Le Covid-19 : une bombe à retardement pour les Outre-mer

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Port de Pointe-à-Pitre © LPLT

Le constat d’après lequel les Français d’Outre-mer sont moins touchés en proportion de cas confirmés que ceux de l’Hexagone est un trompe-l’œil. En l’attente d’un vaccin, tout concourt à redouter une évolution catastrophique de la situation sanitaire dans ces territoires, dont le système de santé est bien plus défaillant qu’ailleurs. Sur fond de vétusté d’infrastructures de première ligne, de problèmes de développement et d’une situation démographique qui est pour plusieurs d’entre eux très propice à ce que le virus atteigne ses plus hauts taux de mortalité, les particularités des Outre-mer en font les territoires français les plus vulnérables face au virus. Le gouvernement se voit contraint d’envisager une politique nationale différenciée selon les territoires pour remédier dans l’urgence à une désertion de longue date de l’État.


Le 31 mars, dans une posture de maîtrise de la situation sanitaire comme l’exige depuis le début de l’épidémie la rhétorique gouvernementale, la ministre des Outre-mer Annick Girardin déclarait qu’ « il n’y a pas d’impréparation dans les Outre-mer ». C’est néanmoins dans le même discours qu’elle annonçait la forte augmentation du nombre de lits en réanimation, devant être triplés pour certains territoires au cours des prochaines semaines. Cette nécessité témoigne d’elle-même de deux grandes préoccupations : d’une part l’important sous-équipement du secteur hospitalier ultramarin et d’autre part, la vulnérabilité supérieure des populations face au Covid-19. L’imprévisibilité de la propagation du virus dans les prochains mois nourrit chez les citoyens ultramarins des inquiétudes bien légitimes.

Depuis le 5 avril, nous en sommes à ce diagnostic : tous les départements et collectivités d’Outre-mer déclarent désormais des cas positifs au SARS-CoV-2 à l’exception de Wallis-et-Futuna. La Réunion est en tête du décompte en passant le 8 avril la barre des 350 cas, et Saint-Pierre-et-Miquelon est pour l’heure le territoire le moins touché avec un seul cas d’infection. Si l’on regroupe l’ensemble des territoires, la barre des 1000 cas est elle aussi passée. La propagation du virus y a été plus lente que dans l’Hexagone, sauf à Mayotte où l’évolution exponentielle des cas dans les deux premières semaines du confinement a surpassé dramatiquement la tendance nationale, et se poursuit. Mais partout aux Outre-mer, le manque d’infrastructures qui assurent les services publics et hospitaliers et les caractéristiques sanitaires et démographiques propres aux territoires exposent les populations à un risque d’hécatombe bien plus grand qu’ailleurs à chaque pandémie de ce type, tant que la négligence des problématiques ultramarines à échelle nationale perdurera. Le Conseil scientifique mandaté par le ministère de la Santé pour suggérer la stratégie à adopter pour les Outre-mer va jusqu’à encourager, dans son rapport du 8 avril, des mesures renforcées dans ces territoires pour pallier les inégalités des risques qu’ils encourent.

Services publics “à la peine”

La casse des services publics par les gouvernements successifs n’a pu qu’avoir des conséquences plus dramatiques encore dans les territoires où ils étaient déjà très défaillants, comme c’est le cas dans l’ensemble des Outre-mer. Les territoires ultramarins accusent un déficit à la fois quantitatif et qualitatif de leurs services publics. Le rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE) de janvier 2020 rend compte de carences en termes d’éducation, d’offres de soins, de logements sociaux, d’accès au numérique, etc. Plus ou moins importantes selon les territoires, ces carences ne sont néanmoins que le symptôme des développements à plusieurs vitesses des territoires d’Outre-mer. Réciproquement, ces mêmes carences continuent d’alimenter leurs retards de développement vis-à-vis de l’Hexagone.

Si dans les départements d’Outre-mer (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte, la Réunion), ces services publics doivent prétendre à être les mêmes que dans l’Hexagone, il n’en est pas de même pour les collectivités d’Outre-mer (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Saint-Barthélémy, Saint-Martin, Saint-Pierre et Miquelon, Wallis-et-Futuna) dont l’autonomie conférée par leur statut crée une distribution complexe des prérogatives. Ce flou dans la responsabilité de la gestion des services publics ne sert pas le bien-être de la population. À titre d’illustration, on relève seulement 21 Maisons des services publics (lieux d’accueil des citoyens afin qu’ils bénéficient d’un service de proximité et d’un accompagnement administratif pour répondre à leurs divers besoins) situées dans les départements d’Outre-mer pour environ 1,9 million d’habitants, contre 1 383 en France hexagonale pour environ 66,7 millions d’habitants. Ramené en pourcentage, cela signifie que 1,5% des Maisons des services publics sont situées dans des départements qui abritent pourtant 3% de la population française. En revanche, les autres territoires statutairement et anciennement moins intégrés au territoire national (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-et-Futuna), ne comptent pas une seule de ces Maisons. Elles sont remplacées par des structures d’initiative locale. Quant à Saint-Martin et Saint-Barthélémy, alors que leur intégration au département de la Guadeloupe jusqu’en 2007 leur avait permis d’avoir accès à davantage de services publics que les autres collectivités d’Outre-mer, les ravages de l’ouragan Irma en septembre 2017 ont aplani les différences. Ainsi, l’égalité de l’intégration économique et sociale des populations, censée être garantie par l’accès aux services publics, n’est pas atteinte dans les départements d’Outre-mer, et va jusqu’à être rompue dans les collectivités d’Outre-mer, lorsqu’ils manquent de moyens pour financer eux-mêmes les structures locales.

On pourrait croire que la situation des Outre-mer n’est guère différente de celle de zones périurbaines et rurales délaissées dans l’Hexagone. Cependant, l’éclatement géographique aux quatre coins du globe et l’insularité sont des facteurs aggravants. Cet isolement de fait, qui n’est donc pas compensé par un égal accès aux services publics, est rarement compris dans toutes ses implications. Il est pourtant décisif dans la fracture partagée par tous les Outre-mer. En effet, qui peut raisonnablement imaginer qu’un citoyen vivant en Guadeloupe, où le seul Centre hospitalier universitaire (CHU) de l’île est en cours de reconstruction suite à un incendie, et les autres hôpitaux publics de l’île saturés ou n’assurant pas tous les services, doive s’en remettre à des cliniques privées ou à se soigner dans des territoires voisins ? Voire, dans de nombreux cas, devoir partir vers l’Hexagone distant de 7 000 km pour effectuer certains examens, traitements et opérations chirurgicales ? Dans la dernière situation, les frais de déplacement en avion ne sont pas toujours pris en charge par la Sécurité sociale ou ne le sont que partiellement. Or les urgences, par définition, ne peuvent pas attendre les prix de basse saison.

“Le député Gabriel Serville déplorait que les patients guyanais soient “les otages du manque de considération des gouvernements successifs vis-à-vis de la santé”, avant qu’explosent les manifestations qui ont emporté un an plus tard l’ensemble du territoire national.”

En 2014, un rapport cinglant de la Cour des comptes en appelait à la responsabilité républicaine des gouvernements, en révélant pour les Outre-mer des « systèmes de santé à la peine » qui imposaient un rattrapage important à effectuer. Bien qu’au moment de dicter les plans de retour à l’équilibre budgétaire (PRE) pour le secteur de la santé, la dissociation des territoires d’Outre-mer de celui hexagonal leur permettent en général de subir des mesures moins drastiques, ces décisions même pondérées sont toujours plus lourdes de conséquences que dans l’Hexagone. L’état de saturation dans lequel sont ordinairement plongés les hôpitaux aux Outre-mer, aggravé dans certains territoires par la suppression insensée de postes et de lits, avait provoqué à de nombreuses reprises la colère des personnels et des syndicats. Elle s’est exprimée par des grèves en février 2018 à la Réunion suite à la suppression de 155 postes et d’une centaine de lits, ou encore par la démission collective de 17 médecins urgentistes en mai 2018 en Guyane. En soutien à ce mouvement de contestation, le député Gabriel Serville déplorait que les patients guyanais soient « les otages du manque de considération des gouvernements successifs vis-à-vis de la santé », avant qu’explosent les manifestations qui ont emporté un an plus tard l’ensemble du territoire national.

Déserts médicaux et populations désarmées

Alors que la Guadeloupe, la Martinique, et la Réunion ont toujours été plus proches que les autres territoires d’Outre-mer du niveau de qualité de soin hexagonal, l’épisode désastreux de l’incendie du CHU de Guadeloupe fait sortir l’île de ce trio et fragilise dans le même temps le système de santé de la Martinique, qui accuse un afflux de patients supplémentaire en tant que territoire voisin. Déclenché le 28 novembre 2017, cet incendie a débouché sur une grave crise sanitaire conduisant le personnel à soigner des patients dans la partie de l’hôpital épargnée mais dans un état d’insalubrité critique, et à prendre en charge de nombreux autres dans des tentes durant plusieurs mois, pendant que des services de l’ancien CHU étaient progressivement délocalisés vers des communes de l’île. À Mayotte, qui n’a pas connu ce type de drame, la situation n’est pas plus glorieuse. Le seul centre hospitalier du territoire compte 300 lits alors qu’il est estimé qu’il devrait pouvoir accueillir 900 malades pour satisfaire intégralement les demandes de soins de la population.

La situation de Mayotte est souvent reconnue comme la plus préoccupante d’un point de vue structurel, mais n’est pas la seule à prendre en considération. Cet archipel anciennement intégré aux Comores fait partie de la liste des territoires ultramarins qui sont tristement répertoriés comme étant les plus grands déserts médicaux français avec la Guyane, la Polynésie et Wallis-et-Futuna. Ces autres territoires doivent donc également attirer l’attention nationale pour déterminer comment y vaincre le Covid-19 en l’attente d’un vaccin, car les armes n’y sont pas.

