« Barack Obama a sauvé le néolibéralisme » – Entretien avec Thomas Frank

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Thomas Frank

Thomas Frank est un historien et journaliste américain qui s’intéresse aux évolutions politiques contemporaines aux États-Unis. Il analyse comment les Démocrates ont abandonné les classes populaires aux Républicains dans ses ouvrages Pourquoi les riches votent à gauche (2018) et Pourquoi les pauvres votent à droite (2008). Il a récemment fait l’objet d’un portrait dans Le Vent se Lève (1), et nous avons eu la chance de le rencontrer lors de sa venue en France, à l’occasion de la traduction de son dernier livre aux éditions Agone.


LVSL : Vous avez écrit Listen, Liberal [en français : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018] quelques mois avant l’élection présidentielle de 2016. Dans ce livre, vous vous demandez ce qui est arrivé au « parti du peuple », et vous mettez en garde contre la prise de contrôle du parti par ce que vous appelez la « classe professionnelle » [les cadres et professions libérales qui possèdent un haut niveau d’éducation]. Avez-vous été surpris le 8 novembre 2016 ? 

Thomas Frank : Non. Enfin, il y avait beaucoup d’émotions différentes ; bien sûr, j’étais surpris car tous les sondages disaient qu’Hillary Clinton allait gagner, vraiment tous. Et certains disaient qu’elle allait remporter une victoire historiquement écrasante : en ce sens, évidemment, cela fut surprenant. Cependant, je venais de faire le tour du pays [pour la promotion de Listen, Liberal] et je disais, juste avant l’élection : « attention, Trump pourrait facilement gagner ». J’ai aussi écrit un article pour le Guardian (2), une semaine avant l’élection, dans l’éventualité d’une victoire de Trump, dans lequel il est appelé president-elect [président élu], et il a été publié quelques minutes après qu’il a été déclaré vainqueur. Donc, j’ai été le premier… [rires]. C’était un bon article, j’étais enthousiaste qu’il soit publié, donc il y avait beaucoup d’émotions différentes le soir de l’élection. Mais j’étais malheureux parce que je vis en Amérique. J’ai des enfants, vous savez ! C’est terrifiant que ce type soit président. Mais la réponse est que je n’étais pas surpris. J’avais passé la semaine à écrire cet article et j’avais fini par me convaincre qu’il avait une très bonne chance de gagner.

LVSL : Pensez-vous que la défaite d’Hillary Clinton peut constituer une prise de conscience pour le Parti Démocrate ? Pensez-vous que quoi que ce soit ait changé depuis 2016 ?

C’est une importante prise de conscience pour le Parti Démocrate, mais ils choisissent de l’ignorer. À l’époque de l’élection, j’ai pensé que les choses allaient devoir changer dans le Parti Démocrate. Ils allaient devoir voir que le chemin qu’ils suivent depuis 30 ou 40 ans a été une erreur, c’était évident. Mais plutôt que de faire ça, ils ont inventé toutes sortes de blocages cognitifs pour empêcher cette prise de conscience. Je dis que c’est évident, mais ils disent : oh non, c’était les Russes, c’était le FBI, c’était les racistes, les sexistes… Tout cela est vrai dans une certaine mesure, mais ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour ne pas tirer les leçons de cette élection. Selon moi, 2016 est une année qui restera gravée dans les mémoires. C’est une année volcanique comme 1968, sauf que tout va dans la mauvaise direction. Ne tirer aucune leçon de ce qui est arrivé est choquant, mais c’est ce qu’ils font.

LVSL : Vous avez passé beaucoup de temps dans ce que l’on appelle le « Trump Country », c’est-à-dire les régions des États-Unis qui ont largement voté pour Donald Trump, comme lorsque vous avez visité la ville où a grandi Walt Disney, dans le Missouri (3). Pensez-vous que le « trumpisme » est parti pour s’implanter durablement dans ces endroits ?

Oui. Et la raison, c’est parce que le parti Républicain a appris comment battre les Démocrates, Trump leur a montré. Il y a deux questions ici. La première est : qu’est-ce que les Républicains vont faire ? Ils ne vont jamais abandonner le « trumpisme ». Ils peuvent détester Donald Trump, l’homme, c’est le cas de beaucoup d’entre eux : la famille Bush le hait… Mais ils ne feront jamais marche arrière sur sa politique, car ça leur a donné la victoire face à ce qui semblait être une situation impossible. Ils ont battu les Clinton, alors qu’Hillary avait levé deux fois plus de fonds que Trump ! Ils ne vont jamais renoncer à ça. Mais le prochain Républicain ne sera pas aussi mauvais. Trump était un très mauvais candidat à la présidence. Par exemple, son racisme : offenser tous ces groupes différents, c’est une stratégie vraiment stupide ! Il a attaqué les Mexicains, pourquoi faire ça ? Il y a beaucoup de Mexicains en Amérique ! Il aurait pu avoir les voix d’un grand nombre d’entre eux s’il n’avait pas fait ça. Le prochain Trump ne fera pas ça. Il ne sera pas aussi stupide, et je dis ça aux Démocrates depuis deux ans. Le prochain Trump pourrait être quelqu’un comme Ted Cruz [sénateur du Texas], qui est un très bon politicien. Il ne fait pas d’erreur idiotes, il n’envoie pas des tweets idiots et il n’est pas entouré d’idiots. Le « trumpisme » ne va pas disparaître, ils ont appris que même un imbécile peut battre les Démocrates avec cette stratégie.

« Les Républicains ne feront jamais marche arrière sur la politique de Trump. »

L’autre question concerne les régions « rouges » [d’après la couleur généralement attribuée au parti Républicain]. Elles vivent une histoire tragique. Cette ville du Missouri était un endroit acquis aux Démocrates jusqu’à très récemment. Harry Truman vient de cette région. Le Missouri était un État Démocrate jusque dans les années 1980. Mais maintenant, c’est fini, l’État est complètement Républicain. Ça arrive à travers tous le pays, c’est ce dont je parle dans What’s the Matter with Kansas? [2004, publié en France en 2008 sous le titre Pourquoi les pauvres votent à droite]. C’est en train d’arriver dans le Michigan, en Pennsylvanie… Le Wisconsin était un des États les plus à gauche des États-Unis, et il a voté pour Trump. Et aucun signe ne montre que cela va s’arrêter maintenant. Cela va continuer tant que la situation de la classe moyenne continuera de se détériorer en Amérique. Et je crois que cela va continuer même si ce n’est plus le cas… Les Républicains sont les seuls à parler de classe, les Démocrates leur laissent le monopole de cet enjeu et ça leur coûte terriblement.

LVSL : Les médias conservateurs sont des éléments-clef de cette stratégie. Fox News, ou les émissions de radio comme le Rush Limbaugh Show, semblent dominants dans l’Amérique rurale aujourd’hui. Comment les médias alternatifs de gauche peuvent-ils atteindre les Américains ruraux ?

