Garantie publique d’emploi : défendre les communs contre l’individualisme du revenu universel

Depuis plusieurs années, l’idée d’un revenu universel suscite l’enthousiasme des électeurs de droite comme de gauche, recouvrant alors des réalités bien différentes. De l’outil d’accentuation du néolibéralisme à l’utopie émancipatrice de gauche, ce dispositif protéiforme ne propose toutefois pas de solution au problème politique et psychologique du chômage de masse qui traverse notre société. À l’inverse, la garantie publique d’emploi propose d’orienter ces dépenses publiques vers la création d’emplois utiles à la société et préservant l’autonomie des travailleurs.

L’idée du revenu universel, popularisée depuis une vingtaine d’années et mise en lumière lors de la dernière campagne présidentielle, n’est pas nouvelle. À gauche, cette idée de verser une somme à tous les citoyens sans condition et cumulable avec une autre source de revenu est régulièrement évoquée dans les agendas politiques. Pourtant, ses sources d’inspiration idéologiques et ses implications sont rarement définies. Les origines idéologiques du revenu universel, et en particulier ses racines néolibérales, méritent donc l’intérêt.

Déconstruire le mythe de la fin du travail

Les racines du revenu universel sont plus anciennes qu’il n’y paraît : certains chercheurs présentent Thomas More comme l’auteur de la première mention au revenu universel. Dans son ouvrage éponyme datant de 1516, More imagine une île nommée Utopie, dont l’abondance des ressources permettrait à tous ses habitants de disposer de moyens de subsistance indépendamment de son travail. Dans son sillage, plusieurs auteurs de premiers plans ont ensuite évoqué cette idée, certains mettant en avant l’impérieuse nécessité de garantir l’accès aux biens de première nécessité, d’autres considérant la lutte pour le plein emploi comme un objectif devenu irréalisable, notamment en raison du remplacement à venir du travail par la technologie. 

En effet, lors de la dernière campagne présidentielle, les chantres du revenu universel venus de la gauche ont surtout avancé l’idée selon laquelle le progrès technique et la robotisation des tâches ‒ parfois désigné par le terme abstrait d’intelligence artificielle ‒ conduirait à la « fin du travail » (1). Nombre de prévisionnistes se sont même aventurés dans des exercices de chiffrages des pertes d’emplois résultant de l’automatisation des tâches (2). Cette idée sous-entend que les gains de productivité exponentiels du capital sont inéluctables dans un avenir proche, faisant ainsi s’éroder les besoins des processus productifs en facteur travail. L’intelligence artificielle emporterait alors tout avec elle, consacrant ainsi l’ère du « post-workism », celle de la société sans travail, où les revenus d’activité seraient, pour les plus optimistes, mutualisés pour permettre la subsistance précaire des post-travailleurs.

Quoique le progrès technique ait de réelles conséquences sur l’évolution des processus productifs, son implication dans la hausse du chômage sur le long terme est difficilement établie. D’un point de vue historique, les périodes de fortes hausses de la productivité ont aussi été celles des plus faibles niveaux de chômage : chaque révolution technique s’est accompagnée d’un élargissement du spectre de consommation des ménages, créant de nouveaux emplois qui se substituent à ceux détruits par le progrès technique. Ce processus a été décrit très tôt par Alfred Sauvy dans sa théorie du déversement (3), ainsi que par Joseph Schumpeter dans son concept de destruction créatrice.

En somme, il est probable que les théories de la fin du travail relèvent davantage de l’ancestrale anxiété à l’égard des transformations économiques induites par la technologie, comme l’a démontré Joel Mokyr en 2015 (4). Thomas Mortimer et David Ricardo expriment d’ailleurs déjà leurs inquiétudes au XVIIIe et XIXe siècle de voir la mécanisation industrielle prendre démesurément le pas sur la condition ouvrière. Si les prévisions alarmistes ont toujours exagéré la disparition des emplois existants, elles ne mettent pourtant jamais en exergue la création de nouvelles tâches et des nouveaux besoins de consommations à venir : la théorie économique, de son côté, privilégie plutôt l’idée selon laquelle l’innovation contribue à la croissance économique et pèse in fine à la baisse sur le chômage. Peu d’études statistiques ont par ailleurs établi de lien causal entre développement technologique et disparition du travail. Une étude prospective des économistes Frey et Osborne est parfois citée, mais celle-ci est largement critiquée, notamment pour le caractère arbitraire de ce qu’ils désignent comme étant des emplois automatisables (5). Dès lors, nos appréhensions quant à l’avenir du travail méritent d’être relativisées.

Le revenu universel : utopie émancipatrice de gauche ou artefact néolibéral ?

Les défenseurs de gauche considèrent également le revenu universel comme un moyen, outre de compenser la mécanisation du travail, de s’émanciper de ce qu’ils considèrent comme intrinsèquement aliénant, à savoir le travail dans les sociétés modernes. La fin du travail salarié serait, en plus d’être une fatalité, un besoin anthropologique. Monotone en raison de la division extrême du travail et du manque de diversité des tâches effectuées, dénué de sens et d’unité, le travail dans les sociétés industrielles et post-industrielles est loin d’être épanouissant pour les individus, comme en témoignent d’ailleurs la prolifération des bullshit jobs et sa conséquence psychologique directe, le bore-out, décrites par Graeber. Cette idée d’une perte de sens du travail suite à une division du travail extrême était déjà évoquée par Marx et Engels en 1845 : 

“Dès l’instant où l’on commence à répartir le travail, chacun a une sphère d’activité déterminée et exclusive qu’on lui impose et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou “critique critique”, et il doit le rester sous peine de perdre les moyens de subsistance.” Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande 1845-1846 “L’intérêt individuel” Paris : Nathan, 1989, p.56/58

D’une part, la division du travail empêche les individus de s’approprier pleinement le fruit de leur travail et les condamne à la pénible répétition de tâches spécialisées. D’autre part, comme le montre la fin de l’extrait, le salariat contraint les individus à travailler, sous peine de ne plus pouvoir assurer leur survie matérielle et instaure ainsi un rapport de subordination entre travailleurs et employés. C’est pour cette raison que certains intellectuels, comme Bernard Friot et, plus récemment, Frédéric Lordon (6), proposent de décorréler le salaire de la productivité et de verser à chacun un salaire à vie, afin de libérer les travailleurs de ce rapport de force défavorable. 

Tout un courant de la gauche s’accorde donc à dire que, le travail salarié étant rarement une source d’émancipation ou de bien-être, il serait bon de s’en libérer. Si ces critiques sont évidemment légitimes et prennent sens lorsqu’elles s’inscrivent dans un projet socialiste plus général, l’idée spécifique du revenu de base est également défendue par la droite qui a su la redéfinir de manière à ce qu’elle s’intègre parfaitement à la doctrine néolibérale.

Pour les néolibéraux, cette allocation se substituerait à toutes les aides déjà existantes : allocation chômage, logement, RSA, prime à l’emploi, cassant par ailleurs les systèmes de solidarité mis en place après 1945.

Au cours du XXe siècle, le revenu universel a en effet trouvé ses plus ardents défenseurs chez les économistes d’inspiration néolibérale, au premier rang desquels figure Milton Friedman pour qui l’allocation prendrait la forme d’un crédit d’impôt négatif (7) : selon ce mécanisme, l’État attribuerait à chaque citoyen une allocation fixe accompagnée d’un taux d’imposition proportionnel unique, faisant ainsi varier la différence entre le prélèvement et l’allocation suivant le niveau du revenu. Selon cette configuration, l’État instituerait les règles d’un jeu qui assurerait au citoyen l’obtention d’un revenu de subsistance à l’intérieur d’un système concurrentiel, se préservant de la même manière de toute critique quant au fonctionnement de l’économie de marché. Cette allocation se substituerait à toutes les aides déjà existantes : allocation chômage, logement, RSA, prime à l’emploi (8), cassant par ailleurs les systèmes de solidarité mis en place après 1945. L’expérimentation finlandaise (9) montre d’ailleurs la filiation idéologique entre revenu de base et néolibéralisme. Mis en place en 2015 par un gouvernement de centre droit, le revenu de base a été défendu comme un moyen de flexibiliser davantage le marché du travail ‒ les individus pouvant, avec un revenu régulier, se permettre d’accepter plus aisément des emplois flexibles ‒ et de faire l’économie de fonctionnaires chargés de gérer les différentes aides sociales qui existaient auparavant. Adopté par un gouvernement favorable à l’austérité budgétaire, l’extension de ce dispositif pourrait en fait reposer sur la coupe des dépenses publics et s’accompagner d’un retrait de l’État des services publics. 

Certes, le revenu universel n’a pas uniquement été pensé par la droite. Mais il a toujours été largement soutenu par une partie de cette famille politique : dès 1974 (10), des conseillers du président Giscard d’Estaing s’étaient déjà affairés à promouvoir le dispositif friedmanien, tandis qu’un dispositif similaire est aujourd’hui activement soutenu par le think-tank libéral Génération libre trouvant à l’occasion des relais politiques chez Nathalie Kosciusko-Morizet, Fréderic Lefebvre ou Christine Boutin, abandonnant par la même occasion le barème progressif de l’impôt sur le revenu.

Que se passerait-il concrètement pour les travailleurs s’ils touchaient un revenu de base dans l’état actuel de notre société ? Ils seraient, par définition, moins pauvres ‒ si la version de gauche parvient à être adoptée ‒ mais certains continueraient d’être au chômage et d’en subir les conséquences psychologiques. Les plus chanceux, eux, auraient la liberté de se délester de quelques-uns des emplois précaires qu’ils cumulaient jusqu’alors, tout en subissant la dégradation de leurs conditions de travail. Cela ne résoudrait pas non plus le problème de sous-investissement dans les services publics qui conduit toujours davantage à leur déliquescence. Un peu plus riches, les plus pauvres resteraient, enfin, toujours des pauvres relatifs puisque le revenu universel n’a que peu d’effet redistributeur ‒ en raison précisément de son caractère universel.

La garantie publique d’emploi, double solution au chômage et à la tragédie des communs

Quand bien même la prophétie du remplacement de certains métiers par la technologie adviendrait, est-ce le rôle de l’État que de contempler la dislocation du marché du travail en ne proposant que d’en réparer les conséquences économiques ‒ à savoir la pauvreté ? Le projet de revenu universel passe sous silence les conséquences psychologiques du chômage et de la précarité qui ne se résoudraient pas via la seule instauration d’un revenu pour tous. Le travail remplit en effet une fonction sociale et psychologique qu’aucune somme monétaire ne saurait acheter. Certains resteraient au chômage ou précaires, pendant que d’autres jouiraient d’un emploi stable, et la stigmatisation des perdants de ce marché de l’emploi dual en resterait inchangée. Les effets du chômage sont pourtant bien documentés : dégradation de la santé physique et psychologique, anxiété non seulement de l’individu au chômage mais également de l’ensemble de sa famille (11). L’expérience de France Télécom en est d’ailleurs la sombre illustration. Maigre compensation donc, pour ces travailleurs précaires ou inemployés, que de recevoir un revenu qui ne soignent pas les maux du manque de reconnaissance et d’intégration sociale du chômage. 

Le projet de revenu universel passe sous silence les conséquences psychologiques du chômage et de la précarité qui ne se résoudraient pas via la seule instauration d’un revenu pour tous. Le travail remplit en effet une fonction sociale et psychologique qu’aucune somme monétaire ne saurait acheter.

Si la masse d’employés précaires ou chômeurs augmente constamment, les besoins d’emplois non-satisfaits en matière de services sociaux et d’écologie sont nombreux. D’où l’idée, défendue par plusieurs économistes de renom tel que Stéphanie Kelton (12) et Pavlina Tcherneva (13) ou des organismes comme le Levy Economics Institute, de la garantie à l’emploi : il serait bénéfique, pour les individus et la société, d’employer des individus pour la reconstruction que le contexte impose, plutôt que de laisser le marché saboter le travail et les biens communs. En effet, aujourd’hui, tous les chantiers de la reconstruction écologique (rénovation thermique des habitations, transports, énergie, agriculture durable…) post-COVID nécessitent indubitablement la mobilisation d’une force de travail conséquente pour la réalisation de projets collectifs et durables. C’est précisément l’objectif du Green New Deal défendu par une partie de la gauche américaine : combiner enjeux écologiques et sociaux pour bâtir une industrie non polluante fondée sur des énergies propres, et relancer par-là même l’économie. 

L’origine historique de ce projet avait d’ailleurs porté ses fruits aux États-Unis après la Grande Dépression dans les années 1930. Afin de reconstruire une économie sévèrement abîmée par le chômage de masse, l’administration fédérale des États-Unis élabore différents programmes dans le sillage du New Deal (Work Progress Administration, The Civilian Conservation Corps, the National Youth Administration) employant plusieurs millions de travailleurs dans des domaines divers tel que la reforestation, la conservation des sols, la rénovation d’espaces publics et la création d’infrastructures. Ces programmes ont par exemple permis la construction de 700 parcs nationaux, 46.000 ponts, la rénovation de milliers de kilomètres de digues et de routes, la plantation de 3 milliards d’arbres et la rénovation de milliers d’écoles (14). Cette expérience a aussi permis de former par la pratique des millions de jeunes américains à la recherche d’un emploi décent et porteur de sens.

Enfin, si l’une des forces du revenu universel est de n’imposer aucune contrepartie productive et d’être versé à toutes et tous, c’est également une faiblesse du point de vue et des inégalités, et du financement de la mesure. La libre contribution à l’activité économique du revenu universel, quoique séduisante quant au pouvoir de négociation qu’elle procure au travailleur, astreint ce dispositif à engager des sommes importantes (576 milliards d’euros selon l’Institut Jaurès, soit  31% du PIB), dont on peut interroger les possibilités de financement dans une société où, potentiellement, les individus diminueraient leur participation à la sphère productive. À l’inverse, garantir un emploi aux individus permet de dégager un profit aux entreprises (16) créées à cet effet, comme le montre l’expérience Territoires Zéro Chômeur que nous développons plus bas. Ce dispositif de création d’entreprises potentiellement excédentaire rend davantage soutenable la mise en place d’un tel dispositif par rapport à une allocation de près de 1.000€ sans condition. La garantie publique d’emplois présente donc le double intérêt de proposer une solution aux inactifs – là où le revenu universel entérine le statu quo du chômage de masse et de la précarisation de l’emploi – et aux chantiers qu’exigent les transitions sociale et écologique. Loin de laisser le travail aux mains du marché et du secteur privé, la solution de garantie publique d’emplois réaffirme le rôle de l’État en tant que pourvoyeur d’emplois. Cette solution nécessaire collectivement n’est pas incompatible avec les intérêts individuels, sous certaines conditions concernant la modalité des emplois proposés.

« Libérer le travail plutôt que se libérer du travail » : l’expérience des Territoires Zéro Chômeur

Certains pourraient néanmoins objecter que la garantie d’emploi, si elle bénéfique pour l’État, ne correspondrait pas nécessairement aux intérêts des individus. Les défenseurs de gauche du revenu universel mettent d’ailleurs souvent en avant sa dimension émancipatrice pour les travailleurs. C’est en écho à ces critiques du travail que le projet de garantie d’emploi a été pensé, et l’expérience des Territoires Zéro Chômeur (TZC) de laquelle il s’inspire en donne un aperçu. Ce dispositif, mis en place sur une dizaine de territoires en France, a redonné un emploi décent à près de 700 personnes qui étaient jusqu’alors en période prolongée d’inactivité. Ces emplois garantissent par ailleurs l’autonomie et la sécurité des travailleurs : CDI payé au SMIC, tâches choisies par les individus en fonction de leurs compétences et des besoins locaux dans les domaines sociaux et écologiques, volume horaire conventionnel.

L’intégrité des travailleurs est également préservée par le caractère non obligatoire de l’emploi garanti : ceux qui ne souhaitent pas y prendre part continuent de percevoir des aides sociales. Cette expérience de petite échelle a donc, jusqu’alors, montré sa capacité à associer enjeux écologiques, progrès social et conditions de travail décentes afin de garantir l’autonomie des travailleurs qui, en plus de posséder les moyens de production, sont relativement libres de choisir les tâches qu’ils souhaitent effectuer. Elle a par exemple permis la création de garages et d’épiceries solidaires, ou encore la transformation de jardins ouvriers tombés à l’abandon en potager afin de répondre aux besoins du territoire (écoles, maisons de retraite) en circuit court. À défaut de proposer une émancipation totale des travailleurs, la garantie d’emploi propose au moins de libérer les individus de la dépendance au secteur privé avec son lot de techniques managériales oppressives et de conditions matérielles d’existence précaires. Surtout, ces emplois sont au service d’une cause utile, la préservation des biens communs, permettant ainsi d’éviter la trappe à inconsistance des métiers du privé actuels. Ainsi, la garantie publique d’emploi, contrairement au revenu universel vise à « libérer le travail plutôt que de se libérer du travail » (17).

Organiser le travail dans une perspective de planification

Enfin, l’utopie de gauche sur laquelle repose le revenu universel est celle de la libération des individus de la contrainte de spécialisation inhérente au travail moderne. Pour certains penseurs marxistes, l’origine de l’aliénation des travailleurs se trouve en effet dans l’émergence de la division du travail, comme le souligne André Gorz : « Il fallait séparer (les ouvriers) de leur produit et des moyens de produire pour pouvoir leur imposer la nature, les heures, le rendement de leur travail et les empêcher de rien produire ou d’entreprendre par eux-mêmes. » (André Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens, 1988). L’émancipation des individus passerait donc par l’abolition de la division du travail et la réappropriation de leur travail par les travailleurs : décision de produire, conception de l’objet, contrôle de l’ensemble du processus de production, et surtout autonomie.

Bureau de planification de l’État du Maine (SPO) créé en 1968 pour guider le Gouverneur dans ses choix de politiques économique et environnementale. Source: Wikipedia

L’abolition de la division du travail a également pour vertu de permettre aux individus de consacrer leur temps à travailler dans les domaines qu’ils désirent. Or, la division du travail fait sens dans le cadre d’une société de grande échelle : elle permet de maximiser la production et donc d’assurer l’approvisionnement en besoins matériels des individus. À quoi ressemblerait notre liberté dans un monde dans lequel il faudrait produire nous-même le moindre outil ? La division du travail permet non seulement de garantir un niveau de vie convenable, mais également de faire gagner du temps aux individus – temps qui peut, par ailleurs, être dédié aux loisirs. 

Afin d’armer un pays pour faire à la transition écologique, il est par ailleurs nécessaire que les tâches soient intelligemment réparties pour optimiser l’efficacité de cette reconstruction. C’est d’ailleurs tout l’objectif du Green New Deal : décider d’objectifs de moyen termes et organiser leur réalisation via la planification de la production. Si l’on souhaite modifier rapidement nos infrastructures et notre énergie pour assurer une production écologiquement soutenable, il est donc nécessaire d’organiser collectivement le travail et de se coordonner à l’échelle nationale. Cette organisation requiert inévitablement une forme de contrainte étatique et de division du travail, deux aspects malheureusement incompatibles avec l’idée d’un travail diversifié et entièrement choisi par les individus. 

Si le revenu universel se décline donc en une variété de modalités, aucune n’envisage la possibilité d’améliorer les conditions de travail afin de concilier intérêts individuels et besoin collectif d’engager la transition écologique. Malgré sa diversité, il conserve un fond idéologique libertaire qui s’accommode assez mal de la nécessité d’organiser le travail dans un société de grande échelle. La garantie publique d’emploi, à l’inverse, inscrit l’État au cœur de la lutte contre le chômage et de la reconstruction écologique et sociale. 

Notons pour finir que la garantie publique d’emploi n’est pas un dispositif révolutionnaire : son financement repose sur l’impôt et a donc moins d’impact sur les inégalités de revenu primaire qu’un dispositif financé par cotisations. Toujours soumis à la contrainte étatique, les travailleurs ne sont par ailleurs pas pleinement libres. Sans être la promesse de la fin des luttes sociales, l’emploi garanti n’est cependant pas irréconciliable avec une critique plus radicale du système capitaliste si l’on considère différentes temporalités d’application. La première propose une solution directement applicable à l’urgence climatique – priorité absolue et condition de possibilité de tout système économique, quand la seconde se charge d’une réflexion de plus long terme sur l’amélioration des conditions de travail et la lutte contre les inégalités dans une économie reconvertie au vert.

(1) Rifkin, J. (1995). The end of work (pp. 3-14). New York : Putnam.

(2) https://www.oecd.org/fr/innovation/inno/technologies-transformatrices-et-emplois-de-l-avenir.pdf
Frey, C. B., & Osborne, M. (2013). The future of employment

(3) Sauvy, A. (1981). La machine et le chômage.

(4) Mokyr, J., Vickers, C., & Ziebarth, N. L. (2015). The history of technological anxiety and the future of economic growth: Is this time different?. Journal of economic perspectives, 29(3), 31-50.

(5) Coelli, M. B., & Borland, J. (2019). Behind the headline number: Why not to rely on Frey and Osborne’s predictions of potential job loss from automation.
Arntz, M., Gregory, T., & Zierahn, U. (2017). Revisiting the risk of automation. Economics Letters, 159, 157-160.

(6) Lordon, F. Figures du communisme, 2021

(7) Milton Friedman, Capitalism and freedom,1962

(8) Jean-Eric Branaa, Le revenu universel, une idée libérale ? The conversation, 2016

(9) Monti, Anton. « Revenu universel. Le cas finlandais », Multitudes, vol. 63, no. 2, 2016, pp. 100-104.

(10) Stoléru Lionel. “Coût et efficacité de l’impôt négatif“. Revue économique, volume 25, n°5, 1974. pp. 745-761.

(11) Pour une revue des effets psychologiques du chômage, voir le premier paragraphe de https://lvsl.fr/territoires-zero-chomeur-ou-les-chantiers-dun-projet-politique-davenir/

(12) L. Randall Wray & Stephanie A. Kelton & Pavlina R. Tcherneva & Scott Fullwiler & Flavia Dantas, 2018. “Guaranteed Jobs through a Public Service Employment Program”, Economics Policy Note Archive 18-2, Levy Economics Institute.

(13) Tcherneva, P. R. (2020). The case for a job guarantee. John Wiley & Sons.

(14) Leighninger, Robert D. “Long-range public investment: The forgotten legacy of the New Deal.” (2007).

(15) Thomas Chevandier, “Le revenu de base, de l’utopie à la réalité”, Institut Jean Jaures, 2016

(16) Les Entreprises à But D’emplois sont les entreprises créées dans le cadre du dispositif des Territoires Zéro Chômeur afin d’employer en CDI des chômeurs de longue durée dans des secteurs du social et de l’écologie

(17) Contre l’allocation universelle de Mateo Alaluf et Daniel Zamora (dir.), Montréal, Lux Éditeur, p. 47-80 (chapitre rédigé par Jean-Marie Harribey)

Aux États-Unis, l’épuisement des aides fédérales plonge 8 millions de personnes dans la pauvreté

Le Congrès américain

Alors que les camps démocrate et républicain s’affrontent sur le montant du prochain plan de relance, l’épuisement progressif des aides prévues par le CARES Act a d’ores et déjà plongé plus de 8 millions de personnes dans la pauvreté.


Publiée le 15 octobre, une étude de l’Université Columbia révèle l’ampleur de la pauvreté dans un pays miné par la pandémie de Covid-19. Si les aides fédérales — chèques et allocations chômage exceptionnelles — ont permis de maintenir 18 millions de personnes en dehors de la pauvreté, leur expiration a plongé 8 millions de personnes dans la pauvreté, lesquelles sont venues s’ajouter aux 46 millions de personnes pauvres que comptent les États-Unis.

Une hausse de la pauvreté, malgré la réduction du chômage

En avril, attisée par un chômage culminant à 15 %, le taux de pauvreté a atteint 13,9 %. Un taux qui, selon l’équipe du Center on Poverty & Social Policy de l’Université Columbia, aurait pu frôler les 20 % sans les dispositions prévues par le CARES Act (Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security Act).

Votée en mars, le CARES Act a mis en place un vaste plan d’aides pour un montant de 2 200 milliards de dollars, parmi lesquelles une allocation chômage hebdomadaire supplémentaire de 600 dollars. Cette aide, qui a expiré le 31 juillet dernier, a cédé sa place à une allocation chômage de 400 dollars par mois, décidée par memorandum par le président Donald Trump. Néanmoins, ledit memorandum autorise les gouverneurs des États à procéder à ce versement de 400 dollars, une contribution qui « reflète une contribution fédérale de 300 dollars ». Autrement dit : 100 des 400 dollars sont à la charge et à la discrétion des États fédérés, comme l’indique une note diffusée par le Département du Travail. Dans les faits, d’après CNBC, il semblerait que seuls trois États (le Kentucky, le Montana et la Virginie-Occidentale) versent 400 dollars par semaine.

