Pourquoi l’Europe va s’appauvrir à vitesse grand V

© Andrés Ramírez

Dans un rare accès de lucidité, le commissaire européen Josep Borrell a récemment évoqué la fin à venir de la prospérité – certes très mal répartie – de l’Europe. Dans le monde multipolaire qui se dessine, le Vieux continent ne pourra plus compter sur l’énergie bon marché issue de la Russie et les marchandises peu chères importées de Chine. La dépendance croissante à l’égard de Washington, et tous les risques qu’elle comporte, ne semble pas davantage être prise en compte par les élites politiques, qui espèrent vainement un retour à la « fin de l’histoire ». Article d’Aaron Bastani pour notre partenaire Novara Media, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Le 10 octobre dernier, Josep Borrell, vice-président de la Commission européenne, a fait une des déclarations les plus importantes de 2022. Tandis que le gouvernement britannique de Liz Truss essayait d’imiter la politique de Margaret Thatcher, et que les soutiens de l’opposition travaillistes rêvent d’un retour à 1997 (date d’une victoire écrasante de Tony Blair), il a fallu que ce soit un eurocrate qui assène quelques vérités dérangeantes.

Le constat dressé par Borrell relève de l’évidence depuis une dizaine d’années, mais la classe politique ne s’en aperçoit qu’aujourd’hui : « Notre prospérité a reposé sur une énergie bon marché en provenance de la Russie », a-t-il déclaré, avant d’ajouter : « Les bas salaires des travailleurs chinois ont fait bien plus […] pour contenir l’inflation que toutes les banques centrales réunies. » Borrel a ensuite résumé en une seule phrase lapidaire le modèle économique européen des 30 dernières années : « Notre prospérité reposait sur la Chine et la Russie – l’énergie et le marché. »

Venant d’un technocrate bruxellois, ce constat est pour le moins saisissant. Les énergies fossiles bon marché appartiennent au passé, tout comme les biens de consommations à bas prix. Ces trente dernières années, tout en devenant dépendante du gaz russe, l’Europe continentale a également bénéficié d’une faible inflation grâce à ses importations depuis la Chine, devenue l’atelier du monde. Pendant les trois décennies qui suivirent la chute du mur de Berlin, les Occidentaux aux faibles revenus pouvaient donc au moins se procurer toute une panoplie de gadgets et une énergie plutôt abordable. Désormais, cette époque est révolue.

Pendant 30 ans, la faible croissance des salaires fut compensée par une abondance soudaine de biens bon marché, en particulier de produits électroniques, ainsi que par l’expansion du crédit.

Au Royaume-Uni, cette période, qui s’étend des années 1990 à la pandémie de Covid-19, fut déterminante pour le phénomène politique que fut le blairisme – qui relevait davantage d’une chance historique que des compétences du New Labour ou de la Banque d’Angleterre. Ainsi, la faible croissance des salaires fut compensée par une abondance soudaine de biens bon marché, en particulier de produits électroniques, ainsi que par l’expansion du crédit. Dans la terminologie marxiste, ce système économique mondialisé et reposant de plus en plus sur la dette était la base économique qui permettait la superstructure de la « fin de l’histoire » (pour les marxistes, la superstructure désigne les institutions politiques et l’idéologie d’une époque, qui est déterminée par des rapports de production, appelés “la base”, ndlr). Si des thinks tanks ou des universitaires avaient déjà annoncé la fin de cette époque, le fait qu’un homme d’Etat à la tête de l’UE finisse par le reconnaître acte la mort définitive de cette ère.

Les mauvaises nouvelles ne s’arrêtent pas là, car Borrell a ensuite souligné combien l’Europe continentale avait délégué sa défense aux États-Unis. La sécurité énergétique de l’Europe est un autre motif d’inquiétude, Borrell précisant également que le fait d’être moins dépendant des énergies fossiles russes ne devrait pas induire une plus grande subordination à Washington. « Que se passerait-il demain si les États-Unis, avec un nouveau président, décidaient d’être moins favorables aux Européens ? ». « On imagine aisément la situation dans laquelle notre dépendance excessive au GNL (gaz naturel liquéfié) importé des États-Unis poserait également un problème majeur. » Pour les atlantistes, c’est une question capitale : est-il souhaitable de remettre notre destin entre les mains d’un Donald Trump ou d’un Ron DeSantis (gouverneur républicain de Floride, fervent soutien de Donald Trump et potentiel candidat en 2024, ndlr) ? Veut-on qu’un individu comme Mike Pompeo décide si l’Europe peut ou non se chauffer ? Dépendre d’une puissance étrangère aussi profondément divisée n’est pas sans risques.

Borrell a également insisté sur les défis politiques, à la fois internes et externes, auxquels l’Europe est confrontée. À l’intérieur, le danger vient de la progression continue de l’extrême droite, de Giorgia Meloni en Italie à Viktor Orban en Hongrie en passant par le parti Vox en Espagne. A rebours du discours bruxellois classique, il faut d’ailleurs souligner que Borrell n’a pas attribué ce phénomène à l’influence de puissances étrangères perfides, déclarant que la popularité de tels partis correspondent  « au choix du peuple » et non à « l’imposition d’un quelconque pouvoir ». Des propos qui visaient clairement le centre de l’échiquier politique, qui tend à être de plus en plus complotiste, voyant partout la main de Moscou. Si l’extrême-droite gagne du terrain, c’est bien parce que les crises sociales et économiques ne sont pas résolues, et non à cause des usines à trolls de Saint-Pétersbourg – quand bien même l’intelligentsia libérale voudrait qu’il en soit autrement.

À l’extérieur, l’Europe est confrontée à la montée du nationalisme radical et de formes d’impérialisme dignes du xixe siècle, parfois jusqu’à l’annexion. Cela ne se limite pas à la Russie, qui après avoir annexé la Crimée en 2014 vient de s’emparer de territoires dans l’est de l’Ukraine, mais aussi de l’occupation turque dans le nord de la Syrie – un territoire que le ministre de l’Intérieur turc Süleyman Soylu a déclaré en 2019 comme « faisant partie de la patrie turque ». Ankara a également menacé d’envahir les îles grecques de la mer Égée. Le déclin de la superpuissance américaine signifie que nous entrons vraisemblablement dans une nouvelle phase, dans laquelle l’accaparement des terres vient s’ajouter à un monde multipolaire.

Le déclin de la superpuissance américaine signifie que nous entrons vraisemblablement dans une nouvelle phase, dans laquelle l’accaparement des terres vient s’ajouter à un monde multipolaire.

Tout cela est vu avec une profonde consternation dans les capitales européennes, Londres y compris. Alors que le modèle énergétique du continent se désagrège et face à la plus forte inflation depuis des décennies, le découplage avec la Chine semble acté, ce qui exacerbera la hausse des prix. Quand cela se produira, ce sera un tremblement de terre économique pour le consommateur européen, quand bien même des politiciens comme le conservateur britannique Iain Duncan se plaisent à durcir le ton. L’industrie automobile allemande est-elle désavantagée du fait de l’envolée des prix de l’énergie ? Assurément. Il en va de même pour d’autres pays, comme la France et l’Italie, qui ont déjà vu la ruine de leurs industries manufacturières au cours de ce siècle. Mais ajoutez à cela la disparition des biens de consommation bon marché – qui ont servi de palliatif à la stagnation des salaires pendant des décennies – et une vague massive de mécontentement est inévitable. En résumé, les Européens vont s’appauvrir très vite. Les hivers froids ne sont que le début.

Ajoutons à cela les autres défis que doit relever l’Europe, comme le vieillissement de la population et la faiblesse de l’innovation. Non que l’Europe continentale soit menacée d’effondrement – bien entendu, elle demeure incroyablement riche – mais elle va relativement s’appauvrir. Le prestige de ses capitales va décliner, sauf en matière de tourisme, tandis que l’attrait mondial de sa culture et de son modèle social vont également s’éroder. Les plaques-tournantes mondiales des peuples, des idées et de l’énergie se situeront ailleurs – essentiellement en Amérique du Nord et en Asie. L’Europe deviendra la Venise des continents : belle mais désuète, un musée plus qu’un acteur de l’histoire.

Pour le Royaume-Uni, désormais à l’écart de l’Union, cela est vrai à double titre. Le pays est un grand importateur net de produits alimentaires et d’énergies fossiles tout en ayant une classe politique qui – contrairement du moins à certaines du continent – refuse de s’atteler sérieusement à une politique industrielle. Pour l’heure, le réflexe des conservateurs britanniques est d’augmenter les réductions d’impôts, tandis que le New Labour ressasse que la mondialisation est une bonne chose. En définitive, ni l’un ni l’autre n’augmenteront le niveau de vie : les marchés punissent les zélateurs des premières, tandis que la mondialisation craque de toutes parts. La confrontation avec la Russie n’est que le début d’un effondrement plus vaste qu’aucun des partis n’a le courage d’admettre.

L’inflation est là pour durer et, comme le reconnaît Borrell, il faut apporter des réponses sérieuses aux questions énergétiques, commerciales, de croissance et de sécurité. Dans chaque domaine, le bon sens de ces trente dernières années s’est évaporé. Y aura-t-il au Royaume-Uni un politicien d’envergure assez courageux pour le dire ? N’y comptons pas trop. Un État bipartite, avec un système hiérarchique de whips (parlementaires qui veillent à ce que les élus de leur parti soient présents et votent en fonction des consignes du parti, ndlr) qui écrase toute dissension, signifie que la liberté de pensée est une denrée rare à Westminster. Elle n’a pourtant jamais été aussi nécessaire.

Le modèle économique chinois à bout de souffle ?

La skyline de Shanghaï sous les nuages. © Ralf Leineweber

Dans un contexte d’éclatement de la bulle immobilière, de ralentissement économique et de conflits géopolitiques, la banque centrale chinoise – plus communément appelée Banque populaire de Chine – vient de décider d’une nouvelle baisse des taux. L’Empire du Milieu entre dans une nouvelle phase.

Depuis une quarantaine d’années, la Chine incarne un modèle de rattrapage économique. Après plusieurs décennies de maoïsme, Deng Xiaoping prend la tête du pouvoir en 1978 et entreprend de nombreuses réformes libérales dans le pays. La Chine rejoint alors le grand mouvement de mondialisation que Ronald Reagan et Margaret Thatcher incarnent. Grâce à un faible coût de la main d’œuvre et des investissements massifs et continus, notamment dans l’immobilier, le pays parvient à effectuer un développement de grande envergure que l’on juge aujourd’hui comme le « miracle chinois. » Le PIB augmente de plus de 8% par an pendant 30 ans et près de 800 millions de personnes sortent du seuil de pauvreté. La Chine devient le premier producteur industriel du monde et la deuxième économie, derrière les États-Unis.

Un long processus de modernisation

Comme cette politique dépend de la conjoncture économique mondiale, la crise financière de 2007-2008 affecte particulièrement l’économie du pays. Pour pallier ce ralentissement, le gouvernement de Hu Jintao renforce sa politique d’investissement, adopte un plan de relance de plus de 580 milliards de dollars, et a recours à plusieurs dévaluations monétaires afin d’augmenter le prix des importations et diminuer le prix des biens produits dans le pays. Ces mesures permettent de relancer le commerce extérieur, mais Pékin ne parvient pas à retrouver son niveau de croissance d’avant-crise car la consommation intérieure n’augmente que très faiblement en raison de la chute continue du taux de natalité et d’un niveau d’épargne encore très élevé. [1]

Le pays se met alors à la recherche de relais de croissance et décide de diversifier son économie en débutant sa route vers le leadership technologique. L’ascension de Xi Jinping en 2013 vient accélérer ce processus grâce à la mise en place du projet des « Nouvelles routes de la soie », un chantier stratégique visant à relier économiquement la Chine avec l’Europe et l’Asie Centrale. Cette initiative réunit 68 pays, plus de 4 milliards d’habitants et représente près de 40% du PIB mondial. Au-delà d’une volonté d’étendre son pouvoir diplomatique, le pays cherche à obtenir de nouveaux partenaires commerciaux à l’heure d’une nouvelle globalisation, où la géopolitique de l’énergie se complexifie et où la guerre monétaire s’intensifie.

En parallèle, l’Empire du Milieu s’installe progressivement dans le futur continent le plus peuplé du monde – l’Afrique – jusqu’à devenir le premier créancier de la région. Cette politique néocolonialiste très stratégique lui permet de mettre la main sur d’importantes réserves de matières premières et de financer de vastes projets d’infrastructures (maritimes et terrestres) nécessaires à son expansion.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec l’objectif de conquérir l’industrie des semi-conducteurs et de contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC.

En 2015, la Chine élabore le plan « Made in China 2025 » qui vise à effectuer la transition du statut de « l’usine du monde » à la « grande puissance manufacturière. » Le gouvernement souhaite se libérer de sa dépendance industrielle à l’égard de l’étranger tout en multipliant ses avantages compétitifs.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec cet objectif. Pékin souhaite conquérir l’industrie des semi-conducteurs et contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC, leader mondial avec plus de 50% des parts de marché. Ce matériau nécessaire au secteur automobile, énergétique, médical, militaire, spatial… constitue un enjeu stratégique de taille.

Si la politique étrangère de Xi Jinping s’inscrit dans une perspective de long-terme, en vue de dominer « l’économie de demain », le pays est frappé par une bulle immobilière qui remet en cause la pérennité de son modèle économique.

Une crise immobilière sans précédent

Afin de stimuler la croissance et dans l’espoir de voir sa population continuer de croître, la Chine a massivement soutenu le secteur immobilier ces trente dernières années. En plus d’un allègement des conditions de crédits et de nombreux contrôles de capitaux, l’opacité du marché boursier chinois est venue renforcer l’idée que l’immobilier est le meilleur investissement pour un ménage chinois. Résultat, le volume de crédits hypotécaires a augmenté de plus de 15% par an ces quinze dernières années et les prix n’ont cessé de croître.

Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Depuis 10 ans, le pays tente de réguler le marché. Certaines réformes ont été instaurées, mais le ralentissement qui s’ensuivi a convaincu le gouvernement de prolonger, voire même d’intensifier sa politique d’investissement dans l’immobilier et les infrastructures, à l’origine de 40% du PIB du pays (soit 20% de plus qu’en Europe ou aux États-Unis). La Chine s’est aperçue qu’une politique de désendettement était impossible, si ce n’est au prix d’un éclatement de la bulle immobilière et d’une profonde récession. Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Désormais, l’accélération du déclin démographique et le ralentissement économique lié à la crise du coronavirus viennent rappeler à la Chine les conséquences d’un excès d’endettement privé. Le pays fait face à un vieillissement de la population plus rapide que prévu : le taux de natalité atteint un niveau historiquement bas. En raison d’une spéculation persistante, l’offre continue de progresser malgré un effondrement de la demande.

Les défauts des promoteurs immobiliers se multiplient car de nombreuses sociétés vendent des biens à l’avance sans même avoir finalisé leur construction. Le géant Evergrande, endetté à hauteur de 300 milliards de dollars, a fait défaut en décembre dernier et n’a toujours pas présenté le plan de restructuration de dette qu’il avait promis au gouvernement pour le 31 juillet.

Cette crise se répercute sur le secteur bancaire. Les banques, et plus particulièrement les banques locales (non-contrôlées par l’État, contrairement aux grandes banques nationales), sont touchées par d’importants problèmes de liquidités en raison de prêts risqués et de produits structurés complexes. Les actions de la China Merchants Bank et de la Ping An Bank Co – deux des prêteurs privés les plus importants du pays – ont chuté respectivement de 32% et de 25% depuis le début de l’année 2022.

De surcroît, de nombreux citoyens chinois décident d’arrêter le remboursement de leurs prêts car la construction de leur bien est interrompue. Ces grèves se combinent à des manifestations, plus de 90 villes sont concernées.

Les ventes de logements diminuent. Le mois de juillet connaît une baisse de l’ordre de 28,9% sur un an et le volume de transactions décline depuis plus plusieurs mois. Du fait des nombreuses interruptions de projets de construction, des logements sont inhabités. Le journal Asia Nikkei rapporte que le pays a construit 27 villes fantômes de la taille de New York, pouvant potentiellement accueillir plus de 65 millions de personnes, soit l’ensemble de la population française.

Face à ce krach, la Banque populaire de Chine a décidé d’une nouvelle baisse des taux (après la première le 15 août dernier), afin de stimuler l’économie et soutenir la demande dans le secteur. Le taux de référence des prêts hypotécaires se situe désormais à 4,3%, un plus bas historique. Cette mesure vient compléter les mécanismes de soutiens visant à renforcer le capital des petites et moyennes banques, et s’inscrit dans l’objectif d’accroître le volume de liquidités afin de relancer la machine du crédit et soutenir l’activité.

Un avenir incertain

Cette crise est un fardeau pour le gouvernement de Xi Jinping. Elle nuit à la croissance, affaiblit gravement la confiance des ménages et accentue les multiples faiblesses structurelles qui demeurent au sein de l’économie chinoise.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure. Au début des années 90, la célèbre crise financière japonaise éclate et signe le début d’une longue spirale déflationniste dont les effets continuent d’affecter le pays. Au regard de la situation actuelle, la Chine semble lentement s’engouffrer dans cette contingence.

La politique d’investissement et d’endettement continue ne peut perdurer car elle est désormais rattrapée par la crise immobilière. Certains enjeux comme le réchauffement climatique, la stratégie « zéro covid », le durcissement des rapports sino-américains, et le ralentissement de l’économie mondiale viennent également compliquer la situation.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure.

Pour sortir de cette spirale, le pays devrait réformer son modèle économique en profondeur, notamment par le ralentissement de ses investissements (beaucoup deviennent non-productifs) et la réorientation de son soutien vers la consommation intérieure. Ce basculement nécessiterait une réduction des inégalités de revenus afin de maintenir, puis de renforcer la confiance des ménages. Malgré l’émergence d’une classe moyenne, les écarts de richesses entre les plus pauvres et les plus riches s’accentuent. Les 1% les plus riches détiennent désormais 30% de la richesse nationale tandis que les 25% les plus pauvres en détiennent seulement 1%.

Le gouvernement pourrait réduire ces inégalités et soutenir la demande par un renforcement de son système social, la facilitation de l’accès au logement pour les plus modestes, l’augmentation des salaires, l’institution d’une politique fiscale plus progressive, la réorientation du crédit en faveur des investissements productifs et la subvention ciblée de certains secteurs.

Cette transition entraînerait inévitablement une baisse de l’activité économique, mais elle serait d’autant plus importante si le statu quo persiste. Si la Chine continue de se focaliser sur des objectifs de croissance irréalistes et qu’elle n’accepte pas ses faiblesses aux yeux du monde, elle risque de s’enfoncer dans une longue et douloureuse stagnation économique.

Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.

Notes :

(1) : Le taux d’épargne privée s’est fortement accentué en Chine à partir des années 2000 (avant de stagner post-2008) pour diverses raisons : fragilité du système social, précarité des conditions de travail, hausse de l’endettement privée, prix du logement en constante augmentation, faible confiance des ménages. Ce taux atteint près de 50% du PIB, soit 25% de plus que la plupart des grandes puissances.

« Face à la fragmentation de la mondialisation, l’urgence de l’indépendance et du non-alignement » – Entretien avec Arnaud le Gall

Arnaud le Gall

« Pour avoir critiqué la visite à Taïwan de Nancy Pelosi, Jean-Luc Mélenchon a une nouvelle fois été catalogué en “pro-chinois” et ami des régimes autoritaires. Ces accusations absurdes mettent de côté le fait qu’il s’est contenté de rappeler la position officielle de la France : il n’existe qu’une seule Chine. Ce type de déplacement ne sert aucunement les intérêts taïwanais ou français, mais uniquement ceux des tenants d’une nouvelle “guerre froide” avec la Chine, dont l’un des outils serait l’extension des missions de l’OTAN à la zone dite indopacifique. Le spectre d’une guerre autour de Taïwan, principal lieu de production de semi-conducteurs, pose bien sûr le problème de notre dépendance économique à l’égard de la Chine. Mais la réponse ne réside pas dans une escalade. Elle implique une action altermondialiste combinant protectionnisme solidaire et coalitions de progrès ayant comme seul objectif de répondre aux défis communs de l’humanité et mettant de côté toute logique de bloc antagonistes. » Entretien avec Arnaud le Gall, député NUPES-France insoumise membre de la Commission des Affaires étrangères, en charge notamment du volet international de l’Avenir en commun.

