Au-delà du Mur, un conte de l’Allemagne réunifiée : amour, violence et politique

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© Editions l’Harmattan

Si l’on cherchait une allégorie pour imager l’ouvrage de Martine Gärtner, ce serait sans doute une rivière. En effet, si le récit de Au-delà du Mur, un conte de l’Allemagne réunifiée ne s’écoule que sur 200 pages, il mêle avec élégance plusieurs affluents. Au fil de ses méandres, le roman se fait ainsi historique, policier, épistolaire et sentimental. Autant de styles littéraires qui viennent se jeter dans la trame du roman, pour en renforcer le cours et accompagner le lecteur vers son embouchure troublée.


Cette trame c’est l’histoire de Marie-Laure, personnage fantôme que l’on poursuit sans jamais être sûr de l’avoir rattrapée ou comprise. À la manière d’un puzzle historique que l’on cherche à reconstituer, les aventures de Marie-Laure se présentent en ordre dispersé. Elles traversent toute une frange de l’histoire récente de la France et des deux Allemagnes, des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. L’histoire commence par une amourette d’été. Puis elle se développe par-delà les tourments amoureux de son personnage.

Un personnage bien plus souvent objet que sujet du roman. Ainsi, c’est Cécile, l’ami épistolaire de Marie-Laure qui nous raconte comment elles ont toutes deux rencontré l’amour. Cet amour se trouve Au-delà du Mur, en Allemagne de l’est, en République Démocratique Allemande. Cette histoire, c’est celle de deux filles qui veulent retrouver leurs amants et qui se moquent du mur placé entre eux.

Correspondance d’une liberté à conquérir

C’est là que le roman prend son envol. Le monde décrit n’est pas une affreuse dictature soviétique, un monde gris avec un goût de la vie bien fade. Au contraire, la RDA est un pays vivant. Leurs amants sont de jeunes gens cultivés, intéressants et qui voyagent dans les pays du bloc de l’est. Le mur et l’impossibilité pour les habitants de l’Allemagne de l’Est d’accéder à la culture de l’Ouest sont bien présents. Ils ressemblent, au fond, bien plus à des tracas administratifs, ordinaires entre adolescents en quête d’ailleurs, qu’à des barrières infranchissables entre deux mondes différents.

Carte de l’Allemagne avec les principales villes du roman © éditions l’Harmattan

L’histoire de ce livre, c’est aussi celle d’une France en pleine révolution. De Rennes à Marseille, les jeunes étouffent dans un régime gaulliste en fin de course. Les demandes de changement affluent partout. Les lettres de Cécile racontent les manifestations massives du mouvement anti-militariste. Les lycéens et les étudiants se révoltent contre un système éducatif obsolète. Le Mouvement de Libération des Femmes commence à faire bouger la société française.

Cette histoire politique et sociale de la France fait sourire. Il semble que, des blocages des lycées et universités contre les réformes éducatives des années 1970 à ceux contre Parcoursup, on retrouve les même slogans et, au fond, la même énergie. Seuls les noms des ministres ont changé entre temps. Une histoire qui fait sourire encore quand les victoires féministes sur l’avortement et la contraception des années 1970 sont contrebalancées par les commentaires d’un garde-frontière à Cécile sur ses tampons hygiéniques, qui nous rappellent à l’actualité de ces combats.

Tragédie passionnelle et politique

Une histoire qui se fait tragique en 1973. Cette année là, Cécile et Marie-Laure participent au dixième festival mondial de la jeunesse à Berlin. Elles applaudissent chaudement leurs camarades chiliens dont le président socialiste, Salvador Allende, est une lueur d’espoir partout dans le monde. Quelques mois plus tard, le général Pinochet lance un coup d’État, assassine Allende et installe une dictature militaire. Le roman semble donner aux milliers de militants socialistes, communistes et anarchistes, un visage, une humanité. Il rend par-là leur souffrance plus atroce. Cela fait dire à Cécile « Heureusement qu’il y a les pays socialistes, sinon… ».

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Le 10e festival mondial de la jeunesse à Berlin en 1973 a réuni plus de 25 000 jeunes de tous les pays, de la France au Vietnam en passant par le Chili ou le Ghana © Bin im Garten

Ce croisement de l’histoire de Marie-Laure et de l’Histoire avec un grand H, c’est sans doute ce qui rend le livre de Martine Gärtner si passionnant. C’est une histoire militante que l’on voit à travers Marie-Laure et Cécile. Une histoire des mouvements sociaux et des dissensions entre gauchistes et communistes. Une histoire de celles qui n’acceptaient pas que l’Allemagne de l’Est et les pays du « socialisme réel » soient leurs ennemis. Cette histoire militante, on la voit au travers de la conscience politique et du militantisme grandissant de Marie-Laure et Cécile dans les années 1970 et puis, petit à petit, de la lassitude de Marie-Laure, de sa fatigue et de sa désillusion. Elle se fait ainsi le reflet des espérances, des échecs et des désillusions de toute une génération de jeunes entrés dans le militantisme dans les années 1970.

Policer un monde sans alternative

Le roman devient policier à partir des années 1980, lorsque Marie-Laure entre dans l’action clandestine en Allemagne. Elle chasse d’anciens nazis ayant effacé leur passé dans la République Fédérale Allemande, lors d’un des rares chapitres où son histoire n’est pas narrée par d’autres personnages.

Cette décision la poursuit pour le reste de sa vie. Celle-ci prend une forme à mi-chemin entre le roman policier et le roman d’espionnage. On y voit l’effacement de son engagement politique au profit de l’humanitaire, la nostalgie de la disparition de l’Allemagne de l’Est et une vie marquée par la peur diffuse mais permanente que son passé soit découvert. Les dates, les personnages et les évènements s’enchevêtrent et se rejoignent en laissant parfois un certain sentiment de confusion au lecteur. Le style y est moins poignant que dans les échanges épistolaires. Le récit est parfois très dispersé, les personnages nombreux et certains tardivement introduits. Sans être un nouvel Agatha Christie, le roman parvient malgré tout à créer une atmosphère d’incertitude ainsi que des moments de rupture et de panique. Il laisse le lecteur hébété par l’enchaînement des évènements et avide d’en comprendre le sens.

Au-delà du Mur, un conte de l’Allemagne réunifiée est donc un livre qu’on ne peut que recommander. Les passionnés de roman sentimentaux liront avec passion les aventures de Marie-Laure et Cécile. Les amateurs de roman policier y trouveront sans doute de quoi susciter l’angoisse et la curiosité. Les amateurs d’histoire politique sauront apprécier ce roman profondément ancré dans l’atmosphère politique de ses époques. Fourmillant de références et de clins d’œil, riche en événements parfois oubliés, à l’image du festival mondial de la jeunesse et des étudiants, qui attirait des dizaines de milliers de jeunes du monde entier dans les pays socialistes et anti-impérialistes, le roman est une véritable caverne d’Alibaba dont la richesse ne cesse d’émerveiller le lecteur.

Coronavirus : l’Allemagne ne sera pas notre salut

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De gauche à droite: Lothar H. Wieler, président de l’Institut Robert Koch (équivalent de l’Institut Pasteur), le ministre de la santé Jens Spahn et Angela Merkel© picture alliance/Kay Nietfeld/dpa

L’arrivée dramatique du coronavirus et de son cortège macabre est venue bousculer en profondeur nombre de convictions et d’habitudes. Pourtant, il en est une qui résiste sans faiblir à la crise actuelle, c’est la fascination pour le « modèle allemand ». Face au coronavirus, avec autant de cas et près de quatre fois moins de morts que la France, l’Allemagne aurait de nouveau fait la preuve de son excellence deutsche Qualität. Loin de cette vision enthousiaste,  la gestion de la crise Outre-Rhin a surtout reposé sur une chance peu commune, a connu plusieurs échecs et a dû faire face à un fédéralisme encombrant.


Face au coronavirus, le succès allemand face à la France semble à première vue incontestable. En effet, le bilan des décès au 7 mai varie du simple au quadruple avec 7 400 victimes en Allemagne contre 26 000 en France avec un faible écart de cas détectés (170 000 en Allemagne, 138 000 en France). Un résultat contre-intuitif au regard d’une population allemande plus âgée et plus affectée par des maladies comme l’obésité et le diabète, deux facteurs aggravant le risque de mourir du coronavirus.

La première raison de cette faible mortalité allemande est tout simplement… la chance. En effet, le coronavirus a surtout été introduit dans le pays par des skieurs revenant de vacances dans le Tyrol ou les Alpes. Résultat : une moyenne d’âge plus basse et un nombre plus faible de personnes de plus de 70 ans parmi les personnes testées positives au coronavirus.

Testez, testez, testez !

Si l’Allemagne a eu de la chance au niveau des premières infections du coronavirus, elle est ensuite parvenue à éviter une propagation aux personnes vulnérables grâce à l’exécution rapide de la recommandation de l’OMS : testez, testez, testez !

Si elle a pu le faire c’est en partie grâce à Christian Drosten, un virologue qui avait participé à l’identification du SARS en 2003 et qui a pu utiliser son expérience pour fabriquer dès la mi-janvier un test de détection du coronavirus qu’il a ensuite rendu librement accessible.

Un test qui a pu être réalisé en masse grâce à l’important maillage de laboratoires sur le territoire allemand. Avec un à deux centres de tests installés dans chacun de ses 3 000 cantons, l’Allemagne disposait déjà d’une capacité de 160 000 tests/semaine à la mi-mars, une capacité montée à 650 000 tests/semaine à la mi-avril. Pendant ce temps-là, le gouvernement français était encore occupé à minimiser l’importance des tests pour cacher son incompétence à mobiliser les capacités des laboratoires français. La France ne réalisait donc que 35 000 test/semaine à la mi-mars et 150 000 à la mi-avril près de cinq fois moins que les Allemands.

La massification des tests a permis d’isoler les individus contaminés et d’éviter qu’ils ne répandent le virus, sans imposer immédiatement des restrictions à toute la population. Cependant, il est probable que les tests de masse aient conduit à des biais statistiques entre l’Allemagne et les autres pays. En effet, les cas identifiés de coronavirus en France correspondent en grande partie aux personnes se rendant chez le médecin ou à l’hôpital, donc les cas graves. A contrario, les chiffres allemands prennent en compte toutes les personnes testées et donc un certain nombre de porteurs asymptomatiques du virus. Par conséquent, si la mortalité est plus faible en Allemagne c’est sans doute en partie dû à une identification plus large des porteurs du virus qu’en France.

Deuxième biais statistique, les tests de masse mènent les autorités à ne pas conduire de tests post-mortem (contrairement à la France ou l’Italie) en supposant que toute personne a pu être diagnostiquée avant de mourir. La cause du décès d’un certain nombre de personnes décédées chez elles dans le cadre du confinement a ainsi pu être le coronavirus sans que cela soit pris en compte dans les statistiques. Il faudra donc attendre la fin de la crise pour pouvoir avoir une idée de l’ensemble des personnes infectées et décédées du coronavirus et pouvoir comparer les taux de mortalité en France et en Allemagne

Un système de santé mieux préservé du management néolibéral

En revanche, une chose est déjà sûre, le système de santé était plus adéquat pour une épidémie comme le coronavirus puisque le pays comptait 25 000 lits de réanimation avant la crise contre 5 000 en France, des capacités aujourd’hui accrues de plus 10 000 lits dans les deux pays. Au total, l’Allemagne compte six lits d’hôpitaux pour mille habitants contre seulement trois pour mille habitants en France. Cela s’explique en partie par le vieillissement de la population et la plus grande prévalence de certaines maladies mentionnées plus haut.

Mais l’Allemagne a surtout une organisation fédérale de son système santé. Ce sont les Länder et non l’État fédéral qui sont en charge de la gestion des hôpitaux, cliniques et laboratoires. Résultat, le pays dispose d’un maillage plus dense d’infrastructures médicales, notamment en matière de laboratoires mais surtout d’hôpitaux puisque le pays en compte 1400 contre seulement 1030 en France. Une étude de la fondation Bertelsmann de 2019 recommandait de diviser leur nombre par plus de deux en conservant 600 hôpitaux et en les spécialisant pour augmenter leur rentabilité. La bonne préparation de l’Allemagne face au coronavirus tient donc à son refus d’une application aveugle du management néolibéral de l’hôpital et son obsession de la gestion à flux tendus. Un refus qui doit beaucoup au fait que les électeurs auraient facilement pu identifier les ministre-présidents des Länder comme responsables des fermetures d’hôpitaux et les sanctionner.

Cependant, l’Allemagne ne dépense comme la France que 11,2 % de son PIB dans la santé. Même si le PIB par habitant de l’Allemagne est supérieur d’environ 25% à celui de la France, le maintien du maillage d’hôpitaux se paie en réalité par une baisse de la qualité des soins et un manque de personnel spécialisé notamment pour les pathologies faisant appel à du matériel de pointe. La régionalisation du système de santé s’est aussi faite au prix d’une hausse des inégalités entre régions. Nouveau coup de chance, ces deux faiblesses du système allemand ont été transformées en points forts par une épidémie qui demande essentiellement des lits et des respirateurs dont le pays était abondamment pourvu et qui a surtout frappé les Länder les plus riches (et donc les mieux équipés) du pays. 

Point noir de la crise : le pays souffrait comme le reste de l’Europe d’un manque cruel de masques et de blouses de protection. Un manque que le gouvernement allemand, comme le gouvernement français, a longtemps tenté de cacher en prétextant leur inutilité en population générale. Néanmoins, l’absence d’encombrement grave dans les hôpitaux et le relativement faible nombre de morts a permis que la polémique ne prenne pas la même ampleur qu’en France.

Un fédéralisme à double tranchant

La gestion par les Länder du système de santé a donc légué un système de santé mieux préparé à l’Allemagne. Cependant, au début de la crise, le fédéralisme aurait pu être à double tranchant. En effet, depuis 2000, ce sont les Länder qui ont la charge de gérer les crises sanitaires et notamment les restrictions de liberté nécessaires dans ce type de situation. L’effet fut frappant le 8 mars : alors qu’en France Olivier Véran annonçait l’interdiction des rassemblements de plus de 1000 personnes, son homologue allemand Jens Spahn devait se contenter de recommander cette mesure aux Länder et il faudra attendre le 12 mars pour qu’elle soit appliquée dans l’ensemble du pays, un délai de quatre jours qui aurait pu s’avérer désastreux si un cluster s’était formé dans un des clubs berlinois qui n’ont fermé que le 13 mars par exemple.

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Jens Spahn, ministre de la santé et membre de la CDU doit composer avec l’action des Länder face au coronavirus © José Cruz/Agência Brasil

En théorie, Angela Merkel aurait pu faire voter l’état d’urgence autorisé par la constitution pour recentraliser la gestion de la crise mais elle s’est refusée à le faire. Histoire oblige, du national-socialisme à la RDA, les Allemands sont particulièrement vigilants au respect des équilibres constitutionnels et des libertés publiques en période de crise. Lors de son allocution du 18 mars (sa première en dehors de ses vœux du nouvel an en quinze ans à la tête du pays), Angela Merkel a ainsi fait appel à sa jeunesse en RDA pour expliquer son manque d’enthousiasme à imposer des restrictions de circulation. Le président allemand, Frank-Walter Steinmeier a de son côté insisté sur le fait que l’épidémie était un test d’humanité et non une guerre.

La spécificité du fédéralisme allemand a cependant permis à Angela Merkel de centraliser progressivement la gestion de l’épidémie sans bousculer les Länder grâce à la « politische Verflechtung » (l’interdépendance politique). Une conception du fédéralisme qui consiste en ce que l’ensemble des Länder se coordonnent sur les questions essentielles et que l’État fédéral leur fournisse d’importants moyens financiers pour réduire les écarts de richesse. La tradition du consensus politique en Allemagne a donc permis de centraliser la gestion de la crise au prix de marathons de négociations entre Angela Merkel et les ministres-présidents des Länder mais en évitant les psychodrames qui ont pu être observés en Catalogne ou aux États-Unis. Le gouvernement a cependant procédé à une révision de la loi de protection contre les infections le 25 mars pour imposer une lecture unique de la politique à tenir en cas de crise sanitaire et qui permet au gouvernement de passer par-dessus le Bundesrat, le Sénat allemand qui représente les Länder. Le gouvernement allemand a donc procédé à une “centralisation tranquille” de la politique sanitaire tout en maintenant le consensus politique, s’assurant ainsi un niveau de contrôle quasiment inégalé en Europe.

L’Allemagne en confinement express

La recentralisation en Allemagne fait suite aux premiers jours de l’épidémie où le gouvernement fédéral devait courir derrière les Länder pour essayer péniblement de maintenir la cohésion dans un ensemble de mesures disparates. Ainsi, suite à la multiplication des fermetures d’écoles et d’universités à partir du 13 mars et à la déclaration de l’état d’urgence en Bavière le 16 mars imposant des fermetures de commerce et des restrictions de circulation, le gouvernement fédéral a fini par annoncer la fermeture dans tout le pays des écoles et universités, l’interdiction des rassemblements publics et des fermetures de commerce le 17 mars, sans parler encore de confinement. Celui-ci arrive le 22 mars lorsque le gouvernement annonce l’interdiction des rassemblements de plus de deux personnes sur la voie publique. L’ensemble de l’Allemagne est alors soumise à un confinement qui reste cependant plus souple qu’en France. Comme ailleurs, le gouvernement doit aussi se résoudre à fermer les frontières, ce qu’il fait le 15 mars à l’exception des frontières avec l’Europe de l’Est qui ne seront fermées que le 25 mars, le gouvernement hésitant à se priver d’une main d’œuvre essentielle.

La pression pour sortir du confinement va arriver très rapidement puisque dès le 27 mars, Armin Laschet, ministre-président de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie (le Land le plus peuplé et le plus riche du pays) issu de la CDU, se prononce en faveur d’un déconfinement rapide afin de préserver l’économie allemande. Il a derrière lui les milieux d’affaires pressés de rouvrir leurs entreprises notamment l’industrie automobile allemande à l’arrêt et déjà en difficulté avant la crise.

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Armin Laschet, ministre-président CDU de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie et partisan d’un déconfinement rapide pour préserver l’économie allemande © Olaf Kosinsky

Un appel entendu puisque le gouvernement annonce dès le 2 avril l’autorisation d’un quota de 40 000 saisonniers d’Europe de l’Est assorti de restrictions sanitaires pour tenter de satisfaire les agriculteurs allemands. Une annonce qui provoque dans les aéroports roumains des bousculades de travailleurs privés de revenus depuis plusieurs semaines.

Le tournant décisif du déconfinement a cependant lieu le 17 avril lorsque le gouvernement annonce que le taux de reproduction du virus est passé en dessous de 1 (chaque porteur du virus infecte moins d’une personne et l’épidémie s’éteint donc progressivement) et que le système hospitalier a passé le pic de la crise sans être surchargé. Bien que le gouvernement déclare que ce succès est fragile, il annonce la réouverture des commerces n’impliquant pas une proximité physique (comme les coiffeurs) de moins de 800m2 dès le 20 avril et une réouverture de tous les commerces ainsi que des classes de fin de cycle des lycées et collèges (l’équivalent des 3e et terminales en France) à partir du 4 mai. En revanche, les grandes manifestations sont interdites jusqu’au 31 août et la date de réouverture des lieux de cultes n’est pas fixée.

Le déconfinement économique le 20 avril passait pourtant pour un scénario ultra-optimiste au sein des instituts économiques mais l’annonce d’une récession qui pourrait atteindre 9 ou 10 % conjuguée à la pression d’une partie de la CDU autour d’Armin Laschet et des milieux d’affaires auront convaincu Angela Merkel de relancer rapidement l’économie. Les partisans du confinement autour du ministre-président de la Bavière Markus Söder n’auront obtenu que le maintien de la fermeture des écoles et des universités. Le déconfinement fait cependant poindre des critiques vis-à-vis des risques encourus alors que les Länder s’engagent dans une course à la réouverture en ordre dispersé.

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Markus Söder, ministre-président de la Bavière, président la CSU (l’équivalent bavarois de la CDU) et partisan d’un confinement strict © Kremlin

L’effondrement du mythe de l’Allemagne européenne

En Europe, les critiques sur l’égoïsme de l’Allemagne face à la crise auront en revanche commencé très tôt. Le symbole était frappant : la première décision prise par l’Allemagne (et la France) pour faire face au coronavirus fut d’interdire dès le 4 mars les exportations de matériel médical. Les hôpitaux italiens croulaient alors déjà sous les malades et se voyaient abandonnés par les autres pays européens, ouvrant ainsi un boulevard à la Chine, à la Russie et à Cuba pour envoyer matériel médical et médecins à un pays en détresse. Lorsque la commission européenne vint rappeler le 13 mars que ces interdictions d’exportation contrevenaient à la liberté de circulation des marchandises, le mal était déjà fait.

Plus anecdotique mais symbole tout aussi lourd, la fermeture de la frontière avec la France le 15 mars n’aida pas l’image de l’Allemagne puisque que les insultes visant les travailleurs français se multiplièrent dans la Sarre, obligeant le ministre des affaires étrangères et originaire de la région Heiko Maas à dénoncer ces comportements.

Néanmoins, c’est le 26 mars que l’Allemagne va planter les derniers clous dans le cercueil de la solidarité européenne. Ce jour-là se tient l’Eurogroupe qui doit discuter des coronabonds proposés par les pays d’Europe du Sud pour offrir une marge de manœuvre financière aux pays les plus touchés par le virus comme l’Italie. Si c’est l’attitude des Pays-Bas que le premier ministre portugais Antonio Costa qualifiera de « répugnante » et qui fit scandale, c’est d’abord le blocage de l’Allemagne qui fait obstacle à toute mutualisation des dettes en Europe.

Ce manque d’empathie envers la détresse de l’Espagne et de l’Italie provoqua des tensions entre les pays européens et l’indignation dans de nombreux pays. L’Allemagne a alors cherché à se rattraper en mettant en avant l’accueil de plus de 200 européens victimes du coronavirus et diverses aides médicales. Le gouvernement a aussi accueilli 53 mineurs isolés enfermés dans des camps de réfugiés sur les îles grecques avec l’engagement d’en accueillir 350 à 500 d’ici à la fin avril. Un engagement que le magazine Der Spiegel décrivit froidement : « C’est comme si Jeff Bezos [le patron d’Amazon], l’homme le plus riche au monde, décidait de dépenser un dollar pour lutter contre la faim dans le monde, et se faisait passer, avec cela, pour un philanthrope. ».