Cette provision s’ajoute à la mécanique complexe et hétéroclite propre au système fédéral américain, où chaque État a sa politique en la matière. Ainsi, le montant minimum d’allocation chômage et la durée d’indemnisation varient d’un État à l’autre. L’épuisement progressif des programmes d’aides laisse cependant de nombreuses personnes avec de moins en moins de ressources. Sans nouvelle législation, au 31 décembre 2020, la Pandemic Unemployment Assistance (d’un montant minimum de 106 dollars par semaine) cessera d’être versée : un scénario catastrophe pour les centaines de milliers d’Américains ayant cette aide pour seules ressources.

Dans le même temps, le chômage a considérablement diminué, passant de près de 15 % en avril à près de 8 % en septembre. Un rebond qui ne suffit pas à contenir une pauvreté qui va crescendo sous l’effet conjugué d’un taux de chômage qui reste élevé (le niveau pré-crise se situait sous les 4 %), des aides fédérales qui s’amenuisent et des lourdeurs bureaucratiques, laissant plusieurs millions de demandes dans l’attente. En conséquence, le taux de pauvreté s’est accru progressivement entre avril et septembre, passant de 13,9 % à 16,7 %. Une hausse qui concerne aussi les personnes en situation de grande pauvreté.

Bien que le CARES Act ait permis de maintenir temporairement des millions de familles en dehors de la pauvreté, l’étude menée par le Center on Poverty & Social Policy démontre que le plan d’aides n’a pas permis d’endiguer la progression de la grande pauvreté. Si l’étude observe une diminution de près d’un point entre février et mars, cette décrue s’explique en grande partie par le versement de l’Earned Income Tax Credit (EITC), un impôt négatif sur le revenu versé aux personnes à revenus faibles ou modérés. Ainsi, entre avril et septembre, 5 300 000 personnes sont entrées dans les statistiques de la grande pauvreté, c’est-à-dire comme percevant des ressources inférieures à 50 % du seuil de pauvreté. Cela représente un revenu mensuel inférieur à 500 dollars pour une personne seule de moins de 65 ans.

La progression de la pauvreté s’accompagne d’une augmentation de l’insécurité alimentaire. Selon le réseau de banques alimentaires Feeding America, 54 millions de personnes pourraient connaître la faim d’ici décembre. Pauvreté et insécurité alimentaire sont particulièrement prégnantes dans les États où n’existe que le salaire minimum fédéral, dont le montant (7,25 dollars de l’heure) n’a pas été réévalué depuis 2009. Ainsi, les États les plus pauvres (Mississippi, Louisiane, Nouveau-Mexique, Alabama) sont ceux où l’insécurité alimentaire est la plus préoccupante. En conséquence, ce sont aussi les États où les impayés de loyers sont les plus nombreux, ce qui laisse planer le risque d’expulsions massives et de défauts de paiement sur les crédits et ce, en dépit d’un moratoire fédéral sur les expulsions jusqu’au 31 décembre.

À l’instar des expulsions locatives, d’autres moratoires s’achèvent peu à peu, alors que la situation reste critique pour de nombreuses personnes. En Pennsylvanie, ce ne sont pas moins de 800 millions de dollars qui restent à recouvrir suite au moratoire sur les interruptions de services énergétiques. Des interruptions qui reprendront le 9 novembre, sauf pour les familles et petites entreprises en grande difficulté financière suite à la pandémie. Sur les 50 États, 36 ont instauré ce genre de moratoire. Néanmoins, à l’image de la Caroline du Nord, nombre d’entre eux se sont terminés ou se termineront bientôt sans aucune disposition pour protéger les plus précaires. Avant même la pandémie, l’Agence d’Information sur l’Énergie (U.S. Energy Information Administration) a annoncé qu’un tiers des foyers américains rencontre des difficultés à payer ses factures d’énergie. Une situation exacerbée depuis la crise économique qui touche en particulier la population noire et latine.

Une pauvreté qui touche particulièrement les minorités

Une personne noire ou latine sur quatre est actuellement considérée comme pauvre. C’est le constat alarmant qui ressort de l’étude du Center on Poverty & Social Policy. Le versement de l’impôt négatif EITC a permis de diminuer ce taux de près de 10 % en mars, avant que la pandémie ne provoque une augmentation considérable de la pauvreté au sein de ces populations. La pauvreté parmi la population blanche a ainsi augmenté de 0,8 % : cette augmentation est de 1,4 % dans la population noire et de 2,1 % dans la population hispanique. Des disparités face à la pauvreté qui s’expriment également de nombreux autres domaines : accès à l’emploi, au logement, au crédit bancaire et aux aides fédérales. Un mal qui touche aussi les entreprises détenues par ces communautés. Un rapport de la Federal Reserve Bank of New York publié en août révèle que l’activité des entreprises tenues par les communautés afro-américaine et hispanique ont respectivement décliné de 41 % et 32 %, des taux bien supérieurs au taux national qui est de 22 %. En juillet, Ron Busby, président de la U.S. Black Chamber of Commercetémoignait devant le comité aux petites entreprises du Sénat et affirmait que 70 % des membres de sa chambre n’ont pu obtenir de prêt dans le cadre du Paycheck Protection Program, mettant ainsi en exergue une discrimination bancaire flagrante à l’égard des entreprises détenues par des personnes afro-américaines.

Un nouveau plan de relance ?

La dégradation de la situation, déjà critique, pourrait être cataclysmique en l’absence d’un nouveau plan de relance. Les âpres débats entre les camps républicain et démocrate échouent pour l’instant sur le montant dudit plan : là où le président Trump voudrait un plan massif (« go big », avait-il déclaré sur Twitter), supérieur à 1 800 milliards de dollars, le Sénat voudrait se contenter de deux lois pour un montant total de 1 000 milliards de dollars. De son côté, le camp démocrate plaide pour un plan d’un montant de 2 200 milliards, de quoi émettre de nouveaux chèques de 1200 dollars, prolonger l’allocation chômage de 600 dollars par semaine et mettre en œuvre un plan d’aides tant pour les locataires que pour les propriétaires. Des disputes qui n’échappent pas au calcul politique le plus cynique : Mitch McConnell, leader de la majorité républicaine au Sénat, a averti la Maison Blanche qu’un accord sur un nouveau plan de relance pourrait être électoralement dommageable.

Territoires zéro chômeur ou les chantiers d’un projet politique d’avenir

Travailleur de l’association 13avenir ©13avenir

Face aux diverses transformations sociales qui menacent le travail, il est urgent de penser à des alternatives à la création d’emplois par le seul secteur privé, répondant à une logique de rentabilité immédiate. Alors que l’offre politique actuelle propose, pour résoudre ce problème, soit de le flexibiliser et donc de dégrader toujours plus les conditions de travail des individus, soit d’en nier le besoin et l’utilité future en le présentant comme un fardeau dont le revenu universel nous déchargerait, le projet d’ATD Quart Monde promet une solution peu onéreuse et vertueuse, car utile socialement, pour garantir à tous un emploi. 


Les universitaires ont abondamment documenté les effets négatifs d’une période d’inactivité, même courte, à la fois sur l’individu, sur la famille et sur la communauté. Une période de chômage affecte en effet la santé et la satisfaction de vie d’un individu [i], mais également le montant de son salaire futur [ii] – si réinsertion économique il y a. La baisse de revenu induit en outre une diminution des biens et services consommés par la famille, et une augmentation de l’anxiété et des symptômes dépressifs des personnes concernées susceptibles d’affecter leurs apparentés. Plusieurs études ont, par exemple, mis en évidence que la perte d’un emploi du père était associée à un plus faible poids à la naissance [iii], ou à des performances scolaires moindres [iv] de l’enfant. Enfin, si les personnes inactives sont concentrées autour d’une même aire géographique, c’est sur l’ensemble de la communauté [v] que peuvent se répercuter les conséquences du chômage prolongé via l’augmentation de consommation des services publics combinée à une diminution de la base d’imposition nécessaire au financement de ces services, ce qui conduit presque inéluctablement à leur dégradation.

À l’heure où trois grands événements, à savoir la crise du COVID 19, la transition écologique et la transition numérique, menacent l’emploi, et où les politiques successives de l’offre, supposées le stimuler, ont échoué, il est nécessaire d’envisager des alternatives à la création d’emplois par le seul secteur privé, répondant à une logique de rentabilité immédiate.

C’est précisément ce que propose le projet Territoires Zéro Chômeur (TZC) initié par le mouvement ATD Quart Monde, dont l’objectif premier est d’éviter que des individus ne tombent dans des trappes à inactivité et ne deviennent inemployables en raison de la dégradation de leur capital humain (c’est l’une des explications du fameux effet d’hystérèse, mécanisme par lequel un chômage conjoncturel se transforme en chômage structurel après une récession). Fondé sur un principe de garantie à l’emploi, ce dispositif, dont l’expérimentation sur dix territoires a débuté en 2017, permet à tout chômeur de longue durée (un an minimum) qui le souhaiterait, d’être employé en CDI au sein d’une Entreprise à But d’Emploi (EBE) chargée de pallier un besoin économique ou social local qui ne soit pas déjà couvert par une entreprise. Concrètement, il s’agit d’identifier des besoins économiques ou sociaux d’un territoire et de réfléchir à une activité qui fasse coïncider ces besoins avec les compétences des personnes inactives. Le tout, sans concurrencer les entreprises locales. A ce jour, les emplois créés dans les territoires d’expérimentation concernent le service à la personne, le gardiennage, le maraîchage ou encore le transport, autant d’emplois non pourvus car précisément dépourvus de valeur marchande, mais non moins utiles socialement.

Le modèle économique des EBE est, par ailleurs, relativement simple : le coût d’un chômeur pour la collectivité est estimé à 15000€ par an si l’on inclut les dépenses liées à l’emploi (allocation spécifique de solidarité, aide au retour à l’emploi), les dépenses sociales (RSA, allocations logement), les coûts indirects (santé) et le manque à gagner d’impôts et de cotisations. A peu de choses près, le coût d’une personne inactive équivaut ainsi à un SMIC. L’idée est donc de transformer les prestations sociales et les coûts indirects liés au chômage en salaire ; autrement dit d’activer des dépenses « passives ».

L’extension du projet en débat

Trois ans après le début de l’expérience initiée sur dix territoires, le bilan semble plutôt positif : 700 personnes qui étaient dans une période d’inactivité prolongée, ont été embauchées en CDI, et 30 d’entre elles ont, par la suite, retrouvé un emploi dans une entreprise locale. Surtout, le dispositif a permis de sortir des individus d’une grande pauvreté qui allait jusqu’à contraindre leur consommation alimentaire :

« L’un d’entre eux nous a dit, en aparté du questionnaire, pouvoir faire trois repas par jour alors qu’avant il ne mangeait qu’au petit déjeuner et au dîner. En outre, les salariés déclarent des achats « plaisirs » qui sont devenus possibles, notamment au niveau vestimentaire (vêtements, chaussures, montres…) » (Source : Rapport de la métropole de Lille, DARES, p. 37)

La suite de l’enquête révèle que les salariés de l’EBE de Tourcoing, embauchés dans des entreprises de récupération de matériaux, garages ou épiceries solidaires, ont davantage confiance en eux depuis qu’ils travaillent (55,9%).  Dans l’ensemble, la classe politique est donc favorable au dispositif et salue l’initiative d’ATD Quart Monde. C’est pourquoi le contrat des dix territoires actuels a été renouvelé, permettant ainsi la continuation du projet.

En revanche, la question de son extension divise : dans le projet de loi étudié par l’Assemblée en début de mois, il est question d’étendre l’expérience à 30 nouveaux territoires. Or, comme le suggère les rapports IGAS/IGF, le coût du dispositif aurait été sous-estimé. D’un côté, les personnes ayant bénéficié de ce programme ne demandaient pas toujours les minimas sociaux, donc l’économie de prestations sociales devant être réalisée au départ s’avère plus faible que prévue – en moyenne, 5000€ au lieu de 15000€. De l’autre, les EBE ont dû acquérir du capital (local, machines) pour mener à bien leur projet, un coût fixe qui a contraint ces entreprises à revoir à la hausse leurs dépenses.

Un coût, certes plus élevé que prévu, mais destiné à s’amortir avec le temps

Il n’est toutefois pas surprenant que le lancement des premières EBE ait nécessité un investissement de base dans du capital. Cela ne permet en rien de conjecturer sur le coût réel du dispositif dans le futur, puisque, par définition, ces coûts fixes s’amortiront dans le temps. Certaines entreprises pourront même devenir rentables en dégageant du profit grâce à la vente de biens ; on pense par exemple aux épiceries solidaires ou aux usines de recyclage qui ont servi de support au film Nouvelle Cordée de Marie-Monique Robin. Il est donc probable que le dispositif soit moins onéreux dans les années à venir. C’est d’ailleurs ce qu’on peut lire dans le rapport IGAS :

« L’expérimentation s’est vue également dans certains cas évoluer vers la création de structures (ex : SCIC Laine à Colombey-les-Belles) qui, si leurs activités s’avéraient rentables, pourraient quitter le cadre de l’expérimentation. » (Source : L’évaluation économique visant à résorber le chômage de longue durée, rapport IGAS, 2019, p.73)

Certaines EBE pourraient donc même, à terme, être assez productives pour ne plus nécessiter d’aides publiques.

Le « coût faramineux » des politiques de l’offre qui ont été menées ces dernières années

Pierre Cahuc, qui n’en est pas à sa première attaque contre toute forme d’emploi subventionné par l’État[vi], a dénoncé, sur un ton proche du subtil « pognon de dingue », le « coût faramineux » de ce projet. Le grand prédicateur de la méthode expérimentale en matière de politiques publiques ne serait sans doute pas opposé à une comparaison de ce coût à celui des politiques publiques décidées ces dernières années pour tenter de réduire le chômage. Bien souvent en effet, l’expérimentation consiste à comparer plusieurs groupes tests (qui se voient attribuer un traitement) à un groupe contrôle (qui ne perçoit pas de traitement), afin de tester l’efficacité d’un traitement par rapport à un autre.

A titre de comparaison justement, prenons le cas du CICE, politique votée en 2012 et destinée entre autres à réduire le chômage. Dans son dernier rapport de 2020 [vii], France Stratégie évalue que le dispositif aurait permis la création de 100 000 emplois, 160 000 au maximum, entre 2013 et 2017. Pour un coût – sous forme d’allègement fiscal – s’élevant à 18 milliards d’euros simplement pour l’année 2016. Au total, ce sont près de 47 milliards d’euros qui auraient été dépensés entre 2013 et 2015 pour un modeste résultat de 100 000 personnes embauchées. Plusieurs rapports pointent également un effet quasiment nul de la mesure sur l’investissement, en dépit des objectifs annoncés en la matière. Finalement, ces allègements fiscaux auraient principalement servi à baisser les prix et augmenter les plus hauts salaires [viii]. Un travailleur embauché aurait donc coûté 435 000€ [ix] au contribuable, ou 100 000€ si l’on prend la fourchette la plus haute de l’OFCE, qui estime le nombre d’emplois créés ou sauvegardés à 400 000. Un coût largement supérieur à la plus haute estimation de celui d’un salarié en EBE, soit 26 000€.

Pour l’économiste, d’autres alternatives plus efficaces existeraient pour résorber le chômage de longue durée. Il cite, par exemple, des dispositifs combinant la miraculeuse « formation » et un « soutien personnalisé », « aspects quasi absents de l’expérimentation territoire zéro chômeur ». Pourtant, à la lecture du rapport publié par le ministère du Travail sur le territoire de Colombelles, on constate que de nombreuses entreprises de la nouvelle économie (haute technologie, recherche et développement, informatique) se sont implantées dans cette région, et que les tentatives pour former les anciens travailleurs industriels aux compétences requises n’ont pas manqué. Mais quand le décalage entre les compétences des travailleurs et celles requises par les nouvelles entreprises est trop important, le chômage d’inadéquation persiste. Comme le souligne le rapport :

« Il existe un décalage entre les besoins des entreprises qui s’implantent sur les zones d’activités situées sur le territoire et les compétences des chômeurs qui y vivent. Le niveau de formation des demandeurs d’emploi Xois ne leur permet pas de profiter des opportunités d’emploi liées à cette activité économique naissante. » (Source : Rapport du territoire de Colombelles, DARES, p.12)

La Société Métallurgique de Normandie de Colombelles. Source : Ouest-France

En dépit des efforts déployés pour limiter les conséquences du démantèlement de l’activité métallurgique dans cette région normande[x], et malgré de nombreux emplois privés à pourvoir dans la région, le chômage s’élevait donc à 20% en 2016. En clair, l’emploi privé ne peut être une solution au chômage de masse de cette région. Et au-delà des échecs successifs des dispositifs qu’évoque Pierre Cahuc pour résorber le chômage, il semble de toute manière utopique d’imaginer que la capacité des organismes de formation en France sera en mesure d’absorber tous les licenciements à venir.

Les Territoires zéro chômeur, un projet politique

C’est avec un effarement qui confine au complotisme que Pierre Cahuc révèle finalement un secret de polichinelle dans sa tribune : la défense des TZC, au-delà du seul objectif de résorption du chômage, serait un projet politique. Et en effet, ATD Quart Monde n’a jamais dissimulé son ambition de transformer le rapport au travail et d’en faire un droit de « première nécessité sociale ». De ce point de vue, le travail n’est plus conçu comme un fardeau, dont le revenu universel pourrait nous décharger, mais comme un besoin quasi-anthropologique, nécessaire à la réalisation de l’individu autant qu’au bon fonctionnement d’une société.

En conséquence, les TZC évacuent les aspects aliénants du travail : tout d’abord, le projet n’a aucun pouvoir contraignant sur les individus. Ils peuvent choisir de travailler ou de continuer de percevoir leurs prestations sociales, selon leur bon vouloir. Le projet assure également des conditions de travail décentes aux salariés puisqu’ils sont sécurisés via l’emploi en CDI et qu’ils décident des tâches qu’ils devront effectuer, moyen efficace pour garantir la concordance entre leurs compétences et leur emploi. On ne peut pas en dire autant des quelques politiques entreprises pour réduire le chômage ces dernières années, en particulier la flexibilisation du marché du travail ou la baisse des indemnités chômage, qui ont plutôt eu pour effet de précariser davantage les travailleurs et de leur laisser toujours moins de marge de manœuvre quant au choix de leur emploi.

Enfin, les individus retrouvent du sens à leur métier – composante plus que nécessaire au travail à l’heure où les « bullshit jobs » inondent le marché de l’emploi – puisque ce dernier doit être socialement et écologiquement utile. Dans les enquêtes menées sur les territoires concernés, on trouve ainsi de nombreuses EBE spécialisées dans l’agriculture bio, la permaculture ou encore l’entretien des forêts. A titre d’exemple, les employés de l’EBE de la Nièvre ont transformé des jardins ouvriers tombés à l’abandon en potager afin de répondre aux besoins du territoire (écoles, maisons de retraite) en circuit court.

Il ne s’agit pas de nier que le dispositif mérite encore d’être amélioré. S’il représente pour l’instant une solution efficace au délaissement de certains territoires désindustrialisés, à l’instar de Tourcoing et Colombelles, il n’est pas, en l’état, en mesure de proposer une solution de long terme à l’ensemble des problèmes liés à l’emploi et à la crise écologique. Le projet repose en effet sur une décentralisation de la gestion du dispositif et sur l’autonomie des employés (ils choisissent eux-mêmes les tâches à effectuer) qui semble difficilement compatible avec une planification écologique. Il serait par exemple souhaitable qu’au lieu de prendre des décisions sans être coordonnées, les régions se concertent pour recenser les besoins nationaux de production afin de maximiser l’impact écologique du dispositif. Pour représenter une solution pérenne au chômage de masse, il serait par ailleurs bon de renforcer l’acquisition de compétences des employés au sein des EBE, d’une part pour augmenter leur taux de réinsertion sur le marché du travail, d’autre part pour ne pas renoncer à former des travailleurs dans des secteurs d’avenir et productifs, également nécessaire à la transition écologique.

Bien que le projet ne soit pas entièrement abouti pour prétendre à être un dispositif révolutionnaire contre le chômage et le réchauffement climatique, il faut lui reconnaître ses mérites à la fois empiriques et théoriques. Il a permis une réduction non négligeable de la pauvreté dans des régions jusqu’alors délaissées par les autorités publiques en redonnant un emploi digne à ses travailleurs. De plus, il pose les premières briques d’un chantier plus vaste de redéfinition du travail, à l’heure où celui-ci est menacé par les reconversions à venir. A rebours d’une idée défendue par une frange anarchisante de la gauche selon laquelle les sociétés de demain ne nécessiteraient plus de travail – perspective pour le moins inquiétante pour bon nombre d’individus – ATD Quart Monde propose de réhabiliter la valeur travail en tant qu’élément essentiel à l’individu et la société. Celui-ci, en étant synonyme de sécurité, autonomie et consistance, retrouverait sa pleine fonction de réalisation de l’individu pour permettre à « l’homme qui travaille de reconnaître dans le monde, effectivement transformé par son travail, sa propre œuvre[xi] », comme l’écrit le philosophe et commentateur de Hegel Alexandre Kojève. Les réflexions ultérieures devront se pencher sur la tension entre autonomie des travailleurs – élément phare du projet qui propose d’éradiquer l’aspect aliénant de l’exécution de tâches – et nécessité de planifier.

Je remercie Nicolas Vrignaud pour ses suggestions toujours fécondes.   


 [i] Burgard, S. A., Brand, J. E., & House, J. S. (2007). Toward a better estimation of the effect of job loss on health. Journal of health and social behavior48(4), 369-384.

[ii] Barnette, J., & Michaud, A. (2012). Wage scars from job loss. Working paper. Akron, OH: University of Akron. http://www. uakron. edu/dotAsset/2264615. pdf.

[iii] Lindo, J. M. (2011). Parental job loss and infant health. Journal of health economics30(5), 869-879.

[iv] Rege, M., Telle, K., & Votruba, M. (2011). Parental job loss and children’s school performance. The Review of Economic Studies78(4), 1462-1489.

[v] Nichols, A., Mitchell, J., & Lindner, S. (2013). Consequences of long-term unemployment. Washington, DC: The Urban Institute.

[vi] Algan, Y., Cahuc, P., & Zylberberg, A. (2002). Public employment and labour market performance. Economic Policy17(34), 7-66.

[vii] Rapport CICE 2020, France stratégie https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2020-rapport-cice2020-16septembre-final18h.pdf

[viii] Libé, « Mais où sont passés les milliards du CICE ? », 29 septembre 2016. https://www.liberation.fr/france/2016/09/29/mais-ou-sont-passes-les-milliards-du-cice_1515075

[ix] Médiapart, « Créer un emploi avec le CICE coûte trois fois plus cher qu’embaucher un fonctionnaire », 16 décembre 2018. https://blogs.mediapart.fr/stephane-ortega/blog/161218/creer-un-emploi-avec-le-cice-coute-trois-fois-plus-cher-qu-embaucher-un-fonctionnaire

[x] Colombelles abritait la Société Métallurgique de Normande, grand bastion d’emplois normand, qui a fermé en 1980 après avoir été racheté par Usinor-Sacilor (aujourd’hui Arcelor).

[xi] Alexandre Kojève, Introduction to the Reading of Hegel: Lectures on the Phenomenology of Spirit (Ithaca: Cornell University Press, 1989), p. 27. Citation originale: « The man who works recognizes his own product in the World that has actually been transformed by his work. »

 

L’emploi garanti, solution au chômage de masse ?

Affiche de mai 1968.

Alors que le chômage a fortement augmenté au cours des derniers mois, le gouvernement espère que les 10 milliards de baisse d’impôts du plan de relance suffiront à résoudre ce problème. Mais après des décennies d’échec des politiques de l’offre, n’est-il pas temps d’essayer une autre stratégie contre le chômage de masse ? Certains économistes proposent ainsi d’instaurer une « garantie à l’emploi », c’est-à-dire d’employer tous les chômeurs volontaires dans des projets définis localement. De quoi s’agit-il concrètement et quelles conséquences auraient un tel dispositif ? Réponse en quelques questions. Une première version de cet article est parue sur le site du magazine Socialter.


Depuis le début de la crise sanitaire, la France compte environ 580.000 chômeurs de plus, portant le nombre de personnes sans aucune activité à plus de 4 millions. Et la situation pourrait encore s’aggraver alors que les jeunes en fin d’étude peinent à trouver un emploi et que les plans sociaux s’accumulent dans de nombreux secteurs. Or, si le confinement a permis de sauver des vies, le chômage supplémentaire qu’il a engendré causera aussi une hécatombe, certes plus discrète : avant cette année, le nombre de décès liés au chômage s’élevait déjà entre 10.000 et 14.000 morts par an en France, soit trois à quatre fois le nombre de victimes d’accidents de la route. En effet, non seulement le demandeur d’emploi s’appauvrit et se voit dévalorisé socialement (lorsqu’on le réduit à un « assisté » par exemple), mais plus le chômage dure, plus les compétences s’amenuisent et la perspective de retravailler s’éloigne et plus les difficultés familiales, financières ou d’addiction s’amoncellent. Par ailleurs, le gâchis humain de savoir-faire qui pourraient être utiles à la société est considérable.