Selon une enquête de Statiss de janvier 2016, on comptait en Guyane 55 médecins généralistes pour 100 000 habitants contre 104 en Hexagone, et 27 médecins spécialistes contre 94 en Hexagone. Cette forte inégalité d’accès aux soins en Guyane résulte certes davantage de problèmes de recrutement et de formation que de budget, qui relèvent en majorité des pouvoirs publics locaux, mais elle n’est qu’une conséquence de son retard de développement global que l’État a échoué à réduire. Pour aller plus loin au sujet des retards de développement de la France des Outre-mer, voir l’article paru dans LVSL en janvier 2019 « Les gilets jaunes en Outre-mer : l’insurrection citoyenne à la Réunion, la résignation ailleurs ».

Dans d’autres territoires, des modalités de gestion financière hasardeuses sont cette fois en cause. En Polynésie française, le seul centre hospitalier offre des soins de haute technicité dans des domaines chirurgicaux et obstétricaux mais dispose de services de petite taille et son activité ambulatoire est insuffisamment développée. Malgré une compétence en matière de santé qui revient à la collectivité d’Outre-mer depuis 1984, le centre hospitalier est lui censé être sous la responsabilité du ministère de la Santé. Seulement, l’hôpital a l’étrange particularité de ne pas même posséder le statut officiel d’établissement public de santé malgré ce rattachement, ce qui implique la négociation de ses dotations budgétaires en dehors du cadre légal [1] et contrevient à la transparence de leur usage et à l’expansion des services de l’hôpital.

« À Mayotte, l’après-confinement ne laisse rien présager de bon : parmi les écoles, lieux où le virus se répand le plus rapidement, 80% ne respectent pas les normes de sécurité et d’hygiène minimales »

Comment, dans ces conditions qui préexistaient à la crise, concevoir une prise en charge complète des patients atteints du Covid-19 dans les mois à venir, qui ne laisse pas à l’abandon le reste de la population ultramarine habituellement en demande de soins ? L’état des lieux ne s’arrête pas là. Aux problèmes structurels propres au secteur hospitalier qui réduiront les capacités de résilience en bout de chaîne, s’ajoutent des problèmes infrastructurels en amont qui empêchent d’effectuer tous les gestes-barrière. Plusieurs communes de Guadeloupe ont subi depuis le début du confinement des coupures d’eau durant parfois plus de 24h, qui à l’évidence entravent le lavage régulier des mains. D’autres coupures d’eau devraient se produire fréquemment en Martinique, comme souvent à l’approche de la saison sèche, mais d’une durée bien plus courte. À Mayotte, territoire le moins développé de France du fait de sa départementalisation récente, un tiers des logements n’a pas accès à l’eau courante. Dans ce territoire du canal du Mozambique, l’après-confinement ne laisse rien présager de bon : parmi les écoles, lieux où le virus se répand le plus rapidement, 80% ne respectent pas les normes de sécurité et d’hygiène minimales selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).

Quelle solidarité avec les Outre-mer ?

Fort de ces inégalités, malgré le décalage épidémique observé dans les Outre-mer du fait du moins grand nombre de cas déclarés, le chef de l’État a annoncé dans son discours du 16 mars que les mêmes mesures de confinement s’y appliqueraient que pour l’Hexagone. Néanmoins, la solidarité nationale appelée de ses vœux n’avait pas prouvé dès le départ qu’elle incluait les Outre-mer, en laissant à la ministre des Outre-mer Annick Girardin le soin de faire de la pédagogie aux habitants d’Outre-mer au sujet des premières mesures (fermeture des écoles, des commerces non essentiels et interdiction des rassemblements). Ce double-discours avait laissé croire à une politique différenciée dans le mauvais sens et amplifiait l’inquiétude des populations ultramarines qui craignent que le virus ne se propage massivement. L’inquiétude tournait à la psychose lorsque les Martiniquais et les Réunionnais voyaient jusqu’au début du mois de mars atterrir dans leurs aéroports des avions en provenance de régions italiennes où les cas étaient en constante hausse, et arriver jusqu’à la mi-mars sur leurs côtes des bateaux de croisière faisant voyager dans la plus grande proximité des touristes internationaux. Cette irresponsabilité criante avait même lancé des appels à manifester de la part des populations.

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Paquebot de croisière © Jean-Louis Lascoux

À la Réunion, alors qu’aucun cas de Covid-19 n’avait encore été déclaré, des heurts ont éclaté à l’arrivée d’un paquebot le premier mars, sans que des mesures sérieuses ne soient décidées pour encadrer la circulation des touristes dans l’île. Deux semaines plus tard, la crise sanitaire avait pris une ampleur grave : les préfets des régions Martinique et Guadeloupe ont alors pris des mesures pour encadrer le débarquement des passagers à l’accostage du paquebot Costa Magica, transportant 2 300 personnes. L’interdiction du rassemblement de plus de 100 personnes sera déclarée le même jour par le Premier ministre… À bord, de nombreux passagers antillais devaient être rapatriés, mais avaient été potentiellement au contact de croisiéristes déclarés positifs au SARS-CoV-2. Ce laxisme, en fin de compte national, aux frontières maritimes et aériennes, nourrit dans les territoires ultramarins les plus isolés l’amère impression que le virus a été importé là où il aurait pu n’avoir jamais mis les pieds.

“La solidarité nationale montre la limite de ses capacités envers des territoires négligés médicalement et infrastructurellement depuis des décennies.”

La frustration est d’autant plus grande que le matériel de première ligne a parfois plus de difficultés à franchir les mers et les océans que le virus. Même si l’État a sorti l’artillerie lourde le premier avril pour faire acheminer du matériel médical aux territoires des océans Atlantique et Indien grâce aux porte-hélicoptères Mistral et Dixmude, cette aide fera difficilement oublier la réception par les soignants réunionnais d’une livraison de 30 000 masques FFP2 moisis, datant de l’épisode de la grippe H1N1. Alors que la Réunion était à ce moment et demeure encore le département d’Outre-mer le plus touché en nombre de cas infectés, cette dangereuse négligence avait achevé de susciter l’indignation des ultramarins et de provoquer une levée de boucliers contre l’Agence régionale de santé (l’ARS) et le gouvernement.

Le renfort humain n’est pas non plus au rendez-vous dans les Outre-mer. Du fait de leur distance, ces territoires ne pourront pas être soulagés aussi régulièrement que des régions comme le Grand Est grâce à l’évacuation des patients vers des centres hospitaliers voisins en cas de saturation. Ils ont donc d’ores et déjà besoin d’un personnel suffisamment nombreux et compétent sur place, et qui regroupe surtout l’ensemble des spécialités médicales de première ligne pour lutter contre le virus, spécialités qui font défaut dans de nombreux territoires. À cette fin, mais par un moyen ironique, le Premier ministre s’est résolu dès le 31 mars à accepter l’aide de médecins en provenance de Cuba, en donnant aux territoires de la zone Atlantique la possibilité de recourir à des médecins diplômés hors de l’Union européenne. Cette aide est indispensable pour le désert médical qu’est la Guyane, et l’occasion pour certains élus de faire valoir une entraide caribéenne, souvent encouragée pour pallier les manquements des gouvernements français. La solidarité nationale montre la limite de ses capacités envers des territoires négligés médicalement et sur le plan infrastructurel depuis des décennies.

Antilles et Mayotte : des poudrières démographiques faisant craindre l’explosion des taux de mortalité

Le 26 mars, Jérôme Viguier, directeur de l’ARS Martinique, livrait à l’oral les résultats très alarmants des modélisations statistiques pour l’île : 180 000 à 190 000 personnes sont susceptibles de contracter le Covid-19, soit la moitié de la population martiniquaise [2]. Il poursuit en estimant à 5% le nombre de malades qui iraient en réanimation, soit près de 9500 personnes. La temporalité sur laquelle s’étalerait le nombre de cas n’est pas précisée et il est évidemment difficile de connaître la fiabilité de la modélisation elle-même, car l’évolution de la propagation du virus, mais aussi de sa capacité à s’aggraver dans les infections qu’il déclenche, comporte encore plusieurs inconnues. Au moment de cette annonce, après la mise en place de lits et d’équipements supplémentaires commandée par la ministre Annick Girardin, le CHU de l’île possédait seulement 85 lits de réanimation et 76 respirateurs, sans compter la pénurie nationale de masques qui touche encore plus durement les Outre-mer.

“Le scandale sanitaire du pesticide chlordécone a fait exploser le taux de cancer de la prostate aux Antilles, porté au rang de plus élevé au monde.”

Malgré de nombreuses inconnues sur l’avenir de la pandémie, ces capacités d’accueil semblent largement dérisoires si le virus venait à s’accélérer dans les prochains mois, au regard d’un facteur essentiel : le nombre de personnes identifiées comme « fragiles », et donc plus exposées à contracter une forme grave du virus, est très élevé aux Antilles. La Martinique, comme la Guadeloupe, sont les départements-régions les plus vieux de France : en 2014 selon l’Insee, près de 25% de la population avait plus de 60 ans. En 2020, ce chiffre est encore plus élevé car le phénomène de vieillissement est identifié aux Antilles comme rapide et massif, devant porter le pourcentage à 35% à l’horizon 2030. Ces territoires sont aussi gravement sujets aux maladies chroniques, avec en tête le diabète, l’hypertension, les insuffisances cardiaques et les cancers, dont le scandale sanitaire du pesticide chlordécone – au cœur duquel la liquidation des stocks de ce pesticide cancérogène dans les champs de bananes antillais, alors que celui-ci était déjà interdit dans l’Hexagone, et depuis plus longtemps dans un pays comme les États-Unis ! – a fait exploser le taux de cancer de la prostate, porté au rang de plus élevé au monde. Ainsi, plus de 35% des Guadeloupéens et 38% des Martiniquais déclaraient en 2018 souffrir de maladies chroniques selon le rapport de la Direction de la recherche statistique affiliée au ministère de la santé (DREES).

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La crise du Covid-19 impose de protéger les personnes les plus vulnérables.