C’est difficile, presque impossible. Dans des endroits comme le Missouri ou la Virginie-Occidentale, ces programmes sont omniprésents. Dès que l’on allume la radio, on tombe sur Rush Limbaugh ; si l’on change de station, ça sera Glenn Beck ou Sean Hannity… Quant à Fox News, leur portée est extraordinaire. C’est un phénomène en Amérique : tout le monde connaît un membre de sa famille qui passe son temps regarder Fox News et à répéter ce qu’il y entend. C’est une chaîne qui est fondée sur la persécution : « les méchants libéraux [au sens américain : la gauche] veulent ruiner votre mode de vie et augmenter vos impôts »… Tous les programmes sont comme ça. En fait, c’est une chaîne fondée sur la vision du monde de Richard Nixon ! L’idée vient de Roger Ailes, qui était son directeur de campagne. Ça a eu un impact énorme, car Fox News explique les actualités aux gens de ces endroits d’une façon que ne font pas les médias de gauche. D’ailleurs, les journaux sont en train de mourir aux États-Unis. J’ai grandi à Kansas City, et le journal local ne fait plus que douze pages, presque uniquement des dépêches de l’AP [équivalent de l’AFP]. À Chicago, les magnifiques locaux du Chicago Tribune, un des journaux les plus prestigieux du pays, ont été vendus pour devenir un complexe d’appartements. Donc, la presse papier se meurt et pendant ce temps, les médias conservateurs s’insinuent dans tous les aspects de la vie quotidienne. Il y a eu une époque où les médias de gauche avaient cette présence ; ils avaient un sens pour les gens dans la vie de tous les jours. C’était l’époque où il y avait un mouvement ouvrier actif et des syndicats dans toutes les petites villes, et ils avaient tous leurs journaux. Cette présence de la gauche dans la vie quotidienne des gens a disparu.

LVSL : Depuis que vous avez écrit What’s the Matter with Kansas ?, on vous a souvent accusé de minimiser le rôle du racisme dans le mouvement populiste conservateur. Quel rôle le racisme a-t-il joué dans l’élection de Trump ? Est-ce que le backlash [contrecoup] conservateur est différent dans le Midwest et dans les Appalaches d’une part et dans le Sud profond de l’autre ?

Pour le dire simplement : oui, il est différent. Quand j’ai écrit What’s the Matter with Kansas?, j’ai délibérément choisi le Kansas parce que ce n’était pas le Sud. Il y a déjà eu beaucoup de livres écrits sur le Sud, Jim Crow [les lois ségrégationnistes], la fuite des blancs du Sud vers le parti Républicain et la stratégie sudiste de Richard Nixon ; tout ça est une histoire de racisme. Mais dans le Kansas, c’était différent. C’est une situation où le backlash n’est pas ouvertement raciste. Cependant, le racisme a joué un rôle important dans l’invention de ce mouvement. Les origines du populisme de droite remontent à un homme, George Wallace : il était gouverneur de l’Alabama dans les années 1960, et il a quasiment inventé ce backlash contre la gauche. C’était un Démocrate [à l’époque, les Démocrates conservateurs dominaient totalement le Sud], et il a été le premier conservateur populiste. Nixon lui a piqué tout son répertoire. Il a appelé ça la stratégie sudiste, et l’objectif était de prendre l’électorat blanc sudiste aux Démocrates. Mais aujourd’hui, ça s’est développé bien au-delà, en jouant sur les griefs des classes populaires blanches.

Quant à Trump, il a bien sûr charmé les électeurs racistes. Il est intolérant, surtout contre les musulmans, c’est le groupe qu’il a le plus attaqué. Mais je ne suis pas sûr que cela ait vraiment aidé Donald Trump à gagner l’élection : je pense que les électeurs racistes votaient déjà pour les Républicains depuis longtemps. Peu de racistes ont voté pour Barack Obama…

LVSL : Vous avez dit que la désindustrialisation était la force principale derrière la montée du backlash dans le Midwest, et en particulier dans la « Rust Belt » [régions fortement touchées par la désindustrialisation dans le nord du pays], et Donald Trump a été élu sur un programme protectionniste sans précédent grâce à ces endroits. Pensez-vous qu’un nouveau consensus protectionniste va émerger aux États-Unis, ou que seuls les Républicains s’approprieront cet enjeu ?

Tout d’abord, la désindustrialisation était une force importante, je pense que c’est ce qui a fait élire Donald Trump, mais il y a beaucoup de forces différentes à l’œuvre. Cependant, faire campagne contre les traités de libre-échange lui a permis de battre tous les autres candidats Républicains et Hillary Clinton : c’est un coup de génie. C’est précisément l’enjeu qui permet de séparer le parti Démocrate de sa base, notamment les syndicats. En revanche, impossible de savoir s’il va vraiment tenir sa parole. Il a annoncé qu’il mettrait des taxes douanières sur l’acier et l’aluminium, mais ne l’a pas encore fait. Les États-Unis sont en train de renégocier l’ALENA [Accord de libre-échange avec le Canada et le Mexique] en ce moment même, mais personne ne sait ce qui va changer. Je pense que les Républicains vont continuer à faire campagne sur le protectionnisme, mais il y a beaucoup de Démocrates qui sont très bons sur ce sujet. Hillary Clinton était particulièrement vulnérable, puisque c’est sous le mandat de Bill Clinton que l’ALENA a été signée, et parce qu’elle a été Secrétaire d’État. Si Bernie Sanders ou Joe Biden avaient été candidats, ils auraient probablement dit qu’ils étaient d’accord avec Trump sur les accords de libre-échange et ça n’aurait pas posé de problème. En tous cas, il est tout à fait possible que nous entrions dans un nouvel âge du protectionnisme.

« La productivité continue à augmenter mais les salaires stagnent. La raison, c’est que les travailleurs n’ont plus de pouvoir, les syndicats ont été anéantis. »

LVSL : Dans 30 des 50 États américains, l’emploi le plus répandu est celui de camionneur, qui pourrait disparaître très vite avec l’arrivée des voitures autonomes. Avec le développement de l’automatisation, pensez-vous qu’il sera possible d’atteindre à nouveau le plein-emploi ? La gauche devrait-elle s’y opposer ?

L’automatisation n’est pas encore là : en ce moment, la croissance de la productivité aux États-Unis est très basse, et ce depuis longtemps. Par ailleurs, nous sommes très proches du plein-emploi. Les salaires vont recommencer à monter en Amérique, même sans les syndicats et sans augmentation du salaire minimum, parce que le marché du travail est tendu. Dans tous les cas, nous ne devrions pas être contre l’automatisation. Après la Seconde Guerre mondiale, quand la productivité augmentait sans cesse, les salaires augmentaient en parallèle. Nous ne devrions pas avoir peur de la productivité. Le problème, c’est qu’à un moment, dans les années 1980 et 1990, le rendement et les salaires se sont séparés : la productivité continue à augmenter mais les salaires stagnent. C’est catastrophique. La raison, c’est que les travailleurs n’ont plus de pouvoir, ils ne peuvent plus exiger d’augmentations quand la production s’accroît. Les syndicats ont été anéantis, tout le pouvoir est entre les mains du management. La hausse de la productivité est une bonne chose, mais il faut que les travailleurs en bénéficient.