Pourtant, quelle que soit la couleur politique du gouvernement, les mêmes mesures sont reconduites depuis 30 ans : réformes de la formation professionnelle, réduction des indemnités chômage pour inciter à la recherche d’emplois et politiques dites « de l’offre » comme la flexibilisation du marché du travail et la baisse des cotisations. A-t-on donc « tout essayé » contre le chômage, comme le déclarait François Mitterrand en 1993 ? Non, si l’on regarde du côté des mesures prises par d’autres États durant des crises économiques dévastatrices, tels les États-Unis dans les années 1930 ou l’Argentine dans les années 2000. Leur recette contre le chômage ? Respecter enfin le « droit au travail » qui garantit à chacun le droit d’avoir un emploi. Ce droit est d’ailleurs reconnu en France depuis la révolution de 1848, lors de laquelle s’affirme brièvement une conception sociale, voire socialiste, de la République française, incarnée notamment par la figure de Louis Blanc.

Au vu du contexte social dramatique et des besoins de main-d’œuvre pour réaliser la transition écologique, prendre en charge la dépendance des plus âgés ou remettre en état nos infrastructures, la garantie à l’emploi semble mériter notre intérêt. Pourtant, elle demeure pour l’instant absente des débats de politique économique en France [1], contrairement aux États-Unis, où elle est l’une des revendications phares des democratic socialists comme Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez et est sérieusement débattue par les économistes. Pour l’heure, il n’existe en France qu’un ersatz d’emploi garanti, les Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée (TZCLD), introduits à titre expérimental depuis 2016, qui n’avaient embauché que 770 chômeurs fin 2018. Alors, quelles seraient les conséquences d’un tel programme, à la fois pour les chômeurs et pour la société ?

Comment fonctionnerait concrètement ce programme ?

Tout commence par une concertation locale réunissant employeurs, syndicats, élus et bien sûr chômeurs. Les sans-emplois expliquent quelles sont leurs compétences et leurs envies, et les collectivités évaluent dans quelle mesure cela correspond à leurs besoins. Pour Dany Lang, économiste qui a travaillé sur les TZCLD, « il faut vérifier que ça ne fasse pas concurrence avec l’emploi privé et la fonction publique qui existent déjà dans le secteur en question, ce qui rend les choses plus faciles dans certaines zones rurales. Ce sont des domaines non rentables pour le privé et délaissés par les collectivités. Aujourd’hui l’essentiel des besoins sont en lien avec la transition écologique. » Les chômeurs sont alors embauchés au nombre d’heures qu’ils souhaitent et bénéficient du salaire horaire minimum, de droits sociaux et de formations.

Des exemples de secteurs d’activités dans le cadre des TZCLD. © Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée.

Henri Sterdyniak, économiste à l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE), souligne cependant deux difficultés. La première est de pouvoir suivre une formation tout en travaillant : « Il faut qu’il soit justifié d’investir pour former ces chômeurs, pour des seniors ou pour des gens dont le métier n’existe plus, par exemple. Dans d’autres cas, ça ne l’est pas. » Il insiste également sur la nécessité d’une continuité dans les activités exercées: « Il faut un engagement réciproque de l’employeur et de l’employé, on ne peut pas prendre un emploi garanti juste durant trois mois le temps de chercher un boulot. » Pour ce membre des Économistes Atterrés, la garantie à l’emploi devrait donc être restreinte aux chômeurs de longue durée ou sans perspective de retrouver un emploi.

Un chômeur serait-il contraint de travailler ?

La garantie à l’emploi n’est pas un « workfare », c’est-à-dire du travail obligatoire pour les bénéficiaires d’allocations. L’objectif est de permettre aux demandeurs d’emplois d’en retrouver un. Les individus qui ne souhaitent pas travailler pourraient donc s’en dispenser. Mais contrairement à ce qu’affirme le discours sur « l’assistanat », il s’agit d’une minorité: « De toute façon, que veulent les chômeurs ? Un emploi. Le travail, c’est une intégration sociale, une utilité collective, un sens. En Argentine, le plan Jefes avait tellement bien fonctionné que les gens impliqués ont continué à venir travailler bénévolement une fois le plan arrêté, même si ce n’est bien sûr pas le but », ajoute Dany Lang. 

Les premiers gagnants sont donc ceux qui tentent de s’intégrer sur le marché de l’emploi mais n’y parviennent pas : seniors, chômeurs de longue durée aux qualifications dépréciées, femmes subissant des temps partiels contraints ou encore personnes handicapées. Avec un revenu, des savoir-faire et de l’intégration sociale, beaucoup retrouvent alors confiance en eux et échappent au déclassement économique, social et sanitaire lié au chômage.

Y a-t-il d’autres avantages indirects plus larges pour la société ?

Les aspects positifs d’un dispositif où l’État assume d’être employeur en dernier ressort ne se limitent pas à ses bénéficiaires directs. Dany Lang rappelle que le chômage est la première cause de divorce et est en grande partie responsable de la criminalité et de la dépression, qui représentent des coûts sociaux considérables. L’intégration des femmes dans la société en serait également renforcée : en Argentine, entre 66% et 75% des bénéficiaires du programme Jefes étaient des femmes et une bonne part d’entre elles n’avaient jamais eu d’emploi salarié. 

Une société de plein-emploi rendrait l’économie plus stable : en cas de crise, les salariés du privé qui seraient licenciés pourraient rebondir rapidement et le niveau de demande de biens et services ne s’effondrerait pas. L’emploi garanti est donc une mesure contracyclique. Mais la garantie à l’emploi irait au-delà d’une plus grande stabilité du niveau de vie, elle les pousserait à la hausse. La fin de la peur du chômage supprimerait « l’armée industrielle de réserve » [2] qui fait pression à la baisse sur les salaires. Pour Dany Lang, « c’est la peur du chômage qui empêche de se syndiquer et de revendiquer. Si la main-d’oeuvre devient rare, le travail est davantage valorisé. » La productivité pourrait également en bénéficier d’après le post-keynésien : « une des rares théories économiques qui a été prouvée, c’est le « salaire d’efficience» : si on est mieux payé, on travaille mieux. Ce n’est pas par peur du chômage qu’on travaille bien. On travaille bien quand on est bien payé et quand on aime ce que l’on fait. »

Combien ça coûterait ?

Le coût est le premier argument des adversaires de la garantie à l’emploi. Dans Les Echos, Pierre Cahuc, économiste à Sciences Po, pointe le fait que les économies attendues dans le cadre des TZCLD en remplaçant le versement des allocations chômage et du RSA ne couvrent pas les coûts d’un CDI au SMIC créé spécialement pour un chômeur. En y ajoutant les frais nécessaires à l’encadrement des emplois garantis et les investissements mobiliers et immobiliers nécessaires au lancement des activités économiques sélectionnées, il évalue le coût annuel net d’un emploi entre 15.000 et 20.000 euros. 

Cette tribune a suscité de très vives réactions, l’ancien député PS à l’origine des TZCLD Laurent Grandguillaume évoquant une « tribune torchon » au service du « sabotage » du programme par la Ministre du Travail de l’époque Muriel Pénicaud. « Entre 15.000 et 20.000 euros par emploi et par an, contre 280.000 euros pour les emplois CICE et le double cette année, le calcul est vite fait ! », tempête Dany Lang. Certes, les estimations quant au coût du CICE divergent tant il est difficile de mesurer le nombre d’emplois créés ou préservés, mais les estimations les plus favorables au programme chiffrent son coût à 180.000€ par emploi. 

Surtout, Lang pointe le caractère très restrictif des analyses comptables classiques: « Les divorces, ça coûte cher, la dépression et la criminalité aussi. » L’économiste à Paris 13 et Sorbonne Paris Cité souligne également que « les gens en emploi garanti cotisent, ce qui règle un certain nombre de problèmes » et que ces emplois peuvent jouer un rôle majeur pour tempérer la catastrophe écologique « qui coûtera de toute façon très cher au secteur privé ».

Quels pourraient être les effets pervers de la garantie à l’emploi ?

Selon la théorie du NAIRU (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment), une chute du taux de chômage sous son niveau « naturel » entraînerait un emballement de l’inflation en gonflant la demande. Ce chiffre magique du taux de chômage en-dessous duquel l’inflation augmenterait n’a pourtant jamais été trouvé et le président de la FED (banque centrale des USA), questionné par Alexandria Occasio-Cortez, a dû lui-même reconnaître que ce concept économique clé du néolibéralisme ne fonctionnait pas. « Le NAIRU est un concept stupide purement idéologique », estime Lang. « Un peu plus d’inflation ne ferait pas de mal, sauf aux rentiers. La dette privée est trop importante, si elle baisse, les entreprises endettées pourraient investir. Est-ce que la priorité doit être la limitation de l’inflation ou le plein emploi ? »

Le risque que la garantie à l’emploi gonfle la demande et le déficit commercial est peut-être plus sérieux que celui de l’inflation : « C’est possible qu’avec plus de revenus, les gens consomment plus et que ça stimule les importations, mais c’est pour ça qu’il nous faut aussi une politique industrielle. De toute façon, consommer des produits locaux et de meilleure qualité fait partie de la transition écologique », indique Lang.

Que nous apprennent les exemples d’application de la garantie à l’emploi ?

Au lieu de perdurer à essayer de stimuler les embauches du secteur privé, l’État pourrait fournir les moyens aux collectivités locales d’employer directement les demandeurs d’emploi. Les études sur les exemples étrangers de garantie à l’emploi durant le New Deal aux États-Unis, le plan Jefes argentin ou la rural job guarantee en Inde montrent une grande satisfaction des participants et l’utilité des projets développés. 

Affiche du Civilian Conservation Corps, un programme du New Deal destiné aux jeunes chômeurs.

Qu’attend donc la France pour imiter les exemples étrangers, en commençant par élargir le dispositif des Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée ? Dany Lang a peut-être une réponse: « Quand on parle d’emploi garanti à des élus locaux, tous, quel que soit leur positionnement politique, trouvent ça intéressant. Vraiment tous. Mais plus on monte dans la hiérarchie des élus, plus on sent de l’hostilité parce qu’ils adhèrent au libéralisme économique. » Après de longs mois d’hésitation, le gouvernement a finalement décidé d’élargir légèrement le périmètre de l’expérimentation à de nouveaux territoires. Une décision bien timide au vu de la réussite du programme et du contexte social.

 

 

Plutôt que de garantir l’emploi, ne faudrait-il pas mettre en place un revenu universel ?

Si les deux mesures sont souvent comparées et ont en commun de permettre d’améliorer les niveaux de vie, elles ne visent pas entièrement les mêmes objectifs. Pour la garantie à l’emploi, il s’agit d’utiliser à plein le potentiel de la population active en l’employant dans des projets utiles localement et en la formant. Le revenu universel cherche lui à dissocier travail et revenu et permettrait de valoriser le travail non-salarié, comme celui des femmes au foyer par exemple. Le revenu universel est souvent critiqué pour l’oisiveté qu’il pourrait encourager, bien que les études sur le sujet montrent qu’elle est rare [3]. En revanche, qu’il s’agisse de garantie à l’emploi ou de revenu universel, il est vraisemblable qu’il faudrait rendre les emplois pénibles et mal payés, comme éboueur ou égoutier, plus attractifs au risque de ne plus trouver assez de volontaires pour les exercer.

La faisabilité du revenu universel pose cependant question. Pour Dany Lang, « la garantie à l’emploi coûte beaucoup moins cher que le revenu universel ». Certes, de nombreuses versions des deux programmes sont possibles, mais les écarts ne font pas de doute. En rémunérant les 5,6 millions de chômeurs au SMIC d’avant la crise du COVID et en soustrayant les aides qui leur sont actuellement versées, le journaliste Romaric Godin estime le coût d’une garantie à l’emploi pour la France entre 39 et 80 milliards d’euros. L’économiste Jean Gadrey évalue lui le coût d’un revenu universel de 800€/mois entre 400 et 450 milliards d’euros, soit l’équivalent du budget de la Sécurité Sociale. Un niveau de création monétaire aussi considérable a toutes les chances de déclencher une spirale inflationniste, selon l’économiste Pavlina Tcherneva. 

Enfin, les deux mesures ne devraient pas avoir les mêmes effets. Partant du constat que les femmes exercent des emplois souvent plus précaires et réalisent plus de tâches domestiques que les hommes, les économistes Anne Eydoux et Rachel Silvera s’inquiètent du fait qu’un revenu universel pourrait aisément devenir un salaire maternel. La fin du plan Jefes en Argentine semble confirmer cette hypothèse: un programme d’allocations avait été créé pour prendre le relai et compenser la perte de revenus des femmes qui perdaient leur emploi. Or, bien qu’elles appréciaient ces aides financières, toutes les participantes sans exception indiquaient préférer travailler.


[1] On peut toutefois rappeler que le programme de la France Insoumise comporte une proposition “d’État employeur en dernier ressort” pour les chômeurs de longue durée, mais celle-ci a été très peu mise en avant durant la campagne de 2017 ou depuis.

[2] Expression marxiste faisant référence à l’existence d’un surplus de travailleurs disponibles par rapport à la demande d’emploi. Ces personnes préfèrent de faibles salaires et des mauvaises conditions de travail au chômage.

[3] Olivier Le Naire et Clémentine Lebon, Le revenu de base, Actes Sud, 2017.

« Un État qui fait simplement des prêts garantis est un État qui se défausse de ses responsabilités » – Entretien avec Laurence Scialom

Laurence Scialom / DR

Les premières données relatives à la crise économique qui vient sont alarmantes. Notre système économique est véritablement menacé d’une désagrégation puissante et longue. Les signes de cet écroulement sont déjà palpables dans certains secteurs et les perspectives les plus probables sont très sombres pour l’ensemble de l’économie française. Dans ce contexte, certains analystes prévoient avec optimisme pour la séquence post-Covid 19 le grand retour de l’État lorsque d’autres s’inquiètent de la poursuite en ordre du business as usual. Un débat doit urgemment être engagé sur l’efficience et la hauteur des mesures prises depuis quelques semaines par l’État français et l’Union européenne. C’est pourquoi, nous avons voulu interroger la Professeure d’économie à l’Université Paris Nanterre, Laurence Scialom. Nous avons évoqué les politiques de préservation et de relance économique du gouvernement français et celles de la Banque centrale européenne, les propositions alternatives qui surgissent, les conditions de survie de l’euro, l’oligopole bancaire et les réformes structurelles à conduire. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud et retranscrit avec Martin Grave.


LVSL – Quelle est votre appréciation du plan de soutien et de protection de l’économie pris par l’État français ? L’estimez-vous complet, à la hauteur de la crise économique ?

Laurence Scialom – Nous voyons bien la philosophie de ce plan. L’idée est de préserver la capacité de l’outil productif à se remettre en route facilement après leur mise en hibernation. Tout ce qui est du domaine des dispositifs d’extension de l’accès au chômage technique, des prêts garantis, vise à cela. Sincèrement, je ne pense pas que cette intention soit contestable. La chose que l’on doit tout de même se dire est que les entreprises françaises étaient déjà globalement très endettées avant la crise. Il y avait eu plusieurs alertes du Haut conseil de stabilité financière à ce propos, sur les dérives de l’endettement des entreprises françaises et cela s’était traduit par un relèvement du coussin de capital « contracyclique » pour les banques qui leur prêtent. Les entreprises ont fortement profité des taux d’intérêt très faibles pour s’endetter probablement à l’excès. Et donc même si les prêts aujourd’hui, notamment de trésorerie, sont garantis, a priori ils doivent être remboursés et ils s’ajoutent pour beaucoup d’entreprises à un endettement préexistant élevé.

C’est une crise qui se heurte à des bilans qui sont déjà fragilisés par trop de dettes et insuffisamment de capital, et la première chose qu’on leur propose c’est de davantage s’endetter, même si les prêts sont garantis. Les banques elles, prennent moins de risques, en tout cas pour ces nouveaux prêts. Je pense que nous allons aller vers des annulations de charges assez massives et que certains prêts vont probablement se transformer en dons. La question que cela pose, c’est jusqu’où cela peut aller ? Jusqu’à quel point un État peut se substituer au marché puisque d’une certaine manière l’État actuellement paie les salaires d’une grande partie des salariés du privé, même s’il les paie légèrement décotés avec le dispositif de chômage technique. Disons que sur cet aspect-là du plan, on ne peut pas dire grand-chose. Là où j’ai énormément à dire, c’est sur les aides qui sont apportées et qui sont insuffisamment, voire nullement conditionnées.

LVSL – Justement, à propos de ces prêts garantis, n’est-ce pas là une manière pour l’État de se défausser de ses engagements de départ, lorsque par exemple il était explicitement évoqué la possibilité d’avoir recours à certaines nationalisations ? L’État semble en effet avoir trouvé via ce dispositif une porte de sortie pour maintenir l’ordre économique tel quel sans en prendre la main…

LS – Absolument. Et je trouve que l’État a finalement pris le pire instrument qu’il pouvait prendre. Il ne se donne absolument pas la possibilité d’intervenir sur la restructuration de ces entreprises. Cela est particulièrement vrai lorsque ce sont des entreprises très carbonées. Ces aides heurtent la politique climatique affichée du gouvernement, du moins au niveau des paroles. Par exemple au sujet d’Air France, toute personne sérieuse qui suit à minima les travaux du GIEC et les recommandations des experts en matière de politique écologique et notamment énergétique, sait très bien que les mesures que nous allons devoir prendre intègrent entre autres de moins utiliser l’avion, que ce soit à des fins professionnelles ou personnelles. Et ce faisant, cette mise sous cloche de l’économie, le fait que des compagnies soient obligés d’avoir l’aide de l’État pour persister, était l’occasion d’entamer leur reconversion écologique. Par exemple, une partie du deal aurait été que les destinations facilement accessibles en TGV en France ne soient plus desservies par l’avion.

L’État a les moyens d’infléchir l’économie en ce sens. S’il était devenu actionnaire majoritaire d’Air France, pour éviter la casse sociale liée à la réduction de voilure de la société indispensable à la politique climatique, il aurait eu les moyens d’organiser un vaste plan de reconversion des personnels de la compagnie vers des emplois compatibles avec la transition énergétique. C’est un État stratège et planificateur dont nous avons réellement besoin aujourd’hui. Or, un État qui fait simplement des prêts garantis est comme vous l’avez dit, un État qui se défausse de ses responsabilités.

« Lorsque vous regardez l’évolution de la situation économique de l’Italie, vous voyez bien qu’elle n’a rien gagné du tout à l’existence de l’euro, elle y a même perdu »

LVSL – Au niveau européen, la BCE a déversé près de 1000 milliards d’euros pour le rachat de dettes d’entreprises et d’obligations d’États afin de protéger les banques privées et d’éviter toute faillite. Pour le moment, cela semble tenir. Ces mesures vous paraissent-elles adaptées et efficaces pour remédier à la conjoncture actuelle, dont on ne connait pas la fin ?

LS – Ce qu’il se passe, c’est une extension des modalités d’intervention que la BCE a déjà largement initiée depuis la crise de 2007-2008. Il s’agit de mettre les dettes d’État hors marché, pour éviter la situation que nous avons connue au moment de la crise des dettes souveraines, et donc l’élargissement des spread au détriment des pays les plus fragiles qui par malheur sont ceux qui sont aujourd’hui les plus impactés par la crise sanitaire. Mais là, on ne peut pas leur reprocher un comportement budgétaire laxiste. L’argument de l’aléa moral ne tient pas dans cette crise sanitaire, c’est presque l’inverse car la morbidité très forte dans certaines régions italiennes notamment, est en partie le résultat de l’état de leur système hospitalier qui, pendant des années, a fait les frais des politiques d’austérité qui lui ont été imposées. Ce sont ces pays du sud de l’Europe qui sont les plus susceptibles de faire face à des attaques sur leur dette souveraine car ils étaient déjà très endettés avant la crise du Covid. Pour autant, la mise hors marché de leur dette ne réduit pas leur dynamique d’endettement. La BCE cache donc les symptômes de la crise de la zone euro, mais n’en soigne pas les causes. Le problème est que les pays du Nord dégagent des excédents courants importants et qu’il existe de fait une très forte asymétrie dans la macroéconomie des pays de la zone euro. En réalité, il y a des gagnants et il y a des perdants de l’euro. Lorsque vous regardez l’évolution de la situation économique de l’Italie, vous voyez bien qu’elle n’a rien gagné du tout à l’existence de l’euro, elle y a même perdu. Il n’existe pas de mécanisme de solidarité interrégionale automatique, pas d’assistance mutuelle car pas de budget fédéral. C’est là la faille originelle de la construction de la zone euro. Cette architecture institutionnelle est bancale.

En définitive, ces 1000 milliards d’euros de la BCE, ce sont donc des robinets ouverts à la liquidité des banques privés, puisque c’est à celles-ci que la BCE rachète des actifs et en contrepartie fournit la liquidité. Cette politique permet pour le moment d’éloigner le risque de crise de liquidité des banques et d’éloigner le risque de crise aiguë de dettes souveraines dans la zone euro, mais cela ne suffit pas à soigner les causes de la fragilité de nos systèmes bancaires et les failles structurelles de construction de la zone euro.

LVSL – Que pensez-vous de la proposition de monnaie hélicoptère proposée par certaines économistes comme Jézabel Couppey-Soubeyran et certaines personnalités politiques ?

LS – Il faut d’abord dire que la situation dans laquelle nous nous trouverons est sans précédent. Nous subissons une mise en au ralenti de l’économie et un choc d’offre incroyablement massif. Face à cela, en première considération, je dirais qu’il est très important de se mettre à réfléchir en dehors des dogmes pour être capable d’imaginer des solutions qui ne sont pas traditionnelles et cela d’autant plus que le néolibéralisme a appauvri le débat et la confrontation des idées entre les économistes.

Or, la monnaie hélicoptère, ce n’est pas si nouveau que cela en a l’air, vous la trouvez dans les travaux de Milton Friedman mais pas que. Elle a été défendue sur tout le spectre des idées en économie et en politique. Ce qui justifie ce type de proposition, c’est bien qu’après la crise de 2007-2008, nous avons injecté des milliers de milliards d’euros qui se sont très insuffisamment traduits dans des financements de l’économie réelle. Cette expérience de mise sous perfusion des banques nous dit clairement qu’il s’agit là d’un canal de politique monétaire qui fonctionne mal. Cette manne a plutôt nourri les hausses de prix d’actifs sur les marchés boursiers et immobiliers. En clair, plutôt que de financer l’investissement, c’est-à-dire des actifs nouveaux susceptibles de soutenir l’activité et l’emploi, ces liquidités ont beaucoup été mobilisées pour financer des actifs déjà existants. Elles ont donc nourri des bulles financières et immobilières. L’idée de la monnaie hélicoptère est alors celle de court-circuiter les banques. Plutôt que de fournir de la liquidité à bas coût aux banques dans l’espoir qu’elles-mêmes fassent le travail d’intermédiation et financent l’économie réelle, on donne de la liquidité directement aux ménages et/ou entreprises.

Ce qui me gêne dans ce dispositif, c’est qu’on ne discrimine pas suffisamment à qui l’on octroie la monnaie, qu’on ne puisse pas cibler. Il y a des ménages qui en ont vraiment besoin, et il y en a d’autres qui n’en n’ont pas la nécessité. Je crois que c’est à l’État d’opérer cette gestion pour soutenir massivement les plus fragiles et éviter de déverser ces liquidités indifféremment à toute la population. Pour autant, c’est une solution intéressante, elle me fait beaucoup penser au débat qu’il y a eu lors des dernières élections présidentielles sur le revenu universel. C’est l’idée d’avoir un socle minimal de revenu inconditionnel pour permettre de soutenir un niveau de subsistance minimal, revenu qui serait financé fiscalement. C’est là la différence avec la monnaie hélicoptère. Dans la dernière note de l’Institut Veblen, Jézabel Couppey-Soubeyran proposait que le compte du Trésor soit directement crédité par la Banque centrale. C’est ce qui se fait en ce moment par la Banque d’Angleterre. Mais à mon sens ce n’est plus vraiment de la monnaie hélicoptère, c’est de la monétisation, du financement monétaire. On pourrait d’ailleurs très bien imaginer la résurgence du circuit du Trésor dont Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne parlent dans leur livre Une monnaie écologique. Pour ma part, ma préférence va à une création monétaire ciblée vers les États et orientée vers la transition écologique.