Afin de protéger ces populations qui sont à l’évidence plus vulnérables, c’est en toute lucidité que des députés martiniquais ont adressé le 30 mars une lettre ouverte au président de la République pour appeler à un renforcement de l’aide matérielle, à la reconversion de sites pour accueillir des malades à placer en quarantaine, et veulent obtenir l’autorisation de pratiquer le dépistage généralisé de la population à l’appui des laboratoires locaux. Si ces demandes sont restées sans réponse de la part du gouvernement, elles reçoivent cependant l’assentiment indirect du Conseil scientifique qui a rendu ses conclusions sur les Outre-mer le 8 avril. Il y recommande des mesures « différenciées selon les territoires et élaborées avec les autorités et les acteurs impliqués ». Une utilisation plus large de tests est envisagée, ainsi qu’une nouvelle augmentation du nombre de lits, en plus de l’annonce qui avait déjà été faite par Annick Girardin.

Le second facteur démographique qui tend à faire craindre une propagation plus mortelle du virus que dans le reste de la France est la surpopulation, entraînant la promiscuité : la Guyane dans une certaine mesure, mais surtout Mayotte, en feront les frais. La pression démographique mahoraise, qui fait stagner l’ancien territoire de l’archipel des Comores dans un état de sous-développement, entraîne la mise en confinement de la population dans des conditions très précaires. Les logements sont délabrés et insuffisants pour confiner dignement toute la population, une grande partie de la population n’a pas accès à l’eau courante, et, pour terminer, le territoire est frappé en ce moment par une épidémie de dengue, alors qu’il dispose pour l’instant de moins de 20 lits en réanimation. Si les autres territoires d’Outre-mer venaient à se sortir de cette crise malgré leur grande vulnérabilité, Mayotte aura définitivement plus de mal à s’en relever. Pour contenir autant que possible le risque élevé d’hécatombe, le Conseil scientifique préconise vivement un « confinement aménagé » pour Mayotte qui relève selon lui d’une « catégorie à part ». Cet aménagement se traduirait notamment par la mise en quatorzaine préventive de tous les arrivants sur le territoire pour un temps à définir et le placement des cas avérés dans des structures extra-hospitalières qu’il reste à installer.

Mener ou non une politique différenciée : un faux dilemme ?

À l’issue de ces propositions du Conseil scientifique, la ministre des Outre-mer rappelle par une formule pour le moins tautologique que « le Conseil scientifique conseille, mais ne décide pas », même si elle semble poursuivre son discours en donnant son accord de principe à des mesures renforcées pour les Outre-mer. Pourquoi cette prudence dans le saut décisionnel à effectuer pour protéger comme il se doit les populations ? Par ailleurs, ces propositions sont les mêmes que celles ordinairement souhaitées par les citoyens quel que soit le territoire : contrôle des flux entrant, tests massifs, expansion des capacités d’accueil hospitalières. En réalité, si l’État venait à passer outre les recommandations du Conseil scientifique et donc à refuser les exigences particulières des citoyens et élus d’Outre-mer, ce ne serait pas à déplorer. Les accepter reviendrait à appliquer une politique différenciée sur le territoire national ; choix épineux pour un État républicain que de mieux protéger certains citoyens que d’autres selon leur région de résidence. L’ennui est plutôt que l’État ait justement à considérer ces exigences comme des privilèges, alors que l’ensemble de la nation devrait avoir droit à des mesures à la hauteur de la crise sanitaire en cours, plutôt qu’à quémander chaque jour des masques pour équiper dignement ne serait-ce qu’1% de la population.

“La mortalité qui s’annonce plus grande serait donc à la fois le résultat sinistre de la négligence des Outre-mer par les gouvernements successifs, et le dommage collatéral de choix dangereux et de politiques irresponsables à échelle nationale.”

À chaque épidémie de ce type, plus les armes sont insuffisantes dans l’ensemble de la France, plus les facteurs aggravants dans des territoires comme les Outre-mer auront de l’espace pour s’exprimer. Et de ces facteurs, la plupart auraient pu être éradiqués préventivement par une politique plus volontariste de développement. La mortalité qui s’annonce plus grande aux Outre-mer serait donc à la fois le résultat sinistre de la négligence des Outre-mer par les gouvernements successifs, et le dommage collatéral de choix dangereux et de politiques irresponsables à échelle nationale : le refus de tester massivement la population, l’imprévision et les délocalisations ayant causée la pénurie de masques et de médicaments et, la gestion managériale en flux-tendu des services publics de santé. Les populations subissent avec une inégalité flagrante les risques encourus par des politiques sacrificielles, qu’il est impossible de conjurer en quelques mois.

[1] Rapport de la Cour des comptes, p.77 : https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/20140612_rapport_thematique_sante_outre_mer.pdf

[2] https://www.rci.fm/martinique/infos/Politique/Les-parlementaires-martiniquais-exigent-le-depistage-generalise-de-la-populationhttp:/ ; /www.fxgpariscaraibe.com/2020/03/190-000-cas-potentiels-de-coronavirus-en-martinique-selon-le-directeur-de-l-ars.html

Le dilemme de l’Afrique subsaharienne face au Covid-19

© Louis HB

Le premier cas de maladie à coronavirus 2019 en Afrique subsaharienne, un ressortissant italien travaillant au Nigeria et de retour de Milan, a été confirmé le 27 février au Nigeria. Ces dernières semaines, les cas de transmission communautaire se sont multipliés en Afrique subsaharienne, appelant à des politiques sanitaires plus exigeantes qui, bien souvent, se heurtent aux nécessités économiques. De telles politiques sont pourtant indispensables à la survie des personnes les plus exposées que la faiblesse des systèmes de santé du continent ne permettra pas de garantir. Neutralisés par les programmes d’ajustement structurel des décennies précédentes, et ne disposant de ce fait pas d’un espace budgétaire suffisant, les États d’Afrique subsaharienne se voient confrontés à un dilemme entre la santé de leur population et la survie de leur économie.


Par une cruelle ironie, une semaine après que la dernière patiente de la dixième épidémie de maladie à virus Ebola de la République démocratique du Congo a quitté le centre de traitement, le ministre de la Santé publique du pays, le Dr Eteni Longondo, a annoncé le premier cas de Covid-19 dans le pays. Cela fait désormais six ans que l’Afrique subsaharienne est confrontée à des épidémies de maladie à virus Ebola. Elle se voit aujourd’hui confrontée, et depuis quelques semaines maintenant, à la même menace que les autres pays du monde ont eu à affronter ou affrontent encore. Le 30 janvier 2020, l’OMS a ainsi déclaré la maladie à coronavirus 2019 « urgence de santé publique de portée internationale ».

Le contrôle du Covid-19 repose essentiellement sur les capacités de santé publique d’un pays, c’est-à-dire sur son aptitude à détecter, prévenir, contrôler et traiter les cas. L’action publique et les volontés individuelles sont de ce fait des déterminants essentiels de la gestion de crises sanitaires. Avant le début de l’épidémie, l’on pouvait ainsi considérer, suivant le classement Global Health Security Index 2019, que les États-Unis seraient le pays le mieux à même de contrôler une éventuelle épidémie ainsi que Donald Trump a cherché à l’avancer fin février et, qu’à l’inverse, les pays d’Afrique subsaharienne seraient a priori les moins bien préparés. Le rapport précisait toutefois : « Aucun pays n’est pleinement préparé aux épidémies et aux pandémies, et chaque État a d’importantes lacunes à combler ». Les États-Unis, sans compter leur faible performance dans l’accès aux soins, se classent ainsi dix-neuvième dans la catégorie Risk Environment qui mesure notamment la résilience socioéconomique et l’adéquation des infrastructures à la gestion d’une épidémie. Et le rapport de conclure que : « La sécurité sanitaire est fondamentalement faible à travers le monde »[1].

Dans le cas de l’Afrique subsaharienne, si les États ont parfois adopté des stratégies proactives de lutte contre la propagation du Covid-19[2], il reste que leurs systèmes de santé sont particulièrement vulnérables. Le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a ainsi déclaré, fin février : « Notre plus grande préoccupation reste le potentiel de propagation de Covid-19 dans les pays où les systèmes de santé sont plus faibles » et que le « meilleur conseil pour l’Afrique est de se préparer au pire et de se préparer dès aujourd’hui ».

L’Afrique doit-elle se préparer au pire ?

Évaluer la vulnérabilité de l’Afrique subsaharienne au SARS-CoV-2 suppose d’abord de déterminer si sa population est davantage exposée au Covid-19. Car, si l’affirmation qu’on a pu, un temps, lire dans certains médias nationaux du continent selon laquelle les Noirs seraient immunisés contre le Covid-19, que celui-ci ne serait qu’une « maladie de Blancs », est assurément pour le moins douteuse, il reste que la politique et la démographie suggèrent un impact discriminant en Afrique. L’on a ainsi pu affirmer que l’apparente préservation contre le Covid-19 de l’Afrique subsaharienne était due à la faiblesse de l’infrastructure statistique ou à l’absence de dépistage systématique des nouveaux cas. Si le second point n’est pas propre à l’Afrique subsaharienne, on peut parfois être amené à reconnaître qu’il peut y avoir une forme de vérité dans le premier. D’aucuns ont alors proposé qu’il suffirait de comparer les taux de létalité liés au Covid-19 entre les pays pour tenir compte d’un enregistrement éventuellement partiel. Le premier problème est qu’au début de l’épidémie, une stratégie de surveillance qui ne serait pas fondée sur un dépistage automatique ne permettrait de détecter que les cas les plus sévères et, par conséquent, le taux de létalité peut dépendre de la stratégie de surveillance d’un pays. Surtout, estimer que tous les États africains souffrent de faibles dispositifs de repérage serait méconnaître que beaucoup de pays d’Afrique de l’Ouest et centrale ont développé, lors de l’épidémie d’Ebola, des dispositifs de surveillance de grande efficacité, notamment des contrôles de température dans les aéroports[3].