LVSL : En France, nous appelons souvent les géants du numérique les « GAFAM » (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft). Comment combattre le pouvoir de ces entreprises qui se sont insérées dans tous les aspects de la vie de tous les jours ?

Le moment où nous aurions dû faire ça était, encore une fois, durant la présidence de Barack Obama. Nous avons des lois « anti-trust » contre les monopoles aux États-Unis, mais elles ne sont pas appliquées. Toutes ces entreprises, sauf peut-être Apple, violent ces lois de manière flagrante. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une application vigoureuse de ces lois. Les gouvernements doivent se préoccuper de vie privée et de concurrence, et mettre en place des règles pour ces nouveaux secteurs d’activité. Ça, Obama ne l’a pas fait.

LVSL : Il semble que le néolibéralisme a atteint une sorte d’hégémonie culturelle, en particulier dans les médias, où il est rarement remis en question. Comment la gauche peut-elle contrer cette hégémonie ? Comment peut-on amener la question du libéralisme économique dans le débat public ?

En fait, ça ne devrait pas être si dur. L’Amérique n’a jamais eu la sécurité sociale que vous avez en France, mais même ici, le public soutient fortement les éléments de base de l’État-providence. Notre système d’assurance retraite est extrêmement populaire, tout comme Medicare, l’assurance maladie pour personnes âgées. En fait, la crise financière, il y a 10 ans, était l’opportunité parfaite. Imaginez si les banquiers responsables de cette crise avaient été poursuivis… Ça aurait fait la une des journaux pendant un an, et les gens auraient été furieux. Ils étaient très en colère contre le plan de sauvetage des banques. Et la question était : qui allait saisir cette colère? Est-ce que ça sera les Démocrates, ou le mouvement du « Tea Party » [mouvement populiste libertarien au sein du parti Républicain] ? Et, vous savez, les Républicains étaient en très mauvaise posture en 2008. George W. Bush était très impopulaire, ils avaient laissé arriver la crise, il y avait eu l’ouragan Katrina et la guerre en Irak… Leur parti semblait moribond. Alors, qu’ont-ils fait ? Ils ont inventé un faux mouvement de protestation qu’ils ont appelé le Tea Party. Ils jouent sur la confusion puisque le nom sonne comme un parti mais en fait, ce sont juste des Républicains. Et on les retrouve à manifester avec des pancartes contre les banques alors que ce sont eux-mêmes qui ont créé cette situation… Les Républicains ont réussi à capturer assez de l’indignation populaire pour reprendre le pouvoir au Congrès dès 2010 : ils n’avaient passé que quatre ans dans l’opposition et ils étaient déjà revenus ! Vous avez raison de dire que le néolibéralisme est dominant dans le débat public, mais nous avions cette opportunité unique d’y mettre fin et nous l’avons manquée.

LVSL : Alors, nous devrions attendre la prochaine crise financière ?

J’espère qu’il n’y en aura pas de prochaine… Je passe mon temps à dire « nous », mais en réalité, la faute incombe à Obama et au parti Démocrate. Je sais que la façon dont vous voyez la crise en Europe est différente, mais elle a commencé en Amérique, avec Goldman Sachs et la bulle immobilière : c’était notre faute ! C’est la grande occasion manquée. Dans une situation comme celle-ci, le consensus peut facilement se désagréger. Vous savez, une des biographies de Barack Obama s’appelle The Center Holds (4). « Le centre tient »… Barack Obama a sauvé les banques et le néolibéralisme, quel triomphe ! Et puis, le centre tient jusqu’à ce que Donald Trump arrive et fasse tout basculer vers la droite… Il n’y a pas de quoi être fier.

« Nous avions l’opportunité unique de mettre fin au néolibéralisme, et nous l’avons manquée. »

LVSL : Il y a maintenant de nombreux mouvements populistes de gauche qui émergent en Europe et aux États-Unis – de l’organisation « Our Revolution » de Bernie Sanders, à la France insoumise chez nous et à Jeremy Corbyn au Royaume-Uni. Mais aucun d’entre eux n’a encore réussi à gagner… Que font-ils de travers ?

Corbyn a bien réussi, bien mieux que quiconque ne l’aurait pensé. Il sera probablement Premier ministre un jour. Mais je ne devrais parler que des États-Unis, c’est la situation que je connais le mieux. Avec Bernie Sanders, on sait ce qui s’est mal passé : le parti Démocrate avait choisi Hillary Clinton. Les membres de l’establishment Démocrate répétaient que maintenant, c’étaient son tour d’être présidente. Ils ont tout fait pour que Sanders n’ait aucune chance. Hillary Clinton avait un avantage car elle était plus connue, mais elle est aussi très détestée, et ils ne l’ont pas pris en considération. Vous avez mentionné Rush Limbaugh tout à l’heure : il passe son temps à se moquer et à insulter Hillary Clinton depuis 1992.

LVSL : Hillary Clinton était la seconde candidate à la présidence la plus impopulaire de l’Histoire, juste derrière Donald Trump…

Oui, c’est vrai ! Elle n’était manifestement pas un bon choix pour représenter le parti. Quel système génial qui nous a donné Hillary Clinton et Donald Trump ! Pour revenir à la question, il est déjà arrivé que les populistes prennent le contrôle du parti Démocrate, c’était en 1896 avec William Jennings Bryan. Il avait seulement 36 ans et a a suscité l’enthousiasme à travers tous le pays. Les Républicains ne pouvaient pas encore le traiter de communiste, alors ils l’ont comparé à Robespierre ! Ils ont levé vingt fois plus d’argent que lui et ils ont fini par le battre, notamment en trichant. Pendant longtemps, les Démocrates populistes ont pensé qu’ils ne pourraient plus jamais défier les Républicains après ça. Mais ensuite, il y a eu la grande dépression et Franklin Roosevelt, et ils ont fini par gagner.

Illustration : © Thomas Frank

The Handmaid’s Tale est la série politique de l’année

©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

Partant d’un postulat proche des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron, où les femmes et les hommes sont devenus de plus en plus stériles en raison des pollutions, The Handmaid’s Tale raconte l’instauration aux Etats-Unis d’un régime totalitaire patriarcal et réactionnaire dans lequel les femmes sont réparties en trois catégories : les Épouses qui sont mariées aux dirigeants, les Marthas leurs domestiques, et les Servantes qui jouent le rôle de « mères porteuses ». On y suit l’histoire de June, une servante qui tente de survivre et de retrouver sa famille. Retour sur cette série très politique.

« Ordinary is just what you’re used to. This might not seem ordinary right now, but after a time it will. This will become ordinary. » C’est ce qu’explique Tante Lydia aux servantes qu’elle est en charge de former à devenir des mères porteuses. Cette citation pourrait résumer une grande partie de ce que nous enseigne la nouvelle série de Bruce Miller dont le dernier épisode de la première saison a été diffusé le 14 juin : ce qui nous semble extraordinaire un temps finit par nous sembler ordinaire. Cette proposition nous invite alors à regarder sous un œil vigilant notre actualité : est ce que ce que nous vivons maintenant ne nous aurait pas semblé « extraordinaire » il y a une dizaine d’années ? Sommes-nous en train de nous habituer à la réaction parce qu’elle gagne notre environnement insidieusement, petit à petit ?

