“Il n’est pas efficace de sanctionner les demandeurs d’emploi” – Entretien avec Camille Signoretto

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L’actualité économique et sociale de la dernière semaine de 2017 s’est révélée particulièrement dense. Alors que Pimkie et PSA annonçaient leur souhait de supprimer des emplois par le recours à la rupture conventionnelle collective, dispositif phare de la nouvelle Loi travail, le Canard Enchainé dévoilait les contours potentiels de la future réforme de l’assurance chômage et le projet du gouvernement d’accentuer le contrôle des demandeurs d’emploi. Décryptage avec Camille Signoretto, maîtresse de conférences en économie à l’université d’Aix-Marseille, chercheuse au laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST-CNRS) et membre du collectif d’animation des Economistes atterrés.

 

LVSL : L’enseigne Pimkie et le groupe PSA ont  récemment annoncé vouloir recourir à la rupture conventionnelle collective afin de supprimer plusieurs centaines de postes. En quoi consiste ce nouveau dispositif du code du travail introduit par les ordonnances de septembre 2017 ?

La rupture conventionnelle collective (RCC) permet aux employeurs de supprimer des emplois en proposant à leurs salariés de partir volontairement de l’entreprise. Elle repose sur la conclusion d’un accord collectif entre organisations syndicales et employeur au sein de l’entreprise, puis d’une « validation » par l’administration du travail. C’est un nouveau moyen de réduire des effectifs pour les entreprises, mais sans user du licenciement pour motif économique qui est le dispositif juridique normalement utilisé pour cela, accompagné d’un plan de sauvegarde de l’emploi lorsque l’entreprise (de 50 salariés ou plus) procède à plus de 10 licenciements en l’espace de 30 jours.

En réalité, la RCC s’inscrit dans une continuité de pratiques de réduction d’effectifs toujours plus faciles pour les employeurs et moins protectrices pour les salariés. En effet, elle reprend un certain nombre de dispositions d’une pratique qui s’est multipliée ces quinze dernières années : le plan de départs volontaires. Encadré par la jurisprudence, ce dernier permet déjà aux employeurs de réduire ses effectifs en proposant aux salariés de quitter volontairement leur emploi ; mais il doit être présenté au comité d’entreprise, et permet aux salariés de bénéficier de mesures de reclassement, comme pour un licenciement pour motif économique, et le plus souvent d’indemnités supra-conventionnelles (supérieures au minimum de la convention collective).

“En réalité, la rupture conventionnelle collective s’inscrit dans une continuité de pratiques de réduction d’effectifs toujours plus faciles pour les employeurs et moins protectrices pour les salariés.”

Cependant, la RCC apparaît moins favorable qu’un plan de départs volontaires, et encore moins qu’un plan de sauvegarde de l’emploi, pour les salariés : le montant minimal pour les indemnités de rupture est aligné sur l’indemnité légale de licenciement (et non conventionnelle), et il n’est pas prévu dans la loi de mesures de reclassement externe. Malgré tout, les salariés gardent le droit à s’inscrire à l’assurance chômage.

Finalement, le contenu plus précis de chaque RCC dépendra de l’accord collectif conclu entre les organisations syndicales et l’employeur, autrement dit d’une négociation dans laquelle le pouvoir de force des représentants des salariés sera l’élément déterminant pour introduire plus de protection pour les salariés.

LVSL : Quels avantages la rupture conventionnelle collective présente-t-elle pour les employeurs ? Doit-on s’attendre à ce que son usage se généralise ?

Comme je l’ai déjà mentionné, la RCC facilite les suppressions d’emploi pour les employeurs et participe ainsi de la flexibilisation du marché du travail. Cette procédure permet en effet aux employeurs de se dégager de la procédure de mise en œuvre des licenciements pour motif économique. Même s’il reste des garde-fous (validation par l’administration du travail, accord du salarié au départ de l’entreprise, modalités d’accompagnement négociées dans l’accord collectif), le principal et grand avantage pour l’employeur est qu’il n’a pas à justifier ces réductions d’effectifs par des difficultés économiques ou plus largement par un motif économique. Cela rend inévitablement plus facile les suppressions d’emplois pour l’employeur. De plus, cela le « sécurise » en diminuant la contestation judiciaire et sociale des suppressions d’emplois, puisque le salarié perd la possibilité de contester le motif de la suppression de son emploi et que la RCC est le fruit d’un accord collectif et doit être validée par l’administration du travail.

Il est toutefois difficile de prévoir l’avenir de ce dispositif. S’il est plus avantageux pour l’employeur par rapport aux dispositifs en vigueur (plan de sauvegarde de l’emploi et plan de départs volontaires), il nécessite l’ouverture d’une négociation avec les organisations syndicales et la conclusion d’un accord collectif. Selon (encore une fois) le pouvoir de négociation des organisations syndicales, cette procédure pourrait finalement allonger la durée de mise en œuvre des suppressions d’emplois, ajouter des modalités d’accompagnement pour les salariés, ainsi qu’augmenter le coût des suppressions d’emplois via la négociation des indemnités de départ. Par conséquent, pour réduire leurs effectifs, certaines entreprises pourraient continuer à utiliser les plans de départs volontaires qui restent très avantageux notamment lorsque l’ensemble des suppressions d’emplois s’effectue via des départs volontaires (s’il n’y pas de licenciement pour motif économique, l’employeur est en effet dispensé de mettre en œuvre un plan de reclassement).  Les exemples de mise en œuvre de la RCC par les entreprises Pimkie et PSA en ce début d’année pourront ainsi être de bons indicateurs pour conjecturer sur le succès ou non des RCC dans les prochaines années.

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Centre de recherche PSA de La Garenne-Colombes

LVSL : Les partisans de la réforme du code du travail engagée par Emmanuel Macron y voient une manière d’”assouplir” un marché du travail hexagonal jugé excessivement rigide. On avance notamment la peur d’embaucher manifestée par certains employeurs devant les contraintes pesant sur le licenciement, qui constituerait l’une des causes du chômage structurel. Cet argument est-il fondé ?

Depuis la loi Travail d’août 2016, il est clair que les promoteurs de la flexibilité du marché du travail ont été largement entendus. L’un de leur cheval de bataille est en effet la définition du licenciement économique, qu’il soit individuel ou collectif, et la procédure juridique l’entourant. Leur reproche est que cette définition laisserait trop de flou aux employeurs et rendrait ainsi incertain et coûteux le licenciement car le salarié peut contester ce motif économique (autrement dit le bien-fondé de sa suppression d’emploi) et les juges condamner l’employeur à des dommages et intérêts si le licenciement est reconnu sans cause réelle et sérieuse. Ainsi, parce qu’il serait difficile de licencier, les employeurs embaucheraient moins.

Or, les économistes qui ont tenté ou tentent encore aujourd’hui de tester empiriquement, c’est-à-dire sur des données réelles, cet argument théorique, ne sont pas parvenus à leurs fins.

D’un point de vue macroéconomique, les études sur données internationales ne montrent pas de lien entre le degré de rigidité du marché du travail et le taux de chômage. Les effets de l’assouplissement des règles juridiques encadrant le marché du travail sur le taux d’emploi sont également inexistants ou légèrement positifs à moyen/long terme, selon l’OCDE (le moyen/long terme correspondant à une longue période en économie et ne pouvant inclure que difficilement un évènement extérieur négatif – ralentissement de la conjoncture internationale, choc de productivité – qui surviendrait durant cette période). La théorie économique sous-jacente (modèles inter-temporels de demande de travail et modèles d’appariement) prédit en réalité une augmentation à la fois des créations d’emplois et des destructions d’emplois en cas de baisse du coût du licenciement permise par une flexibilité plus grande, l’effet net sur l’emploi étant indéterminé.

“En France, selon la récente étude de l’Insee (juin 2017), il apparaît que pour les employeurs le premier frein à l’embauche est l’incertitude économique (28%), suivi du manque de main-d’œuvre compétente (27%), la réglementation de l’emploi n’étant citée que par 18% des entreprises.”

D’un point de vue microéconomique, il reste difficile de tester cette « libération de l’embauche » qui serait permise par un assouplissement des règles de licenciement. Avec des techniques statistiques poussées, un certain nombre d’études tentent d’analyser les effets d’un changement de législation dans un pays ou secteur donné sur le niveau et les flux d’emploi. Les résultats de ces études sont mitigés, certaines trouvant un effet positif même si faible, d’autres aucun effet. De plus, le cadre institutionnel initial du pays étudié, et le poids et l’étendue de chacune des réformes, diffèrent tellement entre ces études qu’il reste difficile de conclure quoi que ce soit. En France, selon la récente étude de l’Insee (juin 2017), il apparaît que pour les employeurs le premier frein à l’embauche est l’incertitude économique (28%), suivi du manque de main-d’œuvre compétente (27%), la réglementation de l’emploi n’étant citée que par 18% des entreprises.

Enfin, on ne rappelle jamais assez qu’un licenciement pour motif économique est très peu contesté dans les faits par les salariés (moins de 2%) et que si trois-quarts des recours engagés par les salariés se terminent en faveur de ces derniers, le conseil des prud’hommes est un tribunal paritaire comprenant deux représentants des salariés et deux représentants des employeurs.

D’ailleurs, devant ces faits empiriques contestant plutôt le bien-fondé de cet argument, la ministre du travail en a finalement convenu : cette peur d’embaucher est surtout psychologique ! Peut-être serait-il alors plus pertinent de faire appel à des théories psychologiques plutôt qu’économiques pour faire baisser le chômage…

LVSL : Le Canard Enchaîné a révélé le mercredi 27 décembre une note confidentielle confirmant le souhait du gouvernement de durcir le contrôle des demandeurs d’emploi. Un chômeur devrait ainsi remplir chaque mois un rapport d’activité afin d’indiquer les démarches effectuées dans le cadre de sa recherche d’emploi, et pourrait se voir retirer 50% de ses indemnités en cas de refus d’une formation ou de deux offres “raisonnables”. Quels sont la philosophie et les objectifs qui sous-tendent cette réforme ? Est-il efficace d’accentuer la pression sur les chômeurs pour lutter contre le chômage ?