Se focaliser sur la gestion technique du repérage oublie de rendre compte des différences de structures par âge : l’âge médian en Afrique est en effet d’un peu moins de vingt ans, soit moins que la moitié de l’âge médian en Europe. En conséquence, la sévérité des symptômes engendrés par le Covid-19 est moins à craindre en considérant l’âge relativement faible de la majeure partie de la population. En effet, une estimation corrigée pour la Chine suggère un taux de létalité de 1,38 % pour la population générale, un taux de 0,32 % pour les cas âgés de moins de 60 ans et 6,4 % pour ceux âgés de plus 60 ans[4]. Or, les enfants âgés de 0 à 14 ans représentent 41 % de la population africaine en 2015, contre 3,5 % pour les personnes âgées de plus de 65 ans. La démographie africaine suggère donc une plus faible exposition au développement de formes graves de Covid-19. Ce serait toutefois sans compter sur les comorbidités dont souffrent un nombre significatif d’Africains, qu’elles soient communicables ou non : le VIH[5], la tuberculose, la malaria et d’autres agents infectieux émergents ou ré-émergents comme le virus Ebola ou le virus Lassa, pourraient aggraver la sévérité du Covid-19[6]. D’autant que les symptômes provoqués par le coronavirus peuvent être très facilement indistincts de ceux d’autres infections des voies respiratoires.

Un rapport du Chinese Centre for Disease Control and Prevention expose ainsi que le taux de létalité augmente avec certaines comorbidités, notamment les maladies cardiovasculaires (10,5 %), le diabète (7,3 %), les maladies respiratoires chroniques (6,3 %), l’hypertension (6,0 %), le cancer (5,6 %)[7]. Or, si les maladies infectieuses restent importantes en Afrique subsaharienne, la prévalence des maladies non-communicables et notamment des maladies cardiovasculaires, des cancers mais aussi des troubles mentaux a fortement augmenté depuis les années 1990[8]. L’on pourrait donc observer des taux de létalité plus importants à des âges moins avancés en Afrique subsaharienne, a fortiori si rien n’est fait pour prévenir l’accélération de l’épidémie que les systèmes de santé ne pourraient maîtriser. Les taux de létalité peuvent en effet varier selon les pays, certes en fonction de la prévention, de la surveillance, du contrôle de la maladie, mais aussi de la préparation des systèmes de santé à l’épidémie. Sur le premier point, l’absence de surveillance et de dépistage systématique est particulièrement handicapante dans la mesure où il manque, mais laisse également se développer des formes graves de Covid-19, ce qui engendre de fait un taux de létalité plus fort. Mais le second point déterminera également la gravité que prendra l’épidémie.

Prévenir une défaite collective

La faiblesse des infrastructures de santé dans nombre de pays d’Afrique subsaharienne pourrait ainsi entraver la gestion des cas les plus sévères qui implique le recours à une hospitalisation en unité de soins intensifs. De manière générale, un district sanitaire, qui devrait couvrir entre 100 000 et 200 000 habitants, ne dispose en moyenne que d’un lit pour 1 000 habitants et, par ailleurs, une partie non négligeable des habitants d’un district ne bénéficient que d’un accès au dispensaire ou centre de santé local qui ne dispose a fortiori pas d’unité de soins intensifs. Dans une étude parue en 2015 dans le East African Medical Journal, le nombre de lits en soins intensifs au Kenya était ainsi estimé à 130[9] et le nombre de lits n’est, en Côte d’Ivoire, que de 50, secteurs public et privé confondus. Mais, bien que les données manquent pour estimer le nombre de lits dans chaque pays d’Afrique subsaharienne, elles suggèrent que la grande majorité des hôpitaux régionaux n’en disposent que de peu, sinon d’aucun, et que même dans les zones urbaines, les unités de soins intensifs ne bénéficient pas d’un nombre suffisant de lits pour traiter les éventuels cas critiques. Par ailleurs, si les équipes d’intervention rapide des ministères de la Santé formées par l’OMS à ce genre de situation ont souvent mené un travail exemplaire, notamment au Kenya et en Éthiopie, pour identifier, rechercher, isoler et traiter les contacts éventuels des cas de Covid-19 identifiés, de telles mesures pourraient probablement être insuffisantes : dans la mesure où elles reposent sur un contrôle de cas parfois indétectables, parce que n’ayant pas développé de symptômes, parce que les symptômes du Covid-19 peuvent aussi correspondre à un large spectre clinique ou parce qu’ignorant qu’ils ont été exposés.

L’état des systèmes de santé d’Afrique subsaharienne, qui bénéficie certes de l’expérience des épidémies précédentes, mais aussi largement éprouvés par la gestion d’autres pathologies encore endémiques, a justifié l’insistance avec laquelle le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a soutenu que « l’Afrique devrait se réveiller, mon continent devrait se réveiller ». L’étude de Marius Gilbert et al. publiée le 19 février dans The Lancet permet d’estimer la capacité des pays d’Afrique subsaharienne à détecter et gérer les cas de Covid-19 sur la base de deux indicateurs : l’état de préparation du pays, à partir du WHO International health regulations monitoring and evaluation framework ; la vulnérabilité, à partir de l’Infectious disease vulnerability index[10]. Ils estiment ainsi que si l’Afrique du Sud dispose d’une capacité raisonnable pour faire face à l’épidémie de Covid-19, ce n’est pas le cas des autres pays d’Afrique subsaharienne : le Nigeria, l’Éthiopie, le Soudan, l’Angola, la Tanzanie, le Ghana et le Kenya sont ainsi extrêmement vulnérables à l’épidémie et ne bénéficient que de capacités de gestion très variables. John N. Nkengasong, directeur des Africa centres for disease control and prevention (Africa CDC) a ainsi défendu une stratégie unifiée et collective de gestion du Covid-19 sur tout le continent. Le 22 février, lors d’une réunion d’urgence organisée par l’African Union Commission, les Africa CDC et l’OMS, les ministres de la Santé des pays d’Afrique subsaharienne ont convenu d’une stratégie de coordination dans la réponse contre le Covid-19 et ont acté la mise en place de l’Africa Taskforce for Coronavirus Preparedness and Response (AFTCOR) ; celle-ci visant un diagnostic rapide de la maladie, sa surveillance, la prévention des infections, l’encadrement des cas sévères de Covid-19 et la gestion des réserves de dispositifs médicaux[11].

Prévenir une catastrophe sanitaire et sociale suppose en l’occurrence un investissement financier immédiat, en particulier dans les équipements de protection (gants, masques, combinaisons, etc.). La Dr Adaora Okoli, médecin nigériane qui a survécu au virus Ebola, rappelle ainsi que si le Nigeria a pu être relativement épargné par l’épidémie de 2014, ce ne fut pas le cas de la Guinée, du Liberia et de la Sierra Leone[12]. La différence entre ces pays ? Les derniers ne pouvaient se reposer que sur des systèmes de santé faibles, et avaient alors désespérément besoin de l’aide internationale pour maîtriser l’épidémie qui, bien qu’existante, est restée par trop insuffisante[13]. Les conséquences de l’inaction, dont la responsabilité est à trouver du côté de l’inaptitude des pays donateurs à apporter les fonds auxquels ils s’étaient engagés, ont été de renforcer la gravité de l’épidémie, rendant par là le coût de son contrôle encore plus élevé. Cela est d’autant plus inquiétant que la gestion des cas de Covid-19 risque de faire peser un lourd fardeau sur des systèmes de santé qui commençaient pourtant à se développer de manière certaine. Au moins 60 millions d’Africains ont en effet accès, aujourd’hui, à une forme de couverture santé avec, bien entendu, des disparités entre les pays et au sein des pays, tant du point de vue des soins assurés que de la population couverte. Pour préserver la population et prévenir une défaite collective, il ne semble pas y avoir d’autres remèdes que ceux déjà appliqués en Chine et en Europe.

Nécessités et ambiguïtés de la protection

En Afrique du Sud, pays le plus touché du continent, il a ainsi été décidé un confinement national avec mobilisation de l’armée pour le faire respecter. Le président de la République d’Afrique du Sud, Cyril Ramaphosa, considère ainsi que l’objectif doit être de prévenir une « catastrophe humaine aux proportions énormes ». De même, en République démocratique du Congo, le président Félix Tshisekedi a décrété l’état d’urgence, l’isolement de la capitale Kinshasa du reste du pays et le confinement à Lubumbashi. En Côte d’Ivoire, le président Alassane Ouattara a décrété l’état d’urgence et a instauré un couvre-feu, les déplacements entre Abidjan et l’intérieur du pays étant soumis à autorisation. Il a ainsi déclaré : « Dans cette lutte contre la propagation du Covid-19, notre principal ennemi sera l’indiscipline et le non-respect des consignes de prévention ». Mais dans tous ces cas, et dans bien d’autres, la fermeture des commerces non-essentiels, des restaurants, des maquis, des marchés, etc. risque d’engendrer une pauvreté plus grande encore, d’autant plus dans des économies où l’emploi non-agricole dans l’économie informelle représente plus de 60 % de l’emploi total, soit la moyenne des pays d’Afrique subsaharienne. Nulle surprise alors à ce que de telles résistances soient localement opposées aux mesures sanitaires imposées : dans les rues du Burkina Faso, le Pochvid-20 paraît ainsi bien plus mortel que le Covid-19 comme le relève un éditorialiste du Wakat Séra. À cette économie de coronacoma, pour reprendre le mot de l’économiste Paul Krugman, se conjugue en outre une diminution des exportations de matières premières engendrée par la récession en Europe, aux États-Unis et en Chine, ainsi qu’un écroulement, également, des cours des hydrocarbures qui, pour certains pays aussi nombreux que le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Cameroun, l’Angola, la RDC, la Guinée équatoriale, le Tchad, le Congo et la Tanzanie, constituent une ressource financière centrale.