Quoi qu’il en soit, nous allons nous retrouver avec un mur de dettes publiques au lendemain de cette crise. Le risque est que l’on revienne aux mêmes réflexes, qu’on ne change pas de logiciel et que très vite, un sentiment d’urgence à réduire cette dette publique l’emporte.

LVSL – Dès lors, comment faire en sorte que demain, les politiques de sortie de crise ne soient pas une nouvelle fois comme en 2008, des politiques de type austéritaire ?

LS – Justement, avec Baptiste Bridonneau, nous défendons ardemment dans deux notes Terra Nova [1] et d’autres interventions, une proposition d’annulation partielle de dettes publiques par la BCE conditionnelle à un investissement dans la transition écologique. Cette proposition ne vise pas à désendetter les États, elle ambitionne de redonner les marges de manœuvre budgétaires pour amorcer une reconversion massive de nos économies et les aligner sur nos engagements climatiques.

La crise face à laquelle nous sommes est initialement une crise d’offre qui se double d’un choc de demande. L’avantage est qu’il existe des domaines dans lesquels nous pouvons investir qui sont très performants en termes de transition écologique comme la rénovation thermique des bâtiments et qui créeraient énormément d’emplois. Nous pourrions également investir dans le ferroviaire péri-urbains pour désengorger les abords des villes, mieux lier les banlieues, mieux connecter les régions, réinvestir dans le fret ferroviaire. Nous pourrions soutenir massivement l’économie circulaire. Bref, les idées ne manquent pas. Il y a énormément de secteurs bons pour la transition écologique et qui en plus sont pourvoyeurs de nouveaux emplois. Il faudra évidemment que l’État engage un vaste plan de formation à ces métiers de la transition écologique. Si nos propositions devenaient réalité, cela voudrait dire que nous doperions l’offre et la demande en même temps, ce qui de la sorte empêcherait en plus tout dérapage inflationniste.

Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas court-circuiter la démocratie, c’est à la représentation nationale et européenne, via les parlements, de décider où va l’argent.

« Les applaudissements et chansons de vingt heures, certes très agréables, ne suffiront pas. S’ils soutiennent le moral de ceux qui sont en première ligne, ils ne mettent pas de beurre dans les épinards »

LVSL – Concernant le calendrier politique qui a précédé cette crise, marqué par des projets de privatisations, la réforme des retraites, celle à venir de l’allocation chômage, au regard de l’explosion du chômage dû notamment à cette crise, de quoi les ruptures qui ont été annoncées par Emmanuel Macron vont être le nom ?

LS – Ce que révèle cette crise, c’est qu’une économie continue à tourner même au ralenti : on continue à être soignés, à être nourris. Les anciens continuent à être aidés par ceux qui ont été les premières victimes du néo-libéralisme. Ce sont des infirmiers, des aides-soignants, des livreurs, des caissiers, qui matériellement assurent la survie de tout le monde et répondent à nos besoins fondamentaux. Ceux qui avaient été invisibilisés et qui maintenant sont portés aux nues, sont précisément ceux qui ont eu depuis longtemps le plus à payer des effets de l’économie néo-libérale. Je pense que ça sera très compliqué, politiquement, de repartir exactement avec le même logiciel ; des ruptures doivent survenir. Les applaudissements et chansons de vingt heures, certes très agréables, ne suffiront pas. S’ils soutiennent le moral de ceux qui sont en première ligne, ils ne mettent pas de beurre dans les épinards…

LVSL – Quelles seraient les politiques économiques à prendre en urgence, post-crise pour résorber l’explosion du chômage, les liquidations judiciaires d’entreprises que nous allons malheureusement à n’en pas douter observer ?

LS – On va aller vers des annulations de charges, des prêts qui vont en réalité devenir des dons, des subventions pour maintenir la structure productive. La réforme de l’assurance chômage telle qu’elle était prévue ne va pas être mise en œuvre, la réforme des retraites non plus me semble-t-il. Je pense qu’il faudrait un plan massif d’investissement mais il ne faudrait pas que ce soit un plan massif d’investissement qui reproduise les biais carbonés de nos économies. Il faut qu’il marque une orientation écologique qui ne soit pas que de façade. Soyons clair, la transition écologique ce n’est pas seulement investir massivement dans le « vert », c’est aussi accompagner « l’échouage du brun » c’est-à-dire accompagner la baisse de la voilure des secteurs qui sont les plus carbonés et les plus nocifs pour l’environnement. Et on ne peut pas le faire sans accompagnement de l’État, il y a des salariés que l’on ne peut pas laisser aller à vau-l’eau. Il faut un plan très massif de reconversion et de formation aux métiers de la transition écologique, en formation initiale pour des jeunes mais également des plans de reconversion et requalification à ces métiers pour des salariés des secteurs très carbonés dont l’activité est appelée à s’atrophier. Par exemple, s’agissant de la rénovation thermique des bâtiments, nous n’avons pas de savoir-faire en quantité suffisante. Si l’on est cohérent avec la transition écologique, et que par exemple on limite l’artificialisation des sols, cela sera un choc énorme pour la filière du bâtiment. Il faudra l’aider en permettant aux salariés d’acquérir de nouvelles compétences notamment dans la rénovation thermique des bâtis. Il faudra également que l’on se mette à construire beaucoup plus en hauteur et souvent sur du bâti déjà existant. Cela nécessite également des compétences techniques très spécifiques. Il va falloir rénover une grande partie de bâtiments existants pour réduire l’emprise au sol. Ce sont des compétences dont ne dispose pas ou pas suffisamment aujourd’hui encore l’industrie du BTP. Il faut donc un très vaste plan de formation, ce qui ne veut pas dire moins d’emplois mais des emplois qui sont reconvertis. Tout cela, seul l’État peut l’enclencher. Il nous faut un État très activiste et surtout qui porte une vision, un cap et investit massivement.

LVSL – Pour continuer à voir plus loin et pour revenir à l’échelle européenne, cette crise de solidarité aura marqué des tensions toujours plus fortes entre certains pays, on pense à l’Italie et aux Pays-Bas, et l’explosion des règles budgétaires de son carcan d’avant crise, notamment la règle des 3% par exemple. Lorsqu’on regarde avec recul cette conflictualité montante, l’élasticité finalement admise des règles de réciprocité, et en même temps l’affirmation croissante de la BCE via cette relance économique, l’Union européenne semble-t-elle vraiment vouée à persister dans sa structure actuelle ?

LS – Je pense que la crise que l’on vit actuellement est une crise dans laquelle se joue la survie de l’euro. Nous sommes au début de cette crise et comme la BCE intervient très massivement, nous n’avons pas, pour l’instant, de vraie résurgence de la crise de la dette souveraine comme on en a eu entre 2010 et 2013 à partir du moment où ont été révélés les chiffres de l’endettement public de la Grèce. Pour l’instant nous n’en sommes pas là, car la BCE fait tout ce qu’il faut. Il n’empêche que je pense que la situation est plus grave cette fois-ci parce que la crise elle-même est plus profonde et parce qu’on touche la vie humaine. Les réactions d’égoïsme, de nationalisme que l’on peut observer sont répréhensibles non seulement économiquement mais également éthiquement.

Je trouve que cela contredit l’essence même de pourquoi l’Union européenne s’est créée. On est vraiment face à une crise existentielle si l’Europe n’est pas capable de créer des instruments qui génèrent plus de solidarité, une mutualisation des dettes ou alors des dettes qui seraient adossées au budget de l’UE, qui lui-même pourrait être augmenté au-delà des 1%. Donner des signes de solidarité non conditionnels, cela impose un changement radical dans la manière de nous projeter ensemble.

LVSL – Oui, mais cela présuppose surtout un renversement de dogmes colossaux pour certaines élites nationales… 

LS – L’Europe avance toujours au bord du gouffre, on a fait l’union bancaire quand on a cru que la zone euro allait éclater. Les pays du Nord ont énormément à perdre à un éclatement de la zone euro, pas uniquement les pays du Sud.

LVSL – Selon vous, les Pays-Bas ne pourront pas continuer à être « jusqu’au-boutiste » par rapport à l’Italie, quitte à terme à perdre l’Italie de la zone euro ? 

LS – Non je ne pense pas, car ils savent que le problème, c’est que si l’on perd l’Italie, on ne perd pas que l’Italie, il y aura nécessairement un effet domino.

« Je pense que le vrai risque d’éclatement de la zone, s’il arrive, arrivera par les urnes, par le vote de populations qui auront eu le sentiment d’avoir été abandonnées par l’Europe alors qu’elles vivaient un drame pas seulement économique, mais une catastrophe humaine »

LVSL – Pourquoi la France, qui semble jouer l’équilibre au milieu des blocs sud et nord n’a pas, selon vous, soutenu plus fortement l’alliance des pays du Sud (avec les pays baltes) contre le duo Allemagne/Pays-Bas ? Car finalement, si les contours de sa conditionnalité n’ont pas encore été totalement déterminés, l’Italie semble s’être couchée en n’excluant plus le recours au MES (Mécanisme européen de stabilité), instrument dont elle ne voulait pas à priori.

LS – Je ne sais pas si l’on peut être aussi catégorique que cela. Il faudra analyser les choses à terme. Je pense qu’il y a d’autres décisions qui sont actuellement en gestation. Je crois qu’il y a un plan plus ambitieux qui est en discussion et qui serait adossé au budget européen. Nous n’avons pas été au bout encore de ce que l’on va mettre en place pour la résolution de cette crise. On a vécu une première étape, j’ai espoir que la raison prévaudra. Je pense que le vrai risque d’éclatement de la zone, s’il arrive, arrivera par les urnes, par le vote de populations qui auront eu le sentiment d’avoir été abandonnées par l’Europe alors qu’elles vivaient un drame pas seulement économique, mais une catastrophe humaine.

LVSL – Prenons du recul par rapport à la crise et revenons sur l’une des réformes que vous réclamez depuis de nombreuses années, à savoir la scission des activités de marché et des activités commerciales des banques. Pour vous, je vous cite, c’est « la mère des réformes ». Pouvez-vous nous expliquer comment le lobby bancaire a pu empêcher le président François Hollande, alors que c’était une promesse phare de sa campagne en 2012, d’opérer cette séparation ?

LS – C’est la mère des reformes car s’il y a bien une chose que nous n’avons pas attaqué après la crise de 2008 et pour laquelle on est toujours menacés, c’est la question des établissements too big, too complex, to fail. Les banques sont encore plus grandes qu’avant la crise et plus complexes…

LVSL – François Morin parle d’ailleurs depuis son livre de 2015 d’une « hydre mondiale »…

LS – Bien sûr et il a bien raison. Elles fonctionnent comme un cartel avec des ententes. Nombre de scandales financiers comme celui du Libor, de l’Euribor, du Tibor, peuvent s’analyser comme de la fraude en bande organisée. Lorsqu’on sait comment était défini le Libor, il est très clair qu’il y a eu des ententes entre les banques d’un cartel pour le manipuler. Le livre de François Morin est très informatif à ce propos.

Les banques sont encore plus systémiques qu’elles ne l’étaient avant la crise et une banque systémique sait très bien que de toute manière, elle n’aura pas à subir la sanction du marché. On ne peut pas la laisser faire faillite car les perturbations financières et réelles seraient trop importantes, elles sont certaines d’être renflouées. Ce faisant, à niveau de risque équivalent, une banque systémique se financera beaucoup moins cher que les autres, plus petites et dont le marché sait qu’elles peuvent faire faillite si elles sont en difficulté. Cela signifie que nous subventionnons les banques systémiques.

C’est assez facile à comprendre. Les agences de notations donnent deux notes. Elles donnent une première note qui tient compte du soutien de l’État, et une notation qui n’en tient pas compte. Or, le taux auquel se financent les banques est le taux qui correspond à la notation avec soutien de l’État. Plus une banque est grosse, plus la différence entre ces deux notes est importante. On peut donc mesurer, comme l’a fait le FMI, la subvention qui est apportée à ces banques systémiques. En appliquant ce différentiel de coût de financement à leur structure de passif, cela nous donne une estimation de la subvention implicite dont elles bénéficient, parce que vous et moi, c’est-à-dire les contribuables, nous les renflouerons en cas de difficulté. Ces subventions implicites sont plus fortes en Europe que dans le reste du monde car le problème de ces banques systémiques est avant tout un problème européen. En effet, nos banques sont de taille comparable aux banques américaines, sauf qu’il faut comparer les leurs au budget fédéral américain et qu’il faut de notre côté comparer les nôtres au budget national de chaque pays, puisqu’il n’existe pas véritablement de dispositif européen de renflouement des banques. Cela signifie que les bilans des plus grosses banques américaines représentent un ordre de 20% du PIB de leur pays, ce qui est gérable. A contrario, les bilans de nos plus grosses banques représentent un ordre de 100% ou plus des PIB de chacun de nos pays, ce qui est nettement moins gérable, surtout lorsqu’il y en a plusieurs.

L’autre raison est qu’une banque ne grossit pas par les activités qui sont essentielles, c’est-à-dire pas par les activités de dépôts et de crédit, mais par les activités de marché. Lorsqu’elles grossissent, les banques déforment leur structure d’activité en faveur des activités de marché au détriment des activités essentielles. La part relative dans leur bilan des dépôts et des crédits est d’autant plus petite que la banque est grosse, les travaux de la BRI (Banque des règlements internationaux) le montrent. Les subventions implicites dont elles bénéficient servent en réalité à ce que ce soit la partie finance de marché qui se développe, c’est-à-dire la partie qui peut tout à fait être prise en charge par des institutions financières non bancaires, non garanties par l’État.

La troisième raison majeure est que lorsque la banque qui mêle les deux activités est en difficulté, l’État est obligé de renflouer la totalité, les sommes qui sont engagées sont alors beaucoup plus importantes. Par ailleurs, le fait que les activités ne soient pas séparées rend beaucoup plus complexe l’évaluation des effets d’une mise en résolution d’une banque, ce qui est une entrave à sa résolution. Si l’on avait séparé les activités, la seule partie de la banque que nous aurions à préserver absolument est celle qui réalise des crédits aux ménages et aux PME, c’est-à-dire à des agents qui n’ont pas d’autres sources de financement, ce qui n’est pas le cas d’une très grande entreprise qui peut se financer sur les marchés. Il faut également savoir que plus une banque est grosse plus le dénominateur de son ratio de capital est manipulable par la banque, et ainsi moins elle est capitalisée relativement à ce qu’elle devrait être. Certains travaux ont montré que pour un même portefeuille entre plusieurs banques, le ratio de capital peut aller de 1 à 3 tellement elles ont des marges de manœuvre sur la manière dont elles calculent le dénominateur de leur ratio. C’est pour cela que la finalisation des accords de Bâle III prévoyait une limitation de ces possibilités de manipulation du ratio de capital pondéré par les risques. La crise actuelle a conduit à reporter la mise en œuvre des dernières réglementations, et les pressions du lobby bancaire sont fortes à leur allègement. Malheureusement, il a l’oreille des décideurs politiques.

Il y a donc une multitude d’arguments qui vont dans le sens de l’utilité de cette séparation d’activité. Si aujourd’hui nous avons une grande banque en difficulté, les fonds publics que l’on va devoir injecter seront beaucoup plus importants que si elles avaient uniquement été des banques commerciales.

« La capture des élites dirigeantes par le monde de la finance est une capture cognitive, intellectuelle et évidemment sociologique »

LVSL – Mais est-ce une réforme indispensable dans une perspective de transition écologique ?

LS – Le problème est que ce ne sera pas la priorité. Je ne pense pas que cette réforme remonte rapidement à l’agenda politique sauf peut-être si la crise bancaire est massive. Il existe d’autres possibilités pour réduire la taille des banques. On peut très fortement réglementer les opérations de marché. Si l’on rend les opérations de marché beaucoup plus coûteuses, si l’on remet du « sable dans les rouages », si on exige des ratios de capitaux beaucoup plus importants, notamment des ratios de levier, c’est-à-dire non pondérés par les risques, naturellement la taille des bilans des banques se réduira. Pour autant, je reste persuadée qu’il s’agit d’une réforme qui devrait être à l’agenda.

LVSL – Admettons cependant qu’elle soit une priorité, comment dès lors demain un pouvoir réellement « de gauche » pourrait-il réussir cette scission ? 

LS – Ce qui est très compliqué c’est que ce sont des sujets très complexes et le personnel politique dans son grand ensemble n’est pas armé en réalité pour comprendre véritablement ce qui se joue dans ces réformes. De plus, les élites de hauts-fonctionnaires et d’experts qui les entourent sont souvent très liés au monde de la finance. Ils sont convaincus que l’intérêt de ces champions nationaux est aligné avec l’intérêt national. Ce qui est faux ! Il n’existe pas véritablement de vision contradictoire dans les sphères décisionnelles de l’État et aucune ouverture d’espaces de décision avec une véritable discordance. Les décisions ne se prennent pas à la suite de véritables délibérations marquées par l’échange d’arguments scientifiques.

Pour avoir été très impliquée dans le débat sur la séparation des activités en 2012-13, je peux vous dire que les décisions ont parfois été prises sur des arguments qui étaient complètement faux, infirmés scientifiquement, et pour autant je le répète, c’est sur cette base-là que ces décisions politiques de la plus haute importance ont été prises. Ceux qui sont consultés, écoutés ont été formés de la même manière, sortent du même moule et une partie des hauts-fonctionnaires ont pour ambition de rejoindre les directions des grandes banques systémiques. La capture des élites dirigeantes par le monde de la finance est une capture cognitive, intellectuelle et évidemment sociologique. C’est l’objet de mon livre La fascination de l’ogre et tout est dans le titre.

[1] Voir les deux propositions de Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau :

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/955/original/Terra-Nova_Cycle_Covid-19_Crise-ecologique-et-economique-osons-les-decisions-de-rupture__020420.pdf?1585843205

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/982/original/Terra-Nova_Cycle-Covid19_Des-annulations-de-dettes-par-la-bce_170420—.pdf?1587132547

Pavlina Tcherneva : « la souveraineté monétaire est étroitement liée à la souveraineté politique »

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©Marta Jara

Pavlina Tcherneva est membre du Levy Institute et conseillère économique de Bernie Sanders. Elle fait partie des économistes à l’origine de la proposition de job guarantee (garantie d’emploi par l’État) et est l’une des figures d’un courant économique en vogue aux États-Unis : la théorie monétaire moderne, influencée par des auteurs comme John Maynard Keynes, Georg Friedrich Knapp ou Hyman Minsky. Nous l’avons interrogée sur la spécificité de ce courant économique hétérodoxe et sur ses propositions de Green New Deal et de garantie d’emploi. Entretien réalisé par Nicolas Dufrêne, Marie Lassalle et Lenny Benbara. Traduction par Sonia Chabane.


LVSL – La Théorie Monétaire Moderne (MMT) est peu connue en Europe, en particulier en France. Quelles sont les sources théoriques de celle-ci ? Pourquoi parle-t-on de néochartalisme ?

Pavlina Tcherneva – La MMT est une perspective théorique pour comprendre notre système monétaire. Elle commence par la proposition de base selon laquelle, dans le monde moderne, la monnaie est un bien public. Il s’agit du monopole de l’État. À partir de là, nous plaçons l’État et son système monétaire au centre de l’analyse. Nous ne commençons pas par une analyse hypothétique d’un marché « sans État » ou « sans monnaie ». Par ailleurs, même si l’on démarre l’analyse par la sphère monétaire, nous pensons que le système bancaire est une extension de ce pouvoir de monopole. Cela est démontré par la façon dont fonctionne l’État et les pouvoirs dont il dispose. Le premier consiste à déterminer l’unité de compte. Le second consiste à émettre la devise en vigueur et à fixer la manière dont elle détermine l’unité de compte à travers le circuit des dettes entre les citoyens et l’État, dettes qui sont libellées dans l’unité de compte choisie par l’État. D’une certaine façon, la MMT est une conception spécifique du néochartalisme. Le néochartalisme s’intéresse au pouvoir fiscal de l’État : celui qui consiste à exiger le paiement de l’impôt sous une forme ou une autre. Le support appelé « monnaie » pourrait être n’importe quoi : une tablette d’argile, un talisman, des céréales, etc : l’État est libre de fixer la dénomination monétaire. Dans le monde moderne, nous avons rapidement développé la technologie monétaire. Il s’agit désormais d’un pouvoir monopolistique absolu et exclusif de l’État. Ce dernier disposant du contrôle monopolistique sur la monnaie, il ne peut pas faire face à une faillite au sens traditionnel. Vous pouvez toujours payer vos dettes, sans avoir à vous justifier, si tant est qu’elles soient émises en monnaie nationale.

Cette proposition théorique change tout. Il ne s’agit pas seulement de la simple reconnaissance de la monnaie fiduciaire [ndlr, les billets et les pièces]. Il s’agit de la reconnaissance du fait que la souveraineté monétaire est très étroitement liée à la souveraineté politique, en particulier dans le monde moderne, lorsque les pays commencent à former leur État-nation. C’est aussi le cas si l’on regarde l’histoire coloniale. Quand l’empire britannique s’est effondré, les colonies, devenues des États indépendants, ont parcouru un long chemin pour obtenir leur souveraineté politique, mais ils ne sont pas arrivés au bout de ce processus avant d’avoir obtenu leur pleine souveraineté monétaire. Les colonies américaines ont dû mener une guerre contre l’alliance monétaire conduite par la Grande-Bretagne qui nous empêchait d’avoir notre propre monnaie. Il y a donc une longue et riche histoire à étudier afin de comprendre l’importance pour l’État d’avoir son propre pouvoir de financement. Une fois que nous comprenons qu’il existe des causes historiques, économiques, politiques et géopolitiques à ce type de souveraineté, nous commençons alors à penser l’État et son rôle différemment. Ce qui conduit à interroger les exceptions à la règle telles que les unions monétaires ou les systèmes monétaires contraints comme les caisses d’émission.

LVSL – Quelles sont les différences avec le keynésianisme traditionnel et le post-keynésianisme ? Pouvez-vous nous parler du Levi Institute ? [ndlr, les disciples de Keynes se divisent en trois groupes : les néokeynésiens ou keynésiens de la synthèse, les postkéynésiens, plus radicaux, et les nouveaux keynésiens]

PT – Il y a de nombreuses différences. Ce qu’on appelle « l’économie keynésienne » est devenue une sorte d’économie conventionnelle qui n’a plus grand-chose à voir avec la perspective de Keynes. Il s’agit en particulier de la synthèse néoclassique de Paul Samuelson et de ses congénères. Ensuite, comme la macroéconomie est passée de la synthèse néoclassique au monétarisme, puis à la renaissance de nouvelles théories classiques et enfin à la nouvelle économie keynésienne, Keynes est devenu un simple nom. La composante néoclassique de cette synthèse a tendanciellement pris le dessus. Il y a donc d’énormes différences, en particulier le fait que l’économie keynésienne traditionnelle considère la monnaie comme neutre.

À l’inverse, les postkeynésiens tentent depuis longtemps de relancer les théories keynésiennes. La monnaie est pour eux au centre de l’analyse et le chômage est un phénomène monétaire. En conséquence, au Levy Institute nous avons intégré l’analyse des institutions – en particulier les postkeynésiens institutionnalistes. Dans un certain sens, nous sommes nombreux à être issus des différentes écoles postkeynésiennes avec lesquelles nous avons de nombreuses affinités théoriques. Mais je crois qu’il est néanmoins juste de dire que même les écoles postkeynésiennes n’ont pas étudié rigoureusement l’unité de compte de l’État ou les pouvoirs de monopole monétaire. C’est un peu paradoxal parce que dans chaque manuel d’économie la question du monopole est systématiquement présentée dans le champ des entreprises. Mais le monopole le plus grand et le plus courant, que tout le monde connaît, la monnaie, est ignoré et ne fait pas l’objet d’une théorie digne de ce nom. Ce constat est vrai pour les écoles néoclassiques, mais aussi pour les écoles hétérodoxes postkeynésiennes qui n’ont pas de théorie du monopole monétaire. Que signifie avoir un monopole ? En ce sens, la MMT a contribué de façon inédite à la recherche.

Dans le langage économique traditionnel, on parle souvent d’une « composante verticale » de la monnaie. Mais cette relation n’est pas strictement verticale parce que les dépenses de l’État sont déterminées de façon endogène au système économique. Est-ce vertical juste parce que la monnaie vient de l’institution de haut en bas ? Cela ne la rend pas vraiment « verticale », car elle est couplée à une analyse endogène des processus économiques, en particulier en ce qui concerne le système bancaire. Celui-ci est conçu comme une extension, voire une franchise de l’État. C’est par ce biais que nous contribuons à l’analyse endogène de la monnaie au sein des écoles postkeynésiennes.

LVSL – Vous avez dit que l’État peut toujours émettre de la monnaie et que sa solvabilité n’est pas un problème. Mais pensez-vous à la différence entre les banques centrales et les banques privées ? Car la masse monétaire est largement déterminée par l’activité de crédits privés. Avec l’indépendance des banques centrales, l’État n’est pas en mesure d’ordonner l’émission de monnaie. Recommandez-vous de changer cette relation ?

