Affaire Chevron : la vengeance de la multinationale contre l’avocat qui avait plaidé la cause des indigènes

https://www.flickr.com/photos/10021639@N05/11532437603/
©Cancilleria del Ecuador

En août dernier, pendant la deuxième année la plus chaude enregistrée, alors que l’incendie de la forêt amazonienne faisait rage, que la calotte glaciaire du Groenland fondait, et que Greta Thunberg était accueillie par des foules enthousiastes à travers tous les États-Unis, un autre événement d’importance pour le mouvement climat se déroulait : l’arrestation d’un avocat qui, pendant plus d’une décennie, a bataillé contre Chevron et la dévastation environnementale causée par le groupe en Amérique du Sud. Par Sharon Lerner, traduction Sarah Thuillier.


Peu d’articles de presse ont couvert l’arrestation de Steven Donziger, qui avait obtenu une condamnation de Chevron, en Équateur, à payer plusieurs milliards de dollars pour la contamination massive de la région de Lago Agrio, et s’était battu pour défendre les indigènes et les fermiers présents dans la région depuis plus de 25 ans.

Ainsi, le 6 août, Donziger quittait le tribunal du Lower Manhattan dans l’indifférence générale et prenait le train jusqu’à son domicile, équipé d’un bracelet électronique fraîchement attaché à sa cheville. A l’exception des rencontres occasionnelles avec son avocat, ou de tout autre rendez-vous judiciaire, il n’a pas quitté son domicile depuis.

« Je suis comme un prisonnier politique d’entreprise, » m’a récemment dit Donziger alors que nous étions assis dans son salon. L’avocat, 1,92 mètres, grisonnant, qui était souvent pris pour le maire de New York, Bill de Blasio, lorsqu’il pouvait encore arpenter les rues de la ville, était étonnamment stoïque et résigné vis-à-vis de la situation difficile dans laquelle il se trouve, lors de mes deux visites à l’appartement qu’il partage avec sa femme et leur fils de 13 ans.

Mais ce mercredi-là, alors que la lumière d’hiver faiblissait dans son salon et que le chargeur de son bracelet électronique de rechange clignotait sur une étagère près de nous, son optimisme concernant la bataille épique qu’il menait contre l’une des plus importantes compagnies pétrolières mondiales parut chanceler. « Ils essaient de m’anéantir. »

Donziger n’exagère pas. Pendant le procès équatorien contre Chevron, en 2009, la compagnie a clairement énoncé comme stratégie à long terme de le diaboliser. Depuis Chevron a multiplié les attaques envers Donziger, dans ce qui est devenu l’une des plus amères et des plus interminables affaires de l’histoire des lois environnementales. Chevron a engagé des détectives privés afin de suivre Donziger, a publié un article pour le diffamer, et a réuni une équipe juridique composée de centaines d’avocats appartenant à 60 cabinets qui ont mené une efficace campagne à son encontre.

De fait, Donziger a été radié du barreau et ses comptes bancaires ont été gelés. Désormais, il a un privilège sur son appartement, doit payer des amendes d’un montant exorbitant, et il lui a de plus été interdit de gagner de l’argent. Depuis le mois d’août, son passeport lui a été confisqué par le tribunal qui l’a également assigné à résidence. Chevron, dont la valeur boursière s’élève à 228 milliards, possède les fonds nécessaires pour poursuivre son acharnement envers Donziger aussi longtemps qu’il lui plaira.

Dans un communiqué envoyé par e-mail, Chevron a affirmé que « toute juridiction respectant les règles de la loi considérerait la décision frauduleuse du tribunal équatorien comme illégitime et inapplicable». Le communiqué affirmait également que « Chevron continuera à mettre tout en œuvre afin de mettre les acteurs de cette mascarade face à leurs responsabilités, y compris Steven Donziger, qui a usé de corruption et d’une série d’autres actes illégaux dans son entreprise équatorienne de mascarade judiciaire contre Chevron. »

Le processus qui a mené à la réclusion de Donziger était, tout comme que l’épique bataille légale dans laquelle il s’est engagé pendant plusieurs décennies, remarquablement inhabituel. Le confinement à domicile est son châtiment pour avoir refusé de produire son téléphone portable et son ordinateur, ce qui avait été requis par quelques avocats de Chevron. Pour Donziger, qui venait d’endurer 19 jours de dépositions et avait déjà fourni à Chevron une grande partie de son dossier, il était inacceptable d’accéder à cette demande. Il fit donc appel selon l’argument que cela nécessiterait qu’il viole l’engagement qu’il avait pris auprès de ses clients. Néanmoins, Donziger avait mentionné qu’il céderait ses appareils s’il perdait en appel. Mais, en dépit du caractère civil de cette affaire, le juge du tribunal fédéral qui présidait au litige entre Chevron et Donziger depuis 2011, Lewis A. Kaplan, l’a poursuivi pour outrage criminel.

Autre étrangeté légale, en juillet, Kaplan a désigné un cabinet privé pour poursuivre Donziger après que la cour de district des États-Unis pour le district sud de New York ait refusé de s’en charger, un fait presque sans précédent. De plus, et comme l’avocat de Donziger l’a souligné, il est probable que le cabinet choisi par Kaplan, Seward & Kissel, ait des liens avec Chevron.

Pour rendre l’affaire encore plus extraordinaire, Kaplan a contourné l’usuel système d’affectation aléatoire et a choisi lui-même une de ses proches connaissances, le juge de district Loretta Preska, pour superviser l’affaire défendue par le cabinet qu’il avait également choisi. C’est Preska qui a condamné Donziger à l’assignation à résidence et requis la saisie de son passeport, bien que Donziger se soit présenté au tribunal plusieurs centaines de fois, sans jamais menacer de s’y soustraire.

L’Equatorien Manuel Silva fournit les preuves d’un déversement d’hydrocarbures à Lago Agrio le 14 décembre 1998. Les indigènes équatoriens ont poursuivi Texaco, accusant la compagnie d’avoir transformé la forêt tropicale locale en une décharge de déchets toxiques par leur activité de forage pétrolier.

Un témoin mis en cause

Malgré les démêlés actuels de Donziger, le procès contre Chevron en Equateur fut une victoire spectaculaire. Ce feuilleton à rebondissements commence en 1993, lorsque Donziger et d’autres avocats portent un recours collectif à New York contre Texaco, en tant que représentants de plus de 30 000 fermiers et indigènes de la région amazonienne, concernant la contamination massive causée par les forages opérés dans la région. Chevron, qui a acquis Texaco en 2001, insiste sur le fait que Texaco a nettoyé la zone concernée et que le reliquat de pollution était le fait de son ancien partenaire, la compagnie pétrolière nationale d’Equateur.

A la demande de Chevron, les actions judiciaires concernant le « Chernobyl amazonien » furent transférées en Equateur, où les tribunaux étaient « impartiaux et justes », selon les mots des avocats de la compagnie dans une note ajoutée au dossier au moment de l’affaire. Le transfert en Equateur, où le système légal n’a pas recours aux jurés, a peut-être été également motivé par la possibilité de ne pas être confronté à un jury. Dans tous les cas, un tribunal équatorien s’est prononcé contre Chevron en 2011 et a condamné la compagnie à verser 18 milliards de compensation, un montant ultérieurement réduit à 9,5 milliards . Après des années à se débattre avec les conséquences sanitaires et environnementales de l’extraction pétrolière, les plaignants amazoniens appauvris avaient remporté un jugement historique sur l’une des plus importantes sociétés dans le monde.

Mais Donziger et ses clients n’ont pas eu le temps de savourer leur victoire sur Goliath. Bien que le jugement ait par la suite été défendu par la Cour Suprême Équatorienne, Chevron a immédiatement fait savoir qu’elle ne paierait pas. A la place, Chevron a déplacé ses actifs hors du pays, rendant ainsi la collecte de la somme impossible par les pouvoirs équatoriens.

Cette année, Chevron a rempli un formulaire de plainte du Racketeer Influenced and Corrupt Organizations act (RICO), la loi sur les organisations influencées et corrompues par le racket, à l’encontre de Donziger à New York City. Bien que la plainte demande à l’origine presque 60 milliards de dommages, ainsi qu’un procès civil comportant des pénalités financières de plus de 20 dollars permettant à l’accusé de se présenter à un jury, Chevron a abandonné ses revendications monétaires deux semaines avant le début du procès.

Dans son communiqué, Chevron déclare que la compagnie souhaite « centrer la plainte RICO sur l’obtention d’une injonction entravant la poursuite des méthodes d’extorsion de Donziger à l’encontre de la compagnie. »

En fait, le jugement fut rendu uniquement selon la volonté de Kaplan, qui décida en 2014 que le jugement équatorien était caduc, puisque obtenu par « fraude flagrante » et que Donziger était coupable de racket, extorsion, fraude électronique, blanchiment d’argent, obstruction à la justice et altération de témoignage. Cette décision s’articulait sur le témoignage d’un juge équatorien, Alberto Guerra, qui affirme que Donziger l’a payé pendant le premier procès et que le jugement à l’encontre de Chevron a été rédigé par une autre personne.

Guerra était un témoin controversé. Chevron avait eu l’occasion de le briefer à plus de cinquante reprises avant son témoignage, l’avait payé plusieurs centaines de milliers de dollars et avait arrangé l’installation du juge, accompagné de sa famille, aux États-Unis, assortie de l’allocation d’une généreuse somme mensuelle représentant 20 fois le salaire qu’il recevait en Équateur. En 2015, lorsque Guerra témoigna lors d’une procédure d’arbitrage internationale, il reconnut avoir menti et modifié son récit à plusieurs reprises. Selon Chevron, les inexactitudes présentes dans le témoignage de Guerra n’affectent en rien la foi qui doit être portée à ce témoignage. Pour sa part, le juge Kaplan affirme que « sa cour aurait rendu exactement le même jugement, avec ou sans le témoignage d’Alberto Guerra ». Dans sa déclaration, Chevron affirme que le départ de Guerra aux Etats-Unis s’est fait pour la protection de celui-ci et que la cour, après enquête, a conclu que les contacts entre la compagnie et le juge équatorien n’étaient rien d’autre que « appropriés et transparents ».

Les avocats de Donziger affirmèrent que les changements dans le témoignage de Guerra invalident ses accusations premières de corruption, lesquelles ont été continuellement niées par Donziger. En dépit de l’émergence de nouvelles preuves après l’issue du procès et de l’appel, le tribunal a refusé de considérer ces nouveaux éléments et a rendu un verdict défavorable à Donziger en 2016.

Si Donziger avait effectivement été accusé de corruption, un jury aurait affirmé la crédibilité de Guerra. A contrario, dans l’affaire RICO, une affaire civile, la décision concernant un témoin clé est revenue à une seule personne, Kaplan, qui a décidé de le croire. Cette décision a entraîné toutes les défaites judiciaires essuyées depuis par Donziger, selon certains observateurs de l’affaire Chevron.

« Dès que Kaplan a dit : « Je crois ce témoin ; je considère Donziger comme coupable d’avoir corrompu un juge », dès que ces mots ont été prononcés, c’en était fini de Donziger. C’était la pierre angulaire de toutes les autres accusations à son encontre. Et si l’on supprimait cette accusation, toutes les autres n’existaient plus. », affirme l’avocat et professeur de droit à Harvard, Charles Nesson. « Il a été condamné de façon effective pour corruption, sur la base des conclusions d’un seul juge, dans une affaire où la corruption n’était même pas au nombre des accusations », déclare Nesson à propos de Donziger. « J’enseigne les preuves, que vous devez prouver ce que vous affirmez. Mais la preuve dans cette affaire est des plus faibles. »

Nesson, qui a représenté Daniel Ellsberg dans l’affaire des Pentagon Papers et les plaignants dans l’affaire W.R. Grace, décrite dans le livre et le film « Préjudice », utilise l’affaire Donziger dans son cours « Procès équitable » comme exemple de procès résolument inéquitable. « Donziger incarne un individu engagé dans un procès civil aux rapports de force asymétriques qui peut désormais se voir refuser un procès équitable. », explique-t-il à ses étudiants.

Nesson est l’un des juristes qui pensent que Kaplan aurait un parti pris pour Chevron, une compagnie que le juge a présentée comme « une compagnie d’une importance considérable pour notre économie, qui emploie des milliers de personnes à travers le monde et fournit un ensemble de services tels que l’accès à du pétrole, de l’huile de chauffage et d’autres fuels et lubrifiants indispensables à notre vie quotidienne. »

A contrario, le juge a également fait montre d’une antipathie marquée pour Donziger, selon l’ancien avocat de ce dernier, John Keker, pour qui l’affaire n’est qu’une « farce dickensienne » dans laquelle « Chevron utilise ses ressources illimitées pour écraser le parti adverse et remporter le procès par la force plutôt que par le mérite. » Keker s’est retiré de l’affaire en 2013 après s’être rendu compte que « Chevron remplirait n’importe quel formulaire de plainte existant, sans se soucier que celle-ci soit sans fondement, dans l’espoir que le tribunal utilise ces plaintes contre Donziger.

L’interdiction de travailler, de voyager, de gagner de l’argent et de quitter son domicile, qui pèse actuellement sur Donziger, montre le succès éclatant de la stratégie de Chevron. Mais au moment même où sa vie est suspendue à l’issue de ce procès, l’affaire Donziger dépasse de loin l’importance de la vie de ce simple avocat.

« Cela ne devrait être rien de moins que terrifiant pour n’importe quel activiste défiant le pouvoir des grandes compagnies et de l’industrie pétrolière aux États-Unis. », déclarait Paul Paz y Miño, le directeur associé d’Amazone Watch, une organisation ayant pour objectif la protection de la forêt tropicale et du peuple indigène du bassin amazonien. « Ils ont bien montré qu’ils dépenseraient sans compter pour gagner cette affaire », dit-il à propos de Chevron. « Rien ne les arrêtera ».

C’est vraisemblablement pour les plaignants amazoniens que l’affaire Chevron peut être la plus dévastatrice, eux qui n’ont jamais reçu de verdict malgré les centaines de fosses à ciel ouvert remplies de déchets et les eaux contaminées et les sols sur lesquels ont été déversés des millions de litres de pétrole brut et des milliards de litres de déchets toxiques. Tout ce qui est arrivé à Chevron depuis est « bien peu de chose comparé au fait que Kaplan ait rendu les dommages effectivement causés par la compagnie complètement hors de propos », selon Nesson.

Mais les derniers rebondissement dans l’affaire Chevron pourraient également être particulièrement inquiétants pour les activistes du climat. A peine 20 sociétés sont responsables d’un tiers des gaz à effet de serre émis dans l’ère moderne ; Chevron se classe en deuxième position, derrière Saudi Aramco (Saudi Arabian Oil Company). Il est de plus en plus clair qu’agir contre la crise climatique nécessitera de se confronter à ces méga-émetteurs, dont les ressources allouées aux litiges éclipsent celles de n’importe quel individu.

Obliger Chevron et les autres compagnies à réparer les dégâts causés par leur production pétrolière accélérerait la transition écologique en vue de se passer des énergies fossiles, selon Rex Weyler, un défenseur de l’environnement qui a cofondé Greenpeace International et dirigé la première Greenpeace Foundation. « Si les compagnies pétrolières sont obligées de payer le véritable prix de leur production, ce qui inclut ces coûts environnementaux, cela rendra les systèmes d’énergie renouvelables plus compétitifs », affirme Weyler.

De même, Weyler a le sentiment que le mouvement pour le climat devrait se concentrer sur l’affaire Chevron, et la bataille judiciaire dans laquelle est engagé Donziger. « L’une des actions les plus efficaces que les activistes pour le climat pourraient réaliser actuellement pour changer le système serait de ne pas laisser Chevron s’en tirer avec la pollution de ces pays, que ce soit l’Equateur, le Nigeria ou n’importe quel autre endroit ». Alors que certains défenseurs des droits de l’homme et de l’environnement ont essayé d’attirer l’attention sur l’affaire Donziger et sur son harcèlement par Chevron, Weyler pense que les cris d’indignation devraient se faire entendre plus largement.

Après avoir vu ce qui était arrivé à Donziger et à certains de ses anciens alliés, poursuivis par Chevron en tant que « complices extérieurs », les gens pourraient avoir peur de s’élever contre les compagnies. Donziger lui-même vit dans la peur. Aucune peine n’est établie pour le cas où un juge vous déclare coupable d’outrage criminel envers le tribunal, ainsi Donziger passe ses journées à s’inquiéter de ce qui va lui arriver ensuite. « C’est effrayant », m’a-t-il dit. « Je n’ai aucune idée de ce qu’ils prévoient. »

Mais Weyler signale que Chevron, qui pourrait encore être forcée de s’acquitter du jugement à plusieurs milliards de dollars, prononcé à l’étranger, a également peur. « Ils ont peur d’un précédent. Chevron n’est pas le seul à être inquiet, l’industrie de l’extraction toute entière craint un précédent. » affirme Weyler. « Ils ne veulent pas être tenus responsables de la pollution causée par leur activité. »

Article initialement paru sur le site de The Intercept et traduit par Sarah Thuillier pour Le Vent Se Lève.