Les pays d’Afrique subsaharienne devraient ainsi être durement touchés par le ralentissement de la Chine, considérant que sa part dans la demande mondiale de matières premières a largement augmenté depuis 2002-2003, date de l’épidémie causée par le SARS-CoV. Dans une interview donnée au Monde le 17 mars, Vera Songwe, secrétaire exécutive de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (UNCEA) a ainsi estimé que : « La croissance économique du continent devrait tomber à 1,8 % au lieu de 3,2 % en 2020, essentiellement à cause des interruptions dans les relations commerciales »[14], c’est-à-dire une croissance économique ne permettant pas de compenser la croissance démographique. La Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest a ainsi décidé, le 21 mars, d’injecter des liquidités dans le système bancaire par une baisse de son taux d’adjudication à 2,5 %, attendant de ce fait que les banques répercutent ces taux sur les crédits accordés. De même, dès le 18 mars, la Banque nationale du Rwanda s’était engagée à soutenir les liquidités et à autoriser la restructuration de prêts d’emprunteurs affectés par l’épidémie de Covid-19. Mais la politique monétaire risque d’être insuffisante face aux nécessités qu’implique l’épidémie, c’est-à-dire, sommairement, un investissement dans l’infrastructure de santé et un soutien aux secteurs non-essentiels de l’économie. Autrement dit, il faudrait que les économies africaines développent des politiques publiques comparables aux pays développés en quelques mois. En définitive, cela est impossible, et les pays d’Afrique subsaharienne se voient alors confrontés à un dilemme moral entre l’économie et la santé.

Prioriser la santé sur l’économie peut parfois avoir l’effet d’affecter la santé au prix de sa préservation. Qu’elle implique des morts directes, une baisse de l’espérance de vie ou une dégradation de l’état de santé de la population, et notamment des plus pauvres, l’économie de pandémie peut avoir des conséquences graves sur l’économie des pays en développement. Devrait-on en conclure qu’il faudrait laisser une immunité collective se développer pour sauver l’économie au prix de la santé de beaucoup et, bien souvent, non des plus vieux mais ici des plus pauvres ? Le raisonnement, si jugé irrecevable en Europe, n’a aucune raison morale d’être plus acceptable dans les pays d’Afrique subsaharienne qui ne bénéficient de l’espace budgétaire dont disposent les autres, ni pour contrôler les conséquences sanitaires de l’épidémie, ni pour gérer les effets sociaux des mesures d’endiguement[15]. Dans l’immédiat, il est donc nécessaire de limiter les effets sanitaires de l’épidémie par une aide internationale d’urgence. Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a ainsi appelé le G20 à soutenir les économies africaines, notamment par une aide financière d’urgence de 150 milliards de dollars mais, en outre, par une restructuration et un effacement partiel de la dette pour financer les dépenses engendrées par le Covid-19. Pour les temps prochains, l’exigence morale devrait obliger à régler les politiques publiques autour de la garantie de survie — par la mise en place d’un revenu ultra-basique dans les pays pauvres par exemple, ainsi que l’ont proposé Abhijit Banerjee et Esther Duflo[16] —, de l’assurance de la santé et de la promesse de l’éducation. Une telle exigence est également valable pour les pays développés qui, fondant bien souvent leurs politiques sur une référence aussi mal comprise qu’inappropriée au libéralisme, ont pour beaucoup cru qu’ils pourraient se dispenser d’un système de santé fort. L’engagement pour un nouveau système de santé, performant car soutenu politiquement et financièrement, moins inégalitaire car universel, pourrait peut-être trouver sa place à l’origine d’une reformulation du développement économique.

[1] Open Philanthropy Project. (2019). Global Health Security Index 2019. New York: Johns Hopkins Center for Health Security, Retrieved from https://www.ghsindex.org/wp-content/uploads/2019/10/2019-Global-Health-Security-Index.pdf

[2] Des stratégies de triage simplifiées en Ouganda, des points de lavage de main dans les hubs de transport au Rwanda, des volontaires dans les centres d’appel au Nigeria, etc. in Dalglish, S. L. (2020). COVID-19 gives the lie to global health expertise. The Lancet.

[3] Ebenso, B., & Otu, A. (2020). Can Nigeria contain the COVID-19 outbreak using lessons from recent epidemics?. The Lancet. Global health.

[4] Verity, R., Okell, L. C., Dorigatti, I., Winskill, P., Whittaker, C., Imai, N., … & Dighe, A. (2020). Estimates of the severity of coronavirus disease 2019: a model-based analysis. The Lancet Infectious Diseases.

[5] Bien que les preuves empiriques manquent encore, les recommandations de l’OMS suggèrent que les individus avec le VIH cliniquement et immunologiquement stables sous antirétroviraux ne présentent pas de risques d’infection ou de complications supplémentaires.

[6] Nkengasong, J. N., & Mankoula, W. (2020). Looming threat of COVID-19 infection in Africa: act collectively, and fast. The Lancet, 395(10227), 841-842.

[7] The Novel Coronavirus Pneumonia Emergency Response Epidemiology Team. The Epidemiological Characteristics of an Outbreak of 2019 novel Coronavirus Diseases (COVID-19) — China, 2020. China CDC Weekly 2020; 2: 113-22.

[8] Gouda, H. N., Charlson, F., Sorsdahl, K., Ahmadzada, S., Ferrari, A. J., Erskine, H., … & Mayosi, B. M. (2019). Burden of non-communicable diseases in sub-Saharan Africa, 1990–2017: results from the Global Burden of Disease Study 2017. The Lancet Global Health7(10), e1375-e1387.

[9] Okech, U. K., Chokwe, T., & Mung’ayi, V. (2015). The operational setup of intensive care units in a low income country in East Africa. East African Medical Journal, 92(2), 72-80.

[10] Gilbert, M., Pullano, G., Pinotti, F., Valdano, E., Poletto, C., Boëlle, P. Y., … & Gutierrez, B. (2020). Preparedness and vulnerability of African countries against importations of COVID-19: a modelling study. The Lancet, 395(10227), 871-877.

[11] Nkengasong, J. N., & Mankoula, W. (2020). Looming threat of COVID-19 infection in Africa: act collectively, and fast. The Lancet, 395(10227), 841-842.

[12] Okoli, A. (2020, March). Preparing Africa for Covid-19. Project Syndicate.

[13] Notamment grâce au Central Emergency Response Fund (CERF), puis la Mission for Ebola Emergency Response (UNMEER).

[14] Tissot, N. (2020, Mars). En Afrique, face au coronavirus, « on constate des augmentations de prix et quelques pénuries ». Le Monde.

[15] Monga, C. (2020, March). Economic Policies to Combat COVID-19 in Africa. Project Syndicate.

[16] Banerjee, A. V., & Duflo, E. (2019). Good Economics for Hard Times: Better Answers to Our Biggest Problems. Penguin UK.

COVID-19 : les États-Unis face au désastre qui vient

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© Marc Nozell / Wikimedia Commons

Deux millions de morts et un taux de chômage à 30%, ce sont les dernières prévisions en cas d’inaction face à l’épidémie de coronavirus. Avec un président longtemps dans le déni, un exécutif désorganisé, un système de santé à deux vitesses, une protection sociale quasi inexistante et des inégalités records, les États-Unis semblent particulièrement vulnérables.  C’est sans compter sur leur souveraineté politique et monétaire qui leur confère des marges de manœuvre considérables. Reste à savoir comment se manifestera la réponse politique. Capitalisme du désastre tel que l’a théorisé Naomi Klein dans La stratégie du choc, ou sursaut « socialiste » comme le préconise Bernie Sanders et les forces « progressistes » ? Reportage depuis Houston.


 «Le vieil oncle Sam se réveil enfin ». Dans les boucles de messagerie électronique Wechat de la communauté chinoise de Houston, on s’amuse de la réponse tardive et précipitée des Américains face à la pandémie. Depuis deux mois, les membres de ces groupes de discussions stockent masques, solutions hydroalcooliques, papier toilette et autres vivres. Désormais certains se ruent sur les armes à feu et les munitions. Depuis la première allocution de Donald Trump le 12 mars, les supermarchés sont en rupture de stock et les armureries prises d’assaut. 

Le vendredi 13 mars, la plupart des grandes entreprises demandent à leurs employés d’adopter le télétravail. Les écoles ferment, les événements sportifs sont annulés, et le fameux rodéo qui accueille plus de deux millions et demi de visiteurs sur six semaines se termine prématurément. Houston n’a diagnostiqué que 30 cas de Covid-19 lorsque le maire décrète la fermeture des bars et restaurants.

À travers le pays, de nombreux États, entreprises, villes et associations ont pris les devants du gouvernement fédéral pour mettre en place des mesures drastiques. Malgré des conséquences financières significatives, la NBA (National Basketball Association) a suspendu sa saison au premier test positif d’un joueur, le pivot français des Utah Jazz, Rudy Gobert. À Austin, le festival culturel « South By Southwest », qui accueille près d’un demi-million de visiteurs chaque année, a été annulé le 6 mars. Dans d’autres États, le confinement est désormais imposés aux populations. Ces initiatives locales contrastent avec les tâtonnements de Donald Trump et le manque de préparation spectaculaire des services de santé. 

Les États-Unis, une nation particulièrement exposée

Deux millions de morts d’ici la fin de l’année et deux millions de chômeurs supplémentaires en une semaine. Ces deux chiffres, le premier issu d’une étude épidémiologique de l’Imperial College de Londres, le second des projections économiques de Goldman Sachs, indiquent l’ampleur de la catastrophe sanitaire et sociale qui s’annonce. 

Pour commencer, l’absence de congés maladie et de congés payés dans la législation (bien que certaines entreprises en offrent à leurs employés volontairement) force de nombreux Américains à se rendre au travail en étant malades. D’autant plus que les minimas sociaux et l’assurance chômage anémique rendent la perspective de perte d’emploi terrifiante, et ce particulièrement en situation de pandémie, puisque la plupart des actifs reçoivent leur assurance maladie via leurs employeurs. Sachant que près de la moitié des Américains n’ont pas les ressources financières pour faire face à un imprévu de plus de quatre cent dollars, le chômage partielle n’est pas une option.[1] 

Parmi les travailleurs les plus exposés, on compte les employés de la restauration, de l’hôtellerie et du tourisme ainsi que les chauffeurs de taxi, et plus généralement toutes les  professions dont le salaire dépend majoritairement des pourboires. 

