et vivrières. Elle a accentué la baisse de valeur des produits agricoles, qui a été divisée par 2 sur les 50 dernières années.

Le commerce international, vendu aux paysans comme leur offrant de juteuses opportunités d’exportations, se traduit in fine par un affaiblissement de leur situation économique. L’exemple du lait en Europe est caractéristique : dans le cadre d’une dérégulation supposée bénéfique, la suppression des quotas en 2015 devait pousser les exportations à l’international. Or, elle s’est traduite par une baisse du prix qui a ruiné de nombreux exploitants et entraîné une baisse de la production globale. Malgré cet enseignement, l’Union européenne, fidèle à son obsession libre-échangiste, a ratifié pas moins de 14 accords de libre échange sur les 10 dernières années.

Dans un marché mondialisé et hyper-financiarisé, la production agricole ne peut pas absorber les variations de prix et les stratégies spéculatives.

La seconde caractéristique des marchés agricoles qui soit source de vulnérabilité, est leur hyperfinanciarisation. Face aux fortes incertitudes liés à ces marchés – aléa climatique, caractère périssable, difficulté de transport… – il s’est révélé indispensable de créer des produits financiers qui offrent des garanties, notamment de revenus, aux producteurs et intermédiaires. En effet, il existe un écart entre l’ajustement de l’offre et de la demande, qui s’effectue sur le court terme, et la production agricole, qui impose des investissements et un cycle de production sur le long terme. Plusieurs produits sont ainsi venus offrir une visibilité sur les prix de vente, tels que les options ou les contrats à terme.

Paradoxalement, depuis la libéralisation des marchés financiers, ces produits qui devaient aider le marché à se réguler, aggravent les fluctuations. Parmi les plus pernicieux, on trouve les fonds indiciels, dont l’évolution est indexée sur celle d’une autre valeur. Ces fonds permettent la mise en place de stratégies spéculatives. Or ces stratégies ne sont pas autonomes des cours des matières premières. En spéculant, à la hausse ou à la baisse sur le devenir des cours, les opérateurs accentuent les tendances. Pire encore, en cas de choc, le marché spéculatif joue le rôle d’accelérateur et amplifie les crises. Sous l’effet de l’excès de liquidité et de la financiarisation globales, les proportions entre contrats de protection et de spéculation sur les marchés se sont inversés entre 1990 et 2006 pour atteindre un rapport de 20 %/80 %.

Décorrelés de la production réelle ou même des besoins, ces produits financiers viennent apporter de la volatilité des prix là où ils étaient censés les atténuer. Sous l’effet des masses financières en présence, les marchés agricoles subissent des variations puissantes, sans lien avec le rapport offre/demande. Ceci contraint les exploitants à devenir des experts des marchés financiers et à ajuster leurs production, la rotation des cultures par exemple, uniquement sur les anticipations de variations des cours.

La longue marche vers la souveraineté alimentaire 

La crise ukrainienne a donc remis au cœur des débats la question de la souveraineté alimentaire. Deux ans de pandémie, une guerre, la perspective probable d’un grave dérèglement climatique : l’état d’urgence va devenir un état permanent. Fort de ce constat, depuis cinq ans, un plan d’urgence agricole est concocté en France chaque année. C’est un pis aller. Dès 2019, le gouvernement avait pourtant bien dessiné sous l’égide du ministère des Affaires étrangères une « Stratégie internationale pour la sécurité alimentaire, la nutrition et l’agriculture durable », à déployer d’ici à 2024. Cette stratégie intégrait les principaux enjeux mentionnés jusqu’ici et encourageait les différentes institutions à porter ces sujets au niveau international. Toutefois, sa mise en pratique a été largement entravée par la pandémie puis par le conflit en Ukraine. En réponse, le gouvernement a bien produit un plan de résilience, mais celui-ci s’avère pour le moment très limité. À ce stade il cumule seulement des mesures à visées électorales ou reprend principalement des ambitions déjà existantes.

Source :  Stratégie internationale pour la sécurité alimentaire, la nutrition et l’agriculture durable

Après la pandémie, la Cour des comptes a cherché à évaluer la qualité de la sécurité de notre approvisionnement alimentaire. Si les ruptures d’approvisionnement demeurent rares, malgré l’absence d’une stratégie d’approvisionnement, comme il en existe en Allemagne ou en Suisse via la constitution de stocks , la Cour a cependant identifié trois vulnérabilités majeures : les engrais1, l’alimentation animale2 et les emballages de produits alimentaires3 indispensables à leurs échange. En revanche, le rapport enterre les perspectives de développement des circuits de proximité. Il note que 97 % de la production est consommée hors de son territoire d’origine et souligne les besoins croissants des métropoles, par nature dépendantes. Ce choix des rapporteurs ne tient pas compte de l’intérêt très fort pour ce mode de consommation. Dommage, les difficultés logistiques intrinsèques aux circuits de proximité pourraient être surmontées avec la mise en place d’un accompagnement adéquat.

Nous sommes ainsi placés devant un chantage cynique : renoncer à nos objectifs environnementaux pour assurer la sécurité alimentaire mondiale ou poursuivre le verdissement de l’agriculture, au risque de la pénurie.

Dans ce contexte, pour aller vers la souveraineté alimentaire, la Commission Européenne a présenté sa stratégie intitulée “De la fourche à la fourchette“. Elle s’articulait autour de la résilience de l’agriculture européenne, en conciliant réduction de notre dépendance et adaptation au dérèglement climatique. Ceci se traduirait notamment par des objectifs de réduction de l’usage des pesticides, des engrais et autres intrants. Toutefois ce pilier agricole du Pacte vert européen entre directement en conflit avec les moyens définis dans la réforme de la PAC, adoptée en novembre dernier. Ce cas illustre encore cette tendance libérale qui consiste à établir des stratégies dépourvues de contraintes ou des budgets adéquats.

Cette stratégie a pourtant été copieusement critiquée par certains candidats de droite dans le cadre de la campagne présidentielle français, malgré ses objectifs en matière de souveraineté. Certaines analyses, venues des États-Unis ou portées par les lobbys, ont pointé un risque de baisse de la production sous l’effet de nouvelles règles. D’après ces discours, nous sommes ainsi placés devant un chantage cynique : renoncer à nos objectifs environnementaux pour assurer la sécurité alimentaire mondiale ou poursuivre le verdissement de l’agriculture, au risque de la pénurie. Un dilemme simpliste qui occulte le fait que les contraintes environnementales participent sur le long terme à l’indépendance de notre agriculture.

Enfin, la question de la souveraineté alimentaire, n’est pas qu’une préoccupation nationale, elle demeure bien une question globale. Ainsi, une pénurie mondiale pourrait détourner une partie de la production nationale destinée à combler nos besoins et qui serait happée par des prix alléchants. Ensuite, la sous-nutrition étant un facteur de déstabilisation politique très fort, la pénurie de produits alimentaires représente un risque géopolitique majeure. Rappelons enfin que le droit élémentaire des humains à être nourris est reconnu par l’ONU.

Or le contexte de conflit vient perturber un équilibre déjà fragile en raison de la croissance démographique et des inégalités. À titre d’exemple, l’Ukraine était l’un des principaux fournisseurs du Programme Alimentaire Mondial. Placé sous l’égide de l’ONU, il permet de venir au secours de 125 millions de personnes. Alors qu’un tiers de la population mondiale qui vivait déjà dans une situation d‘insécurité alimentaire avant la crise, selon la FAO (Organisation des Nations unies pour la faim et l’agriculture), les ruptures d’approvisionnement, notamment en blé et en huile, pourraient donc être catastrophiques pour les pays du Sud.

Ceci appelle à des mesures dédiés, au-delà de celles visant les causes structurelles (conflits, inégalités…). Tout d’abord en fléchant une partie de l’aide au développement vers l’alimentation et ses structures, plutôt que vers les infrastructures favorisant le business de nos entreprises. Ensuite se pose la question de l’usage de produits agricole pour la production énergétique. Selon une ONG, l’Europe transforme 10 000 tonnes de blé en biocarburants. En outre, la crise gazière a relancé la filière de méthanisation, qui peut parfois entraîner une concurrence entre la destination alimentaire et énergétique de la production agricole. Enfin, il faut ajouter que la remise en cause d’un marché globalisé et financiarisé, par le rapprochement de l’offre et de la demande, permettrait en parallèle la réduction du gaspillage alimentaire, estimé à 121 kilos par habitant selon l’ONU. Ceci constitue un levier essentiel, déjà mobilisé par la loi en France. Ainsi, l’invasion de l’Ukraine n’est peut être que la première bataille, et la plus spectaculaire, d’une guerre alimentaire à venir.

1 Seulement 25 % des besoins nationaux couverts, avec la Russie comme principal fournisseur.

2 61 % du soja est encore importé du Brésil.

3 Par exemple les boîtes d’oeufs.

« La lutte contre la malbouffe devrait faire l’objet d’un enseignement à part entière » – Entretien avec Emmanuelle Jary

Emmanuelle Jary, au Petit Bouillon Pharamond (Paris) © Pablo Porlan pour LVSL

À l’occasion du lancement du Tour du Changement et de ses grands banquets populaires dans 21 villes de France, la journaliste gastronomique Emmanuelle Jary a répondu à nos questions. Dans son émission « C’est meilleur quand c’est bon », elle parcourt la France à la rencontre de restaurateurs qui s’attachent à faire vivre les traditions et le savoir-faire culinaire de leur région. Ainsi, elle met en lumière des restaurants en tant que lieux imprégnés d’une ambiance et d’une histoire et des plats qui constituent le patrimoine gastronomique français. Des plats qui, par le partage et la transmission, continuent de nous fédérer. Alors qu’elle repart sur les routes de France après plusieurs mois de crise sanitaire, Emmanuelle Jary revient avec nous sur la place qu’occupent la cuisine et l’art de la table dans la culture de notre pays, mais aussi sur les enjeux sociaux et politiques autour de l’alimentation. Entretien réalisé par Guillemette Magnin et Léo Rosell, retranscrit pas Dany Meyniel.

LVSL – La gastronomie occupe une place centrale dans la culture française, au point que l’on dit souvent que les Français sont les seuls à manger tout en parlant du repas suivant. De même, en 2010, l’UNESCO décidait de placer le repas gastronomique des Français au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Selon vous, les Français sont-ils vraiment plus « bons vivants » que d’autres ou cette image relève-t-elle davantage du mythe ?

Emmanuelle Jary – Au cours de mes reportages, j’ai beaucoup voyagé et j’ai pu constater qu’effectivement, nous, Français, avions un intérêt supérieur pour la cuisine et pour la table que d’autres populations. Cela dépend plus largement des aires culturelles considérées. Par exemple, en Europe, cet attachement est plus marqué – même si l’on pourrait encore établir une distinction entre l’Europe du Sud et du Nord – que dans d’autres continents, comme l’Afrique ou l’Amérique du Nord par exemple.

Il y a bien sûr des raisons historiques et sociales à cette particularité. En 1982, l’anthropologue et historien Jack Goody a ainsi réalisé une étude, intitulée Cuisines, cuisine et classes, [traduite en français en 1984, NDLR] dans laquelle il explique les raisons de l’émergence de la haute gastronomie en Europe. Dans cet ouvrage, il dresse un parallèle entre les sociétés hiérarchisées européennes et les sociétés libres et plus horizontales africaines. Dans ces dernières, de fait, il n’y a pas cette hiérarchisation et cet effet de cour autour des classes dirigeantes, aristocratiques puis bourgeoises. Jack Goody voit ainsi dans l’organisation politique de sociétés hiérarchisées un facteur explicatif majeur de l’émergence d’une haute gastronomie en Europe, mais aussi en Asie.

Si l’on se concentre sur l’Europe, entendue non pas d’un point de vue politique mais géographique, l’attachement aux arts de la table et de la cuisine est certain. En fait, lorsque l’on parle du repas gastronomique, on ne parle pas uniquement de la cuisine : on parle aussi de la manière de manger, du temps que l’on passe à table, qui sont des éléments que l’on ne retrouve pas partout, justement.