En conclusion, le bilan de l’endiguement du coronavirus en Allemagne est indéniable: le pays a mieux résisté au virus que ses voisins. Mais ce succès n’est pas le fait d’un “modèle allemand” monolithique. Il est le fruit d’une bonne dose de chance, d’un système fédéral qui a su se centraliser efficacement pour gérer la crise, d’une mobilisation rapide pour tester en masse et d’un système de santé plus adéquat vis-à-vis de la situation actuelle bien que victime d’une décentralisation inégalitaire et manquant de compétences techniques. Il y a donc des choses à apprendre de l’Allemagne mais il faut pour cela disséquer son action, comprendre que tout n’a pas été réussi et que certains succès sont dus au hasard plus qu’à une quelconque préparation. Surtout, il reste à voir si la bonne gestion sanitaire du coronavirus en Allemagne ne sera pas éclipsée par les conséquences de la gestion politique de la crise en Europe.

Sortir de l’impasse européenne : pour une nouvelle théorie du changement

Anegela Merkel au sommet d’Aix-la-Chapelle ©Harald Lenuld-Picq

Make the Nation Great Again. Le jugement de la Cour Constitutionnelle allemande sur le programme d’achat de la Banque Centrale Européenne du 5 Mai 2020 a fait l’effet d’une bombe. Derrière les débats techniques sur la politique monétaire, le débat politique qu’il lance est fondamental : l’Union européenne est-elle une simple association d’États seulement reliés entre eux par des traités de droit international public que chaque cour constitutionnelle nationale peut remettre en question à sa guise ? Ou bien est-elle une construction juridique et politique sui generis, dont l’objet est la constitution progressive d’une communauté politique transnationale, d’une démocratie fonctionnelle et légitime, avec en perspective éventuelle les fondements d’un État Hobbesien ? C’est cette alternative qui écartèle les Européens depuis les débuts de l’aventure, que le Brexit a tranchée pour le Royaume-Uni en 2016 – et qui se repose aujourd’hui avec acuité existentielle, alors que la succession de crises fragilise l’édifice. Par Shahin Vallée, ancien conseiller économique d’Herman Van Rompuy et du Ministre de l’Économie Emmanuel Macron, et Édouard Gaudot, consultant en Affaires européennes, ancien conseiller politique du groupe Verts/ALE au Parlement européen.


Malgré les espoirs nés dans l’effondrement du mur de Berlin, il faut cependant reconnaître que l’ordre institutionnel forgé dans les Traités n’a pas produit l’union politique européenne démocratique et solidaire promise de Maastricht à Lisbonne. Dans le monde de choix démocratiques auxquels nous sommes habitués, les procès du pouvoir se mènent au moment des élections, qui prononcent leur verdict par les urnes et engagent les sanctions. Pour les institutions internationales, ce moment n’existe pas. Quant à l’Union européenne, ce mélange de technocratie, de fédéralisme différencié, de diplomatie internationale, d’institutions intergouvernementales et d’élections parlementaires démocratiques produit une responsabilité diffuse impropre à la sanction électorale, et toujours à même d’escamoter la culpabilité. Première difficulté d’un procès de l’Europe : qui se tiendrait dans le box des accusés ? La Commission, qui n’est en théorie qu’un gardien des règles ? Le Conseil, qui fait ce que les États veulent ? Le Parlement, qui aimerait faire ce qu’il veut ? L’Eurogroupe, qui n’a d’existence que de facto et aucune de jure ? La BCE, qui ne répond à personne ?

En France, certains se prennent à rêver que cette énième crise soit le coup de grâce pour l’Union européenne, la fin du doux rêve fédéraliste, nous offrant l’occasion tant attendue de nous affranchir de traités étroits et de dogmes dépassés, pour retrouver la grandeur d’une souveraineté nationale oubliée. Mais si le procès se justifie, l’alternative reste floue. Par quoi devrait-on remplacer un cadre multilatéral défaillant ; par quoi pourrait-on remplacer l’UE ? Les interdépendances que la crise sanitaire actuelle met en exergue de manière si brutale ne disparaîtront pas avec un quelconque retrait des institutions internationales ou européennes. Comment les nations souveraines résoudraient-elles mieux les problèmes bien réels de coordination internationale et de gestion des interdépendances ?

Car avec les multiples procès défouloirs de Bruxelles, on s’attendrait à la seule conclusion évidente : sortir de l’UE. Sortir des traités, dénoncer les liens juridiques, économiques, sociaux accumulés depuis 1957 dans le cadre des communautés européennes, et suivre la voie tracée par le Royaume Uni. Cette tentation existe et grandit notamment en Italie, mais elle reste pour le moment minoritaire en France. Est-ce parce que l’agenda du Frexit a été accaparé par une extrême droite inconséquente ? Est-ce parce que le plan A et le plan B des insoumis pour ordonner leur stratégie européenne est en réalité le fruit d’un compromis interne fragile ? Ou est-ce parce qu’au fond les Français n’ont pas encore complètement renoncé à l’idée que l’on pouvait changer l’Europe et que l’on pouvait sortir par le haut à la fois du renoncement et de la dénonciation en menant une nouvelle politique européenne transnationale s’appuyant sur la nature multidimensionnelle et diffuse du pouvoir européen pour imposer un agenda de changement radical ?

Résoudre la « question allemande »

Face au marasme d’une Europe impuissante, divisée, contrainte par ses dogmes, partiellement capturée par les intérêts privés, il existe cependant un chemin de transformation profonde des institutions, du fonctionnement et de la politique européenne. Ce chemin est tortueux car le pouvoir en Europe est diffus et horizontal. C’est la raison principale des échecs continentaux d’Emmanuel Macron, qui a trop longtemps cru que la politique en Europe pouvait se régler exclusivement au Conseil européen et s’imposer à la force du poignet de la volonté d’un « grand pays » ou simplement par le biais d’accords franco-allemands négociés dans le huis-clos des réunions bilatérales – comme nous l’avions détaillé dans « la double impasse européenne » il y a un an[1].

En fait, le diagnostic sur les blocages de l’Europe doit en passer par une analyse rigoureuse du verrou et de l’exceptionnalisme allemand que la dernière décision de la Cour de Karlsruhe met en exergue. Car dans une UE post-Brexit il devient impossible de faire du Royaume-Uni le responsable des inerties communautaires – et l’Europe redécouvre ainsi la pressante centralité de la « question allemande »[2]. L’Allemagne est un verrou d’autant plus central qu’elle est liée à deux regroupements devenus incontournables : d’une part la nouvelle ligue hanséatique qui s’est renforcée après la décision britannique de sortir de l’UE en devenant l’axe fort de résistance du néolibéralisme nordique et de l’ordolibéralisme allemand ; d’autre part le bloc de Visegrad aux contours mouvants, mais structuré autour des gouvernements nationalistes illibéraux en Pologne et en Hongrie. À la croisée de ces deux axes, l’Allemagne est plus que jamais au cœur du jeu européen et capable de mobiliser l’une ou l’autre de ces coalitions sans être au front. En comparaison, malgré ses caractéristiques qui la rattachent au nord autant qu’au sud, la France aujourd’hui hésite à basculer vers ses partenaires méditerranéens et se montre incapable de construire des coalitions alternatives dans la durée, finissant plus souvent isolée que centrale.

La conséquence est que, si l’on doit définir le souverain comme celui qui décide en dernier ressort, qui décide en temps de crise, alors la souveraineté européenne siège, pour une grande partie, à Berlin et non à Paris, ou Bruxelles. Réunification, élargissement, crise de la zone euro[3], crise de l’accueil des réfugiés, et cette fois-ci peut-être crise du coronavirus : à chaque tournant important l’Allemagne sort renforcée, plus influente et plus affirmée. Ce qui assurément perturbe autant l’Europe que la relation de l’Allemagne vis-à-vis de l’Europe. Incapable d’internaliser sa nouvelle puissance comme un « hegemon bienveillant » le ferait, et en même temps incapable d’y renoncer, car elle continue de se vivre comme un petit pays dont les actions n’influencent ni l’Europe ni le monde[4].

Pour le reste du continent, cet ambivalent Deutschland Über Alles est particulièrement traumatique. Pour ses voisins Pologne, Italie, Grèce, et pour la France bien sûr. L’Allemagne est au cœur de toutes nos obsessions collectives, de nos affronts nationaux, de nos fiertés blessées[5]. Tout procès de l’Europe est en filigrane celui de l’Allemagne. Car l’Allemagne est le centre de gravité politique de l’Union mais aussi le barycentre du rapport français à l’Europe[6]. Hier Bruxelles était le cheval de Troie de la mondialisation néolibérale au service des intérêts des multinationales américaines, aujourd’hui elle serait au service de l’ordolibéralisme allemand. Malgré ses raccourcis discutables, cette thèse trouve une forme de validation empirique tant les forces économiques à l’œuvre sur le continent ont pu servir profondément les intérêts économiques allemands : l’intégration par le Mittelstand allemand de l’Europe de l’Est dans sa chaîne de production, la relative sous-évaluation de l’euro favorisant la compétitivité des exports, la fuite de capital financier et humain vers l’Allemagne pendant la crise de la zone euro réduisant les coûts de financement et augmentant les capacités productives de l’économie allemande sont autant de puissants accélérateurs de la divergence et de la domination économique allemande.

Cependant, le « couple » franco-allemand (qu’on appelle plutôt, moins romantiquement, un « partenariat » outre-Rhin) est une des figures indépassables et imposées de la politique européenne française. Depuis l’explosion du Système monétaire européen et la crise du franc, résolue grâce au concours de la Bundesbank, pour l’élite politique et administrative du pays, l’Allemagne est indépassable. En réalité, dès la signature du Traité de Maastricht et l’ordonnancement d’un système monétaire européen dont les forces gravitationnelles tournent autour du Deutsche Mark, la possibilité d’un hegemon monétaire puis politique progresse[7]. En France, d’ailleurs, la campagne référendaire de 1992 a moins tourné autour du traité que du voisin germanique. Il fallait voter « non » parce que ce nouveau géant allait dominer l’Union européenne ; il fallait voter « oui », car c’était le seul moyen de brider la puissance retrouvée d’une Allemagne enfin réunifiée.

Le traumatisme que constitue la panique bancaire française à l’été 2011 et la dégradation de la note souveraine, la fameuse perte du AAA de la France début 2012 ajoute une perception de dépendance financière au traditionnel complexe d’infériorité politique. C’est ainsi qu’on a vu le président François Hollande qui avait promis en campagne, la fleur au fusil, de renégocier le traité budgétaire (TSCG) imposé par l’Allemagne fin 2011, se coucher dès le conseil européen de juin 2012, convaincu par ses conseillers diplomatiques et par le Trésor qu’en menant ce projet à terme dans les circonstances financières fragiles du moment, il mettrait en péril le fragile équilibre diplomatique européen et la signature de la France.

On pourra pourtant tourner la question dans tous les sens, mais c’est inévitable : pour la France, plus encore que pour ses partenaires, « faire l’Europe » c’est résoudre « la question allemande ». Cette question qui sous-tend tout l’ordre européen moderne – depuis 1648 : l’Allemagne, ce danger quand elle est trop forte, car elle veut étendre son espace vital de l’Atlantique à l’Oural. L’Allemagne, ce danger quand elle est trop faible, car le vide géopolitique qui se creuse au cœur du continent devient vite un vortex mortel où s’engouffrent les forces concurrentes de ses voisins. L’Europe ne peut se penser sans elle, et l’Allemagne ne peut se penser hors de l’Europe[8].

Ce problème politique européen que constitue l’Allemagne représente un obstacle majeur sur le chemin de l’intégration politique du continent car il nourrit un sentiment de défiance à l’encontre des institutions européennes considérées désormais comme le masque hypocrite derrière lequel l’hegemon allemand[9] qui ne dit pas son nom impose au reste du continent ses préférences politiques[10]. C’est la raison pour laquelle l’attaque en règle de la Cour Constitutionnelle allemande contre la Cour de justice de l’Union européenne et la remise en cause de la prééminence du droit européen sur les ordres juridiques nationaux est si fondamentale. Ce qui se joue n’est pas que l’impression diffuse d’une Europe allemande, mais une Cour Constitutionnelle dictant aux autres son ordre juridique – et par là même, l’ordre politique qu’elle sous-tend.

Comprendre le problème européen de l’Allemagne

Mais pour résoudre la question allemande, il faut chercher à comprendre ici non plus le problème allemand de l’Europe que l’on dénonce facilement à Varsovie, Paris ou à Rome, mais aussi le problème que constitue l’Europe pour l’Allemagne – et le traiter avec sérieux. On entend souvent reprocher à Berlin son amnésie : l’annulation de la dette de 1953, d’une part, sans cesse prise en exemple par l’ancien Premier ministre grec Alexis Tsipras ; ou encore, la CECA, qui servit autant à créer les premières solidarités continentales qu’à blanchir le trésor de guerre des Krupps et autres financiers du parti nazi.

Évidemment, l’Europe est une façon pour l’Allemagne de porter et de s’affranchir de son Fardeau de la mémoire[11]. Prisonnière du continent, l’Allemagne se raccroche à l’Union européenne pour la rédemption de son passé sanglant. Son opinion publique et sa classe politique font profession de foi européenne en permanence et plébiscitent quotidiennement la sacralité de l’axe franco-allemand. Mais derrière le sentiment omniprésent d’en faire beaucoup pour l’Europe – trop disent justement les électeurs de son extrême droite, l’AfD – l’Allemagne en réalité n’accepte globalement plus pour autant que ce travail mémoriel se fasse au prix de ses intérêts économiques ou de la représentation qu’elle en a. Elle développe ainsi une forme grandissante de patriotisme économique et constitutionnel[12] érigé en modèle pour l’Union européenne. Celui-ci s’affirme aujourd’hui suffisamment pour qu’il ne soit plus possible de l’éluder. L’intégration européenne n’est plus un projet politique neutre – mais une projection de puissance, ce que soulignait Ulrich Beck dans son essai Non à l’Europe allemande[13].

Il est ainsi frappant de constater que le SPD par la voix des ministres des Affaires étrangères et des Finances[14], comme la CDU[15], continue de promouvoir un modèle d’intégration dans lequel le Bundestag est de fait un parlement primus inter pares. La longévité d’Angela Merkel à la tête de la chancellerie allemande fausse quelque peu la perspective. Mais si l’on peut toujours spéculer sur ce qu’eût été l’attitude d’un Helmut Kohl, bien plus sensible aux enjeux de la solidarité européenne que son héritière[16], il faut souligner que les trois grandes familles politiques allemandes ont désormais toutes participé à l’exercice du pouvoir pendant ces quinze dernières années et ont ainsi contribué à la formation d’un consensus transpartisan sur le statu quo – contesté presque uniquement par l’AfD pour qui la sortie de l’Allemagne, sinon de l’UE, au moins de l’euro, est une réelle option politique.

Pourtant, malgré la réussite de sa réunification permise par l’Union, malgré la réunification du continent et l’ouverture à l’Est, aboutissement d’une Ostpolitik transformée en véritable stratégie industrielle et économique, malgré son succès à imposer ses réponses à la crise de la zone euro dont elle est sortie formidablement renforcée dans sa domination du continent, l’Allemagne fédérale, moteur et modèle du fédéralisme européen est néanmoins en proie aux doutes[17]. Ces doutes sont de plusieurs ordres et traversent l’élite politique et la société. Ils doivent être compris et traités aussi sérieusement que possible par les partenaires de Berlin.

Ils sont démocratiques d’abord. L’échec du projet de Traité Constitutionnel pour l’Europe en 2005, dans un pays marqué par ce que Habermas appelle le « patriotisme constitutionnel »[18], a été vécu comme un choc violent et une forme incompréhensible de trahison du projet commun par la France. Le Traité de Lisbonne qui l’a suivi a été jugé, y compris par la Cour Constitutionnelle allemande[19], comme insuffisant au regard de l’exigence de démocratisation des institutions européennes. Ce que la Cour conclut notamment sur la nature faiblement démocratique du Parlement européen[20], à cause de la sous-représentation de certains pays, est un des fondements aujourd’hui de la réticence allemande vers un plus grand transfert de souveraineté et de moyens financiers au niveau européen.

Ce scepticisme a alimenté, mais a aussi été instrumentalisé pour encourager, le développement, notamment pendant la crise de la zone euro, d’une gouvernance de plus en plus inter-gouvernementale ; à la fois pour limiter les engagements financiers allemands et  assurer le contrôle parlementaire du Bundestag, considéré comme l’unique source de légitimité démocratique. Le dernier jugement de la Cour Constitutionnelle[21] s’inscrit dans cette tradition. Mais il pose une question fondamentale sur les limites démocratiques d’une architecture politique qui interdit dans le droit les transferts et la solidarité budgétaire alors qu’ils sont indispensables au bon fonctionnement et à la survie de l’édifice.

Toute la question est cependant de savoir si les juges constitutionnels sont de bonne foi et souhaitent forcer un changement des Traités et une démocratisation de l’UE capable d’établir les fondements d’une fédération en construction. Ou est-ce que selon eux, l’Union serait simplement destinée à rester un groupe d’États souverains ayant transféré par un traité de droit public international quelques compétences à des institutions communes ? Ce sujet reste fondamentalement non-tranché en Allemagne (mais en réalité il ne l’est pas plus en France ni ailleurs en Europe).

Ils sont financiers ensuite. Car la crise de la zone euro a mis à nu l’incohérence fondamentale du Traité de Maastricht. Le compromis qui en sous-tend la logique est celui d’une architecture bancale, acceptée par la France pour convaincre une Allemagne rétive à la monnaie unique, qui repose sur l’absence de solidarité budgétaire – dont les Allemands n’étaient prêts à parler qu’à l’issue de l’intégration politique et de la convergence économique selon la « thèse du couronnement » chère à la Bundesbank. Or, la crise a révélé que malgré cet accord de façade, la solidarité budgétaire (la très redoutée Transferunion) s’avérait inévitable et qu’elle adviendrait sous une forme ou sous une autre : la grande peur allemande de se retrouver financièrement responsable pour une Europe sur laquelle elle n’a aucune prise. Toute la stratégie de l’Allemagne, partagée par l’ensemble de sa classe politique est donc double : « limiter la facture » et maximiser le contrôle exercé sur la politique économique des États membres débiteurs, pour limiter les risques contingents. Cette logique est parfaitement défendable dans le cas d’un créancier inquiet, mais elle crée une spirale politique européenne destructrice dont l’Allemagne perçoit peu les risques politiques (montée de l’extrême droite, désaffections politiques et forces centrifuges) et de toute façon sans parvenir à s’en extraire.

C’est la raison pour laquelle aujourd’hui, à la faveur de la crise du coronavirus qui devrait pourtant mobiliser un élan de solidarité budgétaire sans équivoque, la réponse allemande, y compris à gauche, est d’imposer l’utilisation du Mécanisme européen de stabilité – permettant, le cas échéant, un contrôle politique sur les choix budgétaires du pays en échange du soutien financier. Cette logique que Jean-Claude Trichet a appelé le « fédéralisme par exception »[22] (en l’endossant de fait et en se posant de fait en allié de cette stratégie) répond à l’angoisse financière allemande mais sème les graines d’une crise politique profonde. Elle est aidée dans cette démarche par la faiblesse financière chronique des pays du Sud qui ne peuvent durablement s’y opposer et par le manque de constance et les démissions en France, qui a à nouveau capitulé et abandonné en rase campagne ses partenaires de coalition aux négociations de mars-avril à l’Eurogroupe[23].

Enfin, l’Allemagne souffre d’une angoisse stratégique dont l’intégration européenne est un accélérateur. En effet, le développement d’une plus forte intégration européenne dans le domaine militaire est source d’inquiétude outre-Rhin car elle conduit à mettre en question deux tabous profondément ancrés dans l’identité allemande d’après-guerre. Le premier est celui d’une Allemagne largement démilitarisée de fait et d’une diplomatie profondément non-interventionniste ; le second est celui d’une garantie de protection américaine qui autorisait l’Allemagne à se comporter comme une grande Suisse largement non-alignée. Cette position a été remise en cause à deux reprises : lors de la guerre des Balkans et lors de la guerre en Irak, mais sans conséquence géopolitique majeure. Aujourd’hui, le retour d’une politique russe agressive et surtout le désengagement américain forcent Berlin à repenser profondément son positionnement vis-à-vis de l’usage de l’outil militaire et de son inscription dans un cadre européen.

Il ne faut pas sous-estimer ni le bouleversement que constituerait cette rupture avec la tutelle américaine ni les inquiétudes légitimes associées à l’entrée dans une coopération militaire renforcée avec des pays comme la France à l’interventionnisme vif, notamment dans le périmètre mouvant de son pré-carré colonial. C’est d’ailleurs la clause d’intégration des défenses nationales qui a constitué la plus grosse concession allemande aux insistances françaises, lors de la signature du traité d’Aix-la-Chapelle en 2019. Néanmoins, la dernière décision du gouvernement allemand de s’engager dans un programme d’achat de chasseurs F18 Américains pour rester au sein de la garantie nucléaire américaine est ici révélatrice de cette incapacité à dépasser un réflexe que tous les cercles dirigeants savent pourtant non seulement anachronique mais aussi potentiellement dangereux.

La profondeur de ces plis de la politique allemande rend malheureusement peu crédible l’espoir qu’un simple changement de gouvernement ou de majorité en Allemagne bousculerait les dispositions profondes de ce qui est graduellement devenu l’Empire du milieu de l’Europe. En réalité, même les Verts allemands ont montré notamment lors des brèves négociations de coalition à l’automne 2017 qu’ils auraient probablement sacrifié une grande part de leur agenda européen à la faveur de leurs priorités climatiques. Et que dire, par exemple, de leurs réticences à endosser un Buy European Act, de peur des représailles commerciales qui pèseraient sur les exportations allemandes ?

Plutôt que de constater l’impasse et se retrancher dans les stéréotypes culturels et d’abandonner la bataille politique, il faut s’attacher à résoudre « la question allemande » par la politique, justement. Cette réponse exige un mélange de dialogue avec la société civile et politique allemande pour l’ancrer dans une dimension transnationale et l’aider à dépasser les angoisses légitimes que l’intégration européenne peut provoquer ou accentuer ; mais aussi parfois une confrontation rugueuse sur la base de coalitions capables d’établir un rapport de force. Il faut accepter que l’Europe, la communauté politique européenne, se construise dans le désaccord autant que dans l’accord franco-allemand.

L’indispensable transnationalisation de la politique

Le dépassement et le contournement du blocage allemand est souhaitable, y compris du point de vue de l’Allemagne. Les signaux faibles d’une intégration politique transnationale progressent et rendent ce contournement possible. C’est l’un des enseignements importants de la dernière élection au Parlement européen en 2019, où s’est confirmée la dynamique décennale d’une européanisation de nos scènes politiques domestiques[24]. Participation en hausse et enjeux transnationaux, ce regain d’intérêt pour l’exercice démocratique continental doit beaucoup aux « affreux » du récit européen dont les efforts pour fabriquer de l’opinion publique européenne sont constants. Comme dans les meilleurs succès d’Hollywood, ce sont les méchants qui font les héros. Et les crises. Le style de l’Europe, c’est celui d’une histoire en marche[25].