Sortie en pleine ère Trump, président bouffon-réac’ qu’on peine parfois à prendre au sérieux en raison de ses pitreries et provocations quotidiennes – au point qu’on oublierait presque le danger bien réel qu’il représente -, cette série a ceci de terrifiante qu’elle fait écho, comme les dystopies politiques de qualité, à nombre d’éléments bien réels de notre quotidien. Nous sommes alors obligés de nous interroger sur notre passivité : serons-nous comme les citoyens de The Handmaid’s Tale, indignés mais comme anesthésiés par ces retours en arrière que nous pensions impossibles et qui se sont finalement produits ? Ainsi, c’est bien dans un Etat des Etats-Unis, aujourd’hui, qu’une femme violée doit demander l’autorisation de son violeur pour avorter (1). Le patriarcat n’est pas qu’une invention télévisuelle futuriste…Mais bien un phénomène politique ordinaire.

The Handmaid’s Tale décrit la République de Gilead, régime imaginaire entre théocratie et système totalitaire type nord-coréen, et se rapproche d’une autre dystopie perturbante par ses proximités avec notre actualité : l’excellente Black Mirror. Néanmoins, elle s’en distingue dans le même temps par son esthétique rétro-futuriste, la plus à même d’évoquer la dynamique réactionnaire, cet avenir qui ressemble de plus en plus à un passé fantasmé et pervers.

La série peut également évoquer The Lobster de Yorgos Lanthimos dans son traitement presque clinique d’un futur où les relations humaines sont totalement contrôlées et aseptisées, ou encore même 12 Years A Slave de Steve McQueen, car c’est bien au rang d’esclaves que sont réduites les Marthas (domestiques) et les Servantes. S’agissant de ces dernières, les multiples viols dont elles sont victimes ne nous sont pas épargnés – une des manifestations les plus barbares du patriarcat ici institutionnalisé. De même que leur formation à être des bonnes servantes, dispensée par Tante Lydia, qui peut faire penser aux camps d’initiation sexuelle au Malawi où sont violées des jeunes filles et des enfants pour leur apprendre à « satisfaire » leur maris (2).

Si cette fiction est portée par sa réalisation perfectionniste, ses contre-jours maîtrisés, ses plans qui rappellent la peinture de Vermeer, elle l’est aussi par l’excellente interprétation d’Elisabeth Moss qui jouait dans la série déjà féministe de Jane Campion, Top Of The Lake (dont la saison 2, présentée à Cannes, a commencé le 27 juillet sur BBC Two).

https://www.youtube.com/watch?v=5gOoBB_BxRM

La très belle scène de la manifestation réprimée sur la musique de Heart of Glass de Blondie (remixée par Cabtree) dans l’épisode 3 nous renvoie de manière extrêmement brutale à la fragilité de l’exercice de nos droits démocratiques et à la vulnérabilité de nos méthodes de protestation. Il est rassurant de se dire que cela – des policiers qui tirent sur les manifestants – ne pourrait pas arriver dans un pays occidental. Et pourtant… c’est bien en France que le New York Times s’inquiète de voir des abus de pouvoir (3), de même pour l’ONG Amnesty International qui considère le droit de manifestation en France comme étant en danger (4). C’est bien dans notre pays qu’au cours du dernier quinquennat la Ligue des Droits de l’Homme avait dû protester contre des interdictions de manifester (5) et qu’un jeune homme est mort à Sivens suite au tir d’une grenade offensive (6).

Pour le moment, être tué en manifestation nous semble extraordinaire, mais ça n’a pas toujours été le cas. La France a une histoire longue dans la répression violente des manifestations pacifiques et il n’y a pas besoin de remonter très loin pour le montrer : au début des années 1960 c’est entre 150 et 200 manifestants algériens qui ont été exécutés et jetés dans la Seine en plein Paris (7), un évènement presque oublié aujourd’hui… Nous sommes désormais moins vigilants parce que nous pensons que la paix est un dû et une norme au point d’oublier parfois qu’elle est l’exception obtenue de haute lutte. Dans The Handmaid’s Tale, ce processus répressif est mis en place au nom de la lutte antiterroriste. Là encore difficile de ne pas penser à l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun…(8). Bien que tout soit évidemment poussé à l’extrême dans la série, elle a la qualité de nous montrer que cette acceptation passive d’une nouvelle réalité antidémocratique ne se fait pas que par une violence spectaculaire mais aussi, par moment, par l’apparente banalité de certains raisonnements. Alors que dans un flashback June et Moira s’étonnent de la manière dont Luke – mari de June et personnage que l’on juge pourtant jusque là comme plutôt sympathique et progressiste – s’accommode relativement bien de la mise sous tutelle des femmes, celui-ci répond « Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me couper la bite ? ».

Dans l’épisode 3 toujours, un personnage lesbien est pendu pour son homosexualité tandis que son amante est excisée. Là encore, la réalité n’est pas loin quand on pense aux camps tchétchènes (9) ou au quotidien des personnes homosexuelles dans les territoires conquis par Daesh (10) – Daesh qui par ailleurs organise, lui aussi, l’esclavagisme sexuel des femmes (11).
De la même façon c’est bien 200 millions de femmes qui sont victimes de mutilations génitales dans le monde (12) dont 60 000 en France (13). Si The Handmaid’s Tale est aussi anxiogène et oppressante c’est bien parce qu’elle est une réalité imaginaire qui combine nombre d’éléments eux bien réels. Ainsi ce que nous fait comprendre malgré elle Tante Lyndia et à travers elle Bruce Miller, le créateur de la série, c’est que ce qui a existé par le passé peut arriver à nouveau dans le futur, et que ce qui existe déjà à un endroit peut se reproduire à un autre.

L’épisode 7 « The Other Side » où l’on suit l’épopée de Luke en fuite vers le Canada est l’occasion d’aborder un autre thème d’actualité : celui des réfugiés. L’épisode nous fait retracer tout le parcours d’un réfugié : les motifs du départ, l’inquiétude pour ses proches, les multiples dangers, les passeurs, la terreur… jusqu’à l’arrivée. On ne souhaite alors qu’une chose à Luke : qu’il soit effectivement accueilli. On comprend alors que l’unique différence entre ces héros et ceux que l’on brutalise dans la réalité, chez nous, est que les premiers sont originaires des Etats-Unis. En plein débat sur l’accueil, cette plongée dans la vie d’un réfugié est salutaire, elle permet de rappeler le type d’horreurs que ces gens fuient. Lorsque Moira parvient elle aussi à rejoindre le Canada (épisode 10), Bruce Miller paraît esquisser ce à quoi devrait ressembler une politique d’accueil digne dans un pays développé : gentillesse, nourriture, douche, papiers, téléphone prépayé, quelques centaines de dollars, carte d’assurance maladie, habits…

Dans l’épisode 8, nous découvrons que l’élite bourgeoise en charge d’instaurer ce nouvel ordre moral partouze en secret dans un immense bordel – Jezebels – occupé par des prostituées forcées. The Handmaid’s Tale touche ici du doigt une autre façade du patriarcat. En Pologne, un des pays les plus patriarcaux et catholiques intégristes d’Europe, gouverné par l’extrême droite (14), l’avortement est illégal (sauf cas exceptionnels alors qu’il était légal et gratuit sous la période communiste), mais on trouve pourtant une maison close ouverte 24h/24 à chaque coin de rue… On a assisté récemment aux mêmes types de paradoxes au Vatican (15).