Comme vous le disiez, les Français ont l’habitude de parler en mangeant, d’avoir des débats autour de la table, et même souvent des discussions sur la nourriture. En Asie, où la cuisine tient également une place particulière dans la culture, on mange souvent dans la rue. En Chine, grand pays gastronomique où il y a de nombreux restaurants et un art de la table très sophistiqué, j’ai remarqué que l’on ne parle pas en mangeant.

L’historien Pascal Ory, dans Le Discours gastronomique, explique ce phénomène qui participe à la culture de la gastronomie et à l’image que nous nous en faisons collectivement : en France, on parle de la cuisine, en Asie on la fait, on la mange mais on ne disserte pas forcément dessus. De ce point de vue, nous sommes donc un peuple très attaché à l’alimentation et qui développe volontiers un discours autour de celle-ci.

LVSL – Par rapport aux aires que vous évoquez, c’est a priori dans l’aire latine, autour de la Méditerranée, que nous retrouvons cet attachement, plus que dans l’Europe du Nord…

E.J. – Tout à fait. J’ai fait cette distinction, que je pense pertinente, même si Jack Goody parlait de l’Europe en général, de la France et de l’Italie en particulier. Chez nous, l’émergence des restaurants au XVIIIème siècle a été décisive. Cet essor est lié à la Révolution française, lorsque les familles aristocratiques se sont enfuies et que leurs chefs se sont retrouvés à la rue, raison pour laquelle ils ont créé des restaurants.

L’histoire italienne n’est pas la même. Un historien italien m’a expliqué qu’en France, on a la culture du restaurant alors qu’en Italie, on a la culture de la « mamma ». Il m’avait donné un exemple que je trouvais assez amusant : pour nous, une ville est réputée pour sa gastronomie, comme la ville de Lyon, parce qu’elle a beaucoup de restaurants et de restaurants gastronomiques, alors qu’en Italie, les villes sont réputées quand elles ont beaucoup de familles qui cuisinent bien. Naples en est un exemple particulièrement frappant. On reste donc avant tout dans la sphère domestique. Bien sûr, il y a des restaurants aujourd’hui en Italie, mais ils sont calqués sur notre modèle, et se sont surtout développés avec le tourisme.

LVSL – Vous mettez régulièrement en valeur les produits du terroir, caractérisés en France par leur diversité et leur richesse. De fait, on associe facilement à chaque région une spécialité régionale, que ce soit un plat, un fromage, un dessert ou un vin. Existe-t-il selon vous une culture commune capable de réunir les Français autour d’une table ?

E.J. – Bien sûr. Je pense que les Français partagent à la fois l’amour de la table et du bien manger. Certaines gastronomies très régionalisées perdurent comme au Pays Basque, en Alsace, en Corse, ou en Provence par exemple. D’autres se sont malheureusement perdues. Malgré cela, notre point commun, j’insiste, c’est le temps que l’on passe au repas. Les Français passent en moyenne deux heures par jour à table tandis que les Américains y passent seulement trente-huit minutes ! Certes, il y a des familles en France qui mangent devant la télévision avec un plateau repas, mais c’est le fait de se réunir pour manger qui nous caractérise. Cela nous différencie des pays du Nord, où l’on mange souvent les uns après les autres.

Je ne sais pas si l’on peut pour autant y voir une quelconque dimension politique. Certes, le repas a souvent été le moment privilégié pour des rencontres diplomatiques, de telles sortes que de nombreuses décisions décisives dans l’histoire ont été prises autour d’une table, au cours ou à l’issue d’un repas. Mais j’ai quand même du mal à percevoir une démarche politique dans notre manière de manger. Ce que je crois, en revanche, c’est qu’il y a une véritable prise de conscience des enjeux écologiques de l’alimentation et de notre responsabilité par rapport à ce que nous consommons, même si ce phénomène ne s’observe évidemment pas qu’en France.

La crise a pu permettre une réflexion sur les conditions de travail dans la restauration.


LVSL – Depuis mars dernier, le secteur de la restauration a été l’un des plus touchés par la crise. De nombreux restaurateurs, dont le destin a été et reste toujours lié aux décisions gouvernementales, ont trouvé les mesures insuffisantes ou inadaptées, et se sont surtout plaint de l’incertitude dans laquelle ils étaient plongés. Alors que les bars et restaurants ont enfin rouvert, et que vous êtes repartie sur les routes de France, quel regard portez-vous sur cette séquence ?

E.J. – D’abord, notons que tous les restaurateurs ne tiennent pas ce discours. Récemment, l’un d’eux me disait même que sans les aides de l’État, il n’aurait jamais pu tenir. De fait, j’ai plus entendu ce discours-là que l’inverse, même si au début de la crise, la situation a été un peu chaotique. Je pense que les choses se sont mises en place à partir du second confinement. Les restaurants ont tenu et peuvent continuer à exister grâce aux aides, contrairement aux restaurants belges, par exemple, qui n’ont rien reçu.

La grande difficulté pour les patrons de restaurants aujourd’hui, c’est la désaffection du personnel. En salle, surtout, les employés, qui ont découvert les avantages de ne plus rentrer aussi tard le soir et d’avoir de vrais week-ends, ne souhaitent pas forcément revenir. Certains ont même changé de métier. À titre d’exemple, je connais une jeune femme qui travaillait dans un restaurant gastronomique et qui s’est reconvertie dans la boucherie, un autre métier de bouche donc, mais dont les horaires sont en général moins contraignants. Cette volonté de changement n’est donc pas liée au manque d’aides, puisqu’elle touchait le chômage partiel, mais plutôt aux difficultés du métier.

Selon moi, c’est aux restaurateurs de s’adapter et de proposer une autre façon de travailler avec ces personnes-là. Pendant longtemps, les vieux chefs ont entretenu un discours selon lequel la restauration est un métier dur, mais un métier de passion. On se fait rabrouer en cuisine, en salle, mais c’est normal, c’est le métier. Aujourd’hui, les manières de penser évoluent. On envisage volontiers de faire se relayer deux brigades dans une journée. Je pense que la crise, au moins sur ce point, a pu permettre une réflexion sur les conditions de travail dans la restauration.
Par rapport aux incertitudes concernant les réouvertures plusieurs fois reportées, cela a évidemment dû être difficile, mais pas plus pour eux que pour les patrons et personnels de boîtes de nuit, de salles de sport ou pour le monde du spectacle. Ce qui est étonnant, c’est que nous avons assez peu parlé de la culture contrairement à la restauration qui était un des gros sujets du confinement. Il pourrait être intéressant de comparer ce traitement en France et à l’étranger.

Emmanuelle Jary, au Petit Bouillon Pharamond (Paris) © Pablo Porlan pour LVSL

LVSL – À ce sujet, les confinements et couvre-feu successifs ont été une chance pour les plateformes de livraison en ligne qui ont pu toucher un public encore plus large qu’avant. Êtes-vous inquiète de la banalisation de ces services de restauration rapides et faciles, qui occultent l’art et la culture de la table ?

E.J. – Parfois j’entends que les gens vont continuer à se faire livrer et manger chez eux. Je n’y crois pas. Je pense que les gens se faisaient livrer en attendant de pouvoir ressortir. Ce que l’on aime, c’est être ensemble, partager un moment convivial, et non pas juste manger. Le restaurant, c’est bien plus qu’une assiette.

Ce qui m’inquiète le plus, ce sont les conditions de travail déplorables des livreurs. Personnellement, je n’ai jamais commandé chez eux, je ne peux pas. En plus de ces conditions, ça n’arrive jamais bon, c’est toujours tiède, ramolli. Honnêtement, je n’ai pas d’inquiétude sur la dévalorisation de la gastronomie. Cela fait des siècles qu’elle existe, j’ai peine à croire que deux ans de Covid la feront disparaître. Je ne pense pas que nous soyons prêts à laisser tomber notre gastronomie et nos bistrots. Pour preuve, les gens adorent mes vidéos où je mets en avant des lieux traditionnels de « bonne bouffe ».

LVSL – Ne pensez-vous pas que l’on pourrait observer un changement à moyen voire long terme concernant les habitudes alimentaires des Français ?

E.J. – Non je ne le pense pas. Si nous devons vivre pendant dix ans avec le Covid, nous en reparlerons. Imaginez depuis combien de temps les restaurants et la ripaille existent en France. Voyez comme ils affichent complet depuis la réouverture. Je ne suis pas inquiète, et j’espère ne pas me tromper.

LVSL – Cette pratique de la commande en ligne pose en aussi la question du restaurant comme lieu et comme ambiance. C’est un thème que vous développez dans vos vidéos, en poussant des « coups de gueule » contre la multiplication des enseignes standardisées, de tous ces « restaurants sans charme », notamment en périphérie des villes…

E.J. – Je pousse en effet un coup de gueule sur le fait que les centres des villes moyennes et des villages se vident. À Cahors par exemple, là où mon père habite, il y avait un magasin de jouets en centre-ville qui a fermé en 2015. Il a été remplacé par une grande enseigne, qui a également fait faillite. L’évolution des comportements des consommateurs, qui achètent de plus en plus par internet, met sérieusement en danger ces lieux. Si demain il n’y a plus qu’Amazon, qui exerce un monopole dans le domaine du commerce, nous serons confrontés à une nouvelle dictature. Quand, à un moment donné, une même personne possède la pharmacie, les grandes centrales d’achats alimentaires et tout le reste, on se dirige clairement vers une dictature commerciale.

Je ne sais pas si vous connaissez Robert Parker, un critique gastronomique américain qui se faisait appeler le Wine Advocate, l’avocat du vin. Parce qu’il n’aimait que les vins boisés, et que ses critiques pouvaient faire exploser les ventes d’un producteur, les viticulteurs ont tous commencé à mettre du bois dans leur vin, pour lui donner ces tonalités. Or le vin boisé, c’est comme le Coca-Cola, ça a toujours le même goût. Ce qu’on aime dans le vin et dans la gastronomie en général, au contraire, c’est la diversité, la subtilité des saveurs, et la possibilité de les comparer.

Un autre « coup de gueule » que j’ai poussé, et qui a été moins entendu, était au sujet de l’émission « Top Chef ». Pour moi, ce type d’émissions fait autant de mal à la gastronomie que les fast-foods. On nous montre de grands dressages très sophistiqués, à coup de grandes giclées dans les assiettes. Le résultat, c’est que tous les chefs se mettent à faire ça, et ils en oublient de faire des choucroutes, des bœufs bourguignons, des plats typiques de notre gastronomie. Les chefs qui s’accommodent de telles pratiques et qui les reproduisent à l’identique, qu’ils soient à Amiens ou à Toulouse, sont aussi néfastes que les fast-foods qui ne font que des burgers identiques. Le résultat, c’est l’uniformisation de la cuisine.

Les chefs qui veulent être des “Top chefs” et non plus représenter une région ont une part de responsabilité.

LVSL – Partant de ces deux constats, pensez-vous que l’on a perdu peu à peu la capacité à apprécier ce qu’est un « bon produit » ?

E.J. – Je pense qu’on a perdu, non pas le sens des bons produits, mais peut-être une partie du patrimoine culinaire. Si vous allez en Anjou, je vous mets au défi de trouver une recette traditionnelle angevine dans un restaurant, c’est impossible. Pourtant, il en existe. C’est la même chose pour Toulouse, où je vais bientôt tourner un reportage. Je suis toujours à la recherche d’un restaurant qui cuisine l’« Ali cuit », un plat traditionnel de la région.

De fait, je crois qu’on a négligé une grande partie de notre patrimoine culinaire. Les chefs qui veulent être des « Top chefs » et non plus représenter une région ont une part de responsabilité. Dans certaines régions, il faut aller dans les chambres d’hôtes pour retrouver une cuisine traditionnelle, parce que ce sont les propriétaires qui cuisinent pour leurs hôtes, et qu’ils sont parfois attachés à la tradition de leur région.

Je suis fière de recevoir des témoignages de personnes qui disent avoir changé de méthode de restauration en regardant mes vidéos. D’une cuisine dite moderne, elles sont passées à quelque chose de plus traditionnel. En regardant mes vidéos, j’espère que les jeunes chefs se rendent compte que les clients prennent du plaisir à manger un plat traditionnel, comme la choucroute. C’est du moins ce message que nous essayons de faire passer. Nous avons choisi le format vidéo pour être le plus accessible possible.