Depuis dix ans, les étapes successives de la crise de la zone euro ont fortement contribué à cette prise de conscience continentale de notre interdépendance politique. Jamais un vote du Bundestag, un arrêt d’une Cour Suprême allemande, la formation d’un gouvernement en Finlande ou un référendum en Grèce n’avaient pu avoir autant de conséquences sur le cours de nos vies politiques nationales – et trouvé autant d’échos dans les pages de nos journaux, même si les médias grand public avec une perspective européenne manquent encore cruellement.

On peut donc considérer aussi que cette crise sanitaire, derrière ses dysfonctionnements institutionnels et le spectacle désolant des coordinations nationales ratées, a aussi paradoxalement ravivé la dynamique de l’émergence d’une opinion publique européenne[26]. A coups d’adresses directes aux opinions publiques et de prise à partie mutuelle en dehors des obscurs huis clos de négociations diplomatiques, les dirigeants européens se mettent – un peu – à faire de la politique à l’échelle continentale[27].

Ça a été le cas par exemple d’Emmanuel Macron qui, après avoir systématiquement enfermé sa politique européenne dans la dynamique stérile du couple franco-allemand, et dans un tango syncopé avec la chancelière, a fini par accepter la nécessité de coalitions de circonstances. Une première tentative de contournement de l’obstacle allemand avait été mise sur pied lors du Sommet de Sibiu (9 mai 2019) avec l’alliance de la Belgique, le Danemark, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, l’Espagne et la Suède pour exiger des engagements forts en matière de transition écologique. En quelques semaines cette coalition imposait largement son agenda au reste de l’Union, malgré les réticences de Berlin. Ce fut de nouveau le cas au Conseil européen du 26 mars 2020, quand une coalition de neuf États Membres, mêlant habilement pays du Nord et du Sud (France, Italie, Grèce, Espagne, Portugal, Slovénie, Belgique, Luxembourg et Irlande), dirigeants politiques de droite comme de gauche, s’est constituée pour proposer une réponse plus solidaire face à la crise du coronavirus et tenter d’avancer vers l’émission d’une dette commune.

Mais ce qui s’est réveillé à la faveur de la crise du COVID et aurait pu constituer une véritable nouvelle stratégie européenne n’était qu’une humeur passagère. Quelques jours plus tard, lors de l’Eurogroupe du 29 mars, cette coalition se disloquait et le ministre des Finances français (qui s’était toujours opposé à l’idée de cette coalition et encore davantage à l’idée qu’elle pourrait constituer une avant-garde capable d’avancer) reprenait son rôle de meilleur partenaire de l’Allemagne pour forcer un compromis desservant les intérêts italiens (membre de la coalition). Malgré cela, le Président français réaffirmait les objectifs de la coalition et envisageait même d’organiser, faute d’unanimité, la solidarité et l’émission de dette commune avec cette avant-garde. Finalement, dans son interview au Financial Times du 16 avril 2020, annonçant le « moment historique » que constituait cette crise, toute référence à la coalition et à ses objectifs avait disparu[28]. Le refus d’endosser formellement et publiquement les propositions faites par l’Espagne rompait l’unité de la coalition au Conseil qui, fidèle à ses pratiques diplomatiques, camouflait les désaccords profonds qui le traversaient en demandant une nouvelle proposition à la Commission.

Faire de la politique transnationale exigerait en outre d’arrêter de déguiser les désaccords sous le langage diplomatique. Par exemple lorsque deux ministres des Finances, le néerlandais Wopke Hoekstra et l’italien Roberto Gualtieri, les deux principaux adversaires qui s’affrontent à l’Eurogroupe du 7 avril 2020, reviennent dans leur capitale respective et expliquent, l’un que toute conditionnalité dans l’utilisation du MES est abandonnée, l’autre qu’elle est maintenue. Le problème, c’est qu’ils ont tous les deux raisons. Comme le répètent régulièrement les éditorialistes critiques comme Wolfgang Munchau : le travail des diplomates européens est de trouver les mots qui permettent à chacun d’interpréter le message en sa faveur. Bruno Le Maire lui-même le confirme : « il n’y a pas de bon accord sans bonne ambiguïté constructive ». Or faire de la politique ce n’est pourtant pas diplomatiquement sauver la face des uns et des autres. C’est poser clairement le rapport de force et le résoudre sans faux-semblants.

Il ne faut pas s’y résigner : ce défilement systématique n’est pas consubstantiel au fonctionnement européen et n’est en rien inévitable. Il est le signe d’une incapacité à « lire », interpréter et mobiliser les évolutions des sociétés européennes, leurs débats comme leurs affects. Pourtant au niveau du débat public[29], comme au niveau de l’opinion, « contrairement à ce que tout le monde pense, l’opinion allemande ne s’oppose pas aux coronabonds »[30]. En somme, ce lâche défilement qui provoque la paralysie est surtout le résultat d’une absence de réelle théorie du changement européen, et de la concentration sur une politique « diplomatique », au mépris de la politique transnationale pourtant seule capable de faire bouger les opinions, les lignes et les rapports de force en Europe.

Ce sont pourtant ces moyens et méthodes que les forces de désintégration européenne utilisent avec talent. Une affiche de campagne figurant Marine Le Pen et Matteo Salvini ensemble, sous le slogan « Partout en Europe, nos idées arrivent au pouvoir » l’illustre à merveille. Mais on pourrait citer aussi les liens très forts entre un parti politique régional, la CSU bavaroise, et le parti de Viktor Orban au pouvoir en Hongrie, dont les décisions en faveur de l’industrie automobile allemande, et en particulier Audi, siégeant en Bavière, sont évidentes et documentées. Il est un autre exemple de politique transnationale fort efficace : créée en février 2018 par les ministres des Finances du Danemark, de l’Estonie, de la Finlande, de l’Irlande, de la Lettonie, de la Lituanie, des Pays-Bas et de la Suède, la « Nouvelle ligue hanséatique » est un groupe de pays membres de l’Union européenne prônant davantage de conservatisme budgétaire au sein des institutions européennes. Cet alignement politique dépasse les seuls intérêts communs au sein de la zone euro, puisque la ligue en accueille deux non-membres et un pays, l’Irlande, qui fut pourtant en son temps soumise à la fameuse Troïka et aux mêmes types de programmes d’ajustement que la Grèce. Ce qui est intéressant, c’est que cette coalition repose en fait sur une convergence très évidente des opinions publiques des pays en question lorsqu’il s’agit des questions monétaires, de budget européen ou d’attitude vis à vis des pays du sud. Et on en retrouve les lignes de solidarité politique sur tous ces grands sujets.

Faire de la politique transnationale est la clef du changement européen. Cela repose sur une action multidimensionnelle qui se base sur la construction d’alliances constantes et mouvantes. C’est une forme d’engagement mutuel des sociétés civiles de part et d’autre des frontières nationales et culturelles. Et elle est déjà à l’œuvre partout, façonnant le continent pour le meilleur, comme les mouvements de défense de l’environnement, et pour le pire, comme les milices xénophobes et racistes, voire les lobbyistes bruxellois.

Ce n’est donc pas seulement constituer des coalitions au Conseil et au Parlement européen, construire des partis politiques européens ou attendre l’émergence, enfin, de listes transnationales aux prochaines élections européennes. Certes, un parti à dimension européenne permettrait plus facilement de mener le changement, mais ces structures restent pour le moment des coalitions de forces politiques nationales soumises aux aléas des trajectoires domestiques.

***

« Le confort en politique, c’est de s’opposer à outrance à un pouvoir qu’on ne pourra jamais renverser » aurait dit un membre de l’opposition républicaine impuissante devant la résilience du second empire de Louis-Napoléon Bonaparte. Avec cette énième crise européenne, sanitaire et économique, on sent poindre, au sein de la gauche française, cet espoir de voir l’histoire faire ce qu’ils n’ont pas le courage d’assumer et la capacité de mettre en œuvre : l’effondrement de l’édifice qu’on ne peut pas renverser soi-même mais qu’on ne peut se résoudre à quitter. Peut-être que le covid19 sera à l’UE ce que Sedan a été à l’Empire.

La mobilisation de la politique transnationale peut faire consensus pour tous les déçus de l’Union européenne qui ont cependant conscience de nos interindépendances. Elle peut rassembler d’un côté les « souverainistes internationalistes », ceux qui pensent que la Nation reste l’échelon indépassable de la démocratie[31] et de l’exercice de la souveraineté ; elle servira alors à huiler les rouages d’une coopération dont les contours et les méthodes restent néanmoins à inventer. Et d’un autre côté, elle est incontournable pour ceux qui pensent, qu’une société politique, démocratique et solidaire à l’échelle continentale est non seulement possible mais aussi désirable.

Après tout, il a fallu plus d’un siècle pour que les valeurs proclamées par la révolution française trouvent leur concrétisation dans la construction d’une communauté politique autonome, capable de mourir dans les tranchées pour elle. Si le chemin pris par la construction européenne est évidemment différent de celui de la création d’une communauté politique nationale, les enjeux sont pourtant comparables : il s’agit de construire une communauté politique. C’est à dire de fabriquer de la solidarité entre des individus pour qui elle n’est pas nécessairement naturelle.

Ce que révèle une fois encore cette crise sanitaire est connu : que l’on croie dans la nature indépassable de l’État-nation ou non, nous sommes arrivés à un niveau d’interdépendances inégalé dans l’histoire du continent, mais nous n’avons toujours pas l’affectio societatis, les institutions, la perspective et la culture politique nécessaires pour organiser le niveau de solidarité que ces interdépendances économiques, écologiques et sociales exigent. Le choix devant lequel nous sommes est donc soit de réduire radicalement les interdépendances, soit d’augmenter la solidarité[32]. Mais sortir des institutions communes, et « démondialiser », ne réduira rien de nos dépendances mutuelles dans les domaines climatiques, migratoires ou sanitaires, pour ne citer qu’eux. Face à ces défis par essence transnationaux, choisir d’augmenter la solidarité pourrait paraître le plus nécessaire et le plus souhaitable. Mais les entrepreneurs politiques transnationaux pour mettre en œuvre ces solidarités n’existent pas en nombre suffisant. Les sociaux-démocrates sont divisés et impuissants, les chrétiens-démocrates sont paralysés par leur écartèlement entre Merkel et Orban, les libéraux s’accommodent du statu quo et les écologistes sont trop faibles en quantité, et souvent en qualité.

Malgré les errements et échecs de l’UE, personne ne sait décrire un monde sans elle, ni expliquer vraiment en quoi ce monde est désirable. Et inversement, personne ne sait non plus comment penser et encore moins mettre en œuvre le programme de changement nécessaire pour faire de l’Union européenne un projet politique porteur d’espoir. Nous errons donc collectivement dans une posture politique où se mêlent dénonciation et résignation à la fois. Emmanuel Macron était sans doute le dernier homme politique français à laisser penser qu’on pouvait changer l’Europe en jouant strictement le jeu des institutions, et en s’appuyant uniquement sur le moteur historique franco-allemand. La question est de savoir si la prochaine présidence sera élue, fort de cet échec, sur notre résignation dans l’acceptation de fait du statu quo et de la mort lente du projet européen ou si au contraire nous élirons sur la base de la dénonciation, une Présidence avec le mandat de sortir de l’UE ou bien si d’ici-là, une prise de conscience s’opèrera sur les moyens d’une véritable politique transnationale.

Depuis Albert Hirschman, on considère qu’il existe trois réponses face à la défaillance d’une institution : loyalty, exit et voice. De toute évidence, si la loyauté des autorités nationales n’a pas produit l’effet escompté, la sortie des institutions en revanche ne répondra ni aux défaillances d’origine, ni aux problèmes supplémentaires qu’elle engendrerait. Il ne reste donc que l’interpellation. Mais celle-ci ne pourra se limiter au champ institutionnel et national. Pour sortir l’Europe de l’impasse, il faut de nouveau faire tomber un mur allemand. On ne le fera que par l’européanisation de l’interpellation. Par la politique transnationale.

 

[1] Cf. Gaudot, Vallée « la double impasse européenne », Le Grand Continent, 15.04.2019

[2] Stark, Hans. « De la question allemande à la question européenne », Politique étrangère, vol. printemps, no. 1, 2016, pp. 67-78.

[3] Ainsi la crise de la zone euro a été l’occasion d’une affirmation et d’une forme d’institutionnalisation du pouvoir et du véto allemand par le truchement des mécanismes d’assistance financière, European Financial Stability Facility (EFSF), puis Mécanisme Européen de Stabilité (MES), qui ont rendu permanent la nature intergouvernementale du soutien et de fait le droit de véto et le pouvoir du Bundestag dans ces opérations et dans l’organisation des programmes d’assistance. Cette centralité de l’Allemagne dans toute décision d’assistance obtenue au prix de grandes manœuvres européennes et sous la menace de marchés financiers est devenue un facteur central de blocage. Par ailleurs, dans le récit allemand, cette obstruction et ce véto de fait est devenu nécessaire pour protéger la clause éternelle – non modifiable – de la constitution allemande donnant pouvoir ultime au Bundestag en matière budgétaire.

[4] Cf cette très utile contribution, dès 2010, d’un connaisseur de ces liens entre Allemagne et esprit européen, Wolfgang Proissl : https://www.bruegel.org/2010/06/why-germany-fell-out-of-love-with-europe/

[5] Florilèges d’iconographies militantes, gravitant dans les cercles radicaux à gauche et à droite : le drapeau étoilé de l’Union européenne travesti en bannière gothique barrée d’un svastika et d’un chiffre. Le IV Reich, ou la manifestation de l’Europe allemande. Loin de l’euroscepticisme intello de la gauche radicale, ou des analyses critiques, on est dans l’accumulation des clichés culturalistes germanophobes pour mieux célébrer les autres clichés culturalistes d’un génie et d’un style français méconnus, méprisés et maltraités par le partenaire allemand… donc l’Europe. On est quasiment dans de la propagande de guerre. L’Allemagne redevient l’ennemi à craindre.

[6] Cf. Gaudot et Althoff, « Engine breakdown or power shortage. How the Franco-German engine is no longer driving Europe » , in Tremors in Europe, Green European Journal #13

[7] Voir The Europe to come, Perry Anderson dans la London Review of Books, https://www.lrb.co.uk/the-paper/v18/n02/perry-anderson/the-europe-to-come

[8] Michael Korinman, Quand l’Allemagne pensait le monde. Grandeur et décadence d’une géopolitique, Fayard, Paris, 1990.

[9]cf. Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz, « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne », LVSL

[10] Lire Wolfgang Streeck, https://www.monde-diplomatique.fr/2015/05/STREECK/52905

[11] Pierre Yves Gaudard, Le Fardeau de la mémoire : Le Deuil collectif allemand après le national-socialisme, Plon, Paris, 1997.

[12] https://www.revuepolitique.be/jurgen-habermas-et-le-patriotisme-constitutionnel/

[13] Ulrich Beck, Non à l’Europe allemande, ed. Autrement, Paris, 2013.

[14] Lettre du Ministre des Affaires étrangères sur la réponse solidaire à la crise du COVID-19 : https://www.auswaertiges-amt.de/en/newsroom/news/maas-scholz-corona/2330904

[15] Ici pour une vision plus longue, technique et juridique de l’intégration européenne sous le contrôle démocratique allemande par Christian Calliess, un juriste proche de la CDU : https://verfassungsblog.de/auf-der-suche-nach-der-europaeischen-solidaritaet-in-der-corona-krise/

[16] C’est une évidence qui confine au cliché, mais même si les deux appartiennent à la même famille politique chrétienne-démocrate qui a fait de la construction européenne une de ses priorités cardinales, tout sépare ces deux grandes figures conservatrices de la politique allemande : éduqué dans l’Allemagne rhénane et catholique le premier est un enfant de la guerre marqué par le travail de mémoire et de dénazification dont l’Europe est la sublimation, tandis que l’autre venue de l’Allemagne prussienne et protestante a été éduquée dans le régime soviétique dont l’historiographie a toujours dédouané les peuples de leur responsabilité dans la guerre en les présentant comme des victimes du nazisme allié au grand capital.

[17] « Le moment décisif dans l’affaiblissement du couple se trouve exactement dans la réponse à la grande crise financière ouverte en 2008 […] L’Allemagne d’Angela Merkel abuse de sa position dominante pour imposer à l’UE une double décision catastrophique : la gestion nationale de la crise bancaire et d’autre part l’imposition d’une austérité budgétaire destructrice. Autrement dit chacun est invité à grimper dans l’arbre de son choix pour échapper au feu, mais on souhaite bonne chance à ceux qui n’ont ni l’habileté des singes ni les ailes des oiseaux » – in Gaudot et Althoff art. cit.

[18] Habermas, « Citoyenneté et identité nationale. Réflexions sur l’avenir de l’Europe », in J. Lenoble et N. Dewandre, L’Europe au soir du siècle. Identité et démocratie, Paris, Esprit, 1992 ; et J. Habermas, « Warum braucht Europa eine Verfassung ? », Discours à l’Université de Hambourg (retranscription dans Die Zeit, 27/2001).

[19] Cf. https://www.ejiltalk.org/a-preemptive-strike-against-european-federalism-the-decision-of-the-bundesverfassungsgericht-concerning-the-treaty-of-lisbon/

[20] The Lisbon Judgment of the German Federal Constitutional Court – New Guidance on the Limits of European Integration? German Law Journal, vol. 11, no. 4, 367-390 (2010)

https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2543488

[21] https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Pressemitteilungen/EN/2020/bvg20-032.html

[22] https://www.euractiv.fr/section/avenir-de-l-ue/news/jean-claude-trichet-appelle-au-renforcement-de-l-union-monetaire/

[23] Pour une description des faux semblants de réponses économique et l’affaissement de la France lors des négociations voir Lenny Benbara https://lvsl.fr/a-lassaut-du-ciel/

[24] cf. Gaudot, «  une nouvelle marée verte ? », in Esprit, septembre 2019.

[25] https://legrandcontinent.eu/fr/2020/02/21/leurope-quon-nous-raconte/

[26] https://legrandcontinent.eu/fr/2020/04/06/la-crise-du-covid-19-ouvre-une-nouvelle-sequence-politique-europeenne/

[27] Gaudot, Vallée, art. cit.

[28] https://www.ft.com/video/96240572-7e35-4fcd-aecb-8f503d529354

[29] Johanna Luyssen, « les coronabonds fissurent le consensus allemand », Libération, 07/04/20

[30] Lucio Baccaro, Björn Bremer and Erik Neimanns, « Eveyone thinks that Germans oppose coronabonds. Our research shows how they’re wrong. », Washington Post, 20/04/2020

[31] David Djaiz, Slow démocratie: Comment maitriser la mondialisation et reprendre notre destin en main.

[32] Voir le paradoxe de la mondialisation de Dani Rodrik, https://drodrik.scholar.harvard.edu/links/globalization-paradox-nutshell

L’allégeance aux groupes dominants : la principale limite des partis « verts » européens

Business and nature © Andrew P. Allimadi

Les élections européennes de mai 2019 auraient été le théâtre d’une « vague verte », si l’on en croit la couverture médiatique qui en a été effectuée. Au-delà des manchettes de journaux, elle témoigne surtout de la recomposition du bloc néolibéral. Les principaux partis « verts » européens, bien loin d’incarner l’aspiration à une écologie populaire qui se renforce de jour en jour sur le vieux continent, se présentent comme les garants du statu quo. Refusant de remettre en cause les structures économiques et institutionnelles dominantes à l’origine du désastre environnemental, ils récoltent les suffrages traditionnellement destinés aux sociaux-démocrates.


L’écologie serait-elle devenue le supplément d’âme des classes supérieures ? Un simple rouage du système politique dominant ?

Le succès relatif des partis « verts » européens peut s’expliquer par trois facteurs. La préoccupation écologique est devenu une préoccupation politique cruciale à la faveur de l’aggravation du réchauffement climatique et de ses conséquences visibles, notamment par le biais des phénomènes climatiques extrêmes. Ils ont su s’appuyer sur des groupes sociaux en expansion, en possession d’un très fort capital culturel par le biais de diplômes. Enfin, ils ont adopté un logiciel gramscien, sortant l’écologie de la case gauche radicale où elle était enfermée, et n’hésitant pas dans certains cas – allemand et finlandais en l’occurrence – à s’adresser clairement à l’électorat de droite sensible aux thèmes écologistes. En agissant de la sorte, ils ont pu adopter une position relativement centrale et attirer un nouvel électorat. Mais ces succès peinent à cacher les limites bien plus importantes des écologistes.

Les limites à ces succès

En premier lieu, les partis écologistes se situent malgré tout massivement à gauche. Or, leur succès n’a pas entraîné une progression du bloc de gauche et, leurs progrès se sont faits essentiellement au détriment des autres partis du bloc de gauche. Leurs conquêtes indéniables d’un électorat de droite ont été contrebalancées par des pertes plus importantes de la gauche au profit de l’extrême droite.

L’Allemagne constitue un exemple éloquent de ce phénomène, où la progression des Verts  de 9.3 % aux européennes ne compense pas la baisse des sociaux-démocrates du SPD de 11.4 % et celle de 2 % de Die Linke lors de la même élection. Le gain de 7 points de la Groenlinks néerlandaise aux législatives se fait avec une perte de 19 points du parti travailliste néerlandais. Enfin, la gauche luxembourgeoise ou finlandaise reste stable mais est minoritaire depuis au moins 20 ans. L’écologie « de gauche », nouvelle sociale-démocratie naissant dans les ruines de celle-ci, mais sans modifier le rapport de force politique ?

Vers une social-écologie moins sociale que la « social-démocratie »

S’il s’agit d’une nouvelle social-démocratie, sa composition sociale n’incite pas à la défense d’une ligne de rupture avec l’ordre dominant. L’électorat des Verts allemands est jeune, féminin, mais possède surtout un fort capital culturel et un capital financier confortable. Leurs zones de faiblesse se trouvent d’ailleurs dans l’ex-RDA, nettement plus pauvre que l’ex-RFA. La situation en Thuringe, région située en ex-RDA, constitue un cas d’école. Les Verts y sont demeurés à un étiage très bas, de 5,2%, baissant même par rapport à l’élection régionale de 2014. De même, en Finlande, leur électorat est en moyenne plus éduqué que le reste de la population. Même scénario chez les Verts suédois : leur électorat est massivement étudiant et légèrement plus fort chez les cadres que chez les ouvriers. Enfin, en Belgique, leur électorat est clairement constitué de jeunes CSP favorisés, en possession d’un fort capital culturel.

Le cœur électoral des Verts est donc constitué par la nouvelle classe moyenne à fort capital culturel. Il s’agit d’un groupe social sensible à ce que Ronald Inglehart nomme les revendications « post-matérialistes », vivant dans les métropoles, bénéficiant de la mondialisation et ne se positionnant pas très à gauche sur les questions socio-économiques : en Finlande, les écologistes sont moins à gauche encore que les sociaux-démocrates. Sans parvenir à dépasser cette cloison pour se tourner vers les catégories populaires, les Verts ne pourront pas devenir un bloc électoral réellement significatif. Si l’écologie, comme préoccupation, est largement partagée, l’écologie comme déterminant électoral reste cantonné à un segment minoritaire de la population.