Le Vent Se Lève – Pourquoi la France insoumise a-t-elle jugé utile de dénoncer la visite de Nancy Pelosi à Taïwan ? Il ne s’agit, après tout, ni du président, ni du secrétaire d’État américain. D’un autre côté, la réaction de la Chine ne s’est pas fait attendre, et elle a été virulente…

Arnaud le Gall – La visite de Nancy Pelosi était celle du plus haut dignitaire américain à Taïwan depuis 1997. Dans un contexte géopolitique tendu, elle ne pouvait que conduire à un accroissement brutal des tensions. Les Chinois estiment que les États-Unis cherchent à remettre en question le statu quo et la doctrine d’une seule Chine. Il s’agit de la position officielle de la France, des États-Unis et de 184 des 197 États-membres de l’ONU. Les États-Unis, depuis la Taïwan Act de 1979, et la France, depuis 1964, s’accordent pour ne pas reconnaître l’indépendance de Taïwan.

On voit donc mal comment la visite de Nancy Pelosi aurait pu ne pas être perçue comme une manière de créer un point de tension dans une zone stratégique pour la Chine. On peut bien sûr considérer que la réaction de la Chine n’a pas été proportionnée. Mais nul besoin de surjouer la stupéfaction : la réplique de Pékin n’a surpris personne. Nulle ingénuité donc de la part de Nancy Pelosi, qui n’a pas choisi ce moment au hasard pour effectuer sa visite à Taïwan.

Sa démarche a d’ailleurs été fraîchement accueillie en Corée du Sud et au Japon, qui ne souhaitent d’aucune manière être embarqués dans un conflit relatif à Taïwan. Même aux États-Unis, cette visite n’a pas fait l’unanimité. Les bruits de couloir font état d’une désapprobation de Joe Biden, tandis que plusieurs chefs militaires et de nombreux titres de presse l’ont désapprouvée1. Il faut garder à l’esprit qu’à l’heure du conflit ukrainien, une partie de l’appareil d’État américain souhaite avant tout éviter que la Chine apporte un soutien décisif à la Russie, par exemple via la livraison d’armements.

LVSL – En ayant des mots aussi acerbes à l’égard de Pelosi sans critiquer la réaction chinoise, Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas prêté le flanc à la critique ?

ALG – On voit mal en quoi les propos de Jean-Luc Mélenchon, lorsqu’il mentionne la nécessité de ne reconnaître qu’une seule Chine, tranchent avec la position officielle de la France en la matière. Il n’a pas dit autre chose que Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères2, qui a rappelé que la position de la France n’avait pas changé depuis la reconnaissance de la République populaire de Chine en 1964 par le général de Gaulle.

LVSL – Comment interprétez-vous la séquence médiatique qui s’en est suivie, accusant Jean-Luc Mélenchon de complaisance à l’égard de la Chine ?

Un certain nombre d’acteurs politiques et de médias ont intérêt à singulariser la prise de position de Jean-Luc Mélenchon, afin d’accréditer la thèse absurde selon laquelle son supposé soutien à la République populaire de Chine s’expliquerait par son appétence particulière pour les régimes autoritaires. Lorsqu’il n’est pas sous-entendu qu’il serait lui-même un dictateur en puissance ! Jean-Luc Mélenchon s’inscrit au contraire dans une lecture assez classique des relations internationales. Il considère que le cœur de celles-ci réside dans les relations inter-étatiques, par-delà la nature des régimes. Sans exclure aucunement les dynamiques et acteurs transnationaux, ce qui est un autre sujet.

Jean-Luc Mélenchon s’est donc exprimé sur cette affaire en homme d’État. Il a montré la manière dont il réagirait à cette visite s’il était à la tête du pays : en préservant une politique de non-alignement et d’indépendance absolue.

Ceci n’implique aucune proximité idéologique avec les dirigeants de la République populaire de Chine. Le général de Gaulle n’est pas devenu maoïste pour avoir reconnu Mao Zedong comme dirigeant officiel de la Chine en 1964, ou bolchévique pour avoir œuvré à la détente avec l’Union soviétique. Il prenait simplement en compte la place particulière de ces États dans les rapports de force internationaux.

Rappelons que cette orientation diplomatique lui avaient valu des critiques acerbes de la part de fractions de la droite et de l’extrême-droite. En mars 1966, à la suite de la sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN, le directeur du Figaro déplorait la résurgence du « péril russe », mais aussi « d’autres dangers » : « Mao Tsé Toung est un autre Hitler. À sa place peut surgir un Gengis Khan, un Tamerlan, un Mahomet qui, muni d’armes atomiques, entraînera les populations affamées d’Asie et d’Afrique à l’assaut des peuples nantis et prospères, à l’assaut des Blancs et de leur civilisation. »3. Par-delà les différences de contextes, les termes et enjeux du débat témoignent d’une certaine continuité…

LVSL – Plus largement, comment analysez-vous le rôle de Taïwan dans l’accroissement des tensions sino-américaines ?

ALG – Les tensions autour de Taïwan sont indissociables de la logique de reconstitution de blocs régionaux dans le cadre de la fragmentation de la mondialisation à laquelle on assiste depuis la crise financière et économique de 2008, dont les effets se font toujours sentir, et qui ont été exacerbés par la pandémie et la guerre en Ukraine. L’ère de la domination unipolaire des États-Unis est terminée. Une recomposition s’effectue, autour de grandes puissances cherchant à construire de nouvelles alliances, économiques et/ou militaires.

Il ne faut avoir aucune nostalgie pour la « pax americana » des années 1990-2000. Elle n’a pas été pacifique pour tout le monde, loin s’en faut. Mais gardons-nous, en sens inverse, de sous-estimer les immenses dangers de la période qui s’ouvre. Car les points de tension, dont Taïwan est l’un des principaux, ont une fonction bien déterminée dans ce nouvel ordre international : les attiser pour rendre légitime et accélérer la constitution des blocs. Dans ce cadre les partisans d’une nouvelle guerre froide contre la Chine aux États-Unis tentent de mettre les États européens devant le fait accompli afin de souder le bloc occidental. Cette démarche est-elle dans notre intérêt ? À l’évidence, non.

Bien sûr, il n’est pas interdit de se pencher sur l’histoire de Taïwan et de ses relations avec la République populaire de Chine. Ses velléités indépendantistes sont liées à des poussées démocratiques relativement récentes en son sein. Mais n’oublions pas que pendant des décennies, la ligne diplomatique qui prévalait à Taipei était la même qu’à Pékin : il n’y a qu’une seule Chine. Car Taïwan est d’abord le produit de la guerre civile chinoise. Lorsque le leader nationaliste Tchang Kaï-Chek s’y est réfugié à l’issue de la victoire des communistes sur le continent en 1949, il souhaitait la réunification de la Chine sous son égide. De la même manière Mao Zedong souhaitait récupérer Taïwan. Les deux s’accordaient alors sur la nécessité d’une réunification.

LVSL – La gauche semble tiraillée entre l’impératif de défense des droits de l’homme (ou de la démocratie) et la nécessité de respecter le droit international, qui pose qu’un État est souverain sur chaque portion de son territoire (fût-ce la région taïwanaise, dans le cas de la Chine)…

ALG – L’affaire taïwanaise est historiquement un sujet interne à la Chine. Se payer de mots en évoquant la défense de la démocratie ne changera pas cet état de fait. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de dire que le combat démocratique, pour la souveraineté politique et économique des peuples, ne doit pas rester un objectif essentiel de tout combat internationaliste, aux côtés du combat pour la préservation d’un écosystème viable pour les êtres humains.

Mais, dans les séquences comme celle à laquelle nous venons d’assister, nous sommes placés dans une situation concrète où la défense de la démocratie n’est qu’un prétexte. Si l’objectif central des classes dirigeantes « occidentales » était la défense de la démocratie, on ne courtiserait pas Mohammed Ben Salmane, le prince héritier saoudien, ou Al-Sissi, dictateur égyptien, pour ne prendre que les exemples les plus cinglants. Nous avons bien affaire à des enjeux géopolitiques durs, et non à la défense de la démocratie. Et ici l’intérêt de la France n’est certainement pas de suivre la politique de tensions dans la zone dite indopacifique. L’affaire des sous-marins australiens a montré que le suivisme vis-à-vis des États-Unis, dans cette région comme ailleurs, se paie au prix fort4.

Les médias ont fait mine de découvrir que la gauche était traversée par des divergences ou des nuances doctrinales en matière de relations internationales. Elles sont pourtant connues de longue date, n’ont jamais été cachées, et n’entravent en rien notre action. Dans le programme présenté pour les élections législatives, un ensemble de questions ont été renvoyées à la sagesse de l’Assemblée : elles étaient destinées à être tranchées par un vote. Nous avons été clairs là-dessus, et n’avons jamais prétendu à l’homogénéité. Cela n’empêche pas la NUPES de mener la bataille au parlement sur les questions sociales, écologiques ou encore démocratiques.

LVSL – Quelles sont les nuances en matière de doctrine de relations internationales au sein de la NUPES ?

ALG – Jean-Luc Mélenchon a exprimé une position consistant à partir du monde tel qu’il est. Il refuse de souscrire à des promesses – bien fondées ou non – que la France serait incapable de réaliser une fois que nous serions au pouvoir. Ceux qui considèrent que sa position n’est pas la bonne devraient répondre par anticipation à certaines questions majeures. La principale est la suivante : si l’on encourage Taïwan à déclarer son indépendance, comme le fait en creux Nancy Pelosi, ira-t-on la défendre militairement en cas de réaction armée de la Chine ? Tout le monde connaît la réponse. On n’entre pas en guerre face à une puissance nucléaire.

La doctrine de Jean-Luc Mélenchon en la matière est donc cohérente : il défend une politique d’apaisement, de refus des tensions, et de coalitions, ad hoc ou permanentes, au service du progrès humain. La France peut être en accord avec un groupe de pays sur l’impératif de lutte contre le réchauffement climatique ou de réglementation des activités en haute mer, avec un autre sur la nécessité d’une refonte du système monétaire international, et en désaccord sur d’autres sujets notamment de politique intérieure.

D’aucuns revendiquent une approche dite plus morale des relations internationales. On peut l’entendre, mais on ne peut s’empêcher de leur demander ce qu’ils feraient dans le cas d’une crise ouverte à Taïwan et d’une réaction militaire chinoise, et comment ils combinent cette approche morale avec le fait que, concrètement, elle sert souvent de paravent aux manœuvres les plus cyniques de telle ou telle puissance s’en revendiquant.

LVSL – Ces nuances recoupent-elles la fracture entre réalistes et idéalistes, choyée par les théoriciens des relations internationales ?

ALG – Il faudrait se libérer des démarcations canoniques en la matière. Lorsqu’au tournant des années 1990-2000 les néoconservateurs étasuniens ont mis en œuvre l’exportation des droits humains et de la démocratie par la guerre, avec les résultats désastreux que l’on sait, étaient-ils dans une posture réaliste ou idéaliste ? Il est évident que leur politique était au seul service des intérêts perçus des États-Unis, et en fait des intérêts de certains secteurs de l’économie étasunienne. La frontière entre idéalistes qui seraient automatiquement généreux et réalistes nécessairement cyniques est bien plus floue qu’il n’y paraît.

Le monde est imparfait, la carence d’institutions démocratiques et la violation des droits humains est la norme plutôt que l’exception. Doit-on partir en guerre tous azimut pour lutter contre cet état de fait ?C’est une des questions posées par la controverse autour de Taïwan, et c’est le mérite de Jean-Luc Mélenchon que d’y répondre sans ambages.

Ajoutons que présenter l’affrontement avec la Chine comme une guerre de civilisations ou de valeurs opposant régimes autoritaires et démocraties libérales (dont il faudrait au passage définir avec précision les contours compte tenu de l’affaiblissement de la démocratie auquel on assiste y compris chez nous du fait de politiques menées par ceux-là mêmes qui prétendent défendre la démocratie aux quatre coins du monde, quand cela les arrange) fait oublier les enjeux économiques sous-jacents à la crise taïwanaise. Taïwan produit 61 % des semi-conducteurs, ces composants essentiels dans la fabrication de nombreux biens industriels. Cela constitue précisément un enjeu majeur. Une vision manichéenne et purement morale des relations internationales empêche de penser certains enjeux fondamentaux.

LVSL – Cette crise ne révèle-t-elle pas la vulnérabilité de la France face à la perspective d’une guerre économique entre la Chine et les États-Unis ? Taïwan concentre en effet une partie importante de la production de semi-conducteurs : si le gouvernement de Pékin occupait l’île et en privait l’accès aux Européens, les conséquences seraient d’importance pour la France…

ALG – À l’évidence. L’accès aux semi-conducteurs taïwanais est essentiel à des pans entiers des économies occidentales. Or une crise militaire autour de l’île aggraverait une situation de pénurie déjà forte. Certains ont semblé le découvrir avec la pandémie et depuis que cette interdépendance économique, couplée aux tensions avec la Chine, constitue une menace pour notre autonomie. Ils déplorent donc l’ordre mondial que les néolibéraux ont contribué à façonner en poussant il y a 20 ans pour l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), donc à son intégration dans la mondialisation néolibérale.

À l’époque, notre famille politique s’y opposait. Elle avait à l’esprit les conséquences d’une telle décision en termes de délocalisations, et donc de désindustrialisation : il était évident que la Chine, grande puissance historique, tant politique qu’économique, et ayant à sa tête un régime déployant des capacités éprouvées de planification, ne se contenterait pas de produire des tongs et des parasols.

Les néolibéraux, dans leur naïveté et leur arrogance, persuadés que les États-Unis et l’Europe demeureraient dominants dans l’ordre international grâce à leur avance technologique, ont poussé à la délocalisation en Chine de pans entiers de notre industrie pour abaisser les coûts salariaux. La Chine a mis à profit cet afflux massif de capitaux pour devenir non seulement une grande puissance industrielle, mais aussi technologique, et donc militaire.

C’est cela qui, en deux décennies, lui a permis d’acquérir des capacités technologiques de pointe et un rôle central dans la division internationale de la production capitaliste. À présent, elle constitue la seconde puissance économique mondiale. Plutôt que de multiplier les rodomontades sur l’endiguement de l’impérialisme chinois, il serait plus avisé de songer aux politiques économiques, industrielles, commerciales à mettre en place pour nous rendre moins dépendants de la Chine, et planifier au passage notre adaptation aux changements écologiques.

Cela suppose bien entendu de rompre avec le paradigme néolibéral. De la même manière, rien ne sert de déplorer notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie si l’on ne mène pas dans le même temps une politique de conquête de notre indépendance énergétique. En l’état, le principal effet des sanctions aura été d’aggraver la hausse des coûts de l’énergie chez nous, tout en gonflant la balance commerciale russe. La dépendance de la France et de l’Europe à l’égard des grandes puissances, États-Unis, Russie et Chine en premier lieu, est extrêmement préoccupante. Ni les rodomontades sans suite, ni les envolées atlantistes contre la Chine et la Russie n’apportent de solutions car elles ne font que nous enfermer dans un bloc dont le centre, les États-Unis, a ses propres intérêts. Il n’y a qu’à voir, par exemple, la guerre des monnaies inversées qu’ils viennent d’entamer en rehaussant les taux d’intérêts, et qui risque à nouveau de fracturer la zone euro.

Notre intérêt est à la planification de notre indépendance dans un maximum de domaines. La politique de non-alignement et d’apaisement que nous proposons en est une des conditions. Discuter avec tout le monde, et enfoncer partout où cela sera possible des coins dans la mondialisation néolibérale constituent la seule issue positive. La gauche devrait garder à l’esprit les mots de Jaurès prononcés à l’Assemblée en 1895 : « Il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité ».

Notes :

1 Le 3 juillet, le New York Times titrait : « Pelosi’s Taiwan visit risks undermining US efforts with Asian allies ».

2 À Libération, elle déclarait : « La France s’en tient à la position d’une seule Chine » (« Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères : “Ce que nous défendons en aidant l’Ukraine, c’est notre propre sécurité” », 5 juillet).

3 Cité dans Dominique Vidal, « Ce que voulait de Gaulle en 1966 », Le Monde diplomatique, avril 2008.

4 Lire la réaction de Jean-Luc Mélenchon sur ce sujet dans l’Opinion du 17 septembre 2021 : « Cessons de suivre les États-Unis dans leurs aventures dans la zone indopacifique ».

L’Allemagne, grande perdante du conflit ukrainien

Olaf Scholz, chancelier allemand, fait face à une situation de plus en plus compliquée. © German Presidency of the EU

Alors que la guerre en Ukraine s’enlise, un nouveau rideau de fer s’est édifié entre l’Occident et la Russie. Or, cette dernière contrôlant nombre de ressources indispensables pour nos économies contemporaines, les conséquences des sanctions s’annoncent extrêmement lourdes. Le « bloc allemand », un ensemble de pays s’étendant de l’Europe centrale à la Belgique, est particulièrement exposé aux difficultés à venir. Article de Marco D’Eramo, journaliste italien, publié par la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Quel que soit le vainqueur, il est de plus en plus difficile de savoir ce que signifierait gagner la guerre en Ukraine. Plus les destructions sont importantes, plus le conflit semble insoluble.

Avec un nombre croissant de morts et une escalade des sanctions, les objectifs des belligérants semblent de plus en plus impénétrables. Qu’est-ce que la Russie gagnerait à annexer un recoin dévasté de l’Ukraine, par rapport à tout ce qu’elle y perdrait ? 

Pourquoi l’Ukraine s’épuiserait-elle à conserver une région qui ne veut pas être détachée de la Russie ? Et à quelles fins l’OTAN érigerait-elle un nouveau rideau de fer, consolidant ainsi un bloc russo-chinois doté à la fois de matières premières et de technologies avancées ?

Certes, depuis un certain temps, les États-Unis et leurs alliés mènent des guerres dans lesquelles la victoire est impossible à envisager. A quoi aurait ressemblé une victoire en Irak ? Si cela impliquait de transformer le pays en une sorte de copie musulmane d’Israël, cela n’a jamais été une issue réaliste. Finalement, le pays a été livré à la sphère d’influence iranienne, tandis que l’Afghanistan a été abandonné au Pakistan et à la Chine. Et nous ne mentionnerons même pas la guerre civile syrienne… Pourtant, s’il est difficile d’identifier un vainqueur potentiel en Ukraine, il est plus facile de repérer les perdants potentiels. Comme nous allons le voir, l’un d’entre eux sera probablement ce que l’économiste australien Joseph Halevi a appelé le « bloc allemand », c’est-à-dire un ensemble de nations économiquement interconnectées s’étendant de la Suisse à la Hongrie.

La Russie, source de nombreuses ressources indispensables

Bien sûr, nous sommes tous plus ou moins perdants dans la conjoncture actuelle. Au début de l’invasion, tout le monde se préoccupait avant tout de l’approvisionnement en gaz et en essence. Ce n’est que plus tard que l’on a appris que la Russie et l’Ukraine représentent 14% de la production mondiale de céréales et jusqu’à 29% des exportations mondiales de céréales. Il a été révélé par la suite que ces deux États fournissent 17% des exportations de maïs et 14% de celles de l’orge. Les analystes ont aussi réalisé que 76 % des produits à base de tournesol dans le monde provenaient de ces deux pays. La Russie domine également le marché des engrais, avec une part mondiale de plus de 50 %, ce qui explique pourquoi le blocus a causé des problèmes agricoles jusqu’au Brésil.

S’il est difficile d’identifier un vainqueur potentiel en Ukraine, il est plus facile de repérer les perdants potentiels.

D’autres surprises nous attendaient. La guerre a touché non seulement les secteurs du pétrole et du gaz, mais aussi celui du nickel. La Russie – où se trouve Nornickel, un géant du secteur – a produit 195 000 tonnes de nickel en 2021, soit 7,2 % de la production mondiale. L’invasion de l’Ukraine, combinée à une demande accrue pour le nickel utilisé dans les lignes à haute tension et les véhicules électriques, a fait monter les prix en flèche. Parallèlement, l’industrie des supraconducteurs, qui produit des calculateurs et des puces informatiques, a été fortement touchée. L’industrie sidérurgique russe envoyait en effet du gaz néon en Ukraine, où celui-ci est purifié pour être utilisé dans des procédés lithographiques tels que le marquage de microcircuits sur des plaques de silicone. Les centres de production les plus importants sont Odessa et Marioupol (d’où la lutte acharnée pour ces régions). L’Ukraine fournit 70 % du gaz néon du monde, ainsi que 40 % du krypton et 30 % du xénon ; ses principaux clients sont la Corée du Sud, la Chine, les États-Unis et l’Allemagne. L’approvisionnement en plusieurs autres métaux « critiques » est également menacé, comme l’a indiqué le Columbia Center for Global Energy Policy en avril :

« D’autres métaux stratégiques impactés par cette crise avec la Russie sont le titane, le scandium et le palladium. Le titane est crucial pour les secteurs de l’aérospatiale et de la défense. La Russie est le troisième producteur mondial d’éponge de titane, matière essentielle pour la fabrication du titane. Largement utilisé dans les secteurs de l’aérospatiale et de la défense, le scandium est un autre métal clé pour lequel la Russie est l’un des trois plus grands producteurs mondiaux. Le palladium est l’un des minéraux essentiels les plus touchés par la crise ukrainienne, car il est un composant indispensable aux industries de l’automobile et des semi-conducteurs et la Russie fournit près de 37 % de la production mondiale. Le palladium russe illustre l’une des principales caractéristiques géopolitiques des minéraux précieux : Les approvisionnements alternatifs sont souvent situés dans des marchés tout aussi problématiques. Le deuxième plus grand producteur de palladium est l’Afrique du Sud, où le secteur minier est en proie à des grèves à répétition depuis dix ans. »

Des sanctions inefficaces

Chaque jour, donc, nous découvrons de nouvelles difficultés à séparer la Russie de l’économie mondiale. Cela s’explique en partie par le fait que les sanctions se sont avérées moins efficaces que prévu, malgré les efforts tenaces des États-Unis et de l’Union européenne. À ce jour, il y a eu au moins six séries de sanctions successives, chacune plus draconienne que la précédente : l’expulsion de la Russie du système financier international géré par SWIFT ; le gel des réserves étrangères de la Banque centrale russe, qui s’élevaient à environ 630 milliards de dollars ; le gel de 600 millions de dollars déposés par la Russie dans des banques américaines, et le refus d’accepter ces fonds comme moyen de paiement de la dette extérieure russe ; l’exclusion des banques russes les plus importantes de la City de Londres ; et la restriction des dépôts russes dans les banques britanniques.