PT – Pas nécessairement. En termes d’analyse institutionnelle, je recommanderais de changer les relations entre la banque centrale et les banques privées sur le plan réglementaire car les banques reçoivent un soutien très important de la banque centrale. Il est donc vrai que les banques créent la majeure partie de ce que nous appelons le « crédit privé ». La monnaie des banques privées, qui est un phénomène endogène, est créée par les banques quand les citoyens ou les entreprises demandent et obtiennent un prêt. Mais ils ne peuvent le faire sans la garantie du système de paiement public, qui est sécurisé par la banque centrale. Telle est la fonction du monopole. Comme vous le savez, nous avons eu une crise bancaire constante jusqu’à ce que nous trouvions comment vraiment utiliser ces pouvoirs souverains qui proviennent de l’État. En ce sens, la banque centrale intervient comme l’agent de l’État. Ainsi, l’existence même de la stabilité du système bancaire dépend de l’État. Mais parce que l’État accorde à celui-ci le privilège exclusif de créer de la monnaie à travers le crédit, et qu’en échange de son appui il garantit la sécurité du système d’échange, alors il dispose de la responsabilité absolue de fixer ensuite les règles qui s’appliquent au secteur bancaire. Or, des craintes sont souvent émises à propos du montant des dettes privées et du crédit spéculatif. Cela signifie que l’État ne remplit pas suffisamment son rôle qui consiste à réglementer le secteur bancaire.

LVSL – Le taux de chômage est actuellement assez faible aux États-Unis. Donald Trump fait d’ailleurs campagne sur les bons chiffres de l’économie américaine. La crise est-elle derrière nous ?

PT – Je ne pense pas que la crise soit derrière nous, le cycle mûrit et la récession est devant nous. La question est : « à quelle profondeur ou quand exactement une baisse pourrait survenir ? ». Il y a plusieurs facteurs. Le taux de chômage est faible, mais cela n’indique pas nécessairement que l’économie est robuste et saine. Le nouvel équilibre obtenu après la grande crise financière est totalement différent de l’équilibre des périodes précédentes. Nous faisons désormais face une croissance molle et lente, avec des salaires peu élevés auxquels nous nous sommes habitués. Le taux de chômage officiel est bas, mais il cache beaucoup de chômage invisible et une grande précarité. 44 % des travailleurs gagnent moins de 18 000 dollars par an aux États-Unis, ce qui est très faible. Ainsi, les chiffres officiels cachent une difficulté continue sur le marché du travail. Dans le même temps, nous avons assisté à un certain ralentissement des commandes dans l’industrie et dans les enquêtes auprès des industriels. Je crois que c’est un reflet de la politique tarifaire et commerciale. Trump a donc pu prolonger un peu la reprise à travers certaines dépenses budgétaires supplémentaires, mais ces dépenses ciblées en faveur des hauts revenus n’ont pas vraiment stimulé l’économie. Peut-être que cette politique budgétaire a eu un léger effet, mais globalement sa politique commerciale nuit à certains secteurs. Il est possible que le taux de chômage tombe encore plus bas parce que nous constatons que beaucoup de gens qui se présentaient auparavant sur le marché du travail sont désormais découragés, à cause des emplois mal payés, et s’en retirent.

LVSL – Vous êtes l’une des porte-paroles de la théorie monétaire moderne (MMT) qui apporte de nouveaux éléments au débat économique et politique sur les thèmes de la dette publique et des dépenses publiques. La MMT nous rappelle qu’un État souverain capable d’émettre sa propre monnaie ne peut pas faire faillite. Deux questions se posent. Premièrement, pourquoi sommes-nous si concentrés sur le niveau de la dette publique ? Ensuite, comment évaluez-vous l’architecture financière de l’Union européenne dans laquelle une partie des États membres s’est volontairement privée du pouvoir d’émettre sa propre monnaie ?

PT – Lorsque vous émettez votre propre monnaie, cela signifie que vous pouvez toujours respecter vos obligations en matière d’endettement. Dans la mesure où le monopole étatique sur la monnaie n’est pas assez étudié, tout le monde se concentre sur la dette publique au lieu de se pencher sur la dette privée, qui est un sujet de préoccupation bien plus sérieux. Lorsque l’on parle de dette publique dans le débat public, la distinction entre un pays qui a sa propre monnaie et un pays qui n’émet pas sa monnaie, par exemple en tant que pays membre de la zone euro, est rarement faite. La qualité des analyses est vraiment appauvrie en mettant tous ces pays dans un même pot. Reinhart et Rogoff ne font pas de distinction analytique claire entre la dette libellée en devise nationale ou en devise étrangère. Cette distinction est pourtant fondamentale.

Deuxièmement, nous pensons également en termes de bilans. Tous les économistes ou comptables devraient penser à ce qui se trouve de « l’autre côté du grand livre ». Ainsi, lorsque nous parlons de « dette publique », nous ignorons le fait qu’il s’agit d’un actif pour les agents non étatiques [ndlr, les ménages, les entreprises, les banques, etc]. Lorsque nous parlons de « déficit public », nous ignorons souvent qu’il s’agit en fait aussi d’un excédent comptable pour les agents non étatiques. Pour moi, c’est une donnée fondamentale. Même pour les personnes qui ont compris la MMT et le pouvoir souverain de l’État, il demeure difficile de comprendre que le déficit est un fait stylisé normal, et qu’il reflète exactement le surplus des agents non étatiques.. Si ce fait comptable est intégré au débat, tout change : la façon dont nous parlons des critères de Maastricht par exemple et de leur violation éventuelle. Quelle est la logique économique qui prescrit un déficit public de 3 % du PIB ? Il n’y a aucune rationalité derrière ce critère. Celui-ci revient à considérer qu’il faut qu’il y ait un excédent de 3 % du secteur privé et des agents non étatiques – en incluant les résidents et les non-résidents. Y a-t-il une théorie économique derrière cela ? Quelqu’un a-t-il dit que le secteur privé ne devrait pas épargner plus de 3 % de ses revenus ? En ce qui concerne la zone euro, on y parle beaucoup de prudence et de discipline budgétaire, ce qui implique de facto l’imprudence et l’irresponsabilité du crédit privé, et le fait de ramener nos excédents à zéro ou d’aller en territoire négatif, comme nous l’avons vu en Espagne pendant près d’une décennie. L’Espagne était considérée comme un exemple de prudence budgétaire jusqu’à la crise financière. Toute l’analyse est à cul par-dessus tête.

Par conséquent, lorsqu’on parle de la zone euro, je crois que la MMT a contribué au débat en mettant au centre de celui-ci le fait que les États qui la composent ne disposent pas de leur propre monnaie. Auparavant, nous donnions des coups de pied, crions et nous insistions vraiment sur cet aspect et personne n’en parlait réellement. Désormais, il est devenu normal et acceptable de parler de ce qu’implique le fait de ne pas disposer de sa propre monnaie. Toutefois, le débat ne porte pas encore sur ce que cela signifie pour les politiques macroéconomiques, pour la santé de la zone euro, pour la capacité de celle-ci à faire face à ses propres problèmes économiques. Car il n’y a pas seulement un divorce entre les autorités fiscales et monétaires : il y a d’autres camisoles de force. Il y a des contraintes supplémentaires sous la forme des critères de Maastricht ou des objectifs d’excédents budgétaires primaires [ndlr, l’excédent du budget de l’État avant paiement des intérêts de la dette]. Cet état de fait est donc une insulte en plus d’une blessure.

LVSL – Vous avez écrit qu’il existe une alliance naturelle entre la MMT et le Green New Deal (GND) car si nous pouvons identifier les projets et les ressources à consacrer à ceux-ci, nous pouvons toujours organiser leur financement. Dans son programme présidentiel, Bernie Sanders présente un plan climatique de 16 000 milliards de dollars pour la prochaine décennie. Ce montant est-il correct ? Quels niveaux d’investissements sont nécessaires pour financer un nouvel accord vert ambitieux ? Le chiffre de 93 000 milliards circule selon certaines estimations…

PT – Les 93 000 milliards de dollars sont une estimation proposée par les critiques du Green New Deal afin de disqualifier ce projet et de le présenter comme extrêmement couteux. Des collègues tels que Randall Wray ont démonté cette estimation et ont montré que le chiffre réel était beaucoup plus raisonnable. Ces estimations critiques du GND reposent sur des conceptions irréalistes de la proposition de job guarantee [ndlr, garantie d’emploi par l’État fédéral], qui fait exploser son coût théorique. Mais nous disposons d’un modèle très détaillé de ce que serait la garantie d’emploi. Fondamentalement, ces critiques du GND appliquent une stratégie de la peur.

La raison pour laquelle le projet est de grande dimension est que nous envisageons conjointement les politiques sociales et les politiques climatiques et environnementales. Ce plan comporte des politiques industrielles spécifiques pour transformer l’agriculture et les infrastructures manufacturières, mais aussi des politiques sociales, comme la couverture santé universelle, la garantie d’emploi et la fourniture de logements pour tous. Ces questions sont importantes dans le contexte des États-Unis et sont intimement liées à la crise climatique. Les collectivités font déjà face à l’absence de logements sûrs ou d’eau potable liée aux problèmes d’environnement.

Le GND implique un plan d’investissement audacieux, mais très différent de celui mis en place lors de la Seconde Guerre mondiale. Si vous avez besoin de faire quelque chose rapidement et en grand, vous devez mettre en place un type d’effort de mobilisation comparable à celui des périodes de guerre, ou comparable au Plan Marshall qui a permis de reconstruire l’Europe d’après-guerre. La différence ici est que nous n’essayons pas de mener une guerre, mais de transformer une économie civile. Nous changeons de techniques de production, supprimons progressivement les transports de combustibles fossiles en les remplaçant par des voitures vertes et électriques, etc. Nous sommes en train de « quitter » un modèle pour un autre. C’est pourquoi le montant des dépenses par rapport au PIB ne sera pas aussi important que ce qu’estiment les critiques du GND, car nous souhaitons remplacer l’ancien par le nouveau et non ajouter le nouveau à l’ancien.

Ceci dit, nous avons formulé des hypothèses précises sur le montant maximum supplémentaire qu’il est possible de dépenser. Environ 5 points supplémentaires du PIB impliquerait un plan très agressif, mais ce n’est pas sans précédent. Par exemple, pendant la crise financière le déficit des États-Unis est allé jusqu’à 10 % du PIB. Aujourd’hui il est à 5 % du PIB. Ajouter 5 points de PIB n’est pas sans précédent et se produit en périodes de crise ou de récession. Vous devez également tenir compte de la croissance du PIB qui suivra un plan à la hauteur des enjeux. Les critiques font circuler des chiffres effrayants, mais si vous regardez l’analyse technique, ce n’est pas aussi coûteux. Même la mise en place d’une couverture santé universelle coûte moins cher que ce que nous payons actuellement avec le système privé dont le coût social est exorbitant. Cela n’a donc pas de sens de regarder les dépenses sans regarder en même temps les économies que nous allons réaliser.

LVSL – Quelle est votre estimation de l’impact de ce Green New Deal sur la croissance du PIB ?

PT – Nous n’en avons pas. Nous en avons une en ce qui concerne la garantie d’emploi. Celle-ci ajouterait 2,5 points de croissance à la trajectoire de croissance de l’économie et environ 3 à 4 millions d’emplois supplémentaires dans le secteur privé. Cette mesure permettrait de nombreuses économies pour les municipalités et les États fédérés. Ce point est important car ils sont soumis à une règle budgétaire stricte, comme dans la zone euro. À chaque fois qu’il y a une récession, les États n’ont pas les leviers pour mener une politique budgétaire contracyclique et utiliser le levier du déficit. Ainsi, soulager ces États de la politique sociale leur redonnerait des marges de manœuvre.

LVSL- La courbe de Philipps [ndlr, une courbe en économie qui fait un lien décroissant entre taux d’inflation et taux de chômage] est très présente dans l’esprit de la plupart des gouvernements actuels d’Europe et d’Amérique. Mais l’idée d’un compromis nécessaire entre l’inflation et l’emploi ne satisfait pas ceux qui pensent que nous pourrions avoir le plein emploi sans une forte inflation en utilisant des outils fiscaux et monétaires. Pourriez-vous nous donner votre avis sur cette question ? Comment la politique budgétaire et fiscale pourrait-elle être utilisée pour lutter contre une forte inflation ?

PT – La première proposition est de remplacer le NAIRU [ndlr, concept néoclassique en économie, qui considère l’existence d’un niveau de taux de chômage en dessous duquel le taux d’inflation accélère] par la garantie d’emploi, car le NAIRU est un mythe. En fait, si vous avez observé les évolutions récentes, la réserve fédérale a clairement admis qu’elle n’avait pas vraiment de « bonne théorie » sur l’inflation. C’est ce qu’a déclaré Janet Yellen qui n’a fait que constater une loi de l’économie. Le témoignage de Jerome Powell, président du conseil des gouverneurs de la FED, interrogé par la représentante Alexandria Ocasio-Cortez, n’a fait que confirmer le caractère problématique du NAIRU. La relation entre inflation et taux de chômage semble s’être rompue. Le monde financier est engagé dans ce débat, « Combien de temps le chômage peut diminuer sans inflation ? », « Peut-être ne devrions-nous pas porter attention à ce seuil et laisser le marché du travail s’améliorer ». Le NAIRU perd de plus en plus sa place privilégiée parce que la réalité est que le taux de chômage baisse de plus en plus sans générer d’inflation. Mais cela fait partie du modèle, ceux qui le défendent insistent pour conserver le NAIRU et un niveau de chômage positif afin de contrôler les prix. Pour moi c’est un mauvais modèle économique, sans oublier qu’il est immoral et cruel de mettre des personnes au chômage pour éviter d’avoir de l’inflation.

La garantie d’emploi est donc une politique de l’emploi contracyclique qui offre le type de stabilité en matière d’inflation attendue du chômage dans le modèle du NAIRU. Mais elle le fait beaucoup mieux pour de nombreuses raisons. Cependant, il ne s’agit pas d’un simple substitut au chômage comme force d’apprivoisement des prix. L’inflation peut émerger depuis de nombreuses sources de l’économie. Dans l’après-guerre, nous n’avons pas assisté à des phénomènes inflationnistes issus de la Demande, alors que cela a pu être le cas pendant la guerre. Il est possible qu’en mettant en place un Green New Deal nous assistions à ce type de phénomènes inflationnistes dans les secteurs qui ne sont pas prêts à répondre à la demande d’investissements dans la transition écologique. Aux États-Unis, il y a un véritable goulot d’étranglement dans l’industrie de la production de panneaux solaires où vous pouvez voir les prix augmenter. Il faut essayer d’alléger la pression mais pas en jetant des gens au chômage ou en réduisant leurs revenus afin qu’ils ne puissent pas acheter de panneau solaire. Cette logique de maîtrise des prix est complètement perverse. Nous voulons au contraire que plus de gens achètent des panneaux solaires, ce qui implique de les rendre meilleur marché et d’augmenter la production, notamment grâce à des « subventions ». Il faut ainsi élargir le goulot d’étranglement plutôt que de s’y conformer.

Aux États-Unis, nous avons des sources d’inflation qui ne sont pas claires dans l’indice des prix à la consommation. Les éléments onéreux sont l’éducation, les frais de santé et le logement. Il faut donc réaliser des investissements stratégiques en utilisant si nécessaire des mécanismes de contrôle des prix. Par exemple, plafonner les loyers qui font l’objet d’une spéculation intense. C’est ainsi que l’inflation se gère. Lorsqu’il s’agit d’inflation importée, il suffit d’analyser le secteur concerné et la source de l’inflation pour savoir comment y faire face. Par ailleurs, même si ce n’est pas une opinion populaire dans la science économique dominante, certains dispositifs de contrôle et d’administration des prix peuvent être nécessaires pendant une période transitoire où des investissements importants sont réalisés. Il s’agit certes d’une mesure forte, mais nous contrôlons déjà constamment les prix, par exemple en réalisant des contrats avec des profits garantis pour les contractants. Ce type de dispositif de soutien aux profits et aux prix est utilisé dans de nombreux secteurs.

LVSL – Nous avons tendance à nous concentrer sur la dette publique même si la dette privée est beaucoup plus élevée. En réalité, ce niveau de dette écrasant est entièrement dû à la façon dont nous créons de la monnaie par le biais du crédit et des banques privées. Dans ces conditions, comment injecter de la monnaie dans le système économique pour financer un Green New Deal ? Quel pourrait être le rôle de la banque centrale dans ce scénario ?

PT – Cela est lié à la façon dont la monnaie est injectée dans le système. Quand le secteur public réalise un déficit, il produit un revenu pour les autres agents. Cela finit par être dans votre compte bancaire. Ensuite, le secteur privé peut acquérir des titres d’État avec cette monnaie. C’est vraiment ainsi que la dette publique pénètre dans le système économique et cela signifie que le bilan du secteur privé dispose d’un actif peu risqué dans le cas des pays qui contrôlent leur propre monnaie – ce qui n’est pas applicable à la zone euro. Cependant, le fait que le gouvernement fournisse ces ressources au secteur privé leur confère des actifs qu’ils peuvent ensuite utiliser comme garantie pour leurs autres activités d’investissement. C’est ce que Minsky appelle les « instruments de prise de position ». Vous disposez d’un actif sûr et sans risque de défaut qui « inonde » le système. Si vous ne possédez pas cet actif, vous chercherez à trouver un rendement comparable ailleurs : les titres d’État garantissent 2, 3, 4 %, mais si vous manquez de ces actifs garantis, alors vous rechercherez des actifs ailleurs. Il vous faudra donc prêter à un taux élevé à des emprunteurs plus risqués. C’est une façon de continuer à financer vos activités, mais votre collatéral est un actif plus risqué.

Aussi, lorsqu’on parle de politiques d’austérité ou de restrictions budgétaires, on parle de politiques qui retirent ces instruments financiers du système. Aux États-Unis, le gouvernement a réalisé d’importants déficits, mais les revenus qui en résultent ont été répartis de façon très biaisée. Les familles riches ont pu accroître leur revenu et leurs actifs tandis que la très grande majorité de la population a très peu de revenu et d’actifs. Pourtant, ces titres sont importants pour les portefeuilles des retraites, pour l’éducation, etc. Le gouvernement a la fonction importante de fournir ces actifs peu risqués à l’économie.

LVSL – Votre théorie signifie-t-elle que nous nous trompons lorsque nous faisons ces différences pratiques entre la politique budgétaire et la politique monétaire ?

PT – Cela dépend de ce dont nous parlons. Par exemple, la détermination des taux d’intérêt est une prérogative de la banque centrale. Mais celle-ci possède également de nombreuses fonctions qui sont une extension de la politique budgétaire. Les banques centrales négocient régulièrement en devises étrangères, et procèdent à des achats sur le marché monétaire. Initialement, ce sont des missions qui relèvent plutôt du ministère des Finances ou du Trésor, et pas vraiment de la banque centrale.

Lors d’une procédure judiciaire aux États-Unis, le tribunal a soutenu que lorsque la FED fournit une aide d’urgence à une banque privée, elle remplit en réalité une fonction du Trésor. Nous attribuons souvent ces plans de sauvetage par rachats d’actifs financiers toxiques à une fonction de la banque centrale. Pourtant, ils relèvent des prérogatives du Trésor. Lorsqu’elles achètent ces actifs, les banques centrales remplissent une fonction budgétaire. La Cour a en fait étendu cet argument aux prêts réalisés aux banques en détresse : même lorsque vous prêtez, cela relève de la politique budgétaire. Si l’on prend la perspective de la MMT, on reconnaît qu’il existe une relation intégrée entre la politique monétaire et la politique budgétaire. Les contours de celles-ci sont flous.

Vous avez tout à fait raison, nous devons repenser le sens même de la politique monétaire, parce que de nombreuses fonctions sont en fait des fonctions budgétaires. Si l’on prend cela pour acquis, alors il existe sûrement une meilleure façon de gérer la politique budgétaire, sans passer par la banque centrale.

LVSL – Certaines personnes veulent lier la garantie d’emploi et la création monétaire, en finançant par exemple un revenu universel. Que pensez-vous de cette proposition ? En quoi est-ce différent de votre idée d’une garantie d’emploi ?

PT – Le revenu de base universel (RBU) est entièrement différent de la garantie d’emploi. C’est une politique qui essaie de fournir des revenus sans distinction, riches et pauvres, indépendamment de leur niveau de vie. Je ne suis pas favorable à cette approche pour de nombreuses raisons macroéconomiques, mais aussi parce qu’elle n’apporte pas vraiment de solutions aux problèmes qu’elle propose de résoudre. La garantie d’emploi est contracyclique : elle monte et descend avec le cycle économique. Tandis que le revenu universel est fourni à tout moment. Instaurer un revenu de base qui permette aux gens de vivre nécessiterait un très gros pourcentage du PIB. Le problème n’est pas tant le financement de cette mesure que ses effets macroéconomiques. Si vous dépensez 20-25% du PIB pour distribuer de l’argent « gratuitement », vous sous-provisionnez l’État. Il faut se rappeler que celui-ci ne fournit pas de monnaie gratuite : il les obtient à travers le système fiscal. Il doit générer une demande pour la monnaie de telle sorte que le secteur privé puisse venir fournir des ressources, de la main-d’œuvre et diverses choses dont l’État a besoin. Pourquoi en a-t-il besoin ? Pour pouvoir redistribuer plus équitablement les ressources réelles et non la monnaie en elle-même. L’État doit ainsi avoir un mécanisme qui lui permette d’obtenir ces ressources : l’impôt remplit ce rôle en rendant obligatoire l’obtention de la monnaie. Lorsque vous offrez un revenu de base et que vous fournissez la monnaie gratuitement, personne n’a besoin de la gagner pour payer les impôts. Vous sous-provisionnez donc le secteur public. Cette mesure aurait donc des effets macroéconomiques inflationnistes pervers. Elle n’a pas de fonction contracyclique et, enfin, je ne crois pas non plus qu’elle résolve la pauvreté. Ce modèle soutient que la pauvreté n’est que l’absence de revenu : elle suppose que si vous avez un revenu, vous pouvez vous obtenir un logement et une éducation de qualité. Toutefois, s’il n’y a pas de logement disponible, votre revenu de base serait immédiatement extrait sous la forme d’un loyer plus élevé, de prix plus élevés et, finalement, vous seriez toujours pauvre. C’est une « solution » qui est facile, attirante, pour s’attaquer à des problèmes complexes. L’exclusion sociale, la dignité que peut apporter le travail au sein de la communauté, sont certains aspects de la pauvreté que cette approche ne prend pas en compte.

Que faut-il changer dans les traités européens en matière monétaire ?

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La sortie ou non de l’euro est devenu un champ de bataille idéologique et politique dans lequel s’entretient une confusion entre le rôle de l’unité monétaire et les règles de fonctionnement de la politique monétaire. Cette distinction est importante : certains pensent en effet que le retour aux monnaies nationales, c’est-à-dire à une unité de compte nationale, permettrait de corriger les déséquilibres de change qui affectent les pays européens, sans qu’il soit nécessaire de revoir les principes fondamentaux de la politique monétaire, que ce soit l’indépendance de la banque centrale ou l’objectif de stabilité des prix. D’autres soulignent en revanche que le retour aux monnaies nationales ne suffit pas, voire que l’enjeu central ne réside pas tant dans le rétablissement d’une unité de compte nationale que dans les principes et l’idéologie qui marquent le fonctionnement concret de la politique monétaire. Par Nicolas Dufrêne, administrateur au sein de la commission des finances de l’Assemblée nationale.

Selon que l’on place l’accent sur l’une ou l’autre de ces approches, la perspective intellectuelle et les propositions de réforme concrètes diffèrent considérablement. Un simple retour au franc s’accompagnerait certes probablement d’une période de turbulence sur le marché des changes mais il n’implique pas par lui-même de rupture idéologique dans la définition des paramètres de la politique monétaire. Après tout, la stabilité des prix et l’indépendance caractérisaient déjà l’action de la Banque de France avant l’adoption de l’euro, quoique sous une forme nettement atténuée par rapport à ce que l’on connaît aujourd’hui. En revanche, si l’on privilégie la nécessité d’une réforme radicale de la politique monétaire, de nouvelles questions émergent. Est-il en effet nécessaire de prévoir une sortie de l’euro si celle-ci ne modifie en rien la conduite de la politique monétaire ? Y’a-t-il de meilleures chances de parvenir à une réforme radicale de la politique monétaire dans le cadre de l’euro ou en dehors de celui-ci ? Et dans l’hypothèse d’une autre politique monétaire, plus favorable à l’emploi et au développement durable, dans le cadre de l’euro, quelles seraient les dispositions des traités à modifier et de quelle manière ?