Ce souhait du gouvernement de durcir le contrôle des demandeurs d’emploi n’est pas surprenant puisque cette proposition figurait dans le programme du candidat Macron (ainsi que celui du candidat Fillon). Sa philosophie est simple et repose sur une image du demandeur d’emploi péjorative : un « profiteur » du système qui recevrait ses allocations chômage sans fournir un effort suffisant pour retrouver un emploi. Cette image est bien évidement réductrice et surtout fausse. Faut-il rappeler en effet que 50% des demandeurs d’emploi ne sont pas indemnisés par Pôle emploi ; que les allocations chômage trouvent leur source dans le versement des cotisations sociales dont une partie est prélevée sur le salaire des travailleurs ; que ce ne sont pas les 200 000 à 330 000 emplois vacants (chiffres Pôle emploi, décembre 2017) qui permettront de résorber le chômage des 3 à 5 millions de demandeurs d’emplois ; que l’expérience du chômage est une « épreuve » ayant des effets psychologiques et sociaux néfastes pour les individus, comme l’ont montré de nombreux travaux sociologiques ; etc. D’ailleurs, selon les études statistiques de Pôle emploi, plus de 85% des demandeurs d’emploi recherchent bien activement un emploi.

Enfin, d’un point de vue économique, il n’est pas efficace de sanctionner les demandeurs d’emplois et c’est un des rares consensus qui existe entre économistes. Cela tend en effet à inciter le chômeur à accepter un emploi de mauvaise qualité, par exemple un emploi court qui le fera sortir du chômage pour quelques semaines ou mois seulement, ou un emploi pour lequel il est surqualifié. Les relations d’emplois nouées ne seront ainsi pas optimales et plutôt de courte durée.

 

 

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“Notre objectif ultime est la prise du pouvoir” – Entretien avec Adrien Quatennens

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Exclusif. Portrait de Adrien Quatennens, depute de la 1e circonscription du Nord, membre du groupe France insoumise. Lille. Le 20 aout 2017. Credit: Sarah ALCALAY/Sipa

Adrien Quatennens est député France Insoumise de la première circonscription du Nord. A seulement 27 ans, il est une des figures montantes du mouvement et s’est notamment illustré par son discours en séance extraordinaire sur la réforme du Code du travail. A l’occasion de notre couverture des universités d’été de la France insoumise, nous avons souhaité l’interroger. Au programme : sa circonscription d’origine, le rôle de l’État, la loi travail et les mobilisations à venir, le FN et la question européenne.

 

LVSL : Vous êtes député de la première circonscription du Nord, située dans l’agglomération lilloise, qui est une circonscription populaire, à l’image du département du Nord hors métropole lilloise. Comment percevez-vous le fait d’être député de cette “France des oubliés”, ravagée à la fois par la désindustrialisation, le chômage, et la poussée du vote Front National ? Est-ce une responsabilité particulière ?

Tout d’abord, en soi, le fait d’être député, et de surcroit jeune député et député de la France Insoumise, est déjà une grande responsabilité, car nous sommes 17 dans cette Assemblée et nous avons été élus avec l’objectif clair d’incarner l’opposition écologique et sociale à Macron et à sa majorité, qui est écrasante dans l’Assemblée. Certains auraient pu penser que notre nombre ne nous donnait pas les moyens d’avoir prise sur le débat parlementaire, mais la session extraordinaire a démontré que même à 17, nous réussissions à nous faire davantage entendre et comprendre que les 300 députés de la majorité présents en face de nous. De ce point de vue, la « pente » qui a été prise par le début du quinquennat Macron laisse penser qu’à mesure que le temps va s’écouler, notre responsabilité va aller en grandissant. Car au-delà de la force d’opposition, nous devons être en capacité de démontrer que nous sommes prêts à être l’alternative pour la suite : c’est notre objectif premier.

Sur la question du territoire, la circonscription à laquelle j’appartiens est, certes, en quelque sorte à l’image du département, mais pas seulement. Le département du Nord est caractérisé par le fait que sa partie sud, celle qui jouxte le Pas-de-Calais, se compose d’anciennes zones industrielles sinistrées où le Front National fait des scores élevés — sur les 8 députés FN, 5 viennent de la grande région Hauts de France. Il est également marqué par l’abstention qui est un fait politique dans le pays. Mais c’est un territoire qui regorge d’énergie et de possibilités.

“Au-delà de la force d’opposition, nous devons être en capacité de démontrer que nous sommes prêts à être l’alternative pour la suite : c’est notre objectif premier.”

Plus précisément, lorsque l’on parle de la première circonscription du Nord, il s’agit du centre-ville de Lille et des quartiers sud. Lille est l’une des villes françaises qui subit le plus le phénomène de ségrégation : le centre urbain abrite des quartiers où habite une population plutôt favorisée que d’aucuns appelleraient « bobos », tandis que dans le sud de la ville sont ancrés les quartiers populaires — Lille sud, Wazemmes, Moulins — qui sont à la fois marqués par une plus forte abstention mais aussi par un vote plus important en faveur de la France Insoumise. Il est assez intéressant d’observer la carte électorale de Lille : si on trace la sociologie du vote à grands traits, on remarque que plus on monte vers le nord, plus les gens votent mais moins ils votent pour nous. A l’inverse, plus on descend, moins ils votent mais plus ils votent pour nous. Cela dit, le vote France Insoumise est fort dans toute la ville, la présidentielle l’a démontré.

La circonscription se compose également de deux autres villes, que l’on pourrait être tenté de considérer de façon précipitée comme des « villes dortoirs », alors qu’elles ont leur propre dynamisme : il s’agit de Faches-Thumesnil et de Loos. Faches-Thumesnil est une ville dirigée depuis le début des années 2000 par un maire de droite, Nicolas Lebas. A l’Assemblée, il serait plutôt « Constructifs » que « LR ». La ville de Loos est davantage marquée par la présence du FN — bien que ce vote reste contenu par le vote lillois. Le FN y a notamment réalisé de beaux scores à la présidentielle, mais c’est aussi une ville où nous avons prouvé notre capacité à convaincre l’électorat FN de venir vers nous. Nous veillons particulièrement à nous attaquer à la montée du vote FN, qui s’est par exemple développé dans Lille sud, mais il est très clair que dans l’entre-deux tour de la législative, les électeurs qui dans un premier temps avaient exprimé leur colère en votant FN, réalisent que LFI est aussi l’expression d’une colère, bien qu’elle n’ait pas le même aboutissement politique : il y a donc eu un report de voix assez net, notamment à Loos.

Personnellement, je suis satisfait chaque fois que j’entends « J’ai hésité à voter Le Pen ou Mélenchon, et finalement j’ai voté Mélenchon » : quelle plus grande satisfaction que d’avoir réussi à convaincre que c’est vers cette colère-là qu’il fallait se tourner ? Aux journalistes qui me disent alors que c’est la preuve de la porosité entre nos électorats, que nos thématiques sont finalement assez proches, je réponds, « Expliquez-moi comment vous faites pour faire tomber ou baisser le FN si ce n’est en lui prenant des électeurs ? »

Adrien Quatennens à l’Assemblée nationale. Crédit : Bertrand Guay/AFP

LVSL : De façon assez surprenante, vous avez été élu avec le soutien du candidat PS/MRC perdant, et avec les éloges du candidat FN Eric Dillies dans l’entre-deux tours. Votre victoire s’est faite d’une courte tête (46 voix). Ces soutiens, qui ne sont pas forcément désirés – notamment en ce qui concerne le candidat du Front National – révèlent en creux l’enjeu principal pour La France Insoumise : convaincre les classes moyennes urbaines et diplômées qui votaient traditionnellement PS et convaincre les classes populaires tentées par le vote FN. Comment aller plus loin dans ce sens ? Autrement dit, comment aller chercher ceux qui ne sont pas encore là ?

En effet, ce soutien n’était clairement pas désiré. Ce qui est très net est que sur une circonscription telle que celle-ci, c’est-à-dire une circonscription qui était le bastion du PS local, on remarque bien que la façon de fonctionner du PS, y compris dans sa mobilisation des réseaux municipaux, n’a plus la prise qu’elle avait auparavant, et c’est ce que j’ai pu vérifier avec les législatives. J’ai pu craindre pendant la campagne, malgré le désarroi du PS et le fait que leurs électeurs nous disaient depuis longtemps qu’ils ne voulaient plus de ce parti, que l’activation de leurs réseaux et de ce qu’ils avaient réussi à monter au sein de la municipalité ne fasse tout de même leur bénéfice. Finalement, cela n’a pas du tout été le cas. Les gens en ont définitivement soupé.

Ensuite, on a effectivement le vote de droite, mais qui dans cette circonscription reste minoritaire. Le phénomène numéro un demeure l’abstention criante. Enfin, il y a la question du FN : dans les débats du premier tour, notamment télévisés, le candidat FN n’était pas sur la posture ethniciste de son parti mais davantage sur une posture souverainiste, et je voyais bien que notre argumentaire ne lui déplaisait pas totalement, quand bien même les finalités politiques s’opposent : alors que le FN veut que La France retrouve son indépendance pour opérer un repli identitaire promis à l’impasse, nous voulons que la France retrouve son indépendance pour affirmer son caractère universaliste et marcher aux avant-postes des grands défis humains à relever comme la planification écologique. L’appel à voter pour nous du FN, nous ne l’avons certainement pas demandé, et plus qu’autre chose, il a surtout permis à notre adversaire principal, à savoir En Marche, de créditer la thèse selon laquelle il y avait bien une alliance des deux extrêmes, une porosité dans l’argumentaire et le programme politique, alors que c’est tout à fait sans fondements. L’essentiel pour nous est de convaincre, et nous ne faisons pas le tri pour savoir qui nous cherchons à convaincre.

“Alors que le FN veut opérer un repli identitaire promis à l’impasse, nous voulons que la France retrouve son indépendance pour marcher aux avant-postes des grands défis humains à relever comme la planification écologique.”

Selon moi, le principal chantier qui s’ouvre devant nous, et donc le principal enjeu, est de juguler l’abstention. Le fait qu’on soit à présent dans un temps qui n’est plus contraint par un calendrier électoral serré permet de faire de cet enjeu une priorité : l’idée est de réussir, hors temps électoral, à créer des méthodes qui localement permettent de réduire l’abstention. C’est évidemment un problème qui nous préoccupe depuis un moment puisque nous avons été très présents dans les quartiers populaires depuis le début de la campagne, en lançant notamment les caravanes insoumises dès début 2016 pour amener la question des droits.