Une écologie néolibérale

Le projet politique des partis écologistes ne remet aucunement en cause les structures socio-économiques dominantes. Il les questionne encore moins que la social-démocratie, qui cherchait, un temps, à en redistribuer les produits aux classes populaires qu’elle représentait. Les partis écologistes n’ont pas de problème en Finlande ou au Luxembourg à participer à des gouvernements libéraux sur les questions socio-économiques, qui entretient un paradis fiscal stricto sensu dans le cas de ce dernier ; la ligne rouge étant placée sur les questions de société. Les Verts allemands suivent une pente similaire. C’est finalement un projet « progressiste » au sens du Canada de Justin Trudeau que défendent la majorité des Verts européens, qui n’a pas pour agenda des politiques publiques visant au combat contre les inégalités. Si certains crient à la trahison, on peut observer que ces partis prennent des décisions en phase avec les demandes de stabilité et de continuité de leur électorat.

Le logiciel politique des Verts souffre d’un autre problème, qui réside dans leur adhésion aveugle à l’Union européenne, perçue comme l’archétype du monde politique post-national. Les groupes sociaux soutenant les Verts y sont favorables pour les gratifications symboliques (« l’Europe, c’est la paix ») et les avantages matériels (les voyages « Erasmus » etc. ) qu’elle leur confère. Le projet libéral institutionnalisé par l’Union européenne est pourtant en contradiction fondamentale avec ce que pourrait requérir un agenda écologiste. L’impératif de relocalisation de la production nécessite pourtant une rupture radicale avec les principes mêmes de libre circulation des capitaux, des biens et des marchandises qui constituent autant de piliers de l’Union européenne. Les écologistes les plus préoccupés par les problèmes sociaux ne peuvent pas même se targuer de porter une possible réorientation de l’Union européenne, puisqu’une partie non négligeable des Verts européens sont en faveur de réformes libérales, plus spécifiquement en Europe centrale et orientale.

Des expériences gouvernementales éphémères et insignifiantes

Les exemples danois et surtout suédois montrent que l’ascension des partis écologistes est fragile. Leurs scores résistent mal à la participation à un gouvernement qui, pour ne pas s’aliéner un électorat populaire plus conservateur sur l’immigration, durcit sa politique migratoire – une perspective insupportable pour l’électorat écologiste, qui se détourne des partis qui prétendent le représenter.

En outre, leur participation gouvernementale décrédibilise leur prétention à porter le « changement » et la « modernité » – qui s’appuyait sur le fait d’être un parti étranger à la classe gouvernante traditionnelle, contrairement à la social-démocratie. Bien sûr, ce phénomène est renforcé par le fait que les électeurs peinent à voir en quoi la participation des écologistes à des gouvernement néolibéraux a contribué à verdir leur agenda. Le seul contre-exemple d’un parti écologiste parvenant à conserver sa popularité malgré une participation gouvernementale est conféré par le très riche paradis fiscal luxembourgeois, dont la richesse permet de pacifier les clivages économiques et sociaux.

Une « vague verte », mais dans quels pays ?

Une analyse fine des résultats électoraux des partis écologistes montre les limites de cette « vague verte », qui constitue essentiellement un artefact médiatique masquant la diversité des situations.

En Allemagne, la « vague verte » est incontestable. Les Verts allemands ont atteint un score de 20% aux européennes de 2019 avec plus de 7,6 millions de voix. Jusque-là, ils demeuraient cantonnés à des scores ne dépassant pas ou peu 10% aux élections nationales et surtout restants toujours inférieurs à 4 millions de voix. Ces scores s’accompagnent d’une nette progression des effectifs militants des Verts, passés de 65 000 membres en 2017 à 85 000 en 2019.

Dans les pays du Benelux, la progression de ces partis est moins forte mais elle est également incontestable. La Groenlinks néerlandaise a obtenu en 2017 le meilleur score de son histoire aux élections législatives avec 9,1 % des voix et 959 000 électeurs. Cette percée a été confirmée en 2019 par les élections provinciales où ils ont obtenu leurs meilleurs résultats. Enfin, lors des élections européennes, ils ont été proches de leur pic électoral de 1999. De même, les Verts luxembourgeois au gouvernement avec les socialistes et les libéraux depuis 2013 ont enregistré en 2018 aux législatives et en 2019 aux européennes les meilleurs scores de leur histoire en se rapprochant très fortement des libéraux et des socialistes. Les écologistes flamands ont obtenu des scores records en 2019 avec 10%. Même scénario pour les Verts wallons lors des mêmes élections provinciales, nationales et européennes. Cependant à chaque fois, cette progression ne dépasse pas le pic historique des partis « verts » dans ces pays.

Le Danemark et la Suède enregistrent du moins une stagnation, sinon une baisse. Les Verts suédois ont connu leur pic électoral en 2010 et en 2014. Mais leur participation à un gouvernement qui a durci sa politique d’asile s’est révélée insupportable pour une bonne partie de leur électorat. Leur score électoral est donc passé en 2018, de 6,8% à 4,4%. Au Danemark, la stagnation du parti écologiste à un faible score – 7,7% des voix aux dernières élections – s’accompagne d’une intégration de mesures écologiques dans le programme de ses concurrents.

On peut finalement se demander si l’intensification des bouleversements liés au changement climatique pourra permettre aux partis écologistes de surmonter ces problèmes structurels. Au contraire, elle peut se traduire par l’appropriation de l’enjeu écologiste par d’autres forces politiques surmontant ces contradictions politiques en associant les catégories populaires à un discours écologique.

 

La farce de la « solidarité européenne » à la lumière de la pandémie de Covid-19

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Malgré le triomphalisme affiché par les dirigeants français, les réunions de l’Eurogroupe du 7 et 9 avril n’ont débouché que sur un nouveau refus allemand et néerlandais d’émettre les coronabonds – titres de dettes mutualisées – ardemment souhaités par l’Italie. Lors de ses deux adresses aux Français, Emmanuel Macron a mis en exergue l’importance de répondre à la pandémie à l’échelle de l’Union européenne. Les événements de ces dernières semaines questionnent pourtant la pertinence de l’échelle continentale.


Dans le débat public, l’un des arguments majeurs des partisans d’une intégration européenne approfondie est la nécessité pour les Européens de pouvoir défendre leurs intérêts communs en constituant un bloc fort dans la mondialisation face à leurs adversaires que seraient notamment la Russie et la Chine. La pandémie de coronavirus n’a pourtant pas tardé à remettre en cause la validité de l’argument mettant constamment en exergue les prétendus intérêts communs des nations européennes.

L’échec des coronabonds et de la solidarité financière européenne

Depuis plusieurs semaines, l’Union européenne est loin de briller en matière d’allocation d’aides financières pour les États les plus touchés. Si la Commission a consenti à renoncer temporairement à ses exigences d’orthodoxie budgétaire à travers la suspension de la règle des 3% de déficit public, les réponses minimalistes de la BCE – qui se contente de renflouer une nouvelle fois les banques pour éviter un effondrement financier, sans injecter un seul euro dans l’économie réelle – sont insuffisantes pour faire face à la crise.

« Très vite, la demande d’aide financière de la part des pays les plus touchés, situés en l’occurrence dans le sud de l’Europe, s’est heurtée à l’hostilité des pays du Nord. »

Très vite, la demande d’aide financière de la part des pays les plus touchés, situés en l’occurrence dans le sud de l’Europe, s’est heurtée à l’hostilité des pays du Nord. Le projet phare porté par l’Italie, la France et l’Espagne réside dans la mutualisation des dettes européennes pour faire face à la crise sanitaire à l’aide de l’émission de bons du Trésor nommés coronabonds. Le ministre allemand de l’Économie et de l’Énergie, Peter Altmaier, n’a pas tardé à formellement refuser une telle possibilité. Il a qualifié le débat à leur sujet de « fantôme », considérant que la priorité réside dans le renforcement de la compétitivité des économies européennes. Il a été rejoint par les Pays-Bas, l’Autriche et la Finlande.

Le gouvernement allemand avait déjà refusé l’émission d’eurobonds quelques années plus tôt pour faire face à la crise économique dans la zone euro. Ces gouvernements ne veulent en aucun cas mutualiser leurs propres dettes avec celles des peuples d’Europe du Sud auxquels ils ne font nullement confiance et qu’ils accusent de laxisme budgétaire. Le ministre des Finances néerlandais Wopke Hoekstra est allé jusqu’à suggérer à la Commission européenne de mener une enquête sur le manque de marges budgétaires dans les pays les plus durement touchés par la pandémie. Cette requête a suscité l’indignation du Premier ministre portugais Antonio Costa, qui a accusé les Pays-Bas de « mesquinerie récurrente ».1

Le manque de solidarité affichée par l’Europe du Nord a provoqué un tollé en Italie. Alors que le journal Il Fatto Quotidiano titre : « Conte dit à une Europe morte d’aller se faire foutre », le quotidien La Repubblica, d’habitude de tendance europhile, parle pour sa part de « laide Europe ». Le report de deux semaines de négociations qui s’enlisent du fait de l’inertie de l’Europe du Nord, alors que l’Italie continue à compter ses morts par centaines chaque jour, est en effet un signal d’alarme pour l’UE. Même l’ancien président du Parlement européen Antonio Tajani a déclaré : « Une Europe lâche comme celle que nous avons vue hier sera emportée par le coronavirus ». Jacques Delors, l’un des pères fondateurs du projet européen, voit pour sa part ce manque de solidarité comme un « danger mortel » pour l’Union européenne. Les excuses de la présidente de la Commission européenne et les regrets du ministre néerlandais des Finances à l’égard de l’Italie arrivent un peu tard. Tout comme le journal Bild qui titre le 1er avril en italien Siamo con voi! (« Nous sommes avec vous ! »), ce qui n’a pas tardé à être étrillé par le quotidien milanais Corriere della Sera, pourtant habituellement europhile, qui a dénoncé une « page hypocrite ». Ainsi, en Allemagne, on observe une prise de conscience de certains hommes politiques comme Joschka Fischer (Verts) ou encore Sigmar Gabriel (SPD) qui déclarent redouter que l’Italie et l’Espagne ne puissent pardonner aux Allemands « pendant cent ans » un tel manque de solidarité.

Un accord médiocre résultant de l’immobilisme germano-néerlandais

Alors que l’Allemagne et les Pays-Bas sont inflexibles sur les coronabonds, ils se montrent en revanche ouverts à l’activation du Mécanisme européen de stabilité (MES). Celui-ci fournit des prêts – voués, donc, à être remboursés – dans le cadre du Pacte budgétaire européen (également connu sous le nom de TSCG). Il s’agit d’une aide conditionnée à la mise en œuvre de « réformes structurelles » supervisées par les autres États européens, à savoir des plans d’austérité qui auraient pour conséquence de diminuer encore les dépenses publiques. Cette possibilité est très mal accueillie par l’Italie qui ne souhaite aucunement être placée sous tutelle budgétaire à l’instar de la Grèce quelques années plus tôt.

« Au-delà du refus des coronabonds, le plan de 540 milliards d’euros pour l’ensemble de l’UE paraît ridicule rapporté au PIB européen – d’autant qu’il ne s’agit pas de dons, mais de prêts, qui provoqueront un endettement supplémentaire. »

Loin du triomphalisme affiché par les ministres des Finances français et allemand Bruno Le Maire et Olaf Scholz, bien peu de choses ont changé avec l’accord de l’Eurogroupe du 9 avril. L’Allemagne et les Pays-Bas campent sur leur refus des coronabonds, pourtant expressément demandés par l’Italie et l’Espagne. Les Néerlandais ont simplement renoncé à exiger des réformes structurelles en contrepartie des emprunts contractés, à condition toutefois qu’ils contribuent à financer seulement les dépenses de santé liées à la pandémie. Toute autre dépense sociale et économique qui serait réalisée à l’aide du MES pour faire face à cette crise reste donc conditionnée par la mise en œuvre de réformes austéritaires à l’avenir en Europe du Sud. Au-delà du refus des coronabonds, le plan de 540 milliards d’euros prévu pour l’ensemble de l’UE apparaît ridicule par rapport au PIB européen (16 000 milliards d’euros), d’autant qu’il ne s’agit pas de dons mais de prêts, qui provoqueront un endettement supplémentaire. Giuseppe Conte lui-même a qualifié l’accord du 9 avril de « très insuffisant ».

Alors que la Banque d’Angleterre s’apprête à financer directement le Trésor britannique, cette possibilité est exclue dans la zone euro par le carcan que constitue le traité de Lisbonne. Arborant un triomphalisme de façade, Bruxelles opte seulement pour des prêts, synonymes d’endettement et potentiellement à terme d’austérité budgétaire pour les États les plus touchés par la pandémie.

Il semble manifeste que les pays du Nord n’ont aucune envie de perdre leur statut de créanciers en chef de l’Europe, notamment l’Allemagne, terriblement réticente à toute possibilité de mutualiser son budget excédentaire avec les pays du Sud. Les intérêts nationaux allemands et néerlandais priment sur toute forme de solidarité : il n’est pas question pour eux de payer pour l’Europe du Sud. L’intransigeance sans équivoque de Berlin et de La Haye démontre une nouvelle fois le caractère onirique et irréaliste des velléités fédéralistes d’Emmanuel Macron. Il faudra vraisemblablement s’attendre à des forces centrifuges croissantes au sein de l’Union européenne entre des pays du Nord attachés avant tout à leurs intérêts nationaux d’une part, et des pays du Sud se sentant abandonnés par leurs partenaires européens d’autre part. L’accroissement historique de la défiance vis-à-vis de l’UE dans une Italie jadis europhile, mais déjà peu aidée face aux migrations méditerranéennes, est à cet égard emblématique. Enfin, le mythe d’une Allemagne europhile et modérée opposée aux « populismes » eurosceptiques du sud et de l’est de l’Europe a définitivement fait long feu.

L’aide chinoise, russe et cubaine plus spontanée que celles des autres pays européens

En matière d’aide médicale, l’Italie, épicentre de la pandémie, a également pu constater avec amertume l’effroyable inertie des institutions européennes et des États membres de l’UE. Les cures d’austérité successives imposées à l’Italie et acceptées sans vergogne par ses dirigeants successifs ont rendu le système de santé transalpin incapable de faire face à un tel afflux de malades à soigner en réanimation.2

Alors que des milliers de personnes sont décédées du coronavirus depuis février, en particulier dans le nord du pays, ce ne sont pas les pays européens qui lui ont offert leur aide en premier lieu. Dès le 12 mars, c’est la Chine qui a envoyé à l’Italie une aide de plusieurs tonnes de matériel sanitaire (masques, appareils de ventilation, etc.). Le gouverneur de Lombardie, la région la plus touchée par la pandémie, a fait appel à la Chine, à Cuba et au Venezuela suite au relatif immobilisme des autres pays européens. Plus de cinquante médecins et infirmiers cubains, qui avaient déjà lutté contre Ebola quelques années plus tôt en Afrique, sont venus porter assistance au personnel soignant lombard. Enfin, la Russie a envoyé neuf avions militaires transportant du matériel sanitaire en Italie. Cette aide n’est bien sûr pas désintéressée, Pékin et Moscou en profitant pour accroître leur influence en Italie.

« « La solidarité européenne n’existe pas. C’était un conte de fées. », a déclaré le président serbe. Pourtant candidat à l’entrée dans l’UE, il a choisi de se tourner vers la Chine. »

L’Italie n’est pas la seule à attendre indéfiniment une aide européenne qui n’arrive pas. La Commission européenne a décidé le 15 mars de limiter les exportations de matériel sanitaire, ce qui a provoqué l’ire du président de la Serbie, Aleksandar Vučić. Celui-ci a prononcé deux jours plus tard un discours acerbe fustigeant le manque de soutien octroyé à son pays, affirmant : « La solidarité européenne n’existe pas. C’était un conte de fées. ». La Serbie, pourtant candidate à l’entrée dans l’UE, choisit ainsi de se tourner vers la Chine, qui lui a fourni du matériel sanitaire et a dépêché une équipe de médecins à Belgrade. Il s’agit ici aussi pour la Chine de retenir un trop fort arrimage à l’Ouest des Balkans, dont l’influence lui est disputée par les États-Unis, l’Union européenne et la Russie.

En France également, face à la passivité des autres pays européens, quarante-cinq députés allant de la France insoumise aux Républicains ont écrit à Édouard Philippe le 22 mars pour demander l’aide de La Havane. Cinq jours plus tard, des médecins cubains ont été autorisés à entrer en Martinique, puis dans les autres départements français d’outre-mer. Dès le 18 mars, la Chine avait également fait parvenir pas moins d’un million de masques à la France.

Ce panorama peut toutefois être nuancé par plusieurs exemples de coopération intra-européenne. Plusieurs Länder allemands, à commencer par le Bade-Wurtemberg limitrophe de la France, ont répondu à l’appel à l’aide du département du Haut-Rhin, alors le plus touché de l’Hexagone par la pandémie. Ainsi, plusieurs patients alsaciens atteints du coronavirus ont été pris en charge par des hôpitaux de l’autre côté du Rhin. Le Luxembourg et les cantons suisses du Jura, de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne ont accueilli également des Français transférés dans leurs hôpitaux. Si l’initiative est bien évidemment louable, on ne peut pas à proprement parler de solidarité européenne, mais plutôt d’une solidarité transfrontalière entre des régions limitrophes. La Suisse n’est en effet pas membre de l’UE. Quant à l’accueil de patients alsaciens outre-Rhin, ce n’est pas le gouvernement fédéral de Berlin qui en a décidé ainsi, mais l’exécutif de certains Länder. Néanmoins, au fur et à mesure des jours, des patients français ont été accueillis par d’autres Länder plus éloignés comme la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, tandis que des patients italiens ont été transférés en Saxe et en Bavière.

Les masques de la discorde

Au sein même de l’Union européenne, c’est bien le repli sur soi qui prédomine. Alors que la Lombardie se trouve dans une situation sanitaire dramatique, la République tchèque s’est permis de confisquer 680 000 masques en provenance de Chine et destinés à l’Italie. Prague a plaidé la confusion et prétendu que l’aide chinoise a été confisquée par ses services douaniers par erreur. On peut néanmoins douter de la crédibilité de cette version. En effet, selon le juriste tchèque Lukáš Lev Červinka, Prague s’est sciemment approprié un matériel dont la destination prévue lui était connue. Il a envoyé à plusieurs ONG des photographies mettant en évidence la présence de drapeaux italiens et chinois estampillés sur les cartons contenant ces masques, avec une indication explicite : « aide humanitaire pour l’Italie ». Le lanceur d’alerte a qualifié ce pitoyable épisode en ces termes : « Ce n’est pas du tout un geste de politique européenne, c’est une histoire honteuse ».

« Alors que la Lombardie est dans une situation sanitaire dramatique, la République tchèque s’est permis de confisquer 680 000 masques en provenance de Chine et destinés à l’Italie. »

Mais ce lamentable épisode n’est pas le seul imbroglio diplomatique entre des pays européens qui soit lié à l’acheminement de matériel sanitaire. Le chef du département des soins de santé du Latium, Alessio D’Amato, a accusé la Pologne d’avoir saisi plus de 23 000 masques en provenance de Russie et destinés à la province du centre de l’Italie. De son côté, la région tchèque de Moravie-Silésie a accusé la Hongrie d’avoir confisqué pas moins d’un demi-million de masques en provenance d’Inde. Varsovie et Budapest ont respectivement démenti ces charges exprimées à leur encontre. Enfin, la France a mis en place des restrictions d’exportations de matériel médical qui ont occasionné la réquisition à Lyon de quatre millions de masques appartenant au groupe suédois Mölnlycke. Les trois quarts de ces masques devaient pourtant être exportés vers d’autres pays européens, notamment l’Italie et l’Espagne. Suite au haussement de ton de Stockholm à l’égard de la France, le matériel a finalement été rendu à la Suède.

Frontières, confinement : quelle coordination européenne ?

Ces querelles multiples sur l’acheminement de masques ne constituent pas le seul exemple d’absence de coordination entre pays européens. La question des fermetures de frontières est également source de désorganisation. Lors de ses allocutions aux Français, Emmanuel Macron a évoqué l’importance d’une solution européenne en ce qui concerne la fermeture des frontières pour contrer l’épidémie. Pourtant, alors qu’il prononce sa première adresse aux Français le 12 mars, il est en retard sur l’actualité. En effet, plusieurs pays tels que l’Autriche, la Slovénie, la Slovaquie ou encore la République tchèque avaient d’ores et déjà fermé au moins partiellement leurs frontières nationales. Plus tôt dans la journée du 12 mars, l’Allemagne avait mis en place des contrôles sanitaires à sa frontière en Alsace et en Moselle, sans aucune concertation avec les autorités françaises. Les différents pays font ainsi prévaloir leurs intérêts nationaux en fermant les uns après les autres leurs frontières sans grande coordination entre eux. Et pour cause : fermer uniquement les frontières extérieures de l’espace Schengen n’a pas beaucoup de sens alors que les différents États européens sont très inégalement touchés par la pandémie…

Au-delà de la désorganisation sur la question des frontières, les solutions apportées pour limiter ou endiguer la pandémie varient considérablement d’un pays à l’autre. L’Italie, l’Espagne, la France et la Belgique sont les premiers États à décréter le confinement de leur population. Néanmoins, cette mesure radicale ne séduit pas immédiatement tous les décideurs politiques dans les autres pays, en particulier en Europe du Nord. Peut-être sont-ils davantage attachés à la responsabilité individuelle et à une moindre intervention de l’État dans la vie des citoyens, et par conséquent plus réticents à choisir d’appliquer une mesure si coercitive. En tout état de cause, l’Allemagne et les Pays-Bas font preuve d’un fatalisme édifiant à l’origine de leur relatif immobilisme. Pendant une réunion du groupe CDU-CSU au Bundestag, Angela Merkel déclare ainsi que « 60 à 70% des Allemands seront infectés par le coronavirus ». Lors d’une allocution télévisée le 16 mars, le Premier ministre des Pays-Bas Mark Rutte affirme quant à lui : « La réalité est que dans le futur proche une large partie de la population néerlandaise sera infectée par le virus ».

Les Pays-Bas optent alors tout d’abord pour la stratégie dite de l’immunité collective, consistant à attendre qu’une large partie de la population soit infectée par le virus pour qu’elle soit à terme immunisée, ce qui favoriserait l’endiguement de l’épidémie. Néanmoins, cette stratégie est très controversée et peut aboutir à un bilan humain beaucoup plus lourd que si la population était confinée.3 Face aux critiques, les Pays-Bas ont fini par mettre en œuvre des mesures de distanciation sociale et fermer les écoles et restaurants, sans toutefois opter pour un confinement strict, à l’instar de l’Allemagne.