Je parle de « restaurants d’écoles de commerce » parce que pour eux, le plus important, c’est le chiffre en bas à droite et le discours qu’ils vous servent, plus que la nourriture.

LVSL – Et pourtant, on a l’impression que la cuisine populaire est à la mode. On observe aujourd’hui la prolifération des restaurants qui surjouent les codes du bistrot franchouillard mais qui, en fait, n’en ont pas du tout l’âme, ceux que vous surnommez les « restaurants des écoles de commerce ». Comment distingue-t-on alors un bistrot authentique de ce type de nouveaux restaurants ?

E.J. – À la patine ! Vous voyez, ici [au Petit Bouillon Pharamond, à Paris, dans le quartier des Halles, NDLR] on voit que ça n’a pas été fait avant-hier. J’ai longtemps fréquenté un restaurant dans le VIIe arrondissement avant qu’il ne soit racheté. On n’y mangeait pas forcément très bien mais c’était de la cuisine traditionnelle, avec des serveurs qui portaient le litho blanc sur le bras. Puis les frères Costes l’ont acheté, ils ont tout repeint en violet et j’ai vu deux cents ans de patine balayés et remplacés par des couleurs plus à la mode. À moins d’être complètement aveugle, vous voyez directement que c’est du « faux ancien ».

Aujourd’hui, en cuisine, tout doit être conceptuel. Quand les jeunes chefs cherchent à faire valoir « leur concept », ils nous servent des carottes râpées parce qu’ils sont persuadés que ce que l’on cherche, c’est la simplicité des carottes râpées. Je pense qu’ils ont tort car lorsque des clients viennent manger dans un bistrot, c’est pour l’amour de la bonne cuisine. Je parle de « restaurants d’écoles de commerce » parce que pour eux, le plus important, c’est le chiffre en bas à droite et le discours qu’ils vous servent, plus que la nourriture.

LVSL – De même, de plus en plus de Français se sentent concernés par le fait de bien manger, de manger local et vous notez d’ailleurs dans une vidéo récente qu’aujourd’hui « on s’ébahit parce que c’est local » alors que ça devrait juste être normal. Pour que le manger local devienne normal, suffirait-il, selon vous, d’en garantir l’accessibilité à tous ou y a-t-il un changement de discours à opérer ? L’obstacle principal pour les personnes qui ne mangent pas local étant le coût…

E.J. – C’est un vaste débat. J’avais comparé le prix d’une boîte de lait en supermarché et le même produit en premier prix dans un magasin bio, et il n’y avait pas de grosse différence. Évidemment, ça dépend des produits. Si l’on prend un poulet de batterie à cinq euros le kilo, c’est imbattable, on ne trouvera jamais un poulet fermier à ce prix-là.

D’abord, je pense qu’il faut inciter les gens à ne plus manger de viande tous les jours et à privilégier les légumes d’origine française, qui sont par ailleurs souvent moins chers. Manger bon pour pas trop cher, c’est possible, mais ça demande beaucoup de temps. Je comprends parfaitement que des parents qui travaillent toute la semaine ne souhaitent pas passer leur dimanche entier à cuisiner pour toute la famille.

J’ai échangé avec des représentants de la Confédération paysanne qui me disaient qu’aujourd’hui, il est possible de rendre le bio moins cher en investissant massivement dedans. Le problème, c’est que l’agriculture n’est pas auto-suffisante. L’État subventionne presque entièrement l’agriculture conventionnelle, pourquoi pas le bio ? Quand on met des pesticides dans les champs, cela implique des coûts de dépollution. Si l’on mettait tout cet argent directement dans l’agriculture biologique, tout le monde finirait par manger bio. Il y a d’une part des gens qui ont les moyens de manger correctement mais que cela n’intéresse pas, et d’autre part, il y a les gens pour qui ce n’est pas encore possible financièrement. Dans ce cas de figure, ce n’est ni aux consommateurs ni aux producteurs de trouver la solution, c’est aux politiques.

Ces évolutions prennent du temps, mais il faut reconnaître que quelques initiatives permettent d’envisager une telle transition. Par exemple, la coopérative « C’est qui le patron ? » est une belle initiative, qui a bien fonctionné. L’ambition initiale était de mieux rémunérer un groupement de producteurs de lait dans l’Ain. Nicolas Chabannes, le fondateur, a calculé qu’il suffisait de 8 centimes par personne et par an pour qu’ils puissent à nouveau vivre de leur production. Il a pris le pari que beaucoup de Français, comme lui, étaient prêts à payer cette somme supplémentaire et il a eu raison. Ils ont fait la plus grosse vente de lait de 2019 en France !

LVSL – Votre émission s’intitule « C’est meilleur quand c’est bon ». Ce titre souligne l’importance de mettre en valeur et de cultiver l’expérience du goût. Selon vous, quelle devrait-être la place de l’école dans l’éducation au goût et dans la lutte contre la malbouffe ?

E.J. – La lutte contre la malbouffe devrait faire l’objet d’un enseignement à part entière. Cela me fait penser à l’association « L’école comestible », créée par Camille Labro, qui a pour but de sensibiliser les enfants des écoles primaires au bien manger. Ils se déplacent dans plusieurs établissements, notamment dans des quartiers en difficulté. Lorsque je les ai suivis sur une intervention, je me suis retrouvée face à des élèves qui disaient n’avoir jamais mangé de légumes aussi bons. Cela montre que leur action est très utile.

Par ailleurs, je souhaite traiter prochainement la question des cantines. Quel enfant ne s’est pas déjà plaint de la nourriture qu’on lui servait ? De fait, les cantines scolaires travaillent avec des entreprises privées. Est-ce que l’alimentation serait meilleure si elle était gérée par des organismes publics ?

Il est vrai que maintenant, avec loi Egalim, les cantines ont pour obligation de servir un minimum de produits bio et locaux. C’est un bon début. Il y a aussi les PAT, les Projets alimentaires territoriaux, qui sont mis en place par l’État et dont peuvent s’emparer les communautés de communes pour mener une réflexion sur l’alimentation à l’échelle territoriale. En Vendée, par exemple, j’ai participé à la mise en lien d’un réseau de cantines, d’Ehpad et d’écoles avec des producteurs, des bouchers et des éleveurs locaux. Cela a permis de créer une sorte d’écosystème alimentaire local, qui peut à son tour inspirer de nouvelles initiatives.

Agroalimentaire : enquête sur les ravages sanitaires d’un secteur dérégulé

Le très grand impact de la nutrition sur la santé humaine est un fait scientifique établi. Presque totalement laissé aux mains d’entreprises privées, le secteur de l’agroalimentaire est aujourd’hui largement dérégulé. Ce manque d’encadrement a de lourdes conséquences sur la santé publique. Bien plus, par exemple, que n’en a eu le Covid-19 depuis le début de l’épidémie en France. Pourtant, le gouvernement peine encore à contraindre les acteurs privés bénéficiant de la dérégulation du secteur économique parmi les plus meurtriers de France. Les libertés marchandes paraissent plus que jamais intouchables, à l’heure où les libertés publiques, elles, sont restreintes pour raisons sanitaires. (1)

L’alimentation : cause majeure de mortalité au pays de la gastronomie

En France, la mauvaise alimentation est une cause majeure de mortalité. (2) Les dérèglements métaboliques (excès de poids, hyperglycémie, hypercholestérolémie et hypertension) sont notamment impliqués dans 26 % des décès. (3) En 1997, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a inscrit l’obésité au titre des grandes épidémies. En France, cette maladie concerne 17 % de la population adulte, soit plus de 8 millions de personnes. En 2019, environ 3,5 millions de personnes étaient diagnostiquées diabétiques, et la communauté scientifique estime qu’un million d’autres seraient concernées par cette pathologie sans en avoir conscience. Selon Santé Publique France, ces chiffres seraient en augmentation.

L’histoire de l’alimentation est rythmée par quatre transitions nutritionnelles majeures : la découverte de la cuisson ; le passage de sociétés de chasseurs-cueilleurs à celles d’agriculteurs-éleveurs ; l’introduction de procédés de transformation industrielle dans l’alimentation ; et à partir des années 1980, dans les pays industrialisés, la généralisation des aliments dits « ultra-transformés ». Cette dernière étape, trop souvent confondue avec celle qui la précède – l’introduction de procédés industriels de transformation –, entraîne de très lourdes conséquences en terme de santé publique, ce qui justifie de la considérer comme une nouvelle ère nutritionnelle.

Celle-ci est notamment caractérisée par la baisse du prix des produits alimentaires. Les Français consacrent une part de plus en plus faible de leur budget à leur alimentation : d’environ 30% dans les années 1960, cette part est tombée à 17% en 2019. Or, les produits dont le prix est très bas ont bien souvent une qualité nutritionnelle médiocre. Ainsi, la prévalence des maladies liées à l’alimentation est très nettement liée au pouvoir d’achat : les personnes les moins favorisées sur le plan socio-économique sont également les plus touchées. Les enfants des classes défavorisées sont par exemple trois fois plus touchés par l’obésité que la moyenne. (4)

Une nouvelle ère nutritionnelle

Aujourd’hui, beaucoup de Français n’ont qu’une idée très vague de ce qui compose leur alimentation. Le minerai de viande en est un exemple frappant : il s’agit d’un produit fabriqué à partir de tissus récupérés lors de la découpe en abattoirs. Il est fréquent d’y trouver des morceaux de tendons ou d’os. En France, il est interdit de commercialiser ce minerai sous la forme de viande hachée. Pourtant, plusieurs enquêtes ont mis en évidence de nombreuses fraudes. Par ailleurs, on retrouve ce minerai dans de nombreux produits transformés, son utilisation permettant d’abaisser considérablement les coûts de production.

Plusieurs scandales alimentaires ont alerté l’opinion publique sur les risques sanitaires potentiellement associés aux processus industriels. Le cas emblématique de la maladie de la « vache folle » continue d’influencer les consommateurs, 15 ans après la crise. Mais la sécurité alimentaire est un critère largement insuffisant pour définir une alimentation de qualité, de laquelle dépend en partie le maintien d’une bonne santé publique. De fait, l’alimentation contemporaine est problématique pour plusieurs raisons indépendantes de cette question de sécurité alimentaire.

C’est en effet la généralisation des aliments « ultra-transformés » dans les régimes alimentaires qui marque l’entrée dans cette nouvelle ère nutritionnelle. Un aliment dit « ultra-transformé » est l’aboutissement d’un processus industriel complexe ayant profondément modifié l’aliment d’origine. Il est avéré qu’une surconsommation d’aliments « ultra-transformés » favorise la survenue de maladies chroniques. Les régimes à base de tels produits (comme le régime omnivore occidental dit « Western Diet ») augmentent notamment le risque d’obésité, de diabète de type 2, de maladies cardio-vasculaires, et de certains cancers.

Aliments ultra-transformés

Les liens entre la modification des régimes alimentaires et la dégradation de la santé sont souvent mal compris car plusieurs facteurs entrent en compte. L’alimentation industrielle est souvent très déséquilibrée du point de vue macro-nutritionnel – elle ne respecte pas l’équilibre recommandé de 55% de glucides, 30% de protides et 15% de lipides dans l’apport calorique total – , elle a un effet direct sur la prise de poids. Les régimes industriels sont par ailleurs très riches en sucres ; non seulement ils contiennent des produits sucrés (jus, céréales, biscuits…) en grande proportion, mais beaucoup des produits salés qu’ils intègrent contiennent également des sucres « cachés » qui interviennent dans le processus de transformation pour en améliorer le goût ou la texture. Une étude de l’Anses (5) montre que 20 à 30% des Français ont des apports en sucres supérieurs à la limite considérée maximale de 100g par jour. Or, la consommation de sucres au-delà de certaines quantités présente un risque avéré pour la santé.