L’explosion à Beyrouth, produit de la déliquescence de l’État libanais

Manifestations Beyrouth
Des manifestants libanais enflamment le centre-ville de Beyrouth en octobre 2019, au début de la thawra (révolution). © Blandine Lavignon

À Beyrouth, l’explosion du 4 août dernier a tout balayé sur son passage, du centre-ville ultra-moderne qui fait face au port jusque dans les quartiers périphériques, en passant par le quartier historique de Gemmayzeh. Les bâtiments se sont effondrés  sur un périmètre de plus de 17 kilomètres. Beyrouth, ravagée par la terrible explosion demande des comptes. Comment 2 700 tonnes de nitrates d’ammonium ont pu se retrouver stockées sans surveillance dans son port durant six longues années à proximité du centre-ville de Beyrouth ? Ce terrible drame met en évidence la faillite et la responsabilité de l’État libanais, mais aussi la structure même de celui-ci, ayant rendu possible une telle négligence meurtrière.


La construction du port de Beyrouth date de 1887. Doté d’un terminal conteneur au début des années 2000, c’est un rouage économique et stratégique essentiel du pays puisque 80% des importations du pays y transitent. Il a fait l’objet ces dernières années de nombreux travaux d’agrandissement, à coups d’investissements massifs de la part de l’État. Pour cause, l’objectif est de le transformer en véritable hub régional.

En 2014, le cargo moldave Rhosus est contraint de faire étape à Beyrouth du fait de problèmes techniques. Il se voit finalement saisir sa cargaison, alors qu’il devait initialement livrer une société d’explosifs au Mozambique. Il possède à son bord 2 700 tonnes de nitrates d’ammonium. Le 27 juin 2014, le juge des référés de Beyrouth demande le placement de ce stock sous la garde du Ministère des transports ainsi que la sécurisation du lieu de stockage. En attendant, le hangar 12 du port de Beyrouth accueille le nitrate. Ce stockage provisoire dure alors six années, malgré les notifications régulières aux responsables politiques et à la justice de la présence problématique d’un tel stock.

La responsabilité de l’État libanais

D’après un rapport de la Sécurité de l’État consulté par Reuters, le Premier ministre et le président de la République avaient encore été prévenus le 20 juillet dernier du risque causé par cette cargaison, ainsi que de la nécessité de sécuriser le stock en dehors du port. Il était pourtant de notoriété publique, d’après de nombreux témoignages d’employés du port, que le hangar contenait du matériel extrêmement dangereux. Si la cause du départ de l’incendie qui a déclenché l’explosion reste encore à déterminer, le stockage d’une telle quantité de matière explosive à côté du centre-ville engage la responsabilité de l’État libanais.

Récemment, la zone du stock d’ammonium faisait l’objet de travaux qui n’étaient pas surveillés en permanence et sans bénéficier non plus d’une sécurisation adéquate. Le 4 août, à 18 heures, un incendie se déclare à proximité du hangar. Une première explosion ainsi qu’un nuage de fumée sont alors visibles, puis survient la puissante explosion due aux nitrates d’ammonium. Le creusement d’un cratère de 40 mètres de profondeur témoigne de sa violence.

Encore sous le choc de la catastrophe, les Libanais voient fleurir nombre de théories sur la cause de l’explosion sur les réseaux sociaux. La plus récurrente est celle de l’attentat : le responsable serait le Hezbollah (parti libanais disposant d’une branche paramilitaire légalement armée), ou encore l’ennemi sioniste (Israël, avec lequel le Liban est toujours officiellement en guerre). Si dans un premier temps, il est difficile de conclure à l’entière responsabilité de l’État libanais, ses dirigeants brillent pourtant par leur absence de déclarations à la suite du drame.

Pour cause, si la seule chose sur laquelle la classe politique libanaise arrive à s’entendre, c’est bien pour faire front commun et refuser de porter la responsabilité de sa négligence qui a coûté la vie à 171 personnes, et a fait plus de 6 000 blessés. La plupart des dirigeants affirment alors découvrir le contenu du hangar 12, comme le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah qui assure alors mieux connaitre le port d’Haïfa que celui de Beyrouth. Cruelle ironie puisque Nasrallah avait menacé Israël en 2017 de faire exploser le nitrate d’ammonium stocké dans le port d’Haïfa.

La classe politique libanaise semble bien décidée à garder la mainmise sur cette affaire. Ainsi, le président Michel Aoun a refusé une enquête internationale, arguant du fait que cela desservirait la confiance en la justice libanaise et qu’il s’agissait avant tout d’un souci de souveraineté. Le dossier de l’enquête a donc été transféré à la Cour de justice, sous la houlette de Ghassan Oueidate, procureur général. Le choix de cette instance n’est pas anodin puisque celle-ci juge les crimes portant atteinte à la sécurité de l’État libanais et à la paix civile. Dès lors, l’État libanais se positionne en victime de la catastrophe, refusant de facto d’en reconnaitre sa part de responsabilités.

Cette stratégie de déresponsabilisation repose surtout sur la préservation du schéma de corruption grâce à un mécanisme bien huilé. Non contents d’essayer de faire admettre qu’ils ne savaient rien, les dirigeants cherchent désormais à faire reposer le drame sur le bas de la hiérarchie. Ainsi, des coupables tout désignés ont été placés en détention provisoire, notamment le directeur général des douanes, Badri Daher, ainsi que deux autres responsables des douanes et du port. Les scandales de corruption sont fréquents lors des déclarations douanières, dont le coût s’élève à plus d’un milliard de dollars par an. Le directeur des douanes avait par ailleurs porté plainte cette année contre un reportage mettant en lumière son implication dans la corruption du port. 16 fonctionnaires des deux structures ont également été arrêtés, laissant croire à l’efficacité de l’enquête libanaise. Pourtant, le directeur des douanes avait régulièrement demandé la vente ou l’exportation du stock d’ammonium ces dernières années, mais il aurait adressé ces requêtes sans suivre les étapes de la procédure légale. L’imbroglio administratif de l’État libanais et de ses lois renforcent le schéma de corruption, amenant à un enchevêtrement tel qu’il est impossible de remonter la chaine des responsabilités et que les coupables désignés, s’ils ne sont certes pas étrangers à ces pratiques, n’en sont pas moins qu’un maillon. Les arrestations pour la forme ne donnent pas de réponse à la population libanaise sur les causes de la catastrophe.

L’absence de traçabilité et de sanctions judiciaires vis-à-vis des affaires de corruption renforce ce phénomène. Et pour cause, le système judiciaire est lié au système politique, qui décide des nominations. Pour cette raison, la nomination du juge d’instruction de l’enquête a notamment clivé la scène politique libanaise, retardant le début de l’enquête et laissant craindre pour l’indépendance de l’enquête. Le juge Fadi Sawan, du tribunal militaire, a été finalement choisi.

L’État libanais, coquille vide au service des intérêts communautaires

Le 10 août, suite au scandale provoqué par la catastrophe, le Premier ministre Hassan Diab présente sa démission alors que de nombreux ministres avaient déjà claqué la porte du gouvernement. La démission de Hassan Diab fait suite à l’annonce de la tenue d’élections législatives anticipées. En l’absence d’une alternative structurée, ces élections risquent de devenir une stratégie de la classe au pouvoir pour se maintenir, en rebattant elle-même les cartes d’une nouvelle opposition. Comme présageant cela, le Premier ministre démissionnaire a déclaré dans son allocution télévisée que ce désastre était « le produit d’une corruption endémique au sein de l’État ». Cette phrase souligne que l’État libanais apparait être une coquille vide, pris dans un engrenage de corruption. L’une des revendications principales du mouvement du 17 octobre (thawra, révolution en arabe) était ainsi d’avoir un véritable État fort, une nation libanaise.

Pour cause, l’accord de Taëf (22 octobre 1989) qui a acté la fin des 15 ans de la guerre civile, a organisé le Liban sur le principe du confessionnalisme politique (inspiré du découpage politique du régime de la Mutasarrifiyyade de 1861). Chaque confession est ainsi représentée au sein du gouvernement et l’organisation du pouvoir est répartie entre celles-ci (ainsi, le président de la République est chrétien maronite, le président de l’Assemblée Nationale est musulman chiite, et le Premier ministre est musulman sunnite). Les caisses de financements de l’État se retrouvent réparties entre communautés. Cette répartition étatique est un formidable moyen pour les leaders communautaires de se départager le pays. Le partage du pouvoir contribue à dessiner des clivages verticaux dans la société et impacte le développement institutionnel ainsi que l’assise de l’État dans la société libanaise.

Ainsi, la figure du zaïm, le chef de clan, à laquelle on prête allégeance, passe au-dessus de la figure de l’État. Il est difficile alors pour l’État ou pour toute alternative de s’imposer face aux avantages obtenus par le biais de ce système, en particulier au vu de la situation économique critique. Cette configuration amène également à de la « petite corruption » avec le système de la wasta. Ainsi, l’obtention d’un emploi, comme n’importe quelle démarche administrative, est conditionnée par une relation avec un fonctionnaire et le paiement d’une somme d’argent. Ce trafic d’influence renforce les bases du confessionnalisme. Il comporte aussi le risque de failles sécuritaires importantes puisqu’il n’existe aucun système d’audit des institutions.

Le régime fiscal non distributif du pays conditionne cette structure de la dépendance. D’après le sociologue Thierry Kochuyt, « la reconnaissance de la pauvreté n’est donc que partielle et l’assistance reste sélective, ce qui montre que la précarité n’est pas perçue comme une conséquence générale des mécanismes de marché, c’est-à-dire comme un phénomène socio-économique qui touche toutes les communautés »1. Ainsi, les chaines de solidarité et le maillage communautaire remplacent l’État, en l’absence de protection publique.

Dans cette configuration, la prise en charge des soins des victimes de l’explosion est une question complexe. L’État a assuré qu’il prendrait à sa charge les frais médicaux engagés, mais sans en dire plus. Traditionnellement, l’État n’assure que peu la sécurité sociale et médicale de ses citoyens. Pour cause, la plupart de ces secteurs sont presque entièrement privatisés. L’État se décharge donc de sa responsabilité et de son action vis-à-vis de ceux-ci. La privatisation à outrance est certes l’une des résultantes des demandes des bailleurs de fonds, mais aussi et surtout la résultant de la construction d’un discours politique. Le poids exorbitant de la dette publique justifie ce discours récurrent sur la scène politique libanaise depuis les années 2000. La privatisation serait alors la recette miracle pour que cessent les maux économiques du pays.

La privatisation presque totale du système hospitalier engendre d’importants coûts d’hospitalisation pour la population libanaise. Les hôpitaux publics ne disposent que de 1 500 lits alors que l’explosion a fait plus de 6 000 blessés. Ils pâtissent aussi de la vétusté de leurs équipements et d’un sous-investissement sectoriel. Les circuits de la corruption subtiliseraient environ 30% du budget alloué à l’hôpital, d’après Waël Abou Faour. Cet ancien Ministre de la santé avait fait sien le combat contre la corruption dans cette institution.

De son côté, la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) ne couvre qu’une partie de la population et s’applique seulement aux frais de services de soin. Environ 130 000 libanais ne disposent d’aucune couverture concernant leur santé. Alors que l’explosion a fortement endommagé les entrepôts du Ministère de la Santé, et que l’OMS estime à plus de la moitié les hôpitaux hors-service dans la capitale, reste à savoir dans quelle mesure la prise en charge sera possible dans un système hospitalier déjà saturé et en crise depuis de long mois.

Les hôpitaux de campagne mis en place par certains pays de l’aide internationale (Iran, Qatar, Russie, Jordanie et Maroc) pallient à ce manque en prenant en charge gratuitement les blessés et en distribuant des médicaments, mais face à cette aide ponctuelle, le secteur médical libanais est à bout de souffle.

La question de la reconstruction

La question du coût de la reconstruction de Beyrouth se pose également, avec des dégâts évalués à 15 milliards de dollars. Qui paiera la reconstruction dans un pays exsangue ? Le Liban traverse actuellement la pire crise économique de son histoire contemporaine avec une dévaluation de plus de 80% de sa monnaie et un système économique à bout de souffle. La crise du coronavirus a encore accentué cette situation, dans un pays où une part importante de la population vit d’un revenu journalier.

Beyrouth n’a jamais été totalement reconstruite après la guerre civile. Les immeubles en ruines, criblés de balles, font partie intégrante du paysage urbain et côtoient des constructions ultra modernes. Les infrastructures et les institutions sont en grande partie héritées de la guerre. La guerre civile (1975-1990) a endommagé et détruit nombre d’entre elles. À la fin de celle-ci, l’effort de reconstruction ne s’est concentré que sur une infime partie de ces défaillances, sans équiper et développer les nouvelles zones urbaines résultants des déplacements forcés pendant le conflit. Les reconstructions n’ont pas été sans avantager le pouvoir politique via des conflits d’intérêts dans les appels d’offre.

L’exemple le plus marquant de cette dynamique est la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, initiée par le Premier ministre Rafic Hariri (assassiné le 14 février 2005 dans un attentat). Sous couvert de l’approbation du Conseil de développement et de reconstruction (organisme public), celui-ci finance la reconstruction intégrale du centre-ville de Beyrouth via sa société privée Solidere, qui bénéficie ainsi de juteux contrats. La reconstruction intégrale permet ainsi la privatisation de la majeure partie du centre-ville. Par ailleurs, cette reconstruction ne tient pas compte de l’intérêt public, et entraîne la destruction de nombreux bâtiments d’époque. Ces derniers auraient pourtant pu faire l’objet d’une politique ambitieuse de préservation du patrimoine.Le nouveau centre-ville devient une vitrine vide d’un Beyrouth luxueux, fantasmé, mais qui tranche avec le centre-ville populaire et vivant de l’avant-guerre. Au delà, cette politique de reconstruction a renforcé les clivages urbains préexistants. Elle a en effet coupé le centre-ville des quartiers populaires de Badawi et de la Quarantina.

En 2006, lors de la guerre avec Israël, Tsahal bombarda lourdement la capitale libanaise, faisant 1 183 morts. Tsahal détruit alors environ 7 millions de mètres carrés d’habitations, avec un coût de reconstruction chiffré à 1,7 milliard de dollars. À l’époque, le Hezbollah avait financé l’essentiel de la reconstruction. En effet, les dégâts ont touché surtout la banlieue sud, la Dahiye, bastion du parti. Le Hezbollah avait alors créé en 2007 le programme de reconstruction « Waad » afin de mettre en œuvre et de gérer seul la reconstruction. Cela renforça alors son rôle d’acteur public incontournable pour une partie de la population libanaise. L’entreprise avait été un succès pour le parti, avec 196 logements construits, pour la plupart équipés de générateurs. Un vrai luxe dans l’un des quartiers les plus pauvres de Beyrouth, caractérisé notamment par de l’habitat illégal. La reconstruction de 2006 par le Hezbollah a donc définitivement consacré son emprise territorial sur cette zone de Beyrouth.

Aujourd’hui, 300 000 Libanais se retrouvent sans domicile après l’explosion du 4 août. Les citoyens se retrouvent en première ligne de la reconstruction des quartiers détruits par l’explosion. Tandis que les annonces d’aide et de planification de l’État concernant la reconstruction sont au point mort, les Libanais s’organisent pour déblayer les dégâts, réparer certaines infrastructures et reloger les habitants ayant perdu leur logement. Encore une fois, ce sont les réseaux de solidarité qui s’activent pour pallier le manque étatique. Ils bénéficient de l’appui de la diaspora libanaise et de la solidarité internationale. Mais les moyens manquent et la situation nécessite une importante aide humanitaire d’urgence. La « conférence internationale de soutien et d’appui à Beyrouth et au peuple libanais » a promis 252,7 millions d’euros d’aide. Mais elle n’a pas encore déterminé de quelle manière cette aide sera distribuée et coordonnée. Elle ne doit en effet pas passer par l’État libanais, condition à laquelle se sont engagés les donateurs.

Les destructions touchent principalement les quartiers historiques de Gemmayzeh et de Mar Mickael. Ces derniers abritent des demeures traditionnelles libanaises, pour certaines datant de l’époque ottomane. Mais elles touchent aussi les rares quartiers non gentrifiés du centre-ville de l’après-guerre. De nombreux habitants ont ainsi déjà été démarchés pour vendre leur logement. Il s’agit d’initiatives de promoteurs privés qui voient dans la reconstruction une formidable opportunité de spéculer et obtenir une vente à prix moindre, profitant de l’urgence de la situation des habitants. Les habitants du quartier, des associations et des chercheurs libanais se mobilisent déjà pour éviter que l’appétit des promoteurs immobiliers achève d’enterrer ce patrimoine architectural et ne déloge les habitants, comme ce fut le cas lors des précédentes reconstructions.

Face à l’incurie de la classe politique, le mouvement de contestation de la thawra a repris en force samedi dernier. Il a réuni plusieurs milliers de Libanais venus crier leur colère et leur indignation. Les potences dressées symboliquement sur la place des Martyrs signaient un message clair : le coupable est le gouvernement.

 

 

1- Kochuyt, Thierry. « La misère du Liban : une population appauvrie, peu d’État et plusieurs solidarités souterraines », Revue Tiers Monde, vol. 179, no. 3, 2004, pp. 515-537

Élections législatives au Pérou : recomposition politique dans la continuité ?