L’objectif de cet article est double. Il s’agit en premier lieu d’identifier les principes et les dispositions juridiques du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui forment actuellement le canevas juridique et institutionnel de la politique monétaire. Certaines dispositions sont bien connues, à l’instar de l’objectif principal de stabilité des prix et des dispositions interdisant le financement monétaire des États. D’autres principes, comme celui de neutralité de la politique monétaire, sont en revanche moins bien identifiés, malgré le fait qu’ils soient tout aussi fondamentaux. Ils apparaissent en effet à la croisée des dispositions spécifiquement monétaires et des grands principes économiques de l’Union européenne, au premier rang desquels « une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » selon l’article 119 du TFUE, qui se transpose également en matière monétaire.

Une fois accompli ce travail d’analyse, la question des scénarios de réforme occupera la seconde partie de l’article. Quatre scénarios seront principalement étudiés :

La transformation de l’euro en monnaie commune (nous verrons en quoi ce scénario souffre de grandes insuffisances).

Une réforme simple du mandat de la banque centrale lui adjoignant l’emploi et le développement durable aux côtés de la stabilité des prix.

Une réforme du mandat de la BCE accompagnée de dispositions prescriptives la forçant à participer à une politique de relance au niveau européen.

Un scénario « maximaliste », impliquant non seulement de changer le mandat de la BCE mais également de rétablir une autorité politique sur la conduite de la politique monétaire, tout en abolissant les interdictions de principe de financement monétaire des autorités publiques.

L’étude de ces différents scénarios permet ainsi de mieux comprendre quelles formes pourrait prendre une « option A », à savoir commencer par proposer une réforme des traités avant d’en envisager la sortie, en matière monétaire. Il n’entre toutefois pas ici dans notre propos de débattre de la probabilité ou non de parvenir à cette révision des traités, qui suppose une unanimité difficile à obtenir. Cet article se concentre uniquement sur ce qui pourrait être proposé dans ce cadre.

 

Une politique monétaire européenne qui organise la neutralité, l’indépendance mais aussi l’impuissance de la Banque centrale

En matière monétaire, l’essentiel des articles qui forment le droit européen sont inscrits au titre VIII du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), à partir de l’article 119. Ce titre contient un premier chapitre relatif à la politique budgétaire (articles 120 à 126), lequel comporte également des dispositions relatives aux liens réciproques entre la Banque centrale et l’État mais aussi entre les organismes privés de crédit et l’État, tandis que le chapitre 2 (articles 127 à 133) est consacré uniquement aux questions monétaires. Les dispositions du traité sont en outre complétées par un protocole n°4 relatif aux statuts du système européen de banques centrales et de la banque centrale européenne.

Ces différents articles (moins d’une dizaine au total) constituent le cadre idéologique et institutionnel de la politique monétaire européenne. Il repose sur quatre principes fondamentaux :

Principe n°1: une politique monétaire centrée sur l’objectif de stabilité des prix.

Principe n°2 : une banque centrale indépendante des États tant en termes de fonctionnement que de choix de ses moyens d’action.

Principe n°3: une interdiction de financement des États ou des institutions publiques par la Banque centrale européenne (mais aussi le refus de tout financement préférentiel des institutions publiques par les banques privées selon l’article 124 du TFUE).

Principe n°4 : Une action qui doit respecter le principe d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre», ce qui signifie un principe intangible, quoique jamais affirmé de manière explicite, de neutralité de la politique monétaire.

Sur ces quatre principes, deux sont affirmés dès le second alinéa de l’article 119 du TFUE qui prévoit « la définition et la conduite d’une politique monétaire et d’une politique de change uniques dont l’objectif principal est de maintenir la stabilité des prix et, sans préjudice de cet objectif, de soutenir les politiques économiques générales dans l’Union, conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ». Le premier principe et le quatrième principe sont ainsi tirés de cet article, repris plus loin par l’article 127 TFUE.

Leur importance est avérée. L’objectif de stabilité des prix a été largement commenté et est le biais le plus connu de la politique monétaire européenne. Il inciterait à mener une politique de chômage au lieu d’une politique de croissance et d’emploi (si l’on se réfère à la très contestable courbe de Philipps qui suppose que le plein-emploi entraînerait nécessairement de l’inflation, sans même tenir compte, entre autres, du niveau d’utilisation des capacités productives). Il convient de rappeler que la question des prix est elle-même biaisée puisque les indicateurs de l’inflation excluent les prix de l’immobilier et des actifs financiers. Or, nous nous trouvons, depuis presque trois décennies, dans cette situation paradoxale dans laquelle les prix des actifs financiers et immobiliers ne cessent d’exploser à la hausse, alors même que les prix des biens et des services connaissent, dans leur ensemble, de puissantes tendances déflationnistes (mondialisation, innovation technique, numérisation de l’économie, etc…). L’objectif de stabilité des prix apparaît donc particulièrement inadapté à la période actuelle.

Le quatrième principe, la neutralité de la politique monétaire, mérite un commentaire plus approfondi. L’ordre économique de l’UE est en effet bâti, pour l’ensemble de ses composantes, y compris la composante monétaire, sur la recherche d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre. Ce principe de liberté de la concurrence est au fondement, par exemple, de l’interdiction des aides d’État (article 107 TFUE) car elles risquent de « fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ». Ce même principe se transpose en matière monétaire d’une manière insidieuse et jamais clairement affirmée dans les traités ou dans le quatrième protocole. Il n’en est pas moins au fondement de toutes les actions entreprises par la BCE. Il suppose en effet que la politique monétaire doit être conduite de manière à ne jamais entraîner de distorsions sur le marché. De quelle manière pourrait-elle le faire le cas échéant ? Un petit détour technique est nécessaire pour l’expliquer.

La banque centrale dispose d’un pouvoir de création monétaire qui s’exerce uniquement au profit des banques privées (par la mise à disposition de liquidités) et toujours en échange de garanties (« collatéraux »). C’est ce qui lui permet de jouer son rôle de prêteur en dernier ressort et d’influer sur les taux d’intérêt dans l’économie. Imaginons désormais que, au lieu d’un taux d’intérêt unique, la Banque centrale fixe des taux d’intérêts différents en fonction de la nature des actifs qu’on lui apporte en contrepartie (par exemple des actifs verts) ou bien qu’elle contrôle l’emploi des liquidités qu’elle accorde aux banques privées. Elle pourrait alors favoriser l’achat et stimuler ainsi le prix des actifs qu’elle souhaite (actifs verts) et, au contraire, renchérir le coût et décourager l’achat d’autres actifs (par exemple des actifs issus d’entreprises polluantes). Même chose concernant sa politique d’achat direct d’actifs (les actifs seraient ainsi affectés d’une surcote ou d’une décote en fonction de leur nature et non plus seulement en fonction de leur notation financière). Mais ce faisant, elle exercerait une influence directe sur la structure économique et sur les formes de l’activité économique. En d’autres termes, elle exercerait une « politique » monétaire, au sens d’une activité décisionnelle fondée sur l’atteinte d’objectifs préalablement discutés et définis de manière « arbitraire ».

Une telle politique entrerait en contradiction directe avec l’idée d’une concurrence libre et non faussée. On touche ici le cœur du problème : contrairement à ce que son nom indique, le TFUE ne fait pas que prévoir le fonctionnement des institutions. Il est prescripteur autant qu’organisateur. Il assume que la liberté de toute politique conduite par un État ou par une banque centrale s’arrête au seuil de la préservation des mécanismes de la concurrence libre et non faussée. Par conséquent, la politique monétaire doit éviter de chercher à influer sur les formes de l’activité économique et ne peut agir que sur son niveau (toujours avec le souci d’éviter un emballement des prix).

A son corps défendant, cela peut conduire la banque centrale à devenir un puissant instrument de reproduction de la structure économique et sociale. En s’efforçant de rester neutre dans ses interventions, la BCE peut ainsi être amenée à reproduire les défauts du marché, voire à les entretenir.  Récemment, une étude de Positive Money et de l’Institut Veblen a par exemple montré que le programme CSPP (Corporate Sector Purchase Program de la BCE) a consacré 63 % des 110 milliards d’euros débloqués par la BCE au profit d’entreprises privées à des activités polluantes, lesquelles dominent naturellement le marché obligataire à l’heure actuelle[1]. Mais peut-on réellement le lui reprocher ? En effet, quelle serait la légitimité de la banque centrale à conduire une autre politique, voire à conduire une « politique » tout court ?

On comprend ici que le second grand principe de la politique monétaire dans l’UE, à savoir l’indépendance de la banque centrale, lui pose un problème de légitimité pour faire des choix qui iraient au-delà de la seule lutte contre l’inflation qui est prévue par le traité. Ce principe d’indépendance de la Banque centrale repose sur l’article 130 du TFUE qui dispose que : « dans l’exercice des pouvoirs et dans l’accomplissement des missions et des devoirs qui leur ont été conférés par les traités et les statuts du SEBC et de la BCE, ni la Banque centrale européenne, ni une banque centrale nationale, ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou organismes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme ». Le TFUE organise donc la rupture de toute possibilité d’influence du politique sur le monétaire. Et il y réussit à tel point que l’indépendance de la Banque centrale se traduit souvent par son impuissance. Impuissance à faire des choix, impuissance à utiliser l’arme monétaire pour modifier les formes de l’activité économique et même impuissance à définir la voie qui lui permettrait de sortir de son impuissance.

Cette impuissance à agir seule se double d’ailleurs d’une impuissance à mettre la politique monétaire au service des États ou des institutions publiques. Il s’agit du troisième grand principe, qui concerne l’interdiction du financement des États par la BCE. Il est principalement inscrit à l’article 123 TFUE qui dispose, dans son premier alinéa, qu’ « il est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées “banques centrales nationales”, d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres ; l’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite ». Cet article essentiel mérite de s’y attarder quelque peu car il comporte en réalité deux dimensions.

La première est qu’il est interdit à la Banque centrale et aux banques centrales nationales d’accorder des crédits ou des avances aux États et à l’ensemble des autorités publiques. Ces dispositions, inscrites dès le traité de Maastricht en 1992, entraînent l’impossibilité de tout mécanisme préférentiel de financement des États par la Banque centrale. On songe aux mécanismes d’avances remboursables qui permettaient par exemple à l’État français, jusqu’à la fin des années 80, de bénéficier d’avances à des taux nuls ou très faibles, directement de la part de la Banque centrale. Notons toutefois que ces avances n’étaient pas des dons : elles devaient être remboursées. En outre, le volume financier de ces avances n’était pas illimité : dans les années 80, cela correspondait à un volume annuel d’environ 20 milliards de francs, dont 10,5 milliards à taux zéro. A partir de 1992, ce genre de dispositif est explicitement prohibé. Contrairement à ce que l’on a parfois pu lire, la loi du 3 janvier 1973 portant statuts de la Banque de France n’y est pour rien[2].

On aurait cependant pu imaginer que, sans recourir à des financements préférentiels de ce type, la Banque centrale puisse acquérir directement auprès des États leurs titres de dette publique. C’est notamment ce qui se pratique aux États-Unis. Mais la seconde spécificité de cet article 123 tient au fait que les acquisitions directes de titres de dette publique par le système européen des banques centrales (SEBC) sont explicitement interdites. Par conséquent, seuls les acteurs privés, en particulier les acteurs bancaires, peuvent se porter acquéreurs des titres de dette publique sur le marché primaire. Théoriquement, cela peut poser un problème : que se passerait-il si les acteurs privés, en proie à de grandes difficultés financières, ne pouvaient plus souscrire aux émissions de dette publique ? Il en résulterait un mécanisme de rationnement du crédit très préjudiciable à l’État et à l’ensemble du système économique. Même sans aller jusque-là, le fait de pouvoir souscrire aux émissions primaires de la dette publique confère en théorie deux avantages qui résident dans le fait de stimuler automatiquement le gonflement de la masse monétaire (en injectant des liquidités dans l’économie sans effet de substitution) et le fait de peser directement sur la formation des taux d’intérêt lors des émissions primaires des titres obligataires publics.

Cependant, le « détour » imposé à la banque centrale pour acheter les titres de dette publique sur le marché secondaire n’est pas aussi déterminant que l’on pourrait croire à première vue. Dans la conduite de sa politique monétaire non-conventionnelle, la BCE, en agissant sur le marché secondaire, a finalement obtenu des résultats assez proches de ceux de la Fed. En outre, la Fed elle-même agit le plus souvent sur le marché secondaire et non sur le marché primaire, bien qu’elle en ait le pouvoir.

Les quatre principes fondamentaux de la politique monétaire européenne traduisent donc une orientation idéologique proche du monétarisme, laquelle consiste à découpler au maximum États et banques centrales, à privilégier une conception neutre du rôle de la monnaie dans l’économie et à faire primer l’objectif de stabilité des prix sur tout autre objectif. Face à ce bloc idéologiquement cohérent, que faut-il changer ?

 

Des scenarii de réforme monétaire de nature et d’ampleur différentes

Plusieurs scénarios sont régulièrement évoqués dans le débat public pour permettre une politique monétaire davantage tournée vers l’intérêt général. On peut regrouper les principales propositions sous la forme de quatre grands scénarios, de nature et d’ampleur variées.

Le premier de ces scénarios est la transformation de l’euro en monnaie commune. Ici, la question de l’unité de compte prime sur les paramètres de la politique monétaire. Ce scénario implique en effet un système bi-monétaire : chaque pays de la zone euro disposerait de sa propre monnaie nationale, utilisée dans les échanges internes et dans les échanges entre pays de la zone euro, et d’une monnaie commune, l’euro, qui ne serait plus utilisée que dans les échanges avec les pays hors zone UE. Ainsi, tout achat effectué en dollars par une entreprise américaine auprès d’une entreprise française, par exemple, supposerait que le dollar soit converti en euros puis que l’euro soit converti en euro-franc. En revanche, un échange entre une entreprise allemande et une entreprise italienne engendrerait un échange entre l’euro-mark et l’euro-lire, à un taux de conversion fixé à l’avance entre les pays et qui soit régulièrement révisable en fonction des conditions d’échange entre ces pays. L’avantage supposé de ce système est qu’au lieu d’avoir un taux de change fixe entre les pays de l’UE, les taux de change entre les monnaies nationales seraient ajustables.

Cette solution présente toutefois plusieurs difficultés pratiques et conceptuelles. Elle suppose en effet un haut degré de coordination entre les banques centrales nationales pour fonctionner efficacement. L’expérience du serpent monétaire européen puis du système monétaire européen (SME), instaurés dans les années 70 et 80 pour mettre fin aux politiques de dévaluation compétitive, montre que ce résultat n’est pas aisé à atteindre. Pour espérer un fonctionnement positif, les banques centrales de l’eurosystème devront s’engager sur la possibilité de créer autant de monnaie qu’il est nécessaire pour maintenir la parité décidée entre les monnaies dans des engagements réciproques. En outre, pour maintenir la parité décidée entre les monnaies, il faudrait des taux d’intérêts différents dans chaque pays. La politique monétaire ne serait donc pas totalement libre (cf. triangle d’incompatibilité de Mundell).

Par ailleurs, par quels mécanismes pourra-t-on assurer la conversion des monnaies nationales dans la monnaie commune ? Le taux de change serait-il flottant ou fixe ? Si les taux de change sont fixes mais ajustables entre les monnaies des différents pays, il devrait en être de même vis-à-vis de la monnaie commune. En effet, s’il est flottant, il est à craindre qu’en cas de difficulté propre à un pays, la monnaie nationale de ce dernier soit abusivement convertie en monnaie internationale. Et s’il est fixe, la dévaluation ne sera pas possible. Mais si le taux de change est fixe mais ajustable, alors les jeux spéculatifs des marchés risquent de forcer les ajustements, jusqu’à les faire sauter définitivement, comme cela a toujours été le cas avec les systèmes d’ancrage. Un espace de monnaie commune deviendrait ainsi un paradis pour les spéculateurs à travers des stratégies de carry-trade, surtout dans une zone dans laquelle la liberté de circulation des capitaux est garantie par les traités.

Enfin, l’instauration d’une monnaie commune, même réussie, ne résoudrait que très partiellement les problèmes monétaires de la zone euro. Elle ne ferait qu’agir sur l’accentuation des déséquilibres entre les pays de la zone mais ne permettrait en aucun cas de résoudre la faiblesse de la demande, la crise d’endettement généralisé ou bien la coupure entre politique monétaire et politique budgétaire, qui constituent les autres défis de la monnaie unique.

Le second scénario, ainsi que les scénarios suivants, consisterait donc à mettre l’accent sur la question de la réforme de la politique monétaire plutôt que sur la transformation de l’unité de compte. Une première réponse pourrait être de changer le mandat de la BCE, c’est-à-dire ses objectifs, sans toucher à ses principes de fonctionnement et à son indépendance. Il s’agirait ainsi de s’inspirer du mandat de la Federal reserve qui, aux côtés de l’objectif de stabilité des prix, comporte également un objectif de plein emploi et des taux d’intérêts à long terme peu élevés. Dans le cadre de ce scénario, la politique monétaire ne serait pas véritablement bouleversée : il suffirait d’ajouter quelques mots aux articles 119 et 127 du TFUE. Cependant, adjoindre un objectif de plein-emploi au mandat de la BCE, sans pour autant abolir les dispositions interdisant le financement monétaire des États ou le principe de neutralité de la politique monétaire, risque de se révéler d’une efficacité limitée. En effet, comment la BCE pourra-t-elle davantage qu’aujourd’hui stimuler l’emploi, une fois le taux directeur fixé à 0, sans recourir à des outils innovants et tout en respectant les équilibres du marché ?

C’est pourquoi le troisième scénario est plus ambitieux. Il s’agirait d’une réforme du mandat de la BCE, comme dans le premier scénario, mais cette réforme serait accompagnée de dispositions explicites visant à permettre une création monétaire ciblée de la BCE en faveur d’objets précis (on prend ici l’exemple de la transition écologique en raison du large consensus qui l’entoure). On remarquera à ce titre que, dans le TFUE sous sa forme actuelle, les institutions publiques ne peuvent bénéficier de financements de la part du SEBC, à l’exception notable des banques publiques d’investissement qui peuvent accéder, dans les mêmes conditions que les banques privées, au guichet de la BCE (article 123-2 du TFUE).

Pour permettre l’épanouissement d’un green new deal, l’alinéa 2 de l’article 123 pourrait ainsi être modifié afin de prévoir l’obligation pour la BCE d’acquérir des titres de dette des banques publiques d’investissement dans des volumes significatifs. Le second alinéa pourrait dès lors être complété par la phrase suivante : « Par dérogation à ce qui précède, la Banque centrale européenne est autorisée à acquérir, dans des volumes significatifs et selon des conditions préférentielles, les instruments de dette émis par la Banque européenne d’investissement en faveur d’investissements dans la transition écologique ». Par exception au principe de neutralité monétaire, on autoriserait ainsi la BCE à agir massivement pour le financement de la transition énergétique en utilisant son pouvoir de création monétaire. En revanche, ce scénario ne nécessiterait pas de revenir sur l’interdiction du financement monétaire des États et pourrait être compatible avec la continuité du principe d’indépendance de la Banque centrale. Il constituerait ainsi une voie de réforme moyenne.

Enfin, le quatrième scénario serait constitué par une réforme de grande ampleur de la politique monétaire. Dans sa version maximaliste, il modifierait chacun des quatre principes fondamentaux de la politique monétaire européenne. Au-delà de la modification du mandat et de l’introduction de mécanismes de création monétaire ciblés, l’indépendance de la BCE serait également réformée : l’article 130 pourrait ainsi prévoir un alinéa disposant que « le Conseil européen fixe les grandes orientations de la politique monétaire par un vote à la majorité qualifiée ». Il s’agirait ainsi de rétablir un processus de décision politique dans la conduite de la politique monétaire. Par ailleurs, l’article 123 prohibant le financement monétaire des États pourrait être assoupli en introduisant la capacité pour le Parlement européen de décider, dans le cadre de l’examen annuel du budget, de rétablir un système d’avances aux États nationaux, avec des mécanismes de péréquation propres à favoriser la convergence des économies. Il s’agirait ici de réduire le phénomène de divergence qui mine la cohésion européenne sur le plan économique.

Ces quelques scénarios sont ici exposés dans les grandes lignes et chacun d’eux pourrait être approfondi sur des dizaines de pages. Ils ont néanmoins le mérite de tenter une définition plus concrète de ce que pourrait recouvrer un « plan A » en matière monétaire.

[1] https://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/aligner_la_politique_monetaire_sur_les_objectifs_climatiques_europeens.pdf

[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/18/la-loi-de-1973-et-la-legende-urbaine_1686805_3232.html

« Simplifier le Code du travail ne signifie pas le déréglementer ! » – Entretien avec Gilles Auzero

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Gilles Auzero

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en 2017, de nombreuses réformes autour du Code du travail ont été lancées ou sont déjà votées. On citera pèle-mêle la loi Pénicaud, qui fait suite à la première loi Travail instaurée par Myriam El-Khomri, la réforme de l’apprentissage, de la formation professionnelle ou encore des allocations chômage, qui s’est soldée par un échec entre les partenaires sociaux fin février. Pour mieux cerner la philosophie générale de ces réformes et comprendre ce que dit véritablement le droit du travail, nous avons interrogé Gilles Auzero, professeur agrégé des universités à l’Université de Bordeaux et co-auteur du précis de Droit du travail aux éditions Dalloz. Entretien réalisé par Valentin Chevallier.


LVSL : Après la loi El Khomri puis la loi Pénicaud, tout devait concourir, grâce à une flexibilité accrue, à ce qu’il y ait une réelle amélioration sur le front du chômage en France. Or, rien ne semble réellement l’attester aujourd’hui. Quelles en sont les raisons profondes d’après vous ?

Gilles Auzero : En vérité, il n’y a pas de lien de cause à effet avéré et scientifiquement démontré entre le droit du travail et la courbe du chômage, contrairement à ce qu’affirment certains économistes. Les réformes actuelles vont toutes dans le sens de davantage de flexibilité. Or, il ne semble pas y avoir d’amélioration, même s’il faut rester prudent. D’ailleurs, l’argument donné est que c’est trop tôt pour tirer des conclusions. On peut citer en exemple dans les ordonnances Macron le poids qui est donné à la négociation décentralisée. Or, cela ne peut être fait du jour au lendemain. Il faut donc laisser du temps au temps. En revanche, je ne suis pas du tout certain, pour ne pas dire que j’ai des doutes importants, qu’il y ait un effet sur la courbe de l’emploi en France. Certes, cela peut améliorer le fonctionnement des entreprises en leur donnant de la souplesse. Mais il ne faut pas s’arrêter à l’accord en lui-même mais regarder attentivement ce qui a été négocié entre les parties.

« S’il y a une amélioration prochaine de l’emploi dans les années à venir, bien malin celui qui pourra parfaitement montrer que c’est uniquement grâce aux réformes votées et non suite à une cause exogène, comme l’amélioration générale de la situation économique. »

Alors oui, il est urgent d’attendre, même si, au risque de me répéter, je doute d’un changement majeur. Mais regardons un petit peu ce qui a été fait dans le passé. Lorsque nous sommes passés des 39 heures aux 35 heures, il y a eu des créations d’emplois. Mais étaient-elles dues à la réforme ou à une embellie de la situation économique ? Jusqu’à présent, aucun consensus n’a été établi sur la question. Peut-être parce que l’économie n’est pas une science exacte. Certains arguent du contraire et ne cessent de souligner que parce qu’il y aura une réforme, il y aura créations d’emplois. On peut citer en exergue ce qui s’est également passé antérieurement, en 1986 avec la suppression de l’autorisation administrative de licencier pour motif économique. Là encore, il a avancé que cela entraînerait la création de nombreux emplois. Or les attentes ont, de ce point de vue, été déçues. S’il y a une amélioration de l’emploi dans les années à venir, bien malin celui qui pourra parfaitement montrer quelle part dans cette amélioration revient aux réformes juridiques et quelle part revient à la situation économique.

LVSL :  Le code du travail, tel qu’il est conçu aujourd’hui, permet-il d’améliorer l’existant ou n’est-ce pas tant l’objet de celui-ci ? Beaucoup soulignent que son épaisseur jouerait en défaveur de l’emploi.

GA : Tous les codes sont épais et tous les codes sont compliqués. Ce n’est pas propre au Code du travail. Regardez le Code civil, qui concerne l’ensemble des Français, il est compliqué. Le Code général des impôts est particulièrement ardu à comprendre. Alors pourquoi y-a-t-il ce marqueur sur le Code du travail ? Ce n’est pas tant sa longueur qui importe, que sa simplification, sans d’ailleurs que celle-ci aille nécessairement de pair avec une déréglementation. À l’évidence, certaines choses pourraient être soustraites du Code du travail et nombre de ses dispositions mériteraient d’être réécrites. Mais rappelons que le Code du travail est fondamentalement là pour protéger la partie faible du contrat. Cela doit rester son marqueur. Même si effectivement, et je suis le premier à le dire, il y a trop de contraintes sur les entreprises.