Cette absence de coordination des pays européens pour lutter contre l’épidémie peut également avoir des effets délétères à plus long terme. Si certains pays limitent plus tôt l’épidémie que ceux ayant délibérément laissé se propager le virus dans leur pays pendant des semaines, la réouverture des frontières intérieures de l’espace Schengen risque de ne pas être envisageable dans un futur proche. La relative inaction de la Suède interroge la Norvège et le Danemark voisins, alors que Copenhague amorce un déconfinement progressif et que la réouverture des frontières n’est pas à l’ordre du jour.

Les thuriféraires de la construction européenne exultent au lendemain de l’accord ambigu du 9 avril, qui n’est pourtant garant de rien de clair, si ce n’est d’un endettement accru. L’horizon des coronabonds et d’une aide massive et inconditionnelle pour l’Italie et l’Espagne semble bien loin. L’Allemagne et les Pays-Bas sont pourtant confrontés à un dilemme : suspendre leurs exigences de stricte rigueur budgétaire face à la crise sanitaire, ou bien devoir potentiellement endosser la responsabilité historique d’un déclin irrémédiable du projet européen. Cette pandémie constitue en effet un moment crucial pour l’avenir d’une Union européenne dans laquelle la discorde et les intérêts nationaux bien compris priment de manière éloquente sur toute forme de solidarité. Alors que la pandémie aurait pu être une opportunité d’entraide pour les Européens, force est de constater que Bruxelles s’enthousiasme davantage pour des négociations d’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du Nord dans l’Union européenne, qui n’aura pour conséquence que d’accroître des déséquilibres déjà insoutenables.

 

Notes :

1 L’article du Vent Se Lève intitulé « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? » détaille les déclarations polémiques des responsables politiques néerlandais sur les pays du Sud et l’hostilité de longue date de La Haye aux transferts financiers dans la zone euro.

2 Sur les conséquences de l’austérité budgétaire exigée par l’UE sur les systèmes de santé des pays européens, on pourra se référer à l’article du Vent Se Lève intitulé « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne ». On pourra également lire avec intérêt l’entretien de l’eurodéputé Martin Schirdewan au journal L’Humanité du 2 avril 2020. Il déclare notamment : « À 63 reprises entre 2011 et 2018, la Commission européenne a recommandé aux États membres de l’UE de privatiser certains pans du secteur de la santé ou de réduire les dépenses publiques en matière de santé. »

3 Pour plus d’informations sur la stratégie dite de « l’immunité collective », on pourra se référer à la vidéo du Vent Se Lève intitulée « Face au coronavirus : l’immunité collective, une stratégie mortelle ».

Le doux rêve d’une « défense européenne » indépendante de l’OTAN

ABC News (Crédits)

Par sa déclaration faite à The Economist selon laquelle l’OTAN serait en état de « mort cérébrale », Macron espérait-il provoquer chez les nations européennes un sursaut destiné à les libérer du protectorat américain ? La solution proposée par le président – la constitution d’une défense européenne – permet d’en douter. Il continue d’entretenir l’illusion d’une défense qui pourrait être instituée dans le cadre de l’Union européenne, elle-même supposément autonome de l’OTAN ; il fait fi de l’état de dépendance économique et géostratégique dans lequel se trouve la construction européenne à l’égard du grand frère américain. Les récentes sanctions des États-Unis contre l’embryonnaire gazoduc Nord-Stream 2, reliant l’Allemagne à la Russie, ont pourtant rappelé la permanence de la tutelle américaine…


En déclarant que l’OTAN est « en état de mort cérébrale » – un postulat déjà discutable –, Emmanuel Macron a au moins le mérite de poser la question de la fonction et de la légitimité de l’organisation. En filigrane, c’est bien le constat que l’OTAN sert avant tout les intérêts américains qui transparaît. Ce dont le président n’a cependant pas encore pris conscience, c’est la domination latente de « l’Europe, qui demeure mentalement sous tutelle américaine », comme l’expliquait Caroline Galactéros dans une interview accordée à Marianne (2).

L’illusion de l’autonomie de la défense européenne

En réalité, au-delà de la simple constatation, le président Emmanuel Macron tente de réactiver le projet de la « Défense européenne » qu’il appelle de ses vœux depuis le début de son quinquennat. En ce sens, il avait ainsi déclaré, le 6 novembre 2018 sur Europe 1 : « On ne protégera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne ». Cela impliquerait de sortir de la dépendance à l’égard du bouclier de protection des États-Unis dans laquelle la majorité des États membres de l’Union européenne est plongée. Celle-ci n’en a pas réellement la volonté. Les mots employés par le président français concernant « l’état de mort cérébrale » de l’OTAN ont été commentés de manière peu amène par d’autres dirigeants européens. En Allemagne, Angela Merkel a qualifié ladite déclaration d’Emmanuel Macron « d’intempestive », quand le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a estimé qu’elle était « dangereuse » et qu’en se comportant ainsi, le chef d’État français était « irresponsable ». Il a ajouté, dans une interview accordée au quotidien britannique Financial Times, que l’OTAN était « l’alliance la plus importante du monde en matière de protection de la liberté et de la paix ».

Les États de l’Union européenne se trouvent en effet, depuis sa fondation, dans l’incapacité de définir une menace prioritaire partagée par l’ensemble de ses membres, et d’établir une stratégie commune. Le terrorisme islamique, considéré par certains comme un ennemi commun à toute l’Europe et à même d’en unir ses membres, ne saurait à lui seule définir une géopolitique – l’antiterrorisme relevant du constabulaire plutôt que du militaire.

Philippe Leymarie qualifie l’Europe de la défense « d’armée de papier », qui se limite à une « une coordination des forces nationales et non à une stratégie de défense et de protection du continent européen », ne disposant pas « d’une force d’intervention tous azimuts, ni d’un commandement militaire opérationnel » (6). L’idée qu’il existerait une solidarité entre les membres de l’Union européenne est totalement fictive. Aucune préférence européenne n’est mise en place quant à l’achat de matériels militaires. La Belgique a ainsi décidé d’acheter des F35 américains plutôt que des Rafales français, l’Eurofighter ou le Gripen et la Pologne entend bien faire de même. Plus récemment, la Pologne a officialisé l’achat de 32 avions de combat américains.

La Cour des comptes souligne que l’Union européenne manque cruellement de « capacités réelles, clairement aptes à décourager toute menace éventuelle ». La France est le seul pays de l’UE possédant une armée opérationnelle capable de mener des opérations extérieures. La mise en place d’une défense européenne impliquerait un investissement de fonds que l’Allemagne, première puissance économique de l’Union, n’est pas prête à assumer. L’état déplorable de son armée a été révélé par un rapport parlementaire publié le 20 février 2019, dans lequel le rapporteur Hans-Peter Bartels souligne les « déficiences opérationnelles » de la Bundeswehr (4). Il a notamment révélé que ses quatorze avions de transport militaire, durant une certaine période, n’ont pas été en état de voler.

L’Union a certes pris des mesures visant à augmenter le budget de la défense européenne, le Parlement européen ayant en ce sens validé la création du Fonds européen de la défense doté de 13 milliards d’euros ; il existe aussi un fonds pour améliorer la mobilité militaire qui représente 6,5 milliards d’euros et d’autres projets. Néanmoins, comme le souligne Philippe Leymarie dans son article publié dans le Monde diplomatique, « la plupart de ces projets n’existent encore que sur le papier ». La Cour des comptes de l’Union européenne estime qu’une armée européenne nécessiterait la réunion de plusieurs éléments décisifs (des forces permanentes financées par un budget commun, une chaîne de commandement…), ce qui impliquerait « transférer des droits souverains du niveau national à celui, supranational, de l’UE, ce à quoi s’opposent plusieurs États membres ».

S’il est facile de déclarer que l’OTAN est en état de « mort cérébral », il est moins aisé d’expliquer comment remplacer le soutien logistique qu’apporte l’organisation à l’armée française dans ses opérations extérieures. Emmanuel Macron affiche volontiers une posture gaullienne, mais le général De Gaulle, à la différence du marcheur, n’a eu de cesse de tout mettre en oeuvre pour que la France ne soit pas en situation de dépendance vis-à-vis des États-Unis – dotant l’armée française des moyens nécessaires pour mener des opérations sans le soutien des États-Unis. Aujourd’hui, le budget de la défense de la France est insuffisant et nécessiterait une augmentation importante à hauteur de 3 % ou 4 % du PIB pour être indépendant du complexe militaro-industriel américain.

Les Européens n’étant pas prêts à revenir sur le protectorat américain, l’Europe de la défense ne pourrait qu’être un supplétif de l’OTAN.

L’OTAN comme instrument du protectorat américain

L’OTAN sert principalement à maintenir le continent européen dans un état de dépendance vis-à-vis des États-Unis. L’Allemagne et d’autres États membres de l’Union européenne excluent expressément l’idée d’abandonner l’OTAN qui est une pierre angulaire dans la politique de sécurité et de défense de l’Union. L’article 42 du traité sur l’Union européenne subordonne la politique étrangère et de sécurité européenne à l’organisation atlantique, et la majorité des États membres ne sont pas prêts à renoncer à la protection américaine et craignent un désengagement américain du contient européen, en particulier les pays baltes qui voient la Russie comme une menace imminente.

Ainsi, l’Europe de la défense ne saurait être autre chose qu’une filiale européenne intégrée dans l’OTAN. Pour Caroline Galactéros, l’Europe « a peur de devoir penser et plus encore se penser par elle-même », Pascal Boniface poussant l’analyse jusqu’au maintien d’une « dépendance heureuse » de l’Union européenne vis-à-vis des États-Unis. En effet, comme le souligne le rapport des sénateurs Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret, « le rôle de l’UE dans le domaine de la défense a donc été conçu dès le départ comme complémentaire et, pourrait-on même dire, subsidiaire de celui de l’OTAN, afin d’éviter les duplications inutiles ».

Déjà, dans les années 1950, la CED avait révélé « l’incapacité des États d’Europe occidentale à concevoir un système de défense indépendant des États-Unis », confiait Robert Marjolin dans ses mémoires. Le lien transatlantique constitue un pilier de l’élaboration de la défense européenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; les États-Unis, via l’OTAN, ont été les principaux acteurs de la sécurité et de la paix sur le continent. Les États européens se retrouvent aujourd’hui enfermés dans une double dépendance, une première économique et une autre géostratégique. Du fait de la prédominance des États-Unis sur la scène économique mondiale permise par la suprématie du dollar et l’extraterritorialité de leur droit, les Européens sont contraints de s’aligner sur les décisions géopolitiques américaines ; ce fut le cas avec l’embargo iranien et l’échec de la mise en place de l’Instex par les Européens afin de le contourner.

Cet état de subordination a été gravé dans le marbre d’accords commerciaux, qui ont modelé la géoéconomie européenne en fonction de l’agenda géostratégique américain. L’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), ouvert en 2005 et visant à acheminer le pétrole de la mer Caspienne à la mer Méditerranée, en passant par l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, en est un exemple paradigmatique. Derrière ce projet d’oléoduc, au-delà de garantir la sécurité énergétique du continent, se cache la volonté américaine d’isoler encore davantage la Russie. Il vise à contourner le territoire russe et, par la même occasion, le territoire iranien, tout deux étant les mieux situés pour faire transiter le pétrole de la mer Caspienne. Le tracé de l’oléoduc BTC aurait pu passer par l’Arménie, mais cet État est relativement proche de la Russie. De ce fait, la solution a été de le faire passer par la Géorgie, hostile à Moscou et allié des américains. Les pipelines représentent des projets stratégiques qui sont essentiels aux intérêts de sécurité nationale des États-Unis. Cette perspective est liée à la situation géostratégique du Caucase du Sud. Le contrôle de cette région relève d’une importance stratégique : elle est un passage entre l’Union européenne, la Russie, l’Asie centrale et le Moyen-Orient.

Il s’agit également d’un couloir unique reliant le bassin de la Caspienne à la mer Noire, et sert de voie de transport clé pour l’approvisionnement énergétique de la Caspienne vers les marchés occidentaux. La région offre la possibilité d’un accès direct pour le déploiement des forces occidentales au Moyen-Orient et en Asie centrale. À cet égard, les projets de pipelines ont ouvert de nouvelles perspectives pour une implication accrue des États-Unis dans la région, tandis que l’OTAN est devenue le principal garant de la sécurité des pipelines. L’oléduc BTC, matérialisation de l’obsession antirusse, est symptomatique du modelage de l’architecture économique et énergétique européenne en fonction des réquisits américains. Les États-Unis veillent à ce que jamais les impératifs énergétiques européens ne contrecarrent cet alignement. Le projet de gazoduc Nord-Stream 2, gigantesque pipeline qui aurait alimenté l’Allemagne en gaz à partir de la Russie, constituait un défi à cet ordre des choses ; le gouvernement américain a tôt fait de répliquer, déployant un arsenal de sanctions menaçant de tuer le projet dans l’oeuf.

Pour le président Donald Trump et les États-Unis, l’OTAN représente un marché économique formidable, l’organisation servant alors d’intermédiaire pour la vente de matériel américain aux membres de l’Alliance. Quand Donald Trump demande aux membres de l’Alliance atlantique le partage du fardeau par l’augmentation de leur contribution au budget de l’OTAN, il leur enjoint en réalité d’acheter de l’équipement et des armes américains. Les calibres 7.62 (7.62 x 51) et 5.56 (5.56 x 45), qui correspondent aux normes balistiques des pays membres de l’Alliance atlantique (résolution STANAG 2310 et STANAG 4172), sont à l’origine américains et ont été imposés par les États-Unis afin qu’ils puissent s’imposer comme le leader mondial du marché de l’armement léger et de permettre à leur complexe militaro-industriel d’écouler la production de ses usines sur le marché européen. Comme le résume Pierre Conesa, « les Européens ne pèsent plus rien » au sein de l’OTAN (8), leur marge de manoeuvre étant réduite à néant et leur poids dans les décisions américaines proche de l’inexistant. Les capacités de l’OTAN sont principalement américaines ; les Européens ne diffusant aucun savoir-faire opérationnel au sein de l’Alliance, ils servent principalement de vache à lait.

En quête d’un nouvel ennemi, l’Alliance atlantique, dans sa déclaration finale du sommet qui s’est tenu le 3 et 4 décembre derniers, se dit prêt à « relever le défi chinois » et la « menace » que représenteraient « les actions agressives » de la Russie. L’Alliance sert alors à maintenir un glacis aux bases américaines en cas de conflit avec la Russie, scénario militairement désastreux, où la France et les autres États européens seront entraînés bon gré mal gré par ce tropisme antirusse. De surcroît, suite à l’escalade irano-américaine qui a entraîné la mort du général iranien Qassem Soleimani, Donald Trump appelle l’OTAN à « contribuer davantage » à la stabilité du Moyen-Orient. Au lieu de dénoncer cet assassinat extraterritorial et la violation du droit international, Emmanuel Macron a appellé l’Iran à éviter toute « escalade militaire susceptible d’aggraver » l’instabilité régionale, réaffirmant « son entière solidarité avec les alliés » et, ce faisant, continuant comme ses prédécesseurs à s’aligner sur la diplomatie américaine.

Emmanuel Macron, en déclarant l’OTAN en état de mort cérébrale, ouvre un débat crucial ; il le referme aussitôt en posant la constitution d’une défense européenne comme seule alternative. Refusant de mettre sur la table la question d’une sortie de l’OTAN ou de son commandement intégré, il démontre que son opposition à l’ordre géopolitique dominé par les États-Unis ne s’étend pas au-delà de ses déclarations publiques.

 

 

1 : Pascal Boniface, Requiem pour le monde occidental, Editions EYROLLES, 2019

2 : Macron et l’OTAN : “L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine”, par Caroline Galactéros : https://www.marianne.net/debattons/entretiens/macron-et-l-otan-l-europe-demeure-mentalement-sous-tutelle-americaine 

3 : Réflexions sur l’Europe puissance, Lionel Larqué et Julien Lusson :   https://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-5-page-209.htm

3 :  L’armée allemande est dans un état déplorable, selon un rapport, François d’Alançon : https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Larmee-allemande-etat-deplorable-selon-rapport-2018-02-21-1200915493:

4 : Rapport de la Cour des comptes de l’Union européenne sur la défense européenne : https://www.eca.europa.eu/Lists/ECADocuments/REW19_09/REW_EU-defence_FR.pdf

5: Europe de la défense, une armée de papier par Philippe Leymarie : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/LEYMARIE/60026 :

6 : Défense européenne : le défi de l’autonomie stratégique, par les sénateurs Le Gleut et Conway-Mouret   : http://www.senat.fr/rap/r18-626/r18-626_mono.html

7: “Mort cérébrale” de l’OTAN selon Macron : “Les Européens n’y pèsent plus rien”, confirme Pierre Conesa : https://www.marianne.net/monde/mort-cerebrale-de-l-otan-selon-macron-les-europeens-n-y-pesent-plus-rien-confirme-pierre

Crédits de l’image d’en-tête : ABC News

 

 

Congrès du SPD : dernière chance pour la social-démocratie ?

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Norbert Walter-Borjans et Saskia Esken, ont pris la direction du SPD après avoir battu Olaf Scholz en 2019, pour finalement l’introniser candidat un an plus tard ©Olaf Kosinsky

Mirage ou véritable oasis progressiste dans le long désert de la social-démocratie allemande ? La victoire de l’aile gauche du SPD au sein du parti pourrait déstabiliser l’inamovible chancelière Angela Merkel et sa grande coalition. A moins que les grands discours ne vaillent que le temps que sèche l’encre qui aura servi à les écrire…


La troisième grande coalition entre les conservateurs de la CDU et les sociaux-démocrates du SPD pourrait bien être la dernière. Ces alliances entre les deux grands Volkspartei de centre-droit et de centre-gauche ont constitué le ciment de plus de 15 ans de règne d’Angela Merkel. Elles ont aussi vidé le SPD de sa capacité à représenter une alternative, ce qui s’est traduit par un effondrement de 35% à 20% des voix entre 2005 et 2017. C’est pour tenter de mettre fin à cette longue et désespérante agonie que les adhérents du SPD ont élu un bînome de direction plus à gauche et contre l’establishment du parti.

Le premier choc remonte au 26 mai 2019 : le SPD obtient moins de 16 % des voix aux élections européennes et son score est quasiment divisé par deux par rapport à 2014. Pire encore, pour la première fois de son histoire les 20,5 % obtenus par les Verts le relèguent sur la troisième marche du podium. Andrea Nahles doit démissionner de ses fonctions de présidente du SPD qu’elle n’occupait que depuis avril 2018 suite à l’entrée du SPD dans la Grande Coalition.

Pour la remplacer et relancer le parti, le SPD décide d’organiser un vote des adhérents plutôt qu’une désignation par les cadres du parti. Le passage à une présidence par binôme paritaire comme le faisaient déjà La Gauche (Die Linke) et les Verts est aussi décidé. Les 425 000 membres du SPD (dont la moitié ont plus de 60 ans) doivent donc départager en deux tours les six binômes en lice pour la direction du parti.

“Pour la première fois de son histoire, les 20,5 % obtenus par les Verts le relègue [Le SPD] sur la troisième marche du podium”

Un choix historique

53 % des adhérents participent au premier tour de vote et les résultats sont très éclatés, chaque binôme obtenant entre 10 et 22 % des suffrages. Pour autant, les deux binômes accédant au second tour offrent un choix clair aux adhérents. D’un côté, Olaf Scholz et sa colistière Klara Geywitz, Le premier est ministre des finances de la Grande Coalition et défenseur du « Schwarze Null » (le zéro noir), mécanisme constitutionnel qui interdit un déficit supérieur à 0,35 % du PIB. De l’autre, Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans, des inconnus de la scène politique nationale. La première est députée, spécialiste des nouvelles technologies et a affirmé à plusieurs reprises que la Grande Coalition n’a « pas d’avenir ». Le second est surnommé le « Robin des Bois des contribuables » pour sa lutte contre l’évasion fiscale lorsqu’il était ministre des finances de Rhénanie-du-Nord-Westphalie (le plus grand Land allemand) voire le « Bernie Sanders de Cologne ».

54 % des adhérents participent au second tour de vote que Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans remportent avec 53 % des voix alors que la quasi-intégralité des potentats du SPD soutenait leurs adversaires. Ces résultats ont été avalisés par le congrès du SPD tenu du 6 au 8 décembre à Berlin. Norbert Walter-Borjans y a obtenu 89,2 % des voix des délégués et Saskia Esken, 75,9 %.

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Olaf Schoz et Klara Geywitz, les candidats défaits de l’appareil du SPD ©Olaf Kosinsky

Alors, ce congrès tourné « vers un temps nouveau », la volonté d’un « sursaut » et la modernisation du logo du SPD a-t-il amené le vent de transformation que l’élection de Jeremy Corbyn en 2015 avait fait souffler au Labour ?

La bataille du SPD

Il faut d’abord nuancer la radicalité du nouveau binôme de direction. Il ne s’est jamais prononcé ouvertement pour la sortie du SPD de la Grande Coalition et a seulement émis des critiques fortes (comme les remarques de Saskia Esken sur son absence d’avenir) mais « réalistes ». En 2013, au début de la Grande Coalition, les deux partis avaient obtenus 67,2 % des voix. En 2017, ils n’en obtiennent plus que 53,4 % et Martin Schulz, ancien président du parlement européen et tête de liste du SPD, annonce le passage du parti dans l’opposition. L’échec des négociations entre la CDU, les libéraux du FDP et les Verts amène la direction du SPD à retourner sa veste et à continuer la Grande Coalition début 2018. A peine un an plus tard, celle-ci ne rassemble déjà plus que 44,7 % des suffrages lors des élections européennes.

“A peine un an plus tard, celle-ci [La Grande coaliton] ne rassemble déjà plus que 44,7 % des suffrages lors des élections européennes”

C’est encore pire pour les prochaines élections fédérales prévues en 2021. Les sondages voient la Grande coalition tomber entre 40 et 43 % des suffrages et la CDU comme le SPD réaliseraient leur pire score historique. Les Verts captent l’essentiel des voix perdues et réalisent une percée fulgurante dans l’Ouest de l’Allemagne tandis que l’AfD continue de progresser à l’Est quoi que plus lentement. Dans l’état actuel des choses, non seulement la Grande Coalition ne pourrait pas être reconduite mais le SPD pourrait être relégué à la 3e voire la 4e place derrière les Verts et l’AfD.

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Kevin Kühnert, chef des Jusos, vice-président du SPD et nouvel homme fort du parti ©Martin Kraft

C’est dans ce contexte extrêmement difficile que Norbert Walter-Borjans et Saskia Esken ont pris la direction du parti. N’étant pas des figures nationales du SPD, ils n’ont derrière eux ni courant structuré, ni militants organisés ni soutiens fidèles. Leur seul point d’appui est Kevin Kühnert, chef des Jeunes Socialistes (Jusos), élu vice-président du parti lors du congrès et considéré par de nombreux observateurs comme le véritable nouvel homme fort du parti. Face à eux se dressent l’ensemble des ministres et des députés du parti, hostiles à un changement clair de direction et à une remise en cause de la Grande Coalition.