Il me semble que LFI doit permettre de continuer à mener la bataille culturelle à travers les campagnes thématiques et apporter le contenu politique qui est le nôtre. Mais dans le même temps, nous devons être capables de nous dire que ce n’est pas seulement en allant dans les quartiers populaires qu’on va réussir à les faire revenir à la politique : il faut que nous, les militants politiques, soyons conscients des problématiques auxquelles sont confrontées les gens et que nous soyons en capacité d’y répondre, en étant des facilitateurs de l’auto-organisation. Je disais par exemple à mes camarades à Lille que s’ils voient un quartier où il leur semble qu’il y a un besoin criant en soutien scolaire, ils pourraient organiser les conditions de création de ce soutien scolaire. Cela reviendrait à répondre directement à des problématiques pour faire en sorte que la politique ne soit pas vécue comme hors sol : ainsi, notamment dans un contexte où les municipalités ont de moins en moins de marges de manoeuvre financières, cela démontrerait une capacité des citoyens à s’auto-organiser. Je pense qu’il y a là un coup double à jouer : à la fois mener les campagnes thématiques, et en même temps se mettre au service de la population pour recréer le lien entre la politique et les citoyens.

En ce qui concerne le FN, j’ai toujours considéré que son électorat n’était pas sa propriété, qu’il ne lui appartient pas, que les électeurs du FN ne sont pas le FN, et cela fait longtemps que de notre côté, nous ne répondons plus de la caricature qui veut que ces électeurs soient d’affreux fascistes. Certes, il y en a, mais le vote FN dans notre pays est d’abord et avant tout un vote qui exprime une colère, un ras-le-bol, une volonté de donner un coup de pied dans la fourmilière, et charge à nous de faire la démonstration que le vote FI est aussi l’expression d’une colère : ce qu’il faut alors prouver est que la question n’est pas d’engendrer une colère pour la colère, mais de savoir ce que l’on fait de cette colère. Au projet ethniciste du FN s’oppose ici le projet propulsif de LFI qui permet d’ailleurs bien souvent de répondre au terreau qui crée la montée du FN, à savoir notamment les problématiques sociales. Pour résumer, il y a véritablement deux enjeux primordiaux : Ne pas céder un pouce à Macron et sa majorité, et faire la démonstration que l’on peut incarner la suite.

LVSL : Parmi les causes de la montée du FN dans le Nord et le Pas-de-Calais, on revient souvent sur le fort taux de chômage des zones concernées. On parle moins souvent du recul généralisé de l’État et des services publics, de la perte de lien social qui va avec. Pourquoi l’État a-t-il abandonné ces territoires ? Comment les réinvestir, et selon quelle vision de l’État ?

Très clairement, on voit bien qu’après l’ère des Trente Glorieuses, avec l’émergence de l’économie libérale, les dirigeants ont particulièrement misé sur le tertiaire dans le Nord. Or, il y a divers endroits où ce n’était absolument pas adapté, et cela a participé de cette ségrégation que l’on retrouve notamment dans des villes comme Lille.

Sur la question de l’emploi, il est nécessaire de réaffirmer le fait que le problème du chômage n’est pas celui du « chômage volontaire », contrairement à ce que les gouvernements successifs ont cherché à démontrer. Sous Hollande par exemple, le gouvernement ressassait en permanence la musique des emplois non pourvus. Nous sommes sans cesse dans l’obligation de rappeler ce qu’est la réalité statistique sur les emplois non pourvus : aujourd’hui, si je ne me trompe pas, on a affaire à 1 emploi non pourvu pour 300 chômeurs, ce qui correspond véritablement à une situation de pénurie d’emplois. A la France Insoumise, nous prônons un modèle de relance de l’activité qui serait nécessairement centralisé par l’Etat, car l’Etat est la courroie de transmission de grandes politiques de relance permettant de réactiver le levier de l’emploi. La planification économique que nous proposons permettrait de créer des centaines de milliers d’emplois, ce qui est une nécessité absolue.

“Là où l’Etat cède du terrain, deux forces avancent essentiellement : la logique de privatisation et le pouvoir de l’argent d’abord, puis la misère sociale.”

On aurait tort de croire que c’est en rabotant le modèle social français par des lois telles que la Loi Travail que l’on va créer de l’emploi : ce type de politiques est mené depuis longtemps, même bien avant Sarkozy. Elles se fondent sur l’idée que flexibiliser davantage le marché du travail et augmenter la compétitivité va créer de l’emploi, alors que l’on voit bien qu’il n’y a pas de corrélation entre le droit du travail et la baisse du chômage. Il faut donc commencer par battre en brèche cet argumentaire politique majoritaire qui provoque un sentiment de culpabilité chez les gens. La seconde étape sera d’expliquer que le principal problème est la relance de l’activité. En ce sens, stratégiquement, nous considérons par exemple que l’Etat français a davantage intérêt à conserver des boîtes comme Alcatel et les grands secteurs stratégiques, plutôt qu’à batailler pour flexibiliser davantage le marché du travail, car la première option apportera bien plus d’emplois à long terme. Il est nécessaire d’annihiler l’idée selon laquelle le seul objectif est la politique de l’offre, la concurrence libre et non faussée entre tous, et qu’à la fin le moins disant social remporte la bataille.

De fait, là où l’Etat cède du terrain, deux forces avancent essentiellement : la logique de privatisation et le pouvoir de l’argent d’abord, puis la misère sociale. Les politiques libérales menées depuis les années 1980 ont toujours été suivies par la montée du chômage. Très clairement, il y a un lien de cause à effet entre le désengagement de l’Etat, dicté notamment par les politiques budgétaires impulsées par l’Union européenne, et la montée du chômage, provoquant un cercle qui s’auto-entretient. Plutôt que de jouer une compétition perdue d’avance et qui pousse au moins-disant social, nous pourrions faire tant d’autres choses qui nécessitent des compétences et des énergies dont la France regorge.

 

LVSL : La vieille gauche radicale a longtemps été très méfiante vis-à-vis de la fonction tribunicienne, associée au culte de la personnalité et aux pires dérives du XXème siècle. A tel point que l’émergence de nouvelles figures politiques avec la création du groupe LFI en a surpris plus d’un : François Ruffin ; Ugo Bernalicis ; ou encore vous-même. Vous étiez-vous préparé à jouer ce type de rôle ? La présence de tribuns est-elle la clé du succès pour les mouvements progressistes auparavant en mal de visibilité ?

Le fait d’avoir un groupe à l’Assemblée qui a attiré l’intérêt des médias a permis au public ainsi qu’aux milieux politiques et médiatiques de découvrir quelque chose qu’ils ignoraient, c’est-à-dire que LFI ne se cristallise pas uniquement autour de Jean-Luc Mélenchon. Ce dernier est de longue date soucieux des compétences des gens qui l’entourent et de faire en sorte que d’autres figures émergent. Il est intéressant de remarquer que nous sommes passés sous leurs radars pendant longtemps, jusqu’à aujourd’hui. Ugo, moi, et tant d’autres, malgré notre jeune âge, avions depuis des années des responsabilités locales comme bénévoles, nous prenions la parole en public, nous faisions des campagnes et nous nous rendions visibles sur les places publiques, ce qui ne nous a pas empêchés de passer inaperçus — les médias locaux nous reprenaient de temps en temps sans toutefois s’intéresser à nous dans le détail.

Personnellement, depuis que je milite, il me tient à coeur, mais c’est aussi le propre de notre courant, d’être dans la formation permanente, de beaucoup lire et d’écrire également, d’avoir la capacité de prendre la parole en public et de savoir construire un discours : quand on sait qu’on a une demi-heure et un objectif fixé, il faut faire en sorte de ciseler son propos de manière à aller droit au but. Nous sommes donc rompus à l’exercice.

Prenons le cas de la Loi Travail : je me suis trouvé au premier plan uniquement parce que j’avais choisi de travailler dans la Commission d’Affaires Sociales qui se penchait en premier sur ce texte, puisque nous nous étions répartis les commissions entre les 17 députés que nous sommes. Lorsque nous avons décidé de déposer une motion de rejet et que notre motion a été tirée au sort — puisque plusieurs groupes en avaient déposé une également —, il a fallu choisir un orateur pour prendre la parole. Le groupe fonctionne en collectif. Le but n’est pas de se singulariser les uns des autres, au contraire. Or, compte tenu de ce qui avait été fait en Commission d’Affaires Sociales et étant donné que mes deux camarades de commission étaient d’accord pour que je m’y colle le premier, il a été décidé que je défendrais cette motion.

Je suis donc rentré chez moi le week-end, j’ai préparé le discours, et très honnêtement, lorsque je l’ai achevé, je n’ai pas eu le sentiment d’avoir fait quelque chose d’exceptionnel, mais simplement d’avoir accompli ma tâche qui était de produire un discours respectant les trente minutes de parole et visant un objectif clair. Puis je suis monté à la tribune, et j’ai prononcé mon discours comme tout un chacun dans ce mouvement l’aurait fait à ma place et sans me dire que ce que je faisais était formidable. Pourtant, lorsque je suis descendu de la tribune et que j’ai rallumé mon téléphone, jai réalisé l’ouragan que ce discours avait provoqué : les médias nous découvraient.

J’ai compris que pour les députés de la majorité mais aussi pour les communistes, cela représentait l’arrivée d’un OVNI qu’ils n’avaient pas vu venir, c’est-à-dire cette génération montante de gens entre vingt et trente ans, très soucieuse de se former — vous en faites sûrement partie d’ailleurs — et capable de monter en puissance. C’est pour cette raison que Jean-Luc disait déjà depuis un moment : « Ne croyez pas que lorsque vous en aurez fini avec moi, vous en aurez terminé, parce qu’avec eux, vous en prenez pour quarante ans ». Je l’entendais aussi répéter aux gens du groupe : « Je suis ravi qu’on vous entende davantage ». Il faut réussir à amplifier ce mouvement collectif.

Cela me permet aussi de rebondir sur l’analyse que Lenny Benbara fait dans l’article que vous avez publié lorsqu’il dit que le niveau atteint lors de la session extraordinaire doit être maintenu, et que pour cela, il faut engranger une logique qui incarne l’alternative. Je pense que le discrédit de Macron va se poursuivre voire s’accélérer, et à mesure qu’il tombe, nous devons symboliser le changement et la capacité à prendre la relève.

 

LVSL : La France Insoumise a réalisé de très bons scores dans la métropole lilloise, et a été capable de faire élire deux députés dans le département. Ces résultats constituent à l’évidence un point d’appui pour le futur, notamment pour les élections municipales de 2020. Quelle stratégie de long terme comptez-vous mettre en place pour asseoir votre implantation ? La mairie de Lille est-elle un objectif ? Cela posera à terme, la question des alliances éventuelles que le mouvement peut nouer s’il veut prendre des mairies…

Il est évident que la mairie de Lille ainsi que d’autres mairies d’envergure nationale sont un objectif très clair pour le mouvement, objectif qui se place dans la continuité de notre stratégie. Dire le contraire serait mentir. Mon état d’esprit, qui est d’ailleurs assez partagé dans LFI, est que tous nos actes politiques, que ce soit dans l’Assemblée ou au sein du mouvement en ce qui concerne les campagnes thématiques ou encore les élections intermédiaires, sont des étapes intermédiaires vers notre objectif ultime qui demeurera toujours la prise du pouvoir dans ce pays. Certains groupes politiques peuvent considérer qu’avoir un groupe parlementaire est déjà un accomplissement en soi et qu’ils peuvent en rester là, mais ce n’est en rien notre cas : pour nous, l’Assemblée n’est qu’une étape de plus.