Les aéroports et les espaces aériens occidentaux sont désormais fermés aux avions russes, et il est interdit à la marine marchande russe d’accoster dans les ports occidentaux (Japon et Australie compris). Les exportations technologiques vers la Russie sont interdites, de même que de nombreuses importations. L’Union européenne a mis en place des sanctions à l’encontre de 98 entités et de 1 158 personnes, dont le président Poutine et le ministre des Affaires étrangères Lavrov, des oligarques liés au Kremlin comme Roman Abramovitch, 351 représentants à la Douma (parlement russe, ndlr), des membres du Conseil national de sécurité de la Russie, des officiers de haut rang des forces armées, des entrepreneurs et des financiers, des agents de propagande et des acteurs. Toutes les banques occidentales, ainsi qu’une majorité des entreprises occidentales, ont fermé boutique en Russie et vendu leurs succursales. La Russie a réagi en interdisant l’exportation de plus de 200 produits, en exigeant le paiement en roubles des exportations de pétrole et de gaz et en bloquant les livraisons à la Pologne, la Bulgarie et la Finlande lorsqu’elles ont refusé d’accepter cette condition.

L’inefficacité relative des sanctions était prévisible.

Paradoxalement, toutefois, certaines sanctions ont joué en faveur de Moscou. L’embargo sur le pétrole et le gaz a augmenté les revenus russes en raison de la hausse des prix qu’il a provoquée, tandis que les observateurs étrangers notent que les rayons des supermarchés russes semblent toujours aussi bien garnis. Au cours des quatre premiers mois de l’année, la balance commerciale de la Russie a enregistré son plus fort excédent depuis 1994, soit 96 milliards de dollars. Après son effondrement initial durant les premiers jours de la guerre, le rouble s’est progressivement redressé, de sorte qu’il vaut aujourd’hui plus que l’année dernière. En 2021, il fallait 70 roubles pour acheter un dollar. Le 7 mars, jour le plus critique pour la devise russe, ce chiffre avait presque doublé, mais il est aujourd’hui retombé autour de 60.

L’inefficacité relative des sanctions était prévisible. Si des décennies de guerre économique se sont révélées incapables de faire tomber des régimes comme celui de Castro à Cuba (visé depuis plus de 70 ans), du Venezuela bolivarien (30 ans) ou de Khomeini en Iran (42 ans de sanctions américaines, auxquelles il faut rajouter une dizaine d’années de mesures internationales), il est difficile d’imaginer comment elles pourraient provoquer un changement de régime dans un pays comme la Russie, qui s’est de plus préparée à cette éventualité en modernisant ses capacités industrielles. Malheureusement, plus les sanctions sont inefficaces, plus la guerre s’éternise, passant d’une escalade à l’autre, et creusant des divisions qui semblent toujours plus irréparables. Nous pouvons d’ores et déjà supposer que les relations avec la Russie seront interrompues pendant au moins quelques décennies, une situation bien fâcheuse pour tout Occidental qui n’a pas eu la chance de visiter Moscou et Saint-Pétersbourg. Un nouveau rideau de fer a été construit et il ne sera pas franchi avant des années. 

Moscou et Pékin partenaires indispensables du bloc allemand

Tout ceci est un obstacle de taille pour les visées stratégiques poursuivies au cours des trente dernières années par le bloc allemand. La thèse de M. Halevi est que, depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, l’Allemagne a cherché à établir une série d’économies mutuellement interdépendantes qui, pour ainsi dire, constituent aujourd’hui un système économique unique. Ce groupement a un flanc occidental (Autriche, Suisse, Belgique et Pays-Bas) et un flanc oriental (République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Pologne et Slovénie), avec des rôles et des secteurs différents répartis entre eux. Les Pays-Bas font office de plate-forme logistique mondiale et de centre de transport ; la République tchèque et la Slovaquie sont les sièges de l’industrie automobile ; l’Autriche et la Suisse sont des producteurs de technologies de pointe, etc. Si l’Allemagne est bien sûr le centre hégémonique de ce bloc, un tel ensemble régional implique de reconsidérer son rôle géopolitique et son importance mondiale. Au total, ce bloc compte 196 millions d’habitants, dont 83 millions en Allemagne, et un PIB de 7.700 milliards de dollars, dont 3.800 milliards pour l’Allemagne. Cela en fait la troisième puissance économique du monde, derrière les États-Unis et la Chine, mais devant le Japon. 

Ce réseau de relations est particulièrement visible lorsque l’on se penche sur le secteur du commerce. Les exportations allemandes vers l’Autriche et la Suisse – qui comptent ensemble 17 millions d’habitants – s’élèvent à 132 milliards d’euros, contre 122 milliards d’euros vers les États-Unis et 102 milliards d’euros vers la France. Si on considère le total des échanges avec l’Allemagne, la France (avec ses 67 millions d’habitants) est derrière les Pays-Bas (avec seulement 17 millions) : 164 milliards d’euros contre 206 milliards d’euros. L’Italie, quant à elle, reçoit moins que la Pologne, bien que sa population soit plus importante (60 millions contre 38 millions) et que son revenu par habitant soit presque deux fois plus élevé. Il s’agit d’un renversement spectaculaire, étant donné qu’en 2005, l’année suivant l’adhésion de la Pologne à l’UE, le commerce de l’Allemagne avec celle-ci ne représentait que la moitié de celui avec l’Italie.

L’appareil industriel allemand s’est éloigné des autres partenaires européens pour se tourner vers son propre bloc économique, d’une part, et vers le commerce avec la Chine d’autre part.

Ce qui s’est donc produit, c’est la réorientation de l’appareil industriel allemand, qui s’est éloigné des autres partenaires européens pour se tourner vers son propre bloc économique, d’une part, et vers le commerce avec la Chine d’autre part. Pékin est désormais le premier partenaire commercial de l’Allemagne, avec une coopération qui représente 246 milliards d’euros. Les autres membres du bloc allemand ont également enregistré une hausse sensible de leurs échanges avec la Chine. Halevi explique :

« Si nous prenons 2005 comme référence, c’est-à-dire l’année suivant l’entrée des pays d’Europe de l’Est dans l’UE, la valeur en dollars des exportations mondiales de l’Allemagne a augmenté de 67 % jusqu’en 2021, tandis que son commerce avec la Chine a été multiplié par plus de quatre. Au cours de la même période – et bien qu’elles aient presque triplé – les exportations françaises et italiennes vers la Chine ont affiché un taux de croissance bien inférieur à celui du commerce allemand. Pour les États du bloc allemand, l’intégration avec l’Allemagne a généré une véritable envolée des exportations vers la Chine, l’Allemagne ayant non seulement ouvert la voie à ces pays, mais aussi établi des liens entre les secteurs et les entreprises individuelles qui, à leur tour, stimulent leurs exportations locales. À l’ouest de l’Allemagne, les exportations directes des Pays-Bas vers la Chine ont été au moins multipliées par cinq depuis 2005, tandis que celles de la Suisse ont été multipliées par douze, ce qui en fait le deuxième exportateur européen de la Chine. Ces mouvements ont été beaucoup plus contenus en Belgique et en Autriche. À l’est, les exportations de la Pologne vers la Chine ont été multipliées par 5,5, par 6 pour la Hongrie, par environ 10 pour la République tchèque et par près de 21 pour la Slovaquie. 

La conséquence toute naturelle de ce processus est la formation d’une zone économique eurasienne, une véritable nécessité pour la Chine, tant en raison de ses besoins en matières premières russes que des pôles croissants d’infrastructures ferroviaires qui traversent la Russie, le Kazakhstan et l’Ukraine. C’est au cours de la dernière décennie que les premiers convois de trains de marchandises ont quitté la Chine pour Dortmund et les Pays-Bas. Les Allemands avaient, du moins dans les milieux industriels, l’intention de créer des symbioses entre la Chine, la Russie, le Kazakhstan, l’Ukraine, et donc avec l’Europe et l’Allemagne. En d’autres termes, l’objectif était de faire converger des États alliant des zones logistiques, productives et exportatrices d’énergie (Russie, Ukraine, Kazakhstan) et des importations de biens industriels en provenance de Chine et d’Allemagne. »

On peut entrevoir ici l’équivalent teuton des nouvelle routes de la soie – la fameuse Belt and Road Initiative – lancée par Xi Jinping en 2013. En effet, l’objectif ultime du bloc allemand, tel qu’il est analysé par Halevi, est la création d’un front continental eurasiatique dont les deux extrémités seraient l’Allemagne et la Chine, avec la Russie en intermédiaire indispensable. Cela explique la persistance avec laquelle les Allemands ont insisté sur la réalisation du gazoduc Nord Stream 2, même quand cela signifiait aller à l’encontre des intérêts de Washington et de l’OTAN. Le premier effet géopolitique tangible de la guerre en Ukraine a été l’enterrement de ce projet.

La guerre a véritablement mis fin au rêve d’un espace eurasiatique commun, car elle oblige l’Allemagne à affaiblir ses liens avec la Chine et condamne le canal de communication russe qui les relie. Elle interdit également à l’Allemagne d’utiliser la Russie comme un arrière-pays riche en ressources, un Lebensraum (espace vital), ou plutôt un Großraum (grand espace) comme l’a théorisé Carl Schmitt dans les années 30. Maintenant, au lieu d’un Großraum, la Russie est devenue un obstacle géopolitique insurmontable. Cela obligera les stratèges du bloc allemand à revoir l’ensemble de leur plan, à repenser la relation entre leur propre puissance sous-impériale et l’empire américain, tout en redéfinissant leurs relations avec les autres États européens. Dans le même temps, le bloc allemand a été mis à rude épreuve par les intérêts contradictoires de ses membres individuels. Un fait anodin mais significatif révèle à quel point les règles du jeu ont changé : en mai dernier, la balance commerciale mensuelle de l’Allemagne est passée dans le rouge pour la première fois depuis 1991. Certes, ce n’était pas grand-chose (environ un milliard de dollars), mais il s’agissait tout de même d’un déficit commercial. Une situation qui n’est pas sans précédent historique émerge ainsi du conflit ukrainien : la défaite de la stratégie allemande. Dans la troisième guerre mondiale, les perdants sont apparemment encore les Allemands.

La prochaine guerre mondiale aura-t-elle lieu en Arctique ?

Un navire dans la banquise arctique. © NOAA

Avec la fonte des glaces, les grandes puissances, États-Unis, Chine et Russie en tête, investissent de plus en plus le Grand Nord. La disparition de la banquise offre en effet l’opportunité d’exploiter de nombreux gisements d’hydrocarbures et de terres rares et de développer le trafic maritime. Mais l’intérêt pour la région n’est pas qu’économique : alors que la Chine affirme sa puissance et qu’une nouvelle guerre froide émerge entre la Russie et les Etats-Unis, l’Arctique se remilitarise. Article de l’économiste James Meadway, originellement publié par Novara Media, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

L’onde de choc de l’invasion de l’Ukraine par la Russie s’est propagée dans le monde entier, des frontières de l’Oural jusqu’au point le plus septentrional du globe. Début mars, pour la première fois depuis sa création, les travaux du Conseil de l’Arctique – un forum fondé en 1996 par les huit pays dont une partie du territoire se trouve dans le cercle arctique (Canada, Danemark, Islande, Finlande, Norvège, États-Unis, Suède et Russie) – ont été suspendus. 

Invoquant le fait que la Russie assure pendant deux ans la présidence tournante, les sept autres membres ont condamné la « violation des principes de souveraineté et d’intégrité territoriale » par cette dernière et mis le Conseil en pause en suspendant provisoirement ses activités. Le représentant de la Russie au Conseil a riposté en dénonçant les demandes d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, compromettant ainsi « la coopération dans les hautes latitudes ».

Bien qu’il se soit élargi depuis sa fondation en conférant le statut d’observateur à des pays « proches de l’Arctique », tels le Royaume-Uni et la Chine, le Conseil avait en vingt-six ans d’existence évité de s’impliquer dans des conflits entre pays membres. La déclaration d’Ottawa relative à la création du Conseil interdit en effet expressément de se saisir des questions d’ordre militaire et, pendant un quart de siècle, ce consensus a été maintenu, le Conseil se concentrant sur les questions civiles et scientifiques. Cependant, alors que la crise climatique s’accélère, l’équilibre politique au sein du Conseil – véritable microcosme des conflits liés aux ressources et des litiges territoriaux que la dégradation de l’environnement entraîne à l’échelle mondiale – se désagrège.

Sous la banquise, des sous-sols convoités

Bien que la guerre en Ukraine a entraîné un niveau de confrontation inédit depuis la Guerre froide entre l’Occident et la Russie, cette suspension des travaux du Conseil de l’Arctique s’explique aussi par d’autres enjeux liés à la fonte de la banquise arctique. Cette dernière s’accélère : en été, la couche de glace ne représente plus que 20 % de ce qu’elle était dans les années 1970. Ce dérèglement climatique crée trois sources de compétition interétatique potentielles, menaçant la fragile coopération qui régissait les relations dans le cercle arctique.

Premièrement, la fonte des glaces met au jour de nouvelles sources de matières premières. Ces dernières années, la prospection pétrolière et gazière et les projets d’exploitation minière se sont rapidement multipliés – 599 projets ont déjà vu le jour ou sont en chantier – et la production pétrolière et gazière devrait croître de 20 % dans les cinq prochaines années. Les banques occidentales, dont on estime qu’elles auraient contribué au financement de projets liés au carbone arctique à hauteur de 314 milliards de dollars, ainsi que les grandes compagnies pétrolières, comme la française Total Energies et l’américaine ConocoPhillips, investissent dans la région aux côtés d’entreprises publiques ou soutenues des états, tels la China National Petroleum Company ou le Fonds de la Route de la soie, un fonds souverain chinois. Total Energies s’est par exemple engagée avec la société russe Novatek et des investisseurs soutenus par l’État chinois dans Yamal LNG et Arctic LNG 2, deux sites géants de gaz naturel liquéfié (GNL) qui devraient être mis en service au cours des prochaines années.

Selon le Wall Street Journal, le sous-sol du cercle arctique recèlerait mille milliards de dollars de terres rares.

Par ailleurs, selon le Wall Street Journal, le sous-sol du cercle arctique recèlerait mille milliards de dollars de terres rares. Paradoxalement, l’intensification des efforts de décarbonation rend ces gisements potentiels de plus en plus précieux. On estime ainsi que le Groenland possèderait un quart des réserves mondiales de terres rares, indispensables aux véhicules électriques et aux éoliennes. La transition mondiale en faveur des énergies renouvelables exacerbe en effet la lutte pour découvrir de nouvelles sources de terres rares. Les pays occidentaux sont particulièrement demandeurs de nouvelles sources d’approvisionnement, étant donné que la Chine contrôle actuellement 70 % des gisements connus. Parallèlement, Inuit Ataqatigiit (IA), un parti de gauche indépendantiste, a été élu à la tête du Groenland l’an dernier après avoir fait campagne contre les projets miniers. L’extraction d’uranium a depuis été interdite et le moratoire illimité sur la prospection pétrolière et gazière dans les eaux groenlandaises a été reconduit. Alors que la demande continue à croître, les pressions s’exerçant sur ce gouvernement devraient être de plus en plus fortes dans les années à venir.

De nouvelles routes commerciales

Deuxièmement, la diminution de la banquise arctique a permis d’ouvrir des routes maritimes autrefois impraticables la majeure partie de l’année. D’une part, la route maritime du Nord relie d’Est en Ouest les détroits de Behring et de Kara, longeant sur 4000 kilomètres la côte la plus septentrionale de la Russie. D’autre part, le passage du Nord-Ouest serpente entre le Canada et l’Alaska. Avec la fonte de la banquise arctique, ces étendues océaniques deviennent autant de voies de navigation rentables.

Selon d’anciennes prévisions, les routes arctiques ne devaient pas devenir commercialement viables avant 2040. Mais la fonte des glaces plus rapide que prévu, alliée à la compétition internationale, pousse à les utiliser sans plus attendre. Les volumes de fret empruntant la route maritime du Nord atteignent des records, le trafic ayant été multiplié par 15 au cours de la dernière décennie, l’essentiel du trafic étant composé de méthaniers transportant du GNL, dont la demande ne cesse d’augmenter. Il y a cinq ans à peine, la navigation était pratiquement impossible pendant les mois d’hiver. L’hiver dernier, 20 navires par jour en moyenne ont emprunté cette route. Parallèlement, la première traversée du passage du Nord-Ouest en hiver sans l’aide d’un brise-glace a été réalisée en 2020 par un bateau norvégien, réduisant de 3000 miles nautiques le trajet entre la Corée du Sud et la France.

Malgré le défi climatique, l’appel à faire transiter le transport maritime par le toit du monde est donc de plus en plus fort. Il y a une dizaine d’années, Vladimir Poutine le rappelait déjà : « La route la plus courte entre les plus grands marchés d’Europe et la région Asie-Pacifique passe par l’Arctique. » La route par le toit du monde entre, mettons, l’Asie de l’Est et l’Europe est bien plus courte que la route actuelle par le canal de Suez : environ 3000 miles nautiques et 10 à 15 jours de moins. Un raccourci qui pourrait générer d’énormes économies, estimées entre 60 et 120 milliards de dollars par an rien que pour la Chine.

L’intérêt de la Chine pour ces nouvelles routes commerciales est d’ailleurs manifeste. Actuellement, 80 % des importations de pétrole de l’Empire du milieu transitent par le détroit de Malacca, entre la Malaisie et l’Indonésie, véritable goulet d’étranglement que pourrait bloquer une puissance ennemie. Ses exportations vers l’Europe doivent quant à elles emprunter le canal de Suez, dont le blocage par l’Ever Given l’an dernier a été à la source d’un chaos économique. Les exportations chinoises vers l’Amérique du Nord passent quant à elles par le canal de Panama, qui est un fidèle allié des Etats-Unis.

Outre le commerce maritime, la Chine s’emploie depuis plusieurs années à accroître discrètement sa présence dans l’Arctique en associant investissements directs et diplomatie.

C’est pour surmonter de tels obstacles que la Chine a décidé d’investir massivement dans ce qu’elle appelle les nouvelles routes de la soie, un ensemble gigantesque de nouveaux investissements routiers et ferroviaires qui se déploie à travers l’Asie et en Europe. La perspective d’une nouvelle route maritime, cependant, ne se refuse pas. Les économies sont phénoménales et la Chine s’emploie déjà activement à les promouvoir en fournissant des itinéraires détaillés aux armateurs. En 2018, sa politique arctique évoquait ainsi le développement d’une nouvelle « route polaire de la soie » par le Grand Nord, et décrivait la Chine comme un « État proche de l’Arctique ».

Outre le commerce maritime, la Chine s’emploie depuis plusieurs années à accroître discrètement sa présence dans l’Arctique en associant investissements directs et diplomatie. L’Islande, durement touchée par la crise financière de 2008, s’est ainsi tournée vers la Chine pour obtenir une aide économique, devenant en 2013 le premier État européen à signer avec elle un accord de libre-échange. La Chine finance désormais des recherches dans les universités de Reykjavik et les investisseurs chinois ont entamé des pourparlers pour deux nouveaux ports en eau profonde sur l’île, destinés au transbordement au large des nouvelles voies maritimes arctiques.