Au Royaume-Uni, Jeremy Corbyn avait remporté ses deux élection à la présidence du Labour avec 60 % des voix, un afflux de nouveaux membres et un enthousiasme certain. En Allemagne, Norbert Walter-Borjans et Saskia Esken n’ont obtenu que 53 % des voix dans un parti dont les militants se sont peu renouvelés. Surtout, le Labour est la principale formation d’opposition au Royaume-Uni alors que le SPD est membre du gouvernement et que les Verts se sont positionnés comme le parti d’opposition le plus dynamique, enlevant au SPD son monopole sur le centre-gauche. Au moment où le bilan de quatre ans de corbynisme fait apparaître tous les obstacles qui lui ont été imposés par l’appareil du Labour, on voit que la tâche qui attend les nouveaux dirigeants du SPD est titanesque.

L’inévitable bataille interne que va devoir mener la direction au sein du parti est parfaitement illustrée par la composition de la direction élargie du SPD. Trois vice-présidents devaient être élus par le congrès, leur nombre a été porté à cinq pour éviter des choix difficiles. Klara Geywitz, la colistière d’Olaf Scholz, Hubertus Heil, ministre du travail et soutien d’Olaf Scholz ainsi que Anke Rehlinger, ministre de l’économie de la Sarre et favorable à la Grande Coalition ont été élus vice-présidents. L’aile gauche est représentée par Kevin Kühnert et Serpil Midyatli, restauratrice et dauphine de Ralf Steigner, figure de l’aile gauche exclue de la direction élargie pour ses désaccords avec Kevin Kühnert. Celle-ci compte un total de dix membres (en comptant les vice-présidents) et est partagée à parts égales entre l’aile gauche et l’aile droite du SPD.

Un congrès de changement et de compromis

Dans l’ensemble, le congrès a été marqué par un rééquilibrage vers la gauche du programme et des personnels du SPD mais aussi par des compromis du duo de direction avec l’aile droite. Un certain nombre de dirigeants ont ainsi été reconduits, notamment le secrétaire général du parti Lars Klingbeil, en raison de leur relative expérience dans un parti en renouvellement permanent depuis deux ans et suite à des accords entre les deux courants dominants du parti.

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Hubertus Heil, ministre du travail, vice-président du SPD, figure la plus importante de l’aile droite depuis la défaite d’Olaf Scholz ©Sandro Halank

Sur le plan programmatique, les délégués ont adopté à l’unanimité un nouveau concept d’État social en rupture avec le programme de Gerhard Schröder (mais en réalité fruit d’un compromis entre les différents courants initié par la direction précédente), le chancelier allemand issu du SPD et figure du tournant néolibéral de la social-démocratie européenne. La mesure emblématique de celui-ci, l’allocation Hartz IV est un équivalent du RSA : elle garantit un minimum d’existence de 424€ par mois mais assorti « d’obligations de coopération » (pour plus de détail voir ici) qui peuvent donner lieu à des sanctions notamment financières. Le tribunal constitutionnel allemand a récemment interdit les coupes financières supérieures à 30 % du montant de l’allocation. S’inscrivant dans cette dynamique, le SPD est allé plus loin lors de ce congrès en votant pour une transformation de Hartz IV en « revenu citoyen » (Bürgergeld). Cela signifierait la fin des contrôles sur le patrimoine et la taille des appartements des bénéficiaires pendant les deux premières années même si le document voté mentionne la nécessité que les manquements ne restent pas sans conséquences, sans plus de précisions. De nombreux appels à supprimer complètement les sanctions ont eu lieu mais Hubertus Heil a appelé à ne pas céder aux deux « extrêmes » que seraient l’absence de solidarité et l’absence de contrôle.

Le congrès a ainsi voté un certain nombre d’avancées négociées par des compromis avec l’aile droite. Ainsi, plutôt que des « négociations », le congrès a appelé à ouvrir des « discussions » au sein de la Grande Coalition pour ne pas brusquer l’aile droite du SPD. Discussions pour lesquelles aucune ligne rouge n’a été fixée, officiellement car les lignes rouges sont de mauvaises stratégies de négociation mais aussi car l’aile droite n’a pas de volonté réelle de renégocier les termes de la Grande Coalition. De plus, la présidente de la CDU avait fermement rejeté la perspective de rouvrir le contrat de coalition. Perspective, c’est aussi le mot déterminant dans l’adoption par le SPD de la « perspective d’un SMIC horaire à 12€ ».

“Plutôt que des « négociations », le congrès a appelé à ouvrir des « discussions » au sein de la Grande Coalition pour ne pas brusquer l’aile droite du SPD”

Le SMIC allemand a été instauré en 2014 à un montant horaire de 8,50€, cinq ans plus tard, il est de 9,19€. Son montant évolue chaque année sur la base du pourcentage d’évolution des salaires prévu par les conventions collectives et il peut être réévalué par un comité composé d’économistes et de représentants syndicaux et patronaux mais ces derniers disposent d’une minorité de blocage. Cette faible évolution du SMIC a même mécontenté l’aile employée de la CDU qui a obtenu le vote lors du congrès du parti d’une révision des règles fixant le montant du SMIC. C’est ici que le terme de « perspective » d’un SMIC à 12€/h est important car il permet un compromis entre le SPD et la CDU. Des règles d’évolution pour un SMIC plus favorable pourraient être adoptées et permettraient d’arriver, à un horizon plus ou moins lointain, à un montant horaire de 12€. Cette option écarterait l’hypothèse d’une intervention politique pour faire augmenter le salaire minimum, une idée qui donne de l’urticaire aux dirigeants de la CDU. Notons enfin que selon les chiffres du gouvernement lui-même, il faut un salaire horaire de 12,63€ pour vivre au dessus du minimum vieillesse lorsque l’on atteint l’âge de la retraite après 45 ans de cotisations.

Un accord est sans doute également envisageable sur la demande du SPD d’une hausse des investissements notamment dans le numérique et la lutte contre le changement climatique. Le SPD attribue la responsabilité du manque chronique d’investissement public en Allemagne au « Schwarze Null » et à l’austérité budgétaire qui l’accompagne mais pour la CDU, le problème vient du manque de projets et d’une administration pas assez efficace. La plupart des observateurs politiques allemands considèrent que cette question ne devrait pas constituer un point de blocage majeur.

Le SPD a adopté un certain nombre d’autres éléments programmatiques qui marquent un tournant à gauche comme un plafonnement des loyers dans les grandes villes, voire un moratoire dans celles où ces derniers connaissent une augmentation nuisible à la mixité sociale des quartiers, la construction d’un million et demi de logements sociaux sur la période 2021-2030 ou la mise en place d’un impôt sur la fortune (une proposition mise à la mode par Elizabeth Warren et Bernie Sanders sur le conseil d’économistes français). Mais ces éléments concernent davantage le futur programme électoral du SPD que les négociations qui vont s’ouvrir.

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Un nouveau logo suivi d’un changement en surface ou en profondeur ? © SPD

Le SPD et la CDU au bord de l’abîme

Ces négociations entre la CDU et le SPD constituent un enjeu majeur et une grande source de risque pour les deux partis au pouvoir. Le nouveau duo à la tête du SPD doit absolument réussir les négociations en cours et obtenir des avancées significatives s’il veut affaiblir l’aile droite en interne et récupérer son hégémonie sur le centre-gauche contestée par Les Verts.

Cette stratégie a cependant sérieusement été bouleversé ces dernières semaines. Le 5 février, un ministre-président libéral était élu en Thuringe avec le soutien de la CDU et de l’extrême-droite pour la première fois dans l’histoire de l’Allemagne moderne. Le tollé suscité a entraîné sa démission mais aussi celle d’Annegret Kramp-Karrenbauer la présidente de la CDU et dauphine d’Angela Merkel. L’essentiel des candidats à sa succession sont partisans d’un virage à droite plus ou moins prononcé du parti. Ils devront redresser un parti déboussolé, plus divisé que jamais et qui vient de subir une débâcle lors d’élections locales à Hambourg et pourrait en subir une plus terrible encore lors des nouvelles élections en Thuringe.

Les deux partis sont donc confrontés à une situation complexe car ils manquent d’une stratégie claire en dehors de la grande coalition, ne disposent pas encore de leaders “naturels” et les sondages leur annoncent de très mauvais résultats à la faveur des prochaines élections. Entre la culture de la stabilité allemande et la nécessité de récupérer leurs électeurs partis voter ailleurs, les deux partis ne peuvent ni rompre la Grande Coalition ni faire de concessions à l’autre.

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Annegret Kramp-Karrenbauer, ex-cheffe de la CDU, laisse un parti en crise, sans boussole et qui enchaîne les mauvais résultats électoraux ©Olaf Kosinsky

Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans viennent donc de prendre la présidence du SPD au pire moment de son histoire. Dans les semaines et les mois à venir, ils doivent à la fois réussir à imposer leur programme au sein du parti et obtenir des concessions significatives de la CDU sans quoi leur autorité au sein du parti serait considérablement fragilisée et les risques d’accentuer le déclin électoral des dernières années ne cesseraient de grandir.

Et quand bien même ils parviendraient à surmonter ces deux obstacles immédiats, la plus lourde des charges sera encore devant eux : bâtir un nouveau programme social-démocrate et démontrer qu’il constitue une alternative claire à ses concurrents. Pour cela, ils devront réussir à se démarquer de la CDU comme de Die Linke et des Verts mais aussi parvenir à mobiliser une nouvelle coalition électorale majoritaire qui intègre les classes populaires, les jeunes, les allemands de l’Est et les différentes générations d’immigrés. Et pour cela, le SPD devra se positionner sur des questions longtemps mises sous le tapis et pas abordées lors du congrès: la rupture avec l’ordolibéralisme dominant en Allemagne (la position du parti sur les déficits budgétaires reste floue), la stratégie face aux traités libéraux et austéritaires de l’Union Européenne, la sortie à terme du capitalisme et la possibilité d’une politique étrangère en rupture avec les Etats-Unis. Et si ils veulent avoir les moyens de leurs ambitions, il leur faudra faire accepeter au parti la possibilité d’une coalition fédérale avec les Verts et surtout Die Linke, seul moyen de former une majorité de gauche en Allemagne et qui donne de bons résultats en Thuringe comme à Berlin. En bref, du nettoyage des écuries d’Augias à la descente aux enfers, c’est une version moderne des travaux d’Hercule qui attend Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans s’ils souhaitent éviter un destin tel que ceux du Pasok grec ou du PS français et faire se lever un vent nouveau au SPD

Extrême-droite et libéraux main dans la main en Allemagne

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Björn Höcke, le leader de l’extrême-droite en Thuringe, félicite Thomas Kemmerich (de dos), premier ministre-président élu avec le soutien de l’extrême-droite en Allemagne. Cette poignée de main, pour beaucoup, symbolise l’effondrement des digues qui séparaient extrême droite et establishment © Steffen Prößdorf

Le 5 février 2020 restera marqué d’une pierre noire dans l’histoire de l’Allemagne. Ce jour-là, Thomas Kemmerich, à la tête du petit parti libéral FDP, partenaire allemand de La République En Marche, est élu ministre-président de la Thuringe. Il n’avait obtenu que 5% des suffrages lors des élections et doit sa victoire au ralliement des conservateurs de la CDU mais surtout… de l’extrême-droite de l’AfD. Un parti où foisonnent militants et dirigeants fascisants ou néo-nazis. Si la coalition est rapidement rompue, l’indignation est immédiate et massive : pour la première fois dans l’histoire de l’Allemagne moderne, des membres de l’establishment politique ont pactisé avec l’extrême-droite pour arriver au pouvoir. Un scénario qui, ailleurs dans l’Union européenne, n’a rien de novateur et commence même à se banaliser…


Pour comprendre comment, 75 ans après la chute du nazisme, l’extrême-droite a pu revenir aux portes du pouvoir en Allemagne, il est important de faire un retour sur le contexte politique de la Thuringe.

En Thuringe, les élections régionales se sont tenues le 27 octobre 2019 [LVSL y avait consacré un premier article]. Die Linke réalise deux performances en arrivant en tête d’un scrutin régional pour la première et en obtenant son meilleur résultat toutes élections confondues avec 31 % des suffrages. Ce ne fut pourtant pas la nuit historique que pouvaient espérer ses militants. En effet, dans ce Land considéré comme un bastion de la CDU où elle a longtemps tutoyé les 50 % des suffrages, c’est un autre exploit qui retient l’attention. Ce soir-là l’AfD réalise une percée monumentale à 22 % et dépasse la CDU, reléguée à la troisième place.

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Björn Höcke, tête de liste de l’AfD, incarne l’aile la plus extrémiste du parti© Sandro Halank

Le choc est massif pour de multiples raisons. Tout d’abord, la tête de liste de l’AfD, Björn Höcke est le chef de file de « Die Flügel » (l’aile), le courant le plus radical de l’AfD. A titre personnel, il est surveillé par le renseignement intérieur allemand car il « relativise le national-socialisme dans sa dimension historique » et un tribunal allemand a récemment jugé que le qualifier de « fasciste » ne relève pas de la diffamation, dans un pays où le terme est particulièrement sensible. Cela peut facilement s’expliquer par ses déclarations décrivant le mémorial de Berlin aux victimes de la Shoah comme un « monument de la honte » , réclamant « un virage à 180 degrés de la politique mémorielle de l’Allemagne » et considérant comme « un grand problème » que Hitler soit dépeint comme « l’incarnation du mal absolu ».

En plus de cette quasi-victoire d’une AfD plus proche du néo-nazisme que du national-conservatisme, c’est l’effondrement des partis traditionnels qui interpelle. A l’exception du FDP qui double son score et parvient à se hisser au-dessus du seuil de 5 % pour avoir des élus (à 5 voix près), la CDU, les sociaux-démocrates du SPD et les Verts perdent des voix. Si le recul est infime pour les Verts, la CDU s’écroule de 33 à 21 % des suffrages et le SPD continue son déclin, passant de 12 à 8 % des suffrages. Pour la première fois dans l’histoire de l’Allemagne, les quatre partis traditionnels fondés dans l’ancienne Allemagne de l’Ouest ne disposent pas d’une majorité.

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Bodo Ramelow, ex-ministre-président de Thuringe et tête de liste de Die Linke © Sandro Halank

Après ces résultats historiques, c’est un problème plus pragmatique qui va se poser dès le lendemain. La Thuringe était gouvernée jusqu’ici par une coalition dite Rot-Rot-Grün (rouge-rouge-verte), les couleurs de Die Linke, du SPD et des Verts. En 2014, cette coalition avait conduit pour la première fois en Allemagne à l’élection d’un ministre-président issu de Die Linke, Bodo Ramelow. Un événement qui avait provoqué des remous tant au sein du parti que dans le reste de la société allemande. Mais avec les élections du 27 octobre, la coalition a perdu de peu sa majorité au parlement régional.

Les hypothèses concernant la formation du prochain gouvernement ont donc stimulé l’imagination des commentateurs. La première option envisagée fut une « Grande coalition de l’Est » rassemblant Die Linke et la CDU. Souhaité par le chef local de la CDU et une partie des dirigeants de Die Linke, elle bute sur le refus de la CDU fédérale. Die Linke préfère alors reconduire une coalition minoritaire avec le SPD et les Verts qui occuperait les fonctions exécutives tandis que le vote des lois et des budgets serait le fait d’accords ponctuels avec le FDP ou la CDU.

Faire alliance avec l’extrême-droite plutôt que de laisser passer la gauche ?

En théorie, une troisième option était possible mais rejetée comme inimaginable par la plupart des commentateurs et responsables politiques : une alliance de la droite à l’extrême-droite, alliant la CDU, le FDP et l’AfD. Malgré la majorité parlementaire de cette hypothétique coalition, le travail de mémoire effectué par les Allemands sur le nazisme et le rejet massif de la collaboration avec l’AfD dans l’opinion la rendait pourtant difficilement envisageable.

Contre tous les pronostics c’est pourtant cette option qui s’impose le 5 février. Ce jour-là Bodo Ramelow décide de soumettre sa candidature au parlement avec le soutien du SPD et des Verts. Il ne dispose pas de la majorité absolue requise pour être élu lors d’un des deux premiers tours de vote. Mais le troisième tour ne demande qu’une majorité simple et, avec le soutien de ses partenaires, aucun des autres partis ne semble en mesure de faire mieux que lui.

Le vote se fait à bulletin secret et seule l’AfD présente un candidat, officiellement sans étiquette, face à Bodo Ramelow. Lors des deux premiers tours de vote, la coalition vote pour Bodo Ramelow, l’AfD pour son candidat tandis que la CDU et le FDP s’abstiennent.

Le coup de théâtre a lieu au troisièime acte lorsque Thomas Kemmerich présente sa candidature, il y a donc trois candidats en lice. Comme prévu, Bodo Ramelow obtient 44 voix mais le candidat de l’AfD n’en obtient aucune. L’ensemble des députés de l’AfD ainsi que la CDU et le FDP se sont reportés sur le FDP et Thomas Kemmerich l’emporte avec 45 voix, un cheveu au-dessus de Bodo Ramelow, devenant ainsi le premier ministre-président de l’histoire de l’Allemagne élu avec le soutien de l’extrême-droite.

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Susanne Hennig, cheffe du groupe Die Linke, jette aux pieds de Thomas Kemmerich les fleurs destinées à le féliciter ©Thüringer Landtag

La radicalisation du FDP

Thomas Kemmerich est le chef de file régional du FDP, le parti libéral allié de La République En Marche au parlement européen. Ce parti a toujours fait office de partenaire de coalition du SPD de Willy Brandt comme de la CDU d’Helmut Kohl, avant de se déporter vers la droite et de se rapprocher de la CDU lorsque les verts sont venus servir de partenaires au SPD. Le FDP avait ainsi participé à quasiment tous les gouvernements allemands jusqu’en 1998. Leur dernière expérience au sein du deuxième gouvernement Merkel entre 2009 et 2013 s’était cependant soldée par leur exclusion du parlement pour la première fois en 70 ans.

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Christian Lindner, chef du FDP depuis 2013 © Olaf Kosinsky

Leur nouveau chef, Christian Lindner dirige un parti orienté sur deux axes : un agenda régi par le libéralisme économique avec pour objectif réduire le rôle de l’État dans l’économie, de déréguler l’économie et de baisser les impôts d’une part. D’autre part, une plateforme orientée par un libéralisme sociétal en faveur de la légalisation du cannabis, des droits LGBTQ, de l’accueil des réfugiés et des migrants.

De retour au parlement en 2017 avec plus de 10 % des voix, Christian Lindner opte pour une ligne plus dure et rompt les négociations avec la CDU et les Verts, préférant « ne pas gouverner que mal gouverner ». Il maintient donc volontairement son parti dans l’opposition.

Le 5 février 2020, Thomas Kemmerich préférera « gouverner avec des fascistes que ne pas gouverner » lui reprocheront ses opposants. Ce jour-là, il fait mentir tous les pronostics en devenant ministre-président avec à peine 5 % des voix, une première dans l’histoire de l’Allemagne et le premier ministre-président issu du FDP depuis 1953.

Tout comme son allié La République En Marche en France, le FDP est d’abord un parti des zones urbaines favorisés, ce qui explique qu’il ne soit représenté dans aucun autre Land d’Allemagne de l’Est. En Thuringe même, il ne dépasse les 5 % que dans les grandes villes alors qu’il plonge à 3-4 % dans les campagnes et les villes désindustrialisés par le démantèlement de l’économie est-allemande lors de la réunification.

Cet exploit de rentrer dans le parlement d’un Land d’Allemagne de l’est, Thomas Kemmerich le doit à une campagne extrêmement à droite. Il s’y est attaqué aussi bien à Die Linke qu’il qualifie de descendant du parti communiste est-allemand qu’aux Verts en prenant position contre la construction d’éoliennes, en s’opposant à l’entrée d’un Vert au ministère de l’agriculture, en disqualifiant les manifestants pour le climat du fait de leur jeune âge et en parlant « d’hystérie climatique ». Face au malaise chez certains membres de son propre parti, il avait déclaré qu’il était clairement contre les positions libérales de gauche (comprendre : sur le changement climatique ou les migrants) dans son parti.

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“Enfin un chauve (en référence aux skin-heads) qui a écouté en cours d’histoire.” Le slogan est rapidement ressorti après le soutien de l’AfD à Thomas Kemmerich @ FDP-Landesverband Thüringen

Thomas Kemmerich était donc déjà proche de certaines positions de l’AfD, ses remarques climato-sceptiques étant parfaitement interchangeables avec celles de Björn Höcke, la tête de liste de l’extrême-droite.

Mobilisations spontanées contre l’extrême-droite et le FDP

Le moment de gloire de Thomas Kemmerich n’aura cependant pas duré longtemps. Directement dans l’hémicycle, plutôt que de lui donner le bouquet de fleur prévu pour l’intronisation du ministre-président, la représentante de Die Linke préfère le jeter à ses pieds. Dans les médias et sur les réseaux sociaux, l’image de la poignée de main entre Thomas Kemmerich et Björn Höcke circule et les déclarations d’indignation et d’opposition se multiplient.

Dans la rue, des mobilisations spontanées ont lieu en Thuringe et à Berlin à l’initiative du SDS, la branche étudiante de Die Linke, rapidement rejointe par tout ce que Berlin compte de partis et d’organisations progressistes et anti-fascistes. Près de 3000 personnes se massent ainsi le soir-même devant le siège du FDP pour crier leur rejet de l’extrême-droite et d’une manœuvre cynique et inique au cri de « honte à vous » et « un livre, une table, un cours d’histoire ». Chaque apparition d’un membre du FDP à une fenêtre est copieusement huée et relance l’énergie de la foule pacifique mais déterminée.

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“Plutôt diriger avec des fascistes que de ne pas diriger”, détournement du “plutôt ne pas gouverner que mal gouverner” de Christian Lindner à la manifesation de Berlin contre le FDP © Die Linke

Dans la sphère politique, le SPD, les Verts et Die Linke condamnent très rapidement cette alliance ; Bodo Ramelow rappelle que c’est en Thuringe que les nazis étaient entrées pour la première fois dans un gouvernement régional en 1930. La CDU fédérale a également pris ses distances et appelé à de nouvelles élections, mais elle a été désavouée par sa section de Thuringe qui les refuse. Quant au FDP, il s’est contenté de dire que si un gouvernement ne pouvait être formé, alors il faudrait se diriger vers de nouvelles élections, mais sans contester le leadership de Thomas Kemmerich.

25 heures pour s’effondrer

La ligne officielle de Christian Lindner comme de Thomas Kemmerich consiste à marteler qu’ils sont « anti-AfD et anti-Höcke » ; ce dernier n’ayant pas fait autre chose que se présenter à une élection, il ne pouvait pas savoir que l’AfD le soutiendrait. Une défense qui paraît a minima très faible au regard de l’importance de l’événement.