La structure des aliments « ultra-transformés » les rend également peu rassasiants. En effet, la satiété est provoquée par des hormones stimulées par la mastication. Or, les aliments « ultra-transformés » sont souvent rendus friables ou liquides. Ceux qui en consomment beaucoup sont donc davantage tentés de consommer entre les repas, ce qui encourage la prise de poids. Les processus de transformation sont à l’origine de l’apparition de substances dites néoformées, tels que les acides gras trans (AGT). Ceux-ci sont naturellement présents dans la viande et les laitages, ce qui explique les recommandations nutritionnelles en faveur d’une réduction de la part de ces aliments dans les régimes. Néanmoins, leur origine dans l’alimentation des Français est aujourd’hui en grande partie technologique, via des procédés comme l’hydrogénation des huiles végétales. Or, les AGT augmentent le taux de mauvais cholestérol (LDL) et abaissent celui du bon cholestérol (HDL). (6)

Enfin, beaucoup d’additifs entrent dans la composition des aliments « ultra-transformés ». Selon la définition donnée par l’Anses, « un additif alimentaire est une substance qui n’est pas habituellement consommée comme un aliment […]. Ces composés sont ajoutés aux denrées dans un but technologique […]. » Il s’agit de conservateurs, d’édulcorants, d’antioxydants, d’agents de texture, ou même d’exhausteurs de goût, qui peuvent mener les consommateurs à une forme d’addiction pour les produits qui en contiennent. L’usage de plusieurs de ces additifs a été proscrit, car ils ont été reconnus comme présentant des risques pour la santé. L’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) reconnaît (7) par ailleurs rencontrer des difficultés pour évaluer la potentielle dangerosité de certains additifs : à ce jour, des zones d’ombre scientifique subsistent. Pourtant, plus de 300 additifs sont autorisés dans l’alimentation industrielle, malgré leur caractère bien souvent superflu, ce dont témoigne le nombre réduit d’additifs autorisés en alimentation biologique (48).(8)

Enfin, la question des résidus de pesticides représente également une importante source de préoccupations. Lorsqu’elles entrent dans l’organisme via l’alimentation, ces substances agissent comme de puissants perturbateurs endocriniens. L’évaluation des conséquences sanitaires des perturbateurs endocriniens est complexe, car ces substances démentent la formule répandue « la dose fait le poison ». En effet, les données de l’EFSA datant de 2018 indiquent que 96,2% des résidus de pesticides présents dans l’alimentation ne dépassent pas les LMR (limites maximales de résidus) autorisées. Or, comme le montre l’ONG Générations futures dans son enquête Des pesticides perturbateurs endocriniens dans l’alimentation des Européens, la notion de LMR n’est pas pertinente pour évaluer les effets des perturbateurs endocriniens. C’est davantage la période d’exposition à ces substances qui détermine leur dangerosité. Par ailleurs, certaines pratiques largement répandues ont des conséquences sanitaires encore très mal connues. C’est notamment le cas des « effets cocktail » des mélanges de colorants, d’additifs ou de pesticides.

La faute aux consommateurs ?

Le très lourd impact sanitaire de la dégradation de l’alimentation des Français interroge les causes de l’adoption des régimes déséquilibrés précédemment décrits. L’augmentation des maladies chroniques liées à une alimentation de piètre qualité ne peut être imputée qu’aux consommateurs, à qui l’orientation de l’offre, le travail de marketing, ainsi que la faible qualité nutritionnelle des produits, échappent. Ce sont les industries agroalimentaires qui influencent le plus fortement l’alimentation des Français, en agissant sur toutes ces variables. 

Le 28 octobre 2020, l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) a adressé une lettre (9) au gouvernement. Son objet, Engagement des entreprises alimentaires sur les publicités destinées aux enfants, reflète mal son contenu. Si l’ANIA reconnaît voir émerger de nouvelles attentes en termes de qualité alimentaire chez les consommateurs français, elle plaide cependant contre la demande formulée par la Convention citoyenne pour le climat : celle d’interdire la publicité pour les produits « proscrits » par le Plan national nutrition santé (PNNS). La formule brandie, « Nous sommes convaincus que la co-régulation des acteurs est plus efficace que des mesures d’interdiction inscrites dans la loi », semble hypocrite : face aux effets largement inefficaces de la co-régulation, l’OMS recommande depuis de nombreuses années l’interdiction de la publicité pour les produits trop gras, trop sucrés, trop salés qui ciblent des enfants. Par ailleurs, la puissance financière de l’industrie agroalimentaire, dont le chiffre d’affaires s’élevait à 180 milliards d’euros en 2017 (10), rend impossible la régulation de ce type de publicité par une autorité comme le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). 

En plus de la grande quantité de publicités pour des produits à la qualité nutritionnelle très faible, une autre problématique prend de l’ampleur en même temps que croît la préoccupation des consommateurs pour leur alimentation : le travail marketing réalisé autour de certains produits semble avoir pour objectif de tromper la vigilance du client. Lors d’une audition en mai 2018, Mme Julie Chapon, cofondatrice de l’application Yuka qui permet d’identifier la qualité nutritionnelle des aliments de consommation courante, dénonçait le caractère mensonger du marketing des produits alimentaires transformés. Selon elle, la surcharge des étiquettes les rend délibérément illisibles pour le consommateur qu’elles sont censées informer. Par exemple, l’ajout non pertinent de mentions laissant croire à un effort nutritionnel constitue une stratégie de plus en plus souvent mobilisée. Ainsi, des jambons très salés peuvent néanmoins bénéficier de la mention « moins 25 % de sel », dans la mesure où cette réduction est calculée par rapport à la moyenne des produits de la marque. 

Ces stratégies commerciales vont à l’encontre de la volonté des consommateurs de mieux s’informer : en témoigne l’engouement suscité par l’application Yuka, utilisée par plus de 21 millions de personnes dans le monde. Le succès de Yuka lui vaut d’ailleurs d’être crainte par les industriels : fin mai, la Fédération française des industriels charcutiers traiteurs (FICT) a obtenu du tribunal de commerce de Paris la condamnation en première instance de l’application pour « actes de dénigrement » et « pratique commerciale déloyale et trompeuse » (11). L’application faisait figurer un lien pour une pétition commune à la Ligue contre le cancer, l’association Foodwatch et Yuka, appelant à interdire les additifs nitrités dans les produits de charcuterie. Cela lui a valu une condamnation à 20 000 euros de dommages et intérêts, ainsi que l’obligation de retirer le lien renvoyant à la pétition.

C’est également la puissance financière de l’industrie agroalimentaire qui lui permet de s’assurer de l’aveuglement des consommateurs : en 2011, elle aurait dépensé un milliard d’euros en lobbying dans le but d’empêcher l’introduction dans le règlement européen INCO (12) d’une mesure rendant obligatoire un logo nutritionnel en Europe. Le Nutri-score, outil de transparence auprès des consommateurs, n’a donc pu être instauré en France que sur la base du volontariat, ce qui limite considérablement son intérêt. La force de frappe marketing dont disposent les grands groupes du secteur agroalimentaire leur permet de structurer les habitudes alimentaires des consommateurs. Ces entreprises peuvent donc être tenus en grande partie responsables des conséquences sanitaires de l’alimentation des Français, notamment par leur promotion de l’alimentation industrielle. 

Sauver des vies par-delà les pandémies

Pendant plus d’un an, les Français ont consenti à des privations de liberté inédites dans leur histoire dans le but de lutter contre la propagation du COVID-19. Sur le plan économique, selon Olivier Dussopt, ministre de l’Action et des comptes publics (13), les finances publiques devraient être impactées d’environ 424 milliards d’euros sur les années 2020, 2021 et 2022. L’adoption de ces mesures a été décidée dans le but de freiner le nombre de contaminations, afin d’éviter une sur-mortalité parmi les populations à risque, notamment les personnes âgées et celles souffrant de comorbidités (très souvent liées à une mauvaise alimentation).

En comparaison, la régulation du secteur alimentaire semble désormais également indispensable. Imposer des contraintes aux entreprises alimentaires, tant sur leur offre que sur leur publicité, permettrait de protéger davantage de vies à moyen et long terme, en plus d’améliorer considérablement la santé publique globale. De telles contraintes seraient par ailleurs bien moins coûteuses, tant sur le plan des libertés individuelles et collectives que sur celui des finances publiques. Elles permettraient même d’importantes économies : selon une étude menée par le Cabinet IMS Health, l’impact économique de l’obésité seule représente 2,6 % du PIB français, soit 56 milliards d’euros, avec un coût pour l’Assurance maladie s’élevant à près de 5 milliards d’euros.(14)

Enfin, les impacts négatifs de la généralisation de l’alimentation industrielle à bas prix ne se limitent pas à la santé des consommateurs. Les modèles agricoles ont été profondément modifiés afin de minimiser le coût des matières premières, aux dépens de l’exploitant et de l’environnement. À l’heure actuelle, le secteur agro-alimentaire est aussi menaçant pour l’environnement qu’il est lui-même mis en danger par les changements climatiques et l’effondrement de la biodiversité. Comparer le nombre de morts imputables au COVID-19 à celui causé par la dérégulation du secteur alimentaire est donc très insuffisant pour définir la juste réponse à apporter aux deux phénomènes. Il s’agit au contraire de prendre en compte l’ensemble des impacts (notamment sociaux et environnementaux) de la dérégulation du secteur alimentaire. 

La sécurité sociale de l’alimentation (SSA), proposée notamment par un collectif d’organisations, répond notamment à cette problématique. Il s’agit de verser chaque mois une somme – par exemple 100€ – sur une carte semblable à la carte vitale. Cette somme ne pourrait être dépensée qu’auprès de professionnels de l’alimentation conventionnés ou pour l’achat de certains produits. Le conventionnement pourrait se faire selon des critères éthiques, environnementaux ou sanitaires. Les citoyens y gagneraient un droit à une alimentation saine quel que soit leur revenu. La précarité alimentaire, qui était déjà en augmentation depuis la crise de 2008, connaît un bond alarmant avec la crise sanitaire.(15) Elle touche désormais une population très diversifiée : travailleurs pauvres, mais aussi personnes diplômées sans emploi, étudiants n’ayant plus accès aux restaurants universitaires ou ayant perdu un emploi parallèle à leurs études.(16) La mise en place un système d’aide alimentaire est essentielle pour “sauver des vies” par-delà les vagues pandémiques.

Notes :

 (1) L’objet n’est pas ici de juger de la légitimité des mesures imposées par le gouvernement pour freiner la propagation du COVID-19, mais de les utiliser comme point de comparaison pour interroger l’absence de régulation d’un secteur qui porte bien plus gravement atteinte à la santé des français.
(2) Rapport d’enquête sur l’alimentation industrielle : qualité nutritionnelle, rôle dans l’émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance, n° 1266
(3) https://www.inserm.fr/information-en-sante/dossiers-information/obesite
(4) https://www.inegalites.fr/L-obesite-chez-les-jeunes-touche-davantage-les-milieux-populaires?id_theme=19
(5) AVIS et RAPPORT de l’Anses sur l’Actualisation de la base de données des consommations alimentaires et l’estimation des apports nutritionnels des individus vivant en France par la mise en oeuvre de la 3ème étude individuelle nationale des consommations alimentaires (Etude INCA3)
(6) https://www.who.int/docs/default-source/documents/replace-transfats/replace-action-package76b6392df1bb436caeec4439a3168e7b22b01d47048242bdba67338dee98229f2ea37d59ee374b57a37d13202b8791c8b01c49d425f94d13a8ec9d690c70a83d.pdf?Status=Temp&sfvrsn=64e0a8a5_17
(7) https://www.efsa.europa.eu/fr/topics/topic/food-additive-re-evaluations
(8) https://www.efsa.europa.eu/fr/efsajournal/pub/5348
(9) https://reporterre.net/IMG/pdf/lettre_ania_gouvernement_publicite_alimentaire_20201028_.pdf
(10) https://www.lefigaro.fr/conjoncture/2018/03/20/20002-20180320ARTFIG00313-l-industrie-agroalimentaire-francaise-releve-la-tete.php
(11) https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/06/03/additifs-nitrites-l-application-yuka-condamnee-en-premiere-instance-face-a-la-federation-des-charcutiers_6082587_3244.html
(12) Le Règlement n°1169/2011 dit INCO, publié le 22 novembre 2011, concerne l’information du consommateur sur les denrées alimentaires.
(13) https://www.capital.fr/economie-politique/le-cout-colossal-du-covid-19-pour-la-france-dici-2022-1399915
(14) https://www.passeportsante.net/fr/Actualites/Nouvelles/Fiche.aspx?doc=5-milliards-cout-surpoids-obesite-assurance-maladie
(15) https://www.csa.eu/fr/survey/banques-alimentaires-le-profil-des-beneficiaires-de-laide-alimentaire
(16) https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/03/12/covid-19-un-an-apres-la-precarite-alimentaire-ne-cesse-de-s-accroitre_6072888_3232.html

État d’urgence pour l’agriculture française

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L’agriculture française est à un tournant. Les négociations avec les distributeurs tournent au bras de fer, consacrant l’échec des lois censées rééquilibrer leurs rapports avec les producteurs. Dans le même temps, les négociations en cours sur la PAC engageront la France pour les années à venir. Les moyens publics mobilisés pour appuyer l’agriculture ne suffisent plus à endiguer la paupérisation de ce métier, victime des dérives d’une économie exposée à un libéralisme à tout crin. Définir une agriculture durable, garantissant à la fois une alimentation saine, la souveraineté alimentaire et l’adaptation au dérèglement climatique, impose de s’interroger sur la pérennité des revenus agricoles.