Sur le plan diplomatique, la Chine a été admise comme observateur au Conseil de l’Arctique 2013. Elle a également construit de nouveaux brise-glaces et commandé des patrouilleurs « renforcés pour les glaces». Mais cette puissance inquiète de plus en plus. Les intérêts chinois croissants au Groenland ont amené le Danemark à exprimer officiellement son inquiétude, tandis que la Russie – même si elle coopère avec la Chine pour l’exploitation de gisements de gaz arctiques, en particulier la raffinerie de gaz naturel liquéfié Yamal sur la côte sibérienne – s’est fermement opposée à l’utilisation de brise-glaces étrangers le long de la route maritime du Nord (bien que la déclaration conjointe des deux pays en février les engagent à « intensifier la coopération pratique pour le développement durable de l’Arctique »). La Lituanie a elle ajourné les investissements chinois dans le port de Klaipeda, porte d’entrée du passage du Nord-Est, arguant de son appartenance à l’OTAN et d’un prétendu danger pour sa sécurité nationale.

Comme l’a illustré la crise de Suez en 1956 (où la France et le Royaume-Uni tentèrent de bloquer la nationalisation du canal par Nasser, ndlr), le contrôle d’une route commerciale est déterminant dans une économie capitaliste mondialisée. Et, comme pour le canal de Suez, la course à la puissance donne lieu à une présence militaire croissante lourde de menaces.

Branle-bas de combat

La troisième et dernière source de conflit potentielle découle également de la position géographique privilégiée de l’Arctique. La militarisation de l’Arctique, situé à la distance la plus courte possible entre les deux principales masses continentales du globe, est depuis longtemps une réalité. Les postes d’écoute de Skalgard (Norvège) et de Keflavik (Islande), établis pendant la guerre froide pour surveiller les mouvements de la flotte sous-marine soviétique, et par la suite russe, de la mer de Barents, témoignent de l’intérêt stratégique du grand Nord. Avec la montée des tensions entre Washington et Moscou ces dernières années, la région est de plus en plus réinvestie par la Russie et les États-Unis sur le plan militaire.

La Russie a ainsi rouvert 50 postes militaires datant de la guerre froide situés sur son territoire arctique, comprenant 13 bases aériennes et 10 stations radar. Elle a également testé des missiles de croisière hypersoniques et des drones sous-marins à propulsion nucléaire destinés à l’Arctique, conduisant le Pentagone à exprimer officiellement son inquiétude au sujet de sa « voie d’approche » des États-Unis par le Nord. Renforcée au cours de la dernière décennie, la Flotte du Nord russe, composée de sous-marins nucléaires, de cuirassés et d’engins de débarquement, ainsi que de brise-glaces et de bâtiments de soutien, forme depuis 2017 la pièce maîtresse de la stratégie arctique de la Russie.

En face, l’OTAN a achevé le mois dernier son exercice semestriel dans l’Arctique norvégien, avec 30 000 soldats engagés, soit le plus grand contingent depuis la fin de la guerre froide. Début avril, Ben Wallace, le secrétaire d’État à la Défense britannique, a quant à lui promis des troupes supplémentaires pour le Grand Nord lors de sa rencontre avec son homologue norvégien. Dans le cadre de la coopération entre les deux États, des sous-marins nucléaires britanniques ont été accueillis dans un port norvégien pour la première fois. Alors que la Norvège est historiquement attachée au principe de neutralité, son armée a pour la première fois participé à l’exercice semestriel Mjollner dans le Grand Nord en mai, aux côtés des forces armées du Danemark, de la Belgique, des Pays-Bas et de l’Allemagne. Le Canada accroît lui aussi sa présence militaire dans l’Arctique, notamment par l’achat de deux nouveaux brise-glaces et de 88 avions de chasse.

Malgré la tragédie environnementale monumentale que vit l’Arctique, le système capitaliste continue de remodeler la planète pour ses propres besoins.

La volonté de la Finlande et de la Suède d’intégrer l’OTAN s’inscrit dans le contexte d’une intensification de l’activité militaire dans l’Arctique, leur entrée potentielle faisant de la Russie la dernière nation de la région à ne pas appartenir à l’OTAN. Enfin, la nouvelle stratégie de l’armée américaine dans la région, publiée au début de l’année dernière et baptisée « Dominer à nouveau l’Arctique », propose de «redynamiser » des forces terrestres arctiques qui opéreraient aux côtés de forces navales et aériennes élargies.

Ainsi, malgré la tragédie environnementale monumentale que vit l’Arctique (extinction de masse, destruction de communautés indigènes, perte d’une nature sauvage irremplaçable), le système capitaliste continue de remodeler la planète pour ses propres besoins. De l’« unification du monde par la maladie » à la création d’un système alimentaire fondé sur les monocultures, le capitalisme a en effet toujours remodelé l’environnement qu’il exploite, et n’a jamais cessé de s’adapter à ces évolutions pour poursuivre sa soif de croissance intarissable. Le redécoupage en cours de l’Arctique n’est donc qu’une étape supplémentaire dans un processus séculaire de compétition et d’exploitation. Le capitalisme ne détruira pas le monde, mais il le refaçonnera. Dans un tel contexte, la résistance à ce processus, comme celle organisée par les écosocialistes indigènes au pouvoir au Groenland, devient donc un impératif politique de plus en plus fondamental.

Vers la fin de l’hégémonie du dollar ?

© Giorgio Trovato

Depuis plus d’un demi-siècle, le dollar américain domine en tant que monnaie de réserve internationale. Cette hégémonie vigoureusement protégée permet aux États-Unis de soumettre nombre de pays à leur politique et à celle de leur Banque centrale. Mais plusieurs événements récents ont donné naissance à un mouvement de dédollarisation qui ne cesse de grandir, notamment depuis le conflit ukrainien. Vers quel nouveau système monétaire se dirige-t-on ? Si l’hégémonie du dollar n’est pas menacée à court terme, deux blocs distincts, celui de l’Occident et celui des partisans d’un autre système monétaire international, semblent en train d’émerger. Dans cet article, Julien Chevalier revient sur le rôle de la monnaie américaine et la stratégie de dédollarisation de nombreux pays.

Lors de la conférence de Bretton Woods aux États-Unis, en juillet 1944, les deux protagonistes John Maynard Keynes et Harry Dexter White, l’un britannique, l’autre américain, préparent la construction du système monétaire international. Alors que Keynes plaide pour la création d’une monnaie international – le bancor -, White défend lui l’idée d’un système étalon-or où toutes les monnaies sont indexées sur le dollar. Comme les États-Unis possèdent l’essentiel des réserves de métal jaune, ce système permet à l’Oncle Sam d’imposer la monnaie américaine comme monnaie de référence dans le monde. À l’issue de ce sommet, la proposition de White est retenue.

La toute-puissance de la monnaie américaine

En réussissant à imposer le dollar en tant que monnaie de réserve internationale, les États-Unis sont parvenus à astreindre une hégémonie monétaire et ainsi à s’endetter massivement, grâce au privilège d’avoir cette dette toujours rachetée par des investisseurs étrangers. En agissant ainsi, le pays peut donc se permettre de creuser son déficit continuellement, sans que sa monnaie ne se déprécie. Un avantage considérable qui contribue grandement à faire des États-Unis la première puissance économique mondiale.

Ce privilège fut difficile à maintenir dans le système étalon-or (1), car les États-Unis devaient augmenter sans cesse leur stock de métal jaune pour pouvoir s’endetter et ainsi financer entre autres le projet de « Grande Société » et la guerre du Vietnam. La fin des Accords de Bretton Woods en 1971, puis les Accords de la Jamaïque en 1976, leur permirent d’entretenir cette suprématie. Grâce à la suppression des limites à la création monétaire et l’élaboration des taux de changes flottants, les États-Unis peuvent poursuivre leur politique menée depuis 1945 et même l’intensifier. John Connally – alors secrétaire américain au Trésor sous l’administration Nixon – déclare ainsi : « Le dollar est notre monnaie, mais votre problème. » Depuis plus de 40 ans, malgré les plafonds établis par le Congrès, la dette américaine ne cesse d’augmenter. En 1971, elle était d’environ 450 milliards de dollars. De nos jours, elle atteint 30 trillions de dollars.

Il est devenu indispensable de disposer de dollars – donc de financer l’endettement américain – pour acquérir des ressources vitales telles que le pétrole.

Si le règne du dollar perdure, c’est aussi grâce à ce que l’on appelle le « pétrodollar. » Du fait de l’ignorance des Britanniques quant à la présence de pétrole dans les sous-sols arabes, mais aussi de la réticence des pays du golfe Persique face à l’ingérence du Royaume-Uni dans la région suite à la chute de l’Empire ottoman en 1922, les États-Unis réussissent à se rapprocher des pays du Golfe en signant notamment un accord stratégique avec l’Arabie Saoudite lors du pacte du Quincy le 14 février 1945. Le roi saoudien Ibn Saoud et le président américain Franklin D.Roosevelt s’entendent autour d’une alliance visant à ce que les États-Unis accèdent aux gisements pétroliers saoudiens en échange d’une protection militaire dans la région.

Mais en 1973 naît le premier choc pétrolier. Du fait du pic de production de pétrole aux États-Unis et de la dépréciation du dollar – sur lequel les prix du pétrole sont fixés –, les prix de l’or noir s’écroulent. Pour combler les pertes accumulées, les membres de l’OPEP s’accordent alors pour augmenter de 70% le prix du baril. En comprenant l’importance du pétrole comme première source d’énergie du monde dans une période où le déclin de production sur le territoire américain ne fit que commencer, le grand négociateur américain Henry Kessinger – alors secrétaire d’État sous la présidence Nixon – conclut avec l’Arabie Saoudite un nouvel accord s’appuyant sur les bases du Pacte de Quincy. Grâce à la promesse d’un dollar fort, d’une commercialisation permanente d’armes, et d’un soutien militaire renforcé dans la région du Golfe Persique, les États-Unis parviennent à ce que chaque baril de pétrole soit désormais échangé en dollars. Suite à cela, la majorité des échanges de matières premières se sont faits en devise américaine. Autrement dit, il est devenu indispensable de disposer de dollars – donc de financer l’endettement américain – pour acquérir ces ressources vitales.

Après plusieurs erreurs stratégiques, le vent tourne

L’intensification de l’utilisation de l’extraterritorialité du droit américain – notamment de la loi FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) de 1977 – a inévitablement accru la réticence des pays étrangers envers les États-Unis. Le fait que la possession de dollar par une entreprise étrangère rende cette dernière immédiatement passible d’enquêtes lorsqu’elle enfreint le droit américain, a contribué à ce que la monnaie américaine ne soit plus uniquement un outil de domination monétaire, mais aussi un levier juridique de coercition mettant en danger la souveraineté de l’ensemble des agents économiques. De nombreuses entreprises françaises, chinoises, iraniennes… en ont payé le prix.

Est venu s’ajouter à cela la mise en place de plusieurs embargos (Iran, Venezuela, Afghanistan…), mais aussi la menace d’une exclusion de certains pays du système de messagerie interbancaire SWIFT, outil géopolitique occidental désormais dominé par les Américains. En isolant une banque de ce réseau, le transfert d’ordres de paiement s’arrête, ce qui revient à rendre l’institution financière quasi-inerte. Les banques iraniennes en sont notamment exclues en 2012 au moment où le pays accélère le développement de son programme nucléaire. Deux ans plus tard, les États-Unis émettent la possibilité de suspendre les banques russes du réseau suite à l’annexion de la Crimée. Saisissant le danger d’une dépendance au système occidental, la Russie crée dans la foulée sa propre structure de messagerie bancaire russe nommée SPFS.

De son côté, la Chine établit, en 2015, un réseau local : le programme CIPS. Ce système offre des services de compensation et de règlement pour les échanges transfrontaliers en yuan. Quatre ans plus tard, les pays européens font de même grâce en instaurant le réseau INSTEX suite au retrait unilatéral des États-Unis de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Mais très vite, le président Trump les rappelle à l’ordre et menace ceux qui l’utiliseraient de ne plus pouvoir commercer sur le sol américain.

Si le système européen n’est que très peu utilisé, les systèmes russes et chinois sont en plein essor. Au-delà d’attirer de nombreux partenaires comme l’Iran, l’Inde et la Turquie, ils réussissent surtout à entraîner une accélération du mouvement de dédollarisation qui se traduit notamment par une diminution des réserves de dollars dans le monde. Ainsi, alors que le dollar représentait 66% des réserves mondiales en 2014, il ne représente désormais plus que 58,8% des réserves, au profit de l’euro, du yuan et de l’or.

Si la guerre en Ukraine peut s’expliquer par de multiples raisons géopolitiques (énergie, élargissement de l’OTAN, conflits internes …), la longue stratégie de dédollarisation de la Russie reste une source importante de tensions entre les États-Unis et le Kremlin.

Bien que les leaders de ce mouvement restent les « rivaux stratégiques » des américains – c’est-à-dire la Chine et la Russie – plusieurs pays commencent à tourner le dos aux États-Unis et au dollar pour se rapprocher de la Chine et du yuan. C’est notamment le cas d’Israël, qui a récemment annoncé diminuer ses réserves en dollar (baisse de plus de 5%) pour y ajouter pour la première fois du yuan (dans une quantité encore très faible). C’est aussi le cas du Brésil qui a choisi de réduire ses réserves en dollars en 2021 (de 86,03% à 80,34%), au profit du yuan (part évoluant de 1,21% à 4,99%). D’autres pays comme le Nigéria, l’Iran, ont fait de même quelques années plus tôt.

Dans ce contexte, si la guerre en Ukraine peut s’expliquer par de multiples raisons géopolitiques (énergie, élargissement de l’OTAN, conflits internes …), la longue stratégie de dédollarisation de la Russie reste une source importante de tensions entre les États-Unis et le Kremlin. En 2013, 95% des ventes d’hydrocarbures de la Russie vers les BRICS s’échangeaient en monnaie américaine. En 2021, c’est moins de 10%. Un changement radical quand l’on sait que la Russie est un des principaux producteurs de pétrole dans le monde, que les matières premières contribuent à plus de la moitié des exportations du pays, mais qu’elles restent surtout pour les États-Unis le moyen d’entretenir leur suprématie monétaire.

Par ailleurs la banque centrale russe ne cesse de diminuer ses réserves en dollars depuis 2014. Aujourd’hui, la monnaie américaine représente seulement 16,4% de ses réserves. L’euro quant à lui constitue 32,3% des réserves, l’or 21,7% (porté notamment par l’achat de 40 milliards de dollars d’or ces 5 dernières années) et le yuan 13,1%. Une stratégie qui permet aujourd’hui de restreindre les effets des récentes sanctions économiques prises par l’Occident à l’égard de la Russie.

Si l’exclusion des banques russes du système SWIFT suite à l’invasion de la Russie en Ukraine était prévisible, le gel des avoirs de la banque centrale l’était beaucoup moins. Cette décision risque d’accroître la défiance des pays étrangers vis-à-vis de Washington, bien plus que de l’Europe qui ne dispose pas de l’hégémonie monétaire, mais qui n’a surtout pas pour coutume d’utiliser ce type de mesure. Selon Gita Gopinath, directrice générale du FMI – ces sanctions pourraient « venir compromettre la domination du dollar à l’avenir » et engendrer une « fragmentation plus forte du système monétaire international. » Elle explique notamment que cela se traduira par « des tendances à la baisse vers d’autres monnaies jouant un rôle plus important. »

Le dollar dans cette période contrastée

Malgré les conflits sino-indiens aux frontières, l’alliance Russie-Chine-Inde, peuplé de 2,8 milliards d’habitants – soit plus d’un tiers de la population mondiale -, se renforce avec le conflit en Ukraine. Au-delà de l’intensification de leurs échanges depuis le début de la guerre, ces pays commencent à commercer certaines de leurs matières premières dans leur monnaie nationale. À l’idée de voir le yuan s’internationaliser, et dans une volonté d’affaiblir le dollar, la Chine a payé ses récentes livraisons de charbon à la Russie en yuan. Les vendeurs de pétroles russes proposent de faire de même. De son côté, l’Inde explore la possibilité de régler ses échanges avec la Russie en roupies.

En parallèle, certains pays profitent de cette situation pour faire du chantage aux américains. Suite aux récentes négociations avec l’Iran et les multiples déclarations du président Biden visant à mettre fin au soutien des États-Unis dans la guerre au Yémen, l’Arabie saoudite déclare qu’elle réfléchit à l’idée d’échanger avec la Chine son pétrole en yuan plutôt qu’en dollar. Comme Riyad joue un rôle majeur dans la puissance et la pérennité de la monnaie américaine, cette menace pourrait faire l’effet d’une bombe en cas d’adoption. Mais le prince saoudien n’est pas le seul à vouloir agir de la sorte. Le candidat et ex-président brésilien Lula da Silva, a récemment révélé qu’il instaurerait, s’il était élu en octobre prochain, une monnaie unique en Amérique latine dans le but d’être « libéré de la dépendance du dollar. »

Le fait de voir de nombreux pays et de grandes puissances comme l’Inde et la Chine accentuer leurs échanges avec la Russie – responsable de la guerre en Ukraine – dans leur monnaie nationale, témoigne non seulement d’une volonté marquée de ces pays à mettre fin à l’hégémonie du dollar, mais aussi et surtout de l’impuissance des États-Unis face à un mouvement désormais unifié. À cet égard, les récentes déclarations publiques de politiciens et de grandes banques marquent un changement de communication notable. S’il était rare d’en entendre parler auparavant, le sujet est de plus en plus abordé de nos jours. Alors que la démocratie et le système financier américain semblent être menacés, l’acquiescence des États-Unis face à cette situation nous invite donc à réfléchir aux perspectives qu’induirait la croissance continue de ce mouvement anti-dollar.

Vers l’émergence d’un nouveau système monétaire ?

Dans un travail de recherche produit par Goldman Sachs, des analystes mettent en avant le fait que la devise américaine est actuellement confrontée à bon nombre de défis auxquels était la livre sterling au début du 20ème siècle, lorsqu’elle occupait le statut de monnaie de réserve internationale. En effet, la détérioration de la position nette des actifs étrangers, le développement de conflits géopolitiques potentiellement défavorables, et la faible part des volumes d’échanges mondiaux par rapport à la domination de la monnaie dans les paiements internationaux, sont des défis semblables à ceux du Royaume-Uni et de la livre sterling avant la crise de 1929. Si les années qui suivirent rebattirent les cartes d’un nouveau système monétaire international, tout laisse à croire que la décennie qui s’annonce pourrait être assez identique.

Bien que la devise américaine reste pour l’heure prédominante, son hégémonie est de plus en plus attaquée et le pouvoir de certains modes de paiements s’accentue. En plus de l’essor des crypto-monnaies donnant naissance aux monnaies numériques de banques centrales (Central Bank Digital Currency) – projets sérieusement étudiés par les institutions monétaires -, l’internationalisation du yuan et l’augmentation des réserves en or dans le monde sont le signe que plusieurs devises pourraient, à terme, concurrencer la place du dollar.

Au regard de la politique économique du pays ces dernières années, le développement du yuan suppose donc la mise en place de réformes structurelles.

Si la Chine a longtemps eu recours à la dévaluation monétaire pour soutenir ses exportations et poursuivre son expansion économique, l’augmentation de la part de la Chine dans le PIB mondial, son fort développement technologique, la puissance régionale du pays, la libéralisation de son régime de change, la mise en place du yuan numérique, le développement de son propre système de messagerie bancaire, l’augmentation de la part de la monnaie chinoise dans les DTS (2), et la création d’une instance de régulation financière unique, sont autant de facteurs qui permettent l’internationalisation du yuan. Toutefois, le prolongement de cette stratégie de long-terme implique certains sacrifices. La Chine doit investir massivement et devenir un exportateur net d’actifs ou un pays à déficit commercial. Les contrôles de capitaux doivent être abandonnés et l’accès au yuan dans le monde doit se faire en quantité illimitée. Au regard de la politique économique du pays ces dernières années, le développement du yuan suppose donc la mise en place de réformes structurelles.

De son côté, l’or reste un concurrrent de taille. Le métal jaune est notamment très apprécié des pays qui souhaitent se dédollariser. Les banques centrales qui contournent le système de financement en dollars sont celles qui ont acheté le plus d’or au cours des vingt dernières années. La Chine et la Russie ont massivement investi dans l’or, tout comme la Turquie, l’Inde et le Kazakhstan. L’or constitue aujourd’hui un sixième des réserves mondiales des banques centrales, ce qui équivaut à près de 2000 milliards de dollars. L’accélération de la dédollarisation va donc inévitablement entraîner une augmentation de la demande en or.