Pablo Iglesias, leader de Podemos et professeur de sciences politiques, se sert pour ses cours de séries comme Games Of Thrones ou Mad Men. Il n’est par conséquent pas surprenant qu’il se soit montré enthousiasmé par cette nouvelle série dans son interview pour So Film et leur numéro de juillet-août consacré aux relations entre la politique et le cinéma. Il la décrit comme une impressionnante « dystopie sur une théocratie patriarcale aux Etats-Unis » et pourtant une série « grand public, à succès » (16), manière, sans doute, de noter qu’elle pourrait être utilisée comme un outil du combat pour l’hégémonie culturelle.

Il faut alors sur ce point reconnaitre une certaine efficacité à The Handmaid’s Tale d’ores et déjà utilisée comme un symbole de lutte : de nombreuses manifestations féministes ont pris place aux Etats-Unis avec des militantes habillées en servantes (17) notamment lors des protestations contre les lois de restrictions de l’avortement dans l’Ohio (18). Ce type de tentatives de conscientisation à travers des produits de la culture pop est une stratégie intéressante à un moment où l’on découvre une nouvelle génération de séries subversives, à l’image de Mr Robot, capables de délivrer un message radical au cœur des chaînes les plus capitalistes, à la manière de ce que furent capables de faire, à leur époque, les réalisateurs du Nouvel Hollywood.

La saison 2 est d’ores et déjà annoncée et nous sommes impatients. Elle sera accompagnée pour l’écriture de l’auteure du livre dont elle est l’adaptation, Margaret Atwood (l’ouvrage avait déjà été adapté au cinéma en 1990 par Volker Schlöndorff), et on peut imaginer qu’elle mettra en scène la rébellion que l’on espère !

Sources :

1. « En Arkansas, une femme violée devra obtenir l’autorisation de son violeur pour avorter » Les Inrocks, 13 juillet 2017 http://www.lesinrocks.com/2017/07/news/en-arkansas-une-femme-violee-devra-obtenir-lautorisation-de-son-violeur-pour-avorter/
2. « Au Malawi, dans les camps d’ »initiation sexuelle » pour fillettes », Le Monde, 23 juillet 2017, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/23/dans-le-sud-du-malawi-dans-les-camps-d-initiation-sexuelle-pour-fillettes_5164041_3212.html
3. « Emmanuel Macron’s Unfettered Powers », New York Times, 12 juin 2017 : https://www.nytimes.com/2017/06/12/opinion/emmanuel-macron-terrorism-france.html
4. « Droit de manifestation en danger : interpellez E.Macron », Amnesty International, 31 mai 2017. https://www.amnesty.fr/actions/emmanuel-macron-droit-de-manifester
5.« Manifestations pro-palestiniennes à Paris : la LDH déplore l’interdiction » L’Express, 18 juillet 2017. http://www.lexpress.fr/actualite/societe/manifestations-pro-palestiniennes-a-paris-la-ldh-deplore-l-interdiction_1560415.html
6. « Mort de Rémi Fraisse : l’enquête bâclée de la gendarmerie » Le Monde, 23 octobre 2015 http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/10/23/mort-de-remi-fraisse-l-enquete-baclee-de-la-gendarmerie_4795289_1653578.html
7. « 17 octobre 1961 : «Ce massacre a été occulté de la mémoire collective » » Le Monde, 17 octobre 2011 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/17-octobre-1961-ce-massacre-a-ete-occulte-de-la-memoire-collective_1586418_3224.html
8. « Le New York Times étrille le projet de loi antiterroriste de Macron », Le Figaro, le 13 juin 2017 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/06/13/01016-20170613ARTFIG00297-le-new-york-times-etrille-le-projet-de-loi-antotiterroriste-de-macron.php
9. « La Tchétchénie accusée de génocide envers les homosexuels » Le Monde, 16 juin 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/05/16/des-associations-lgbt-accusent-la-tchetchenie-de-genocide-devant-la-cpi_5128402_3210.html
10.« Daesh : le calvaire des homosexuels syriens », Têtu, 10 février 2016, http://tetu.com/2016/02/10/daesh-le-calvaire-des-homosexuels-syriens/
11. « Yézidies : des anciennes esclaves sexuelles de Daesh » BFMTV, 1er septembre 2015, http://www.bfmtv.com/international/yezidies-des-anciennes-esclaves-sexuelles-de-daesh-racontent-911317.html
12. « Excision : 200 millions de femmes mutilées dans le monde » Le Parisien, 20 août 2015, http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/interactif-excision-200-millions-de-femmes-mutilees-dans-le-monde-19-08-2016-6053989.php
13. « Les « femmes coupées » et le tabou de l’excision » Le Monde, 21 décembre 2016, http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/12/21/les-femmes-coupees-et-le-tabou-de-l-excision_5052399_3224.html
14. « L’ultra-droite au pouvoir et une gauche en lambeaux : la Pologne, laboratoire du cauchemar européen qui menace ? » Bastamag, 14 avril 2016, https://www.bastamag.net/L-ultra-droite-au-pouvoir-et-une-gauche-en-lambeaux-la-Pologne-laboratoire-du
15. « Vatican : drogue et partouze chez un haut dignitaire » Sud Ouest, 10 juillet 2017, http://www.sudouest.fr/2017/07/10/vatican-drogue-et-partouze-chez-un-haut-dignitaire-3605316-4834.php
16. « Pablo Iglesias » So Film n°52 pp.19-21
17. « A Handmaid’s Tale of Protest », The New York Times, 29 juin 2017, https://www.nytimes.com/2017/06/30/us/handmaids-protests-abortion.html
18. « Handmaid’s tale protest at US Ohio abortion bill » BBC, 13 juin 2017 : http://www.bbc.com/news/world-us-canada-40264004

Crédits photo : ©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

 

Aux USA, Bernie Sanders prépare sa « Révolution »

©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Le sénateur du Vermont n’a pas disparu de la vie politique américaine au lendemain de sa défaite face à Hillary Clinton. Au contraire. A travers son mouvement “Our Revolution”, il se prépare à doter la gauche américaine d’une émanation politique puissante. Au point d’avaler le parti démocrate?