Depuis 30 ans, le prix de la viande de bœuf ou de veau payé au producteur n’a pas varié. Pourtant, le prix pour le consommateur s’est envolé au cours de la même période, augmentant de plus de 60 %. Cette évolution symptomatique pose une question essentielle : où passe l’argent du secteur agricole, alors qu’éleveurs et distributeurs s’affrontent ?

Tout d’abord, il faut rappeler que l’agriculture est un secteur contrasté, qui présente de fortes inégalités. Entre 1982 et 2019, le nombre d’agriculteurs a été divisé par 4. La France, qui comptait alors 1,6 million d’actifs agricoles, n’en recensent désormais plus que 400 000. Or, sur les seules 20 dernières années, la valeur ajoutée du secteur agricole avait bondi de près de 30 %. Une création de richesse qui semble aujourd’hui échapper aux producteurs dans leur ensemble.

Un secteur miné par les inégalités

Le secteur agricole se caractérise par de fortes inégalités, comme le montre le tableau suivant produit par l’INSEE. Ainsi, les déciles des revenus des agriculteurs exploitants s’échelonnent de 1 à 11 en moyenne (écart entre les 10% d’exploitants ayant le plus fort revenu et ceux ayant le plus faible). Cet écart s’étend même de 1 à 15 pour les cultures spécialisées comme les légumes, les fleurs, la vigne ou l’arboriculture. Surtout, 20 % des actifs agricoles sont confrontés à des revenus nuls. Ainsi, le regroupement des terres agricoles, le remembrement – c’est à dire la réunion de plusieurs parcelles – et la course à la taille des exploitations n’ont pas permis de sécuriser les revenus agricoles dans une logique malthusienne. Au contraire, ils ont accéléré un mouvement de paupérisation du monde agricole.

Revenus d'activité mensuels des non salariés agricoles - source INSEE 
https://www.insee.fr/fr/statistiques/4470766?sommaire=4470890
Revenus d’activité mensuels des non salariés agricoles – source INSEE

Ces écarts se présentent sous différentes formes. Tout d’abord, il existe un effet spécifique lié à l’âge de l’exploitant. En effet, la possession d’un capital foncier permet d’en tirer des revenus, ce qui avantage les exploitants plus âgés. En outre, certaines filières sont plus valorisées que d’autres. La viticulture, par exemple, bénéficie de fortes exportations. Des tensions apparaissent donc entre les différentes filières depuis de nombreuses années, notamment sur la répartition des aides de la Politique Agricole Commune (PAC).

Ces aides sont au cœur des débats actuels. L’Union européenne souhaite revoir à la baisse ses budgets dédiés à la politique agricole, au profit d’autres priorités et en raison du Brexit. Cette politique arrive à rebours des politiques menées par les autres grandes puissances. A l’heure actuelle, 30 % des exploitants perçoivent moins de 5.000€ d’aides. Dans le même temps, près de 10 % du budget est distribué à un tout petit nombre d’exploitants recevant plus de 100.000€ en subventions. Selon une étude menée avec le ministère de l’Agriculture (1), cette disparité vient de l’absence de plafonnement des aides. Selon cette même étude, les aides représentent 88 % du résultat des entreprises agricoles, avec là encore des différences très variables selon les secteurs. Les aides représentent moins de 10 % pour la production horticole ou viticole, et plus de 100 % pour la viande bovine ou la culture d’oléagineux.

Les aides représentent 88 % du résultat des entreprises agricoles.

Ces chiffres démontrent l’extrême dépendance du secteur agricole aux aides européennes, et les fragilités d’un secteur livré aux aléas du libéralisme. Tout d’abord, ces sommes ne permettent pas de garantir un revenu digne aux exploitants. Un sur cinq vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Or ils ne bénéficient par pour autant de prestations sociales, en raison de leur statut.

Les auteurs de l’étude font valoir que, pour des exploitants indépendants, la faiblesse des revenus est compensé par la valeur du capital détenu, qui doit être liquidé au moment de la retraite. Si ce constat est juste, il faut néanmoins considérer que ce capital est grévé par un endettement croissant. Le taux d’endettement dépasse les 40 % pour les entreprises du secteur, et est là encore est marqué par de fortes disparités. Le besoin en capital des exploitations est devenu plus important, notamment avec la mécanisation, et cela malgré la faiblesse des revenus. Le renchérissement du foncier, dont les prix ont fortement augmenté, expliquent aussi cet endettement. Inflation déduite, les prix des terres agricoles ont augmenté de 52 % entre 1995 et 2010, sous le double effet de l’extension des exploitations et de l’artificialisation des sols. Ceci s’explique également par l’indexation des aides européennes sur la surface exploitée.

Les prix à la consommation de certains produits augmentent bien plus que l’inflation. Dès lors, où passe l’argent de l’agriculture ? La grande distribution est souvent pointée du doigt : les prix d’achat aux producteurs sont victimes de la guerre des prix à laquelle les enseignes se livrent pour attirer les clients. L’alimentaire ne constitue pas le rayon le plus rentable, avec 0,8 % de marge seulement en moyenne, et fait donc office de produit d’appel. Mais dans cette confrontation entre producteurs et distributeurs, il y a un grand absent : l’industrie de la transformation, dont les publicités inondent pourtant nos écrans. En position de force vis à vis de producteurs morcelés, et malgré la pression des centrales d’achats, ces intermédiaires peuvent se ménager des marges importantes. Le cas le plus emblématique est celui du sucre, dont les marges atteignent 13 %. En effet, seules 10 entreprises pèsent pour 99,7 % du total de la transformation. La loi EGALIM, qui voulait ainsi proposer un cadre de négociation plus équilibré, s’est heurté à la brutalité des rapports de force économiques, et ne permet plus à l’État de se dérober de son rôle d’arbitre pour trouver des solutions structurelles.

Menaces tous azimuts

Si la question des revenus agricoles est si sensible, c’est qu’elle conditionne la pérennité d’un secteur confronté à de multiples menaces. Premièrement, la moitié des chefs d’exploitation ont plus de 50 ans, ce qui représente un vrai défi pour assurer les successions dans les années à venir. Le regroupement des terres ne sera certainement pas suffisant pour enrayer la perte de surfaces agricoles, et l’expérience montre qu’il ne permet pas d’assurer les conditions d’une agriculture durable. Or, les attentes des exploitants en fin de carrière vont être confrontées aux faibles capacités des personnes désirant s’installer, au risque tout simplement de ne pas pouvoir céder leurs biens, et laisser des terres en jachère. Cette situation nécessite une politique active à tous niveaux, pour anticiper cette situation et ramener massivement vers l’agriculture des actifs pour répondre aux besoins à venir.

La recherche d’une souveraineté alimentaire et la mise en place de circuits courts sont largement plébiscités dans l’opinion. Pourtant, ces objectifs sont menacés par la poursuite des traités de libre échange, comme le CETA ou le projet d’accord avec le MERCOSUR. Les importations de produits agricoles ne sont pourtant pas à la traine, puisqu’elles ont doublé depuis l’an 2000 et concernent des denrées produites en France. Ces accords peu restrictifs créent une concurrence inique tant sur la qualité que sur le prix des produits, susceptible de menacer nos producteurs. Par exemple, concernant spécifiquement la viande bovine, la hausse des importations présente un impact négatif plus fort pour les producteurs que la baisse tendancielle de la consommation de viande. Par ailleurs, alors que le premier bilan du CETA apparaissait positif pour l’économie française (solde commercial de 800 M€ et gains de 50 M€ pour les exportations agricoles), celui-ci s’est complètement inversé au gré de la crise sanitaire. Au premier semestre 2021, les importations canadiennes à destination de la France ont plus que triplé, atteignant les 262 M€, principalement en raison de la hausse des importations de céréales. Crise sanitaire ou pas, le constat est clair : la logique du libre échange rend vulnérable l’agriculture française.

L’exemple du CETA montre que l’agriculture est rendue vulnérable par les traités de libre-échange.

La recherche de diversification des revenus par les agriculteurs risque pour sa part de mettre la production alimentaire au second plan. Faute de tirer les revenus suffisants de leur production, 37 % des exploitants déclarent une activité para-agricole en 2019. Parmi eux, 13 % exercent également dans la production d’énergie, grâce à des installations photovoltaïques et des éoliennes sur leur terrain, ou du biogaz. 5 % exercent dans l’agrotourisme. Ces activités permettent aux exploitations de se maintenir, compte tenu de la faiblesse des revenus agricoles. Il faut seulement veiller à ce que la pression sur les revenus ne finissent pas par détourner les paysans de leur vocation initiale, et d’aggraver ainsi la baisse de leur nombre.

Faire face au dérèglement climatique

Malgré ces difficultés financières, les fermes seront contraintes de s’adapter aux conséquences déjà perceptibles du dérèglement climatique. Sur les quatre dernières années, les dispositifs d’aides, privés comme publics, atteignent déjà 2,5 milliards d’euros. Ces aides, déployées en réponse à des événements climatiques inhabituels, viennent seulement combler l’écart entre les rendements attendus suivant le modèle conventionnel et la production réelle. Les événements climatiques hors-normes devenant systématiques ces dernières années, les systèmes de soutien, privés comme publiques, ne pourront continuer très longtemps à payer des factures qui s’alourdissent continuellement. La récente vague de gel du mois d’avril, qualifiée de “plus grande crise agronomique de ce début de XXIème siècle” par le Ministre de l’Agriculture, a de nouveau rappelé que le dérèglement climatique entraîne la perte de la saisonnalité régulière et l’apparition de phénomènes de plus en plus extrêmes.

Dès lors, la situation exige une adaptation structurelle des cultures et des méthodes. Évidemment, les besoins en investissements pour adapter l’agriculture au changement climatiques sont massifs. Le volet agricole du plan de relance ne propose pourtant que 455 millions d’euros de soutien au secteur, dont 70 uniquement fléchés sur la prévention des aléas climatique. Ce chiffre infime démontre à quel point la logique de prévention et d’adaptation est peu prégnante dans la vision politique. En outre, ce plan s’articule principalement autour du subventionnement d’investissements individuels, comme l’achat de matériel. Il délaisse les démarches collectives qui bénéficieraient au plus grand nombre et démultiplieraient l’effet qui serait celui d’investissements individuels. La gestion de l’eau est un exemple archétypal de cet écart. En effet, des projets individuels de retenues d’eau, contestables au demeurant, sont favorisés au détriment d’une meilleure gestion et d’un meilleur partage de cette ressource.

Protéger l’agriculture française

Pour éviter la disparition de l’agriculture et de nos agriculteurs, la question des revenus agricoles devient incontournable. Or, cette question de la viabilité des revenus est une condition des nouvelles installations et de la revalorisation de la profession, et des mesures structurelles s’imposent. Les dernières réformes (LME, EGALIM) ont continué de poursuivre une logique libérale consistant à redéfinir le cadre des négociations entre producteurs et distributeurs. Cela n’a pas empêché certains distributeurs de passer outre ces nouvelles règles. Mais plus encore, elles n’ont pas suffit à infléchir le rapport nettement défavorable aux producteurs dans les négociations. Dès lors, seul un rapport de force politique serait en mesure de redéfinir un équilibre en corrigeant un marché déséquilibré. Cela peut intervenir au travers d’un prix minimum, les pouvoirs publics acceptant d’intervenir dans les négociations commerciales afin de garantir un revenu digne. À l’échelle nationale pourrait s’appliquer une interdiction de vente à perte, comme c’est déjà le cas dans le commerce, pour limiter les effets néfastes de la concurrence. La période est favorable pour une telle mesure. L’impact sur le prix final au consommateur serait limité, contrairement aux menaces des analystes libéraux. En effet, la concurrence entre les enseignes poussent pour l’heure à la baisse des prix, comme évoqué précédemment.