Mais l’hypothèse d’un système monétaire multipolaire implique alors la diminution continue de la place du dollar et la montée en puissance de ces devises concurrentes. En admettant qu’un tel scénario advienne – ce qui nécessite plusieurs années ainsi que de nombreux changements – la situation financière américaine sera transformée. La réduction d’achats d’obligations américaines dans le monde entraînera inévitablement une dépréciation du dollar. Pour combler cette chute, les États-Unis n’auront d’autres solutions que d’augmenter leurs taux d’intérêts réels à des niveaux suffisamment élevés. Ce qui pourrait engendrer d’importants effets sur la consommation et la croissance du pays.

Si cette stratégie de dédollarisation se fait progressivement, c’est aussi et surtout car une dépréciation brutale de la monnaie américaine aurait des conséquences dévastatrices pour certains pays, notamment les principaux partenaires commerciaux des États-Unis. Dans le cadre de sa politique protectionniste, la Chine a massivement acheté du dollar ses dernières années. Le pays possède environ 1000 milliards de dollars d’obligations américaines et plus de 3000 milliards de dollars dans ses réserves. Une chute soudaine de la devise américaine entraînerait des pertes colossales pour l’Empire du Milieu. La Chine réduit donc graduellement ses achats de treasuries depuis 2014.

L’Europe quant à elle, et notamment l’Allemagne, poursuit ses achats de bons du Trésor américain et finance ainsi le déficit du pays. L’accélération de la dédollarisation pourrait donc fortement affecter la valeur des avoirs détenus par les pays européens. Un scénario qui produirait aussi de sérieuses conséquences chez certains pays émergents car ces derniers continuent d’être acheteur net d’obligations américaines en raison de leur vulnérabilité financière.

Si l’hégémonie du dollar perdure, l’accélération de la dédollarisation vient donc ajouter un nouveau défi à la banque centrale américaine, dans un contexte de forte inflation et de baisse des marchés financiers dans le pays. En parallèle, le ralentissement de la globalisation et la multiplication des rivalités économiques et géopolitiques témoignent d’une volonté – de nombreux pays – de changer de paradigme. Le souhait grandissant d’un recours à la souveraineté monétaire se manifeste alors par une libération progressive de l’utilisation du dollar au profit d’autres devises. À cet égard, et pour d’autres raisons, la guerre en Ukraine risque de créer une bipolarisation du monde qui s’additionne à nombre d’éléments de ruptures. Mais sous quelles conditions les États-Unis accepteraient-ils de voir la place du dollar s’éroder jusqu’à perdre leur domination et vivre en dessous de leurs moyens après plus d’un demi-siècle de privilège ? Au-delà de réfléchir à l’avenir du système monétaire international, ce changement d’ère pourrait être l’occasion de penser une nouvelle forme de création monétaire qui favoriserait la stabilité mondiale.

Article originellement publié sur or.fr et réédité sur Le Vent Se Lève.

Notes :

[1] : L’étalon-or est un système monétaire dans lequel l’unité monétaire est définie en référence à un poids fixe d’or. La quantité de monnaie émise par la banque centrale est strictement limitée par ses réserves d’or. Étant donné que les réserves d’or ne sont pas infinies, les pays ne pouvaient, par le biais de leur banque centrale, se permettre de créer de la monnaie comme ils le souhaitaient.

[2] : Les DTS (droits de tirage spéciaux) représentent la monnaie que peut émettre le FMI. Ils répondent généralement à des besoins de liquidités dans le cas où un pays subirait une crise financière. Les DTS s’appuient sur cinq grandes monnaies internationales : le dollar, l’euro, le yen, la livre britannique et le yuan depuis 2016. Le Fonds Monétaire International « crée de la monnaie » en s’appuyant sur les banques centrales des pays émetteurs. Lorsqu’un pays décide d’emprunter au FMI des DTS, il obtient le moyen de convertir ses DTS dans une des monnaies acceptées par le FMI.

Pérou : Castillo face aux « maîtres de la mine »

Une entreprise minière à proximité du lac Quiulacocha, dans la ville de Cerro de Pasco © Vincent Ortiz pour LVSL

Dans la ville de Cerro de Pasco les protestations se multiplient contre l’impunité de la multinationale suisse Glencore, jugée responsable de la contamination du sang de milliers d’habitants. Dans la région Las Bambas, c’est une entreprise chinoise qui est en cause, accusée de frauder le fisc ; les locaux tentent à présent de bloquer le gigantesque corridor minier, d’où est issu plus de 2% du cuivre mondial. Dans tout le Pérou, les conflits autour des mines reprennent. Le président du pays, Pedro Castillo, a été élu sur une promesse de « nationalisation » de l’industrie minière. Celle-ci compte pour 10 % du PIB et plus de 50 % des exportations du pays. Elle est dominée par des entreprises multinationales issues de Chine et du Royaume-Uni, mais aussi, de plus en plus, de Suisse, du Canada ou d’Australie. Le gouvernement péruvien, entravé par le Congrès et la Constitution – qui protège les capitaux étrangers – semble dans l’impasse. Et tandis que les protestations sociales reprennent, les « maîtres de la mine » veillent sur leurs intérêts…

Le lac Quiulacocha s’étend sur quelques centaines de mètres autour d’une installation minière. Les reflets rougeoyants de ses eaux empoisonnées rappellent que divers métaux y sont extraits : plomb, zinc, cuivre, etc. À mesure que nous nous en approchons, le sol se teinte d’une étrange coloration mordorée. Des cadavres d’animaux, venus s’hydrater, y sont régulièrement récupérés par les locaux.

Il s’agit de la face la plus spectaculaire de la contamination ambiante à Cerro de Pasco, dont un article de la BBC se demande si elle ne serait pas « la ville la plus polluée du monde ». La pollution la plus dangereuse est pourtant invisible. Jaime Silva, conseiller municipal, rappelle que les eaux limpides des robinets contiennent des résidus anormalement élevés de quatorze métaux ; la simple exposition à l’air de Cerro de Pasco, ajoute-t-il, est susceptible de générer d’importants dommages. « Selon les statistiques officielles, le sang d’au moins 3000 habitants de cette ville [qui en compte 70000] contient un taux de plomb ou d’arsenic dangereux pour leur santé ». Après une exposition minutieuse de plusieurs chiffres, il poursuit sur un ton plus informel : « Je fais en sorte que ma fille passe le moins de temps possible dans cette ville. Je l’envoie souvent auprès de ma famille à Lima. Mais je ne peux que limiter les risques ».

Permis de polluer

Juchée à 4300 mètres de hauteur, Cerro de Pasco abrite un immense cratère minier, autour duquel des milliers d’habitations sont groupés. « Chaque jour, nous nous réveillons avec ce spectacle sous les yeux », commente un passant.

La mine à ciel ouvert de Cerro de Pasco © Vincent Ortiz pour LVSL

Au Pérou, nul ne conteste le danger encouru par les habitants. Cette dernière décennie, la ville a été placée trois fois par le Parlement sous « état d’urgence sanitaire ». En 2008, une loi approuvée à l’unanimité prévoyait la relocalisation de la ville, à l’écart de la mine. Sans suite.

« Le lien entre la pollution de la ville et les activités de l’entreprise minière n’a jamais été reconnu par les autorités », déplore Jaime Silva. Au début du XXème siècle, c’est une entreprise nord-américaine qui s’implante à Cerro de Pasco, qui devient un haut lieu d’extraction de métaux. Après une phase de nationalisation puis de privatisation, c’est finalement le péruvien Volcan qui hérite de la mine ; Glencore, le géant suisse, en est actionnaire majoritaire. Depuis, de nombreuses grèves et manifestations ont éclaté pour protester contre les dommages sanitaires causés aux habitants.

« Nous n’avons pas d’hôpital, dans la ville, capable de traiter les cas de personnes contaminées », ajoute Jaime Silva. Celles-ci doivent se rendre à Lima, voire en Argentine, pour recevoir des soins spécialisés. Récemment, le décès d’une fillette en route vers un hôpital argentin a généré de nouvelles protestations.

Le lien entre la pollution ambiante et les maux qui atteignent de manière épisodique les habitants (cancers divers, leucémie, handicaps mentaux) a été établi par de nombreuses études péruviennes et internationales. Il est pourtant impossible d’obtenir une estimation de la magnitude de ces dommages. « Il n’existe pas de registre qui ferait l’inventaire de toutes les personnes affectées », explique Jaime Silva. « Nous avons sollicité l’État pour qu’il établisse un tel registre – sans succès ».

Le rapport des habitants à la mine n’est pas dénué d’ambiguïté. Celle-ci génère en effet des milliers d’emplois directs, tandis que les investissements étrangers ont permis à la région de bénéficier d’une croissance soutenue. Les demandes de régulation environnementale et de redistribution ne se doublent que rarement d’une hostilité de principe à l’exploitation minière.

Intérêts chinois et matraques péruviennes

Le président Pedro Castillo sait qu’il marche sur des braises. Son slogan (plus un seul pauvre dans un pays si riche !) lui a valu le soutien des Péruviens marginalisés et isolés des pôles urbains. Son élection surprise a temporairement adouci la conflictualité sociale autour des mines. Mais l’impatience point déjà au sein de la frange la plus radicale de son électorat.

Dans la région minière de Las Bambas, plus au sud du Pérou, la victoire de Castillo a été vécue comme un triomphe. Connu dans tout le pays pour les conflits associés à son nom, ce haut lieu de l’extraction minière accueille depuis une décennie des capitaux chinois. Plus de 2 % du cuivre extrait chaque année dans le monde en est issu.

« Ici, plus de 90 % des habitants ont voté pour Pedro Castillo », rappelle Walter Contreras. Syndicaliste, il travaille dans le complexe minier de Las Bambas. Il a vécu les nombreux conflits qui ont émaillé l’histoire de la région. Pendant des années, les négociations entre syndicats et entreprises minières allaient bon train. Des compensations étaient accordées aux personnes déplacées par les activités de la mine, relogées dans des villages voisins.

Walter Contreras © Vincent Ortiz pour LVSL

Le rachat de l’entreprise par un groupe chinois a changé la donne. « Nous n’avions aucun interlocuteur avec qui négocier. Tout était directement géré depuis la Chine », commente-t-il. Alors que de nombreux syndicats se plaignent du mauvais état des routes qui mènent à la mine, exigeant un investissement de la part de l’entreprise, celle-ci reste sourde à leurs appels. En août dernier, dix-sept travailleurs de la mine ont trouvé la mort dans un accident d’autobus alors qu’ils se rendaient sur leur lieu de travail.

Contreras pointe du doigt la responsabilité de l’entreprise chinoise, mais aussi de l’État péruvien. Celui-ci a systématiquement réprimé les tentatives de protestation des syndicalistes. Durant plusieurs mois, ils étaient parvenus à bloquer le corridor minier. L’une des voies d’approvisionnement en cuivre les plus importantes au monde s’était alors retrouvée obstruée. Mais les grévistes avaient été brutalement délogés par la police, et six d’entre eux avaient perdu la vie.

L’élection de Pedro Castillo enthousiasme Walter Contreras. « Notre hermano Evo Morales s’est rendu au Pérou. Il a conversé avec Pedro Castillo, et nous espérons que le partage de son expérience lui sera utile ». Force est pourtant de constater que le Pérou ne prend pas le chemin de la Bolivie depuis l’élection de Pedro Castillo.

NDLR : lire sur LVSL notre entretien avec Evo Morales : « Notre crime est d’avoir construit un modèle viable sans le FMI »

Trancher le nœud gordien

Les obstacles à une « nationalisation » de la mine sont nombreux. L’un des plus importants est d’ordre constitutionnel. Depuis l’élection de Castillo, la Constitution péruvienne est devenue le point de ralliement de l’opposition.

À Lima, de nombreux sit-in sont organisés pour sa défense. Les Liméniens y interpellent les passants pour récolter des signatures. Dans un parc du centre-ville, un homme harangue la foule au micro : « Le Pérou est un pays religieux, qui croit en Dieu, qui croit au Christ, qui croit en sa force. Nous sommes en guerre, nous allons affronter ce gouvernement et nous allons le déloger ! ».

Adoptée sous le mandat d’Alberto Fujimori, la Constitution péruvienne est le garde-fou des mesures néolibérales mises en place depuis trois décennies.[1] Elle contraint notamment le gouvernement au respect des traités bilatéraux d’investissements (TBI). Le Pérou en a ratifié une vingtaine avec les principaux pays investisseurs. Ils mettent les capitaux étrangers à l’abri de régulations sociales ou environnementales que pourrait prendre le gouvernement. L’agenda de « nationalisation » de l’industrie minière, porté par Castillo, s’y heurte de plein fouet. Une violation de ces traités serait décrétée illégale par le Tribunal constitutionnel du Pérou.

NDLR : pour une analyse du rôle des traités bilatéraux d’investissements, lire sur LVSL l’article de Guillaume Long et d’Andrés Arauz : « La nouvelle victoire des multinationales en Équateur », et voir la vidéo de Gillian Maghmud.

La convocation d’une Assemblée constituante, promesse phare de la campagne de Castillo, permettrait de trancher ce nœud gordien. Elle ouvrirait la voie à une dénonciation de ces traités, appuyée sur une légitimation populaire. Un tel processus ne résoudrait bien sûr pas tous les problèmes liés aux TBI. Les entreprises lésées pourraient porter plainte auprès de tribunaux d’arbitrage. Ceux-ci sont en droit d’exiger une amende des États décrétés coupables – sans compter les signaux négatifs envoyés aux investisseurs étrangers.

Processus constituant ou pas, on voit mal comment les principales mesures portées par Castillo pourraient être mises en place sans une mobilisation populaire. Le contexte pourrait difficilement lui être plus défavorable à Castillo. Avant même l’entrave constitutionnelle, c’est le Parlement lui-même, dominé par l’opposition, qui mettrait son veto à toute mesure de transformation structurelle. Parmi les soutiens de Castillo, beaucoup gardent à l’esprit que les gouvernements progressistes de la région n’ont pu mettre en place des mesures ambitieuses qu’avec l’appui de la rue.

Sans surprises, la presse fait bloc avec la majorité des parlementaires. Les spectres qui hantent l’imaginaire péruvien sont brandis en permanence par les chaînes de télévision : hyperinflation à la vénézuélienne, marche vers la dictature, retour du Sentier lumineux.[2] Ce dernier leitmotiv est particulièrement prégnant. On ne compte plus les titres de presse suggérant une filiation entre un groupe « terroriste » apparu en période de Guerre froide et un membre du gouvernement. La nouvelle ministre des Droits des femmes, Anahí Durand, en a fait les frais. Encartée au parti Nuevo Perú, en pointe sur les thématiques environnementales et féministes, elle est issue d’une génération et d’une culture militante étrangère aux conflits qui ont ensanglanté le pays à la fin du XXème siècle. Divers titres de presse ont pourtant déterré et exposé sur la place publique une ancienne relation entre la ministre et un membre de la guérilla « Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru ».

Anahí Durand, ministre des Droits des femmes

Une guerre psychologique peu surprenante pour qui garde à l’esprit les expériences progressistes d’Amérique latine. Sur la défensive, le gouvernement peine à mobiliser sa base.

En cause, le caractère manifestement hétéroclite de sa composition. Pedro Castillo est issu du mouvement Perú libre, formation groupusculaire « marxiste-léniniste » qui n’envisageait pas l’épreuve du pouvoir.[3] Lui-même, peu formé aux enjeux économiques et géopolitiques, porteur d’un agenda aussi radical que vague, a été contraint de s’entourer de diverses formations politiques. Il s’est notamment rapproché du parti Nuevo Perú – dont sont issus deux ministres ainsi que de nombreux cadres – au grand dam des militants de Perú libre. Un état de fait qui n’aide pas à la coordination… laquelle est pourtant nécessaire si le gouvernement souhaite honorer sa promesse de convocation d’une Assemblée constituante.

Celle-ci semble désormais bien lointaine. Six mois après son élection, le gouvernement n’est parvenu à amorcer aucun changement de grande ampleur. Obstruction d’une Assemblée dominée par l’opposition, absence de stratégie unifiée et de projet mobilisateur pour la population : sans surprises, la popularité du gouvernement est en berne. Seule l’impopularité toute aussi importante de l’opposition, sa désorganisation ainsi que l’absence de feu vert de la part des États-Unis, explique qu’elle ne soit pas encore passée à l’acte.[4]

Le contexte international n’est pourtant pas défavorable à Pedro Castillo. Avec la victoire historique de Gabriel Boric au Chili, voisin du Pérou, c’est un bastion du néolibéralisme qui s’est effondré ; un autre pourrait tomber bientôt, si le candidat Gustavo Petro l’emporte en avril 2022 en Colombie. Une lucarne ouverte pour lancer l’assaut contre les « maîtres de la mine » ?

Notes :

[1] Chef d’État du Pérou dans la décennie 1990. Appuyé sur un État policier à l’autoritarisme croissant, il a imposé une thérapie de choc néolibérale au pays.

[2] Guérilla maoïste née dans les années 1980, elle a mené une lutte féroce contre les gouvernement péruviens successifs. Elle s’est rapidement disqualifiée, même auprès des secteurs marginalisés qu’elle prétendait représenter, par ses atrocités répétées. Le conflit armé qui a opposé le Sentier lumineux à l’État s’est soldé par la mort de 70000 Péruviens. L’hyperinflation constitue un autre traumatisme pour les Péruviens : le mandat d’Alan García (1985-1990), qui avait engagé un rapport de force avec le FMI et mis le secteur bancaire sous tutelle, avait provoqué une hausse des prix de plus de 2 000 000 %. De quoi disqualifier, pour longtemps, toute forme d’hétérodoxie économique…

[3] Quelques semaines avant son élection, Castillo plafonnait encore à moins de 5 % dans les sondages

[4] De manière contre-intuitive, l’administration Biden est pour le moment rétive aux tentations putschistes de l’opposition. Les facteurs explicatifs sont multiples : disqualification profonde de l’ingérence dans la région suite au coup d’État bolivien, faibles intérêts stratégiques américains au Pérou, orientation diplomatique consensuelle du gouvernement de Pedro Castillo. Celui-ci avait nommé l’intellectuel marxiste Hector Bejar comme ministre des Affaires étrangères suite à son élection, qui avait inauguré son mandat par la dissolution du « groupe de Lima », véritable camouflet pour l’establishment diplomatique pro-américain. Cela lui a valu une campagne de presse acharnée, qui l’a poussé à la démission. Son successeur, déjà ministre des Affaires étrangères sous un gouvernement antérieur, a renoué avec une diplomatie traditionnelle.

Ira-t-on sans discussion vers de nouvelles guerres ?

La menace d’un conflit majeur devient chaque jour plus tangible. Qu’il s’agisse de l’océan pacifique, de l’Europe de l’Est ou du Moyen-Orient, les points chauds se multiplient, tout comme les déclarations martiales des principales puissances. Bien des guerres ont été menées au nom de causes généreuses – défense de minorités nationales, sauvegarde de la démocratie, ou nécessité de stopper un tyran brutal. Mais au cours du siècle passé des figures intellectuelles et des forces politiques venaient questionner ces motifs, critiquant la marche vers la guerre et ses conséquences funestes. Notre époque est au contraire marquée par un surprenant désintérêt pour la question. Au-delà de quelques spécialistes et des décideurs politico-économiques, les conflits proches ou lointains sont presque totalement absents du débat public. L’anomie qui prévaut pourrait pourtant avoir des effets catastrophiques sur nos sociétés en les entraînant dans une spirale incontrôlable. Quelles en sont les causes ?

Mobiliser pour la guerre

Disons-le d’emblée : dans les démocraties libérales, et singulièrement dans le cas français, les positions de l’intelligentsia médiatique reflètent peu ou prou la ligne générale de la diplomatie nationale. Dans une séquence marquée par l’escalade des tensions entre la Chine et les pays occidentaux rangés derrière les États-Unis, pas un jour ne se passe sans que les principaux quotidiens dénoncent les crimes du régime chinois. De la persécution des minorités à l’influence pernicieuse dans l’université française en passant par les nouvelles technologies, chaque sujet est traité de manière à conduire à une évidence martelée à longueur d’éditorial : il faut briser la Chine. Il en va de même pour la Russie, dont les menées guerrières et les pratiques illibérales occupent une place croissante dans le traitement de l’actualité internationale. Les interventions désastreuses en Afghanistan puis en Libye une décennie plus tard ont été faites avec le soutien de l’immense majorité de l’opinion publique des pays participants, opinion mobilisée et électrisée par un traitement médiatique intense et unilatéral portant sur l’urgence d’une action militaire.