Bien que le FDP affirme qu’il ne signera pas d’accord de gouvernement et ne confiera aucun poste à l’AfD, la seule majorité sur laquelle il pourrait s’appuyer repose sur la CDU et l’AfD. L’hypothèse d’un accord secret a donc beaucoup circulé au milieu de l’indignation et la colère face à ce qui apparaît comme paradigmatique des manœuvres opaques, cyniques et politiciennes qui nourrissent la détestation des hommes politiques par delà les frontières.

Le 6 février, quelques heures à peine après le vote, le FDP de Thuringe a finalement désavoué son chef qui a annoncé sa démission dans la foulée ainsi que de nouvelles élections. Il devient ainsi le plus court ministre-président de l’histoire de l’Allemagne, à peine 25 heures s’étant écoulées entre son élection et l’annonce de sa démission.

Pourtant, le vendredi 7, le bureau fédéral du FDP réitérait sa confiance à Christian Lindner à la quasi-unanimité tandis que la dirigeante de la CDU Anngeret Kramp-Karrenbauer et plusieurs cadres du parti étaient contraints à la démission pour leur responsabilité dans l’élection de Kemmerich ou exclus du parti pour l’avoir soutenu.

Épiphénomène ou déclinaison allemande d’une tendance lourde européenne ?

Avec les nouvelles élections en préparation, Bodo Ramelow se prépare à retourner en campagne et les premiers sondages indiquent que la coalition Rot-Rot-Grün pourrait en tirer une large majorité, parallèle à l’effondrement de la CDU et du FDP. La débâcle qu’a constituée l’élection de Thomas Kemmerich si elle s’ajoutait à une défaite électorale pourrait enterrer pour quelques années toute velléité de coalition de la droite et des centristes avec l’extrême-droite allemande. Parenthèse refermée ? La normalisation des partis d’extrême-droite dans un nombre croissant de pays européens, et leur proximité occasionnelle avec l’establishment, semble indiquer que Thomas Kemmerich est autre chose qu’un accident.

Fort de son travail de mémoire, l’Allemagne reste hantée par l’histoire de la Seconde guerre mondiale et conserve une allergie prononcée à l’égard des manifestations de nostalgie pour les années 1930. Ce n’est pas le cas ailleurs, singulièrement en Europe du centre et de l’est, où les tabous sont tombés les uns après les autre. En Autriche, en Slovaquie ou en Finlande, l’extrême-droite multiplie ces dernières années alliances et rapprochements avec la droite libérale, mais aussi les sociaux-démocrates, aboutissant souvent à des accords pérennes.

Ils reposent sur un échange de bons procédés, qui permet aux élites politiques de faire peau neuve en incorporant une partie de leur opposition, et aux mouvements d’extrême-droite de normaliser leur image auprès de l’opinion. Les libéraux mettent au placard leurs considérations éthiques ou morales et abandonnent leur pendant “progressiste” (accueil des migrants, féminisme, droits LGBTQ…). Du côté de l’extrême-droite, les diatribes anti-européennes ou anti-néolibérales ressassées durant les congrès sont subitement tues dès lors qu’elle s’approche du pouvoir : elles sont alors réservées aux migrants, aux féministes, aux fonctionnaires ou encore aux bénéficiaires d’aides sociales. Cette alliance de libéralisme économique et d’illibéralisme social, de révérence pour l’orthodoxie économique et budgétaire imposée par l’Union européenne et d’acceptation des provocations outrancières de l’extrême droite, accouche d’un libéralisme autoritaire protéiforme qui tend à se banaliser en Europe. L’Union européenne n’y trouve rien à redire, tant que ces rapprochements ne compromettent pas le respect de ses directives – de fait, ils ne les compromettent jamais. Le soutien enthousiaste des institutions européennes au gouvernement ukrainien issu de la “Révolution” Maïdan de 2014 – quand bien même celui-ci intégrait des membres du parti néo-nazi svoboda (ex parti national-socialiste d’Ukraine)avait déjà montré, après tout, que les principes pesaient peu face aux intérêts économiques et géostratégiques…

À l’heure où, en France, Emmanuel Macron tente de partitionner le champ politique français entre “progressisme” libéral et “nationalisme” chauvin, l’expérience qu’a vécue la Thuringe, après les épisodes slovaque, ukrainien ou autrichien, met en doute la détermination de l’establishment à s’opposer à l’extrême-droite lorsque celle-ci lui permet de se maintenir au pouvoir…

Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande

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Le chancelier Konrad Adenauer et son ministre de l’économie Ludwig Erhard, principaux artisans de l’ordolibéralisme en Allemagne dans l’après-guerre ©Deutsches Bundesarchiv

“Je suis né à Fribourg. Là-bas, il y a quelque chose qui s’appelle l’école de Fribourg. Cela a un rapport avec l’ordolibéralisme. Et aussi avec Walter Eucken ». Voilà comment se présentait Wolfgang Schäuble1, ministre des Finances allemand pendant la crise de la zone euro et partisan à peine voilé d’un “Grexit” (sortie de la Grèce de la zone euro)2. Ses positions extrêmement rigides sur les règles européennes en matière de dette et de déficit sont le fruit de cette école de pensée fondée par Walter Eucken en Allemagne : l’ordolibéralisme.


Les années 1930 et la refondation du libéralisme

Entre le 26 et le 30 août 1938 se tient à Paris le Colloque Walter Lippmann à l’occasion de la publication par ce dernier de son livre La Cité Libre3. Il rassemble 26 économistes et intellectuels libéraux parmi lesquels on retrouve Alexander Rüstow, Jacques Rueff, Wilhelm Röpke, Ludwig von Mises, Raymond Aron et Friedrich Hayek. Ce colloque se donne l’ambition de refonder le libéralisme. Un manifeste adopté à l’unanimité et intitulé “l’Agenda du libéralisme” rompt avec la tradition du laisser-faire. Celui-ci reconnaît que “c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques” et attribue à ce même État la gestion d’un certain nombre d’activités4i. Ce colloque est généralement considéré comme un moment fondateur du néolibéralisme. Pourtant, il fut le théâtre de divisions entre les partisans d’une liberté maximale des entreprises et les défenseurs d’un interventionnisme étatique. La première catégorie regroupe essentiellement les industriels et l’école autrichienne autour de Friedrich Hayek5 quand les seconds appartiennent à l’ordolibéralisme allemand représenté par Wilhelm Röpke et Alexander Rüstow. Ce dernier écrira à propos de Hayek et des opposants à un État protecteur de la concurrence qu’ils « ne trouvent rien d’essentiel à critiquer ou à changer au libéralisme traditionnel »6.

Ce débat sur le rôle de l’État est le point de départ essentiel à partir duquel se structure l’ordolibéralisme. Cette école de pensée allemande va profondément revisiter la tradition économique libérale en y apportant des concepts issus du droit et de l’histoire philosophique et politique d’Outre-Rhin. Bien que méconnu du grand public en dehors du pays, l’ordolibéralisme va profondément influencer le débat politique en Allemagne puis en Europe, notamment au sein des élites administratives, juridiques et politiques.

Bien que méconnu du grand public en dehors de l’Allemagne, l’ordolibéralisme va y influencer  profondément le débat politique avant de s’exporter dans le reste de l’Europe

L’école de Fribourg, premier cercle de l’ordolibéralisme

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Timbre de 1991 en l’honneur des 100 ans de la naissance de Walter Eucken ©Deutsche Bundespost

“Ordolibéralisme” est l’appellation donnée a posteriori à « l’école de Fribourg ». Cette dernière étant constituée par trois intellectuels allemands qui se retrouvent à l’université de Fribourg en 1933 alors que les nazis arrivent au pouvoir et que la République de Weimar s’effondre. Le plus célèbre d’entre eux (et unique économiste du trio) est Walter Eucken. Détenteur de la chaire d’économie de l’université de Fribourg à partir de 1927, celui-ci s’intéresse principalement aux fondements de la pensée économiqueii. Le second est Franz Böhm, fonctionnaire au département anti-cartels du ministère de l’Économie entre 1925 et 1931. Il arrive à Fribourg pour y enseigner le droit en 1933, année où est publié son ouvrage  traitant de l’inefficacité du contrôle légal des cartelsiii. Ce livre s’avérera capital pour l’école de Fribourg. Enfin, Hans Grossmann-Doerth arrive lui aussi à Fribourg en 1933 pour y occuper la chaire de droit. Ce dernier est spécialisé dans la façon dont les grandes entreprises et les cartels créent des réglementations privées pour échapper à leurs obligations sociales (notamment le respect de la concurrence de marché)7.

Ces trois universitaires partagent une analyse commune des causes de l’échec de la République de Weimar : un pouvoir judiciaire très politisé contre les socialistes et les communistes et une industrie trop concentrée sous forme de cartels (ententes formelles entre entreprises pour contrôler un marché en limitant la concurrence). D’après eux, ces deux phénomènes ont nui à la prospérité de l’Allemagne et bloqué toute tentative de réforme économique par le pouvoir exécutif. Deux causes fondamentales qui ont engendré un manque de confiance de la population dans les institutions ainsi qu’une faiblesse économique continue qui ont marqué la République de Weimar et permis l’arrivée au pouvoir des nazis.

Ces trois universitaires sont réunis par une analyse commune des causes de l’échec de la République de Weimar: un pouvoir judiciaire très politisé contre les socialistes et les communistes et une industrie trop concentrée sous forme de cartels

À l’époque, la tradition économique allemande était dominée par un courant “historiciste” fondé sur l’analyse historique et factuelle des phénomènes économiques. Pour Eucken, les “historicistes” avaient échoué à répondre aux problèmes économiques de la République de Weimar parce que, refusant de formuler une théorie générale sur le fonctionnement de l’économie, ils avaient été incapables de s’adapter à des situations économiques qu’ils n’avaient jamais connues (crise financière mondiale de 1929, dislocation de l’étalon-or et hyperinflation notamment). Afin d’améliorer le fonctionnement de la science économique, Eucken voulait donc combiner historicisme et libéralisme dans un double mouvement : d’une part, utiliser des données historiques pour y rechercher des tendances et en déduire des lois économiques ; d’autre part, ancrer le libéralisme dans des contextes historiques et sociaux. À cette volonté de refondation économique, Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth ont ajouté leurs propres spécialités : le rôle des intérêts économiques privés dans la distorsion de la concurrence sur le marché et l’importance de la loi pour protéger cette même concurrence. L’expérience de Franz Böhm dans l’application de la loi anti-cartels au ministère de l’Économie a également constitué un apport fondamental à l’ordolibéralisme : le constat de l’inefficacité d’une loi isolée pour contrôler le pouvoir des cartels. L’application de la loi anti-cartels fut soumise à l’influence de ces même cartels sur le gouvernement afin de limiter sa portée. Mais elle se heurta aussi aux autres lois et objectifs économiques comme la politique industrielle qui entraient en contradiction avec la politique de la concurrence. C’est la recherche d’une synthèse entre libéralisme et historicisme ainsi que le travail inter-disciplinaire entre l’économie et le droit qui vont donner naissance aux concepts fondateurs de l’ordolibéralisme.

Remettre l’économie en ordre

Aux yeux de David Gerber8, “la réponse d’Eucken au besoin d’intégrer les données au sein de la théorie et de la pensée juridiques fut une méthode qu’il appela “penser en Ordre (Denken in Ordnungen)”. Cela a sans doute été sa contribution la plus importante à la pensée européenne d’après-guerre. Tel qu’il le formule, “la perception (Erkenntnis) des Ordres Économiques (Ordnungen) est la première étape vers la compréhension de la réalité économique”. L’idée de base est que derrière la complexité des données économiques se trouvent des schémas réguliers fondamentaux (des Ordres). En outre, c’est seulement à travers la reconnaissance de ces schémas que l’on peut percevoir cette complexité et comprendre les dynamiques économiques” [traduction de l’auteur].iv

«derrière la complexité des données économiques se trouvent des schémas réguliers fondamentaux (des Ordres) et  c’est seulement à travers la reconnaissance de ces schémas que l’on peut percevoir cette complexité et comprendre les dynamiques économiques»

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“Pas d’expérimentation ! Konrad Adenauer”. Dans l’après-guerre, la CDU et son chancelier Konrad Adenauer appliquent des mesures s’inscrivant dans la pensée ordolibérale © Konrad Adenauer Stiftung

L’Ordnung est un concept abstrait qui se traduit dans un contexte historique, social et économique donné dans des Wirtschaftsordnungen (Ordres Économiques). Dans l’Allemagne nazie puis dans l’après-guerre, Walter Eucken en distingue deux. En premier lieu, la “Verkehrswirtschaft” ou “économie de circulation” qui désigne le capitalisme libéral au sein duquel les décisions économiques sont prises au niveau individuel par les entreprises et les consommateurs. En second lieu, la “Zentralverwaltungswirtschaft” ou “économie dirigée” par le gouvernement selon des considérations qui ne sont pas nécessairement de nature économique. Chaque Wirtschaftsordnung possède sa propre cohérence et produit des institutions qui le renforce. Cela ne rend pas seulement les Wirtschaftsordnungen plus solides mais aussi mutuellement exclusifs. Ainsi, l’introduction d’éléments de planification au sein du capitalisme libéral ou de marchés au sein d’une économie planifiée ne doit pas produire une économie mixte. Elle doit plutôt déstabiliser le système en place et diminuer son efficacité économique.

C’est de ce concept d’Ordnung que l’ordolibéralisme va construire sa principale singularité et son plus grand apport au libéralisme: la Wirtschaftsverfassung ou “constitution économique”. Dans Wettbewerb und Monopolkampf, Franz Böhm définit la constitution économique comme “une décision globale (Gesamtentscheidung) concernant la nature (Art) et la forme du processus de coopération socio-économique” [traduction de l’auteur]v. On retrouve ici un copié-collé de la conception de la constitution exprimée par l’influent juriste allemand Carl Schmitt qui travaillera plus tard pour le régime nazi. Aux yeux des ordolibéraux, “un système économique n’advient pas naturellement, il est le produit d’un processus de décision politique et juridique” [traduction de l’auteur]vi. Or, puisque l’ordolibéralisme impose de choisir clairement une Wirtschaftsordnung, chaque société doit inscrire ce choix dans une constitution économique qui régira le système économique de la même manière que la constitution politique régit le fonctionnement des institutions.

Le droit au service du marché

Cette idée de constitution économique marque une rupture importante avec la tradition libérale classique et ce pour trois raisons. D’abord, elle renverse le principe selon lequel l’économie doit être indépendante des lois et de la politique. Au contraire, cette idée affirme que l’économie est précisément au cœur de la politique et que sa forme dépend avant tout des choix politiques effectués. Ensuite, conséquence logique de cette première rupture, le marché n’est plus considéré comme une donnée de la nature. Celui-ci est désormais vu comme une construction économique, sociale et juridique. Cela justifie donc une intervention politique forte pour bâtir des cadres économiques concurrentiels mais aussi une société de marché dont les institutions et le peuple sont formés et tournés vers la maximisation de la concurrence économique. Enfin, les ordolibéraux considèrent que pour être pleinement efficace, une économie capitaliste libérale nécessite le soutien de la population exprimé à travers la constitution économique. L’intervention du peuple dans le choix du modèle économique permet ainsi de justifier le fait que cette constitution sert à dépouiller les institutions élues au suffrage universel (notamment le Parlement) de tout pouvoir de régulation économique. L’ordolibéralisme  conçoit cette intervention uniquement comme un moment ponctuel dont le but est de faire accepter le capitalisme libéral à la population.

L’intervention du peuple dans le choix du modèle économique permet de justifier le fait que la constitution économique sert à dépouiller les institutions élues au suffrage universel, notamment le parlement, de tout pouvoir d’intervention dans l’économie

Les ordolibéraux construisent en effet une nouvelle vision de l’économie à partir de la doctrine libérale et de leur expérience des échecs de la République de Weimar. Walter Eucken théorise le concept de vollständiger Wettbewerb ou “concurrence complète” qui décrit une situation du marché dans laquelle aucune entreprise ne possède le pouvoir de contraindre les autres. Elle se distingue de la “concurrence pure et parfaite” du modèle néo-classique en ce qu’elle se concentre essentiellement sur la limitation du pouvoir des grandes entreprises. La seconde en revanche vise plutôt à atteindre un prix optimal sur le marché selon le modèle de prix néo-classique. La concurrence complète vient de la distinction théorisée par les ordolibéraux entre “concurrence de performance” (Leistungswettbewerb) et “concurrence d’empêchement” (Behinderungswettbewerb). La première désigne une situation de concurrence où les entreprises améliorent leurs produits et réduisent leurs prix pour se démarquer. La seconde correspond à une situation où une entreprise limite par différents moyens l’efficacité de ses concurrentes pour maintenir sa domination. La concurrence complète interdit donc la “concurrence d’empêchement”. Le but étant d’obliger les entreprises à se démarquer par l’innovation et à transformer la concurrence en spirale positive plutôt qu’en guerre ouverte entre entreprises.

Le rôle de la constitution économique dans ce schéma est d’inscrire un certain nombre de normes économiques comme ayant une valeur juridique supérieure à la loi. Ces normes constituent la base de l’Ordnungspolitik : l’ensemble des politiques (commerciales, sociales, monétaires ou du travail) doivent être régies par les même principes constitutifs. Pour le capitalisme libéral, Eucken inclut : la stabilité monétaire, des marchés ouverts, la propriété privée, la liberté contractuelle, la responsabilité individuelle et la cohérence politique. Au fil des travaux d’Eucken, le primat de la stabilité monétaire prendra par ailleurs une place de plus en plus importante. Une fois ces normes posées et l’Ordnungspolitik imposée aux pouvoirs exécutifs et législatifs, la science économique devrait fournir les connaissances sur la concurrence complète nécessaire pour que le législateur transforme ces normes en lois plus détaillées. L’exécutif aurait alors pour mission de mettre en action ces lois. Tout cela en ayant très peu de marges de manœuvre pour les interpréter car le pouvoir judiciaire pourrait frapper d’inconstitutionnalité tout écart vis-à-vis de la constitution économique. Qui plus est, l’ordolibéralisme promeut le développement d’entités indépendantes du pouvoir politique et composées “d’experts” dans le domaine de la concurrence comme au niveau des banques centrales. Cela interdit ainsi au gouvernement toute intervention discrétionnaire dans le processus économique. Ce sont ces concepts centraux de l’ordolibéralisme notamment autour de la stabilité et du primat de la politique monétaire qui ont influencé le traité de Maastricht, la construction de l’euro et l’indépendance de la Banque Centrale Européenne.

le pouvoir judiciaire pourrait frapper d’inconstitutionnalité tout écart vis-à-vis de la constitution économique

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Les ordolibéraux veulent en finir avec les propositions planistes en vogue dans les années 1930 ©Auteur inconnu

Pour Walter Eucken, l’objectif est d’en finir avec “l’âge des expérimentations”. Il s’agit du nom qu’il donne aux années 1920 marquées par la popularité de la rhétorique du plan et diverses formes d’interventionnisme économique sans que celles-ci ne soient nécessairement appuyées par l’expertise des économistes ou une cohérence doctrinale claire9. L’Ordnungspolitik est une traduction dans le domaine économique du Rechtsstaat ou “État fondé sur la loi”. Ce terme désigne une théorie fondé au XIXe siècle qui considérait que, face à l’inamovibilité des monarques allemands, il s’agissait de soumettre le pouvoir de ceux-ci à la loi. Cette dernière étant une garantie de neutralité et d’objectivité contre les pouvoirs discrétionnaires du souverain. La République de Weimar ayant consacré le peuple comme souverain politique, Wilhelm Röpke, un influent théoricien de l’ordolibéralisme (bien que n’appartenant pas au cercle fondateur de l’école de Fribourg) appelle à une “révolte des élites” face à la “révolte des masses” qu’il voit grandir dans l’Allemagne d’entre-deux-guerres.

L’ordolibéralisme au cœur du droit de la concurrence européen

C’est en réponse à l’échec des premières lois de contrôle des cartels en Autriche et en Allemagne que Walter Eucken, Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth ont bâti l’ordolibéralisme comme nouveau système de pensée économique et juridique. C’est donc dans le domaine des lois sur la concurrence qu’ils ont fourni leur dernier grand apport à la pensée libérale moderne. Partant du constat qu’une loi isolée au milieu de politiques aux objectifs différents ne permet pas une régulation efficace de la concurrence, ils ont établi le principe d’une constitution économique qui contraint les politiques à être en cohérence avec des principes constitutifs. Dans ce contexte, une loi sur la concurrence est le produit logique et nécessaire pour l’application effective des principes d’ouverture des marchés et de liberté contractuelle. Le second constat posé était celui de la perméabilité du pouvoir exécutif aux intérêts des grandes entreprises lorsqu’il fallait appliquer la loi anti-cartels. Les ordolibéraux affirment donc pour la première fois le principe d’une autorité indépendante régulatrice de la concurrence. Cette instance qui aurait pour seule mission d’assurer l’application de la loi sur la concurrence ne serait pas dépendante du pouvoir exécutif. Elle serait également essentiellement composée de spécialistes du droit et de l’économie ainsi que soumise à la seule surveillance du pouvoir judiciaire. Le but étant de vérifier que cette structure ne s’éloigne pas des lignes directrices tracées par la constitution économique et la loi sur la concurrence.