Sur le plan technique, les débats sur la réorientation de la PAC sont anciens et toujours vifs. Ils traduisent la dépendance à ce système de financement, source de crispation entre les différentes filières pour leur répartition. Il faut prendre gare aux incitations, et aux effets pervers induits par les critères retenus. Le modèle actuel, fondé sur des primes à l’hectare, a contribué au renchérissement du foncier, et à la concentration des parcelles. À l’inverse une prime à la production présente des effets pervers, en pouvant générer une surproduction. Il devient complexe de définir un indicateur pertinent, permettant d’assurer un revenu décent et ne créant pas de biais. Cependant, agir pour réduire les inégalités devient urgent au travers de la mise en place d’un plafonnement des aides ou d’une meilleure progressivité.

En parallèle, le système actuel d’assurance sur les pertes agricoles pourrait être étendu et rendu public. Aujourd’hui ce dispositif n’est accessible qu’aux agriculteurs les plus aisés. Seul un quart des surfaces sont aujourd’hui couvertes par ce type de protection. Une telle garantie viendrait en substitution des fonds calamités agricoles, et permettrait d’assurer une solidarité entre les filières.

Le fort soutien public vient pour l’heure uniquement compenser les dérives du marché. Il pourrait au contraire venir en soutien à la reconquête de la souveraineté alimentaire, tout en répondant à la crise sociale.

Cette mesure pourrait s’accompagner d’une politique audacieuse avec une forte portée sociale. En effet, le fort soutien public vient pour l’heure uniquement compenser les dérives du marché. Il pourrait au contraire venir en soutien à la reconquête de la souveraineté alimentaire, tout en répondant à la crise sociale. En effet, la crise sanitaire a vu la coexistence aberrante de stocks de pommes de terre invendues et du retour de la faim pour les étudiants et les plus précaires, les deux bénéficiant d’aides distinctes. Il est ainsi urgent d’intervenir sur l’aide alimentaire, en imaginant de nouveaux modèles. Des distributions ciblées et organisées, sur le modèle de sécurité sociale alimentaire, sont à explorer. Il s’agirait d’attribuer à chaque citoyen une somme mensuelle, fléchée vers des produits nationaux, qui permettrait d’assurer des débouchés aux producteurs et d’aller vers une alimentation de meilleure qualité. En somme une version à grande échelle du “verre de lait dans les écoles“.

Enfin, un plan d’adaptation de l’agriculture aux conséquences du réchauffement climatique s’avère indispensable. Il faut adapter les variétés et les méthodes de production à cette nouvelle donne. Cette démarche suppose des investissements, qui ne sont pas à la portée de fermes qui ne dégagent pas de bénéfices. Elle pourrait également mobiliser de la main d’œuvre. Mais cela suppose d’aller bien au-delà des 70 millions d’euros dédiés dans le plan de relance. Cela suppose également de raisonner par filière et par territoire pour encourager la coopération plutôt que la compétition. C’est à ce prix seulement que la France pourra protéger son agriculture et continuer de se targuer d’un des meilleurs patrimoines gastronomiques du monde.

(1) PAC, soutiens et revenus : réflexions sur certaines tendances à l’œuvre, Vincent Chatellier et Hervé Guyomard, 13èmes Journées de Recherches en Sciences Sociales, Bordeaux, 12 et 13 décembre 2019

Pour une Sécurité sociale de l’alimentation

La crise du COVID-19 et les réponses apportées par de nombreux gouvernements de la planète à cette dernière ouvrent des perspectives politiques importantes, notamment pour imaginer l’après-crise. « Penser l’après-COVID » suppose de proposer des projets de société mobilisateurs. La mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation en est un. L’idée est simple : il s’agit de verser, chaque mois, à chaque personne, une somme – 100€ dans notre scénario – exclusivement dédiée à l’alimentation. Ce projet permettrait de lutter efficacement contre la précarité alimentaire tout en dynamisant la transition écologique de notre agriculture, renforcerait notre souveraineté alimentaire tout en confortant la place de la France comme une grande nation de la gastronomie. Par Clara Souvy et Clément Coulet


« Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence, ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. »[1] Dans son adresse à la nation prononcée le jeudi 12 mars, Emmanuel Macron, à rebours de la politique qu’il défend depuis le début de son mandat, semble soudainement se rappeler que notre modèle social est précieux, et ce, particulièrement en période de crise.

Imaginée lors d’une autre crise majeure – en pleine Seconde Guerre mondiale – la Sécurité sociale se révèle être aujourd’hui l’un des meilleurs remparts dans cette « guerre sanitaire ».  En effet, nos concitoyens victimes du virus bénéficient, grâce au système mis en place en sortie de guerre notamment par Ambroise Croizat, d’un accès gratuit aux soins. La situation est très différente dans d’autres pays où les logiques néolibérales se sont emparées d’un bien commun : la santé. C’est le cas des États-Unis où une femme, non-assurée – comme plus de 27 millions d’Américains – a reçu une facture des urgences d’un montant de 35 000 dollars après avoir été testée positive au Covid-19[2]. Plus globalement, c’est l’ensemble de notre modèle universel de protection sociale qui a été salué, début mars, par le New York Times comme le meilleur vaccin contre le Covid-19[3].

Un modèle imaginé lors d’une crise précédente se révèle donc être aujourd’hui un atout précieux que même Emmanuel Macron se met à défendre. Il poursuit ainsi son adresse : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle ». Ainsi, plus étonnant, le président de la République ne limite pas simplement son plaidoyer à la santé mais l’élargit également à « l’alimentation », dont nous devrions « reprendre le contrôle » et la « placer en dehors des lois du marché ». La Sécurité sociale a été pensée par le Conseil national de la Résistance (CNR) alors que la guerre n’était pas encore terminée. Aujourd’hui, la « guerre contre le coronavirus » est loin d’être achevée, mais cela ne doit pas nous empêcher de penser les grands projets qui feront la société de demain. Ce projet solidaire sera une arme pour mener la plus importante des batailles : celle contre le réchauffement climatique et la pauvreté.

“En 1946, on a décrété la santé comme bien commun, en 2020, faisons de même pour l’alimentation.”

La proposition faite dans cet article est donc de reproduire le système de la Sécurité sociale de santé existant en créant « une Sécurité sociale alimentaire ». Cette proposition nous semble d’autant plus d’actualité que la crise sanitaire actuelle risque de déboucher sur une crise économique très violente, paupérisant encore davantage les populations et les rendant incapables de se nourrir convenablement. En 1946, on a décrété la santé comme bien commun ; en 2020, faisons de même pour l’alimentation.

La Sécurité sociale de l’alimentation : 100€ par mois et par personne pour se nourrir décemment.

Plusieurs collectifs défendent l’idée d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Le groupe Agricultures et Souveraineté Alimentaire (AgriSTA) de l’association Ingénieurs sans frontières propose ainsi un scénario de SSA à 150€ par mois et financé par cotisations. [4]. Le réseau Salariat animé notamment par l’économiste Bernard Friot travaille sur une proposition proche. [5] Cet article ne vise pas à critiquer les travaux de SSA proposés par ces collectifs mais bien d’enrichir le débat autour de cette idée ambitieuse. Il s’agit ici de proposer un scénario alternatif, davantage orienté vers une extension de l’Etat-Providence par l’alimentation, là où les projets cités précédemment vont au-delà en cherchant à construire un cadre permettant l’épanouissement d’une démocratie alimentaire.

Par ailleurs, de la même manière que la Sécurité sociale n’a pas empêché une certaine forme de privatisation de la santé et n’a pas permis de faire totalement disparaître les inégalités d’accès aux soins, une Sécurité sociale de l’alimentation ne résoudra pas toutes les difficultés et les enjeux qui se posent aujourd’hui au monde agricole. Il ne s’agit pas d’idéaliser la SSA comme une solution magique – d’autant plus que notre proposition demeure largement perfectible – et encore moins de mettre au placard toutes les autres propositions qui pourraient accélérer la transition écologique et sociale de notre modèle agricole et garantir un droit à l’alimentation à tous et toutes : revalorisation des métiers de l’agriculture, encadrement réglementaire de la filière pour une meilleure redistribution de la valeur ajoutée en faveur des producteurs, reconstruction de système alimentaires locaux, protectionnisme, soutien aux productions et à l’achat de produits bio, cantines gratuites…

Notre proposition de Sécurité sociale alimentaire consisterait en un versement mensuel – sur une « carte de sécurité sociale alimentaire » – de 100€. Ces derniers ne pourraient être dépensés qu’auprès de professionnels de l’alimentation conventionnés ou pour l’achat de certains produits. Ces derniers  seraient sélectionnés à l’échelle nationale via des critères de conventionnement environnementaux et éthiques (production locale, bio, de saison, bien-être animal …). Universel, tous les citoyens bénéficieraient de cette allocation alimentaire. Néanmoins, dans une logique d’équité, il peut être envisageable de la moduler en fonction du lieu de vie. Ainsi, le prix moyen du panier sur les produits de consommation courante est 66 % plus élevé en outre-mer que dans l’Hexagone[6].

Exemple d’une « carte alimentaire » dans le cadre d’une Sécurité sociale alimentaire. © Anna Béaime

En outre, un bras de fer sera peut-être nécessaire avec l’Union européenne qui peut voir, à travers une telle mesure, une forme de distorsion de la concurrence. Si tel est le cas, il s’agira de désobéir à l’Union, la santé et l’environnement passant avant le respect de traités et de règlements au service d’une concurrence toujours plus accrue entre les peuples et les territoires.

Une SSA à 100€ par mois et par personne coûterait annuellement 80,4 milliards d’euros[7] – somme à laquelle il faut ajouter les frais de fonctionnement – contre 198,3 milliards pour la branche maladie de la Sécurité sociale[8]. A l’image de la Sécurité sociale aujourd’hui, son financement serait multiple. Une part d’abord proviendrait d’une « cotisation sociale alimentaire » prélevée et redistribuée de façon similaire à celle de l’assurance maladie. Une cotisation de 5% sur les revenus mixtes et salaires constants pourrait financer plus de la moitié du dispositif. Il peut aussi être envisagé, à partir de 2024, de rediriger les recettes de la CRDS vers le financement de la SSA. En effet, à cette date, la CADES aura terminé de rembourser sa dette et ce seront ainsi 9 milliards d’euros par an qui seront disponibles, soit environ 11% du budget prévu de la SSA[9].

“Une SSA à 100€ par mois et par personne coûterait annuellement 80,4 milliards – somme à laquelle il faut ajouter les frais de fonctionnement – contre 198,3 milliards pour la branche maladie de la Sécurité sociale.”

Le reste serait financé par l’État qui augmenterait la fiscalité de ceux qui peuvent payer, c’est-à-dire les plus riches en taxant davantage les revenus du capital. Rappelons, sur la base des travaux de Thomas Piketty, que le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu était, aux États-Unis et au Royaume-Uni, en sortie de Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux années 1960, à plus de 90%[11]. Le taux marginal de l’impôt sur les successions atteignait, lui, près de 80% dans ces deux pays[12].  En sortie de guerre, les plus riches de ces pays payaient ainsi beaucoup plus d’impôts. Aujourd’hui, face à la crise sanitaire que traverse notre pays, Emmanuel Macron a appelé à l’union et à la solidarité nationale. Ainsi, en sortie de crise sanitaire, un acte fort serait de faire contribuer les « premiers de cordée » en revenant – a minima – sur les mesures accordées depuis le début du quinquennat aux 1% les plus riches. Plus largement, il s’agit de taxer davantage le capital à l’heure où la France est le pays européen qui verse le plus de dividendes : 51 milliards d’euros en 2018 soit une augmentation de 2% par rapport à l’année précédente.[13]

Enfin, une lutte accrue devra être menée contre l’évasion et l’optimisation fiscale, notamment celles organisées par des multinationales de la restauration rapide comme McDonald’s. Ces firmes se soustraient en effet à l’impôt en bénéficiant d’un droit européen très accommodant. Ainsi, le géant américain du big mac est accusé d’avoir échappé à plus de 700 millions d’euros d’impôts en France entre 2009 et 2013[14].