Il est hors de question de nier la réalité et l’ampleur de la plupart des crimes dénoncés. Mais la différence de traitement flagrante dont pâtissent les sujets internationaux devrait interpeler toute personne soucieuse de la liberté de la presse. Pensons à l’Égypte, partenaire économique important, dont le président-maréchal Abdel Fattah al-Sissi est pourtant responsable du massacre de milliers d’opposants et de la généralisation de la torture. Ou au cas de l’Arabie Saoudite. Ni l’assassinat sordide du journaliste Jamal Khashoggi, ni l’implication directe dans l’interminable guerre yéménite, ni le cadre légal proche de celui de l’État islamique n’empêchent Emmanuel Macron de visiter ce pays client de l’industrie militaire tricolore. Le général émirati Ahmed Naser Al-Raisi était par ailleurs nommé fin novembre à la tête d’Interpol, institution dont le siège est situé à Lyon. L’homme est pourtant accusé d’employer la torture, y compris contre des critiques du régime. Plus proche de nous, un membre de l’Otan comme la Turquie d’Erdogan peut enfermer des milliers d’opposants politiques et raser des quartiers de villes entiers dans les régions kurdes sans être mis au ban des nations. Aucun édito n’appelle à intervenir militairement pour restaurer la démocratie dans ces pays. Les intérêts économiques et géostratégiques prévalent sur les droits humains.

Démobiliser pour la paix

Dans l’histoire contemporaine, l’échec de l’immense mobilisation contre la guerre d’Irak en 2003 a constitué un tournant dans les mobilisations anti-guerre. Les intérêts économiques américains derrière l’intervention de la coalition étaient connus du grand public et le refus français d’y participer avait permis de débattre du bien-fondé des actions envisagées. Aujourd’hui, l’Irak vient s’ajouter à la trop longue liste de pays dévastés par la guerre, terrains de jeu de factions rivales liées aux intérêts étrangers proches ou lointains. La fiole agitée par Colin Powell pour justifier de l’existence d’armes de destruction massives aux mains de Saddam Hussein est devenue le symbole des prétextes mensongers aux guerres d’agression impérialistes. Ces « fake news » d’État, aux conséquences bien plus tragiques que celles propagées par des particuliers et « débunkées » dans les médias, sont une constante historique. Souvenons-nous de l’affaire des « couveuses » au Koweït ayant permis de faire admettre au grand public le bien-fondé de la Guerre du Golfe de 1991. En 1964 déjà, les incidents du golfe du Tonkin servaient de prétexte au président des États-Unis pour intervenir au Vietnam. Des millions de morts plus tard, ces « fake news » sont reconnues comme telles, mais le mal est fait. Il serait illusoire de croire que de telles pratiques n’ont plus court : les accusations d’ingérence russe dans la victoire de Donald Trump ou dans le mouvement des Gilets Jaunes en constituent autant d’exemples plus récents.

La passivité complice croissante de la société civile de démocraties libérales responsables de tant d’interventions militaires s’explique en partie par l’incompréhension des enjeux, notamment dans le cadre de conflits considérés comme lointains. Mais le poids des relais médiatiques de la parole officielle est également considérable. Il n’y a pas besoin d’imaginer d’obscures conspirations tirant les fils en coulisses : le manque de culture politique de la majeure partie du personnel des principaux médias, la précarité du métier et l’existence d’impératifs d’immédiateté produisent une information médiocre, relayant sans nuances les positions de la classe dominante. Ainsi, des intellectuels de plateaux télé au pedigree discutable peuvent jouer les va-t’en guerre au nom de grands principes sans rencontrer de contradiction sérieuse. Le message est passé : approuvez les opérations ou désintéressez-vous en. Dans un régime aussi présidentialisé que la France, l’espace démocratique pour discuter de la politique internationale du pays est de toute façon réduit à sa plus simple expression. On ne transige pas avec le pouvoir discrétionnaire du prince en ses domaines régaliens.

Mourir pour Donetsk ou pour Taipei

Dans une diplomatie qui n’en est plus à une contradiction près, notons le poids de conceptions anachroniques héritées de la Guerre froide. La logique de blocs, de superpuissances, correspond peu à un monde de plus en plus multipolaire. Elle est pourtant employée et appliquée au forceps pour faire entrer chaque pays dans un camp supposé. Le dernier Sommet pour la démocratie à l’initiative du président des États-Unis est dans la droite ligne des dernières rencontres de l’Otan ou du G7. Joe Biden y avait convié la RDC ou le Brésil mais non la Tunisie ou la Hongrie, déclenchant une polémique sur la sélection des invités. Rappelons que l’Indice de liberté économique créé par l’Heritage Foundation et le Wall Street Journal propose un classement conforme à la doxa libérale selon laquelle la dérégulation du marché correspond au niveau de démocratie. La Bolivie ou l’Algérie y figurent en rouge, tandis que les bons élèves incluent le Qatar, Taïwan et le Kazakhstan… In fine, les pays sont triés selon qu’ils fassent partie du camp des démocraties ou de l’axe « illibéral », plus en fonction de leurs affiliations économiques et diplomatiques que selon leur régime réel.

L’objectif affiché des derniers sommets internationaux est d’isoler la Russie (et, à moyen terme, la Chine) dans la perspective d’opérations à la frontière ukrainienne. Les déclarations martiales qui se succèdent sont au diapason de l’accumulation de matériels militaires dans cette zone contestée. Moscou entend annexer de nouveaux territoires et bloquer l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan pour reconstituer un glacis à ses portes. Ses adversaires se déclarent prêts à aller au conflit pour sauvegarder l’intégrité d’un territoire ukrainien de plus en plus militarisé. Les populations civiles n’ont plus leur mot à dire : on les somme de se tenir prêtes à mourir pour Donetsk, et demain pour Taipei. Mais certainement pas pour des villes-martyres oubliées telles que Sanaa ou Stepanakert, les principes libéraux restant sujets à la logique de blocs.

L’expansionnisme russe comme la montée en puissance de l’impérialisme chinois sont des phénomènes majeurs de ce début de siècle comme le nationalisme allemand de 1914. Est-ce à dire que leurs cibles sont pour autant des parangons de la démocratie, forteresses de la liberté assiégées ? Voire. Les régimes inquiets des menées russes en Europe de l’Est ont aussi leurs propres penchants chauvins et autoritaires. Dans le Pacifique, rappelons que Taïwan a longtemps été une dictature opprimant sa propre population – tout comme la Corée du Sud d’ailleurs, certes alliée indéfectible du bloc occidental, mais ayant éliminé toute opposition, du massacre de la ligue Bodo aux répressions récentes des mouvements sociaux. Les pays européens eux-mêmes ont connu des restrictions des libertés massives et brutales au cours des dernières décennies, au nom de la lutte contre le terrorisme puis contre la pandémie. Quand des dirigeants de pays autoritaires pointent du doigt la répression dans des nations dites libérales, il faut prendre leur message pour ce qu’il est : un retournement accusatoire calquant les critiques les visant habituellement. L’historiographie occidentale marquée par la Guerre froide tend pourtant à concevoir le monde selon une vision binaire et datée, faisant l’impasse sur l’impact des politiques guerrières occidentales selon la règle du moindre mal. Cette vision continue d’influencer profondément les conceptions des principaux acteurs politiques en mal de récits mobilisateurs.

Dans un monde de plus en plus volatile, une information objective et critique se situe donc sur une ligne de crête. Le traitement de chaque sujet choisi – ou le refus d’évoquer un fait – seront considérés comme un signe d’allégeance à un camp ou à un autre. Il semble pourtant vital de s’extraire de ces schémas binaires conduisant mécaniquement à des simplifications abusives et à des postures caricaturales. Au regard des tensions géopolitiques de notre temps, les médias ont un rôle important à jouer. À eux de décider s’ils accompagneront docilement la marche vers la guerre ou s’ils tenteront au contraire de prendre de la hauteur.

« Les États jouent le rôle de mécènes du capital » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Joe Biden et Boris Johnson au G7 de Carbis Bay (UK). © Number 10

Les poussées populistes des années 2010 et la crise du COVID ont-elles sonné la fin du néolibéralisme ? S’il reste prudent, le sociologue Paolo Gerbaudo constate un retour en force de l’État, des plans de relance aux mesures sanitaires en passant par le retour de la planification. Mais au bénéfice de qui ? À l’aide d’une vaste littérature de théorie politique, son essai The Great Recoil. Politics after populism and pandemic (Verso Books, 2021) décrit finement la recomposition politique en cours et les visions antagonistes du rôle de l’État de la gauche socialiste et de la droite nationaliste. Selon lui, si la gauche souhaite parvenir au pouvoir, elle doit renouer avec le patriotisme inhérent à son histoire et ne pas avoir peur du protectionnisme économique. Entretien réalisé, traduit et édité par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre s’articule autour de ce que vous appelez un « Grand recul » du néolibéralisme et de la mondialisation, qui ont été hégémoniques depuis les années 1980. A sa place, vous affirmez qu’un nouveau Zeitgeist (« esprit du temps » en allemand, ndlr) est en train d’émerger, vous parlez de « néo-étatisme ». Quelles sont les raisons qui expliquent ce changement d’hégémonie ? 

Paolo Gerbaudo – Le « Grand recul » est le moment où le capitalisme néolibéral atteint ses limites ultimes, tant économiques que politiques et écologiques. Ce rebondissement est le résultat net du succès même du projet néolibéral et de la manière dont il a intégré toujours plus de marchés et de pays dans son giron. Cependant, comme toute ère idéologique, le néolibéralisme tend à un moment donné à épuiser son élan initial et à se heurter à ses propres contradictions. Cela ouvre à son tour la voie à l’émergence d’un nouveau consensus, qui englobe l’ensemble de l’espace politique et imprègne tous les acteurs politiques, qui doivent se positionner par rapport à ce discours dominant.

Ce « Grand recul » est une réponse de la société au stress produit par la mondialisation néolibérale, sous la forme d’une exposition à des forces économiques incontrôlables, de l’agoraphobie, de la peur de l’ouverture, de cette peur d’être à découvert, sans défenses contre des forces qui échappent visiblement à tout contrôle politique. En bref, il s’agit du sentiment d’être l’objet de la politique plutôt que le sujet de la politique. Cela conduit à un réajustement du sens commun qui est le plus visible au sein du mainstream

« Les représentants du capitalisme mondial abandonnent certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. »

Même les défenseurs du néolibéralisme et de l’austérité font aujourd’hui des concessions sur la nécessité d’équilibrer les excès de l’économie de marché, et font une embardée dans la direction opposée. On peut citer l’exemple de Joe Biden, qui a eu une longue carrière de démocrate centriste et modéré, mais qui a lancé un important programme d’investissements publics. Mario Draghi (Premier ministre italien non élu, à la tête d’un gouvernement technocratique, ancien président de la BCE, passé par Goldman Sachs, ndlr) est un autre exemple, il parle maintenant de « bonne dette ». Les représentants du capitalisme mondial abandonnent donc certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. 

LVSL – Cette fin du néolibéralisme a si souvent été annoncée, notamment après la crise de 2008, que beaucoup de gens peuvent être assez sceptiques. Vous nous avez donné quelques exemples de ce retour de l’État, mais le cas de Biden semble également montrer les limites de cette nouvelle ère idéologique : il a signé un grand plan d’investissements dans les infrastructures de 1000 milliards de dollars, mais le « Reconciliation Bill », qui est plus axé sur les dépenses sociales, est toujours bloqué par le Sénat américain. Finalement, n’assistons-nous pas à une intervention plus forte de l’Etat dans certains secteurs de l’économie, afin de soutenir le capital – ou des sections du capital – mais pas à un retour d’un Etat-providence qui protège les travailleurs ?

P. G. – La théorie marxiste de l’État et les travaux de Louis Althusser, Ralph Miliband ou Nikos Poulantzas nous apprennent que l’État que nous connaissons est un État capitaliste. C’est donc un État qui vise à reproduire les mécanismes de l’économie capitaliste. Plus précisément, nous sommes entrés depuis un certain temps dans un capitalisme monopolistique, par opposition à un capitalisme plus concurrentiel qui existait en partie au début de la mondialisation. Aujourd’hui, il existe d’énormes concentrations de pouvoir et d’argent dans de nombreuses industries : Big pharma, Big tech, les médias, la fabrication de microprocesseurs… Les secteurs stratégiques de notre économie sont marqués par d’énormes niveaux de concentration. Il suffit de penser à Jeff Bezos et Elon Musk, qui se battent pour être l’homme le plus riche du monde et sont des démonstrations des concentrations grotesques de ressources qui existent dans nos sociétés. Dans ce contexte, le rôle de l’État est de soutenir le capital, et en particulier le capital monopolistique, c’est-à-dire de protéger le butin des vagues précédentes d’accumulation capitaliste qui ont constitué les empires d’aujourd’hui.

Comme vous le dites, ce néo-étatisme capitaliste permet certaines choses et en interdit d’autres. Le projet de loi sur les infrastructures a été approuvé parce qu’il était dans l’intérêt des grandes entreprises, puisqu’il signifie des profits pour les entreprises de construction. Au contraire, les mesures sociales n’ont pas d’utilité directe pour le capital. Par exemple, les congés maternité et les congés maladie, que nous considérons comme acquis dans des États-providence comme la France, l’Italie ou le Royaume-Uni, ne sont pas des droits statutaires nationaux aux États-Unis ! Cette composante de dépenses sociales du programme de Biden a jusqu’à présent été entravée par des centristes tels que Joe Manchin et Kyrsten Sinema, qui sont financés par de grandes entreprises et se sont opposés aux mesures qui réduiraient le coût des produits pharmaceutiques.

Pour en savoir plus sur les combats internes au parti démocrate sur le projet de Reconciliation Bill promis par Biden, lire sur LVSL l’article de Théo Laubry : « L’aile gauche démocrate, dernière chance pour le plan d’investissements ? »

Les mesures qui étaient bénéfiques pour le capital – et qui créent également des emplois, il ne faut pas le nier – ont été approuvées, tandis que celles qui visaient plutôt une sorte de redistribution douce sont bloquées. Un grand nombre des mesures les plus radicales promises par Biden vont être sévèrement édulcorées. Il semble maintenant que ce soi-disant « nouveau cadre » des dépenses sociales et du pacte climatique sera approuvé, mais que le chiffre initial de 3 000 milliards de dollars sera ramené à 1 750 milliards de dollars. Ce sera toujours une amélioration des conditions de vie pour des millions d’Américains, mais sa réduction révèle les nouveaux défis de l’ère néo-étatiste, les nouveaux dilemmes politiques qui émergent dans l’ère post-néolibérale. 

Fondamentalement, toute politique de redistribution est aujourd’hui un jeu à somme nulle, ce qui signifie que vous devez aller chercher l’argent qui est déjà là. Or, il y en a beaucoup, et pas seulement dans l’expansion de l’offre monétaire. Par exemple, Apple a 500 milliards de dollars en réserve ! Mais les propositions de Biden sont loin des taux d’imposition élevés de l’après-guerre, que l’on a connus sous Eisenhower ou Lyndon Johnson. Les riches refusent furieusement de tels taux d’imposition, ils ne veulent même pas céder une petite partie de leur richesse. Si cette résistance gagne la bataille, nous risquons d’avoir un autre Donald Trump, car les petites mesures redistributives de Biden ne suffiront pas à calmer le mécontentement de la classe ouvrière américaine. La nouveauté de Biden est qu’il a réalisé, avec d’autres membres de l’establishment néolibéral, que Trump ne vient pas de nulle part, mais qu’il émerge des effets de la mondialisation, de la douleur subie par les travailleurs laissés pour compte. Ainsi, il comprend la nécessité de politiques pragmatiques pour résoudre ces problèmes. Sauf que si celles-ci sont édulcorées, elles risquent de ne pas être suffisantes pour affronter les forces qui ont conduit à l’élection de Donald Trump.

LVSL – Vous avez parlé de l’agoraphobie et du mécontentement des travailleurs, mais l’émergence de la Chine, et les rivalités géopolitiques que cela entraîne, ne sont-elles pas une autre raison de ce changement de paradigme vers le « néo-étatisme » ?

P. G. – Oui, sans aucun doute. La montée en puissance de la Chine et le succès de l’économie chinoise, certes temporairement obscurci par l’affaire Evergrande, sont l’un des principaux moteurs de ce réajustement du mainstream. Cela conduit à abandonner certains principes du néolibéralisme, tels que les politiques monétaristes, et au retour à une gestion keynésienne de la demande avec des dépenses de relance sous forme d’investissements publics. Certains piliers du néolibéralisme tiennent toujours, mais ceux qui ont été le plus affaiblis sont la vénération fanatique des budgets serrés et de la prudence fiscale, d’où le retour d’une gestion keynésienne de la demande. 

Le capitalisme d’État chinois a obtenu de bien meilleurs résultats, en termes de productivité, d’innovation ou de prospérité, que le modèle néolibéral de capitalisme. Sous la direction de Xi Jinping, la Chine, après avoir brièvement poursuivi les politiques d’ouverture mises en place par Deng Xiaoping, est revenue à des politiques plus étatistes. D’une certaine manière, la Chine a déjà fait marche arrière face au néolibéralisme. 60 % de l’économie chinoise est directement ou indirectement contrôlée par l’État. Il semble donc que les États-Unis souhaitent ressembler davantage à la Chine, qu’ils veulent un « État activiste », pour reprendre les termes de Boris Johnson. Le Royaume-Uni et les États-Unis sont les deux pays où ces changements sont les plus visibles.

« Contrairement à la Chine, l’État américain ne contrôle pas les entreprises les plus stratégiques de l’économie. Cela signifie que le “néo-étatisme” aux États-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un “État sous-traitant”. »

En même temps, il existe des différences significatives entre l’État américain et l’État chinois : l’État américain ne contrôle pas le coeur névralgique de l’économie, c’est-à-dire les entreprises les plus stratégiques, celles qui sont fondamentales pour l’efficacité et la compétitivité du système dans son ensemble, comme les réseaux, l’énergie, la construction… Cela signifie que le néo-étatisme aux Etats-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un « État sous-traitant ».  Certes, l’État recommence à dépenser et à investir par rapport à l’austérité des années 2010, mais ces dépenses alimentent le marché privé. Les projets financés sont réalisés par des entreprises privées, aux conditions des entreprises privées et à leur profit. Ainsi, cette expansion de l’État ne s’accompagne pas d’une expansion du contrôle politique et démocratique réel sur l’économie comme on pourrait s’y attendre.

LVSL – Une des évolutions contemporaines de l’État que vous avez peut-être moins étudié dans votre livre est le renforcement de la surveillance, notamment depuis la guerre contre le terrorisme et la pandémie de COVID. Ne s’agit-il pas là aussi d’une autre évolution de l’État qui favorise les intérêts des grandes entreprises plutôt que ceux du peuple ?

P. G. – L’État comprend différents appareils. Comme nous le savons depuis Althusser (philosophe marxiste français, connu notamment pour son ouvrage Idéologie et appareils idéologiques d’État, publié en 1970, ndlr), il y a les appareils répressifs, les appareils idéologiques, et le grand phénomène du 20e siècle a été le développement de l’appareil économique de l’État. Historiquement, une part importante de l’appareil répressif est tournée vers la surveillance des activistes et des mouvements de protestation. Il est tout à fait évident que la pandémie a introduit, dans l’urgence, des mesures de surveillance et de contrôle généralisées, par le biais de l’endiguement de la contagion, du contact tracing, de l’État qui dit aux gens ce qu’ils sont autorisés à faire, s’ils peuvent voyager ou non, de la nécessité de se faire tester en permanence, de se faire vacciner… 

C’est un élément de l’État qui est assez peu familier à beaucoup de gens, surtout pour ceux d’entre nous qui n’ont jamais traversé de cataclysme majeur ou de conflit guerrier, ou qui n’ont même pas eu à servir dans l’armée pendant un an comme c’était le cas pour nos pères ou nos grands-parents. Dès lors, il est évident que ces formes de surveillance suscitent des réactions de colère. Elles sont en effet perçues par beaucoup comme un intrusion de l’État dans leur vie quotidienne, alors même que l’État a essentiellement renoncé à de nombreuses autres interventions qui auraient été bien plus positives. Ainsi, à mesure que l’appareil économique de l’État reculait sous le néolibéralisme, les structures répressives de l’État étaient renforcées, tandis que, dans le même temps, l’appareil idéologique de l’État s’effaçait ou devenait confus à cause de l’idée de la centralité du marché. Je pense que cela risque de créer un discours de suspicion culturelle à l’égard de l’autorité, sous quelque forme que ce soit, comme on peut le voir dans le mouvement antivax ou anti-masque, qui exprime de la suspicion et de la colère à l’égard de mesures qui, en fait, affectent surtout matériellement certaines personnes, tels que les travailleurs de la restauration ou du tourisme, où les dommages ont été considérables.