Avant les municipales, il y a les Européennes, et le pari que je fais d’ici là est que l’illusion Macron va s’éroder plus vite que prévu. Actuellement, nous tendons à prouver que le renouveau qu’il semble incarner, parce qu’il est un jeune président qui prétend mettre à la porte la vieille classe politique et parce qu’il prône de nouvelles pratiques, n’est qu’illusoire. On remarque déjà dans son gouvernement les mêmes fêlures, des gens liés par les mêmes affaires — quand on voit qu’en plein débat sur la confiance, Pénicaud se fait prendre la main dans le sac des stock options… Notre but est donc de mettre à jour le continuum qui existe entre les politiques de droite de Sarkozy, les politiques prétendument de gauche de Hollande, et les politiques centristes de Macron : il faut faire la démonstration, bien qu’elle se fasse d’elle-même, que ces gens-là, derrière des oppositions qui sont feintes pour pouvoir se partager le pouvoir politique, ont un socle idéologique de l’ordre de 70 à 80% de commun – si l’on met de côté les questions sociétales – car c’est la commission européenne qui se tient derrière eux.

Deux hypothèses se présentent alors concernant l’avenir : soit la situation reste telle qu’elle est aujourd’hui et les élections intermédiaires dictent la suite. Soit un événement fortuit bouscule les choses et nous devons alors nous tenir prêts à tout moment. Si c’est le calendrier électoral qui dicte la suite, voyons : les premières élections intermédiaires sont les européennes, qui seront un moment idéologiquement intéressant pour nous où il faudra faire la preuve que nous sommes bien là face au « grossiste » [la commission européenne, NDLR] qui impulse les politiques nationales depuis trop longtemps. L’élection européenne devra être la traduction dans les urnes de la déflagration contre Macron. C’est aussi l’occasion pour nous d’avoir davantage d’élus, donc de monter en crédibilité et de gagner en visibilité afin de pouvoir s’exprimer.

Puis arrivent les élections municipales — il se peut d’ailleurs qu’elles aient lieu en 2021 et non en 2020, et qu’elles viennent s’ajouter aux régionales et aux départementales. Nous devons donc être préparés à décrocher le plus de positions possibles. Ainsi, pour revenir à votre question après ce passage de contextualisation, il apparaît que oui, dans la métropole lilloise, étant donné que LFI a été capable de décrocher deux anciens bastions socialistes avec la première et la deuxième circonscription du Nord, il y a clairement plusieurs villes de la métropole que nous pouvons remporter aux élections municipales. Cela nous ferait arriver à la veille de la présidentielle dans une position totalement différente de celle où se trouvait Jean-Luc Mélenchon en 2016 lorsqu’il a lancé le mouvement, avec la force de dire que nous incarnons l’alternative, face à un Front National qui à l’inverse est d’ores et déjà en difficulté. A l’Assemblée, les frontistes sont presque inaudibles, et leur parti est rongé par des guerres intestines. Je crois qu’ils sont assez durablement enlisés.

En ce qui concerne la question des alliances aux municipales, tout va dépendre des européennes. Je souscris totalement à l’idée que nous ne devons plus mettre le doigt dans des stratégies qui nous latéralisent avec la tambouille des chapelles à gauche, et qu’il faut refuser les assises de refondation et autres potages qui semblent se profiler. Ces gens sont en cendres et pensent que l’on va pouvoir faire renaître le phénix, alors que pour notre part, nous avons plutôt intérêt à poursuivre la stratégie qui a fonctionné lors des présidentielles et des législatives, c’est-à-dire celle qui consiste à opposer peuple et oligarchie, le « nous » et le « eux » que théorise Chantal Mouffe. Cela s’incarne d’ailleurs dans les nouvelles têtes du mouvement et au sein de notre électorat : plusieurs fois, lors de la campagne, des gens sont venus me voir en me disant que si Mélenchon avait été candidat du Front de gauche en 2017, jamais ils ne l’auraient ne serait-ce qu’écouté.

“Nous cherchons donc à élargir notre électorat en refusant les codes politiques par lesquels on essaie de nous enfermer dans une position minoritaire.”

La campagne de Mélenchon en 2012 par exemple restait très ancrée dans les codes traditionnels de la gauche radicale, notamment dans l’imagerie politique. C’’était déjà un premier filtre qui a fait que certaines personnes ne sont pas allées plus loin. En effet, même si nous avons raison d’être attachés à nos drapeaux rouges, lorsqu’il s’agit de convaincre la majorité de la population nous ne pouvons plus nous présenter comme la gauche radicale, ce qui implique de mettre les drapeaux au placard. De la même manière que lorsque Benoît Hamon ouvre un meeting en disant qu’il s’adresse à la gauche socialiste, comment peut-il prétendre gouverner le pays s’il commence par parler à une stricte minorité ? Nous cherchons donc à élargir notre électorat en refusant les codes politiques par lesquels on essaie de nous enfermer dans une position minoritaire.

Les alliances dépendent donc moins de LFI que de la manière dont les autres vont se positionner. Certains continuent à avoir des œillères et à penser que le choix qu’a fait Mélenchon en 2016 était de se lancer dans une grande aventure en solitaire pour avoir le contrôle, alors que c’était un choix tout à fait réfléchi, fruit d’une réflexion politique profonde. Aujourd’hui, ils commencent à réaliser qu’ils avaient tort. Dès lors, soit ils se rapprochent de l’espace de discussion dans lequel nous les accueillons à bras ouverts, soit ils décident de continuer à alimenter la sclérose de cette gauche déclinante. Ainsi, selon leur positionnement, nous ferons nos propres choix de discussion. Il faut notamment les appeler à la cohérence. Par exemple, lorsque mon adversaire socialiste – François Lamy, l’ancien ministre – critiquait la potentielle Loi Travail de Macron en se posant comme la caution de gauche à cette loi,  que je lui répondais que c’était le PS qui avait ouvert la brèche et qu’il répliquait « oui mais moi c’est différent », il y avait clairement un problème de cohérence entre lui et son propre parti. Nous leur demandons simplement une clarification. C’est-à-dire, par exemple, de voter contre la confiance au gouvernement, et cela ne dépend alors que d’eux. S’ils l’avaient fait, ils nous trouvaient à la table de discussion sans aucun problème.

LVSL : En Espagne, Podemos aussi refusait la latéralisation, mais pour gouverner Barcelone, Madrid et d’autres villes, ils ont dû passer des accords avec le PSOE bien qu’ils se fassent la guerre au niveau national. Peut-être est-il possible de trouver des gens mieux disposés au niveau local…

Nous verrons bien ce qu’il en est. Pour ma part, je suis désormais convaincu qu’il faut de la clarté et qu’il faut pour cela se tenir éloigné des tambouilles. Laissons les autres faire leur travail de réflexion propre. Ils doivent encore comprendre notamment que la langue qu’ils parlent est bien souvent une langue morte. Nous devons de notre côté faire ce dont nous sommes capables par nous-mêmes. Si nous utilisons véritablement les ressources dont nous disposons à l’action, nous pouvons lever de grands espoirs.

Pour le moment, on voit bien que l’on est dans un grand moment de recomposition des partis politiques, et c’est d’ailleurs aussi le cas à droite car En Marche vient marcher sur les plates-bandes des Républicains, ce qui déclenche des débats houleux chez ces derniers. Nous n’avons pas ce problème-là : le travail de construction idéologique et stratégique est fait, et nous avons donc un temps d’avance car nous sommes déjà dans le moment où nous pouvons discuter avec les autres et envisager la manière dont il faut avancer.

 

LVSL : Lors de la session extraordinaire, l’Assemblée nationale a adopté la loi d’habilitation qui permet au gouvernement de réformer le code du Travail par ordonnances. La réforme devrait permettre d’inverser la hiérarchie des normes, de précariser le CDI, de revoir le périmètre du licenciement économique ou encore d’outrepasser les syndicats (référendum, négociation sans délégué syndical mandaté). Pouvez-vous exposer plus concrètement les intentions du gouvernement ? En quoi cette loi diffère-t-elle de la loi El Khomri ?

Cette loi et les précédentes sont la traduction directe de directives européennes qui tracent les contours de la législation du Travail, avec pour logique de fond l’idée que le principal problème est celui du coût du travail et de son manque de flexibilité et de compétitivité. Il faut ici répéter qu’il n’y a pas de corrélation entre le droit du travail et la baisse du chômage, ce qui a été démontré par l’OCDE, mais aussi par le bilan du quinquennat Hollande. Pour notre part, la première étape est donc de démontrer que l’analyse de la question de l’emploi n’est pas bonne, et par la suite de prouver que ces lois ne profitent qu’au secteur des actionnaires d’entreprise, car sous couvert de dialogue social on renforce l’arbitraire patronal.

Sur la loi en tant que telle, la différence avec les précédentes, qui précisaient leur contenu, est que celle-ci est une loi dite « d’habilitation à légiférer par ordonnance sur » c’est-à-dire une loi qui délimite un périmètre à l’intérieur duquel le gouvernement pourra, disons-le franchement, faire à peu près ce qu’il voudra. Ce périmètre pose la suprématie des accords d’entreprise dans la hiérarchie des normes : Jean-Luc Mélenchon utilise donc à raison l’expression de « un code du Travail par entreprise », car c’est bien l’objectif du gouvernement qui souhaite que tout se fasse, dixit la ministre du travail, « au plus près du terrain ». Cela signifie qu’on rompt avec le cadre républicain d’une loi qui s’applique à tous. Selon le lieu où l’on travaille, on peut être soumis à un ordre juridique différent.

Rassemblement de la France Insoumise sur la place de la République à Paris, le 3 juillet 2017.