Un an après, on l’avait un peu oublié. Depuis l’élection de Donald Trump, les campagnes politiques en France, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni ainsi que le référendum italien ont absorbé la quasi-totalité de l’espace médiatique. Tout juste nos médias traitaient-ils en coup de vent des derniers tweets du président américain et du possible coup de pouce des russes dont il aurait bénéficié. Depuis la campagne présidentielle de l’an dernier (qui a commencé début 2015), beaucoup d’eau a pourtant coulé sous les ponts. Et, contrairement à sa rivale de la primaire démocrate Hillary Clinton, le sénateur Bernie Sanders n’a pas disparu du monde politique du jour au lendemain. Au contraire, il est sur tous les fronts contre les régressions tous azimuts de l’ère Trump et tente d’échafauder une stratégie politique permettant une « révolution » politique dans une des démocraties les plus imparfaites au monde. Il est devenu l’homme politique le plus populaire du pays (57% d’opinions favorables) ! Les signes positifs se multiplient pour son courant de pensée, revitalisant une gauche américaine moribonde depuis plusieurs décennies. Pour autant, des questions cruciales liées à l’avenir ne sont pas encore tranchées, notamment la place du parti démocrate dans cette stratégie.

Après la primaire, un goût d’inachevé

 

Continuer de s’intéresser à un candidat après sa défaite et de surcroît au terme d’une épuisante séquence électorale ayant duré presque deux ans et englouti environ 6.5 milliards de dollars – entre les primaires, la présidentielle et les élections au Congrès – peut sembler absurde. Et pourtant la popularité et la mobilisation autour du sénateur du Vermont ne faiblissent pas. Pour en comprendre les raisons, il convient d’abord de revenir sur les derniers mois de l’élection de 2016 : parti sans soutiens majeurs, sans véritable équipe de campagne et avec très peu de moyens, Bernie Sanders espérait simplement attirer un peu d’attention médiatique et raviver certaines idées dans l’opinion américaine, au-delà des seuls primo-votants démocrates. A la manière d’Alain Juppé en France, Hillary Clinton était déjà couronnée présidente depuis des mois, voire des années, et menait une campagne fade sur des thèmes consensuels et flous sans réels adversaires dans son camp. Son adversaire, avec son franc-parler direct et un programme « socialiste » (terme alors encore associé à l’URSS de la Guerre Froide), attire l’attention des caméras, heureuses de mettre en scène l’affrontement entre David et Goliath, puis d’un public plus large qu’espéré.

En quelques mois seulement, les laissés-sur-leur-faim de l’ère Obama, les clintoniens par défaut et surtout un grand nombre de découragés de la politique s’agrègent pourtant à cette campagne contestataire d’un goût relativement nouveau dans un paysage bipartisan monolithique. Les meetings du sénateur drainent des dizaines de milliers de personnes et les petits dons affluent au point de pouvoir lutter contre la candidate sponsorisée par les multinationales les plus puissantes, Wall Street et la quasi-totalité du parti démocrate. La victoire au rabais de Clinton laisse en bouche un goût de tricherie et d’injustice à ceux qui n’en pouvaient plus d’un système biaisé (rigged) en leur défaveur. Après une campagne caricaturale opposant deux personnages parmi les plus honnis du pays, la grève civique du vote et le système des grands électeurs couronnent Donald Trump et reconduisent le Congrès républicain. Apparaît alors l’immense contraste entre l’engouement retrouvé autour de Sanders et la déshérence du parti démocrate.

Dès le 24 Août 2016, alors que pays n’en peut déjà plus des saillies rances de Trump et des emails de Clinton, qu’il soutient à minima et à contrecœur, Sanders annonce la création de son mouvement « Our Revolution » en direct sur sa chaîne YouTube. Ce choix est dicté par la volonté de transformer le soutien à sa candidature en une base plus pérenne pour une force politique à vocation majoritaire et par la certitude que les problèmes mis en avant lors de sa campagne – inégalités, finance toute-puissante, démocratie et politique étrangère américaine à remettre à plat, système sanitaire et éducatif inégalitaire et protection de l’environnement – ne seront réglés par aucun des deux grands partis ni par aucun de leurs candidats. A l’époque, le lancement du mouvement passe assez inaperçu, mais l’intérêt autour de celui-ci croît exponentiellement dès la fin de l’élection, le 8 Novembre. Le mouvement se donne trois objectifs, tous aussi importants les uns que les autres : revitaliser la démocratie américaine en encourageant la participation politique de millions d’individus, soutenir une nouvelle génération de leaders « progressistes » (dans un sens proche de celui du sénateur) et élever le niveau de conscience politique en éduquant le public américain aux problèmes du pays. En bref, la candidature de Sanders avait labouré le terrain et ravivé la gauche américaine, mais il manquait un outil pour organiser la victoire à moyen terme. Flanqué d’un think-tank simplement nommé « Sanders Institute », Our Revolution s’est doté d’une équipe de direction intégrant des activistes spécialistes des grandes questions clés, soutient de nombreux candidats à différentes échelles de gouvernement et laisse une large autonomie à ses membres quant aux formes d’action choisies. L’image populaire de Bernie Sanders est donc utilisée au profit d’un objectif plus large de prise du pouvoir, de recrutement militant et de levée de fonds ; une stratégie similaire à celle du mouvement Momentum de Jeremy Corbyn et de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Ajoutons que Sanders compte, comme la FI et Podemos, utiliser une stratégie de transversalité. Pour rappel, il s’agit de surpasser les clivages classiques – aux USA, plus de 50% des électeurs se définissent déjà comme indépendants – pour les remplacer par une confrontation avec un ennemi désigné. La nouvelle présidente d’Our Revolution a rappelé que les libertariens favorables au mariage gay, à l’avortement, à une approche plus souple sur les drogues, mais aussi les écologistes ou les Républicains exaspérés par le pouvoir de la finance y trouveraient leur place.

Un pic d’intérêt pour Our Revolution est enregistré par Google au lendemain des élections de Novembre 2016.

 

Sur tous les fronts à la fois

 

Indéniablement, le sujet politique central du cycle politique débuté en Janvier avec l’intronisation de Trump est l’abrogation et le remplacement (repeal and replace) de l’Obamacare, l’emblématique réforme de l’assurance santé, qui, bien qu’imparfaite et complexe, a permis de couvrir près de 20 millions d’Américains supplémentaires. Après l’avoir sabotée et critiquée pendant des années au Congrès – où ils disposent de la majorité depuis 2010 – et au niveau des Etats fédérés, les Républicains doivent désormais démontrer leur capacité à formuler un meilleur système. Néanmoins, les différentes tentatives de repeal and replace ont tourné au fiasco, en mars dernier et actuellement, aucun texte ne parvenant jusqu’à présent à convaincre suffisamment d’élus du GOP pour être adopté. Les Républicains « modérés » refusent de voter des projets de loi extrêmement impopulaires, craignant pour leur réélection, tandis que les ultra-conservateurs du Freedom Caucus estiment que les différents brouillons ne vont toujours pas assez loin dans le massacre du planning familial et du Medicaid, le programme dédié aux plus démunis. Pour vous donner une idée de l’ampleur de la régression sociale souhaitée par les Républicains, voici ce que contenait le dernier plan en date.