La Sécurité sociale alimentaire : une idée simple au service du droit à l’alimentation

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Le Déjeuner des canotiers – Pierre-Auguste Renoir – 1880-1881

L’instauration d’une sécurité sociale de l’alimentation viserait à garantir un « droit à l’alimentation ». Le droit à l’alimentation est issu du droit international et notamment de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 pour qui tout individu a le droit à « un niveau de vie suffisant […] notamment pour l’alimentation ». Mais c’est le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1976 qui le consacre à travers son article 11[15]. Néanmoins, comme le souligne Dominique Paturel de l’INRA Montpellier, malgré le fait que la France soit signataire de ce pacte, elle ne garantit pas le droit à l’alimentation. En effet, selon elle, la France « confond aide alimentaire et droit à l’alimentation : l’assistance à être nourri d’une part et l’accès autonome à l’alimentation d’autre part »[16]. Ainsi, le projet de SSA vise bel et bien à instaurer un droit à l’alimentation puisqu’il s’inscrit dans cette démarche d’accès autonome et non pas simplement d’assistance. La FAO a d’ailleurs classé la France dans la catégorie des pays « moyens » en ce qui concerne le degré de protection constitutionnelle du droit à l’alimentation[17]. Actuellement, le droit à l’alimentation n’est pas cité dans la constitution française. Ainsi, une reconnaissance constitutionnelle de ce droit serait un acte symbolique fort accompagnant la mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation.

“La France « confond aide alimentaire et droit à l’alimentation : l’assistance à être nourri d’une part et l’accès autonome à l’alimentation d’autre part » D. Paturel.”

Par ailleurs, il est nécessaire de rappeler que la politique publique d’aide alimentaire en France repose essentiellement sur des associations et des bénévoles. L’État fuit sa responsabilité dans ce domaine dont dépend une part croissante de la population. La déclaration du secrétaire d’État Gabriel Attal en octobre 2019 lors d’une commission parlementaire où il se félicite que l’action des Restos du Cœur soit « des coûts évités pour l’État »[18] illustre parfaitement cela.

La Sécurité sociale de l’alimentation : une mesure d’écologie populaire « pour les champs et pour les gens »

Chute dramatique de la biodiversité, appauvrissement des sols, pollution des eaux, importantes émissions de gaz à effets de serre… Notre système agricole doit, de toute urgence, mener sa transition écologique. Le projet de sécurité sociale de l’alimentation serait un puissant outil y contribuant. En effet, la somme distribuée ne pourrait être dépensée qu’auprès de professionnels de l’agriculture, de l’alimentation et de la restauration conventionnées. Ces derniers pourront donc être choisis en fonction de critères écologiques : faible utilisation de pesticides, gestion économe de l’eau, bien-être animal… Ainsi, c’est l’ensemble de notre agriculture qui serait très fortement incitée à rompre avec un modèle intensif et productiviste.

Par ailleurs, une telle mesure permettrait de soulager un monde agricole en grande difficulté : 1 agriculteur sur 4 vivait en 2017 sous le seuil de pauvreté[19] et le risque de se suicider y était de 12% plus élevé que dans le reste de la population[20].

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Vélo de course Peugeot devant une botte de foin. ©JPC24M

Ce système de SSA favoriserait de plus une relocalisation de notre agriculture. Depuis 2000, dopées notamment par la signature d’accords de libre-échange, les importations de produits agricoles et alimentaires ont augmenté en France de 87%[21]. Aujourd’hui, un fruit et légume sur deux consommé dans notre pays est d’origine étrangère contre 44% en 2000. Par ailleurs, entre 10% et 25% des produits importés en France ne respecteraient pas les normes minimales imposées, exerçant donc une concurrence déloyale vis-à-vis des agriculteurs français et mettant en danger la sécurité sanitaire de nos concitoyens[22]. Or, la proximité entre lieux de production et bassins de consommation pourrait être un critère de conventionnement. Il est à noter que, dans le cadre de la crise sanitaire actuelle, les enseignes de grande distribution se sont engagées, à se fournir, pour les fruits et légumes, seulement auprès de producteurs français[23]. Outre l’importance écologique, la relocalisation de notre agriculture s’avère aussi être vitale afin de renforcer la souveraineté alimentaire de notre pays et accroître la résilience de nos territoires face aux crises.

Si la SSA dynamiserait la transition écologique de notre agriculture, elle n’en demeure pas moins avant tout une mesure de justice sociale et de santé publique, les deux étant fortement liées. La SSA constituerait un moyen de lutte contre la malbouffe et les produits ultra-transformés issus de l’agro-industrie et vecteurs de nombreuses pathologies. Comme le rappelle Mathieu Dalmais, « actuellement la majorité de la population sait ce que bien manger veut dire. Manger sainement, de manière équilibrée. » Ce qui fait défaut, c’est le choix laissé aux populations pour manger. Il met en avant le fait que « ce projet n’a pas de visée hygiéniste. Aujourd’hui environ 40% de la population française n’a pas le choix de son alimentation, 20% des ménages est en situation d’alimentation de contrainte, ils sont dépendants d’un point de vue budgétaire de produits de basse qualité ». Il existe en France ce que AgriSTA appelle « un apartheid alimentaire » avec d’un côté, ceux qui peuvent se permettre d’acheter des produits de qualité, et ceux qui ne le peuvent pas.

“Plus largement, c’est 8 millions de personnes qui seraient en situation de précarité alimentaire pour raisons financières dans notre pays.”

L’alimentation représente en effet une variable d’ajustement dans le budget des ménages les plus pauvres. Pour faire face aux dépenses contraintes comme l’énergie ou le logement, les Français se voient dans l’obligation de rogner de plus en plus sur le budget consacré à l’alimentation tant quantitativement (portions réduites, saut de repas…) que qualitativement (moins de produits frais, moins de diversité…). Ainsi, en 2018, 21% des Français déclarent avoir eu des difficultés à se procurer une alimentation saine pour assurer trois repas par jour[24]. Entre 2009 et 2017, le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire a ainsi plus que doublé passant de 2,6 millions de bénéficiaires à 5,5 millions. Plus largement, c’est 8 millions de personnes qui seraient en situation de précarité alimentaire pour raisons financières dans notre pays.[25]

Cette précarité alimentaire se traduit par l’incapacité pour des millions de Français de se nourrir avec des produits de qualité tant gustativement que sanitairement. L’obésité est ainsi très marquée socialement. En France, les obèses sont quatre fois plus nombreux chez les enfants d’ouvriers que de cadres[26].  Avec un faible pouvoir d’achat, les ménages les plus modestes ont tendance à se tourner vers des aliments à haute teneur calorique. L’alimentation est perçue comme un des rares moyens de se faire plaisir et de faire plaisir à ses enfants, le choix de la junk food est alors favorisé car moins cher et apportant une satisfaction directe. « Une personne accaparée par les difficultés du quotidien aurait peu de place pour gérer ses choix alimentaires et un accès plus difficile à une alimentation saine et variée », explique Anne-Juliette Serry, responsable de l’unité nutrition à Santé Publique France[27]. Les régions les plus touchées par l’obésité sont celles qui sont aussi les plus meurtries économiquement : avec 25,4% de la population en surpoids dans le département du Nord contre 10,7% à Paris. Par ailleurs la Direction Générale du Trésor, chiffrait, en 2012, le coût de la surcharge pondérale à 20 milliards d’euros.[28]

La Sécurité sociale alimentaire : pour faire de la France une grande Nation de gastronomie

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bourguignon_-_Carte_gastronomique_de_la_France_1929.png?uselang=fr
Carte gastronomique de la France – Alain Bourguignon – 1929 – BNF

Enfin, l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation serait aussi une mesure culturelle forte de promotion de notre patrimoine alimentaire. Du cassoulet à la bouillabaisse, des bouchons lyonnais à la fondue savoyarde, des galettes bretonnes à la choucroute, notre pays bénéficie d’une cuisine extrêmement diversifiée et qui s’enrichit par l’influence de cuisines étrangères. Nous comptons en France plus de 100 AOP, preuve du savoir-faire et de l’excellence de notre terroir. Néanmoins, acheter de tels produits est de plus en plus inaccessible pour une majorité de Français. Manger à des tables étoilées l’est davantage. Une SSA permettrait donc de démocratiser notre patrimoine alimentaire et le rendre accessible à tous. Pour que la France soit à la hauteur de sa réputation, il ne faut pas que sa gastronomie soit réservée à une élite, aux plus riches, mais bel et bien à la population tout entière.

“Ce n’est pas l’excellence de nos chefs étoilés et de leurs recettes qui a ici été récompensée, mais bel et bien notre manière de manger à tous et toutes, « l’héritage commun des plaisirs de la table que partagent les Français ».”

En 2010 l’Unesco a d’ailleurs inscrit le repas gastronomique français sur la liste du patrimoine culturel immatériel. Néanmoins, ce n’est pas l’excellence de nos chefs étoilés et de leurs recettes qui a ici été récompensée, mais bel et bien notre manière de manger à tous et toutes, « l’héritage commun des plaisirs de la table que partagent les Français »[29]. Avec 2 heures et 11 minutes par jour, nous sommes le pays qui passe le plus de temps à table selon l’OCDE[30]. Nous possédons une culture du repas qui est chez nous un véritable rituel social institutionnalisé et partagé en famille, entre amis et entre collègues. Ainsi, une enquête de 2019 montre que pour 65% des Français le repas partagé à table est « essentiel » et 97% des Français pensent que notre cuisine est un facteur de rayonnement de notre pays[31]. Une autre enquête affirme que pour 98,7% des Français le repas est un élément de notre patrimoine culturel et de notre identité qu’il faut sauvegarder et transmettre aux générations futures.[32]

Ces dernières années, la question de la sécurité était surtout considérée sous le prisme de la délinquance et du terrorisme. L’actualité est venue nous rappeler brutalement que la sécurité est aussi et surtout une question de santé. Ainsi, l’état d’urgence est devenu sanitaire. Néanmoins, cela ne doit pas nous faire oublier un autre élément essentiel de la sécurité, si ce n’est le plus important. Un élément situé à la base de la pyramide de Maslow : la sécurité alimentaire. Puisqu’elle est essentielle, rendons là alors sociale, faisons une sécurité sociale alimentaire.

 

[1] Emmanuel Macron, Adresse aux Français, 12 mars 2020, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/12/adresse-aux-francais

[2] The Time, “Total Cost of Her COVID-19 Treatment : $34 927.43”, Abigail Abrams, 19 mars 2020, https://time.com/5806312/coronavirus-treatment-cost/

[3] The New York Times, “Paid to Stay Home: Europe’s Safety Net Could Ease Toll of Coronavirus”, Liz Alderman, 6 mars 2020, https://www.nytimes.com/2020/03/06/business/europe-coronavirus-labor-help.html

[4] Ingénieur Sans Frontière – Agrista, « Pour une sécurité sociale alimentaire », 24/06/2019, https://www.isf-france.org/sites/default/files/2019.06.25_pour_une_securite_sociale_alimentaire_0.pdf

[5] Là-bas si j’y suis, « Bernard Friot : Pour une Sécurité Sociale de l’alimentation », 15 avril 2019, https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/bernard-friot-pour-une-securite-sociale-de-l-alimentation

[6] France info – Outre-mer, « Faire ses courses en Outre-mer coûte en moyenne 66% plus cher », 22 février 2019, https://la1ere.francetvinfo.fr/faire-ses-courses-outre-mer-coute-moyenne-66-plus-cher-682927.html

[7] La France comptant environ 67 millions d’habitants (67M x 12 x 100).

[8] Direction de la Sécurité sociale, « Les chiffres clef de la sécurité sociale 2018 », édition 2019, page 12, https://www.securite-sociale.fr/files/live/sites/SSFR/files/medias/DSS/2019/CHIFFRES%20CLES%202019.pdf

[9] La contribution sociale pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) est un impôt créé en 1996 dans le but de résorber l’endettement de la Sécurité sociale qui a été transféré au sein de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES). En 2018, Jean-Louis Rey, alors président de la CADES, estimait que la dette qui a été transférée dans cette caisse aura été totalement remboursée en 2024.