Fermer les écoles présente un autre dilemme, car jusqu’à vingt-deux millions d’enfants dépendent des cantines scolaires pour se nourrir, en particulier à New York. 

À cette situation sociale fragile s’ajoute un système de santé à deux vitesses. 87 millions d’Américains ne sont pas ou mal assurés, ce qui empêche un quart de la population de se rendre chez le médecin pour se faire dépister. Quant aux Américains disposant d’une couverture maladie décente, le système de franchise médicale les dissuade de consulter un médecin en cas de symptômes légers (les premiers mille à deux mille dollars de frais médicaux annuels étant à la charge du patient). [2]

Les pires conditions sont ainsi réunies pour une propagation éclair de la maladie. Or, le système de soin est particulièrement mal préparé. Les hôpitaux manquent de tout : masques et tenues protectrices, gel hydroalcoolique, machines respiratoires, lits et personnels. Certains établissements demandent déjà un plan de sauvetage financier, à l’instar des banques en 2008, pour continuer de fonctionner. De plus, le système étant majoritairement privé et fondé sur une logique de concurrence, tout effort de coordination est difficile à mettre en place. Par exemple, il est très difficile de transférer des masques et du personnel soignant d’un hôpital à un autre. 

Cette logique du profit pousse certains établissements à refuser de décaler la date des chirurgies « non-urgente » pour libérer des capacités d’accueil en vue de traiter les victimes du coronavirus. D’autres interdiraient à leurs infirmières de porter le masque dans les couloirs, pour éviter la mauvaise publicité. The Intercept rapportait ainsi qu’un hôpital avait décidé de ne pas isoler un patient atteint du virus, et de ne pas mettre de signe clair indiquant au personnel soignant qu’il était contagieux, « pour éviter d’affoler les clients ». Résultats : plusieurs aides-soignants sont venus s’occuper de ce patient sans porter la moindre protection. 

Si le changement de rhétorique effectué par Donald Trump semble indiquer qu’il prend désormais la crise au sérieux, les décisions fortes sur le front sanitaire se font toujours attendre. 

Trump : du déni au « chef de guerre »

Le 28 février, Donald Trump qualifie le coronavirus  de complot démocrate destiné à réduire ses chances de réélections. Cette sortie s’ajoute à une longue série de déclarations publiques destinées à minimiser la situation, ignorant au passage les rapports des agences du renseignement qui alertaient dès la fin janvier sur le risque de pandémie. Or, le déni initial du président a été amplifié et repris en boucle par les médias conservateurs du pays.

Fox News, première chaîne d’information continue, se déchire entre ses deux réflexes habituels : affoler ses téléspectateurs et défendre le président. Pendant un long mois, ses principaux présentateurs choisissent la seconde option. La journaliste Trish Regan qualifie la pandémie de « dernière trouvaille des démocrates pour nuire à Donald Trump, après l’échec du RussiaGate et de la procédure de destitution ». La vedette de la chaîne, Sean Hannity, parle de « simple grippe » et de « complot de l’État profond contre Trump ». Certains intervenants encouragent les téléspectateurs à prendre l’avion pour profiter des prix bas, et à se rendre dans les restaurants où le service sera « plus rapide que d’habitude ». Un propos repris par David Nunes, un des leaders du parti républicain au Congrès. [3]

Le conservateur Rush Limbaugh, présentateur radio le plus influant du pays, explique pendant des semaines à ses 16 millions d’auditeurs que le virus est « une simple grippe » fabriquée par les Chinois pour affaiblir l’économie américaine. Ces lignes éditoriales sont d’autant plus cyniques que l’âge moyen de leur audience est supérieur à soixante ans. En effet, selon divers sondages, les électeurs républicains sont deux fois moins susceptibles de prendre le coronavirus au sérieux que les électeurs démocrates.

Donald Trump a une part de responsabilité dans ce désastre. En conférence de presse le 13 mars, il continue de traiter la crise comme un problème de perception plutôt qu’une crise sanitaire, se permettant de serrer de nombreuses mains devant les caméras avant de reconnaître qu’il avait été en contact avec une personne testée positivement au coronavirus quelques jours plus tôt. Il a longtemps refusé de décréter la “situation d’urgence” par crainte d’affoler les marchés, et ira jusqu’à reconnaître publiquement qu’il s’oppose à la multiplication des tests afin de minimiser artificiellement le nombre des cas enregistrés et d’éviter la panique. Cette stratégie calamiteuse fait suite à une série de décisions problématiques. [4]

En arrivant à la Maison-Blanche, Trump a distribué les postes clés de son administration à une majorité de lobbyistes ou personnes inexpérimentées afin de “déconstruire l’État”, comme l’a publiquement revendiqué Steve Bannon, son conseiller stratégique de l’époque. [5] Suivant cette logique, Trump a réduit les budgets de la CDC (Center for Disease Control) et limogé la majorité de ses cadres dirigeant, avant de supprimer la cellule mise en place par Barack Obama pour gérer le risque pandémique. En 2019,  la Maison-Blanche enterre un rapport officiel pointant le manque de préparation du pays.  Pour prendre la mesure de cette désorganisation, il suffit de comparer la réponse de l’administration Obama face à l’Ebola, où les Américains avaient dépêché dix mille professionnels en Afrique pour lutter contre le virus et anticiper les risques de contagion, avec la réponse de Trump face au Coronavirus. Aucun personnel américain n’a été envoyé en Chine depuis le début de la crise. [6]

Les conditions étaient réunies pour une réponse calamiteuse. Parmi les graves manquements, on citera l’incapacité du pays à se procurer des tests de dépistage et à mobiliser des laboratoires pour les effectuer. Alors que la Corée du Sud teste dix mille personnes par jour depuis début février, les États-Unis n’avaient effectué que sept mille tests en tout (pour 1250 cas confirmés) au 11 mars. À cela s’ajoutent le manque persistant de masques (les hôpitaux étant contraints de procéder à des appels aux dons) et un déficit vertigineux de coordination à l’échelle fédérale qui pousse chaque État à se faire concurrence pour gérer ses approvisionnements. Tout cela sur fond de décisions présidentielles prises à l’emporte-pièce. [7]

Le fiasco de l’allocution du 12 mars, prononcée par Donald Trump depuis le bureau ovale, illustre parfaitement cette désorganisation. Malgré la présence du télé-prompteur, Trump commet trois erreurs qui plongent les marchés boursiers dans une nouvelle journée noire : il décrète la suspension des vols depuis les pays européens sous 48 heures en oubliant de préciser que cette mesure ne concerne pas les ressortissants américains, ajoute (à tort) que cette restriction inclut les marchandises et affirme que les assurances maladie privées couvriront les frais d’hospitalisation des victimes du coronavirus. La Maison-Blanche a dû démentir ces trois points, sans parvenir à éviter un retour précipité de milliers de touristes américains qui se sont retrouvés entassés pendant des heures dans les terminaux des aéroports en attendant de passer les douanes (multipliant ainsi le risque de contagion). 

Depuis cette allocution désastreuse, Trump s’exprime majoritairement par voie de conférence de presse, laissant aux experts le soin de répondre à la majorité des questions. Cet exercice quotidien est pour lui une façon de pallier l’annulation de ses gigantesques meetings de campagne, et de politiser la crise. Entre temps, le pays adopte peu à peu des mesures de confinement de plus en plus drastiques, en fonction des villes et des États. Sur le plan économique, Trump semble enfin réaliser que son second mandat dépend de sa réponse à la crise. Au point de reprendre à son compte certaines propositions de Bernie Sanders.

Pour réduire les conséquences économiques, Trump plus ambitieux que les cadres démocrates ?

Contrairement à l’Union européenne, la réponse américaine en matière de politique économique a été rapide et conséquente. La FED a injecté 1500 milliards de dollars dans la sphère financière, et abaissé son taux directeur à zéro. Quant au plan de relance budgétaire, il s’annonce sans précédant. 

Pour éviter un taux de chômage à 20 % dans quelques mois, scénario évoqué publiquement par la Maison-Blanche en cas d’inaction, Donald Trump a demandé un plan d’un trillion de dollars. Au cœur de sa proposition figure l’idée de verser un chèque de deux mille dollars à tous les Américains, sans condition de ressource. Le président a également décrété la suspension des évictions et le report des intérêts sur les prêts étudiants, deux demandes formulées par Bernie Sanders et écartées (provisoirement) par la majorité démocrate au Congrès.

Car si Trump semble déterminé à prendre toutes les mesures nécessaires à sa réélection, le Congrès suit sa propre logique. À ce titre, ses premières réactions ont été révélatrices. 

Les républicains ont d’abord accusé les démocrates de vouloir « profiter de la crise pour faire adopter leurs obsessions socialistes ». Cette critique, reprise par Donald Trump le 15 mars sur Fox News, a été reçue cinq sur cinq par la direction démocrate, qui a volontairement réduit de moitié l’ambition de son propre projet de loi. Ce premier « pack » visait à rendre gratuits les tests de dépistage du coronavirus, tout en offrant deux semaines de congé maladie à tous les Américains. [8]

Mais comme l’a souligné le New York Times dans un éditorial au vitriol, Nancy Pelosi (la présidente de la chambre des représentants du Congrès, sous contrôle démocrate) a pris soin d’exclure du texte les entreprises de plus de 500 salariés. Résultat, le projet voté par sa majorité et adopté quelques jours plus tard au Sénat ne couvre que 20 % de la population active. Politiquement, c’est désastreux : au lieu de faire endosser aux républicains ce manque d’ambition manifeste, les démocrates renvoient l’image d’un parti dans la main des multinationales.

Pelosi a répondu au New York Times qu’elle ne souhaitait pas que « les contribuables américains financent ce que les grandes entreprises devraient fournir d’elles-mêmes à leurs employés ». Un argument qui reflète l’obsession des cadres du parti pour les solutions « sous conditions de ressources » et bureaucratiques, là où des programmes universels comme ceux défendus par Bernie Sanders seraient bien plus rapides à mettre en œuvre et efficaces pour lutter contre ce qui s’annonce comme le plus grave choc économique de l’histoire du pays. 