En ce qui concerne les points importants de la loi, on peut évoquer la question des instances représentatives du personnel — le comité d’entreprise, le CHSCT, les délégués du personnel — qui ont actuellement des compétences et des délégations propres, et que, sous prétexte d’archaïsme et de manque d’efficacité, on veut faire fusionner pour créer une instance unique. Il peut en résulter une perte de levier d’action pour les syndicats. La philosophie générale de la loi, en résumé, est de faire en sorte que toute autre personne que celles qui étaient habilitées à négocier aujourd’hui puisse le faire. Il s’agit de contourner les syndicats. On nous vend entre autres les bénéfices du référendum d’entreprise en prétendant que cela donne la parole au salarié, alors que l’on sait très bien que cela se déroule sous chantage, comme le montre par exemple le cas de Smart où les employés ont accepté une augmentation du temps de travail dans des conditions lamentables par crainte de licenciement et de délocalisation : référendum, certes, mais sous la forme d’un pistolet sur la tempe.

Il y a quelques éléments sur lesquels il faut également insister, comme la barémisation, non pas des indemnités prudhommales comme on le croit, mais des dommages et intérêts aux prudhommes, qui permettrait dorénavant à un patron de savoir combien va lui coûter un licenciement abusif. La loi préconise aussi l’extension du contrat de chantier à d’autres domaines que le bâtiment, c’est-à-dire qu’il pourra y avoir des chantiers dans tous les domaines : le contrat de chantier est présenté juridiquement comme un CDI alors qu’en réalité, il s’agit d’une mission, donc d’un CDD qui de surcroît ne comprend pas d’indemnités de précarité. Cela correspond à une véritable précarisation de l’emploi.

Un autre point important est que le texte du gouvernement dit qu’il faut revoir le périmètre d’appréciation des difficultés économiques des entreprises, mais il ne dit pas que ce sera le cas au périmètre national. Or, quand le texte passe au Sénat, celui-ci précise qu’il veut que ce soit un périmètre national. Il y a donc tout un jeu politique du « passe-moi le sel, je te passe le poivre » entre les uns et les autres, c’est-à-dire qu’une majorité ouvre une brèche en disant qu’elle ne souhaite pas aller plus loin, puis le Sénat qui est à droite passe derrière pour marquer le pli, et En Marche repasse finalement afin d’entériner le projet. J’ai personnellement assisté à la lecture à l’Assemblée du texte qui s’était durci en passant par le Sénat, suite à laquelle a été mise en place une commission mixte paritaire — c’est-à-dire sept députés et sept sénateurs — qui avait pour objectif de partir du texte du Sénat afin de trouver un compromis sur les points de désaccords : j’ai alors pensé que ce serait à nouveau une guerre de tranchées interminable, mais le travail a été expédié en une heure car ils s’étaient accordés sur à peu près tout, notamment sur les concessions faites à la droite et surtout sur un point central de la loi qui est l’appréciation du périmètre économique. C’est donc dans un jeu d’alliance objective entre la majorité et son opposition que le texte se trouve durci.

“La loi actuelle ne fait donc qu’achever de retourner l’ordre juridique et social qui régit les salariés du privé, à savoir environ 18 à 20 millions de personnes (…) Le projet d’Emmanuel Macron, c’est le remplacement du chômage de masse par l’emploi précaire.”

Néanmoins, ce texte n’est qu’un processus d’aboutissement de ce que l’on observe depuis des années, car la loi El Khomri avait déjà fait l’essentiel, et c’est une logique qui est valable dans plein d’autres secteurs. Prenez par exemple la privatisation des secteurs stratégiques comme EDF, où la législation n’a jamais été bouleversée d’un seul coup car les acteurs de ce changement savaient que cela serait impossible. Ils entreprennent donc toujours de « saucissonner » l’objectif en diverses lois qui passent à mesure que les quinquennats avancent, et si l’on rassemble tout — par exemple l’ensemble des lois comprenant notamment la loi de sécurisation de l’emploi, la loi Rebsamen, la loi Macron, la loi El Khomri et la loi Pénicaud —, on se retrouve face au saucisson dans son entier.

La loi actuelle ne fait donc qu’achever de retourner l’ordre juridique et social qui régit les salariés du privé, à savoir environ 18 à 20 millions de personnes. Le choix de l’été 2017 comme moment pour faire passer cette loi n’était d’ailleurs pas anodin, puisque l’Assemblée n’était pas encore tout à fait installée, et je caricature à peine lorsque je dis que nous devions étudier le texte dans les escaliers : nous avions trois ou quatre jours pour le lire et déposer l’amendement dans des conditions délétères. Tout a été pensé méthodiquement pour être sûr qu’il n’y ait pas de contestation possible. Le projet d’Emmanuel Macron, c’est le remplacement du chômage de masse par l’emploi précaire.

LVSL : Comment envisagez-vous la contestation sociale contre cette nouvelle loi Travail ? Ne craignez-vous pas une léthargie populaire liée à la période post-électorale et à la rapidité avec laquelle cette réforme est menée ?

Comme je le disais, tout a été calculé pour que la contestation sociale soit minorée, entre la venue de l’été et une session extraordinaire dans un moment où le Parlement n’était pas encore aguerri. Je considère même que la convocation du Congrès de Versailles le lundi où les amendements étaient attendus en Commission d’affaires sociales a contribué à freiner le travail d’amendement — même si je n’irais pas jusqu’à dire que le Congrès a été convoqué dans ce but.

Il est clair, étant donné ce que je viens d’expliquer, que le moment pourrait ne pas être favorable à une contestation sociale. Néanmoins, il y a un réveil attendu, notamment de l’opposition syndicale, puisque nous avons par exemple des syndicats comme la CFE-CGC qui ne sont pourtant pas les plus virulents et qui clament leur mécontentement. D’ailleurs, pour revenir au texte de loi, le fait de séparer les différents syndicats pour qu’ils ne s’assoient pas à la même table, tout en cachant cela sous une multiplicité de réunions, est aussi un choix stratégique. Toutefois, bien que nous ayons chez LFI notre propre analyse du texte de loi, nous nous gardons bien de commenter les stratégies syndicales et de prendre position sur les décisions des syndicats. En tous cas, j’entends de nombreux syndiqués autour de moi qui affirment qu’ils vont débrayer comme il se doit à la rentrée.

LVSL : A l’occasion de ces contestations, la France Insoumise va encore apparaître comme le camp de la résistance. Dans ces conditions, comment peut-elle faire émerger un ordre alternatif à la pagaille néolibérale ?

Nous avons autour de nous des gens qui ont rédigé un code du Travail alternatif, en collaboration avec un comité de recherche : il s’agit d’un code qui serait réellement émancipateur et protecteur, et que l’on voudrait faire prévaloir aujourd’hui car il permettait à l’employé d’être un véritable citoyen dans l’entreprise. On peut donc aussi, en disant que l’on défend le code du Travail, en proposer une version améliorée.

Pour revenir sur la mobilisation, je peux vous assurer que nous allons y contribuer. Nous avons commencé à nous préparer dès la session parlementaire, notamment en répandant les débats dans le pays afin qu’ils ne restent pas cloisonnés à l’Assemblée : il y a ainsi déjà eu des actions organisées par des militants de LFI afin d’expliquer les enjeux de la loi. Néanmoins, il est certain qu’il faut que le mouvement se réveille. Je suis inquiet de constater le décalage qui existe entre la gravité de ce qui se passe à l’Assemblée et le climat dans le pays : nous sommes face à une véritable liquidation d’un siècle d’acquis sociaux. Mais nous nous trouvons au terme d’un processus où tous les rapports au travail ont été individualisés, et il est donc très compliqué de mobiliser les gens pour engranger un phénomène collectif qui permettrait de défendre le modèle social que nos opposants sont en train de démonter méthodiquement, sachant qu’ils sont bien organisés pour le faire.

Pour l’instant, nous allons faire en sorte que la mobilisation syndicale du 12 septembre soit la plus importante possible. Notre initiative de mouvement politique sera le 23 septembre, durant laquelle le mot d’ordre sera « Contre le coup d’état social », car nous lions aussi à cela d’autres éléments qui participent de la même logique libérale, comme le fait que le CETA sera appliqué dès le 21 septembre transitoirement sans vote du Parlement. Cette marche du 23 septembre n’est pas celle de La France Insoumise. C’est notre initiative mais tout le monde peut s’en saisir.

Meeting du candidat Jean-Luc Mélenchon, le 18 mars 2017, sur la place de la République à Paris.

LVSL : A l’occasion des élections européennes, quelle ligne doit tenir LFI ? En effet, votre électorat ne souhaite pas forcément sortir de l’UE, même s’il est très critique et qu’il veut récupérer des parts de souveraineté, tandis que l’électorat FN est le plus eurosceptique. Allez-vous rester sur l’idée du plan A/plan B ? Allez-vous accentuer le rapport de force et envisager de sortir de l’euro en cas d’échec des négociations ?

La préparation de la sortie de l’euro est incluse dans le plan B. Le FN est pétri de contradictions sur cette question, mais en tout cas jusqu’à présent, dans son projet politique, il incluait la sortie de l’Union européenne. Ce que nous disons est différent. Nous souscrivons à l’idéal européen tel que conçu à sa création, c’est-à-dire un idéal de coopération entre les peuples pour éviter que la guerre ne revienne. Mais on remarque rapidement qu’une fois que les bonnes intentions ont été dictées, la construction européenne a été une construction libérale où l’économie a tout dirigé, et il en résulte aujourd’hui un paquet bien ficelé de pays qui n’ont pas les modèles sociaux ni les mêmes niveaux fiscaux et auxquels on a dit : « que le meilleur gagne ». Cela crée d’importantes tensions économiques qui contredisent largement les motivations pacifiques premières de la création de l’UE. Il y a donc un dévoiement complet de l’idéal européen.

“Si LFI arrive au pouvoir, et nous nous y préparons, elle s’assiéra à la table des négociations en disant que la France, pays fondateur de l’UE, refuse que le système se maintienne tel qu’il est : il sera alors temps de renégocier les traités.”

Aujourd’hui, nous considérons qu’il faut lutter contre l’Europe libérale qui nous enferme dans des directives, et il faut donc assumer un rapport de force, notamment face à l’Allemagne qui a des intérêts économiques totalement divergents des nôtres. L’Allemagne est un pays vieillissant là où la France rajeunit et sera bientôt la première puissance démographique d’Europe ; l’Allemagne est sur un système de retraite par capitalisation alors que nous avons un système par répartition, ce qui ne nécessite pas un euro fort contrairement à eux.

Si LFI arrive au pouvoir, et nous nous y préparons, elle s’assiéra à la table des négociations en disant que la France, pays fondateur de l’UE, refuse que le système se maintienne tel qu’il est : il sera alors temps de renégocier les traités. Nous avons la liste, dans le plan A, des revendications que nous souhaitons faire entendre. Nous savons bien que les pays à qui nous allons soumettre cela, l’Allemagne en tête, n’y ont pas intérêt, bien que d’autres pays seront très probablement de notre côté, tels que l’Espagne, le Portugal et l’Italie. Si la réponse est positive, nous pourrons avancer vers la construction d’une autre Europe. Si la réponse est négative, il sera temps d’appliquer le plan B : nous commencerons par désobéir et nous organiserons une sortie unilatéralement.