Devant l’impasse, le leader républicain du Sénat Mitch McConnell a annoncé qu’il souhaitait désormais abroger l’Obamacare et se donner une période de deux ans pour trouver une solution de remplacement. Un nouveau pas en arrière dans la protection des Américains, mais peut-être aussi l’occasion de dépasser l’Obamacare, plus populaire que jamais, pour enfin mettre en place un système de Sécurité Sociale intégral. C’est en tout cas le point de vue de Sanders, déjà défendu durant la primaire, alors que les Démocrates n’osent guère proposer d’aller plus loin que l’Obamacare, déjà très difficilement mise en place.

La question de l’assurance santé est au cœur des enjeux politiques aux Etats-Unis depuis des décennies, le premier à vouloir instituer un système d’assurance maladie universel étant le président (de 1933 à 1945) Franklin D. Roosevelt, architecte du New Deal keynésien. Tous les présidents démocrates élus depuis s’y sont cassé les dents, notamment Bill Clinton en 1993, ou ont préféré user leur capital politique sur d’autres sujets. Du point de vue historique, l’Obamacare, avec ses très nombreux défauts, était déjà une avancée majeure espérée depuis très longtemps. Mais elle apparaît de plus en plus comme un entre-deux, entre deux visions radicalement opposées : celle des Républicains et celle de Sanders. Les Démocrates manquant de courage politique, le sénateur du Vermont incarne clairement l’opposition aux projets des Républicains sur le sujet en proposant une alternative frontale qui croît rapidement en popularité. Ses arguments font mouche : le système actuel est trop complexe ? Créons une seule caisse de Sécurité Sociale ! Les « piscines » d’assurance (groupes d’individus classés en fonction de leurs risques sanitaires) aggravent les inégalités ? Fusionnons-les toutes ! Le programme Medicaid, articulé entre l’Etat fédéral et les 50 Etats, est affaibli par les gouverneurs républicains ? Fondons-le dans un système unique ! Longtemps décrié pour son coût et sa supposée infaisabilité, le single-payer healthcare est dorénavant la forme d’assurance maladie choisie par au moins un tiers des américains (et d’une majorité de Démocrates) jaloux des systèmes européens et canadien. Pour l’instant, Sanders pourra au moins se targuer d’un soutien majeur, celui du puissant syndicat National Nurses United.

Si la réforme de l’assurance santé est le sujet politique d’ampleur du moment et constitue un point de différenciation clé avec le parti démocrate, le combat continue et se structure autour de nombreuses autres revendications. L’administration républicaine laissera sans doute le salaire minimum fédéral au très bas niveau de 7.25$ (environ 6,3€) l’heure, mais certaines villes ou Etats ont accepté une forte hausse de celui-ci, parfois jusqu’au niveau, revendiqué par Sanders et le mouvement Fight for 15, de 15$ l’heure. C’est notamment le cas – avec une mise en place progressive cependant – dans les grandes métropoles acquises aux Démocrates que sont New York, Los Angeles, San Francisco, Seattle ou Pittsburgh et dans les Etats de Californie, de l’Oregon, de New York et de Washington D.C. Loin d’être encore gagné au niveau fédéral, ce combat né dans l’industrie du fast-food, a au moins démontré qu’il ne conduisait pas à des pertes d’emplois majeures dans les grandes métropoles prospères où le coût de la vie est élevé. Il réintroduit par ailleurs des méthodes de lutte (grève, syndicalisation, boycott, manifestations…) presque disparues dans un pays au libéralisme écrasant.

La lutte pour la gratuité des études supérieures, alors que l’étudiant moyen de 2016 finissait ses études avec 37.172$ de dettes en moyenne, progresse également au niveau des Etats et des villes : le Tennessee, l’Etat de New York et l’Oregon, San Francisco, et peut-être bientôt le Rhode Island, ont mis en place des politiques de tuition-free college selon des critères différents mais accordant globalement la gratuité au plus grand nombre. Etant donné la charge considérable pesant sur l’économie et les risques pour les marchés financiers que représente la masse accumulée de plus de 1.400 milliards de dollars de dettes, dont plus de 11% font défaut ou connaissent des retards de paiement, la situation est devenue insoutenable. Ce combat pour la gratuité était une des propositions phares de Sanders, reprise sans grand entrain par Hillary Clinton pour les étudiants dont les familles gagnent moins de 125000$ par an ; il n’y a plus aucun doute que l’urgence d’une solution à l’explosion de la dette étudiante a rendu cette question incontournable. Le vote des jeunes  dépendra largement  des positions des candidats sur cette question. Parallèlement, la forte mobilisation contre le Dakota Access Pipeline, traversant la réserve sioux de Standing Rock, ainsi que l’exaspération de millions d’américains après la décision de quitter l’accord de Paris de la COP21, ont montré l’impatience d’un nombre croissant d’Américains, notamment les jeunes, de mener une politique enfin respectueuse de l’environnement.

Toutefois, Bernie Sanders n’a pas oublié ses faiblesses sur certaines thématiques durant les primaires, en premier lieu celles, intrinsèquement liées, des relations interraciales et de la réforme du système juridico-pénitentiaire. Les pouvoirs considérables d’une police fortement marquée par le racisme, notamment dans les Etats du Sud, sa militarisation croissante et la mise en place d’une politique de tolérance zéro et d’incarcération de masse depuis les années Nixon ont largement contribué à ravager les communautés afro-américaines et hispaniques. Or, Sanders s’est longtemps montré très silencieux sur ce sujet-clé, ce qui lui a sans doute coûté la victoire de la primaire démocrate. Hillary Clinton, bien qu’épouse du président qui a mis en place une loi d’incarcération massive en 1994, avait parfaitement intégré les revendications et joué sur les cordes sensibles, religieuses entre autres, de l’électorat afro-américain. Le contraste avec la situation actuelle est saisissant : ces questions sont maintenant pleinement intégrées dans les propos de Sanders et de son mouvement, marqué par la diversité ethnique de ses membres et de « ses » élus. L’arrivée au sein de Our Revolution de Matt Duss, analyste géopolitique spécialiste du Moyen-Orient très critique vis-à-vis du soutien inconditionnel des Etats-Unis à Israël et à l’Arabie Saoudite, devrait quant à elle aider le mouvement à formuler des propositions de politique internationale alternatives au néoconservatisme caractérisant presque tous les politiciens des deux grands partis. Il faut dire que la seule critique de la guerre d’Irak, pour laquelle avait voté Hillary Clinton, ne constituait pas un programme suffisant…

Un très bon article de Vox démontre que Bernie Sanders a désormais tout du candidat démocrate parfait pour 2020, étant donné la convergence sur certains sujets, la popularité croissante d’un système de sécurité sociale public unique et… l’abandon de certains éléments de son programme de l’an dernier. L’interdiction totale de la fracturation hydraulique – une méthode d’extraction des gaz de schiste extrêmement polluante -, le démembrement des grandes banques en de plus petites entités ainsi que la mise en place d’une taxe carbone semblent avoir fait les frais d’une certaine modération de Sanders en vue accroître ses chances de séduction auprès des Démocrates.

 

Quelle relation avec le parti démocrate ?