Congrès péruvien © Arthur Oberlin pour Le Vent Se Lève

Le résultat de l’élection législative extraordinaire qui a eu lieu au Pérou le 26 janvier 2020 vient confirmer la défaite cinglante des partis qui ont, depuis la chute de Alberto Fujimori au début des années 2000, été au premier plan de la vie politique nationale. Les chiffres sont marquants. Le parti Fuerza Popular, qui disposait d’une majorité absolue (73 sièges sur 130) au Congrès entre 2016 et 2019 n’en compterait, d’après les premières estimations1, plus que 12 (son score passant de 36.34% en 2016 à 7%). L’organisation politique Contigo, qui remplace Peruanos por el Kambio, le parti qui avait accompagné Pedro Pablo Kuczynski au pouvoir en 2016, disparaît quant à lui du parlement. Par Arthur Oberlin.


En 2016, la victoire du parti de droite libérale Peruanos por el Kambio à la présidence de la République s’était jouée à un fil et fut accompagnée d’une victoire sans appel de Fuerza Popular au parlement. Le second tour, qui voyait s’affronter deux nuances du libéralisme péruvien, technocrate d’un côté et populaire d’un autre marquait par ailleurs la désillusion de nombreux électeurs péruviens suite au mandat de Ollanta Humala. Élu en 2011 sur la proposition d’une Grande Transformation, la présidence Humala a finalement été marquée par la poursuite des politiques libérales en place depuis les années 90. Le rejet du fujimorisme, aux portes du pouvoir pour la première fois depuis la chute de Alberto Fujimori, emprisonné pour corruption et violation des droits de l’Homme, avait finalement entrainé la défaite au second tour de Keiko Fujimori, leader de Fuerza Popular et fille de Alberto, sans pour autant signifier une adhésion particulière pour Pedro Pablo Kuczynski. La montée en puissance tout au long de la campagne de la figure de Veronika Mendoza, candidate pour l’organisation Frente Amplio, ainsi que le résultat inespéré de Gregorio Santos, qui purgeait alors une peine de prison préventive, avait tout de même rappelé le poids encore important du discours de gauche, particulièrement dans les régions andines et au sein des communautés paysannes affectées par des projets miniers.

Les élections de dimanche témoignent par ailleurs de la disparition au parlement du Parti apriste péruvien, l’un des plus anciens partis politiques péruviens, qui avait obtenu en 2016 cinq sièges dans le cadre d’une alliance avec le Parti populaire chrétien (PPC). Plus aucun président sortant depuis la transition politique du début des années 2000 n’a de représentation parlementaire, puisque Perú Posible, parti de Alejandro Toledo (2001-2006) a perdu en 2016 son inscription électorale, et que le Parti nationaliste de Ollanta Humala (2011-2016) ne s’est pas présenté à l’élection.

Vote antisystème et crise politique : deux clefs du résultat de dimanche

De tels résultats ne sont pas surprenants. La dynamique antisystème du vote au Pérou est une constante de ces dernières décennies2. Elle a très largement été amplifiée par l’actualité récente du pays. Les révélations de financements illégaux de campagnes électorales ainsi que de pots de vins versés à des politiques en responsabilité par l’entreprise de construction Odebrecht a considérablement jeté le discrédit sur un grand nombre de figures politiques, en responsabilité ou dans l’opposition, et a poussé Pedro Pablo Kuczynski à la démission le 21 mars 2018. Son remplaçant, Martin Vizcarra, premier vice-président, s’est rapidement émancipé du parti Peruanos por el Kambio, duquel il avait été une personnalité invitée, et s’est érigé en figure de la lutte contre la corruption et la réforme politique. Les révélations de l’affaire Lava Jato ont été accentuées par le scandale des « cols blancs du Callao » qui a mis à jour un vaste réseau de corruption qui implique des criminels, des autorités du système judiciaire ainsi que des chefs d’entreprises et personnalités politiques. Outre Kuczynski, les figures politiques qui ont le plus souffert de ces scandales sont Keiko Fujimori, leader du parti Fuerza Popular qui a passé plusieurs mois en prison préventive, et Alan Garcia, leader de l’APRA. Ce dernier s’est suicidé en 2019 alors que la police se trouvait aux portes de son domicile3. La dissolution du Congrès avait été prononcée par Martin Vizcarra, le 30 septembre 2019, face à plusieurs tentatives de blocages, de la part de la majorité fujimoriste et de ses alliés du parti apriste, de la réforme politique et notamment d’une proposition d’avancer les élections générales, présidentielles et législatives, d’un an en 2020 au lieu de 2021.

Le nouveau parlement qui sera installé dans les jours à venir sera donc marqué par un fort renouvellement. Ce renouvellement n’est pas une donnée nouvelle du parlementarisme péruvien, et plus que les rapports de force internes qui devraient – a priori – être plutôt favorables à la réforme politique engagée par Vizcarra, le regard doit être porté sur la recomposition politique en cours dans le pays. De fait, le parlement qui vient d’être élu siègera pour une durée d’une année, et il est peu probable que d’importantes réformes soient mises en œuvre sur une si courte durée, en prenant en compte les strictes règles budgétaires qui imposent une série de restrictions en période électorale, les délais nécessaires à la mise en place de réformes et le poids toujours significatif du ministère de l’Économie dans la fabrique des normes.

Les perdants de la restructuration du jeu politique

Aucun parti ne peut être considéré véritablement comme gagnant d’un scrutin marqué par une forte dispersion des votes. Cependant plusieurs ont émergé, ou réémergé, et seront des protagonistes d’un champ politique en recomposition dans la perspective de l’élection générale de 2021. Le parti Acción Popular devrait, avec 10% des votes valides exprimés, être la principale force dans le nouveau parlement avec 24 sièges. Parti de centre-droit, fondé dans les années 50, il profite des bons résultats obtenus lors de l’élection municipale de 2018, qui lui a notamment permis de diriger Lima, la capitale du pays, ainsi que de l’effritement de Contigo-Peruanos por el Kambio qui avait attiré en 2016 les votes urbains des classes moyennes et supérieures. Il profite aussi des mésaventures du Partido Morado, fondé en 2016 afin de renouveler le discours libéral et dépasser les partis politiques traditionnels de centre droit, qui a souffert de nombreuses attaques et révélations lors des dernières semaines de campagne4.

Du côté de la droite populaire, la forte chute du parti fujimoriste, ainsi que de Solidaridad Nacional, qui avait accueilli sur ses listes plusieurs anciens députés de Fuerza Popular, profite à Alianza para el Progreso ainsi et Podemos Perú, deux partis fondés par des entrepreneurs d’origine populaire ayant fait fortune dans l’éducation privée. Richard Acuña, fondateur de Alianza para el progreso, est propriétaire de l’une des principales universités privées du Pérou dont la structure est très largement utilisée par le parti afin d’organiser les campagnes et mobiliser les secteurs populaires urbains5. Née au début des années 2000, Alianza para el Progreso est l’un des partis émergents les plus réguliers des dernières années dans le pays, au travers notamment d’un ancrage en province ainsi que dans les quartiers populaires de Lima. En 2016, l’alliance avait vu la candidature de Acuña à la présidentielle annulée pour non-respect de la loi électorale qui interdit l’usage du don, en argent ou en nature, comme outil de campagne. Plus récent, Podemos Perú est dirigé par le fondateur José Luna, propriétaire de l’université Telesup. Luna fut plusieurs fois député de Solidaridad Nacional. Créé en 2017, la montée en puissance de Podemos Perú tient beaucoup à la personnalité de Daniel Urresti, qui fut tête de liste à Lima6. Ancien militaire et ministre de l’Intérieur, Urresti est une personnalité clivante qui capitalise sur une image de policier à la « main ferme » et incorruptible7. Il fut longtemps handicapé par des accusations d’assassinat ciblé d’un journaliste en 1988 alors qu’il dirigeait l’une des sections du renseignement de l’armée péruvienne dans la région de Ayacucho, particulièrement touchée par les actes terroristes du mouvement Sentier lumineux. Son acquittement en 2018 lui a ouvert de nouveaux horizons politiques.

Le FREPAP et Unión por el Perú : les deux surprises du scrutin

La surprise de l’élection fut probablement l’arrivée en force au congrès du FREPAP, Front populaire agricole du Pérou, né sur les cendres de l’Association évangélique de la mission israélite du nouveau pacte universel, absent du Congrès depuis le début des années 2000. Si le FREPAP a probablement bénéficié du vote dégagiste en raison de son extériorité totale du jeu politique péruvien, les déterminants d’un tel résultat sont aussi à trouver dans l’existence de bases militantes dans plusieurs quartiers populaires et régions du pays ainsi qu’un discours fondé sur le renouvellement politique et des propositions particulièrement progressistes dans le domaine économique, comme la réduction du temps de travail hebdomadaire de 48 à 44 heures ou encore une proposition de loi pour favoriser l’accès au crédit bon marché aux petites et micro entreprises. La chute du fujimorisme, qui captait assez largement l’électorat évangéliste et avait une forte présence dans les quartiers populaires ainsi que chez les petits entrepreneurs a donc probablement beaucoup à voir avec ce surprenant résultat (8.9% qui devraient permettre au parti d’obtenir 16 sièges au Congrès).

La seconde surprise de l’élection de dimanche fut probablement le retour en force de Unión por el Perú, qui devrait obtenir 17 sièges avec 6,9% des suffrages et dont l’identité politique n’a plus rien à voir avec celle de ses origines. Fondé en 1994 par Javier Pérez de Cuéllar, ancien secrétaire général de l’ONU, le parti est, par son positionnement dans le champ politique de l’époque, un parti de centre-gauche opposé au fujimorisme et fortement ancré dans la défense des droits de l’Homme ainsi qu’au libéralisme économique8. Avec la transition politique des années 2000, l’alliance anti fujimoriste qui avait marqué la gauche péruvienne se distend très largement, et le parti est repris par José Vega, ancien délégué de la Confédération générale des travailleurs Péruviens, qui a fait alliance avec le leader de la gauche nationaliste Ollanta Humala pour l’élection présidentielle de 2006. Distancié du nationalisme en 2011 et 2016, Unión por el Perú revient aujourd’hui en force sur la base d’une alliance passée avec Autauro Humala, le frère de Ollanta Humala, condamné en 2009 à une peine de 19 ans de prison pour avoir dirigé une tentative de soulèvement militaire en 2005, alors qu’il était officiel de l’armée péruvienne. Outre un discours particulièrement radical, à l’image de sa proposition de rétablissement de la peine de mort pour les inculpés de corruption, Unión por el Perú a obtenu des résultats importants dans les régions andines du sud du pays, bastions historiques de la gauche péruvienne et du parti nationaliste en 2006 et 2011. Antauro est aujourd’hui la figure du mouvement ethnocacérisme, fondé par son père Isaac Humala, qui allie défense de l’identité indigène et militarisme nationaliste9.

Quant aux deux partis de gauche du Congrès dissout en 2019, ils devraient maintenir leur représentation parlementaire, en dépit de leur division. En 2016, la candidature de Veronika Mendoza sous les couleurs du Frente Amplio avait permis à cette force politique d’être la seconde du Congrès, avec 20 sièges et un résultat de 13.94%. Divisés en deux forces politiques depuis 2017, le Frente Amplio et l’alliance électorale Juntos Por el Perú (au sein duquel est engagé Nuevo Perú de Veronika Mendoza) devraient obtenir respectivement 12 et 5 sièges. Si le Frente Amplio semble avoir une longueur d’avance, c’est en grande partie parce qu’il dispose de bases militantes plus importantes, notamment dans des régions de province. Son leader, Marco Arana, ancien curé exclu de l’église catholique pour son soutien au droit à l’avortement, travaille depuis de longues années à l’unification des mouvements anti-miniers. Juntos por el Perú est en revanche une alliance de partis de gauche davantage hétérogène, dont la principale figure est Veronika Mendoza. Nuevo Perú, le parti de Veronika Mendoza, a été fondé récemment et ne dispose donc pas encore d’inscription électorale10. Malgré la popularité plutôt importante de Mendoza, l’absence d’inscription électorale lui fait perdre une certaine liberté de mouvement, en l’obligeant notamment à s’associer avec des organisations politiques moins identifiables comme Juntos por el Perú.

En définitive, si les perdants du scrutin de dimanche sont facilement identifiables, les véritables gagnants restent encore à définir. Les enjeux politiques de court terme étant relativement restreint, tous les regards se portent maintenant sur la manière dont ces diverses forces politiques vont se projeter dans la perspective de l’élection présidentielle et législative de 2021. Si les lignes partisanes ont fortement bougé, un certain nombre de grandes dynamiques continuent à animer la vie politique péruvienne : l’importance du vote de gauche dans les régions sud andines du pays, la division de la capitale Lima (et de certaines villes de province) entre modernisme libéral et une droite populaire au discours antisystème mais surtout l’adhésion relativement faible des électeurs péruviens aux étiquettes partisanes. Reste à savoir quel sera le rôle de Martin Vizcarra dans cette reconfiguration politique, lui qui est aujourd’hui sans parti politique mais qui bénéficie d’importants élans de sympathie, au regard de son actif et habile protagonisme politique de ces derniers mois.

1 Le décompte complet des bulletins étant encore en cours, les résultats présentés ici se basent sur le premier « contage rapide » effectué par Ipsos Pérou : https://gestion.pe/peru/politica/resultados-ipsos-conteo-rapido-al-100-congreso-por-regiones-elecciones-2020-nndc-noticia/

2 Carlos Meléndez GuerreroEl mal menor: vínculos políticos en el Péru posterior al colapso del sistema de partidos, Lima, IEP, Instituto de Estudios Peruanos, 2019.

3 Ollanta Humala (2011-2016) et Alejandro Toledo (2001-2006) sont aussi sous le coup d’enquêtes : Humala a passé 9 mois en prison préventive et Alejandro Toledo, actuellement aux Etats-Unis, fait l’objet d’une demande d’extradition.

4 Accusations de violences familiales à l’encontre de l’une de ses figures, Daniel Mora ; filtration de vidéos de Guzman, fondateur du parti, fuyant un incendie dans un appartement, y laissant seule une responsable de son parti avec qui il aurait eu un rendez-vous romantique

5 Rodrigo Barrenechea CarpioBecas, bases y votos: Alianza para el Progreso y la política subnacional en el Perú, Lima, IEP Instituto de Estudios Peruanos,  Serie Colección Mínima, n˚ 69, 2014.

6 En 2018 il fut candidat à Lima dans le cadre de l’élection municipale, arrivant deuxième avec 19.6% des votes valides

7 Comme ministre de l’intérieur, sous la présidence Humala, il fut l’un des ministres les plus populaires et s’illustra notamment par le remplacement de responsables de la police compromis avec des organisations criminelles

8 Pérez de Cuéllar, lorsqu’il était secrétaire général de l’ONU, a eu un rôle particulièrement actif afin de convaincre Alberto Fujimori, élu en 1990, d’abandonner son programme économique hétérodoxe et d’opter pour un plan d’ajustement sous l’égide du Fonds Monétaire International

9 Pour un retour sur l’ethnocacérisme et le parti nationaliste péruvien : Carmen Rosa Balbi Scarneo, « Le phénomène Humala », in Olivier Dabène (dir.), Amérique latine, les élections contre la démocratie ?, Presses de Sciences Po.

10 Pour obtenir l’inscription électorale, et pouvoir participer aux élections, les partis politiques doivent réunir un nombre e signatures d’au moins 4% du nombre de personnes ayant voté à la dernière élection. En 2019, il fallait donc réunir un peu plus de 700000 signatures. A partir de 2020, la loi électorale ayant évolué, les partis sollicitant leur adhésion devront avoir un n ombre d’adhérent équivalent à au moins 0.1% du corp électoral, soit environ 24000 personnes.

Au Mali, le trafic de drogue prospère sur la faillite de l’État

© Maghreb-Sahel News

Avant de rencontrer les contraintes qu’elle connaît aujourd’hui, dues au trafic et à la contrebande de cannabis venant essentiellement du Maroc, la région sahélo-saharienne a de tout temps été une terre d’échanges. Depuis le début des années 2000 cependant, l’Afrique de l’Ouest est devenue une plaque tournante du trafic de drogue, ce phénomène se conjuguant à des rébellions armées et au terrorisme. Ainsi, aujourd’hui les liens entre le trafic de drogue et le terrorisme international se posent avec d’autant plus d’acuité que les conséquences perverses sur la stabilité de l’État, la sécurité et le développement des pays sahéliens en dépendent. Ceux-ci semblent s’être embourbés dans un cercle vicieux : si ces trafics minent la pérennité des constructions étatiques d’Afrique de l’Ouest, elles sont aussi la conséquence de leur inachèvement, et prospèrent sur la défaillance des États. Par Lamine Savané et Fassory Sangaré.


Le continent africain est confronté depuis ces trente dernières décennies à une hausse du niveau de la corruption et à la fragilisation de ses États. Indubitablement, le développement de l’économie de la drogue, notamment dans le septentrion, et les mécanismes de corruption affectant les rouages de l’économie nationale ont fragilisé de manière spécifique l’État malien. Son cas n’est cependant pas isolé puisque vingt-deux États sur un total de quarante-huit États en Afrique Subsaharienne sont répertoriés par la Banque Mondiale comme étant « fragiles ».