Mais la menace du plan B n’est pas un objectif politique en soi, et il participe même d’une manière à rendre crédible le plan A. C’est parce que nous avons un plan B, que nous pouvons mettre en avant avec force le plan A. En ce sens, Alexis Tsipras, en Grèce, a fini par plier car il a cru que le plan A suffirait. Jean-Luc Mélenchon, quant à lui, croit véritablement que si Merkel et les autres lui opposaient une fin de non recevoir et qu’il tentait de s’en aller, ils ne le laisseraient pas quitter la salle car ils feraient le calcul de ce que cela leur coûterait. En effet, si la France sort de l’Europe, cela aurait pour conséquence la dislocation de l’Europe. Le pari que nous faisons est que l’Europe ne peut tenir sans la France. Toutefois, si nous devons en arriver à appuyer sur le bouton nucléaire, nous le ferons. Ce n’est pas une menace en l’air. Mélenchon l’a dit, dans ces formules lapidaires : « Entre l’application de notre programme, et l’Union européenne, nous choisirons toujours le programme. Entre la souveraineté du peuple français et le respect des traités européens, nous choisirons toujours la souveraineté ». Mais il est important de rappeler que le problème n’est pas « l’europe en soi » mais « cette europe là ».

Entretien réalisé par Antoine Cargoet, Sarah Mallah et Lenny Benbara

 

Crédits photo :

Sarah ALCALAY

http://www.lejdd.fr/politique/comment-les-deputes-de-la-france-insoumise-saisissent-le-leadership-de-lopposition-3386561

http://www.europe1.fr/politique/la-photo-comme-un-bachelier-qui-a-reussi-son-examen-3389120

Réforme du marché du travail : les entreprises aussi seront perdantes, par David Cayla

Emmanuel Macron va-t-il réformer le marché du travail par ordonnances malgré une majorité écrasante à l’Assemblée ? Oui, probablement, car c’est son projeeeeet !! David Cayla, économiste de plus en plus atterré, nous explique ci-dessous pourquoi.

Si l’on sait que les salariés seront, une fois de plus, les grands perdants de la réforme, il se pourrait que les entreprises, notamment les TPE-PME, soient durement “impactées” (comme on dit dans les Start up nations) elles aussi. Il se pourrait aussi que le dialogue social en sorte, contrairement à ce qu’on nous dit et redit, durement affaibli. 
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Fort d’une majorité pléthorique, le gouvernement En marche devrait très vite s’atteler à la première des grandes réformes du quinquennat, celle du marché du travail. Les ordonnances sont-elles toujours d’actualité ? Rien dans le discours gouvernemental ne laisse présager que sa très large victoire aux législatives l’amène à réviser sa méthode. Car la procédure par ordonnances permet d’empêcher le Parlement de déposer des amendements en ne lui laissant la possibilité que d’approuver ou de rejeter en « bloc » l’ensemble du projet tel qu’il aura été conçu durant l’été. C’est un double avantage pour le président. D’une part cela accélère et simplifie la procédure, d’autre part cela interdit toute dénaturation parlementaire du projet gouvernemental.
UNE MÉTHODE AUTORITAIRE
Il faut dire que lorsqu’il était conseiller à l’Elysée, Emmanuel Macron a pu mesurer la difficulté pour un gouvernement de faire passer ce genre de textes. Moins d’un an après son élection, la majorité socialiste s’était alors déchirée pour transposer dans la loi l’accord national interprofessionnel (ANI) signé en janvier 2013 entre les organisations patronales et trois organisations syndicales (CFDT, CFE-CGC et CFTC). La question des accords « compétitivité-emploi » avaient entrainé une bataille de tranchée entre les députés socialistes dont certains furent affublés du sobriquet de « frondeurs ». L’un d’entre eux, Jérôme Guedj raconta par la suite dans Mediapart comment la bataille d’amendements avait fini par faire que« l’ANI ne soit plus tout à fait l’ANI ».
Il est clair qu’Emmanuel Macron ne souhaite pas prendre un tel risque. C’est la raison pour laquelle il y a tout lieu de penser que quelle que soit l’étendue et la docilité supposée de sa majorité il réformera bien le droit du travail par ordonnance.
Sur le fond, le gouvernement prétend que rien n’est acté et que tout dépendra des discussions et des rencontres qui se tiendront au cours de l’été avec les syndicats et le patronat. Mais le fait même de parler de « concertation » et non de « négociations » signifie bien que le gouvernement ne s’engage pas à déboucher sur un accord. On peut donc légitimement penser qu’il sait parfaitement ce qu’il veut imposer comme réforme et que l’objet des discussions estivales n’est pas de permettre aux « partenaires sociaux » de « co-construire » la loi mais de trouver jusqu’où le gouvernement pourra aller dans la libéralisation. Les discussions serviront à tester les limites de l’acceptable afin, espère-t-il, de désamorcer le pouvoir de nuisance des organisations syndicales. En somme, le choix de la procédure et la manière dont le gouvernement entend mener les discussions témoignent d’une logique bien plus autoritaire que ce qui est affiché.
 
DÉPLACER VERS L’ENTREPRISE LE CHAMP DE LA NÉGOCIATION SOCIALE
Mais à force d’habiletés tactiques Emmanuel Macron risque d’oublier de se poser d’autres questions pourtant bien plus fondamentales, et en premier lieu de se demander si la réforme qu’il envisage est vraiment nécessaire et souhaitable pour les entreprises. La philosophie du projet est relativement claire : il s’agit d’élargir la capacité des employeurs à négocier des accords d’entreprise en allégeant les contraintes qui les encadrent aujourd’hui strictement. Parmi les pistes envisagées, les caractéristiques du CDI pourraient être négociées au niveau de l’entreprise en prévoyant par exemple des conditions de licenciement plus larges que celles qui existent. L’employeur pourrait également, par accord d’entreprise, suspendre certaines dispositions des contrats de travail existants sans avoir à passer par un avenant c’est-à-dire sans l’accord formel des salariés concernés. Un refus de leur part permettrait ainsi à l’entreprise de procéder à un licenciement automatiquement justifié. Par ces dispositifs, l’accord d’entreprise pourrait imposer ses normes au contrat de travail, ce qui signifierait qu’une grande partie du pouvoir de négociation serait transférée de l’individu vers l’entreprise.
Un autre volet de la réforme concerne l’inversion de la hiérarchie entre les négociations de branche et les négociations d’entreprise. Aujourd’hui, des rémunérations et des conditions de travail minimales sont négociées au niveau de la branche c’est-à-dire entre les représentants des salariés et des employeurs d’un même secteur. Ces négociations sont essentielles pour deux raisons. Tout d’abord parce qu’elles simplifient les négociations d’entreprise, notamment pour les TPE / PME qui ne disposent pas forcément de représentants syndicaux pour nouer des accords d’entreprise. Pour ces dernières, la branche prend à sa charge le poids des négociations, parfois complexes, sur lesquels salariés et employeurs doivent s’entendre. L’autre rôle des accords de branche est de suspendre la rivalité entre des entreprises en concurrence en leur permettant de s’entendre sur des normes sociales communes.
 
UN PROJET QUI AFFAIBLIT LES ENTREPRISES
Le gouvernement prétend qu’en privilégiant l’accord d’entreprise sur le contrat d’une part et sur la branche d’autre part, il ouvre le champ de la négociation entre employeurs et employés. Mais c’est exactement le contraire qui risque de se produire. À quoi bon négocier un accord de branche si une entreprise du secteur peut à tout moment y déroger ? Comment faire confiance à un employeur au moment de négocier son contrat si à tout moment certaines dispositions de ce contrat peuvent être suspendues ? Au lieu d’étendre le champ de la négociation, on le déplace. Mais on ne le déplace pas n’importe où : on le met précisément là où l’employeur se trouve en situation de force, c’est-à-dire dans l’entreprise.
Or, remplacer un système où la plupart des relations employeurs / employés se négocient collectivement dans le cadre des branches professionnelles par un système où l’essentiel des négociations se trouve relégué au niveau des entreprises est particulièrement inefficace. D’une part cela oblige toutes les entreprises à négocier des accords complexes là où auparavant elles pouvaient mandater des représentant aguerris le faire au niveau de la branche ; d’autre part c’est la porte ouverte à des stratégies de dumping qui risquent de favoriser les entreprises qui parviendront le mieux à s’affranchir des normes de branches.
Imaginons par exemple que la loi permette à chaque entreprise de négocier librement ses horaires et ses dates d’ouverture. Deux commerces concurrents s’affrontent pour une clientèle précise. L’un des deux (a priori celui qui va le moins bien), négocie avec ses salariés la possibilité d’ouvrir tous les dimanches afin de capter une partie de la clientèle de l’autre magasin. La stratégie fonctionne, il gagne quelques clients que perd son concurrent. Ce dernier est alors contraint lui aussi d’ouvrir les dimanches et récupère la clientèle perdue. Au final aucun magasin ne gagne quoi que ce soit dans l’affaire. Au contraire, en ouvrant davantage de journées ils augmentent tous les deux leurs frais de fonctionnement sans augmenter globalement leur chiffre d’affaire. Les deux entreprises sont donc perdantes. Si la branche professionnelle avait pu imposer une norme claire sur les dates et les horaires d’ouverture cela aurait permis d’éviter que les entreprises s’enferment elles-mêmes dans une concurrence destructive.
 