Ce qui est assez étonnant, c’est que ce sont ceux-là même qui adoptent au fil des années des lois qui viennent ensuite nous dire : « Oh c’est trop compliqué ! ». Jusqu’à preuve du contraire, ce sont eux qui les ont écrites, ces lois ! Donc d’une certaine manière, ceux qui qualifient le droit du travail de complexe y ont contribué. La question, finalement, est d’ailleurs éminemment politique. On peut avoir l’impression qu’à chaque changement de majorité, il faut une réforme du droit du travail. À peine les entreprises et partenaires sociaux ont-ils eu le temps de comprendre, de digérer, de se saisir d’une réforme qu’une nouvelle est mise en œuvre. Il y a cet effet stroboscopique, qui consiste à toujours modifier, parfois hélas pour le plaisir de dire que ce fut modifié.

« Tous les codes sont épais et tous les codes sont compliqués. Ce n’est pas propre au Code du travail. »

Il conviendrait d’attendre qu’une réforme ait été appliquée suffisamment longtemps pour en mesurer les qualités et les défauts, déterminer ce qui doit être conservé de ce qui doit être modifié. Enfin, ce que je voudrais souligner, c’est qu’on observe depuis quelques années que, peu importe la couleur politique à la tête de l’État, toutes les réformes portent la même philosophie consistant à donner plus de place à la négociation, au niveau décentralisé. Avec, en filigrane, l’idée que seule une politique néolibérale a la faveur de ceux qui nous gouvernent.

LVSL : Vous parliez du Code du travail comme garant des droits de la partie faible du contrat. N’y a-t-il pas justement un affaiblissement de cette partie au profit de la partie forte ?

GA : Non, pas directement. On ne peut pas dire automatiquement que les réformes des dernières années ont enlevé des droits aux salariés dans le Code du travail. Clairement, la négociation collective d’entreprise peut réduire les droits et avantages que la loi et les conventions de branches reconnaissent aux salariés. Mais rappelons que ce n’est pas direct car cette procédure relève d’un accord. Accord qui est signé, pour faire simple, entre les responsables de l’entreprise et les représentants des salariés. Ce qui importe d’ailleurs, plus que l’accord, c’est la qualité de la négociation et donc à la racine le rapport de force. Si le rapport de force est déséquilibré, il y a fort à parier que l’accord soit négocié au détriment des salariés.

« Ce qui importe c’est la qualité de la négociation et donc à la racine le rapport de force. Si le rapport de force est déséquilibré, il y a fort à parier que l’accord soit négocié au détriment des salariés. »

En revanche, si le rapport de force est équilibré, chacun peut faire des concessions raisonnées et raisonnables. Par exemple, les accords de performance collective qui ont été institués par les ordonnances Macron, mais qui ne sont que le prolongement de dispositions antérieures, peuvent relever au fond d’une idée plutôt bonne : une entreprise confrontée à des difficultés économiques d’ordre structurel. Pour y faire face, une négociation est menée afin, par exemple et pour faire simple, de réduire les coûts salariaux pendant une durée déterminée. Il s’agit, en économisant quelque sorte, de passer le mauvais cap et d’éviter, le cas échéant, des suppressions d’emplois.

Mais si c’est une question de rapport de force, c’est aussi une question de culture de la négociation. Très clairement, c’est bien de négocier, mais faut-il encore le vouloir ! En France, nous n’avons pas véritablement la culture de la négociation. D’ailleurs, cela avait été pointé dans le rapport Combrexelles, établi en 2015, et dans lequel les réformes législatives postérieures ont largement puisé. On voit apparaître à ce sujet, dans les grandes écoles, des cours de formation à la négociation. En France, nous sommes plus dans une tradition de grèves puis de négociations. En Allemagne, on négocie, et si cela ne débouche pas sur un accord, alors une grève est lancée. Attention toutefois aux effets de langage, car il y a de moins en moins de grèves en France. D’ailleurs, elles sont peut-être plus médiatisées justement parce qu’il y en a moins. Le taux de grève est en chute vertigineuse.

LVSL : N’y a-t-il pas un paradoxe justement quand on constate le taux de chômage chez nos voisins, en Scandinavie, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni ou en Allemagne ? Ont-ils un meilleur Code du travail ?

GA : Il faut absolument se méfier de la comparaison et être extrêmement prudent lorsqu’on s’y engage. De manière générale, la comparaison ne doit pas s’arrêter à une question précise, déterminée et être replacée dans un contexte plus large. Ainsi, en Allemagne, le taux de chômage est inférieur à celui de la France. Mais il faut regarder aussi la qualité de l’emploi. Une personne qui travaille par exemple 2h par semaine n’est pas considérée comme étant au chômage, mais la qualité de l’emploi est équivalente à zéro ! Le phénomène des travailleurs pauvres est une réalité en Allemagne. Qu’est-ce qui est le mieux ? Avoir peu de chômage et beaucoup de travailleurs pauvres ? Un peu plus de chômage mais avec des emplois de qualité ? Il faut choisir.

« Le phénomène des travailleurs pauvres est une réalité en Allemagne. Qu’est-ce qui est le mieux ? Avoir peu de chômage et beaucoup de travailleurs pauvres ? Un peu plus de chômage mais avec des emplois de qualité ? »

Il ne faut pas oublier qu’un système juridique s’insère, permettez-moi de le répéter, dans un ensemble plus vaste. On ne peut pas d’un claquement de doigts importer des systèmes juridiques qui sont propres à chaque culture, à chaque société.

Réfléchissons donc plutôt nous-mêmes, en prenant le cas échéant ce qui est fait de bien à l’extérieur, mais en regardant bien comment c’est pensé et réalisé à l’extérieur. Ce qui fait que les propos, souvent énoncés sur les plateaux, consistant à dire, telle une vérité absolue : « Regardez ce qui est fait en Allemagne, c’est mieux que chez nous ! En Allemagne, au moins, c’est mieux ! Etc. », sont hors de propos si on ne regarde pas à quel étiage, par rapport à comment c’est conçu et appliqué.

Autre exemple, au Royaume-Uni, il y a ce que l’on appelle des contrats à zéro heures. Interdits par le Code du travail en France, je tiens à le préciser. On vous embauche et vous ne savez pas combien d’heures vous allez travailler. Vous travaillez au sifflet. Alors, oui, vous pouvez considérer qu’une personne qui conclut ce contrat n’est pas chômeuse. Est-ce mieux ? Je vous en laisse juge.

Enfin, je crois qu’en France il faut arrêter cette culture de l’auto-dénigrement. Nous avons un système qui reste solide, avec des amortisseurs importants. Nous avons à cet égard peut-être relativement mieux résisté à la crise que nos voisins lorsqu’elle fut à son apogée. Nous avons un système de protection sociale qui est certes onéreux mais qui assure un amortissement social également important pour ceux qui en ont besoin. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas réformer, mais attention à la raison pour laquelle on souhaite réformer, d’autant plus si cela ne consiste qu’à prendre ce qui semble marcher ailleurs. Comparaison n’est pas raison !

LVSL : Au sujet de la formation professionnelle, antienne de nos politiques, quels sont les éléments qui peuvent expliquer qu’on reste sur un échec ? Est-ce vraiment mieux ailleurs, là encore, comme certains aiment le répéter, en pensant à l’Allemagne ?

GA : Un discours facile consiste à expliquer que si nous avons des chômeurs, c’est parce qu’il y a une mauvaise organisation et un fonctionnement déficient de notre formation professionnelle. Pourtant, c’est peu dire que ce système a été réformé à de nombreuses reprises depuis la loi fondatrice de 1971. Mais à chaque fois, c’est le même constat d’échec. Cela ne tend-il pas à démontrer que le problème n’est pas juridique ?

« La formation est importante pour l’évolution de l’emploi, mais ce n’est pas la panacée. »

L’apprentissage, qui fonctionne si bien en Allemagne, connaît un développement plus difficile chez nous. Pourtant, là encore, ce n’est pas faute de l’avoir réformé à de multiples reprises. De mon point de vue, la difficulté majeure en matière de formation professionnelle tient à la complexité des dispositifs existants ; complexité à laquelle le législateur n’est évidemment pas étranger. Il faut impérativement aller vers plus de simplicité en la matière. La loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel a réalisé d’importantes améliorations en ce sens, spécialement sur les aspects institutionnels. Mais beaucoup reste à faire. En outre, il faut encore que les salariés et demandeurs d’emplois apprennent à se saisir des possibilités que la loi leur offre.

Je reviens enfin sur la vision de l’apprentissage en France. Réellement, dans notre pays, quel parent souhaite pour son enfant qu’il fasse d’abord de l’apprentissage ? Très peu. Alors qu’en Allemagne c’est une filière comme une autre, avec des entreprises qui ont leur propre centres d’apprentissage. L’apprentissage est une très belle voie, encore faut-il communiquer à ce sujet. Arrêtons de penser qu’être apprenti c’est être en situation d’échec. Le lycée professionnel est injustement dénigré en France comme le repère de ceux qui ont échoué au collège. Tout cela n’est pas lié à la règle de droit et au Code du travail.

LVSL : Patronat et syndicats se sont quittés sans parvenir à un accord sur la réforme de l’assurance chômage et des contrats courts. Le bonus/malus promis par le gouvernement est-il selon vous une solution ou n’est-ce qu’une mesure cosmétique ? Plus généralement, quel regard portez-vous sur les sujets discutés par cette réforme (allocations chômages, notamment ceux des cadres etc.) ?

GA : Ce qui gêne fondamentalement les partenaires sociaux est le fait que le gouvernement fixe, dès l’abord de la négociation, une lettre de cadrage. Certes, cela n’est pas forcément très contraignant mais il y a des passages obligés. Sur la question des contrats courts, je ne crois pas que cela soit un enjeu fondamental pour l’emploi en France. Oui, il y a beaucoup de contrats courts, en fonction des secteurs, mais si un employeur conclut un CDD court, c’est bien parce que la loi l’y autorise. Il faudrait donc sanctionner quelqu’un parce qu’il respecte la loi ! Il vaudrait mieux changer les dispositions prévues dans la loi plutôt que de taxer. Je peux comprendre qu’un employeur ne veuille pas entendre parler de cela, surtout si justement, pour son activité, il a besoin d’un CDD court.

« Quand vous avez besoin de quelqu’un pour une semaine, vous n’allez pas l’embaucher pour huit mois »

Après, qu’entend-on par contrat court ? À quel moment ce contrat devient-il long ? À quel moment doit-on taxer ? Qui taxe ? Pour qui ? Cela risquerait, de nouveau, de créer une usine à gaz dans un Code du travail déjà complexe. Quand vous avez besoin de quelqu’un pour une semaine, vous n’allez pas l’embaucher pour huit mois.

Les partenaires sociaux regrettent cette situation d’échec car la main revient au gouvernement. D’ailleurs, c’est un mouvement de fond. L’assurance chômage, qui était gérée autrefois par les partenaires sociaux, parce que financée exclusivement ou quasi-exclusivement par les cotisations sociales, intéresse de plus en plus le pouvoir exécutif. C’est aussi parce que ce ne sont plus les cotisations salariales qui vont la financer mais la CSG. Or, si c’est l’impôt, à juste titre, c’est le gouvernement qui reprend la main.

Plus généralement, on assiste à un paradoxe. Emmanuel Macron entretient d’ailleurs l’ambiguïté sur le sujet avec des relations très compliquées avec les partenaires sociaux. Laurent Berger, de la CDFT, se plaint de ne plus avoir de contacts aussi faciles avec l’exécutif. Les corps intermédiaires ont tendance à être mis de côté. Mais avec les gilets jaunes, on voit que les corps intermédiaires sont importants car ils structurent. Beaucoup d’employeurs se satisfont d’ailleurs du fait d’avoir des syndicats ou des représentants du personnel car ils viennent structurer les revendications. Là, on est en face d’une atomisation de revendications. On cherche des interlocuteurs mais ceux-là, immédiatement, sont considérés comme illégitimes pour représenter les gilets jaunes. Le problème vient aussi du fait que les gilets jaunes ne se sentent pas représentés par les syndicats, qui sont très faibles en France. On assiste à une remise en question profonde de l’organisation collective.

« Les gilets jaunes, ce n’est finalement que l’agglomération de revendications individuelles. La chute vertigineuse du taux de syndicalisation s’explique aussi pour cette raison. »

Mais ce qui est le plus dangereux est le triomphe de l’individualisme, qui porte un coup fatal aux corps intermédiaires et aux mouvements collectifs. Les gilets jaunes, ce n’est finalement que l’agglomération de revendications individuelles. La chute vertigineuse du taux de syndicalisation s’explique aussi pour cette raison. « Moi, en tant que salarié, qu’est-ce que cela va m’apporter d’être syndiqué, quel est mon intérêt ? ». Certes, en France, soyons réalistes, cela n’apporte pas énormément. Mais n’oublions pas ceux qui ont mené des batailles, parfois au détriment de leur carrière. L’action collective a du sens.

LVSL : Les prud’hommes et le gouvernement semblent se renvoyer la balle concernant la légalité des indemnités de licenciement, qui ont été amoindries depuis les dernières réformes du travail. Au regard du droit de l’OIT, qui se rapproche le plus de la vérité d’après vous ?

GA : Il y a très clairement un risque d’inconventionnalité même si les dispositions pertinentes en cause sont sujettes à interprétation. La convention 158 de l’Organisation internationale du travail (OIT) exige, en substance, qu’un licenciement injustifié soit assorti d’une réparation adéquate. Toute la question est de savoir ce qu’il faut entendre par là. Il n’est pas du tout acquis que réparation adéquate soit synonyme de réparation intégrale. Pour autant, le plafond qu’impose la loi ne permet pas nécessairement et systématiquement d’aboutir à une réparation adéquate.

Aujourd’hui, on est dans l’attente d’une prise de position de principe de la Cour de cassation qui va prendre du temps, compte tenu des délais judiciaires. Cela n’est guère satisfaisant. Car, outre l’insécurité juridique qui en résulte, c’est faire peser un bien grand poids sur les épaules des magistrats, à la place de qui je n’aimerais pas être. Remarquons toutefois qu’ils ont su par le passé prendre leurs responsabilités dans ce genre de situation. Il suffit à cet égard de songer au contrat première embauche.

« Le problème du barème Macron est que l’on a certes un plancher, mais on a surtout un plafond. Un juge ne peut aller au-delà du plafond, même s’il est établi que le salarié a eu un préjudice qui est supérieur au plafond. »

On en revient à une question plus générale, qui est celle de la peur de l’employeur d’embaucher. Il n’embauche pas car il ne sait pas à combien il va être condamné par le Conseil des prud’hommes. Comme si ce dernier s’amusait à condamner à verser des mois et des mois de salaires. Or, est-ce que le barème va réellement jouer sur l’emploi ? N’est-ce pas plutôt le fait que, si j’ai de l’activité, j’ai besoin de quelqu’un pour la soutenir, donc je vais embaucher ?

LVSL : Croyez-vous aux méthodes de négociations concertées, vantées par la CFDT ainsi que par les gouvernements successifs depuis 2012 au vu du paysage syndical en France ?

GA : J’ai l’impression que le gouvernement actuel ne le souhaite pas. Pourtant, ce genre de  négociation a, par le passé, bien fonctionné. Ainsi, la rupture conventionnelle, dont le succès ne se dément pas – plus de 450 000 cas en 2018 -, a été inventé par un accord national interprofessionnel de 2008, avant d’être reprise par un texte légal. De même, la réforme de la représentativité syndicale a d’abord été le fait d’un accord interprofessionnel. Après, ce n’est pas non plus une règle automatique. Le gouvernement ne semble pas spécialement vouloir être dans la concertation, ni avec les syndicats, ni avec les employeurs.

LVSL : Vous qui êtes spécialiste du droit du travail, à la différence de bon nombre d’économistes qui interviennent sur la question dans les plateaux, ne trouvez-vous pas justement que ces derniers ont pris une place beaucoup trop importante ?

GA : Il y a en effet une certaine injustice à l’égard du Code du travail. Pour le critiquer, il faut dans un premier temps le connaître. En exagérant à peine, j’ai entendu certains expliquer sur les plateaux de télévision ou à la radio qu’en France, il est impossible de licencier. C’est évidemment faux. Certains voudraient aussi nous faire croire que, dans notre pays, on ne peut pas travailler plus de 35h par semaine. Il y a là une méconnaissance de la règle de droit et donc des souplesses qu’elle offre. Le Code du travail est certes complexe mais pas si contraignant. Le droit du travail actuel offre beaucoup de flexibilité aux entreprises.

« On pourrait créer des services dédiés au conseil, notamment auprès des petits entrepreneurs. Il faut davantage communiquer, au lieu de dire que le droit du travail est trop compliqué. »

Il faudrait, sans mise en avant quelconque, que sur les plateaux de télévision ou de radios, on fasse intervenir plus de juristes. Le problème c’est que le droit n’est pas sexy, disons-le clairement. Le droit nécessite du temps, qui est une denrée rare. Généralement, dès que les questions juridiques sont abordées, elles sont balayées par les animateurs. J’entends parfois : « Vous n’allez pas nous faire un cours. » Justement, si ! Il est possible d’expliquer, simplement, si on le veut, le droit du travail, sans rentrer dans les mécanismes complexes. Mais on ne peut pas le faire en trois phrases.

Je crois à la simplification, notamment pour les petites structures. On devrait sincèrement faire une étude des conséquences du discours économique sur les réformes de l’emploi. Mais attention, la simplicité n’équivaut pas forcément, bien au contraire, à davantage de dérèglementation. Il faut peut-être justement aller réellement vers plus de simplification, mais moins de déréglementation. Personne ne niera que le Code du travail est compliqué, tout comme les autres codes. La fusion des représentants du personnel dans les ordonnances Macron apporte davantage de simplicité. Mais je n’ai pas l’impression qu’on cherche réellement à simplifier, malheureusement.

Pourquoi les capitalistes ont une “aversion” pour le plein-emploi : l’explication de Kalecki

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Michal Kalecki ⒸManuel Garcia Jodar

Trop méconnu, Michal Kalecki, né en Pologne en 1899 et fortement influencé par Karl Marx et Rosa Luxembourg, est un des auteurs dont les travaux, avec John Maynard Keynes, sont au fondement de la théorie post-keynésienne. Ici, nous montrons l’acuité et l’actualité de sa vision de l’économie politique.


Auteur en 1933 d’un livre remarquable intitulé Essai sur la théorie du cycle des affaires, Michal Kalecki est souvent présenté, à juste titre, comme celui qui a anticipé de nombreux développements théoriques que Keynes abordera trois ans plus tard dans la Théorie Générale, à commencer par l’importance de l’investissement et du rôle de l’Etat dans l’économie.  Mais nous allons plutôt ici nous intéresser à un autre article majeur de Michal Kalecki, publié en 1943 et intitulé « Political Aspects of Full Employment » (Political Quarterly, 4), où l’auteur développe sa vision de l’économie politique, qui est comme vous allez le voir, toujours d’actualité.

Le paradoxe du refus du plein-emploi

Le but de Kalecki est de montrer que si le plein emploi est réalisable de fait via une augmentation des dépenses gouvernementales, il n’en demeure pas moins qu’une opposition politique au plein-emploi est possible. C’est pourquoi Kalecki écrit : « Parmi les opposants à cette doctrine, il y avait (et il y a encore) d’éminents prétendus « experts économiques » étroitement liés aux banques et aux industries. Cela suggère qu’il y a un arrière-plan politique dans l’opposition à la doctrine du plein emploi, même si les arguments invoqués sont économiques ». Notons avec un certain plaisir que les “prétendus experts économiques”, que l’on trouve aujourd’hui dans de nombreux médias faisaient, semble-t-il, déjà rage en 1943.

Pour étayer son argumentation, Kalecki invoque l’opposition des grandes entreprises aux programmes d’augmentation des dépenses gouvernementales mises en œuvre lors du New Deal du président Américain Roosevelt, ou lors de l’expérience du Front Populaire en France. Il s’agit là d’un paradoxe, car une augmentation des dépenses publiques bénéficie en théorie autant aux travailleurs qu’aux entreprises, puisque la dépense gouvernementale supplémentaire conduit à une augmentation des profits. Michal Kalecki cherche donc à résoudre ce paradoxe et invoque pour cela trois raisons principales.

La Résolution du paradoxe

Tout d’abord, Michal Kalecki affirme que les capitalistes n’ont pas intérêt au plein emploi, du fait des changements politiques et sociaux qu’il induit. On retrouve là dans une certaine mesure la théorie de “l’armée de réserve” de Karl Marx. En effet, lorsque le plein emploi est atteint, la menace du licenciement n’agit plus comme contrainte disciplinaire, et produit une modification du rapport de force en faveur des salariés, qui conduira, à travers l’essor de la syndicalisation par exemple, à une hausse des salaires. Pourtant, une hausse de la part des salaires, pour Kalecki, est plus de nature à augmenter les prix et à générer de l’inflation (au détriment des rentiers) qu’à baisser les profits en tant que tels. Ainsi Kalecki conclut : « la discipline dans les usines et la stabilité politique sont plus appréciées que les profits par les chefs d’entreprises. Leur instinct de classe leur dit qu’un plein emploi durable est malsain, et que le chômage fait partie intégrante d’un système capitaliste normal ».

« la discipline dans les usines et la stabilité politique sont plus appréciées que les profits par les chefs d’entreprises. Leur instinct de classe leur dit qu’un plein emploi durable est malsain, et que le chômage fait partie intégrante d’un système capitaliste normal »

La seconde raison consiste en une « aversion » des capitalistes contre l’intervention de l’Etat en matière d’emploi. En effet, lorsque l’Etat n’intervient pas, l’économie est selon Kalecki tributaire du « niveau de confiance » des capitalistes, et tout ce qui pourrait l’affecter est par conséquent à bannir, puisqu’il en résulterait une chute de l’investissement et de la production. Les capitalistes ont de ce fait un « contrôle indirect » sur le gouvernement. Or, à partir du moment où l’Etat utilise la dépense publique pour redresser l’économie, les capitalistes perdent le contrôle, et l’économie n’est dès lors plus dépendante du niveau de confiance. Ainsi Kalecki écrit : « la fonction sociale de la doctrine des « finances saines » est de rendre le niveau d’emploi dépendant du niveau de confiance ». Comment ne pas faire ici le parallèle avec les mentions incessantes d’une partie de la classe politique et des milieux d’affaires à la “confiance” (“restaurer la confiance”, “climat de confiance”), qui serait dès lors l’élément clé, la condition sine qua non d’une reprise économique ? En réalité, l’explosion de la référence à la “confiance” est le pendant, la conséquence de l’affaiblissement de la maîtrise de l’économie par la puissance publique qui trouve son origine dans tournant néo-libéral à partir de la fin des années 1970.

La dernière raison consiste en une méfiance des capitalistes envers les investissements étatiques, mais aussi envers les subventions à la consommation. Dans le cas des investissements étatiques, les capitalistes craignent que l’Etat, en nationalisant un secteur donné par exemple, n’empiète sur des débouchés réservés aux « affaires privées ». Nous pouvons ici remarquer que depuis le début des années 1980, c’est par ailleurs bien une dynamique inverse de privatisation des grands groupes publics qui est à l’oeuvre dans nos économies. Concernant les crédits à la consommation, Kalecki écrit : « on pourrait s’attendre à ce que les hommes d’affaire et leurs experts soient d’autant plus favorables aux subventions à la consommation de masse qu’à l’investissement public ; puisque celle-ci ne s’engage dans aucune sorte d’entreprise ». Or, comme le remarque l’auteur, il n’en n’est rien, car on toucherait alors au plus profond de « l’éthique capitaliste », qui veut que « chacun gagne son pain à la sueur de son front ». Là encore, nous pouvons constater que le texte de Kalecki est toujours éminemment d’actualité compte tenu des références permanentes au mérite, au rejet de “l’assistanat”, ou encore à la valeur travail.

Pression à la hausse sur les salaires, discipline des salariés, volonté de rendre l’économie tributaire du “niveau de confiance”, et donc du bon vouloir des capitalistes, peur de voir des débouchés potentiels aspirés par la puissance étatique, maintien de l’éthique capitaliste du mérite, voilà autant de raisons qui expliquent la méfiance, voire l’aversion des capitalistes pour le plein-emploi. Et voici aussi pourquoi le problème du chômage de masse, qui pourrait, dans une économie mondialisée, être combattu par des actions étatiques coordonnées, n’est pas résolu.

Faut-il défendre le revenu universel ?