Par État « fragile », on entend un État qui « s’avère incapable d’exercer les missions qui sont les siennes, tant dans les domaines régaliens (contrôle du territoire, sécurité des biens et des personnes, exercice de la justice), que dans ceux de la délivrance des services économiques et sociaux à la population ». Dans le cas précis du Mali, l’État est mis à mal par des rébellions armées aux revendications diverses et par les organisations terroristes. De plus, comme dans bien des zones d’Afrique de l’Ouest, le pays est devenu un haut lieu de transit pour la drogue, les migrants, pour la contrebande de cigarettes et d’armes en provenance de Libye, d’Algérie ainsi que d’Amérique Latine (Colombie). La perte du « monopole de la violence légitime » par l’État malien a eu pour conséquence le développement d’une économie informelle de la drogue, de la contrebande, faisant de cette question un enjeu géopolitique qui dépasse largement le seul cadre du Mali pour s’étendre à la zone sahélo-saharienne dans son ensemble.

La fragilité persistante de l’État malien ces cinquante dernières années est corrélée à un degré élevé de corruption. Celle-ci réduit les marges de manœuvre de l’Etat, surtout quand elle est associée à l’essor du trafic de drogue et à l’éclatement des conflits armés impliquant divers belligérants (groupes djihadistes, indépendantistes, narcotrafiquants, forces multinationales et armée nationale). 

L’État malien entre inefficacité et instabilité : le (néo) patrimonialisme versus l’impersonnalisation du pouvoir

L’article de Jean-François Médard « Le ‘Big Man’ en Afrique : esquisse du politicien entrepreneur », publié en 1992, reste encore aujourd’hui pertinent. Les notions « d’État-sous développé », « d’État mou», qu’il développe alors, rendant compte de l’instabilité et de l’inefficacité de la gestion publique, des problèmes de violence et de dépendance, s’appliquent avec toujours autant d’acuité à la situation actuelle. Par ailleurs, la notion de « patrimonialisme » au sens wébérien résume bien la faible distinction entre le secteur privé et public au Mali. Ce système de patrimonialisme est observé dans un cadre étatique moderne, d’où la création d’une expression ad hoc permettant de désigner ce phénomène, le néo-patrimonialisme. Le néo-patrimonialisme serait le fruit des interactions entre les sociétés traditionnelles locales et les États modernes étrangers. Ainsi, si la façade extérieure est moderne, étatique (droit écrit, constitution, administration), la logique de fonctionnement à l’intérieur reste patrimoniale.

Le néo-patrimonialisme qui a comme dénominateur commun des pratiques telles que « le népotisme, le clanisme, le tribalisme, le régionalisme, le clientélisme, le copinage, le patronage, le prébendisme, la corruption, la prédation, le factionnalisme » caractérise en particulier l’État post-colonial, mixte des traits traditionnels et modernes. Se juxtapose la question du rôle des décideurs politiques dans la désintégration de l’État malien. En effet, l’analyse des relations entre État et acteurs a été à la bifurcation des diverses traditions de recherche que ce soit en sociologie, en science politique et même en histoire.

Dans les sociétés occidentales, le pouvoir étant fortement institutionnalisé, les gouvernants regroupent les individus qui occupent des positions dans les directions hiérarchiques stratégiques. « Cette configuration élitaire particulière est alors qualifiée de moniste ou encore d’élitiste […] elle constitue un groupe de status (au sens anglo-saxon) modelé par des règles tacites ou proclamées, par l’éducation, par les rôles professionnels intériorisés qui confèrent alors à ce groupe une aptitude à diriger sans égal » (W. Genieys, 2011, p. 9). Dans une optique comparative et socio-historique, M. Mann (1993) a montré l’intérêt de différencier pouvoir despotique et pouvoir infrastructurel de l’État. Le pouvoir despotique désigne « l’ensemble des actions que les élites d’État peuvent entreprendre sans négociation routinisée avec les groupes membres de la société civile » (ibid). Le pouvoir infrastructurel, quant à lui, renvoie « aux capacités institutionnelles de l’État de pénétrer son territoire et de faire appliquer ses décisions ». En Afrique subsaharienne, a contrario, le pouvoir est faiblement institutionnalisé. La légitimité des gouvernants politiques demande donc une réflexion sur les représentations culturelles et les pratiques sociales traditionnelles qui en sont l’expression. « L’étude des [sociétés africaines] constitue une dimension nécessaire et incontournable des processus de stratification politique et de stratification économique et sociale qu’il faut penser simultanément et par conséquent se trouve au cœur de la dynamique de la formation de l’État  » (ibid).

Le trafic de drogue : des implications au sommet de l’État ?

Le nord du Mali est une région désertique plus grande que la France, et donc difficilement contrôlable par les autorités maliennes. Les attaques répétées des rébellions autonomistes depuis les années 1990 conjuguées à l’absence criante d’intervention étatique, vont faire le lit des trafiquants de drogue, de cigarettes ou d’armes. Si ces Katibas – unité ou bataillons formés de combattants qui se déplacent fréquemment dans la zone sahélo-saharienne – sont à l’origine issus d’entrelacs algériens, il faut aussi noter la présence croissante de djihadistes ressortissants de l’Afrique de l’Ouest qui vont former le gros du contingent du MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest). Parmi ces mouvements islamiques armés, on note en premier AQMI, dont l’origine remonte à la guerre civile en Algérie durant la décennie sanglante (1988-1998), décennie au cours de laquelle plus de 200.000 personnes ont trouvé la mort.

En se liant aux notabilités de la zone nord du Mali par le mariage, en prenant pour épouses les filles de notables pour faciliter leur implantation locale, les responsables de ces Katibas vont très vite mettre leur expertise militaire aux profits des trafiquants locaux d’armes, de drogues ou de voitures. Ainsi, en estimant « que cette jonction avec les filières du crime organisé en provenance d’Amérique Centrale, serait plus porteuse si elle se paraît des oripeaux de la lutte contre l’Occident, ces mêmes chefs du GSPC ont fait allégeance à Oussama Ben Laden en janvier 2007, proclamant la création d’AQMI ».

A partir de ce moment, la région nord du Mali va devenir « un territoire refuge et sanctuarisé de cette jonction tactique entre banditisme et fanatisme religieux, (…) l’une des plaques tournantes intercontinentales des narcotrafiquants ». 

Le « gouvernement de consensus », un « système de gestion collégiale » sans opposition réelle instauré par Amadou Toumani Touré, président du Mali de 2002 à 2012, s’est très vite transformé en un système d’impunité et de corruption qui a aussi servi de socle aux trafiquants de drogue. Pour Johanna Siméant, « cette image d’un Mali consensuel et pacifique a été renforcée par les usages politiques du consensus. Le terme ne se résume pas au consensus pratiqué et revendiqué sous la présidence d’Amadou Toumani Touré, et qui consista à digérer presque la totalité de l’opposition par l’extension de la rente clientélaire » (J. Siméant, 2014, p. 20). La corruption, le clientélisme, le népotisme et l’impunité avaient ainsi droit de cité sur Bamako. Ces mêmes pratiques au sommet de l’État, se retrouvaient dans les zones sahélo-sahariennes du nord où l’irrédentisme touareg croisait la route de contrebandiers (trafiquants de drogue pour la plupart). Certains de ces groupes armés vont très rapidement embrasser l’idéologie politique religieuse de l’islamisme radical pour justifier leurs engagements. L’absence criante de l’État a fait le lit d’une redistribution de la rente clientélaire sur une base clanique, à laquelle les grandes notabilités Touaregs du nord étaient associées. 

En l’absence de représentation officielle malienne, l’occupation du nord du Mali par les groupes narcotrafiquants et terroristes (d’avril 2012 à janvier 2013) a eu pour conséquence de renforcer le trafic de drogue. Le bénéfice colossal de ce  trafic va engendrer et renforcer l’entente tacite entre les narcotrafiquants et les groupes terroristes tels que Al-Qaïda Maghreb Islamique (AQMI), Mouvement pour l’Unicité du Djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), Ansar Dine (Les défenseurs de la foi). En plus de toutes sortes de trafic auxquels ces groupes se livraient (drogues, armes, cigarettes, rançon des otages), s’ajoute le blanchiment d’argent, autre facette de ce démentiel commerce illicite. 

Depuis l’opération « Serval » remplacée tout récemment par l’opération « Barkhane », l’État-major français à Gao n’informe plus les autorités maliennes de ses éventuelles opérations. De possibles liens entre Bamako et des membres d’AQMI en seraient la cause. En effet, une des raisons de la perpétuation du « système ATT » était de rechercher la paix à tout prix en ayant à la fois des liens avec les rebelles Touaregs et les mouvements criminels du nord-Mali. Cela explique la facilité avec laquelle le président ATT arrivait à libérer les otages occidentaux, par l’intermédiaire d’un certain Iyad Ag Ghali à l’époque consul du Mali en Arabie Saoudite. Ce laxisme aurait permis à AQMI d’élargir son cercle d’influence, y compris au sein des rouages forts de l’État malien (Défense, Affaires étrangères). Mais l’implication des hauts dirigeants maliens ne se limitaient pas à ce trafic de « prise d’otages ». Le trafic de drogue occupait une place prépondérante dans les relations étroites qui se sont tissées entre hauts dirigeants de l’institution étatique et trafiquants de drogue et groupes criminels du nord Mali. Cette faiblesse étatique qui a conditionné l’intervention française, permet à l’État français de se « substituer » à l’État malien et donc d’imposer ses volontés politiques aux dirigeants maliens qui voient leur marge de manœuvre très réduite, de par l’absence de l’État au sens wébérien du terme. 

La sanctuarisation de la zone sahélo-Saharienne comme épicentre du trafic de drogue

Les groupes rebelles font du trafic de drogue un moyen de financement de leurs entreprises guerrières à des degrés différents.

Au Mali, l’alliance jihadiste, composée des membres de l’AQMI du MUJAO et du groupe jihadiste touareg d’Iyad Ag Ghaly, privilégie le contrôle des routes transsahariennes de la drogue pour rendre durable le financement de leurs activités terroristes et de déstabilisation de l’État Malien en sus des prises d’otages principalement d’occidentaux. 

Dans le nord Malien en particulier, l’Al-Qaïda au Maghreb Islamique a toujours cherché à prendre le contrôle de la zone Saharo-Sahélienne via la main mise sur le commerce illicite de l’économie de la drogue et des activités de contrebande. Leur objectif principal étant de faire de cette partie du monde un califat original reposant essentiellement sur les fondements du salafisme

Prétextant la volonté de faire régner ce fondamentalisme religieux, ces groupes développent sans cesse de nouveaux trafics, avec en ligne de mire la montée des profits. Ainsi, la drogue prend de la valeur à chaque fois qu’elle se déplace d’une zone géographique à une autre (production-transformation-commercialisation et consommation). Le but ultime étant d’assurer l’achat des armes et d’entretenir les troupes combattantes.

Si de nombreux déterminants expliquent cette progression du trafic de drogue en Afrique de l’Ouest, c’est surtout la corruption prégnante dans certains cercles de l’exécutif, de la justice, des forces de l’ordre, le chômage de masse et le faible rendement des activités économiques licites qui ont favorisé l’essor de l’économie de la drogue. 

Globalement, en Afrique de l’Ouest ce constat est partageable en raison d’un recul de la saisie des drogues constaté par l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime dans son rapport de 2009. Le tonnage des saisies des produits stupéfiants est passé de 5,5 tonnes en 2007 à 2,6 tonnes à 2008, puis à moins d’une tonne en 2009. Cette contre-performance est la résultante d’un regain de l’activité des acteurs du trafic de drogue, caractérisé par l’escalade des profits. C’est ainsi que le trafic de la cocaïne s’est consolidé avec un gain d’environ 800 millions de dollars USD, soit l’équivalent de 0,2% du Produit Intérieur Brut des pays d’Afrique Occidentale et Centrale. L’Europe est devenue la cible des trafiquants à cause de la vigueur de son marché de la drogue, de la valeur élevée de l’Euro et de la baisse de la demande de cocaïne sur le marché états-unien et d’Amérique latine. Le prix du détail (de revente) d’un gramme de cocaïne était de 76 euros (92 dollars) en 2007, soit 76 000 euros (92 000 dollars) le kilogramme. En comparaison, en Colombie durant la même période, le prix se rapprocherait de 2 000 euros (1 650 dollars), ce qui représente une marge bénéficiaire de 74 350 euros (90 000 dollars) par Kilo, soit 440%. Cette marge phénoménale met en lumière le fort degré d’attraction de cette activité illicite et de son ancrage en Afrique de l’Ouest comme zone de transit préférée des narcotrafiquants Sud Américains et Latino-Américains, en raison, entre autres, du renforcement des contrôles dans les aéroports occidentaux.

Les défaillances de l’État malien à lutter contre l’économie de la drogue

La retentissante affaire d’Air cocaïne illustre à elle seule les difficultés des pouvoirs publics à lutter efficacement contre l’ancrage du trafic de drogue dans le nord du Mali. Le repli forcé, voire organisé vers le sud, des autorités militaires et judiciaires, suite à l’application des clauses des Accords de Paix d’Alger de 2006, a été suivi par une occupation des vastes territoires désertiques du nord par les trafiquants de drogue, les islamistes et les forces rebelles hostiles à l’unité, à la laïcité et au maintien de la forme républicaine de l’Etat. 

Ainsi, il a été découvert en novembre 2009 à Tarkint (Gao) dans le désert malien, la carcasse brûlée d’un avion de marque et type Boeing 727 ayant indubitablement acheminé des tonnes de cocaïne. A l’issue de la livraison, il a été détruit par les narcotrafiquants. L’avion a décollé du Venezuela, non loin de la frontière colombienne et avait pour destination officielle la ville de Praia (Cap-Vert). Cette rocambolesque livraison laisse penser que les trafiquants ont changé de modus operandi pour atteindre le marché lucratif européen. Elle fut suivie par d’autres acheminements en 2010 dans la région de Tombouctou (Mali), et un autre non loin de la frontière mauritanienne.

Mais c’est surtout la livraison de quatre tonnes de cocaïne dans la région de Kayes (non loin de la frontière guinéenne) qui a rendu manifeste le dépassement du gouvernement face à la situation. Pire, certains élus locaux et officiers ont facilité par endroits l’atterrissage et le transfert des matières incriminées.

De nos jours, certains narcotrafiquants utilisent les voies routières désertiques maliennes et marocaines pour acheminer de la drogue en Europe, en particulier en Espagne par la mer ou par voie aérienne. En 2010 par exemple, 34 individus ont été interpellés au Maroc en raison de leur lien avec un réseau de trafic international de drogue. Ils avaient effectué plusieurs allers-retours entre le Mali et le Maroc (en l’occurrence Tanger) en transportant 600 kilogrammes de cocaïne.

Le démantèlement de ce réseau a permis l’arrestation d’un Ukrainien, d’un Portugais, d’un Espagnol et d’un Vénézuélien qui animaient ce trafic en misant sur le savoir-faire des réseaux de l’AQMI et de certains membres du Polisario qui vivent du trafic de drogue. Ce même groupe avait crée une société-écran dans la capitale malienne pour dissimuler leur activité illicite « un consortium Espagnol d’investissement » en vue de blanchir les profits issus exclusivement de l’économie de la drogue. Sur ce plan aussi, l’État central semble être en butte face à l’existence des méthodes sophistiquées de blanchiment d’argent.  

D’une manière générale, le pouvoir central semble confronté à l’explosion de ce trafic, exacerbé par une corruption diffuse dans la chaîne du pouvoir judiciaire et militaire à l’instar d’autres États de la sous région.

L’accroissement de la quantité de drogue produite ou en circulation est, comme on le voit, la cause et la conséquence d’une grande vulnérabilité des États de la sous région. Or, les plans d’ajustements structurels appliqués par le FMI et la Banque mondiale depuis les années 1980 ont fortement miné la création d’un État unitaire au Mali. État unitaire qui demanderait des dépenses budgétaires conséquentes, condition nécessaire pour lutter efficacement contre la corruption. De la même manière, le maintien de relations néo-coloniales avec la France est un autre facteur qui empêche le Mali de parvenir à la stabilité institutionnelle qui lui permettrait de lutter efficacement contre ce fléau. La lutte contre le trafic de drogue nécessiterait donc un changement complet de paradigme, à l’heure où la mondialisation semble avoir banalisé la corruption dans l’imaginaire populaire.

 

Pour aller plus loin : 

Abderrahmane A., « Terrorismes et trafic de drogues au Sahel », Le Monde, 19/07/2012.

Amselle J.-L., « La corruption et le clientélisme au Mali et en Europe de l’Est : quelques points de comparaison », Cahiers d’études africaines, Vol 32, n°128, 1992, pp. 629-630.

Bauchard D., « Introduction », Politique étrangère, n°1, 2011.

Baudais V., Chauzal G., « Les partis politiques et l’”indépendance partisane” d’Amadou Toumani Touré », Politique africaine, n°104, 2006, p. 61-80.

Bayart J-F, Ellis S, Hibou B., La criminalisation de l’Etat en Afrique, Bruxelles, Complexe, 1997.