Cette dernière loi n’est pas une simple version européenne des antitrust laws en vigueur aux États-Unis puisqu’elle apporte de multiples innovations. En premier lieu, la loi sur la concurrence place l’application de la loi entre les mains d’une autorité indépendante. C’est une différence par rapport aux États-Unis où le pouvoir exécutif contrôle les entités en charge l’application des lois antitrust, notamment le Département de la Justice10. Ensuite, elle s’étend à un champ plus large que les trusts en interdisant toute forme d’accords entre entreprises visant à limiter la concurrence. De surcroît, elle vise à empêcher la formation de monopoles ou à casser ces derniers. Enfin, elle apporte une nouveauté fondamentale au droit de la concurrence en théorisant le principe du “comme si”. Ce principe est le suivant : lorsque qu’un monopole ne peut être démantelé (monopoles naturels ou brevets par exemple), l’entreprise en situation de monopole doit se comporter comme si elle était en situation de concurrence. C’est-à-dire que cette entreprise doit ouvrir ses produits à tous les clients ou ne pas pratiquer des prix abusifs par exemple. Ce principe fait cependant débat au sein des ordolibéraux. Certains jugeant en effet qu’il donne trop de pouvoir d’intervention à l’État dans les entreprises et qu’il est ainsi incompatible avec le refus d’intervenir dans le fonctionnement du marché. Ce dernier principe étant pourtant au cœur de la vision ordolibérale.

la loi sur la concurrence place l’application de la loi entre les mains d’une autorité indépendante alors qu’aux États-Unis le pouvoir exécutif contrôle les entités en charge de l’application des lois Antitrust

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Ludwig Erhard, ministre de l’économie en 1963 et grand artisan des politiques ordolibérales en Allemagne de l’Ouest ©Deutsches Bundesarchiv

C’est ici qu’intervient le paradoxe de l’ordolibéralisme décrit par Leonhard Miksch: “Il se peut bien que dans cette politique libérale le nombre des interventions économiques soit aussi grande que pour une politique planificatrice, mais c’est leur nature qui est différente”11. En effet, il est nécessaire que l’État intervienne partout d’abord pour pouvoir garantir la concurrence et le respect des normes de la constitution économique. Ensuite pour étendre le système de marché à l’ensemble de l’économie. Cette intervention étatique doit s’effectuer dans les domaines de l’éducation, de la famille et jusqu’au sein même des entreprises. Notons cependant un bémol : l’intervention doit se faire en aval sur les “cadres” de l’économie et de la société et jamais en amont en décidant des objectifs de production des entreprises. À la fin, c’est le marché patiemment bâti par les politiques issues de l’ordolibéralisme qui décidera de l’allocation des ressources et de la production. C’est par une métaphore célèbre que Ludwig Erhard, ministre de l’économie et chancelier de la RFA définit la politique ordolibérale : « De même que l’arbitre ne prend pas part au jeu, l’Etat se trouve exclu de l’arène. Dans tout bon match de football, il y a une constante : ce sont les règles précises qui ont présidé à ce jeu. Ce que vise ma politique libérale, c’est justement de créer les règles du jeu »12.

L’ordolibéralisme rompt donc avec le libéralisme classique en faisant du droit un outil pour limiter le pouvoir d’intervention dans l’économie. Cette limitation touche à la fois les pouvoirs politiques législatifs et exécutifs ainsi que le pouvoir économique. En inscrivant dans une constitution le modèle économique du pays, la pensée ordolibérale soumet le gouvernement au parlement et le parlement au pouvoir judiciaire. Il neutralise ainsi toute intervention a posteriori du politique dans l’économique. Le caractère radicalement intégré du modèle ordolibéral aurait pu le desservir. C’est sans compter sur le contexte de reconstruction sous la tutelle des Alliés dans l’après-guerre. Contexte qui lui permettra d’influencer largement les politiques économiques de l’Allemagne. Ainsi, sous la pression américaine, le gouvernement de la zone d’occupation ouest-allemande recrute de nombreux ordolibéraux à des postes importants. Après la fondation de la République Fédérale Allemande, ceux-ci vont rejoindre la CDU (chrétien-démocrates). Franz Böhm sera notamment député de ce parti entre 1953 et 1965. L’ordolibéralisme va conduire la RFA sur une voie profondément différente de pays comme la France ou le Royaume-Uni où des expérimentations socialistes et planistes vont largement favoriser une intervention  étatique discrétionnaire. Cette divergence radicale entre le modèle allemand et les trajectoires suivies par le reste de l’Europe occidentale irriguera par la suite les débats toujours actuels concernant les orientations économiques de l’Union Européenne.


1 François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

3 Walter Lippmann, La Cité Libre, Libraire de Médicis, 1938

5 Idem

6François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

8idem

9Voir François Denord, Aux origines du néo-libéralisme en France, Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938, Le Mouvement Social, 2001/2 (n°195)

10Pour voir l’utilisation de la loi pour servir les intérêts économiques des États-Unis par le DOJ, voir : Jean-Michel Quatrepoint, Au nom de la loi… américaine, Le Monde Diplomatique, janvier 2017

11 Cité dans Michel Foucault, La naissance de la biopolitique, Cours au collège de France, 1978-1979

12 Ludwig Erhard, La Prospérité pour tous, Plon, Paris, 1959; cité dans François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

iFrançois Denord, Aux origines du néo-libéralisme en France, Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938, Le Mouvement Social, 2001/2 (n°195) : “Sur le plan doctrinal, il se conclut par l’adoption unanime d’un manifeste, «l’Agenda du libéralisme», qui énonce plusieurs principes contraires au libéralisme classique. En premier lieu, il met en avant l’idée d’un interventionnisme juridique de l’État: «c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques». En second lieu, il élargit les attributions que la théorie classique lui concède: un État libéral «peut et doit percevoir par l’impôt une partie du revenu national et en consacrer le montant au financement collectif de: 1° La Défense nationale; 2° Les assurances sociales; 3° Les services sociaux; 4° L’enseignement; 5° La recherche scientifique». En troisième lieu, il reconnaît plus largement à l’État un droit d’intervention car: A. […] les prix du marché sont affectés par le régime de la propriété et des contrats. B. […] l’utilité maxima est un bien social, mais n’est pas nécessairement le seul qui doive être recherché. C. […] même lorsque la production est régie par le mécanisme des prix, les sacrifices qu’implique le fonctionnement du système peuvent être mis à la charge de la collectivité.” page 17 [Franz Böhm, Wettbewerb und Monopolkampf. Eine Untersuchung zur Frage des wirtschaftlichen Kampfrechts und zur Frage der rechtlichen Struktur der geltenden Wirtschaftsordnung, Carl Heymanns Verlag, 1933]

iiVoir Walter Eucken, Kapitaltheoretische Untersuchungen, Fischer, 1935

iiiFranz Böhm, Wettbewerb und Monopolkampf. Eine Untersuchung zur Frage des wirtschaftlichen Kampfrechts und zur Frage der rechtlichen Struktur der geltenden Wirtschaftsordnung, Carl Heymanns Verlag, 1933

ivTexte original : “Eucken’s response to the need to integrate facts with theory and economic with legal thought was a method he called “thinking in orders (Denken in Ordnungen).” It may have been his most distinctive and important contribution to postwar European thought. As he put it, “The perception (Erkenntnis) of economic orders (Ordnungen) is the first step in understanding economic reality”. The basic idea was that beneath the complexity of economic data were fundamental ordering patterns (orders) and that only through the recognition of these patterns could one penetrate this complexity and understand the dynamics of economic phenomena.”

vTexte original : “a comprehensive decision (Gesamtentscheidung) concerning the nature (Art) and form of the process of socioeconomic cooperation”

viTexte original : “Economic systems did not just “happen”; they were “formed” through political and legal decision-making.”

La Thuringe et le chaos à venir

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Les élections en Thuringe ont sonné un lourd revers pour l’hégémonie de la CDU d’Angela Merkel et le consensus allemand© Sven Mandel

Le 27 octobre 2019 se sont tenues les élections législatives du Land de Thuringe. Ces élections dans l’un des Land les moins peuplés d’Allemagne (2,1 millions d’habitants, à peine 2,5 % de la population allemande) auraient pu passer inaperçues. Pourtant elles pourraient aussi bien être annonciatrices d’un bouleversement de la scène politique allemande et de la fin de l’hégémonie de la CDU d’Angela Merkel.


Patience et persévérance de Die Linke

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Bernhard Vogel, premier ministre-président de la Thuringe et figure mythique de la CDU © Bundesarchiv

En 2014, les élections en Thuringe marquaient un tournant dans la politique allemande. Depuis 1990, ce Land était en effet dirigé par la CDU, l’Union Chrétienne-Démocrate de la chancelière Angela Merkel, et était vu comme l’un de ses bastions. Pourtant en 2009 la CDU a perdu la majorité absolue mais les sociaux-démocrates du SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) avaient néanmoins préféré former une alliance avec les chrétiens démocrates plutôt qu’avec la gauche radicale de Die Linke. Retournement de situation en 2014 : le SPD atteint un score historiquement bas avec 12,4 % des voix et s’allie avec Die Linke et les Verts pour créer une coalition dite Rot-Rot-Grün (rouge-rouge-verte, en référence aux couleurs des partis qui les composent).

Politiquement, ce retournement marque une rupture dans l’histoire de l’Allemagne réunifiée. Alors que des coalitions Rot-Rot-Grün auraient été envisageables dès 2009, le SPD avait préféré être le partenaire minoritaire de la CDU. En effet, même si le SPD dirigeait déjà plusieurs Länder de l’ex Allemagne de l’Est avec Die Linke comme partenaire minoritaire, la situation en Thuringe se posait différemment : en 2009 die Linke était arrivée en 2ème position et le SPD en 3ème position. Former une coalition aurait donc signifié laisser à die Linke la direction du gouvernement régional. Or ce parti est alors encore largement considéré comme un paria en raison de ses liens à l’Est avec le SED (Parti Socialiste Unifié d’Allemagne), l’ancien parti dirigeant de RDA, et en raison également de la présence d’anciens membres de la Stasi au sein du parti, notamment quatre de ses cadres en Thuringe, selon le quotidien Bild.1

[Die Linke] est alors largement considéré comme un paria en raison de ses liens à l’Est avec […] l’ancien parti dirigeant de RDA et de la présence d’anciens membres de la Stasi au sein du parti

Le 19 novembre 2014, à l’occasion de la signature du contrat de coalition Rot-Rot-Grün entre Die Linke, die Grüne, le SPD et dirigée par Die Linke, le président de la République allemande de l’époque Joachim Gauck, pasteur en Allemagne de l’Est du temps de la RDA, était d’ailleurs sorti de sa réserve politique pour s’émouvoir du fait que « pour les gens qui ont vécu en Allemagne de l’Est et qui ont mon âge, c’est difficile à accepter »2. Sous la pression du SPD et des Verts, le préambule de l’accord de coalition incluait de ce fait la phrase suivante : « Parce qu’à travers des élections non libres, la légitimation démocratique faisait structurellement défaut à l’action publique, parce que chaque droit et chaque mesure équitable pouvaient prendre fin si un petit ou un grand détenteur de pouvoir le décidait, parce que le droit et la justice n’avaient pas cours pour ceux dont le comportement n’était pas conforme au système, la RDA était en conséquence un Etat de non-droit »3. Une phrase qui avait provoqué une polémique au sein de Die Linke, notamment avec les membres issus du SED4.

Une coalition sociale-démocrate modérée

Concernant le programme politique, l’accord de coalition signé en 2014 ne prévoyait pas de grands bouleversements. Il intégrait le respect de l’équilibre budgétaire inscrit dans la constitution, l’absence de nouvelles dettes et reconnaissait la bonne gestion de l’économie par la CDU. La coalition se déclarait même favorable au TAFTA, le traité de libre-échange entre l’UE et les États-Unis (sous réserve qu’il n’attaque ni l’environnement ni les droits des travailleurs) !

Malgré tout, cet accord a donné lieu à la création de centaines de postes d’enseignants et de policiers, au remplacement d’une prime à l’éducation par la gratuité des deux premières années de crèche, au développement de l’accès à internet et à une baisse des tarifs des transports en commun pour les étudiants. L’antenne régionale de l’Office Fédéral de Protection de la Constitution, qui est le service de renseignement intérieur allemand, a aussi été fermée en raison de ses liens avec des groupes terroristes d’extrême-droite, notamment néo-nazis5, même si le gouvernement fédéral pouvait continuer à autoriser son utilisation dans des cas particuliers.

A l’heure du bilan, ce sont les éloges qui sont de mise : Le Monde juge que le gouvernement de Thuringe « cultive une image rassurante de gestionnaire pragmatique »6, la revue socialiste américaine Jacobin estime que « la coalition de Bodo a été une administration social-démocrate modérée dans le meilleur sens du terme »7 et selon TAZ, le principal quotidien de gauche allemand, le parti Die Linke en Thuringe « n’est rien d’autre qu’un parti social-démocrate, central et mainstream, tel qu’il existait autrefois dans le meilleur sens du terme dans l’ancienne République fédérale d’Allemagne – au sein du SPD. »8.

« la coalition de Bodo a été une administration social-démocrate modérée dans le meilleur sens du terme »

Le bilan de cette coalition social-démocrate modérée est aussi salué par les habitants de Thuringe. Selon un sondage effectué le jour du vote9, 70 % des sondés considèrent que Bodo Ramelow a été un bon ministre-président (dont 60 % des sympathisants de la CDU et même 26 % de ceux de l’AfD), ce qui le place presque à égalité avec le mythique Bernhard Vogel (CDU). 68 % des sondés sont aussi satisfaits du travail qu’il a effectué contre 38 % en faveur de son opposant de la CDU et 14 % pour celui de l’AfD. Enfin, 58 % des sondés sont satisfaits du gouvernement régional, soit le taux le plus élevé observé depuis le premier sondage en 1999.

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Bodo Ramelow, ministre-président de Thuringe et tête de liste de Die Linke © Sandro Halank

La modération de ce premier gouvernement régional dirigé par Die Linke peut s’expliquer par une raison simple : la Thuringe n’en était pas le principal enjeu mais cette coalition inédite devait bien plutôt avoir un rôle exemplaire pour le reste de l’Allemagne fédérale. En effet en 2013, lors des élections fédérales allemandes, une coalition entre le SPD, les Verts et Die Linke aurait disposé de 320 sièges sur les 631 du Bundestag. Pourtant le SPD avait préféré former un gouvernement avec la CDU et justifiait notamment cette décision en invoquant le manque de culture de gouvernement du parti Die Linke et son rapport ambigu à la RDA. Un gouvernement modéré et populaire en Thuringe devait donc permettre d’envisager la formation d’une coalition Rot-Rot-Grün à l’échelle fédérale après les élections de 2017, ce que les résultats ne permettront finalement pas (34% pour la CDU et 24% pour le SPD, die Linke et die Grüne réunis).

L’AfD en seconde position, le choc

Le 27 octobre 2019 lorsque les résultats de l’élection régionale en Thuringe apparaissent, les derniers espoirs de la coalition Rot-Rot-Grün s’effondrent face à la marée bleue de l’AfD. Même si Die Linke progresse de trois points et atteint son plus haut niveau historique avec 31 % des voix, ce n’est pas ce qui va faire le plus de bruit : lorsque l’AfD parvient à la 2e place en doublant son score de 2014 avec 23,4 % des voix et relègue la CDU en 3e position avec 21,7 % contre 33,5 % en 2014, c’est l’équivalent d’un tremblement de terre qui se produit.

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Björn Höcke, tête de liste de l’AfD, incarne l’aile la plus extrémiste du parti© Sandro Halank

Un résultat d’autant plus déroutant que la tête de liste de l’AfD en Thuringe, Björn Höcke, est surveillé par l’Office Fédéral de Protection de la Constitution pour « avoir relativisé le national-socialisme dans sa dimension historique »10 et avait échappé de peu à une exclusion du parti en 2017 après avoir déclaré que « le mémorial de Berlin aux victimes de la Shoah était « un monument de la honte » et réclamé « un virage à 180 degrés de la politique mémorielle de l’Allemagne », considérant comme « un grand problème » que Hitler soit dépeint comme « l’incarnation du mal absolu ». »11. Après les scores retentissants de l’AfD en Saxe et au Brandebourg, où les listes étaient menées respectivement par un membre de Pegida (mouvement anti-musulmans) et un néonazi, il est devenu évident que les figures extrémistes n’affaiblissent pas le vote pour l’AfD.

la tête de liste de l’AfD, Björn Höcke, est surveillé par l’Office Fédéral de Protection de la Constitution pour « avoir relativisé le national-socialisme dans sa dimension historique »

En dehors de la poussée de l’extrême-droite, la coalition Rot-Rot-Grün est également plombée par le recul du SPD qui avec seulement 8,2 % des voix perd 4,2 points par rapport à 2014 et celui des Verts qui perdent 0,5 points et n’obtiennent que 5,2 % des voix malgré leur dynamique nationale. De plus, les libéraux du FDP parviennent à rassembler 5 % des suffrages et se trouvent de cinq voix au dessus du seuil électoral, ce qui leur ouvre les portes d’une représentation au parlement régional. Il aura fallu attendre les résultats définitifs le 7 novembre, soit plus de dix jours après le scrutin pour être sûr de leur qualification !

Un paysage politique dispersé, à la manière d’un puzzle

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Résultat des élections en Thuringe par circonscription © Furfur

L’élection régionale de 2019 en Thuringe marque une nouvelle rupture politique historique en Allemagne. Pour la première fois, aucun des partis de l’ancienne République Fédérale Allemande (CDU, SPD, FDP et Verts) n’occupe la première place dans une élection régionale, ni même la deuxième ! Encore plus phénoménal, ces 4 partis sont minoritaires avec à peine 40,1 % des voix. Le constat est tout aussi cruel pour la Grande Coalition (SPD-CDU) qui dirige l’Allemagne mais ne rassemble lors de cette élection plus que 29,9 % des voix.

Pour la première fois, aucun des partis de l’ancienne République Fédérale Allemande (CDU, SPD, FDP et Verts) n’occupe la première place dans une élection régionale, ni même la deuxième !

L’avenir du gouvernement de Thuringe est donc bien incertain. Ni la coalition Rot-Rot-Grün ni une alliance des forces politiques de l’Ouest ne dispose d’une majorité.  La doctrine fédérale du FDP (parti libéral), « pas de gouvernement plutôt qu’un mauvais gouvernement »,  rend impossible tout accord avec la Rot-Rot-Grün tandis que le cordon sanitaire mis en place autour de l’AfD empêche toute coalition de cette dernière avec le FDP et la CDU. Il reste donc deux solutions : une Grande Coalition « de l’Est » avec Die Linke et la CDU, qu’ont appelée de leurs vœux plusieurs responsables de Die Linke, ou un gouvernement minoritaire de Die Linke.

Cette dernière hypothèse d’un gouvernement minoritaire dirigée par die Linke divise au sein de la presse allemande de gauche. D’un côté cela éviterait de voir la CDU diriger des administrations et entraînerait une re-politisation des débats en renforçant le rôle du parlement12. Mais de l’autre cette option contribuerait aussi mécaniquement à donner plus de place à l’AfD et pourrait conduire à l’adoption de lois attaquant les droits des migrants ou la protection sociale, en raison de la majorité dont disposeraient la CDU, le FDP et l’AfD13. Enfin l’importance de la stabilité politique dans la culture politique allemande ne plaide pas, elle non plus, en faveur de cette option, avec à peine dix gouvernements régionaux minoritaires en 65 ans dont un seul ayant duré plus d’un mandat. C’est donc entre les mains de la CDU que réside l’avenir du gouvernement de Thuringe.

La CDU dans la tempête

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Mike Mohring, tête de liste de la CDU en Thuringe© Sandro Halank

Or dire que celle-ci est divisée relève de l’euphémisme. En Thuringe, le secrétaire général de la CDU continue à tenir la ligne officielle de refus d’alliance avec Die Linke comme avec l’AfD. Mais dans le même temps Mike Mohring, la tête de liste aux élections, demande l’autorisation à la CDU fédérale de mener localement des négociations avec Die Linke alors que Michael Heym, vice-président du groupe de la CDU au parlement de Thuringe, appuyé par 17 élus de la CDU de Thuringe, a suggéré qu’un gouvernement minoritaire de la CDU avec le soutien extérieur de l’AfD se mette en place.

Selon le journal Der Freitag, Mike Mohring pourrait cependant chercher à jouer un jeu dangereux14. Lors de l’élection au parlement du ministre-président il pourrait récupérer les voix de l’AfD soucieuse d’éviter la réélection de Bodo Ramelow. Grâce au vote à bulletin secret, il pourrait cependant prétendre à un soutien des Verts et du SPD et obliger les autres partis à le soutenir en menaçant de devoir s’appuyer sur l’AfD.

Cette manœuvre digne des meilleurs épisodes de House of Cards est cependant peu à même de se produire. D’abord parce qu’elle supposerait qu’aucune défection n’ait lieu dans les rangs de la CDU et du FDP alors que l’AfD est un parti constitué de néonazis et autres personnalités appartenant à des courants ultra-radicaux flirtant ouvertement avec le racisme et l’antisémitisme. Ensuite parce que cette option est hautement impopulaire : 65 % des Thuringiens (et 81% des adhérents à la CDU) souhaitent que la CDU continue à exclure l’idée d’un gouvernement avec l’AfD 15. Enfin, un ministre-président de la CDU élu avec les voix de l’AfD provoquerait une onde de choc dans tout le pays alors même que la CDU est déjà fragilisée au niveau national, en plus d’être divisée sur la ligne à tenir pour retrouver un nouveau dynamisme. 

65 % des Thuringiens souhaitent que la CDU continue à exclure un gouvernement avec l’AfD dont 81 % des adhérents de la CDU

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Friedrich Merz, vieux rival d’Angela Merkel au sein de la CDU © Olaf Kosinsky

Effondrement des deux partis de gouvernement traditionnels et montée d’une AfD sans complexe qui bénéficie du renouvellement des générations : la saison des congrès qui va s’ouvrir sera particulièrement tendue. En ce qui concerne la CDU, le réveil des ambitions face à une direction fragilisée, la rivalité entre Friedrich Merz et Angela Merkel, et la question explosive de potentielles alliances avec die Linke vont agiter ce 32ème Congrès du parti. « Der Flügel » le courant radical dirigé par Björn Höcke, la tête de liste de l’AfD en Thuringe, va profiter de sa victoire pour renforcer ses positions au sein de l’AfD. Quant au SPD, ses membres ont choisi le 30 novembre dernier d’élire à sa tête des dirigeants peu favorables à la poursuite d’une Grande Coalition déjà bien fragile à mi-mandat16. Les élections régionales en Thuringe pourraient n’être qu’un épiphénomène dans un système politique stable malgré les turbulences mais elles pourraient aussi amorcer le bouleversement du système politique allemand et annoncer la fin d’une si longue stabilité.


1 Cité dans Jeunes et fiers de l’Est, Le Monde, 4 novembre 2014

2 Cité par Le Monde dans Le Baron rouge de Thuringe, le 3 décembre 2014

3 Cité par Le Monde dans L’ex-RDA, un État de non-droit ?, le 9 octobre 2014

4 idem

5 Pour avoir une idée de l’ampleur de l’impunité de la criminalité d’extrême-droite en Allemagne, voir Massimo Perinelli et Christopher Pollmann, Le non-procès de la violence néonazie, Le Monde diplomatique, juillet 2019

6 Allemagne: l’AfD en embuscade en Thuringe, le 26 octobre 2019

7 Dans Die Linke has won a battle. The far right is winning the war, Loren Balhorn, le 30 octobre 2019

8 Dans Sozis, vereint euch wieder!, Jan Feddersen, le 30 octobre 2019

10 Dans En Allemagne, nouvelle poussée de l’extrême-droite lors d’un scrutin régional, Le Monde, le 27 octobre 2019

11 idem

12 Voir notamment Ein Ort neuer Möglichkeiten, der Freitag, 27 octobre 2019

13 Für Experimente ist es zu ernst, TAZ, 30 octobre 2019

14 Glaubwürdigkeit statt taktischer Spiel, der Freitag, 1e novembre 2019

16 https://www.mediapart.fr/journal/international/011219/apres-le-vote-du-spd-lavenir-du-gouvernement-allemand-est-en-question