Paolo Gerbaudo, sociologue au King’s College London. © Paolo Gerbaudo

Dans ce contexte, je pense que l’attitude stratégique de la gauche devrait être la même qu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les travailleurs se sont tournés vers l’État qui leur avait demandé tant de sacrifices et ont dit en gros « maintenant, il est temps que nous soyons récompensés pour nos efforts ». Il était temps que l’État assume financièrement le coût des sacrifices et les difficultés que les gens ordinaires ont subi. Par exemple, à l’automne dernier, Andy Burnham, le maire de Manchester, s’est exprimé très fermement, en demandant à l’État une véritable protection sociale qui vienne compenser les effets économiques néfastes des mesures de distanciation sociale. Telle devrait être l’attitude de la gauche selon moi : au lieu de considérer le contrôle de l’État comme quelque chose à dénoncer pour des raisons éthiques ou juridiques, la gauche devrait le considérer comme quelque chose qui ne peut être accepté que dans la mesure où, en même temps, l’État apporte un soulagement économique. En bref, pas de contrôle étatique sans protection sociale. 

LVSL – Voilà qui nous mène aux concepts clés de votre livre : les notions de contrôle et de protection. Dans votre livre, vous affirmez que ces concepts, ainsi que celui de la souveraineté, forment le nouveau sens commun politique actuel. Pourtant, la signification réelle de ces mots fait l’objet d’une lutte entre la gauche et la droite. Comment la gauche et la droite définissent-elles ces concepts ?

P. G. – Ce que je veux dire, c’est que, dans les discours politiques, vous rencontrez des signifiants maîtres, c’est-à-dire des mots qui sont répétés de manière obsessionnelle et sont partagés à travers tout le spectre politique, de la gauche à la droite. Le néolibéralisme s’est accompagné de termes familiers, tels que opportunité, entrepreneuriat, modernisation, ouverture et ainsi de suite. Dans les discours contemporains, les termes sont très différents. Les nouveaux slogans et mots clés sont nombreux, mais les plus importants, selon moi, sont la protection, le contrôle et la souveraineté.

La souveraineté soulève la question de la suprématie de l’État, un principe érodé pendant la mondialisation néolibérale, au cours de laquelle le pouvoir de l’État s’est estompé et celui des entreprises a augmenté. Mais les événements récents ont démontré qu’en réalité l’un et l’autre ne sont pas si distincts : les États sont toujours décisifs lorsqu’il s’agit de jouer le rôle de mécènes du capital, comme nous l’avons vu lors du sauvetage des banques après 2008 ou lorsqu’il s’agit de prendre des mesures pour fournir des produits de première nécessité comme nous l’avons vu lors de la pandémie. La droite présente la notion de souveraineté comme quelque chose d’exclusif qui peut s’exprimer par la souveraineté nationale ou la souveraineté territoriale. Pour la gauche, la suprématie de l’État n’est quelque chose de positif que dans la mesure où celui-ci est l’instrument de la volonté populaire, de la souveraineté populaire. Ainsi, pour la gauche, la souveraineté est une expression de la démocratie plutôt que de l’identité et de l’exclusion.

Paolo Gerbaudo, The Great Recoil. Politics after populism and pandemic, Verso Books, 2021.

La protection est peut-être le terme le plus significatif de tous, car c’est celui qui est devenu iconique pendant la pandémie, pensons au slogan « protégez-vous et protégez les autres ». La protection est partout : dans les politiques climatiques (contre les événements météorologiques extrêmes, en plantant des arbres dans les villes ou en protégeant les plages de l’érosion…) dans la protection sociale etc. Pour moi, ce signifiant maître est un champ de bataille à part entière. Quel est le sens de la protection ? Quel type de sécurité les différentes forces veulent-elles mettre en place ? Là encore, vous avez deux récits très différents : l’un est le « protectionnisme propriétaire » de la droite, qui vise à protéger le capital, la richesse et le statu quo. Comme le capital n’a pas beaucoup d’espoir de trouver de nouvelles voies de profits de nos jours, la protection de ce qui est déjà là devient décisive. En parallèle, pour la gauche, la protection consiste à rétablir les formes de protection de base, longtemps considérées comme allant de soi mais qui ont disparu, ainsi qu’à établir de nouvelles formes de protection : de nouvelles mesures contre la pauvreté, face au changement climatique, à établir un nouveau paradigme de Sécurité sociale…

« L’un des risques de ce “néo-étatisme” est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. »

Enfin, le contrôle a trait à la manière dont l’État se rapporte aux citoyens. L’État est synonyme de contrôle : contrôle des impôts, contrôle du travail, contrôle de la contagion pendant la pandémie… En fait, le contrôle vient de l’invention même de l’art de gouverner au Moyen Âge. Là encore, il y a différents paradigmes : pour la droite, le contrôle est lié au contrôle territorial, à l’exclusion, au maintien de certains flux à l’extérieur, notamment les migrants. Pour la gauche, le contrôle consiste à planifier, à déterminer l’avenir après des années où l’on vous a dit qu’il n’y avait pas besoin de plan car le marché déciderait. Mais la planification ne peut être progressiste que si elle est démocratique. En effet, le retour de la planification a également vu le retour de la technocratie. L’un des risques de ce « néo-étatisme » est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. Ainsi, pour éviter de nouvelles formes de suspicion envers l’État, il est indispensable de créer de nouvelles formes de participation démocratique qui permettent aux gens de prendre des décisions collectivement. Ce pouvoir ne doit pas être laissé aux experts, qui peuvent aider tel ou tel intérêt.

LVSL – Lors du référendum sur le Brexit, le slogan de la campagne Leave était « Take back control ». À l’époque, la gauche avait une position défensive, puisqu’elle faisait campagne pour rester dans l’UE. Dans votre chapitre sur la notion de souveraineté, vous affirmez que même si la gauche promeut parfois des concepts comme la souveraineté alimentaire ou la souveraineté énergétique, lorsqu’il s’agit de libre-échange et de mondialisation, elle semble beaucoup plus modérée. Plus largement, il semble parfois que la droite ait davantage embrassé le protectionnisme que la gauche. Comment l’expliquez-vous ?

P. G. – D’abord, parce qu’il y a longtemps eu un débat très confus sur le protectionnisme au sein de la gauche, pour savoir si elle devait tactiquement se ranger du côté du libre-échange ou du protectionnisme. Dans un discours très célèbre en 1848, Karl Marx disait en substance : « Je suis pour le libre-échange parce qu’il va accélérer la chute du capitalisme ». En d’autres termes, le libre-échange amènera le capitalisme à ses contradictions et créera donc les conditions d’une révolution. 

D’autre part, il ne s’agissait pas seulement d’une question de doctrine pour la gauche, mais aussi du fait que les travailleurs européens étaient souvent plus favorables au libre-échange qu’au protectionnisme pour des raisons très matérielles : comme nous le savons, le protectionnisme a tendance à affecter la consommation en augmentant les prix des produits de base. Par conséquent, pour les travailleurs, il s’agit d’une perte immédiate de pouvoir d’achat, qui était déjà maigre. En ce sens, le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche, alors que pour la droite, il pouvait correspondre à leur agenda nationaliste, ou aux intérêts des industries protégées. Les entreprises protégées par des droits de douane, des quotas et des barrières réglementaires ont en effet un intérêt direct au protectionnisme. 

« Le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche. »

Personnellement, j’ai un regard pragmatique : oui le libre-échange peut être bénéfique pour certaines choses, il est indéniable qu’il peut apporter des avantages aux producteurs et aux consommateurs, mais le commerce sans droits de douane que nous connaissons actuellement, qui est sans précédent dans l’histoire, a des effets extrêmement perturbateurs. Cette perturbation est surtout ressentie par les secteurs les plus fragiles de l’économie, en particulier dans les zones périphériques ou rurales, où se trouve aujourd’hui l’essentiel de l’industrie manufacturière. En revanche, la plupart des services ne sont pas autant exposés à la concurrence internationale que l’industrie manufacturière, car tout ne peut pas être délocalisé et produit à l’étranger.

Je pense que la gauche socialiste devrait récupérer certaines formes légères de protectionnisme commercial, tant en termes d’application de droits de douane qu’en termes de réglementation, afin d’empêcher le nivellement par le bas que nous avons sous les yeux. Comme nous le savons tous aujourd’hui, de nombreux biens sont produits avec d’énormes dommages environnementaux et par des personnes ayant des salaires extrêmement bas. L’idée de « protectionnisme solidaire » promue par Mélenchon est un pas dans la bonne direction, puisqu’elle préconise de redéfinir les limites et les critères du commerce mondial.

LVSL – Vous avez dit que deux des raisons qui peuvent expliquer pourquoi la gauche craint le protectionnisme sont la doctrine héritée du marxisme et le fait que le libre-échange sert parfois les intérêts consuméristes de la classe ouvrière. Mais ne pensez-vous pas qu’il y a aussi une sorte de cosmopolitisme superficiel au sein de la gauche qui l’amène à considérer que le protectionnisme est mauvais parce qu’il est associé à la volonté de la droite de fermer les frontières par exemple ? On a l’impression que la gauche rejette le protectionnisme car elle se concentre sur les aspects culturels du protectionnisme plutôt que sur son aspect économique. Qu’en pensez-vous ?

P. G. – Avec le référendum sur le Brexit, la gauche s’est retrouvée divisée : la grande majorité du parti travailliste soutenait le maintien dans l’Union européenne, même s’il y avait aussi une composante Lexit (raccourci pour « left exit », c’est-à-dire pour une sortie de l’Union européenne autour d’objectifs de gauche, ndlr) assez minoritaire. Dans l’électorat travailliste cependant la division était plus prononcée : quelque chose comme 30/70 (en 2016, environ un tiers des électeurs travaillistes ont voté pour le Brexit, ndlr). C’était un scénario cauchemardesque pour la gauche, car nous étions alors dans une période de fortes critiques à l’encontre de l’Union européenne, suite à l’austérité imposée dans de nombreux pays. N’oublions pas que le référendum grec de juillet 2015, un énorme moment de confrontation entre un gouvernement de gauche et l’Union européenne, avait eu lieu juste un an auparavant. Par conséquent, pendant la campagne du Brexit, la gauche s’est retrouvée à défendre l’ordre établi sous la bannière du « Remain and reform », même si la seconde partie du slogan n’a jamais été claire. Je pense que cet épisode illustre plus généralement une certaine difficulté de la gauche à formuler des demandes claires vis-à-vis de l’Union européenne. Pourtant, à cette époque, il y avait un groupe de partis de gauche autour de gens comme Varoufakis et Mélenchon, qui disaient en gros « nous devons réformer radicalement l’Union européenne, et si cela ne se produit pas, alors la sortie de l’Union européenne sera légitime ».

À lire également sur LVSL, l’article de William Bouchardon : « À Liverpool, le Labour déchiré par le Brexit »

La gauche a eu du mal à se rassembler autour d’un plan consensuel, à s’unir autour de ce qui devrait être entrepris pour rendre l’Union européenne plus acceptable. Dans le livre, lorsque je parle de l’Union européenne, je n’adopte ni une position pro-sortie, ni la défense de l’Union européenne actuelle. À certains égards, l’Union européenne joue certaines fonctions de coordination entre les États membres, qui, dans la phase historique actuelle, sont peut-être inévitables. Mais, dans le même temps, elle est une source majeure d’illégitimité politique, d’absence de contrôle démocratique. L’Union européenne a été le moyen par lequel les élites nationales ont imposé à leurs citoyens des mesures très impopulaires sous prétexte qu’elles étaient recommandées par Bruxelles. Cette question, en fin de compte, a hanté la gauche britannique et a été la principale cause de la chute de Corbyn : s’il y avait eu un débat ouvert sur l’Union européenne, les choses seraient probablement très différentes aujourd’hui.

LVSL – La campagne du Brexit nous a aussi montré que la droite invoque souvent les notions de nation et d’État et parle de patriotisme et de nationalisme comme si c’était des synonymes. Mais, comme vous le rappelez dans votre livre, ce ne sont pas des synonymes et l’idéal du patriotisme vient historiquement de la gauche. Pourtant, la gauche ne semble plus très disposée à invoquer ce concept. Pourquoi ?

P. G. – L’approche de la gauche vis-à-vis de la nation est une question stratégique clé, car c’est un enjeu sur lequel elle a constamment adopté une position défensive. Même lorsque la gauche n’a pas une vision cosmopolite et élitiste de la nation, elle ne parvient souvent pas à articuler positivement ce que sont la nation et son identité. De nos jours, la gauche a souvent cette croyance erronée que les États-nations sont en quelque sorte un phénomène anachronique ou résiduel. En d’autres termes, les États seraient toujours là et ce pour encore un certain temps, mais ils auraient de moins en moins d’importance. Nous avons pourtant assisté à un renouveau des identités nationales à tous les niveaux ces dernières années : durant les mouvements de protestation contre l’austérité, dans le retour de l’interventionnisme étatique… Pendant la pandémie, nous avons vu une explosion des sentiments patriotiques, sous la forme d’un patriotisme isolationniste, lorsque les citoyens ont senti que leur nation était en difficulté et qu’ils devaient tous se plier aux règles.

En fait, l’histoire de la gauche commence avec les luttes de libération nationale. Le patriotisme était alors compris dans le sens suivant : le peuple définit la communauté politique, qui doit s’émanciper et s’auto-gouverner. C’est quelque chose que les marxistes et les républicains avaient en commun. En définitive, l’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. Il est donc surprenant que la gauche ait tant de mal à traiter cette question de la nation. J’estime que bâtir un sentiment d’identité, un sentiment d’appartenance est fondamental pour articuler une vision progressiste. Car, en fin de compte, lorsque la gauche promeut un idéal de ce qui serait l’avenir d’une communauté, cela se joue invariablement au niveau de l’État. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’intérêts de classe, ou que tout le monde est d’accord et s’unit, mais que la gauche doit toujours articuler différents intérêts autour de l’idée d’une société commune. 

« L’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. »

Je pense aussi qu’il y a beaucoup de confusion au sein de la gauche entre internationalisme et globalisme. La position standard de la gauche, comme Marx et Engels l’ont dit dans le Manifeste du Parti communiste, était la fraternité entre tous les peuples du monde. Mais si la classe ouvrière est internationale, elle doit d’abord mener des luttes au sein de chaque nation. J’invite donc la gauche à être moins hystérique lorsqu’il s’agit de l’identité et de la question nationale, parce que cette attitude est exploitée par la droite pour dire que les gauchistes sont des citoyens de nulle part, sans ancrage, sans fondement, qu’ils ne sont pas responsables devant un peuple.

LVSL – Tout à l’heure, lorsque nous avons parlé de la souveraineté, vous avez dit que la gauche a perdu la plupart de ses soutiens parmi les ouvriers de l’industrie en raison de sa position sur le libre-échange. Dans votre livre, vous consacrez un chapitre entier aux nouvelles coalitions de classe de la gauche et de la droite. Vous semblez être d’accord avec Piketty, qui décrit ce qu’il appelle une « droite marchande » et une « gauche brahmane ». Pouvez-vous expliquer ce que signifient ces concepts ?

P. G. – J’essaie de clarifier cette question avec mon schéma du soutien des classes aux différents partis politiques, car il existe une perception erronée selon laquelle les allégeances de classe se sont inversées. Selon certains, la gauche représentait auparavant la classe ouvrière et la droite la classe moyenne et que maintenant, ce serait l’inverse. Cette analyse est trop simpliste. Ce que je montre avec ce schéma, c’est que la classe ouvrière et la classe moyenne sont divisées en deux parts, qui, dans une large mesure, peuvent s’expliquer par le clivage rural/urbain. Chez une partie de la classe ouvrière, principalement les travailleurs pauvres dans les services qui sont très exposés à l’exploitation (agents de nettoyage, livreurs, transporteurs, soignants…), la gauche a marqué des points ces dernières années. C’est l’une des rares bonnes nouvelles concernant le rapport de la gauche avec la classe ouvrière.

Schéma des alignements électoraux selon les blocs sociaux selon Paolo Gerbaudo.

Mais dans le même temps, de nombreux travailleurs dans les emplois manufacturiers se sont éloignés de la gauche. Je ne suis pas d’accord avec l’argument courant selon lequel ces personnes ont cessé de soutenir la gauche pour des raisons culturelles, parce qu’elles sont préoccupées par l’immigration, parce qu’elles veulent protéger la famille traditionnelle, ou je ne sais quoi. Au contraire, ces personnes ont tourné le dos à la gauche, parce que, comme l’a également dit Piketty, elles ne se sentent plus protégées par elle. Ils ont le sentiment que la gauche les a sacrifiés sur l’autel du libre-échange et de la mondialisation parce que cela convenait aux classes moyennes urbaines. Le seul moyen de récupérer cette partie de la classe ouvrière est de concevoir des politiques publiques autour du développement régional, du rééquilibrage territorial, de bonnes rémunérations pour les emplois manuels bien rémunérés, que l’État offre des emplois manuels qualifiés et sécurisés, etc. Sinon, il est évident que ces travailleurs iront voter à droite pour des raisons matérielles, en raison de ses postures contre la mondialisation. 

LVSL – En effet. Le magazine Jacobin a récemment publié un sondage réalisé par Yougov dans lequel était étudiée la réaction de la classe ouvrière vis-à-vis de différents messages politiques. Selon cette étude, le programme que vous avez décrit (développement régional, création de nouveaux emplois…) avait beaucoup plus de chances de remporter leurs votes qu’un discours axé autour des guerres culturelles et identitaires.

P. G. – Je pense que nous avons malheureusement tendance à tout interpréter par le prisme des identity politics de nos jours. Cela a conduit à des conflits très vicieux entre ceux qui seraient prétendument « culturellement progressistes » et ceux qui seraient « culturellement conservateurs ». Mais, cette guerre n’implique pas vraiment la classe ouvrière, elle occupe surtout les classes moyennes. Il est vrai que les travailleurs vivant en dehors des grandes villes peuvent avoir une vision plus conservatrice, et cela a toujours été le cas. Mais dans le passé, la gauche avait une offre économique suffisamment séduisante pour que ces personnes mettent de côté leurs préoccupations culturelles ou sociétales. En votant pour la gauche, ils pouvaient obtenir quelque chose que la droite ne pouvait leur donner. Quelque part, c’est ce qu’il nous faut aujourd’hui. Il n’y a aucun espoir de reconquérir ces personnes en attaquant les immigrants ou en adoptant un patriotisme très superficiel, sans aucun fond en matière économique, comme c’est par exemple le cas de Keir Starmer (leader de l’opposition travailliste, ndlr) ici au Royaume-Uni.

L’Asie centrale, l’autre arrière-cour de l’expansionnisme russe

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Sooronbay Jeenbekov, président du Kirghizstan de 2017 à 2020, Sergueï Choïguou, ministre russe de la Défense, et Vladimir Poutine lors d’une visite du centre d’entraînement de Donguz au Kirghizstan en 2019 © Anna Zakharova.

Les ambitions hégémoniques du chef d’État russe en Europe de l’Est ont fait l’objet d’une couverture médiatique fournie. Il est une autre zone du monde qui mériterait davantage d’intérêt de la part des analystes, pièce incontournable de la stratégie du Kremlin : l’Asie centrale. Cette région, historiquement partie intégrante de l’Union soviétique, a conservé des liens étroits avec la Russie. Moscou cherche à l’intégrer dans une série d’accords de coopération économiques et militaires, pensés comme les pendants centrasiatiques de l’OTAN et de l’Union européenne.

Kirghizstan, Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan : ensemble, ces cinq pays forment la délimitation la plus communément acceptée de l’Asie centrale. Cette région, située entre l’Iran, la Chine et la Russie est loin de faire l’actualité récurrente des médias occidentaux, pour lesquels cette région du monde enclavée n’a que peu d’intérêt. Cependant, à la croisée des mondes perse, russe, chinois ainsi que turc, l’Asie centrale constitue une région stratégique pour les grandes puissances l’entourant. Plus que tout, l’Asie centrale est au cœur du projet poutinien de puissance, au point d’être considérée comme l’arrière-cour du Kremlin. À l’heure de la débâcle américaine en Afghanistan – à la frontière avec le Tadjikistan, le Turkménistan, et l’Ouzbékistan – et de la croissance inexorable de la Chine, il convient de porter un regard sur la position de la Fédération de Russie et de son inoxydable président sur l’Asie centrale.

L’eurasisme, un concept politique remis au goût du jour

Pour comprendre la place que prennent les cinq républiques d’Asie centrale dans la politique étrangère du Kremlin, il faut d’abord revenir sur le concept d’eurasisme, notion centrale de la géopolitique poutinienne. Si l’Eurasie est en Occident un concept essentiellement géographique et quelque peu vague, il en est tout autrement de l’autre côté de la Volga. Bien plus que l’union continentale de l’Europe et de l’Asie, l’Eurasie constitue la représentation d’un espace éminemment politique et culturel. Développé dans les années 1920 par des penseurs russes en exil, l’eurasisme est tout d’abord un concept théorique à portée impérialiste, visant à regrouper les territoires du Caucase (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan), d’Europe orientale (Ukraine, Moldavie, Biélorussie) et d’Asie centrale, sans oublier bien sûr la Russie. Cet ensemble territorial, prétendument uni par d’importants liens culturels, correspond de fait plus ou moins à celui de l’empire russe ou de l’Union soviétique.