Bayart J.-F., L’État en Afrique, Paris, Fayard, 1989.

Berghezan G., « La corruption au cœur de l’effondrement de l’État malien » in Sahel. Éclairer le passé pour mieux  dessiner l’avenir, Bruxelles, Éditions GRIP, 2013, p. 53. 

Badie B., L’Etat importé, Paris, Fayard, 1992.

Boilley P., Les Touaregs Kel Adagh : dépendances et révoltes, Paris, Karthala, 1999.

Coulon C., « Système politique  et société dans les États d’Afrique », Revue française de science politique, n°5, Vol 22, 1972, p. 1049-1073.

Chabal P., Daloz J.-P., L’Afrique est Partie ! Du désordre comme instrument politique, Paris, Economica, 1999.

Ghauzal G., Les règles de l’exception : la régulation du politique au Mali, Thèse de doctorat en science politique, Bordeaux, 2011.

Holder G., « Cherif Ousmane Haidara et l’association islamique Ançar Dine. Un réformisme malien populaire en quête d’autonomie ».  Cahiers d’études africianes, n°206-207, 2012, p. 389-425.

Huntington S.-P., « the change to change: Modernization, Development and politics », Comparative politics 4(3), 1971, p. 55-79.

Diop M., Histoire des Classes sociales dans l’Afrique de l’Ouest, le Mali, Paris, Maspéro, 1971.

Daloz J.-P., Élites et représentations politiques. La culture de l’échange inégal au Nigéria, Pessac, PUB, 2002, p. 11-23.

Darbon D., « l’Etat prédateur », Politique africaine, n°39, septembre 1990, p. 37-45.

Deycard F., « Les Touaregs du Niger et la crise du Sahel » in « Sahel : Éclairer le passé pour mieux dessiner l’avenir», Éditions GRIP, 2013, pp. 19-40. 

Dezalay Y., Garth B. G., La mondialisation des guerres de palais : la restructuration du pouvoir d’État en Amérique Latine entre notables du droit et « Chicago boys », Paris, Seuil, 2002.  

Dogan M., « Méfiance et corruption : discrédit des élites politiques », Revue internationale de politique comparée, n°3, Vol 10, 2003, p. 415-432.

Elias N., La dynamique de l’Occident, Paris, CALMANN-LEVY, 2011 (1ère édition 1975), pp. 5-149.

Genieys W., Sociologie politique des élites, Paris, Armand Colin, 2011, p. 9.

Ghauzal G., Les règles de l’exception : la régulation du politique au Mali, Thèse de doctorat en science politique, Bordeaux, 2011.

Mann M., The Sources of Social Power. Vol. 2 : The Rise of Classes and Nation States, 1760-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.

Médard J.-F., « Le ‘Big Man’ en Afrique : esquisse du politicien entrepreneur », Année Sociologue, n°42, vol 1, 1992, p.167-184. 

Lacam J.-P., « Le politicien investisseur. Un modèle d’interprétation de la gestion des ressources politiques », Revue française de science politique, n°1, Vol 38, 1988, p.23-47.

Le Pautremat Pascal, « Drogue au sahel : la source principale de financement des djihadistes », Le Monde, 21 janvier 2013,

Linz J. J., The Breakdown of Democratic Régime. Crisis, Breakdown and Reequilibration, Baltimore, John Hopkins, 1978.

 Linz J. J., Stepan Al., Problems of Democratic Ttransition and Consolidation, Southern Europe, Southern America and Post Communist Europe, Baltimore, John Hopkins University Press, 1996.

Médard J.-F., « L’État néo-patrimonial en Afrique noire » in Médard J-F (dir)., États d’Afrique noire. Mécanismes et formations, Paris, Karthala, 1991, p. 330

Médard J.-F, « l’Etat patrimonial », Politique africaine, n°39, septembre 1990, p. 25-36.

Médard J.-F., « La spécificité des pouvoirs africains », Pouvoir, n°25, 1985, p.8 ; 16.

Raghavan N., « Les ONG au  Mali », Politique africaine, n°47, octobre 1992, p. 91-100.

Rodney W., How Europe Underdeveloped Africa, D.C Howard University Press, 1972.

Scheele J., « Trafic ou commerce ? Des échanges économiques au Sahara contemporain », CERI, 19/07/2013.

Siméant J.., Contester au Mali. Formes de la mobilisation et de la critique à Bamako, Karthala, 2014, p. 20.

Tessy B., Les ELITES AFRICAINES AU POUVOIR (problématique, méthodologie, état des travaux), Bordeaux, CEAN-IEP, Bibliographies du CEAN, n°2/3, 1990 ; 

Weber M., Economie et société, Collection Pocket Agora, Tome 1, Paris, 2012.

Lawfare : la légalisation des procès politiques ?

Jean-Luc Mélenchon en compagnie de Fernando Haddad, candidat malheureux face à Jair Bolsonaro © Joka Madruga, agencia PT.

« Le lawfare, en plus de constituer un sérieux danger pour les démocraties nationales, est utilisé pour engendrer la violation systématique des droits sociaux. Il résulte d’un dévoiement des actions judiciaires en combinaison avec des opérations multi-médiatiques ». C’est par ces mots que le pape François dénonce la pratique du lawfare (contraction des mots anglais law et warfare), c’est-à-dire un processus de judiciarisation de la politique – autrement dit, une immixtion accrue du pouvoir judiciaire dans la sphère politique, au point qu’elle finirait par en déterminer le cours. Une pratique dénoncée en Amérique latine par les ex-présidents Rafael Correa, Cristina Kirchner ou encore Lula da Silva, et en Europe par Pablo Iglesias ou Jean-Luc Mélenchon. Au-delà de ces phénomènes particuliers, les débats autour du lawfare posent la question de la véritable nature du pouvoir croissant des juges et des médias, à l’heure où judiciarisation de la vie politique et médiatisation de la pratique judiciaire marchent main dans la main.


L’Amérique latine, laboratoire du lawfare

Au sens strict, la pratique du lawfare remonte à l’existence du pouvoir judiciaire. L’histoire des régimes constitutionnels occidentaux est scandée par des épisodes spectaculaires d’immixtion des juges dans les processus politique – de la tentative avortée d’impeachment du président des États-Unis Andrew Johnson en 1868 à celle de Richard Nixon un siècle plus tard.

Cristina Kirchner, présidente d’Argentine (2007-2014) et Rafael Correa, président d’Équateur (2007-2017). © Présidence de la République d’Équateur, Flickr.

C’est en Amérique latine que ce phénomène politique resurgit avec une ampleur inattendue. Plusieurs acteurs politiques majeurs de ces dernières décennies ont été la cible de procédures judiciaires, dont ils pointent du doigt le caractère éminemment politique ; on les accuse de détournement de fonds ou de complicité dans des affaires de corruption. C’est ainsi que l’ex-chef d’État brésilien Lula – emprisonné depuis un an –, l’ex-président équatorien Rafael Correa – en exil en Belgique –, ainsi que Cristina Kirchner – ciblée il y a peu par de nombreux procès – qui a dirigé l’Argentine de 2007 à 2014, ont fait les frais de ces accusations. [lire ici l’entretien du Vent Se Lève avec Rafael Correa à Bruxelles]

Ces trois ex-présidents dénoncent l’instrumentalisation du pouvoir judiciaire à des fins politiques, au service des élites économiques, et dans la perspective de promouvoir un agenda néolibéral – qu’ils critiquent tous trois avec plus ou moins de radicalité. Ils déplorent aussi la partialité des médias à leur encontre, accusés, en amont, d’effectuer un travail d’investigation policier et mensonger, et, en aval, de relayer les accusations judiciaires de « corruption » sans recul critique.

Un bref aperçu des pratiques qui ont cours au Brésil, en Équateur et en Argentine permet de constater un biais évident des juges et des grands médias en leur défaveur. Les récentes révélations du journal américain The Intercept établissent que le procureur Deltan Dallagnol, figure clef du procès de Lula, a contribué à son emprisonnement tout en confessant par ailleurs ne détenir aucune preuve de sa culpabilité. En Équateur, un récent scandale de corruption a éclaboussé l’actuel président Lenín Moreno et son entourage ; la justice équatorienne, qui cible son opposant Rafael Correa, n’a entamé aucune procédure dans le camp de la majorité présidentielle. De la même manière la justice argentine, trop occupée à inculper l’ex-présidente Cristina Kirchner, n’a aucunement inquiété l’entourage de l’actuel chef d’État Mauricio Macri, pourtant abondamment cité dans les Panama papers.

Le président équatorien Lenín Moreno, successeur et adversaire de Rafael Correa © Présidence de la République d’Équateur.

Ces divers procès ont pour point commun d’accompagner et de faciliter le retour en force des factions les plus néolibérales de ces pays respectifs. Les procès intentés à l’ex-président Lula et ses proches ont permis de neutraliser l’opposition au président brésilien Michel Temer, qui a mis en place des mesures de dérégulation économique d’une ampleur historique suite à son arrivée au pouvoir en 2015 ; ils permettent actuellement d’affaiblir l’opposition à l’actuel président Jair Bolsonaro, qui les perpétue. Les procès visant Rafael Correa s’accompagnent de plans d’austérité mis en place par Lenín Moreno, sous l’injonction du FMI, et privent l’opposition équatorienne de son représentant le plus populaire. De la même manière, la mise en accusation judiciaire de Cristina Kirchner a permis de disqualifier la principale opposante aux réformes néolibérales très dures mises en place par le président Mauricio Macri.

Jair Bolsonaro en compagnie de son ministre Sergio Moro, pierre angulaire du procès qui a conduit Lula en prison. © José Cruz, Agência Brasil.

À cette relative parenté idéologique des partisans de la pratique du lawfare s’adjoint une indéniable homogénéité sociologique. Ce sont les mêmes acteurs que l’on retrouve systématiquement derrière ces mises en accusation : des figures clefs du pouvoir judiciaire, appuyées par les principaux médias nationaux. Les opposants au lawfare dénoncent régulièrement la proximité du pouvoir médiatique et du pouvoir judiciaire avec certaines fractions des élites économiques et politiques nationales. Il n’est que de voir le poste actuellement occupé par Sergio Moro, l’un des juges à l’origine de l’emprisonnement de Lula et actuellement ministre de la justice du gouvernement de Jair Bolsonaro, pour comprendre que l’étanchéité du pouvoir judiciaire par rapport aux autres pouvoirs est souvent toute relative. De la même manière, une rapide analyse de la structure de propriété des principaux médias latino-américains, possédés par les représentants de pouvoirs économiques locaux ou internationaux, permet d’expliquer leur biais en défaveur des ex-présidents inculpés, et leur absence de recul critique à l’égard des accusations qui leur sont portées.

Judiciarisation de la vie politique, médiatisation de la pratique judiciaire

Ces cas de lawfare spécifiques à l’Amérique latine illustrent-ils la dérive conjoncturelle d’un système judiciaire et médiatique en proie à l’influence des pouvoirs économiques et politiques ? Ou la judiciarisation de la politique elle-même contient-elle en germe ces éléments anti-démocratiques ? Cette interrogation soulève la question du rôle que médias et juges doivent occuper dans un cadre démocratique – et de la frontière entre justice ordinaire et procès politique.

D’aucuns estiment que la régulation de la vie politique par un pouvoir judiciaire impartial et des médias libres de tous les pouvoirs permettrait son assainissement. Journalistes d’investigation à l’affût d’affaires de corruption et pouvoir judiciaire vigilant pèseraient comme une épée de Damoclès sur les principaux acteurs politiques, les contraignant à une vertu sans compromis. La salubrité de la vie publique aurait pour condition la transparence absolue des acteurs politiques, et leur vulnérabilité permanente à l’égard de la justice. Ériger le pouvoir médiatique et judiciaire (supposés imperméables à toute influence exogène) au rang de chefs d’orchestre de la vie démocratique permettrait d’instaurer une course à la probité, et une sélection des représentants politiques les plus aptes à représenter dignement le corps social.

Cette perspective repose sur un postulat hautement contestable : la possible neutralité de tous les acteurs du pouvoir judiciaire, et surtout des principaux médias. C’est ici que se situe le nœud du problème : la judiciarisation de la politique est indissociable d’un travail d’enquête et d’investigation journalistique en amont ; d’une médiatisation théâtrale des procès en aval. Les médias, générateurs « d’affaires », catalyseurs d’indignation publique, juges de la probité des suspects, des accusés et même des juges, s’imposent comme des acteurs incontournables des procès qu’ils sont en capacité de susciter, d’influencer, de juger. Autrement dit, la judiciarisation de la politique est indissociable de la médiatisation de la pratique judiciaire – entendue non seulement comme la plus grande publicité accordée aux « scandales » politiques, mais comme l’élévation des grands médias au rang d’acteurs clefs des processus judiciaires.

Les grandes « affaires » politiques de ces dernières années ont en effet souvent été déclenchées par la publication d’informations confidentielles, elles-mêmes obtenues à l’issue d’un long travail d’investigation – que l’on pense aux « révélations » de journalistes qui ont scandé « l’affaire Fillon » ou à celles, plus récentes, relatives à Jean-Luc Mélenchon. Normaliser ce processus de judiciarisation de la politique revient donc à donner aux acteurs en capacité d’obtenir des informations confidentielles un pouvoir quasi-discrétionnaire sur les représentants. Parmi ces acteurs on trouve les médias, mais aussi les agences de renseignement privées et les services secrets : autant d’entités dont il serait naïf de penser qu’elles puissent un jour revêtir une quelconque forme « d’impartialité » ou de « neutralité » – d’autant plus lorsque la frontière entre ces divers acteurs n’est pas totalement hermétique.

La surveillance de l’ex-journaliste François Ruffin par une agence de renseignement affiliée à Bernard Arnaud est emblématique de la porosité entre le monde médiatique, celui des affaires et du renseignement privé. Les « GAFA », entités politiques hybrides qui tiennent à la fois du média, de l’entreprise multinationale globale et de l’acteur semi-étatique, ouvrent de nouvelles perspectives dans la capacité des pouvoirs constitués à obtenir, contrôler et diffuser une information confidentielle à même de faire tomber des personnalités politiques.

La course à la « transparence » absolue dans un contexte d’asymétrie cognitive

Dans la course à la « transparence » promue par les principaux médias d’investigation, il est un processus qui reste dans l’ombre, caractérisé par une opacité totale : celui par lequel l’information confidentielle qui conduit aux « scandales » politiques est obtenue, diffusée – ou tue. Si les « scoops » publiés par les journalistes d’investigation suite à des enquêtes ou à des écoutes ont pu déclencher des « affaires » judiciaires, il arrive que l’inverse se produise, et que les médias diffusent des informations fournies à dessein par des magistrats. Une journaliste d’investigation du Monde n’affirme-t-elle pas : « nous avons pour règle de nous caler sur les instructions. Nous ne faisons pas d’enquête d’initiative » ?

Instrumentalisation de la caisse de résonance médiatique par des magistrats désireux de servir leur agenda ? Utilisation du pouvoir judiciaire par des journalistes d’investigation souhaitant faire tomber une personnalité politique ? Ces deux phénomènes ne semblent aucunement contradictoires ; ils participent d’un renforcement conjoint du pouvoir des juges et des médias. Ils contribuent par là-même à l’émergence d’un champ médiatico-judiciaire, caractérisé par sa capacité à accéder à des informations confidentielles puis à les diffuser avec un écho national.

Comment ne pas voir que la judiciarisation de la politique renforce indubitablement les pouvoirs constitués ? Les principaux médias nationaux, les services secrets d’un État, les magistrats ou encore les services de renseignement privés détiennent des moyens considérablement plus importants que n’importe quel acteur politique dans la collecte d’informations confidentielles. Dans ce contexte d’asymétrie cognitive, la généralisation des procès qui ciblent les figures politiques pour pratiques illégales ne peut que renforcer les plus aptes à obtenir de telles informations.

Les représentants du pouvoir médiatique et judiciaire, parés des atours de la neutralité, émancipés des querelles partisanes qui fracturent le monde politique – « l’impartialité » des juges n’ayant d’égal que « l’objectivité » des journalistes -, affirmeront n’agir qu’au nom de la vérité et de la loi, révélant des affaires de corruption punissables par n’importe quelle législation. Le sens commun le plus élémentaire n’y trouve la plupart du temps rien à redire. Qui souhaite vivre dans un pays dans lequel Patrick Balkany peut continuer à sévir en toute liberté ? Bien souvent, le problème ne tient pas à la véracité des faits révélés ni à leur caractère répréhensible, mais au récit politique dans lequel s’inscrit leur révélation – un récit dont médias et journalistes se présentent comme de simples acteurs, alors qu’ils en deviennent les narrateurs. La surexposition des agents, comme souvent, invisibilise les structures, et la focalisation sur le vice de l’individu voile les soubassements viciés du système qui les meut. Le lawfare ne serait-il finalement qu’un moyen parmi tant d’autres de dépolitiser des enjeux politiques et de neutraliser des rapports de force ?