[10] La France comptant environ 67 millions d’habitants (67M x 12 x 100).

[11] Le Monde, « De l’inégalité en Amérique », Le blog de Thomas Piketty, 18 février 2016, https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2016/02/18/de-linegalite-en-amerique/

[12] Ibid.

[13] Le Figaro, « En 2018, les dividendes versées par les sociétés du CAC40 ont atteint un record », 20 juin 2019, https://www.lefigaro.fr/conjoncture/en-2018-les-dividendes-verses-par-les-societes-du-cac-40-ont-atteint-un-record-20190620

[14] Le Figaro, « McDonald’s accusé de grande évasion fiscale en Europe », Mathilde Golla, 26 février 2015, https://www.lefigaro.fr/societes/2015/02/26/20005-20150226ARTFIG00041-mcdonald-s-accuse-d-avoir-prive-l-europe-d-un-milliard-d-euros-de-recettes-fiscales.php

[15] HCDH, « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels », 3 janvier 1976, article 11, https://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CESCR.aspx

[16] Dominique Paturel, « Le droit à l’alimentation, un droit en friche », Chaire UNESCO, Alimentations du monde, juin 2019, https://www.chaireunesco-adm.com/Le-droit-a-l-alimentation-un-droit-en-friche

[17] Flore Del Corso, Dominique Paturel, « Droit à l’alimentation », 2013, http://www1.montpellier.inra.fr/aide-alimentaire/images/Droit_a_lalimentation/Le_droit_a_l_alimentation_notions_generales.pdf

[18] HuffingtonPost.fr « Gabriel Attal voit dans les Restos du cœur des « coûts évités » à l’État », Pierre Tremblay, 31 octobre 2019, https://www.huffingtonpost.fr/entry/pour-gabriel-attal-les-restos-du-coeur-sont-des-couts-evites-par-letat_fr_5dbae014e4b0bb1ea375e918

[19] INSEE, « Les niveaux de vie en 2015 », n°1665, septembre 2017, http://www.lafranceagricole.fr/r/Publie/FA/p1/Infographies/Web/2017-09-14/insee%202015.pdf

[20] Le Figaro, « Agriculture, élevage : les chiffres d’une « surmortalité par suicide », 18 septembre 2019, https://www.lefigaro.fr/flash-eco/agriculture-elevage-les-chiffres-d-une-surmortalite-par-suicide-20190918

[21] Sénat, « La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps ? », rapport d’information n°528 de M. Laurent Duplomb, 28 mai 2019,  http://www.senat.fr/rap/r18-528/r18-528_mono.html#toc43

[22] Ibid.

[23] Les Echos, « Les supermarchés basculent vers 100% de fruits et légumes français », Philippe Bertrand, 24 mars 2020, https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/les-supermarches-basculent-vers-100-de-fruits-et-legumes-francais-1188359

[24] « Baromètre Ipsos – SPF 2018, une intensification de la pauvreté », Fabienne Chiche, 11 septembre 2018, https://www.secourspopulaire.fr/barometre-ipsos-spf-2018

[25] Sénat, « Aide alimentaire : un dispositif vital, un financement menacé ? un modèle associatif fondé sur le bénévolat à préserver », rapport d’information n°34 de MM Arnaud Bazin et Eric Bocquet, déposé le 10 octobre 2018, http://www.senat.fr/rap/r18-034/r18-034_mono.html#toc59

[26] Le Monde, « L’obésité, maladie de pauvres », Pascale Santi, 13 juin 2017, https://www.lemonde.fr/sante/article/2017/06/13/la-pauvrete-un-facteur-aggravant-de-l-obesite_5143425_1651302.html

[27] Ibid.

[28] Direction Générale du Trésor, « Trésor-Eco n°179 – Obésité : quelles conséquences pour l’économie et comment les limiter », 6 septembre 2016, https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2016/09/06/tresor-eco-n-179-obesite-quelles-consequences-pour-l-economie-et-comment-les-limiter

[29] Site officiel dédié au repas gastronomique français à l’UNESCO https://repasgastronomiqueunesco.wpcomstaging.com/quest-ce-que-le-rgf/le-repas-gastronomique-des-francais-au-pci/le-rgf-a-lunesco/

[30] OCDE, « Time spent eating & drinking », 2015,  http://www.oecd.org/gender/balancing-paid-work-unpaid-work-and-leisure.htm

[31] CSA Research pour La Table Française, « Intérêt porté par les Français à la gastronomie française », Emilie Chignier, Marion Dubois, https://www.gni-hcr.fr/IMG/pdf/sondage_-_table_franc_aise_janvier_2019_compressed_compressed.pdf

[32] UNESCO, « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel et immatériel », Dossier de candidature n°00437 pour l’inscription sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel, https://repasgastronomiqueunesco.wpcomstaging.com/wp-content/uploads/2017/12/RGDFNairobi.pdf

Alimentation : vous reprendrez bien un peu de poison ?

« Mangez 5 fruits et légumes par jour ! » Et le poison qui va avec ! L’ Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) a publié début 2017 son nouveau rapport. Décryptage et analyse de ces recommandations alimentaires.

Des recommandations nouvelles

            Le Programme National Nutrition Santé c’est le programme public à l’origine de ces fameuses publicités qui nous répètent qu’il faut manger 5 fruits et légumes par jour. Dans son nouveau rapport, l’ ANSES recommande ainsi de donner une plus grande place aux légumineuses, aux céréales complètes, aux légumes et aux fruits. Soulignons le côté positif de la démarche. L’ Agence insiste également sur la nécessité de limiter la consommation de viandes, hors volailles, et plus encore des charcuteries et des boissons sucrées.

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            Le débat sur le végétarisme n’est pas le sujet de cet article. Pour autant, il convient de rappeler certains points qui ont fait l’actualité. Maltraitance animale dans les abattoirs, fermes-usines, incidents sanitaires… les scandales se multiplient. Pire encore, en 2015, l’Organisation Mondiale de la Santé, décrète que la viande transformée (et notamment charcuterie, jambons, saucisses) est « cancérogène » tandis que la viande rouge l’est « probablement ». Cela signifierait que ces dernières sont plus dangereuses que le glyphosate, ce mortel composant du Round-Up que l’acharnement de Monsanto a su préserver de l’interdiction définitive, notamment en Europe. On continue donc à en arroser nos champs. Mais plutôt que de remettre en cause les conditions d’élevage et de production alimentaire, c’est à la quantité que ne devrait pas dépasser le consommateur que l’on s’attaque. Enfin, il est recommandé de limiter sa consommation de boissons sucrées industrielles à seulement un verre par jour. Un verre? Nous ne nous porterions pas plus mal sans boire un seul verre tous ces sodas. Mais des intérêts financiers doivent subsister pour qu’une telle agence, au vu de ses prérogatives, s’oppose si timidement à leur nocivité établie par la recherche scientifique. Le rapport apparaît alors comme un jeu d’ équilibriste entre de vraies préoccupations de santé publique et la préservation de l’activité des multinationales.

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Du poison dans notre assiette

           Le pire reste à venir. Ce rapport officiel établit en toute honnêteté et sans gêne aucune que nous ingérons du poison. Ainsi, le rapport met cyniquement en évidence la difficulté à « identifier des combinaisons d’aliments permettant de couvrir les besoins nutritionnels de la population tout en limitant l’exposition aux contaminants ». Pour certains “contaminants”, le rapport stipule que les niveaux d’exposition restent préoccupants : arsenic inorganique et plomb, entre autres.

          Face à ces dangers, on ne peut que recommander la lecture du livre de Julien Laurent, Du poison dans nos assiettes, paru en 2012. On y apprend que la chimie et l’industrie ont envahi notre cuisine, avec pour objectif  de faire toujours plus de profit. Et non de nous nourrir… Ainsi, il y a 26 fois moins de vitamine A dans les pêches d’aujourd’hui que dans celles des années 50. On y apprend également que certains colorants à base d’ammoniac se retrouvent dans les sodas, que le saumon de Norvège est traité avec un pesticide mortel,  sans oublier des études scientifiques étouffées par les lobbies agro-industriels pour continuer à nous faire bouffer… n’importe quoi. Pas sûr que les petites publicités officielles qui nous encouragent à « mangerbouger.fr » fassent le poids. Elles ne représentent en effet que 0,5% du budget publicitaire des entreprises agroalimentaires.

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             L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que, chaque année, un à trois millions de personnes sont victimes d’une intoxication aiguë par les pesticides, et que plus de 200 000 en meurent. Le système en vigueur repose sur ce qu’on appelle la DJA, c’est-à-dire la quantité d’additifs alimentaires qui peut être ingérée quotidiennement et pendant toute une vie sans aucun risque. Hors Marie-Monique Robin, dans son documentaire Notre poison quotidien, a révélé que la plupart des DJA ont été calculées, dans les années 50, sur la base d’études fournies par l’industrie chimique elle-même ! A qui faire confiance ? Des milliers de nouveaux produits chimiques sont apparus depuis un demi-siècle sans qu’on n’ait jamais évalué par ailleurs les conséquences de ces produits lorsqu’ils sont mélangés. C’est ce que l’on nomme “l’effet cocktail”. Où en est la France ? Selon la quantité de substances actives vendues, la France est au 2ème rang européen avec 66.659 tonnes, après l’Espagne (69.587 tonnes) et devant l’Italie (49.011 tonnes) en 2014. En termes d’utilisation, la France est au 9ème rang européen selon le nombre de kilogrammes de substances actives vendues rapporté à l’hectare, avec 2,3 kilogrammes par hectare. Quand on sait qu’1 gramme de pesticide suffit à polluer un ruisseau d’1 mètre de large et 1 mètre de profondeur sur 10 km… (Chiffres Planetoscope)

Dessin de Nawak

Et si on élaborait une démarche globale et soutenable ?

            Pourtant, le n’importe quoi a un prix. Et c’est d’ailleurs l’ouverture dudit rapport. L’ ANSES évoque la nécessité de s’intéresser dans ses prochaines études à d’autres enjeux de long-terme. Il s’agirait d’inscrire les questions nutritionnelles dans une démarche globale et soutenable.  « L’ Agence pourra prendre en compte les enjeux de nature environnementale (empreinte carbone, etc.) ou socio-économique (coût des produits, etc.) qui pourront fonder, à terme, l’élaboration de repères de consommation. »  Ces critères doivent fonder en réalité le socle de nos repères de consommation. La qualité de la nourriture que nous produisons et consommons résulte de la structure même du système agricole et économique. Pour mieux manger, relocalisons une agriculture de saison, raisonnée et saine !

            Le système mondialisé s’avère prédateur et illogique. A privilégier des calculs fondés sur la balance commerciale (import / export), on empoisonne sa population.  Et on pourrit la planète. Les productions européennes (blé, mais, lait, viande) inondent le marché africain. Il n’est plus possible de vivre dignement de sa terre en Afrique, les produits européens subventionnés étant moins chers que ceux produits sur place ! Pire encore, pour faire un kilo de bœuf, il faut 16 kg de céréales et 13 500 litres d’eau. La moitié des céréales françaises sont utilisées par l’industrie à destination de l’alimentation animale. A travers le monde, 30% terres agricoles sont consacrées à la production d’aliments pour le bétail. Et que dire du recours aux aliments concentrés importés d’autres régions du monde pour nourrir à bas coût économique, mais à fort coût environnemental (déforestation, émissions de GES dus au transport) et sanitaire (épidémies, maladies) nos bêtes. (Chiffres FAO)

            Dernier problème en date : l’explosion du prix des légumes. En raison des intempéries en Espagne, 25 % de la production est perdue. Le prix des courgettes et des aubergines a augmenté de 100% à 200%. La production espagnole industrielle, hors saison et à grands renforts de pesticides et de main d’œuvre clandestine connaît des difficultés. Et tout le monde s’en émeut. Mais qui pour s’émouvoir de la hausse du budget alimentaire des ménages, du mal-être des agriculteurs français, des conséquences environnementales et de la merde dans nos assiettes ?

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