Au moment de la réémergence du débat national russe à la chute de l’URSS, le concept oublié réapparaît. Sous le nom de néo-eurasisme, celui-ci est brandi par des intellectuels patriotiques de la trempe d’Alexandre Douguine, qui en font un élément-clef de leur programme nationaliste et impérialiste. Cependant, cette réinterprétation de l’eurasisme n’a qu’un intérêt marginal pour le gouvernement de Boris Eltsine, dont les préoccupations géopolitiques sont autres. S’il ne revêt pas une importance directe pour la politique étrangère des années 1990, l’eurasisme est néanmoins vu comme un outil de conception culturelle. Yevgeny Primakov, ministre des Affaires étrangères de 1996 à 1998, « démysticise »[1] cette notion, la réduisant à un terme qui regroupe les populations chrétiennes et musulmanes d’Europe et d’Asie en opposition aux populations protestantes anglo-saxonnes de l’Occident. Le président Eltsine utilise aussi ce concept pour replacer la Russie dans le nouvel ordre mondial, imposer une vision multipolaire des relations avec les anciennes républiques soviétiques sans que la Russie ne devienne à nouveau le centre de commandement du bloc de l’Est. C’est avant tout l’aspect culturel qui est mis en avant : « sans la Russie, l’Europe n’est pas l’Europe, et l’Asie n’est pas l’Asie. Sans notre participation, le reste du monde ne peut gérer aucun problème global. Puisque la Russie est gigantesque, par sa position géographique, sa culture, son histoire, sa contribution à la civilisation mondiale, notre destin est d’être une grande puissance, d’unir les nations et les peuples. »[2]

De 1991 à 1999, l’eurasisme de l’État russe reste une idée politique et une position d’indépendance culturelle qui n’a pas vocation à devenir un projet institutionnalisé de coopération politique ou géopolitique. La Communauté des États indépendants (CEI), fondée en 1991 dès la chute du système soviétique, n’a pas véritablement cette ambition institutionnelle mais permet plutôt aux nouveaux États de conserver un espace de dialogue et de concertation. La proposition d’une Eurasie institutionnelle émerge cependant dès 1994 mais hors de Russie : Noursoultan Nazarbaïev, président du Kazakhstan de 1991 à 2019, propose une union eurasiatique – qui établirait entre autres une monnaie commune et un commandement militaire intégré – à ses homologues mais cette proposition est rapidement rejetée, jugée trop ambitieuse au vu de ses contraintes en terme de souveraineté nationale.

L’eurasisme de Poutine : ressusciter la superpuissance russe

L’arrivée de Vladimir Poutine à la tête de l’État russe en décembre 1999 augure un changement radical pour la politique étrangère russe. Après une décennie de difficultés économiques et de reconstruction politique après la dislocation de la bureaucratie soviétique, le nouvel occupant du Kremlin s’attelle rapidement à mettre à jour les ambitions géopolitiques russes. Pour ce faire, il s’agit de reconnecter la Russie à un prestige national mythifié et donc, de replacer la Russie en moteur d’un solide projet eurasiatique. Finie la conception culturelle et idéologique d’une Eurasie unifiée vis-à-vis de l’Occident, place à l’Eurasie institutionnelle, unie par des liens forts et juridiques.

Le projet eurasiatique de Vladimir Poutine – président sans interruption de 1999 à ce jour, l’intermède Medvedev (2008-2012) n’étant qu’une façade pour respecter le cadre constitutionnel de l’époque – s’articule en deux phases.

La première phase, que l’on peut estimer aller de son investiture en tant que 2e président de la Fédération de Russie aux évènements de 2014 en Crimée, correspond à une période de préparation et de consolidation de la puissance russe. L’événement phare de cette décennie et demie est bien entendu le lancement de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) en 2002. Héritière théorique et indirecte des forces armées soviétiques, l’OTSC est issue du traité de Tachkent signé en 1992 entre six États post-soviétiques – Russie, Arménie, Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Kirghizstan – afin de garantir la sécurité territoriale de cet espace nouvellement indépendant. À l’instar de la CEI qui relevait alors plus de la plateforme de dialogue que d’institution régionale, le traité de Tachkent ne crée pas une organisation militaire mais sert de base à une coopération plus étroite entre les États-membres dans ce domaine. En revanche, sa transformation en organisation dix ans plus tard modifie profondément son importance et témoigne du changement de leadership à Moscou.

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Vladimir Poutine lors d’une réunion par vidéoconférence de l’OTSC en 2020 © Fiodor Ivanov

Pilotée depuis Moscou, cette organisation militaire pluri-étatique s’efforce d’unir les pays de la zone eurasiatique derrière l’idée de la sécurité collective régionale que seule un hégémon comme la Russie, en coopération étroite avec ses voisins, peut assurer. Si la coopération militaire sous l’égide de l’OTSC est jugée satisfaisante par les autorités russes, il reste indéniable que cette institution n’est pas parvenue à unifier l’Eurasie dans le cadre d’une organisation intergouvernementale. L’Azerbaïdjan, la Géorgie, et l’Ouzbékistan[3], tous signataires du traité initial, quittent le groupe en 1999 alors que l’OTSC est seulement en cours de négociation. Quant à la Moldavie, l’Ukraine et le Turkménistan, ils n’en ont tout simplement jamais fait partie.

la priorité est donnée à « l’établissement d’une Union Économique Eurasiatique […] qui doit devenir un modèle d’association […] et servir de lien effectif entre l’Europe et la région Asie-Pacifique »

Lors du départ de Vladimir Poutine de la présidence en 2008, la première phase de la stratégie eurasiatique n’a obtenu que des résultats mitigés ; l’OTSC qui se voulait le pendant eurasiatique de l’OTAN n’en est que sa très pâle copie. Le retour de l’ancien lieutenant-colonel du KGB en 2012 annonce l’évolution prochaine de la stratégie eurasiatique. Dans le document officiel du Ministère des Affaires étrangères russe de 2013 intitulé « Concept de Politique Etrangère de la Fédération de Russie », la priorité est donnée à « l’établissement d’une union économique eurasiatique […] qui doit devenir un modèle d’association […] et servir de lien effectif entre l’Europe et la région Asie-Pacifique »[4]. La Russie poutinienne se prépare alors à changer la donne géopolitique en Eurasie.

L’annexion-restitution de la péninsule de Crimée en 2014, la guerre dans le Donbass, le refroidissement sans précédent des relations avec l’Union européenne et les États-Unis, l’année 2014 marque un véritable tournant à de nombreux égards en ce qui concerne la géopolitique russe. Mais cette année est aussi celle de la signature d’un traité ô combien important pour que le Kremlin puisse garder la main sur la région, celui d’Astana. Signé par la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie le 29 mai, il institue l’Union économique eurasiatique (UEE). Cette nouvelle institution reflète le pragmatisme russe sur la question de l’intégration régionale puisque celle-ci s’inspire grandement du modèle de la CEE et a vocation à être le pendant économique et commercial de l’OTSC. Mais par-dessus tout, ce projet institutionnel est « l’aboutissement d’une politique de pression sur les pays voisins et de manipulation des “conflits gelés” »[5] qui s’inscrit dans un certain revanchisme propre à la politique poutinienne de puissance. En octobre 2014, l’Arménie quitte subitement le partenariat oriental de l’UE pour rejoindre l’UEE sous la pression de Moscou. En 2015, c’est au tour du Kirghizstan de rejoindre l’union économique. À ce jour, au grand dam des autorités russes, l’adhésion du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan[6] reste prospective.

ce projet institutionnel est « l’aboutissement d’une politique de pressions sur les pays voisins et de manipulation des “conflits gelés” »

La stratégie eurasiatique de Poutine est encore embryonnaire au regard des réticences de certains États de la région – notamment l’Ukraine, la Géorgie ou le Turkménistan – mais dans le cadre de la compétition d’intérêts entre la Russie et ses adversaires européens et américains, l’emprise du Kremlin en Asie centrale est indéniable, à tel point qu’elle est souvent perçue comme son arrière-cour à bien des égards.

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Réunion du Conseil Suprême de l’Union Économique Eurasiatique à Sotchi en 2017 © Alexeï Vladirovitch

L’Asie centrale, chasse gardée russe au cœur de l’Eurasie

Méconnues du grand public et très largement négligées par les politiques étrangères des États européens, les cinq républiques d’Asie centrale tiennent pourtant une place importante dans la stratégie eurasiatique russe expliquée précédemment. Indépendantes depuis 1991, construites sur des frontières instables et altérées par Staline dans les années 1930 à des fins politiques, les nations centrasiatiques essaient depuis maintenant trente ans de s’affirmer et de se démarquer sur la scène internationale… avec plus ou moins de succès.

Malgré la dislocation de l’URSS et l’avènement de politiques d’affirmation nationale, la population centrasiatique est restée relativement proche de la Russie. À l’exception de l’Ouzbékistan d’Islam Karimov – président de 1991 à 2016 – qui entretient une méfiance vis-à-vis de la prépondérance russe dans les affaires centrasiatiques, les gouvernements du Kazakhstan, du Kirghizstan et du Tadjikistan acceptent rapidement le poids économique et politique de Moscou, ainsi que sa qualité d’arbitre en matière de litige interétatique. Le Turkménistan reste cependant fidèle à la dure ligne isolationniste imposée par son premier président, l’autocrate Saparmourat Nyazov, que son successeur, le non moins autocratique et narcissique Gourbangouly Berdymoukhamedov n’a que très légèrement assoupli. À cela, il faut ajouter que la Chine est historiquement vue comme un voisin envahissant dont il faut avoir peur. De son côté, la stratégie étasunienne en Asie centrale s’est limitée au soutien financier pour privatiser l’économie post-soviétique et à utiliser la région comme plateforme pour lutter contre le terrorisme en Afghanistan. Revient alors à la Russie le rôle de grande sœur, puissance régionale majeure dans l’orientation politique et économique de l’espace centrasiatique.

Par ailleurs, aux yeux de Moscou, deux importantes menaces régionales sont à prendre avec sérieux en plus du projet eurasiste : l’islamisme radical et le trafic de drogues. En tant que premier consommateur mondial d’héroïne venue d’Afghanistan, la Russie considère l’Asie centrale comme un rempart naturel et nécessaire à ces flux illégaux.

En termes militaires, au-delà de la coopération passant l’OTSC, la Russie possède plusieurs bases militaires au Kirghizstan et au Tadjikistan, maintenant deux unités en permanence au Kirghizstan. Un support matériel conséquent a de plus été envoyé en 2005 et en 2010 pour stabiliser et consolider l’armée kirghize, ainsi qu’un million de dollars d’équipement militaire en 2013.

À travers l’établissement de l’UEE, clé de voûte de la stratégie eurasiatique du Kremlin, Poutine parachève la consolidation des liens économiques entre la Russie et les républiques d’Asie centrale. [Par exemple, en 2011, les échanges commerciaux sont évalués à 23.8 milliards de dollars avec le Kazakhstan et à 7 milliards de dollars avec l’Ouzbékistan.] En 2020, la Russie est le troisième client du Kazakhstan avec 10.4% des exportations du pays. Même rang du côté du Kirghizstan et de l’Ouzbékistan dont respectivement 12.3% et 15.6% des exportations vont vers Moscou. La situation n’est pas la même avec le Tadjikistan avec lequel la Russie ne pointe qu’à la sixième place. En ce qui concerne le Turkménistan, la Russie n’importe que 4.1% des biens et services turkmènes. Cela est notamment dû à l’ouverture du marché des hydrocarbures du pays vers la Chine depuis le décès de Nyazov en 2006 et le renouveau des intérêts chinois dans la région depuis l’avènement de Xi Jinping. Sans surprise, c’est la Chine qui est, avec 78% des exportations, le premier client du Turkménistan.

la Russie reste un partenaire plus que privilégié des économies centrasiatiques qui bénéficient désormais d’un assouplissement considérable des barrières douanières depuis l’introduction de l’UEE

Si la Russie n’est pas le premier récipiendaire des exportations centrasiatiques, cela ne démontre pas l’échec de sa stratégie centrasiatique, bien au contraire. La force de la Russie dans la région est notamment d’être le fournisseur le plus important de la région : 34.9% pour le Kazakhstan, 35.7% pour le Kirghizstan et 30.3% pour le Tadjikistan. L’Ouzbékistan se distingue de ses homologues en important 23.1% depuis la Chine et seulement 18.2% depuis la Russie. Et comme à son habitude, le Turkménistan, qui importe majoritairement des produits de fer et d’acier pour son économie tournant autour des hydrocarbures, voit 21.5% de ses importations venir de Russie (pendant que 26% viennent de Turquie et 14.7% de Chine).[7] Quoique pas systématiquement en première place, la Russie reste un partenaire plus que privilégié des économies centrasiatiques qui bénéficient désormais d’un assouplissement considérable des barrières douanières depuis l’introduction de l’UEE. Malgré la compétition de plus en plus rude avec la Chine, la Russie continue de faire de l’Asie centrale, notamment par le biais économique, son pré carré d’influence.

Les flux migratoires entre l’Asie centrale et la Russie ont eux aussi une importance dans la relation privilégiée entre les deux. 4 000 000 de migrants centrasiatiques se trouvaient en Russie en 2015 (2 2000 000 venaient d’Ouzbékistan, 1 000 000 du Tadjikistan, 600 000 du Kazakhstan et 540 000 du Kirghizstan) alors que la population russe connaît une baisse démographique importante (-12 700 000 entre 1992 et 2010). Cette population centrasiatique en Russie génère aussi d’importants flux de capitaux vers l’Asie centrale : en 2012, l’équivalent de cinq milliards de dollars ont été transférés hors de Russie.[8]

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Vladimir Poutine et Noursoultan Nazarbaïev à Astana, Kazakhstan en 2016 © Anna Zakharova

Malgré ces nombreux éléments qui attestent d’une politique peu ambiguë de la Russie envers les anciennes républiques soviétiques, les débats sur l’attitude du Kremlin envers les régimes centrasiatiques ne sont pas clos. Entre ambitions proprement impériales et relations interétatiques normales reflétant simplement un rapport de forces naturel inéluctable, les analyses divergent. Ce qui est sûr en revanche, c’est l’importance du tournant de 2014 pour la région. Les analystes s’accordent pour dire que la politique multi-vectorielle du Kazakhstan – qui avait forgé l’identité du Kazakhstan de Nazarbaïev – est largement mise en danger, et que le Tadjikistan et le Kirghizstan s’enfoncent dans une dépendance croissante. L’Ouzbékistan – nettement moins antirusse sous la férule de Mirziyoyev depuis 2016 – parvient malgré tout à maintenir un cap oscillant entre l’Occident et la Russie pendant que le Turkménistan reste l’inébranlable dictature quasi-autarcique.

Si l’ensemble des gouvernements centrasiatiques sont officiellement favorables à une résolution pacifique et conforme au droit international de la crise en Ukraine, leur position est bien inconfortable pour émettre ne serait-ce qu’une critique du régime russe sur la question.

les attentats terroristes du 11 septembre 2001 vont transformer la région en plateforme militaire aux yeux du gouvernement américain qui n’a d’yeux que pour l’Afghanistan voisin

Avant de conclure l’observation des intérêts de la Russie en Asie centrale, il est important de regarder la compétition de cette puissance avec ses pairs, i.e. la Chine et les États-Unis. Les États-Unis, parmi les premiers États occidentaux à avoir reconnu l’indépendance des cinq républiques, sont pourtant restés longtemps un acteur assez distant de la région. Il faut attendre la Silk Road Law de 1999, visant à soutenir économiquement l’indépendance politique et économique des cinq pays (et du Caucase), pour voir les intérêts américains se concrétiser. Mais les attentats terroristes du 11 septembre 2001 transforment la région en plateforme militaire aux yeux du gouvernement américain qui n’a d’yeux que pour l’Afghanistan voisin. La relation entre les deux va donc s’articuler autour de cet enjeu pendant plus de dix ans, l’hégémon militaire finançant alors l’utilisation des infrastructures militaires en Ouzbékistan, au Tadjikistan et au Kirghizstan. Malgré le soutien au programme de Coopération économique régionale d’Asie centrale (CAREC) qui a permis, par l’intermédiaire de la Banque asiatique de développement (ADB), de financer de nombreux projets d’infrastructure et d’attirer des investisseurs privés, le regard américain en Asie centrale reste continuellement fixé sur l’horizon afghan. Le désengagement des troupes américaines à partir de 2014, jusqu’à la débâcle d’août 2021 qui a vu les talibans reprendre le contrôle du pays, témoigne de l’intérêt relativement limité des États-Unis pour l’Asie centrale, de facto abandonnée à la lutte russo-chinoise.

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Xi Jinping et Vladimir Poutine lors d’une visite officielle chinoise au Kremlin en 2019 © Piotr Petrova

La Chine, elle, a longtemps été perçue par les populations centrasiatiques comme un voisin oriental aux ambitions parfois débordantes dont il faut alors se méfier. Cependant, depuis l’intronisation de Xi Jinping à la tête du régime communiste, la relation a fondamentalement changé. En effet, de 2001 à 2013, la stratégie chinoise en Asie centrale se comprend dans les objectifs de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), c’est-à-dire lutter contre les menaces séparatistes (comprendre la « menace » ouïghoure dans le Xinjiang) et le terrorisme. En parallèle des travaux de l’OCS, la Chine investit massivement dans les économies centrasiatiques, notamment dans la construction d’infrastructures énergétiques, tout en exportant massivement des produits chinois vers les marchés locaux. À l’aube de l’ascension de Xi Jinping, les échanges commerciaux entre la Chine et l’Asie centrale représentaient 25% du commerce international centrasiatique, pour seulement 3% au début du siècle.[9] À partir de 2013, lors du lancement du projet pharaonique des nouvelles routes de la soie par le président chinois, la Russie s’est vue menacée et concurrencée et a dû réagir comme nous l’avons vu. Puisque la Chine s’est lentement construite en Asie centrale l’image de la puissance économique prête à investir sans ingérence politique dans les affaires nationales, la Russie a dû rivaliser et jouer une partition plus fine dans la région pour ne pas perdre ses privilèges. Lors d’une visite officielle chinoise à Moscou en 2015, les deux présidents sont parvenus à négocier un accord pour instaurer un mécanisme de dialogue permanent pour l’intégration économique dans la région et discuter de l’imbrication du projet chinois avec l’Union économique eurasiatique. Si sa signature témoigne d’une véritable volonté de coopération russo-chinoise en Asie centrale pour éviter une concurrence déloyale et néfaste, cet accord n’a à ce jour eu aucun véritable impact à cause des divergences qui subsistent entre les deux puissances.

À l’aune de la situation actuelle en Afghanistan, le potentiel stratégique de la zone par les acteurs internationaux est de nouveau réévalué. Cependant, l’historique des relations des cinq pays avec la Russie en fait un partenaire extrêmement lointain et marginal pour les puissances occidentales. L’emprise russe sur la région, bien qu’en déclin relatif à cause de l’imposante politique chinoise, semble solide et difficilement contestable. Les régimes centrasiatiques continuent de se tourner vers Moscou lorsque la situation l’exige. La langue russe, encore très largement parlée partout en Asie centrale, permet notamment de maintenir un lien très fort entre les deux.

Notes :

[1] Cagnat, R. & Massaoulov, S. « De l’Ukraine à l’Asie centrale, l’enjeu eurasien », Revue Défense Nationale 779/4 (2015), p. 104

[2] Entin, M. & Entina, E. “Russia’s role in promoting Great Eurasia geopolitical project”, Rivista di Studi Politici Internazionali 83/3 (2016), p. 331

[3] L’Ouzbékistan finit par intégrer l’OTSC en 2006, avant d’en repartir en 2012 sur fond de désaccord avec la vision russe de l’organisation.

[4] Concept of the Foreign Policy of the Russian Federation (2013) – URL: https://www.mid.ru/en/foreign_policy/official_documents/-/asset_publisher/CptICkB6BZ29/content/id/122186#main-content

[5] Mongrenier, J-S. & Thom, F. Géopolitique de la Russie. (Presses Universitaires de France, 2018)

[6] L’Ouzbékistan devient membre observateur de l’UEE le 11 décembre 2020.

[7] Données économiques issues de la Direction Générale du Trésor – https://www.tresor.economie.gouv.fr/tresor-international

[8] Rakhimov, M. “Central Asia in the context of Western and Russian Interests”, L’Europe en Formation 375/1 (2015), pp. 143

[9] Alexeeva, O. & Lasserre, F. “L’Asie centrale au cœur des rivalités impériales russes et chinoises”, Diplomatie 90/1 (2018), p. 44.