Ces considérations ne délégitiment aucunement le travail des journalistes et des juges visant à lutter contre la corruption, ni ne signifie que l’interférence des pouvoirs médiatique et judiciaire dans la sphère politique soit toujours néfaste. Le lawfare est cependant bien plus qu’une formule rhétorique. Dans la dynamique actuelle d’asymétrie cognitive croissante, d’hybridation accrue entre public et privé, d’immixtion toujours plus poussée de l’agenda de grands groupes économiques dans les principaux médias, l’inflation des « affaires » et la normalisation des procès à même de provoquer des assassinats politiques ne peut que laisser présager le renforcement d’un champ médiatico-judiciaire ; jusqu’à lui donner le pouvoir de décider du tempo de la délibération démocratique, sous le prétexte d’en défendre le fonctionnement ?

En Équateur, ces persécutions de journalistes qui n’inquiètent pas la presse française

Le président équatorien Lenín Moreno © Présidence de la République d’Équateur.

Sous la présidence de Rafael Correa, la presse française ne fut jamais avare d’articles dénonçant « l’autoritarisme » du président équatorien. Ce dernier aurait mené, aux côtés de ses alliés Nicolas Maduro ou Evo Morales, une politique féroce de répression de la liberté d’expression et des journalistes d’opposition. Depuis l’élection de Lenín Moreno à la présidence de l’Équateur en 2016 – qui, bien qu’élu sur une plateforme de continuité avec Rafael Correa, a renié l’héritage de celui-ci et effectué un virage politique à 180° – le pays semble être redevenu un paradis pour les journalistes et la liberté d’expression, à en croire la presse française. Lenín Moreno a pourtant lancé une chasse aux sorcières massive contre son opposition, dont les premières victimes sont bel et bien les journalistes. Elle constitue l’attaque la plus significative contre le pluralisme en Équateur depuis plusieurs décennies. Par Denis Rogatyuk. Traduit par Loïc Dufaud-Berchon et Stéphane Pick.


Pour la première fois depuis bien longtemps, un gouvernement a autorisé une police étrangère à pénétrer sur son territoire souverain, l’ambassade d’Équateur à Londres, et à procéder à l’arrestation d’un journaliste dont le statut de réfugié a été reconnu par de nombreuses organisations internationales dont les Nations unies, la Commission inter-Amériques des droits de l’Homme ou encore Amnesty International. Quelles motivations ont poussé Lenín Moreno à livrer Julian Assange à la police anglaise, et probablement bientôt à la justice américaine ? L’octroi d’un prêt de 4,2 milliard de dollars du FMI à l’Équateur y est-il pour quelque chose ?

Quoi qu’il en soit, il ne s’agit là que de la partie émergée d’une campagne de répression contre les opposants au gouvernement Moreno, conduite activement depuis deux ans. Ola Bini, développeur de logiciel suédois, activiste Internet et défenseur de longue date de la vie privée sur la toile, a été arrêté et détenu pendant presque 30 heures sans audition le 11 avril à Quito, capitale de l’Équateur, pour une prétendue collaboration avec Julian Assange et des tentatives illégales de hacking informatique. Une fois l’audition commencée, aucune charge contre lui n’a été présentée, les autorités préférant demander une détention préventive de 90 jours.

Les allégations selon lesquelles il collaborait depuis l’Équateur avec des hackers russes sont étayées par la relation amicale qu’il entretient avec Julian Assange, ses visites à l’ambassade équatorienne à Londres et son soutien au travail de Wikileaks. Le 2 mai, la Cour de la province de Pichincha lui a interdit de faire appel et l’a renvoyé en détention dans le centre El Inca, sous le prétexte de nombreux livres sur l’hacktivisme informatique qui sont en sa possession.

Bini lui-même, ainsi que ses parents, ses conseils juridiques et de nombreuses personnalités politiques de premier plan considèrent que sa détention fait de lui un prisonnier politique du gouvernement Moreno, sa persécution étant motivée par la volonté de criminaliser Julian Assange, et de faire oublier les scandales de corruption qui accablent Moreno. Dans une lettre publiée le 6 mai, Bini expose son expérience du système carcéral équatorien, le décrivant comme « un mélange malsain de longues périodes d’isolement et d’ennui parsemées de menaces diverses et d’actes de violence ». Sous la pression des organisations internationales, la Cour de Pichincha a fini par proclamer sa libération au bout de 70 jours de détention.

de nombreux journalistes et Conseillers en communication sous le gouvernement Correa ont également subi des pressions de la part du gouvernement moreno. 

Cette campagne contre l’opposition a également pris la forme de censures incessantes de stations de radio d’opposition, de sites Internet d’information critique – ou publiant tout simplement des informations sur le scandale INA papers qui éclabousse le gouvernement Moreno.

Les journaux et sites web Ecuadorenmediato, Ruta Kritica, Radio Pichincha Universal et Hechos Ecuador ont été ou bien censurés, ou bien victimes de cyberattaques, ou bien purement et simplement arrêtés sur ordre du Ministère de la Communication de l’Équateur. De plus, de nombreux journalistes et conseillers en communication sous le gouvernement Correa, dont Fernando Alvarado, Marco Antonio Bravo, Carlos Bravo, Patricio Pacheco, Carlos Ochoa et Richard Macias, ont également subi des pressions et des harcèlements de la part du gouvernement Moreno.

Correa Chavez
Rafael Correa, ex-président d’Équateur, aux côtés de Hugo Chavez. Il est actuellement réfugié en Belgique. Ses proches sont victimes de procès politiques incessants en Équateur. ©Bernardo Londoy

Le régime Moreno ne montre par ailleurs aucun signe de ralentissement de la persécution des responsables de la Révolution citoyenne [nom donné au processus politique mené par Rafael Correa en Équateur de 2007 à 2017]. Un mandat d’arrêt préalable à tout procès a notamment été émis contre Ricardo Patiño, l’ancien ministre de la Défense, de l’Économie et des Affaires étrangères, sur des charges d’incitation à la violence – fondées sur un discours qu’il a donné en octobre 2018 dans une réunion interne de son parti dans lequel il appelait à une « résistance combative » impliquant une « saisie des institutions publiques » comme outil d’opposition au gouvernement de Moreno.

Patiño comptait parmi les figures les plus importantes du gouvernement Correa. Il a joué un rôle crucial dans la construction de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) et l’organisation de l’asile de Julian Assange, puis dans l’engagement du Mouvement de la révolution citoyenne (MRC, mouvement dirigé par Rafael Correa) dans les organisations d’opposition au gouvernement de Moreno et à son tournant néolibéral. Patiño a d’ailleurs quitté l’Équateur le 17 avril, et réside temporairement au Mexique.

Enfin, la guerre politique et psychologique contre Rafael Correa et Jorge Glas, ancien vice-président de Rafael Correa, semble atteindre de nouveaux sommets. Rafael Correa, cible de nombreux procès en Équateur, vit exilé en Belgique depuis deux ans. Jorge Glas, quant à lui, est toujours incarcéré dans la prison de Latacunga à Quito sous prétexte de corruption dans l’affaire Odebrecht. Son procès, présentant un certain nombre d’irrégularités et marqué par l’absence effective de preuves matérielles, n’est pas sans rappeler celui de Lula au Brésil. Jorge Glas, en plus de son rôle de vice-président, est également considéré comme l’une des figures majeures de la Révolution citoyenne, responsable en particulier de la mise en place et de la construction de plusieurs gigantesques projets énergétiques, comme celui de l’usine hydroélectrique Coca Codo Sinclair.

Deux autres conseillères de Rafael Correa ont été condamnées à des peines de prison, avant même qu’un procès régulier ait pu être tenu.

Dans sa tentative de décrédibiliser la légitimité du mandat de Correa et de Glas entre 2013 et 2017, le gouvernement Moreno et son avocat général ont tenté d’établir que l’entreprise brésilienne Odebrecht a été impliquée dans le financement illégal de la campagne de 2013 d’Alianza País, l’ancien mouvement politique de Rafael Correa, dans les élections présidentielles et législatives de cette année. Néanmoins, aucune preuve concluante ne semble être venue étayer ces accusations.

Deux autres conseillères de Rafael Correa à cette époque, Pamela Martinez et Laura Terán, ont été elles aussi détenues le 5 mai après la découverte de courriels présentant un transfert potentiel de près de 11,6 millions de dollars provenant de géants de la construction brésilienne vers le compte bancaire d’Alianza País pendant la période 2013-2014 – dans une affaire connue sous le nom d’Arroz Verde. Elles ont été condamnées à des peines de prison préventives, avant même qu’un procès régulier ait pu être tenu, alors que pèsent de sérieux doutes sur la solidité de ces accusations.

Dans le même temps, l’avocat général doit agir sur d’autres affaires de corruption, celles-ci davantage établies, comme celle des INA papers, qui ternissent la présidence de Lenín Moreno et mettent à mal son récit anti-corruption. Pour autant, il va sans dire que tant que Lenín Moreno occupera la présidence de la République équatorienne, ces affaires ne pourront faire l’objet d’aucune mise en accusation judiciaire.

Thatchérien, leader du Brexit, ancien trader… Qui est vraiment Nigel Farage ?

Nigel Farage en 2017. © Gage Skidmore via Wikimedia Commons

Il y a quelques semaines, Nigel Farage faisait son grand retour au Parlement européen où il promettait « de revenir encore plus nombreux » avec ses soutiens. Son Brexit Party, surgi de nulle part seulement 6 semaines avant le scrutin du 26 mai, a emporté haut la main des élections européennes qui ne devaient pas avoir lieu, avec près d’un tiers des voix. Alors que le discours des travaillistes sur le Brexit ne convainc pas et que les conservateurs sont occupés à se choisir un nouveau leader pour remplacer Theresa May, Farage semble avoir un boulevard devant lui. Mais d’où vient un tel succès et quelles en sont les conséquences sur l’avenir du Royaume-Uni ?


Aux origines du Brexit Party

Sans Nigel Farage, le Brexit Party n’existerait pas. Le grand retour de l’ancien leader du UKIP n’a lieu qu’en début d’année, alors que Theresa May essuie les défaites les unes après les autres et finit par implorer Bruxelles de lui accorder plus de temps. Le parlement de Westminster est incapable de réunir une majorité sur un quelconque projet (second référendum, accord de Theresa May, sortie sans accord, union douanière, etc.) et de plus en plus de voix s’élèvent pour annuler purement et simplement le Brexit. Les Britanniques qui ont voté pour le Brexit perdent patience et se sentent trahis. Farage sent son heure venue : pendant qu’il prépare la création du Brexit Party, il renouvelle son image.

En décembre 2018, il quitte le UKIP, devenu un parti rabougri, en proie aux difficultés financières et sans leader stable. Surtout, il souhaite prendre ses distances avec le tropisme anti-musulman notoire du UKIP, qui n’a cessé de dériver toujours plus à l’extrême-droite et s’est rapproché du nationaliste Tommy Robinson, le fondateur de la milice English Defence League, plusieurs fois condamné pour ses actes. Il participe ensuite à l’organisation de la Brexit Betrayal march, qui aboutit à Londres le 29 Mars 2019, jour où la Grande-Bretagne est censée sortir de l’UE. Cette marche de deux semaines, qu’il n’effectue qu’en partie, lui permet d’attirer l’attention des caméras et de s’opposer aux parlementaires qui cherchent un compromis capable de réunir une majorité de voix. Enfin, il annonce la création du Brexit Party le 12 Avril et présente une liste de 70 candidats pour les élections européennes sur laquelle figure Annunziata Rees-Mogg, la soeur du très eurosceptique député conservateur Jacob Rees-Mogg. Le Brexit Party a également su jouer habilement de l’image confuse de Claire Fox, une ancienne militante du Revolutionary Communist Party devenue fervente défenseur des marchés libres et de la liberté d’expression, qui a été présentée comme un soutien de Nigel Farage venu de la gauche.

Les élections européennes non prévues de mai 2019 permettant aux Britanniques d’exprimer tout le mal qu’ils pensaient du Brexit ou de l’absence de sortie effective, Farage savait qu’il n’avait nullement besoin de programme. Le même message a donc été répété en boucle : la démocratie britannique est en train de mourir, les élites politiques conservatrices et travaillistes ont trahi le vote de la majorité de 2016 et préfèrent rester dans une Union européenne anti-démocratique, tandis que les alliés traditionnels de la Grande Bretagne s’attristent de voir ce grand pays être devenu si faible. Ce message très simple d’invocation de la souveraineté, du patriotisme et de la démocratie, associé à la figure emblématique de Farage, a suffi à réunir 31,6% des voix, reléguant le Labour Party de Jeremy Corbyn à la 3ème place et les conservateurs de Theresa May à la 5ème. Pour parvenir à ce résultat, Farage a complètement siphonné le UKIP (qui avait déjà réuni 26,6% des voix en 2014) et bénéficié du soutien de nombreux sympathisants conservateurs et d’une partie des électeurs travaillistes. Le discours anti-élites de Farage, lui-même élu au Parlement européen depuis 1999 et ancien trader, semble donc avoir fonctionné à plein régime. Il faut dire que l’homme n’est pas avare de critiques percutantes sur les technocrates européens non-élus, comme dans ce célèbre discours de 2010 où il accuse Herman Van Rompuy, président du Conseil européen sans aucun mandat démocratique, d’avoir le « charisme d’une serpillière humide et l’apparence d’un petit employé de banque ».

La démocratie digitale, cache-sexe du césarisme

Jusqu’à présent, Nigel Farage a très bien joué ses cartes, en focalisant son discours sur l’exigence d’un Brexit rapide et sans accord, et en se présentant comme le recours contre le bipartisme traditionnel auxquels les électeurs avaient largement fait confiance en 2017. Exit les discours anti-musulmans, anti-immigration ou pro-austérité qui caractérisaient le UKIP : le Brexit Party se pose en parti attrape-tout capable de séduire tous les soutiens du dégagisme et du Hard Brexit, quelles que soit leur affiliation idéologique. Pour y parvenir, le Brexit Party maintient le flou sur tous les autres enjeux auquel le Royaume-Uni est confronté : pauvreté galopante, désindustrialisation, logement hors-de-prix, services publics détruits… Si le parcours professionnel et politique de Farage se situe clairement du côté de la finance et du thatchérisme, il préfère donc ne plus en parler afin de maximiser ses voix.

Exit les discours anti-musulmans, anti-immigration ou pro-austérité: le Brexit Party se pose en parti attrape-tout capable de séduire tous les soutiens du dégagisme et du Hard Brexit, quel que soit leur affiliation idéologique.

En attendant la première convention du parti le 30 Juin à Birmingham où la ligne politique sur de nombreux enjeux devrait être définie, Nigel Farage fait miroiter un système de démocratie participative en ligne à ses sympathisants, de façon similaire à ce que fait le Mouvement 5 Étoiles en Italie. Non concrétisée pour l’instant, cette démocratie digitale, probablement limitée à des sujets secondaires, devrait surtout servir de façade pour dissimuler le contrôle total de Farage sur le Brexit Party, comme l’explique le chercheur Paolo Gerbaudo, déjà interrogé dans nos colonnes. Ce parti est en réalité enregistré sous le nom de l’entreprise The Brexit Party Limited et ne compte que des soutiens, pas des membres, de la même manière que le PVV de Geert Wilders. La direction du parti ne peut échapper des mains de Farage que si un conseil nommé par ses soins (qui compte actuellement 3 personnes dont Nigel Farage), le décide. Ce cadenassage absolu de l’appareil partisan lui permet de s’isoler de toute menace interne, notamment si des figures dissidentes ou trop ambitieuses émergeaient au sein de son parti, pour l’instant bâti autour de la seule personnalité de son leader. Un leader tout puissant donc, mais pas nécessairement indépendant.

Un Hard Brexit pour milliardaires

Derrière cette façade de combat pour la souveraineté et la démocratie se cache cependant la défense d’intérêts très particuliers: ceux de quelques grandes fortunes qui espèrent profiter d’un Hard Brexit pour s’enrichir. Un nom revient en particulier, celui d’Arron Banks, homme d’affaire multimillionnaire qui a fait le plus gros don de toute l’histoire politique britannique, 8,4 millions de livres sterling (environ 9 millions et demi d’euros), à la campagne Leave.EU en 2016. Après avoir déjà offert 1 million de livres à UKIP en 2014, ce spécialiste de l’évasion fiscale cité dans les Panama Papers a également financé le luxueux train de vie de Farage à hauteur d’un demi-million de livres. Chauffeur, garde du corps, voyages aux États-Unis pour rencontrer Donald Trump, maison estimée à 4 millions de livres, voiture ou encore bureau proche du Parlement : rien n’est trop beau pour son ami de longue date forcé de vivre avec les près de 9000 euros mensuels de son mandat de parlementaire européen. Farage est également proche de Tim Martin, propriétaire de la chaîne de pubs Wetherspoon qui compte 900 établissements à travers le pays. Martin, qualifié de « Brexit legend » par Farage, ne cesse lui aussi de promouvoir un Brexit dur, en distribuant des dessous de verres et un magazine gratuit (400.000 exemplaires) en faveur du Leave, mais aussi en éliminant les alcools européens de ses bars et en prenant fréquemment position pour des accords de libre-échange sauvages avec le reste du monde.