Pendant que Donald Trump parle de revenu universel, de suspension des paiements de la dette étudiante et de réquisition des usines pour produire des équipements médicaux, le parti démocrate suggère un crédit d’impôt de 500 dollars par famille. À travers cette crise, on assiste à un  prolongement du réalignement électoral en cours. Le parti démocrate apparaît de plus en plus comme une force politique au service des lobbies et attentive à la classe moyenne supérieur vivant dans les banlieues aisées, ces fameuses zones périurbaines qui leur ont permis de gagner le contrôle de la chambre des représentants lors des élections de mi-mandat de 2018, avant de propulser Joe Biden en tête des primaires démocrates. 

Capitalisme du désastre contre socialisme

Si Donald Trump semble s’inspirer des propositions économiques de Bernie Sanders et donne l’impression de déborder le parti démocrate par la gauche, sa réponse à la crise ne saurait être analysée comme un revirement populiste. Son premier instinct a été de proposer des baisses d’impôts et la suppression des cotisations sociales, une priorité du parti républicain pour réduire et privatiser la (maigre) sécurité sociale américaine. Devant la levée de boucliers démocrates et le fait qu’une telle mesure ne permettrait pas de mettre directement de l’argent dans les poches du contribuable, Trump a finalement opté pour un paiement de type « revenu universel ». 

Surtout, il y a une différence importante entre ce qu’annonce le président, ce que son administration met en place, et ce que le parti républicain vote au Congrès. Ainsi, Trump a été forcé de reconnaître que s’il avait invoqué le « Defense power act » dans le but de réquisitionner des moyens de production, cette annonce n’avait été suivie d’aucune action concrète. Une des causes serait l’opposition idéologique de l’administration Trump à toute intervention de l’État et la confiance aveugle du président dans le secteur privé. [9]

De même, la proposition du plan de relance présentée par le Sénat (républicain) est une caricature de « capitalisme du désastre ». Le fameux chèque de soutien à la consommation était initialement réduit de moitié au profit de baisses d’impôts importantes pour les contribuables et entreprises les plus riches, et incluait un chèque en blanc de 500 milliards de dollars pour renflouer les entreprises menacées de faillite, sans contrepartie. Parmi les industries concernées par ce  bail out, la Maison-Blanche a cité les compagnies aériennes, Boeing, les armateurs de croisières, les hôtels et casinos, et les compagnies pétrolières spécialisées dans l’extraction du pétrole et gaz de schiste. Autrement dit, les entreprises parmi les plus polluantes, dont une majorité a dilapidé des montants colossaux en rachat de leurs propres actions. Le plus problématique étant le potentiel plan de sauvetage des grands groupes hôteliers, projet qui bénéficierait directement aux finances personnelles de Donald Trump.

Face à cette « stratégie du choc », le parti démocrate reprend peu à peu ses esprits. Chuck Schumer (président de la minorité démocrate au Sénat) insiste sur l’importance d’inclure des conditions strictes de sauvegarde de l’emploi comme préalables aux plans de sauvetage.

À la chambre des représentants, le groupe parlementaire de la gauche du parti démocrate (le « progressive caucus ») propose lui aussi des mesures ambitieuses de défense des travailleurs pour garantir la continuité des emplois et salaires. Alors que Wall Street conseille aux entreprises pharmaceutiques d’augmenter leurs prix pour profiter de la crise, ses propositions veillent aussi à lutter contre ce genre d’opportunisme. . 

Mais le navire démocrate se retrouve sans capitaine capable de coordonner les efforts des deux chambres du Congrès. Joe Biden a disparu des médias depuis le débat du 15 mars, son équipe de campagne cherchant par tous les moyens à l’empêcher d’apparaître en public. Quant à Bernie Sanders, s’il multiplie les lives, interventions, conférences de presse et levée de fonds, aucune chaîne de télévision ne se donne la peine de couvrir ses efforts. [10]

Mitch McConnel, le chef de la majorité républicaine au Sénat que Vox qualifie de “politicien le plus influent du XXIe siècle”, profite de ce chaos pour tenter d’imposer son plan de relance par la force. En combinant les aides destinées aux américains avec le plan de sauvetage des entreprises dans un seul texte, il met la pression sur les démocrates pour agir dans l’urgence absolue. Comme “stratégie du choc”, on ne fait guère mieux.

Malgré la pression, les démocrates ont voté par deux fois contre ce texte avant de négocier de nombreux aménagements. En particulier, une extension importante de l’assurance chômage (étendue à quatre mois et gonflé de 600 dollars par semaine, aux frais de l’État fédéral); l’injection de 150 millions de dollars pour les hôpitaux et les services de santé; la création d’un poste d’observateur pour superviser les prêts accordés aux entreprises (ainsi qu’un droit de regard accordé au Congrès), l’interdiction de financer les entreprises détenues par Trump et sa famille;150 milliards d’aide aux États, gouvernement locaux et nations amérindiennes et 360 milliards pour les PME. La proposition de revenu universel a été augmenté dans le montant (1200 dollars par adulte et 500 par enfant) mais limitée aux foyers gagnant moins de 75 000 dollars par an et par adulte. La facture s’élève désormais à 2000 milliards, l’équivalent du PIB de la France et le triple du plan de relance d’Obama en 2009.

Si ces victoires semblent significatives, comme l’a indiqué Chuck Schumer en évoquant une “nouvelle assurance chômage sous stéroïdes”, deux problèmes persistes. Les américains ne percevront leurs chèques qu’au mois de mai du fait de la lourdeur bureaucratique liée aux conditions de ressources, et aucune obligation ni condition n’est incluse pour les prêts accordés aux entreprises. Elles se feront donc au cas pas cas et à la discrétion de la Maison-Blanche et du Congrès. En clair, les salariés sont priés de pointer à l’assurance chômage tandis que les entreprises en manque de liquidité seront abreuvés d’argent public sans conditions de sauvegarde de l’emploi, jetant ainsi des centaines de milliers de travailleurs syndiqués au chômage et sans assurance maladie.

Ce plan de relance ne sera probablement pas le dernier, comme l’a fait savoir Nancy Pelosi. Compte tenu de l’augmentation du nombre de malades à un rythme inégalé et du manque de réactivité de la Maison-Blanche, la situation aux États-Unis risque de faire passer la catastrophe italienne pour une promenade de santé.

Or, la droite américaine a déjà signalé sa disposition à sacrifier une part de la population pour éviter un effondrement économique, sans même recourir à l’argument douteux de l’immunité de groupe. Donald Trump a martelé en conférence de presse qu’il ne souhaite pas que le remède soit plus dommageable que la maladie. Un point de vue défendu par le Wall Street Journal et Fox News, et qui a été parfaitement résumé par le vice-gouverneur du Texas : “de nombreux Américains âgés préfèrent se sacrifier pour l’économie que priver leurs petits enfants de l’opportunité de goûter au rêve américain”. Donald Trump a lui-même indiqué qu’il pourrait rapidement mettre un terme aux mesures de confinement décrétées à l’échelle locale et demander aux entreprises de mettre fin au télétravail pour préserver l’économie. [11] Une stratégie suicidaire, selon la CDC.

 

Notes :

  1. Étude de la FED en 2019 : https://www.cnbc.com/2018/05/22/fed-survey-40-percent-of-adults-cant-cover-400-emergency-expense.html
  2. Pour une vue d’ensemble du système de santé américain, nous vous recommandons notre article sur la question : https://lvsl.fr/etats-unis-lassurance-maladie-au-coeur-de-la-presidentielle-2020/
  3. Sur la couverture du coronavirus par les médias conservateur, lire cette enquête du New York Times : https://www.nytimes.com/2020/03/11/us/politics/coronavirus-conservative-media.html
  4. https://www.politico.com/news/2020/03/21/short-term-thinking-trump-coronavirus-response-140883 et https://www.businessinsider.com/trump-reportedly-wanted-coronavirus-numbers-kept-as-low-as-possible-2020-3
  5. Pour un aperçu de ces efforts de « déconstruction », lire https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/trump-the-destroyer-127808/
  6. Sur le manque de préparation et de réactivité face à la crise du coronavirus, lire : https://nymag.com/intelligencer/2020/03/coronavirus-shows-us-america-is-broken.html
  7. https://www.vox.com/science-and-health/2020/3/12/21175034/coronavirus-covid-19-testing-usa
  8. https://www.vox.com/2020/3/12/21174968/democrats-coronavirus-stimulus-package-whats-in-it
  9. New York Times : https://t.co/yIyclxQoPL?amp=1
  10. https://www.jacobinmag.com/2020/03/joe-biden-coronavirus-pandemic-presidential-campaign
  11. https://www.washingtonpost.com/politics/trump-says-he-may-soon-lift-restrictions-to-reopen-businesses-defying-the-advice-of-coronavirus-experts/2020/03/23/f2c7f424-6d14-11ea-a3ec-70d7479d83f0_story.html

Crise sanitaire : Pour un nouvel imaginaire politique commun

https://health.mil/News/Articles/2020/02/06/MHS-prepared-to-support-interagency-coronavirus-response

À la suite de l’allocution présidentielle du 16 mars dernier, et plus globalement dans le contexte sanitaire imposé par l’épidémie de Coronavirus, un nouveau discours national est installé au plus haut niveau de l’État. Ce discours, teinté d’urgence et de consignes de confinement, n’a pourtant de sens que s’il dépasse le temps présent et installe une nouvelle réalité politique en France et en Europe.


 

Pas de nouveau discours sans nouvel imaginaire

Il n’est pas d’aliénation de liberté qui ne fasse naître de nouvelles formes de résistance. Les mouvements sociaux récents pour l’égalité femme / homme sont le parfait exemple d’une prise de conscience sociale qui précède souvent un discours politique dont l’aveuglement conduit à n’opposer en dernière instance que des formes de violence verbale ou physique.