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Manifestation en faveur du revenu universel à Berne en 2013 dans le cadre d’une campagne de votation nationale en Suisse. © Stefan Bohrer / Wikimedia

Parmi les nombreux débats agitant les formations politiques, celui sur le revenu universel est devenu incontournable ces dernières années, alors même que son caractère utopiste n’a cessé d’être mis en avant comme motif de rejet. L’idée a cependant fait son nid au sein de programmes politiques de droite et de gauche un peu partout dans le monde, alors que se multiplient les études à petite échelle organisées par les gouvernements en lien avec des think-tanks, des économistes et des scientifiques de toutes sortes. Ce regain d’intérêt pour une idée vieille de plusieurs siècles ne se comprend qu’au regard des défis socio-économiques titanesques que connaissent les pays dits développés depuis la crise de 2008 : accroissement constant des inégalités, développement du temps partiel, de l’intérim, des stages et de l’auto-entrepreneuriat, inquiétudes liées à la robotisation…


 

Popularisé en France par la campagne présidentielle de Benoît Hamon, le revenu universel prétend répondre à ces grandes questions tout en simplifiant le fonctionnement bureaucratique de la protection sociale. Il s’agit par exemple de remplacer le minimum vieillesse (débutant aujourd’hui à 634,66€ par mois), le RSA socle (545,48€ par mois sans enfant ni aide au logement), les bourses étudiantes, ou encore les allocations familiales – au travers du versement du revenu universel des enfants à leur parents jusqu’à l’atteinte de la majorité – par un revenu unique versé à tous les citoyens. Par ailleurs, le revenu universel supprimerait la nécessité d’une surveillance permanente, intrusive et coûteuse des bénéficiaires du RSA afin de vérifier qu’ils ne vivent pas en concubinage ou qu’ils ne disposent pas de revenu non déclaré.

« La question du montant précis du revenu universel et des aides sociales supprimées en contrepartie est cruciale pour évaluer l’objectif réel les propositions politiques autour de cette question : s’agit-il de faire des économies dans le budget de la protection sociale et de forcer davantage d’individus à accepter des « bullshit jobs » ou de mieux répartir la richesse produite en offrant à chacun les moyens de mener une vie décente ? »

La transversalité du revenu universel l’a conduit à être récupéré par certains partisans du néolibéralisme, qui y voient une proposition populaire capable de simplifier la bureaucratie étatique et de protéger certaines libertés individuelles, tout en faisant des économies sur les aides sociales versées aux plus démunis, à rebours de la logique émancipatrice qui domine les propositions de revenu universel issues des mouvements critiques du capitalisme. En effet, la question du montant précis du revenu universel et des aides sociales supprimées en contrepartie est cruciale si l’on souhaite évaluer l’objectif réel des propositions politiques autour de cette question : s’agit-il avant tout de faire des économies dans le budget de la protection sociale et de forcer davantage d’individus à accepter des « bullshit jobs » ou de mieux répartir la richesse produite en offrant à chacun des moyens suffisants pour mener une vie décente ? Évidemment, toute question de revenu étant aussi une question fiscale, le revenu universel nous invite à nous interroger sur le fonctionnement et la justice du système d’imposition contemporain : au vu des inégalités actuelles et du fait que même les plus fortunés devraient recevoir un revenu universel, la combinaison de ce dernier avec un système fiscal progressif – ce qui passe par un nombre de tranches de revenu plus importantes – et une lutte acharnée contre l’évasion et l’optimisation fiscale apparaît comme une condition sine qua non du véritable succès du revenu universel.

Sur le papier, un revenu universel d’un montant conséquent constituerait donc bien une véritable révolution du système étatique de redistribution. Il s’agirait ni plus ni moins que du premier pas vers une société libérée de la nécessité de travailler pour survivre, qui garantirait à chacun les moyens de base de son existence via cette source de revenu constante, tout en permettant aux individus de la cumuler avec d’autres et de gérer leur vie de manière plus libre. Quiconque souhaiterait refuser un emploi à temps plein pour se consacrer à d’autres activités ou menant une vie instable entre inactivité, bénévolat, stage ou auto-entrepreneuriat bénéficierait alors d’un filet de sécurité sans nécessité de passer par de longues démarches administratives. Les avantages théoriques du revenu universel par rapport au système actuel de protection sociale semblent donc être légion, si tant est qu’il soit d’un montant décent et ne renforce pas la trajectoire toujours plus inégalitaire de la distribution des ressources. Cependant, de considérables questions restent sans réponses précises, en particulier celle du financement, et invitent à relativiser l’intérêt réel du revenu universel dans la conduite d’une politique anti-libérale.

 

Où trouver le financement ?

Alors que le revenu universel se répand dans les programmes politiques et les études académiques, la question de son financement est encore largement sans réponse : si pratiquement tout le monde s’entend pour que les montants économisés dans la gestion d’un ensemble complexe de prestations sociales et que ceux des aides de base remplacées par le revenu de base y soient dédiés, tout le reste demeure en débat. L’amateurisme de Benoît Hamon sur les détails concrets de la mesure-phare de sa campagne présidentielle démontre la difficulté à trouver un schéma de financement complet pour un revenu véritablement universel d’un montant conséquent. La lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscale, tout comme la suppression de certaines niches fiscales se retrouve dans beaucoup de discours, mais à des degrés très variables de détermination et de sérieux suivant les hommes politiques. Une taxe Tobin sur les transactions financières ou la très floue “taxe sur les robots” du candidat PS permettraient peut-être de récolter quelques milliards d’euros mais les comptes n’y sont toujours pas. A titre d’exemple, selon un article de La Tribune, le “revenu universel d’existence” de Benoît Hamon aurait coûté environ 550 milliards d’euros, dont 100 milliards étaient financés ; le reste, correspondant à environ 20 points de PIB, restait à trouver. Que l’on considère l’utopie comme une bonne chose ou non, cette différence hallucinante entre les dépenses et les recettes prévues témoigne en réalité d’une quasi-impossibilité de réunir tant de financements sans couper dans les dépenses sociales de manière draconienne.

En effet, l’utilité réelle du revenu de base dans la lutte contre la pauvreté n’apparaît qu’à partir de montants suffisamment conséquents pour permettre de refuser un mauvais emploi procurant un complément de revenu. En dessous de tels montants – que l’on très schématiquement établir, pour la France, entre le seuil de pauvreté et le SMIC, c’est-à-dire entre 846 euros (lorsque évalué à 50% du revenu médian par simple convention comptable) et 1173 euros net mensuels – la nécessité d’un salaire, même plus faible qu’auparavant, pour survivre, demeure. Dans ces conditions, le revenu universel pourrait éventuellement réduire légèrement la pauvreté mais l’existence d’une “armée de réserve” de bras forcés de vendre leur force de travail contre rémunération n’est pas remise en cause. Or, tant qu’il y aura davantage de demande d’emploi que d’offre, les employeurs seront en position de force par rapport au salarié, et pourraient même forcer ces derniers à accepter des diminutions de leur rémunération au nom de la compétitivité puisque qu’elles seraient désormais compensées par le revenu universel…

Les estimations du think-tank britannique Compass disqualifient catégoriquement les propositions de revenu universel basées sur des montants faibles ou moyens : dans le cas d’un revenu de base mensuel de 292 livres (environ 330 euros) financé uniquement par la suppression de services sociaux sur conditions de revenu, la pauvreté infantile augmenterait de 10%, celle des retraités de 4% et celle de la population active, de 3%. Voilà pour les versions les plus libérales de revenu universel, démembrant l’État-providence pour offrir une  petite part du gâteau à tous au nom de la “flexi-sécurité” ou de quelque autre mensonge néolibéral. La mise en place d’un revenu universel d’un montant similaire (284 livres par mois – environ 320 euros) sans suppression de prestations sociales est évaluée, quant à elle, à 170 milliards de livres (192 milliards d’euros, 6.5% du PIB britannique environ), alors même que le revenu universel des mineurs serait plus faible et que le revenu de base serait comptabilisé dans les impôts ! Le rapport de la Fondation Jean-Jaurès, think-tank adossé au PS, est encore plus angoissant : trois hypothèses sont étudiées (500, 750 et 1000 euros par mois par personne) et le financement d’un revenu universel n’est atteint qu’au prix du démantèlement total de l’État-providence (démantèlement de l’assurance maladie et assurance chômage dans le premier cas, auxquelles s’ajoute les retraites dans le second cas et des prélèvements supplémentaires dans le dernier cas) !

Au terme de cette brève analyse comptable, deux éléments apparaissent indiscutables:

  • à moins de n’être d’un montant élevé, un revenu de base ne parviendra ni à réduire significativement la pauvreté, ni à assurer une plus grande liberté aux travailleurs pauvres et un rapport de force plus équilibré entre offreurs et demandeurs d’emploi ;
  • un revenu universel élevé ne peut être financé que par la destruction complète de notre État-providence ou par des niveaux de prélèvements astronomiquement hauts, que même le gouvernement anti-capitaliste le plus déterminé aurait peu de chances à faire accepter au pouvoir économique.

« Le revenu universel, entendu dans son sens émancipateur et en complément des prestations existantes, est donc bien encore une utopie que les adversaires du néolibéralisme doivent crédibiliser en proposant des solutions de financements réalistes et concrètes si elle entend le défendre. Faute de quoi, les approximations comptables et les bricolages budgétaires seront autant d’atouts pour les partisans du système économique dominant, qui permettront de décrédibiliser leurs adversaires. »

Dans un document synthétique sur le revenu universel et sa faisabilité, Luke Martinelli, chercheur à l’université de Bath, parvient ainsi à la conclusion suivante : “an affordable UBI is inadequate, and an adequate UBI is unaffordable” (un Revenu Universel de Base abordable est insuffisant, un RUB suffisant est inabordable). Le revenu universel, entendu dans son sens émancipateur et en complément des prestations existantes, est donc bien encore une utopie que les adversaires du néolibéralisme doivent crédibiliser en proposant des solutions de financements réalistes et concrètes si elle entend le défendre. Faute de quoi, les approximations comptables et les bricolages budgétaires seront autant d’atouts pour les partisans du système économique dominant, qui permettront de décrédibiliser leurs adversaires. N’importe qui connaissant vaguement les rapports de force actuels, en France comme à l’échelle mondiale, entre patronat et salariat ou entre riches et pauvres, comprendra aisément que le revenu universel est sans doute une proposition trop irréaliste et trop risquée à porter, tant il est loin d’être certain qu’elle puisse devenir hégémonique sans être récupérée par les néolibéraux. Soutenir des combats très concrets comme la hausse du SMIC, la fin du travail détaché ou encore l’accession au statut de fonctionnaires des prestataires de l’État semble être à la fois plus simple et plus sûr ; non pas en raison du caractère utopiste du revenu universel, mais en raison du manque de lisibilité de cette proposition.

 

Combien d’espoirs déçus ?

Admettons tout de même qu’il soit possible de financer un revenu de base conséquent sans couper dans les dépenses sociales. Quelles conséquences concrètes sur le travail et sur la société en général est-on capable d’envisager dans le monde d’aujourd’hui?

Indéniablement, le revenu universel offrirait un certain niveau de protection aux chômeurs, aujourd’hui criminalisés par les médias dominants et forcés de se soumettre à un contrôle des plus autoritaires et dégradants pour la dignité humaine. Cependant, il ne leur procurerait pas nécessairement un emploi. Or, nombre de chômeurs veulent travailler, non pas uniquement pour avoir un salaire ou à cause de la pression psychologique de la culpabilisation permanente de “l’assistanat”, mais parce qu’un emploi permet aussi de développer de nouvelles compétences, de faire des rencontres et de participer au bon fonctionnement et à l’amélioration de la société. Dans un contexte de division très avancée du travail, affirmer que le travail permet à chacun de trouver une place qui lui correspond dans la communauté ne relève pas du discours libéral forçant chacun à accepter un emploi au risque d’être exclu, mais bien de l’idéal de coopération et de solidarité humaine qui est censé être le propre des mouvements critiques du libéralisme.

Sans même évoquer la virulence assurément décuplée des critiques d’un “assistanat” généralisé en cas de mise en place d’un revenu universel qui permettrait à beaucoup de se mettre en retrait de l’emploi, les conséquences sur la solidarité de classe risquent également d’être bien moins positives qu’espérées. En facilitant les démissions de ceux qui ne trouvant pas suffisamment de valeur – en terme monétaire, mais aussi de satisfaction psychologique – à leur travail, un revenu universel d’un niveau décent offrirait certes davantage de liberté individuelle, mais cette conquête risque de se faire au détriment de la solidarité entre collègues, employés de la même branche ou même du salariat au sens large. En effet, combien seront ceux prêts à se mobiliser pour exiger de meilleurs conditions de travail ou de meilleures rémunérations quand il est beaucoup plus simple de démissionner? Comment espérer l’émergence d’une conscience de classe à grande échelle lorsqu’il sera si simple de pointer du doigt ceux ayant renoncé à l’emploi afin de diviser une population ayant pourtant tant de demandes communes? Au vu de la redoutable efficacité de la stratégie du “diviser pour mieux régner” ces dernières décennies, il s’agit là d’une perspective des plus terrifiantes.

« Les soutiens du revenu universel considèrent qu’une division du travail parfaite, c’est-à-dire dans laquelle les “bullshit jobs” auraient disparus et où le travail serait enfin épanouissant pour tous, peut être atteinte à court terme grâce à l’agrégation des désirs des individus enfin libérés de la contrainte du travail. En bref, chacun pourrait utiliser son temps et son énergie à ce qui lui plaît, et rien d’autre. C’est pourtant là oublier une leçon essentielle de la pensée keynésienne : le marché du travail n’existe pas. »

En réalité, c’est bien la promesse centrale du revenu universel – résoudre la division de l’emploi, entre les jobs qui procurent de la satisfaction et du bonheur et la majorité qui n’en procurent aucune – qu’il nous faut questionner. Les soutiens du revenu universel considèrent qu’une division du travail parfaite, c’est-à-dire dans laquelle les “bullshit jobs auraient disparus et où le travail serait enfin épanouissant pour tous, peut être atteinte à court terme grâce à l’agrégation des désirs des individus enfin libérés de la contrainte du travail. En bref, chacun pourrait utiliser son temps et son énergie à ce qui lui plaît, et rien d’autre. C’est pourtant là oublier une leçon essentielle de la pensée keynésienne : le marché du travail n’existe pas. En raison des différences de qualification et d’expérience des individus, la flexibilité du facteur travail est très faible, puisqu’il est nécessaire de se reformer ou de reprendre des études avant d’accéder à un nouveau poste. Cela est d’autant plus vrai avec la segmentation du travail très poussée et les durées d’études de plus en plus longues qui caractérisent le monde contemporain. En outre, la reproduction sociale s’exerçant au sein du système éducatif “méritocratique”, qui conduit souvent les plus défavorisés à revoir leurs ambitions à la baisse, constitue un frein supplémentaire d’une puissance considérable.

Enfin, le revenu universel se veut une solution à la disparition annoncée du travail, menacé d’extinction par les progrès fulgurants de la robotisation et de l’intelligence artificielle. Outre le caractère très contestable des études faisant de telles prédictions, le nombre de besoins non assurés en termes de services sociaux, la nécessité du développement des pays du Sud ainsi que la transition écologique rendent le travail plus nécessaire que jamais pour améliorer collectivement la société. Ajoutons également que les raisons premières des pertes d’emplois des dernières décennies, les délocalisations et les compressions de masse salariale pour effectuer le même volume de travail, résultent directement à l’obligation de fournir une rente croissante aux actionnaires au travers des dividendes. Ainsi, plus que la fin du travail, il nous faut peut-être davantage craindre que des emplois mal considérés et mal rémunérés difficilement automatisables ou délocalisables soient abandonnés en raison du revenu universel. Que se passera-t-il demain si la moitié des éboueurs et des agents d’entretien décide de démissionner ? Ferons-nous effectuer ces tâches immensément nécessaires à des immigrés illégaux de manière non déclarée ? A des travailleurs détachés n’ayant pas la chance d’avoir un revenu universel en place dans leur pays d’origine ? Il semble ici que l’amélioration des conditions de travail, des rémunérations et de la reconnaissance de l’utilité sociale de bon nombre d’emplois laborieux soit la seule solution viable, en attendant de pouvoir les automatiser.

 

Mieux que le revenu universel ? La garantie universelle à l’emploi

Affiche de 1935 promouvant le Civilian Conservation Corps.

Deux conclusions s’imposent donc :

  • la seule forme de revenu universel qui puisse avoir les effets recherchés par les adversaires du néolibéralisme est si coûteuse que pratiquement impossible à financer ;
  • le revenu universel, à lui seul, ne suffira pas à répartir le travail plus équitablement, entre chômeurs et victimes du burn-out, et à permettre à chacun d’occuper l’activité de son choix.

Cela revient-il à dire qu’il n’existe pas de proposition révolutionnaire crédible permettant à la fois de procurer épanouissement et sécurité financière ? Pas sûr… Une proposition concurrente, quoique différente, au revenu universel cherche à concilier ces objectifs et se révèle plus simple à mettre en œuvre et à financer : la garantie universelle à l’emploi. De quoi s’agit-il ? L’idée, que l’on peut rapprocher de la proposition de salaire à vie de Bernard Friot est simple : l’État propose à tous ceux qui le souhaitent un emploi, rémunéré au salaire minimum, en fonction de leur qualification et des besoins sélectionnés par des objectifs nationaux et les nécessités locales.

L’idée est moins utopique qu’il n’y paraît : à certains égards, les contrats aidés et le service civique constituent déjà deux embryons de garantie universelle à l’emploi. Il s’agit cependant de versions low-cost de celle-ci, puisque bien moins rémunérés – entre 580,55 euros et 688,21 euros par mois pour le service civique – et soumises à condition et avec un plafond du nombre de bénéficiaires potentiels. Le seul exemple de grande échelle, couronné de réussite et arrêté en 1942 en raison de l’entrée en guerre des États-Unis, est celui du Civilian Conservation Corps, centré autour de la protection de l’environnement, mis en place par l’administration de Franklin Delano Roosevelt pour lutter contre le chômage de masse à la suite de la crise de 1929. Il employa 3 millions de personnes entre 1933 et 1942 et permit de planter 3,5 milliards d’arbres, de créer plus de 700 nouveaux parcs naturels ou encore de bâtir quelques 40000 ponts et 4500 cabanes et refuges simples pour les visiteurs à la recherche de la beauté de la nature. Au vu des besoins actuels de préservation de l’environnement, la renaissance d’un tel programme constituerait sans doute un projet politique profondément positif susceptible de plaire à des fractions très différentes de la population. Un des conseillers du président Roosevelt dira d’ailleurs que le programme était devenu “trop populaire pour pouvoir être critiqué”. Non seulement, de tels programmes sont bénéfiques, mais ils le sont sans aucun doute plus que le revenu universel, et ce pour plusieurs raisons majeures.

Tout d’abord, la garantie universelle à l’emploi serait bien moins coûteuse que le revenu universel, puisqu’elle ne concernerait que les chômeurs le désirant et remplacerait pour ceux-ci les allocations chômage. La différence restante serait bien plus simple à trouver que les montants faramineux nécessaires à un revenu universel, même de niveau moyen, et constituerait un bien meilleur investissement que les milliards du CICE, très loin d’avoir créé le million d’emplois promis par le MEDEF étant donné la fuite vers les revenus du capital de la majorité de l’argent investi. En France, employer tous les chômeurs au SMIC coûterait environ 80 milliards d’euros par an, un montant comparable à l’évasion fiscale et qui ne tient pas compte des économies réalisée par l’assurance chômage et les programmes d’économie de l’offre aux effets ridicules sur l’emploi. S’il l’on tient compte des effets d’entraînement de l’économie au travers du multiplicateur keynésien, on peut même espérer une hausse des recettes fiscales importante et rapide!

« L’avantage idéologique est triple : ce programme d’intérêt général, à la fois pour les chômeurs et la société dans son ensemble, ne pourrait être taxé “d’assistanat”, ne comporte aucune forme de discrimination à l’embauche puisque ouvert à tous, et permettrait de réduire significativement “l’armée de réserve” utilisée par les employeurs comme chantage à l’emploi pour restreindre les revendications des travailleurs. »

Ensuite, contrairement au revenu universel, elle permet à tous d’avoir un emploi, prenant ainsi en compte la volonté première de la plupart de ceux qui en sont privés, tout en leur offrant une opportunité de gagner en qualification et en expérience. Une garantie universelle à l’emploi répondrait également aux nombreux besoins de main-d’œuvre de la collectivité pour mener des projets d’intérêt général tels que la rénovation thermique, l’aide aux élèves, ou les travaux publics, comme évoqué précédemment. Enfin, l’avantage idéologique est triple : ce programme d’intérêt général, à la fois pour les chômeurs et la société dans son ensemble, ne pourrait être taxé “d’assistanat”, ne comporte aucune forme de discrimination à l’embauche puisque ouvert à tous, et permettrait de réduire significativement “l’armée de réserve” utilisée par les employeurs comme chantage à l’emploi pour restreindre les revendications des travailleurs. En permettant d’atteindre le plein-emploi et en éliminant la peur du chômage, la garantie universelle à l’emploi constitue un encouragement à la mobilisation sociale pour un futur meilleur comme le revenu universel ne pourra jamais en fournir.

Au niveau macroéconomique, l’unique critique majeure de la garantie universelle à l’emploi concerne ses conséquences inflationnistes. En effet, en relançant l’activité économique significativement – et si une partie de son financement provient de l’expansion monétaire – la garantie universelle à l’emploi risque de créer de l’inflation. On objectera tout d’abord qu’une hausse de cette dernière ne fera pas de mal, au contraire, alors qu’elle est particulièrement faible depuis plusieurs années, en particulier en Europe, et qu’elle permet artificiellement de réduire la valeur réelle des dettes contractées par le passé, un des problèmes les plus importants des économies contemporaines. Et si l’inflation générée était pourtant trop importante? C’est l’opinion des économistes mainstream se référant à la courbe de Phillips et à la règle de Taylor – qui stipulent toutes deux qu’il existe un relation inversée entre le niveau de chômage et celui de l’inflation (quand le chômage baisse, l’inflation augmente et vice-versa) – et qui voient en la garantie universelle à l’emploi une source d’inflation hors de contrôle, puisque le chômage, variable d’ajustement pour atteindre des objectifs d’inflation, aurait peu ou prou disparu. Comme l’explique Romaric Godin sur Mediapart, les économistes de la Modern Monetary Theory (MMT), principaux théoriciens de la garantie universelle à l’emploi, estiment au contraire que l’ajustement de l’inflation se ferait désormais au niveau des transferts de main-d’œuvre entre jobs garantis par l’État payés au salaire minimum et emplois dans le secteur privé, au salaires variables mais plus élevés en moyenne. Lorsque le secteur privé a besoin de davantage de main-d’œuvre, le nombre d’emplois garantis se réduit mécaniquement puisque beaucoup de travailleurs choisiront un emploi rémunéré davantage que le salaire minimum, ce qui crée de l’inflation, et vice-versa. Le mécanisme d’ajustement existerait toujours, il ne serait simplement plus basé sur le chômage mais sur le stock d’emplois garantis, qui fournissent au passage nombre de qualifications supplémentaires utiles au secteur privé par la suite, contrairement au chômage qui déprécie la valeur de l’expérience acquise au fur et à mesure que sa durée s’allonge.

La garantie universelle à l’emploi présente par ailleurs un dernier effet intéressant à l’échelle macroéconomique : elle joue un rôle de stabilisateur de l’économie bien plus efficace que les politiques keynésiennes traditionnelles – qui prennent un certain temps à être mises en place – sans même parler des ahurissantes politiques de l’offre pro-cycliques appliquées actuellement. En effet, la garantie universelle à l’emploi permet d’absorber la main-d’œuvre congédiée par le secteur privé dans un contexte économique moins favorable et freine la croissance de mauvaise qualité reposant sur des emplois précaires mal payés en procurant une alternative simple. Le revenu universel ne peut en dire autant.

Les raisons pour soutenir une garantie universelle à l’emploi plutôt que le revenu universel ne manquent donc pas. Les adversaires du néolibéralisme risquent de se casser les dents éternellement sur le problème du financement d’un revenu universel souhaitable, c’est-à-dire d’un niveau au-dessus du seuil de pauvreté et sans coupes dans l’État-providence, ce qui ne peut résulter qu’en perte de crédibilité. Le procès en utopie est sans doute ridicule, mais encore faut-il un minimum de sérieux dans nos propositions si l’on ne veut ajouter de l’eau au moulin. La garantie universelle à l’emploi est, elle, crédible et relativement simple à mettre en oeuvre une fois les besoins fixés, le mécanisme d’affectation établi et les financements récupérés. Ses conséquences sur le rapport de force social entre patrons et salariés, la satisfaction personnelle et l’utilité générale à la société sont infiniment plus positives que celles du revenu universel. On comprendra dès lors pourquoi le revenu universel est soutenu par des personnages comme Mark Zuckerberg ou Hillary Clinton et non la garantie universelle à l’emploi.