Contrairement aux élites économiques sur le continent européen, les grandes fortunes britanniques sont nombreuses à soutenir le Brexit dur défendu par Farage, mais aussi nombre de conservateurs dont Boris Johnson, favori à la succession de Theresa May. Ces ultra-riches rêvent de transformer le Royaume-Uni en « Singapour sous stéroïdes », c’est-à-dire en paradis pour businessmen, enfin débarrassés de toute régulation, notamment financière, et des rares précautions (sanitaires en particulier) qu’impose l’UE dans les accords de libre-échange qu’elle signe. En somme, une ouverture totale aux flux de la mondialisation sauvage qui achèverait ce qu’il reste de l’industrie britannique et ferait du pays un immense paradis fiscal. Le projet phare de ces Brexiters ultralibéraux est un accord de libre-échange avec les USA de Donald Trump. Le patriotisme des grandes fortunes pro-Brexit est tel que Jim Ratcliffe, magnat de la pétrochimie et homme le plus riche de Grande-Bretagne avec 21 milliards de livres qui a soutenu la sortie de l’UE, s’est récemment installé à Monaco. Pendant longtemps, ces grandes fortunes eurosceptiques construisaient leur réseau au sein des Tories, notamment à travers l’European Research Group de Jacob Rees-Mogg (la fraction la plus europhobe des parlementaires conservateurs), un excentrique héritier qui a lui aussi ouvert 2 fonds d’investissements en Irlande récemment. Désormais, ces ploutocrates préfèrent de plus en plus le Brexit Party de Farage aux conservateurs en pleine perte de vitesse.

Après les européennes, quelles conséquences à Westminster ?

Si le Brexit Party n’a pour l’instant aucun élu au Parlement britannique, cela ne l’empêche pas de peser désormais très lourd dans le jeu politique outre-Manche. Les conservateurs se savent très menacés par Farage dont le logiciel idéologique, économiquement libéral et conservateur sur les questions de société, est proche du leur. Le successeur de Theresa May, qui qu’il soit, va devoir une issue rapide à l’enlisement du Brexit qui exaspère ses électeurs s’il ne souhaite pas voir son parti marginalisé pour longtemps. Bien que le Labour Party ait moins à perdre dans l’immédiat, grâce à la ferveur de ses militants et à la confiance envers Jeremy Corbyn pour sortir du néolibéralisme, son socle électoral s’érode également. Près des deux tiers des sièges de députés travaillistes sont dans des circonscriptions qui ont choisi la sortie de l’UE en 2016, ce qui explique la poussée du Brexit Party dans les terres représentées par le Labour. Toutefois, l’hémorragie électorale des travaillistes aux européennes s’est aussi faite au profit des libéraux-démocrates, largement rejetés pour leur alliance avec David Cameron entre 2010 et 2015 et désormais fer de lance du maintien dans l’UE, et du Green Party, une formation europhile. Toutes les cartes du jeu politique sont donc en train d’être rebattues autour d’un clivage sur le Brexit où dominent les opinions radicales (maintien dans l’UE et sortie sans accord). Tant que le Brexit n’a pas eu lieu, le Brexit Party et les Lib-Dems devraient donc continuer à affaiblir le bipartisme traditionnel revenu en force à Westminster aux élections de Juin 2017.

On ne saurait toutefois être trop prudent en termes d’impact du Brexit sur le nouveau paysage politique à Westminster. D’abord car les élections européennes, et en particulier au vu du contexte dans lequel elles se sont tenues en Grande-Bretagne, ne sont jamais représentatives des intentions de vote au niveau national. Ensuite parce que le Brexit peut advenir dans les mois qui viennent, notamment si Boris Johnson accède au 10 Downing Street et parvient à trouver une majorité législative, et refermer la phase de chaos politique ouverte par Theresa May. Mais surtout, le système électoral britannique, un scrutin à un tour qui offre la victoire au candidat en tête, complique les prédictions. Certes, l’élection législative partielle de Peterborough du 6 juin dernier, où le député travailliste sortant a dû démissionner, a vu la candidate Labour l’emporter, par seulement 2 points d’avance sur son rival du Brexit Party, et a permis à Jeremy Corbyn de réaffirmer son positionnement : unir le pays autour d’une politique écosocialiste. Mais ce scrutin très médiatisé n’a même pas mobilisé la moitié des inscrits et ne peut servir de base à une stratégie électorale. Même si le socle électoral du Labour est moins exposé que celui des Tories à la menace Farage, il n’est en réalité guère plus solide, tant le mécontentement envers la position molle de Corbyn (ni no-deal, ni Remain, mais une union douanière avec l’UE) est fort. Tant qu’il se refuse à choisir entre son électorat jeune et urbain pro-Remain et son électorat populaire pro-Brexit, Jeremy Corbyn ne sera pas plus audible qu’aujourd’hui. Or, vu le succès inquiétant de Nigel Farage et l’hostilité notoire de l’Union européenne envers toute politique alternative au néolibéralisme, il est surprenant que le choix paraisse si compliqué.

Scandale de corruption en Équateur : quand le récit autour de Lenin Moreno s’effondre

Le président équatorien Lenín Moreno © Présidence de la République d’Équateur.

Un scandale de corruption qui concerne des millions de dollars de pots-de-vin implique le président de l’Équateur et son cercle proche – comprenant son épouse, Rocio González, son frère, Edwin Moreno Garcés, le conseiller présidentiel, Santiago Cuesta et son ami proche Conto Patiño. La justice équatorienne vient d’accepter que soient menées des enquêtes contre Lenin Moreno.


Sont également mêlés à cette histoire, largement ignorée par les groupes médiatiques équatoriens, Xavier Macías Carmigniani, un lobbyiste impliqué dans des affaires de trafic d’influence, de vente d’armes et d’activités illégales diverses, et son épouse María Auxiliadora Patiño, qui est la fille de Conto Patiño.

Il est important de préciser que dans ce contexte, lobbies ne fait en aucun cas référence à quelqu’un qui représente les intérêts politiques d’une entreprise devant l’État, mais plutôt à quelqu’un qui assure des contrats publics aux entreprises en échange de pots-de-vin qu’il partage ensuite avec l’agent de l’État qui a signé le contrat. En réalité, c’est un moyen de verser des dessous-de-table via un acteur intermédiaire.

INA Investment Corporation

Tout a commencé avec INA Investment Corporation – INA est l’acronyme des prénoms des trois filles de Lenin Moreno: Irina, Karina et Cristina – une entreprise offshore enregistrée au Belize en mars 2012. Un des actionnaires principaux était le frère du président, Edwin Moreno Garcés. INA Corporation a ouvert le compte numéro 100-4-1071378 à la Balboa Bank au Panama. Comme le montre les documents, ce compte était utilisé par Xavier Macías pour gérer les transferts et/ou les paiements vers des tierces parties, en utilisant la même logique que pour les autres comptes. Il est ensuite revenu dans les mains de ses propriétaires et a été utilisé pour les acquisitions de ses mécènes. Des années plus tard, en mars 2015, Edwin Moreno a demandé que son nom soit retiré de l’entreprise, au profit de celui de María Auxiliadora Patiño, épouse de Miguel Macías Carmigniani.

L’existence de cette entreprise a été révélée au grand jour lorsque en décembre 2015, Auxiliadora Patiño a commis l’erreur de payer directement avec le compte d’INA Investment pour des meubles et d’autres biens de luxe achetés à Genève pour Rocío González de Moreno, actuelle première dame d’Équateur.

Cette preuve de corruption souligne les contradictions importantes de Lenin Moreno, de son administration et de leur prétendue promesse de s’attaquer à la corruption après les élections de mai 2017.

Le lobby de la famille Moreno

En 2009, alors vice-président de l’Équateur, Lenin Moreno, a organisé des rendez-vous d’affaires pour son ami proche Xavier Macías Carmigniani, qui se sont soldés par l’attribution de plusieurs contrats à l’entreprise publique chinoise Sinohydro en Équateur. Le vice-président Moreno envoyait en son nom Xavier Macías Carmigniani rencontrer des entreprises étrangères. Il agissait alors comme lobbyiste, recevait des pots-de-vin de l’entreprise chinoise desquels il reversait ensuite une partie à Moreno via la société écran INA Investment Corporation.

Avec le soutien de son beau-père, Corto Patiño, Macías a servi de lien entre les entreprises chinoises, les hommes d’affaires équatoriens et Lenin Moreno, pour recevoir et gérer, comme une figure de proue, une énorme fortune personnelle supérieure à 20 millions de dollars. Corto Patiño a lui-même reçu une commission de 18 millions de dollars de Sinohydro, qu’il n’a jamais déclaré aux autorités fiscales équatoriennes et a cherché à dissimuler en la déposant au Panama. Sous le gouvernement de l’ancien président Rafael Correa, cela avait été détecté par le Service de revenues internes (SRI) équatorien. Des enquêtes ont été ouvertes en mars 2015, qui ont conduit Edwin Moreno à demander que son nom soit rayé de la liste des actionnaires d’INA Investment.

Xavier Macías a également fait du lobbying pour l’attribution du contrat de Coca Codo Sinclair, d’un montant d’environ 2 800 000 000 de dollars américains, le plus important projet d’infrastructure publique de l’histoire de l’Équateur. Les courriels de décembre 2015 indiquent également que l’on avait promis à Xavier Macias un contrat avec Moreno pour la construction de la centrale ZAMORA de 3000 MW. Cette promesse a été faite lors d’un voyage en Europe avec Maria Patiño et l’épouse de Moreno, Rocio González.

De plus, les messages de Macias de 2016 signalent « le retard de 6 mois dans le paiement des commissions » d’août à septembre, et que Lenin Moreno, qui vivait alors à Genève, se plaignait du fait que Sinohydro n’avait pas respecté les dispositions précédemment convenues de paiement des pots de vin.

Macías a également consulté le directeur adjoint de Sinohydro, Hu Ning, au sujet du financement de biens immobiliers que Moreno voulait offrir comme cadeaux. Le montant du paiement obtenu pour ces achats s’élevait à 200 000 $. Dans sa réponse, Hu Ning a remercié Macías pour le soutien reçu de Sinohydro et expliqué qu’en ce qui concerne les projets d’achat de biens immobiliers, cela se ferait « proportionnellement au progrès économique de l’entreprise », c’est-à-dire sur la base de la signature, en cas de victoire aux élections présidentielles de 2017, des contrats promis par Lenin Moreno.

L’analyse approfondie des courriels, ainsi que des messages Telegram et WhatsApp, montre que le couple Macías-Patiño est le gestionnaire des actifs de la famille de Lenin Moreno, offrant ainsi une couverture pour dissimuler les richesses de l’actuel président.

Les routes de l’argent

Contrairement à d’autres cas présumés de corruption en Équateur, ici les preuves abondent : il existe une série de courriers électroniques, de dépôts, de virements, de reçus et même la délivrance d’une carte de crédit pour l’acquisition de biens de luxe tels que des bijoux, des sacs à main en cuir de crocodile et autres, et même le nom de l’appartement en Espagne, sur les rives de la Méditerranée, acheté pour les vacances de la famille présidentielle. Par exemple, des transferts d’un montant total de 19 342 dollars ont été effectués depuis le Panama pour l’achat de meubles à Moinat S.A. Antiquités en Suisse, qui ont ensuite été transportés vers l’appartement de Moreno à Genève alors qu’il était l’envoyé spécial de l’ONU pour les droits des personnes handicapées.

Dans un autre cas, des virements d’un montant total de 133 400 euros ont été enregistrés d’INA Investment vers un compte bancaire de l’Espagnol Emilio Torres Copado, inscrit à la Banque Santander, pour l’achat d’un appartement à Villajoyosa, Alicante. La piste de l’argent mène également aux frères Edwin et Lenin Moreno, via les services MAVCCO International et la société pétrolière Sertectep, appartenant à leur ami personnel, Eduardo López.

Les commissions en espèces ont été déposées dans plusieurs comptes situés dans des paradis fiscaux, qui ont ensuite été traités par INA Investment, en tant que bienfaiteur de la famille Moreno pour financer son style de vie luxueux en Europe et ses voyages à travers le monde.

Le 16 avril 2016, plusieurs provinces équatoriennes ont été secouées par un tremblement de terre de magnitude 7,8 sur l’échelle de Richter, qui a fait 673 morts et des milliers de blessés, en plus de dommages matériels importants. Il a également été prouvé que des fonds alloués à titre de dons aux victimes du tremblement de terre en Équateur avaient également été détournés.

En ce qui concerne cette tragédie, Lenín Moreno, avec son ami et maintenant conseiller présidentiel, Santiago Cuesta, ont pris l’initiative d’attirer des dons pour l’aide humanitaire. Cependant, l’argent collecté a été détourné vers des comptes privés.

Les répercussions

La conséquence la plus surprenante de ces allégations a peut-être été le silence presque complet d’information dans les principaux médias privés et publics en Équateur, ce qui témoigne d’un effort soutenu pour minimiser ces allégations en faveur du maintien de la présidence de Moreno. Moreno lui-même a nié toutes les allégations et tout acte répréhensible, affirmant le 20 février qu’on « a attaqué mon honneur et celui de ma famille, avec une série de données qui n’ont rien à voir avec moi ».

Le lundi 25 février, Ronny Aleaga, membre de l’Assemblée nationale équatorienne, a présenté les deux premières allégations formelles au bureau du Procureur spécial chargé de la lutte contre la corruption et le crime organisé (FECCCO) en Espagne, ainsi qu’à l’Agence fiscale de l’État. Dans les deux cas, les allégations impliquent Moreno et sa famille dans l’achat d’un appartement à Villajoyosa, à Alicante, vendu pour 135 000 euros par Emilio Torres, bien que la valeur réelle du département soit bien plus élevée. À son retour en Équateur, sa conférence de presse a été perturbée par un groupe d’assaillants qui seraient liés à l’ancien président Abdalá Bucaram ainsi qu’au gouvernement actuel. Cela souligne en outre la sensibilité et la probabilité que les allégations d’Aleaga soient vraies.

En outre, la gravité des allégations peut potentiellement invalider les accusations de corruption formulées par Moreno lui-même contre son ancien vice-président, Jorge Glas, et l’ancien président, Rafael Correa. Surtout, ils pourraient potentiellement s’avérer être le coup de grâce pour briser le dos du gouvernement de plus en plus instable de Moreno, qui doit faire face à une opposition croissante dans la rue en raison de sa politique de réduction des dépenses sociales et de la demande d’un programme d’aide financière totalisant 4,2 milliards de dollars du Fonds monétaire international (FMI).

Marco Travaglio : “Le Mouvement Cinq Étoiles a eu raison de changer son langage en vue de son arrivée au pouvoir”

Lien :
Marco Travaglio en 2007 ©Andreas Carter

Marco Travaglio est un journaliste et un écrivain italien, célèbre pour ses enquêtes et ses essais sur la vie politique et sociale italienne. Il est par ailleurs directeur du média Il Fatto Quotidiano et intervient régulièrement dans le débat politique italien.


LVSL – Vous êtes fondateur et directeur du média Il Fatto Quotidiano, et vous êtes considéré comme plutôt favorable au Mouvement Cinq Étoiles…

C’est une erreur, nous avons simplement traité le M5S comme tous les autres mouvements politiques, sans préjugés, tandis que tous les autres journaux les ont traités comme des sauvages, comme des barbares. Le seul fait de ne pas les traiter comme des barbares persuade certains que nous leur sommes favorables. Mais nous, nous jugeons tout le monde de la même manière, sur la base de ce qui est dit, de ce qui est proposé, de ce qui est fait. En ce qui concerne le M5S, il y a des idées que nous partageons, ils se sont en effet occupés de batailles que nous menions déjà en tant que journal, alors que le mouvement n’existait pas encore. Dans ce cas, nous sommes favorables, quand ils soutiennent les choses que nous défendons nous aussi. Quand ils soutiennent des choses que nous ne partageons pas, par exemple quand ils parlaient du referendum pour sortir de l’Euro, nous leur étions opposés. Ils ont maintenant changé d’avis heureusement.

LVSL – Comment interprétez-vous les résultats du 4 mars ? Quelles sont les raisons du succès de la Lega et du M5S ?

Comme une volonté des électeurs du centre-gauche et du centre-droit d’obtenir un changement radical par rapport aux événements des dernières années. La Lega et les Cinque Stelle sont les deux seuls partis qui n’ont pas pris part aux quatre derniers gouvernements, qui ont été des gouvernements de larges ententes entre le centre-droit et le centre-gauche, gouvernements bâtis sur des accords entre le PD et le centre-droit mené par Berlusconi. Les électeurs ont refusé aussi bien le PD, représenté par Renzi durant ces quatre dernières années, que le centre-droit de Berlusconi.

Ceux qui voulaient un gouvernement de droite ont élu Salvini, ceux qui voulaient un gouvernement qui mette en œuvre des politiques plus sociales se sont détournés du PD comme de ceux qui ont quitté le PD pour fonder une formation plus à gauche (Liberi e Uguali), et leur ont préféré le M5S. Les Cinque Stelle proposent un revenu de citoyenneté, c’est-à-dire une politique qui donne la priorité à ceux qui n’ont rien, qui subissent le poids des inégalités, toujours plus fortes en Italie. Cette réforme cible les personnes qui se sentent en marge du marché du travail, du monde de l’économie et de la politique, et aspirent donc au renouveau. Pendant les dernières élections, une demande de changement radical a émergé.