LES GRANDES PERDANTES : LES PME ET TPE
On le voit, les entreprises n’ont pas forcément intérêt au contournement des accords de branche. Mais le plus grave c’est aussi qu’elles ne sont pas toutes à égalité dans la capacité de conclure des accords d’entreprise. Les grandes entreprises disposent de ressources RH et de la présence de permanents syndicaux avec lesquels il est possible de conclure rapidement des accords. Pour les PME, et en particulier pour les entreprises de moins de dix salariés, récupérer la charge de la négociation auparavant déléguée à la branche constitue un véritable problème. En l’absence de représentants syndicaux elles ne peuvent négocier des accords et doivent se contenter des dispositifs de branche. Le danger a été souligné jusque dans les milieux patronaux puisque certains estiment même que cette réforme risque de donner un « avantage concurrentiel aux grandes entreprises ».
Pour éviter que cette réforme ne pénalise les PME le gouvernement envisage donc d’élargir la possibilité du recours au référendum d’entreprise. Depuis la loi El Khomri, les employeurs peuvent déjà nouer des accords par référendum à condition que ceux-ci aient été préalablement ratifiés par des syndicats quireprésentent au moins 30% du personnel. L’une des pistes envisagée par le ministère du travail serait de permettre aux employeurs d’organiser des référendums en l’absence de tels accords, c’est-à-dire à leur seule initiative. Pour comprendre la portée de cette mesure, il suffit d’imaginer le pouvoir que cela confère à l’employeur. Au cours d’une négociation celui-ci pourrait à tout moment décider de rompre les discussions en interrogeant directement les salariés. Or, dans un référendum, il n’est plus possible de discuter du contenu de ce qui est proposé. On doit trancher de manière binaire en votant « oui » ou « non ». C’est le contraire de la démocratie sociale qui elle, implique d’aller dans le détail des sujets en élargissant le champ des discussions non seulement aux besoins de l’employeur mais aussi aux revendications des salariés. Permettre au patron d’organiser des référendums revient donc à lui accorder un pouvoir plébiscitaire qu’il pourra utiliser pour court-circuiter des négociations avec les représentants des salariés. Concrètement, cela revient à un affaiblissement considérable du dialogue social au sein des entreprises.
 
DESTRUCTION PROGRAMÉE DU DIALOGUE SOCIAL
Au final on voit bien ce que l’ensemble du projet implique. Il s’agit non pas d’élargir le champ de la négociation sociale mais au contraire de le restreindre au niveau de l’entreprise et de le dénaturer en donnant à l’employeur des pouvoirs considérables qui vont structurellement affaiblir le pouvoir de négociation des syndicats. N’oublions pas que le projet prévoit par ailleurs, comme l’a rappelé la nouvelle ministre du travail, de faire disparaitre de nombreuses instances représentatives des salariés qui constituent autant d’espaces de discussion (CE, CHSCT…). Si les employeurs peuvent avoir l’impression de s’y retrouver à court terme, la disparition du dialogue social dans les entreprises risque d’entraîner une véritable catastrophe économique. Les spécialistes des entreprises et des organisations le savent depuis longtemps : une entreprise qui fonctionne bien a besoin de s’appuyer sur des salariés impliqués dans la démocratie sociale. Le risque est que les dirigeants, à force de ne plus parler aux représentants du personnel, finissent par se couper de la réalité de leur propre organisation et en viennent à prendre des décisions désastreuses. On ne compte plus les entreprises françaises dirigées par des équipes de direction autistes qui ont fini par pousser leur propre groupe dans l’abîme.
Si le capitalisme français souffre d’une chose ce n’est certainement pas de trop de dialogue social. On peut à ce titre rappeler que les entreprises industrielles allemandes doivent justement une partie de leurs performances à leur modèle de cogestion qui donne de larges pouvoirs aux syndicats, ce qui contraint les employeurs à négocier avec les représentant du personnel la plupart de leurs décisions stratégiques. En portant un projet qui va à rebours de ce modèle et qui vise à faire des patrons français des autocrates dans leur propres entreprises, le gouvernement prépare en fait l’affaiblissement durable du système productif français. Mais il démontre aussi, par sa méthode autoritaire, par le choix de court-circuiter le débat parlementaire, par l’absence de véritables négociations avec les organisations syndicales, qu’il ne fait en fait que généraliser aux entreprises sa propre méthode de gouvernement.

Nationalisons pour rétablir la souveraineté et réduire le chômage

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Dans le contexte de la mondialisation néolibérale qui dissout la souveraineté des peuples, les nationalisations sont devenues une urgence à la fois économique et démocratique. C’est un des moyens, pour les peuples, et à travers leur État, de peser sur leur destin.

Nous vivons un « moment souverainiste ». Depuis les attentats en effet, l’État est de retour : état d’exception, police et armée sont au cœur des discours et des actes politiques. Mais quid des questions économiques, l’État ayant déserté la sphère économique qu’il a laissé à des actionnaires privés focalisés sur la rentabilité à court terme ? En effet, refuser l’intervention de l’État dans le domaine économique, c’est refuser d’être pleinement souverain tout en actant la domination de l’économique sur le politique. C’est comme marcher sur une seule jambe. Alors que depuis 1995, les candidats promettent tous de résorber la « fracture sociale » et de réduire le nombre de chômeurs, on assiste à une hausse de la pauvreté, du chômage et au recul généralisé de la puissance publique dans les sphères de création de richesse.

C’est d’ailleurs l’un des traits caractéristiques des gouvernements successifs : privatiser toujours plus, céder des fleurons de l’économie à des actionnaires privés et étrangers, et après regretter avec des trémolos dans la voix la montée du chômage. On se contentera de rappeler les choix de la “gauche gouvernementale” qui privatisa pour 210 milliards de francs sous Lionel Jospin, battant les records des gouvernements de droite. Aussi, évoquer les nationalisations, qu’elles s’effectuent dans un cadre d’économie semi-dirigée de type keynésien ou dans un cadre visant à rendre aux travailleurs la propriété effective des moyens de production et d’émission monétaire, revient en grande partie à définir ce que signifie concrètement une politique de rupture. Il faut pour cela faire un bref détour historique.

L’Etat aime tellement les entreprises qu’il les préfère dans son giron :

Si la première nationalisation à caractère économique en France remonte à 1907, 3 dates sont essentielles pour comprendre l’importance de ce processus dans l’histoire économique française, coïncidant avec des victoires électorales de la gauche: 1936, 1945 et 1982. Vainqueur des élections législatives de 1936, le Front Populaire nationalise des entreprises d’armement par la loi du 11 aout 1936, puis des entreprises de transport, ce qui abouti en 1937 à la création de la SNCF dont l’Etat possède au départ 51% du capital. Mais c’est à la Libération que vient se mettre en place des nationalisations massives afin de « gagner la bataille de la production » comme le disait l’un des slogans en vogue à l’époque.

Le programme du Conseil National de la Résistance impliquait en effet « le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques ». Charbonnages de France, Renault, onze grandes compagnies d’assurance ainsi que la Banque de France et les quatre plus grandes banques françaises sont ainsi nationalisées. Le cas des nationalisations est en outre intéressant en matière de procédure, surtout lorsque l’on nous parle sans cesse des « longueurs » de l’administration et de la procédure législative qui rendraient impossible toute nationalisation bancaire sans fuites massives de capitaux.

Le projet de loi de nationalisations du secteur bancaire fut déposé le vendredi 30 novembre 1945 au soir après fermeture de la bourse, voté le 2 décembre et publié au Journal Officiel le lendemain. Parfois ces nationalisations sont aussi des sanctions vis-à-vis de patrons compromis dans la Collaboration comme Louis Renault dont les usines jouèrent un rôle important dans l’effort de guerre nazi. Renault devient ainsi régie publique (sans compensation, ce qui donne lieu à des débats sur le caractère de « nationalisation » de cette mesure qui s’apparente plutôt à une « confiscation » car la nationalisation implique compensation financière selon la juriste Sophie Nicinski).

Le retour de la gauche au pouvoir en 1981 amorce la dernière grande vague de nationalisations avec la loi effective le 13 février 1982 qui touche de nombreux secteurs de l’économie : dans l’industrie avec Thomson , Rhône-Poulenc ou Usinor (qui fusionne ensuite avec Sacilor) ; dans le secteur bancaire avec le CIC et le Crédit du Nord. L’État accroit de surcroit son poids dans le secteur en récupérant le capital des entreprises qu’il ne détenait pas encore totalement comme la Société Générale, le Crédit Lyonnais ou la BNP. Ainsi en 1983, 25% des salariés travaillaient dans une entreprise publique. Cette politique fut contestée par une droite qui avait définitivement rompu avec le gaullisme et l’esprit du CNR, qui saisit le Conseil Constitutionnel, lequel autorisa les nationalisations en donnant un cadre juridique précis, rendant cette procédure très encadrée mais possible en régime capitaliste.

La nationalisation est possible en système capitaliste, mais il faut y mettre le prix.

Dans sa décision du 16 janvier 1982, le Conseil Constitutionnel a certes reconnu « le caractère fondamental de la propriété privée » mais a admis que celle-ci « admet des limitations exigées par l’intérêt général » afin par exemple de « combattre le chômage et de faire face à la crise économique ». Mais la contrepartie réside dans la compensation des actionnaires qu’il ne faut pas « spolier », cette compensation pouvant s’élever à la somme des valeurs boursières et dividendes majorés de 14% – cas de 1982.

Nationaliser a un coût mais porte aussi des bénéfices en termes de souveraineté économique et sociale. Bien entendu l’UE considère selon Joaquin Almunia que si les traités « ne prévoient pas de définition de la propriété dans chaque État membre », il convient que l’État « se comporte comme un investisseur privé tant en ce qui concerne le prix d’acquisition que la gestion de l’entreprise ». On voit que la contrainte des propriétaires privés peut ainsi vite devenir une juteuse opération pour les actionnaires privés. L’argent que l’État investit dans la nationalisation, est de surcroit de l’argent en moins pour investir ensuite dans ces entreprises publiques. Aussi, la question centrale porte sur le modèle économique dans lequel s’effectue la nationalisation et sur son but.

Toute politique progressiste passe nécessairement par la nationalisation d’entreprises :

On nationalise à la fois pour juguler le chômage et pour empêcher la captation par des particuliers de « biens communs » comme les ressources naturelles. De même, nous l’avons vu, l’outil monétaire, ne saurait être soustrait à la Nation sans amputer la capacité du peuple français à se saisir de son destin économique. Aussi la nationalisation doit être un postulat pour toute politique de rupture. Mais là où la solution keynésienne peut dépenser des sommes astronomiques pour récupérer des entreprises, une alternative peut consister en la confiscation pure des actifs des actionnaires privés d’entreprises stratégiques dans certains cas très précis, c’est-à-dire d’entreprises dont les activités sont essentielles au développement de la Nation, et dont les objectifs doivent relever de la décision démocratique. Par exemple via la planification publique, planification dont usent d’ailleurs déjà tous les capitaines d’industrie.

On peut lier en effet la question des nationalisations à celle du développement de l’emploi, le tout de manière précise : si le conseil d’administration d’une entreprise X s’engage à ne pas licencier voire à embaucher sur une durée Y, la puissance publique ne pourra nationaliser, si elle le juge nécessaire, que sous le régime compensatoire. La rupture de cet engagement entre État et CA pourrait entrainer à l’inverse une prise en main pure et simple de l’appareil productif, surtout si la décision de licencier résulte d’une opération de maximisation du taux de profit et non d’une véritable phase de recul de l’activité de l’entreprise. L’État pose ainsi des critères de développement social de l’activité comme critères d’évaluation d’une nationalisation et de sa forme. La possession par l’État d’un vivier d’entreprises permet également la baisse significative du chômage par le recours au droit opposable à l’emploi.