À ce titre, les interdits à la liberté de déplacement, bien que nécessaires face au risque de propagation, doivent ouvrir la voie à une réflexion plus globale de chacun sur les causes et plus précisément sur l’indifférence politique face à un système à la dérive.

Il ne s’agit pas là de la résistance de ceux qui, égoïstement, ne respectent pas les règles de confinement, mais d’une résistance face à un discours politique de gestion de crise qui avoue les limites du système libéral sans en remettre en cause l’existence.

 

Ne pas céder au discours d’urgence

Les interventions médiatiques de la classe politique placent des dizaines de millions de Français en position de spectateurs passifs d’injustices sociales, qui se veulent plus saillantes en temps de crise. Beaucoup se satisfont des mesures d’autorité pourtant prises de façon tardive et dans un moment où l’accumulation des morts ne rend plus soutenable le déni de réalité.

Néanmoins, la qualité de notre modèle et de nos dirigeants doit être jugée à travers la capacité à anticiper ces risques en projetant un modèle de société. Le manque de vision et d’empathie humaine conduit notre classe politique actuelle à rendre caduque toute capacité à porter un projet politique partagé et annihile le pouvoir d’action de chaque membre du corps social.

Si la vitesse dévastatrice de cette crise était difficile à prévoir, il faut s’inquiéter de la réponse que notre système est à même de lui opposer.

Étrangler les finances de l’hôpital public pendant des années pour ensuite ériger ses soignants en héros de la nation est signe de contradictions aussi insoutenables que dangereuses entre discours et action politique.

Réforme du travail, des retraites, de l’école, de la santé, etc. – les attaques à l’encontre de l’État-providence sont légions depuis le tournant néolibéral des années 1980. Le politique a laissé le marché s’introduire dans les moindres interstices des politiques régaliennes au cœur de la régulation de la vie des citoyens.

Il est indispensable de changer le rapport au temps de l’action politique et ne pas céder aux discours d’urgence qui obstruent la projection sur un nouveau modèle économique et social. Replacer la situation dans le temps long pour mieux appréhender le réel, c’est refuser l’indifférence face à un discours d’urgence qui oublie les causes de la crise pour se concentrer sur ses conséquences.

C’est le démantèlement de l’hôpital public qui a créé le chaos, bien plus que les réfractaires au confinement ou encore les routiers qui, s’ils ne circulent pas, ne peuvent livrer les denrées aux citoyens.

La manipulation du discours appelle à la lucidité car elle fausse le rapport au réel et empêche la prise de conscience indispensable, à savoir que cette crise sanitaire n’est que l’expression d’un libéralisme qui tue le corps social à petit feu depuis des années.

 

La réalité au-delà des commentaires

La crise sanitaire est un miroir d’une implacable vérité pour les inégalités sociales qui traversent une société de plus en plus morcelée. Ces inégalités sont saillantes face aux conditions de confinement, à l’accès au chômage partiel ou même au télétravail, essentiellement réservé aux professions intellectuelles.

La plupart des médias rendent aujourd’hui visibles ces discriminations qui exposent plus que jamais les précaires à des dangers mortels. Elles ne sont pourtant pas nouvelles et sont inhérentes au modèle libéral qui détruit les modèles de solidarité entre les individus.

Lors de ses dernières allocutions, le président de la République a adopté une posture nouvelle en se plaçant en défenseur d’un État-providence à la française, qu’il participe pourtant depuis des années à démanteler. Cette transformation linguistique brutale ne doit pourtant pas laisser présager un changement de paradigme politique et économique réel.

Le peu de prise de conscience face aux dangers de la financiarisation de l’économie, à laquelle avait conduit la crise financière de 2008, est un souvenir à garder en tête.

Cibler la finance comme ennemi du commun n’avait alors essentiellement servi que le discours du futur président, lequel s’était emparé de la détresse sociale créée par la crise pour en faire un argument de campagne et l’abandonner aussitôt une fois élu.

Cet épisode témoigne parfaitement du danger d’abandonner aux élites le discours d’indignation quand ils ne prétendent l’incarner que pour assouvir une volonté de pouvoir.

Si le coronavirus est inédit, la force latente de la crise écologique, que préfère ignorer la classe politique européenne, témoigne de son aveuglement et du peu de sympathie qu’elle témoigne envers l’humanité. Et il est plus que jamais nécessaire d’écrire le destin de notre époque sans prendre le risque de l’abandonner une fois de plus à des stratèges politiques qui ne connaissent de sympathie que pour le pouvoir.

 

S’emparer du récit pour la construction d’un nouvel imaginaire commun

Les multiples balbutiements du modèle néolibéral depuis des années montrent que les continuités sont très fortes, même en période de crise.

Ainsi, l’indignation est stérile si elle n’est que pur rejet. Un travail fécond doit nous mener à une réflexion collective sur la compréhension de la réalité de ce système et du discours de ses porte-paroles. Dire la vérité des effets du néolibéralisme sur notre modèle de société est une façon de lui résister et de s’indigner de la façon dont nos gouvernants font face à ce qui se joue bien au-delà de la crise sanitaire.

L’après-crise sera un moment décisif et les prises de paroles politiques se multiplient dès aujourd’hui pour expliquer que rien ne sera jamais plus comme avant. Abandonner le discours au personnel politique comporte pourtant le risque que, précisément, tout continue toujours comme avant.

La société dans son ensemble doit donc se saisir d’un nouveau projet et résister à l’indifférence face au monopole de la parole politique. Développer un discours d’indignation collectif doit permettre à chacun de retrouver sa capacité d’exercer son pouvoir politique.

Les applaudissements tous les soirs aux fenêtres témoignent de notre sensibilité collective face à la souffrance des malades et au courage de nos soignants. Émergent ainsi de nouvelles formes de solidarité, nourries par une empathie partagée.

Appuyons-nous sur ces nouvelles sensibilités pour envisager l’action de long-terme. La politisation des individus passe par la libération de toutes les paroles, unique moyen de remettre du commun dans notre modèle.
Les canaux de communication modernes et les nouveaux médias peuvent devenir durant le confinement les moyens de la création d’un nouvel imaginaire collectif.

Le confinement, par les renoncements auquel il oblige, est un moment idéal pour que chacun s’interroge sur ses réels besoins afin de s’accomplir dans la sphère privée, celle du travail, l’espace social. Le ralentissement imposé de la vie est une formidable opportunité pour revenir à une forme de mesure de l’essentiel et ainsi d’exiger sans transiger un nouvel idéal de société.

Ce travail de chacun, son expression et son partage, annoncent les prémices permettant de faire émerger les nouveaux fondements de notre modèle de société et d’asseoir son discours.

L’heure n’est pas à la polémique face à l’ampleur de la crise, mais au soutien à ceux qui font face à ses effets les plus meurtriers. Toutefois, le temps est offert à chacun pour s’interroger sur notre système afin d’empêcher que l’exception ne devienne la règle.

#Quarantaide pour les plus fragiles !

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Flickr / © FaceMePLS

Tribune initiée par Jean-Baptiste Gallen, bénévole et président de l’équipe jeunes de Saint-Étienne-du-Mont à Paris, et Yoen Qian Laurent, bénévole et membre du Conseil d’administration de la SSVP.  


Depuis une semaine, de très nombreux accueils de jour, maraudes, soupes populaires sont fermés sans solution palliative. Pour les personnes de la rue, la situation est catastrophique. À l’heure du confinement général, elles restent dehors. Les centres d’accueil traditionnels, déjà connus pour leur manque de commodités pratiques et de confort, ne sont pas du tout adaptés aux nouvelles exigences d’hygiène impératives de ralentissement de la propagation du virus.

Alors que la trêve hivernale a été prolongée de deux mois, la situation actuelle des sans-abris est tout simplement intenable. Notre lutte commune ne doit pas laisser de côté les plus fragiles d’entre nous. C’est tout le sens de la solidarité nationale à laquelle les Français sont appelés depuis lundi. Le confinement général, impératif sanitaire, ne doit pas être ainsi l’occasion de l’abandon indigne et total des personnes les plus précaires, dont les personnes âgées, handicapées, et toutes celles qui souffrent chez elles d’isolement social.

Chacune et chacun d’entre nous peut faire beaucoup, tout en respectant méticuleusement les consignes d’hygiène tant pour les personnes de la rue que pour les personnes isolées et privées de moyens.

Tout d’abord, la distribution de colis alimentaires fait partie des activités jugées nécessaires et donc autorisée d’après l’arrêté du Journal officiel paru cette semaine. C’est pourquoi nous lançons aujourd’hui un appel à tous les Français :

Déposez un sandwich, ou autre aliment emballé qui peut être consommé facilement, une bouteille d’eau, des biscuits, etc. auprès des personnes de la rue ou à proximité de leur abri, pour que celles-ci puissent continuer à se nourrir décemment.

Relayez cette initiative, qui coûte peu mais peut faire beaucoup, avec le hashtag #Quarantaide. De nombreux bénévoles qui habitent loin des quartiers où ils agissent habituellement ne peuvent plus visiter les personnes rencontrées habituellement. Il est donc crucial que tous se mobilisent afin que la solidarité associative continue à s’étendre sur tout le territoire. Offrez vos services pour faire les courses de vos voisins qui ne le peuvent pas, pour des raisons pratiques ou physiques. À un mètre les uns des autres, d’une fenêtre à une autre, parfois même à travers les portes, nous pouvons toujours échanger quelques mots qui brisent le silence écrasant du confinement pour ceux qui sont seuls : ces petits riens sont aujourd’hui vitaux. Il faut veiller bien sûr à appliquer strictement les règles d’hygiène pour éviter de possibles contaminations réciproques avec des personnes à la santé parfois très fragile. La lutte contre le coronavirus demande un immense engagement de tous les Français : puissions-nous sortir de cette lutte avec des liens de solidarité renforcés, entre nous, et sans exclure personne de ce “nous”.

 

Yoen Qian Laurent, Jean-Baptiste Gallen et Michel Lanternier.