LVSL – En France, on se pose beaucoup la question de savoir si le mouvement enfanté par Grillo est de gauche ou de droite. Comment le définiriez-vous ?

C’est un mouvement post-idéologique, qui ne se base plus sur les clivages traditionnels, mais sur des propositions concrètes, globalement issues de la tradition du centre-gauche italien. Ce n’est pas un hasard si la majeure partie de l’électorat Cinque Stelle est composée de l’ex-électorat du centre-gauche [ndlr, le terme « centre-gauche » est utilisé en Italie pour ce qu’on appellerait en France « gauche » tout court]. Grillo, avant de fonder le M5S, avait, de manière provocatrice, présenté sa candidature pour diriger le PD, candidature qui lui a été refusée.

C’est à ce monde-là qu’ils s’adressent, et c’est de là qu’ils proviennent : un monde plus écologique, avec plus de politiques sociales, plus d’investissements publics, surtout dans le Sud où il n’y a pas de travail. Le revenu de citoyenneté correspond en réalité au salaire minimum prévu dans tous les pays européens, sauf en Italie et en Grèce. Un monde avec plus de justice sociale, une lutte plus sévère contre la mafia, contre la corruption et contre l’évasion fiscale, qui sont les maux qui empêchent l’Italie de trouver les ressources pour les plus démunis.

LVSL – Vous avez pointé à plusieurs reprises le défi de crédibilisation et de production de cadres politiques auquel le M5S fait face. Vous considérez notamment que l’absence de cadres obligera le mouvement à s’appuyer sur la technocratie fidèle à l’establishment. Dans le même temps, on peut considérer que le mouvement se normalise politiquement, au moins dans sa communication. Le M5S est-il condamné à mettre en œuvre la même politique que ses prédécesseurs ?

Non, je ne pense pas. Je pense que le M5S a eu raison de changer son langage, en vue de son arrivée au pouvoir. Il est évident qu’un mouvement né d’une protestation véhémente contre le vieux système, une fois que le vieux système a été pulvérisé, doit ensuite passer à la phase de construction. Plutôt que de tout démolir, il doit donc en venir aux propositions. Leurs propositions sont très différentes de ce qu’on a connu jusqu’à maintenant en Italie. Changer de langage ne signifie pas se dénaturer, cela signifie simplement commencer à parler de ce que l’on souhaite mettre en place, plutôt que de ce que l’on veut détruire. Les électeurs ont rejeté Renzi et Berlusconi. D’un seul tir ils ont éliminé les deux personnes qui ont gouverné le plus longtemps pendant ces vingt-cinq dernières années. Ils n’attendent donc plus des Cinque Stelle des insultes contre l’ancien régime, mais des propositions pour le surmonter.

“L’économie doit être relancée en diminuant les inégalités entre ceux qui produisent et ceux qui consomment, sinon l’économie italienne sera toujours la dernière en Europe.”

Si les réponses sont progressives, c’est du fait des lois budgétaires et des traités. Certains d’entre eux sont bons et d’autres sont mauvais, mais tant qu’ils sont en vigueur, ils doivent être respectés pour que nous puissions rester dans l’Union européenne. Dans ce cadre, la répartition des richesses peut se faire au travers de nouveaux systèmes. Dans le passé, on a toujours décidé de faire payer la crise aux plus démunis, aux retraités, aux travailleurs et aux chômeurs, et de privilégier les potentats économiques qui ont gouverné par l’intermédiaire des partis, de la Confindustria [ndlr, l’équivalent italien du MEDEF], et des grandes banques. Aujourd’hui les Cinque Stelle proposent de commencer par ceux qui étaient exclus jusque-là, en abolissant les privilèges de ceux qui ont plus pour donner à ceux qui ont moins, en relançant ainsi la demande.

L’Italie se distingue par une économie qui a de terribles problèmes de demande, non pas d’offre : personne n’a de quoi vivre, et donc de quoi acheter et consommer. L’économie doit être relancée en diminuant les inégalités entre ceux qui produisent et ceux qui consomment, sinon l’économie italienne sera toujours la dernière en Europe. Même quand il y a de la croissance en Europe, elle demeure très faible en Italie.

LVSL – Le M5S ne va pas pouvoir gouverner sans s’allier au Parti Démocrate ou à la Lega. Peut-il, dans ces conditions, appliquer son programme ?

Il faudra qu’il s’accorde avec les forces politiques qui lui sont plus homogènes, c’est-à-dire à mon avis l’ancien centre-gauche, pourvu que ce dernier se libère de la présence encombrante de Renzi. Ainsi le centre-gauche serait obligé de promouvoir des politiques traditionnellement associées à la gauche mais qui ont été abandonnées ces dernières années, ce qui l’a éloigné des électeurs. Pour cette raison il faut que Di Maio, en tant que leader du parti qui a obtenu le plus de voix, prenne l’initiative et qu’il fasse une proposition à ceux qu’il considère les plus proches de son parti, afin d’obliger le Parti Démocrate à lui dire Oui ou Non. Après, si le PD dit non et préfère s’allier une nouvelle fois avec la droite, ce qu’il a toujours fait ces années et ce que les électeurs ont systématiquement puni, ou alors s’il veut mettre l’Italie au bord du gouffre en rendant impossible la création d’un gouvernement et en renvoyant les Italiens aux urnes, les électeurs risquent de se faire entendre encore plus fort. Il est évident que dans une telle situation, le scrutin serait polarisé entre ceux qui votent pour la Lega et ceux qui votent pour le M5S. Si l’on retourne bientôt aux urnes, sans que les gagnants actuels n’aient relevé le défi, ils recueilleront encore plus de suffrages que ceux qu’ils ont déjà eus. Il se peut même que le vainqueur n’ait même plus besoin de demander une alliance avec d’autres partis parce qu’il aura prévu entre-temps une loi électorale qui puisse offrir une prime majoritaire valide.

Pour le moment, nous avons une loi électorale qui a été élaborée dans le but de rendre l’Italie ingouvernable, une loi qui en principe est presque exclusivement proportionnelle. Un système majoritaire à la française, par exemple, aurait donné des résultats très différents : si vous retenez que Macron, qui a obtenu 20% et quelques au premier tour, est maintenant le patron absolu de l’Assemblée Nationale et qu’il y fait la pluie et le beau temps, alors qu’ici on a un parti qui a recueilli 33% des voix et qui ne peut néanmoins s’approcher de la création d’un gouvernement, cela signifie qu’on a peut-être besoin d’une loi électorale qui, sans transformer les minorités en majorité, fasse en sorte que ceux s’approchant de la majorité aient droit à une petite prime.

LVSL – On sait que l’Italie est régulièrement traversée par des affaires de corruption et votre travail a contribué à éclairer de nombreux cas. L’opération Mani Pulite qui a précipité la chute de la première République ne semble pas avoir réglé la question. Quelles sont les causes de cette corruption endémique ?

La voracité de la vieille classe politique est de toute évidence insatiable. Après les enquêtes judiciaires de l’opération « Mani pulite » [ndlr, « Mains propres »], tous les gouvernements qui se sont succédé ont, au lieu d’intervenir sur ses causes – à savoir le caractère dispendieux de la vie politique et l’impunité systématique que la vieille classe politique avait établie pour les crimes commis par les cols blancs – a continué à créer les conditions pour encore plus d’impunité de la part des cols blancs. A travers une série incroyable de lois, non seulement de la part de Berlusconi mais aussi de la part du centre-gauche, ces gouvernements ont tout fait, non pas pour rendre la corruption plus difficile et son repérage plus facile, mais pour rendre la corruption plus facile et son repérage plus difficile. En substance, ils ont combattu les médecins et les thermomètres, au lieu de combattre la maladie. Ils ont en fait supprimé les remèdes. Ainsi, la corruption a décuplé au cours des 25 dernières années, notamment à cause du lien pervers qui s’est noué entre la politique et les milieux d’affaires. En Italie, il est rare de trouver un entrepreneur qui se soit fait tout seul et qui vole de ses propres ailes, par son propre talent. La plupart des sociétés entrepreneuriales et financières du pays sont assistées par les gouvernement. Elles sont liées à l’univers politique, dont elles obtiennent des faveurs et auquel elles paient des pots-de-vin. Il n’y a pas un entrepreneuriat sain à grande échelle. L’entrepreneuriat sain c’est celui des PME, qui a pourtant été frappé par la crise. Les grandes entreprises et les grandes banques seraient toutes en faillite si elles n’avaient pas reçu l’aide de l’Etat, c’est-à-dire l’aide du monde politique qui est évidemment payé sous forme de pots-de-vin, de financements occultes, de caisses noires, avec des inventions toujours nouvelles pour rendre la corruption invisible. C’est par exemple le cas des fondations : des hommes politiques ou des groupes au sein des partis donnent naissance à des fondations, pour la plupart de type culturel, qui sont financées par les entreprises puis sont soutenues au Parlement, comme les lobbys. Tout cela n’est pas puni par la loi, ce sont des pots-de-vin légaux.

LVSL – Luigi di Maio a annoncé que nous étions passés à une troisième République, la « République des citoyens ». De votre côté, vous considérez que le M5S incarne une dynamique de reconquête de la souveraineté du peuple italien. Dans le même temps, les critiques à l’égard de l’Union européenne se sont fortement atténuées de la part des grillini. Que peut-on anticiper d’un éventuel gouvernement cinq étoiles sur cette question ?

L’Italie sera certainement moins disposée à subir sans combattre les directives venant de l’UE ou des organisations non élues, telles que la troïka européenne. Elle va donc chercher à obtenir la réforme de quelques traités, mais je ne crois pas qu’elle va utiliser la menace de sa sortie de l’Europe. Comme l’ont déjà fait les gouvernements de centre-gauche, on va demander plus de flexibilité face au rapport entre le déficit public et le PIB, pour tenter de relancer l’économie qui, ces dernières années, malgré la flexibilité qui a été octroyée par l’UE, a été successivement utilisée pour donner de grandes primes financières, des grands cadeaux aux entreprises et aux banques ou pour acheter des votes avec des manœuvres démagogiques, comme la réduction fiscale de 80 euros accordée par Renzi aux travailleurs qui ont déjà un salaire. On va chercher à profiter de cette flexibilité, si  on l’obtient, pour garantir un revenu de base à ceux qui sont à la recherche d’un travail, pour faire en sorte qu’ils réussissent à vivre dignement, voire qu’ils puissent consommer un peu. Cela serait fondamental pour donner un peu de souffle à la demande interne et donc à la consommation, car ce déficit de demande représente la vraie cause de la stagnation, vu qu’en Italie la moitié de la population vit dans la pauvreté, précisément parce qu’elle subvient aux besoins de l’autre moitié des Italiens, qui vivent au-dessus de leurs moyens et qui ne paient pas les impôts en profitant de l’économie souterraine.

Un pays ne peut pas avoir une moitié de sa population qui subvient aux besoins de l’autre moitié plus riche et qui ne respecte pas les lois. C’est une situation injuste à laquelle quelqu’un devra faire face tôt ou tard. J’espère que l’Europe nous imposera de lutter sérieusement contre l’évasion fiscale, et que l’Europe ne soit pas seulement cette institution financière aveugle et sourde face aux vrais problèmes qui empêchent l’Italie de se développer, c’est-à-dire l’évasion fiscale de masse et la corruption de masse. L’Europe doit prendre en compte ces paramètres et les imposer à l’Italie, au-delà des paramètres quantitatifs. Vous savez, quand on a 150 milliards d’euros d’évasion fiscale par an, et 60 milliards perdus dans la corruption, cela veut dire qu’on a un énorme trésor caché où l’on peut puiser pour investir en Italie ; aucun autre pays ne présente de tels niveaux de corruption et d’évasion fiscale. Aussi, de la part de ceux qui gouvernent l’Italie, il faut que l’on cesse de culpabiliser toujours l’Europe et que l’on commence à voir ce qu’on peut faire, en Italie, dans le cadre de la configuration actuelle de l’Union Européenne pour récupérer les ressources à redistribuer à ceux qui en ont moins. Et si l’Europe faisait pression sur l’Italie pour  qu’elle rentre dans les clous d’une corruption et d’une évasion fiscale non plus pathologiques, mais physiologiques, c’est-à-dire résiduelles et exceptionnelles, alors qu’à présent elles sont la règle, elle nous ferait une grande faveur et elle rendrait un grand service à l’Italie.

 

Entretien réalisé par Marie Lucas et Lenny Benbara. Traduction effectuée par Giulia Delprete et Francesco Scandaglini après retranscription de Federico Moretti.

 

Crédits photo : Andreas Carter

La vérité sort de la bouche des menteurs

Lien
©Sarah Hafiz

Dans son dernier ouvrage, Jean-Michel Aphatie poursuit inlassablement l’entreprise de décrédibilisation de la “classe médiatique” mainstream, dévoilant un système de copinage à bout de souffle, et un mépris certain pour ces pauvres cloches d’électeurs que nous sommes.

« Quel journaliste peut ainsi se vanter d’intervenir à soixante-sept reprises en huit minutes dans le cadre d’une interview ? Jean-Michel Aphatie bien entendu. Cette prouesse, qui doit probablement constituer un record en la matière, a été accomplie lors de la venue de Nadine Morano, le 15 février 2012. Un simulacre d’interview qui en dit long des méthodes de cet éditocrate en chef dont l’une des marques de fabrique consiste à couper la parole de ses interlocuteurs, anéantissant ainsi toute illusion de débat de fond. Sur RTL comme sur Canal +, l’interview politique est donc un sport de combat où les coups donnés masquent (à peine) un manque évident d’intérêt pour la diversité des opinions et des options politiques, surtout si celles-ci ne sont pas du goût de Jean-Michel Aphatie », Acrimed, 12 mars 2012.

C’est, comme dirait l’autre, la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Que le monde politique et le monde médiatique actuel soient dans un état de déliquescence avancé, ça ne date pas d’hier. Qu’un certain nombre de journalistes complaisants, adeptes du copinage en série, grassement payés par des capitaines d’industrie, dégradent jour après jour la réputation et la valeur de leur profession, c’est acquis. Qu’un nombre assez restreint de vedettes omniprésentes cultivent le zapping et la désinformation, allons, il faut être né de la dernière pluie pour l’ignorer.

Il n’empêche : tomber nez-à-nez avec le dernier chef d’oeuvre d’une de ces vedettes où figure, sur la première de couverture, une question comme “En 2017, qui sera le meilleur menteur ?” a de quoi écœurer violemment. Voyons, va-t-on aussitôt m’objecter, l’affinité des politiques, et en particulier des mieux mis en avant par le système médiatique, est une évidence, non ? Ça n’est pas Cahuzac qui nous l’aura appris ?

Un beau pedigree 

Rappelons le parcours du vénérable M. Aphatie. Après avoir fait cocus une bonne pelletée de médias privés (Canal+, RTL, L’Express) et une petite poignée de médias publics, le voilà débarqué pour une nouvelle aventure sur la toute dernière émanation télévisuelle du service public, FranceTV Info. Il y pratique son art subtil, à l’égal de nombre de ses confrères, de titiller la classe politique, de lui tirer les vers du nez, dans l’espoir de lui faire cracher le morceau, autrement dit, de poser toujours à peu près les mêmes questions aux mêmes individus. Au fond, il s’agit d’entendre leurs idées, peut-être pas le fond de leur pensée, ne rêvons pas, mais une pensée ayant vocation à convaincre une majorité de citoyens.

Que je sache, M. Aphatie ne lance pas en début d’entretien “Alors, vous vous situez où dans l’échelle du mensonge, vous vous considérez un champion en la matière ?”. Bien sûr que non. Alors cracher à la face du monde, avec un grand sourire, cette question qu’il n’oserait pas leur dire en face, c’est au mieux de l’hypocrisie, au pire du cynisme catégorie poids lourds.

Nourrir, loger et surtout blanchir M. Aphatie

Seulement, qui paye M. Aphatie ? En ce moment, la redevance télévisuelle. C’est-à-dire vous et moi. Si Aphatie était le Zorro des médias, s’il s’appliquait à prendre en flagrant délit de mensonge les politiciens, ou s’il prenait soin d’inviter des gens qu’il aurait de bonnes raisons de croire intègres, on pourrait trouver que l’investissement tient la route. Le problème, c’est que c’est exactement le contraire, c’est plutôt le genre “symbole conspué d’un journalisme “assis”, au mieux inoffensif et inutile, au pire complice des pouvoirs1. Côté oligarchie, il n’est pas en reste : en 2012, Bruno Masure estimait qu’il gagnait environ 20 SMIC par mois2.

Conclusion : soit M. Aphatie ment (non, pas tous menteurs !), soit il croit véritablement à son oxymore : on peut être le meilleur et être le pire des menteurs. Et on peut porter une critique par ailleurs légitime (essoufflement des élites traditionnelles peu renouvelées, tendance au mensonge) sur les “puissants”, tout en se vautrant dans la même fange, qui plus est aux frais du contribuable. On peut offrir de l’audience aux mêmes personnes que l’on châtie par derrière. Contradiction ? Provocation ? Humour décalé ? Non : rentabilité.

15435661_874673166000277_122814045_n