Si le secteur privé ne peut proposer un emploi à qualification égale à un chômeur après une durée X que fixerait la loi, c’est l’État qui deviendrait employeur de facto de ce privé d’emploi en l’intégrant au sein d’une entreprise publique (on se rapporte aux travaux d’Hyman Minsky). Même le secteur privé y trouverait une aubaine car le pôle public constitué par fusion forcée des grandes banques privées pourrait par exemple prêter aux PME à un taux préférentiel. Bien entendu, la question du contrôle des activités économiques nécessitera une bonne coopération entre les salariés, leurs représentants légitimes et l’État. Cela exige des formes de participation démocratique dans l’entreprise, afin que les nationalisations soient aussi des socialisations, et pas uniquement des étatisations.

Pour aller plus loin :

 

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Le chômage allemand et les lois Hartz : l’échec du logiciel néolibéral

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La quasi-stagnation du chômage allemand lors de la récession économique de 2009 tient plutôt à la puissance institutionnelle des salariés dans l’entreprise et non à la libéralisation produite par les réformes Hartz.

Les comparaisons économiques entre la France et l’Allemagne ont régulièrement alimenté la scène médiatique et politique. L’expression « modèle allemand » consacre l’Allemagne comme étant le bon élève par excellence de l’Union européenne, c’est-à-dire le pays ayant eu le courage de réaliser des « réformes nécessaires » en matière de dépenses publiques mais aussi en matière de marché du travail.

Les lois Hartz adoptées entre 2003 et 2005 par le gouvernement du chancelier social-démocrate Gerhard Schröder sont emblématiques de la dérégulation du marché du travail allemand et sont souvent considérées comme exemplaires au vu des réformes à appliquer dans les autres pays européens. Ces lois auraient permis à l’Allemagne de mieux résister à la récession économique de 2009 et expliqueraient son taux de chômage faible. En effet, si on compare les taux de chômage français et allemand, ainsi que les variations du taux de croissance du PIB, on observe le paradoxe suivant : la France a connu en 2009 une récession de -2,9% (contre -4,5% pour la zone euro), autrement dit une récession relativement contenue.

Pour autant, son taux de chômage passe de 7,4% en 2008 à 9,1% en 2009, avant de croître régulièrement jusqu’à atteindre environ 10% aujourd’hui. De son côté, l’Allemagne subit une récession autrement plus sévère en 2009 (-5,6%), mais son taux de chômage ne passe que de 7,4% en 2008 à 7,6% en 2009, avant de diminuer régulièrement par la suite, jusqu’au taux de 4,6% en 2015. Donc l’évolution des taux de chômage français et allemand ont suivi des courbes différentes, le premier à la hausse et le second à la baisse, alors même que le choc récessif français était plus faible.

Les lois Hartz ont-elles alors vraiment rendu le marché du travail allemand structurellement plus compétitif ? Représentent-elles une voie à suivre pour les autres pays européens et pour la France notamment ?

Petit retour sur les lois Hartz

Le pack de réformes du marché du travail comporte 4 lois, dites lois Hartz, du nom de l’inspirateur de ces réformes, Peter Hartz, un dirigeant de Volkswagen. Pour le dire rapidement, cet ensemble de lois consiste en une libéralisation du marché du travail : facilitation de la possibilité de licencier pour les employeurs, dérégulation du temps de travail…

En outre, c’est surtout le quatrième volet des lois Hartz (appelé « Hartz-IV ») qui fait débat et qui a touché les allocations chômage. Avant la réforme, le système allemand était tel que l’allocation chômage (Arbeitslosengeld) pouvait être perçue pendant une période allant de 12 à 32 mois en fonction de l’âge et de la durée de cotisation passée. Elle représentait alors 60% du revenu pour une personne seule, et 67% pour une personne avec enfants.

A partir du moment où le chômeur n’avait plus le droit à cette allocation, s’il n’avait toujours pas d’emploi, il pouvait bénéficier de deux nouvelles aides cumulables : l’aide sociale (Sozialhilfe) et l’aide au chômage (Arbeitslosenhilfe). L’aide sociale était une allocation forfaitaire, et l’aide au chômage était fonction du dernier revenu, elle se montait à 53% de celui-ci pour une personne seule sans enfant, et à 57% pour quelqu’un avec enfants.

La réforme Hartz-IV modifie alors en profondeur ce système social. D’abord la durée maximale pour toucher l’allocation chômage est diminuée : un chômeur n’y a désormais  droit que pour une période allant de 12 à 18 mois selon son âge. Mais surtout, l’aide sociale (Sozialhilfe) et l’aide au chômage (Arbeitslosenhilfe) sont fusionnées en une seule et même allocation forfaitaire (appelée Hartz-IV), pouvant être perçue pour une durée indéfinie, mais selon des restrictions précises. En effet, les bénéficiaires de Hartz-IV doivent accepter tout emploi ou formation jugée « supportable ».

C’est bien ce concept qui est défini de manière très large : est jugé « supportable » tout emploi qui n’est pas au-dessus des capacités physiques et mentales du travailleur. L’acceptation d’un emploi est obligatoire, même si cela implique un déménagement lointain, un changement de secteur de métier, ou un salaire plus bas que le précédent. En cas de non respect de ces règles, l’allocation peut être réduite.

On se trouve là tout à fait dans ce qu’on appelle les politiques d’activation. L’idée repose sur le fait qu’il faut inciter les chômeurs à chercher activement du travail, qu’il faut les rendre actifs.

Des effets positifs sur le taux de chômage à nuancer… 

Or, le diagnostic est mauvais. Il s’agit là du cœur de la philosophie néolibérale, qui tend à transformer la responsabilité collective et systémique en responsabilité individuelle : le chômage de masse serait en fait le résultat de fautes individuelles. Pourtant, les chômeurs pourront bien chercher activement un travail, si l’économie ne crée pas assez d’emploi, le chômage ne diminuera pas.

En outre, une étude réalisée par des socioéconomistes allemands montre que 50% des chômeurs mettent un an avant de retrouver un emploi. Cette tendance est la même avant et après la mise en place des réformes Hartz. Donc on en déduit que ces lois n’ont même pas réalisé leur objectif d’activation des chômeurs ou bien que le problème ciblé n’existait tout simplement pas, ce qui revient au même résultat, à savoir que ces réformes n’ont pas du tout contribué au niveau relativement bon du chômage.

La cogestion allemande : quand les salariés ont voix au chapitre

Plus que la dérégulation du marché du travail et des politiques d’activation correspondantes, il semble que ce soit plutôt ce qu’on appelle la cogestion (Mitbestimmung) qui explique la bonne résistance du marché du travail allemand à la récession économique de 2009.

La cogestion consiste en une forte implication des représentants de salariés dans les décisions de l’entreprise, et cela à travers deux institutions : le comité d’entreprise (Betriebsrat) et le conseil de surveillance (Aufsichtsrat).

Le comité d’entreprise est obligatoire en Allemagne pour toute entreprise d’au moins 5 salariés. Comparé à la France, le comité d’entreprise dispose de pouvoirs plus importants, qui touchent tous les aspects de la vie d’entreprise. Cela va d’un simple droit de consultation à un droit de veto selon les thèmes. C’est notamment sur les questions sociales qu’il joue un rôle essentiel : pour chaque décision en rapport avec la gestion du personnel et des conditions de travail (temps de travail, congés, salaires…), l’employeur doit obtenir l’accord du comité d’entreprise. Autrement dit, chaque fois qu’une décision économique a des conséquences sociales pour les employés, le comité valide ou non le plan de licenciement de l’employeur.

Quant au conseil de surveillance, il s’agit de l’instance de décision stratégique de l’entreprise. Il n’existe que dans les entreprises de plus de 500 employés. Selon les statuts juridiques des entreprises, les représentants des salariés disposent d’entre un tiers et la moitié des sièges au conseil de surveillance. Cela leur permet de peser sur les décisions d’orientation stratégique de l’entreprise. Il faut également noter que les représentants des salariés qui y siègent n’y sont pas présents au titre d’actionnaires-salariés, mais en tant que salariés simplement. Ainsi, avoir une place dans les instances de contrôle n’est pas conditionné à un apport de capital.

Forts de leur poids institutionnel au sein de l’entreprise, les salariés allemands ont donc pu éviter d’être massivement licenciés lors du choc récessif. Résultant d’un rapport de forces rééquilibré en faveur des salariés, la combinaison du temps partiel conjoncturel, la mise en place de compte épargne-temps, la liquidation des heures supplémentaires réalisées auparavant, entre autres, ont permis de sauvegarder un million d’emplois durant la récession économique de 2009. Cela a aussi permis aux entreprises de garder leurs salariés et de ne pas subir de perte de productivité lors de la relance de l’activité.

Donc in fine, c’est la flexibilité interne des entreprises allemandes qui a permis une protection de l’emploi plus efficace, alors même que les lois Hartz cherchaient à promouvoir une flexibilité externe. La doctrine néolibérale, selon laquelle il faut pouvoir embaucher plus facilement en temps de croissance et pouvoir licencier plus facilement en temps de crise, ne s’applique pas dans le cas allemand lors de la crise économique de 2008-2009. C’est bien la rigueur de la protection de l’emploi, garantie par la cogestion, qui a finalement permis à l’Allemagne de ne pas subir une hausse brutale du chômage.

Qu’est-ce que le “modèle allemand” ?

Finalement, ce qu’on appelle « modèle allemand » n’est pas celui décrit dans les médias. Loin d’être le produit de « réformes courageuses », il est plutôt le produit d’une longue histoire sociale et économique. En outre, le système de cogestion allemand n’est pas non plus infaillible, il est de plus en plus remis en cause et critiqué, et il n’empêche pas les affaires de corruption. De même, cela ne doit pas faire oublier la hausse du taux de pauvreté en Allemagne, des inégalités hommes-femmes sur le marché du travail ou encore des disparités entre Est et Ouest du pays. Simplement, l’objet de ce papier est de montrer que la résistance du marché du travail allemand à la récession de 2009 n’est pas le fruit d’une libéralisation accrue mais d’une implication plus grande des salariés dans les décisions de l’entreprise.

Crédits photo : ©Olaf Kosinsky/Skillshare.eu.

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Pour aller plus loin :