 

Associer Sanders au camp démocrate peut sembler aller de soi étant donné leur aversion commune pour les Républicains et le fait qu’il ait concouru à la primaire du parti. La réalité est pourtant bien plus complexe. Tout d’abord, il faut rappeler que Bernie Sanders est depuis toujours un indépendant, c’est-à-dire qu’il n’est affilié à aucune machine politique partisane ; il a d’ailleurs souvent été le seul élu dans ce cas au niveau fédéral. Comme il l’a expliqué de nombreuses fois, sa décision de participer à la primaire démocrate était avant tout basée sur la volonté d’attirer l’attention médiatique et de briser le discours néolibéral « progressiste » d’Hillary Clinton. Par ailleurs, le parti démocrate n’a rien d’un parti de la classe ouvrière ni même d’un parti social-démocrate. Son histoire, vieille de près de 200 ans et très bien résumée dans cette vidéo, débute autour du général Andrew Jackson, candidat à la présidence en 1820. Jusqu’au début du XXème siècle, le parti défend l’esclavage puis la ségrégation et la supériorité blanche. La présidence de Woodrow Wilson (1913-1921), puis le New Deal de Roosevelt et la fin de la ségrégation sous Johnson ancrent le parti dans une position de défense des minorités ethniques. Depuis cette période, les Démocrates se sont certes montrés plus compatissants que les Républicains à l’égard des revendications socio-économiques, mais, excepté sous l’ère Roosevelt, ils n’ont jamais été à l’avant-garde de ces revendications. Au contraire, ils en ont souvent ralenti la mise en place par rapport aux souhaits des syndicats et des classes populaires. Il faut dire qu’excepté le parti socialiste des Etats-Unis au début du 20ème siècle, les Démocrates n’ont jamais eu de véritable concurrent sur leur gauche et n’ont donc guère été intéressés par cet espace politique à mesure que les élections sont devenues de plus en plus coûteuses et que les gros intérêts ont financé des campagnes électorales et des armées de lobbyistes puissants.

Du début des années 1990 à la primaire de l’an dernier, le parti démocrate était complètement acquis à la « troisième voie » néolibérale, parfois abusivement qualifiée de centriste, façonnée par Bill Clinton et ses alliés « New Democrats ». De manière semblable au destin du Labour britannique sous Tony Blair et du SPD allemand de Gerhard Schröder à la même période, les Démocrates ont jeté toute forme de défense des classes populaires et bruyamment embrassé la « modernité » néolibérale mondialisée, tout en conservant dans leurs programmes l’expansion des droits des femmes et des individus LGBT, la défense du multiculturalisme, etc. La présidence de Bill Clinton a symbolisé plus que toute autre cette utopie – ou dystopie selon les points de vue – de « fin de l’histoire », la politique ne consistant plus en un affrontement de visions différentes mais simplement en une gestion au jour le jour de projets, le tout dans le cadre supposé parfait, donc indépassable, du capitalisme mondialisé. Depuis, les Démocrates se reposaient donc mollement sur une coalition électorale principalement somme des minorités ethniques en se contentant de leur promettre beaucoup pour leur offrir très peu, le conservatisme passéiste ainsi que les relents de racisme et de xénophobie des Républicains faisant le reste. Cette stratégie à la Terra Nova semblait vouée à un futur prometteur étant donné l’expansion durable de leur coalition sociale du fait de l’immigration et d’une natalité plus prononcée parmi les minorités ethniques. La réintroduction d’un discours de classe par Sanders a dynamité toute cette stratégie en rappelant la soumission volontaire des Démocrates aux grands intérêts financiers. Ce discours a très rapidement ouvert une brèche dans le parti. La majorité de la base du parti se montre désormais favorable aux opinions défendues par Sanders, offrant « un futur auquel rêver » (a future to believe in, le slogan de campagne de Sanders) mais les élus sont toujours largement acquis au néolibéralisme classique et retardent tout changement.

Etant donné la puissance considérable du parti démocrate, à travers son réseau d’élus, ses capacités financières et sa longue expérience politique, on pourrait penser que le choix de transformer le parti démocrate plutôt que de l’outrepasser n’en est pas un. En réalité, les 2 mandats d’Obama ont laissé un parti très affaibli, ayant perdu le pouvoir dans les deux chambres du Congrès, à la Maison Blanche, dans la majorité des Etats et aux idées sans doute bientôt minoritaires à la Cour Suprême. Les « liberals » se retrouvent retranchés dans leurs bastions métropolitains sur les deux côtes et se contentent de répéter des slogans creux et de critiquer les Républicains. Même dans des districts à la sociologie très favorable (c’est-à-dire au niveau d’éducation et de revenu élevé), tel que le 6ème de Géorgie, et avec des moyens colossaux, ils ont systématiquement perdu leur pari de capturer les 4 sièges au Congrès libérés par les nominations au sein de l’administration Trump. La persistance dans une stratégie centrée sur les électeurs aisés « modérés », qui ont pu voter républicain auparavant, en considérant que le rejet de Trump serait un argument suffisant, est un échec lamentable. Comme aime le rappeler Sanders : « Les Républicains n’ont pas gagné l’élection, les Démocrates l’ont perdu ».

Quant aux questions de financement, les derniers mois ont largement démontré que l’argent était loin d’être la question essentielle : Trump a mené une campagne à moindre coût en obtenant des heures de couverture médiatique gratuitement après chaque scandale et même dégagé du profit en vendant des produits sponsorisés. Sanders a réussi à lever cet obstacle à travers les petits dons individuels d’un montant moyen de 27$. Jeb Bush et Hilary Clinton, les candidats gonflés par l’intérêt que leur portait Wall Street, se sont avérés être des bulles spéculatives.

Le contexte semble donc permettre une stratégie de contournement du parti démocrate si le besoin s’en faisait sentir. Jusqu’à présent, Sanders maintient aussi longtemps que possible les deux options, espérant prendre suffisamment de pouvoir sur le parti pour pouvoir en faire son arme de guerre, mais se réservant la possibilité d’une candidature indépendante ou third-party si cela s’avérait impossible. Reste que la prise de contrôle du parti est ardue : Avec l’éclipsement d’Hillary Clinton, le leader de facto du parti au sein des institutions se trouve être Nanci Pelosi, cheffe de la minorité démocrate à la Chambre des Représentants depuis de nombreuses années et personnage clé parmi les démocrates néolibéraux. L’élection du président du Comité National Démocrate (DNC) en février 2017, plus ou moins titre de chef du parti, a donné lieu à de vives tensions au sein du parti et le candidat soutenu par Bernie Sanders, le congressman démocrate du Minnesota Keith Ellison, figure de la gauche du parti et soutien de Sanders pendant les primaires, a dû s’incliner face à Tom Perez, ex-ministre du travail d’Obama. Le soutien de Sanders à Rob Quist pour une élection spéciale dans le Montana ou à Tom Perriello à la primaire démocrate pour l’élection du gouverneur de Virginie n’ont pas non plus été suffisants pour assurer une victoire…

 

La période à venir sera décisive

 

Sauf imprévu, les jeux électoraux sont clos pour cette année et la bataille centrale devrait demeurer celle de la santé. Mais l’année 2018, sera décisive : marquée par les midterms, élections de mi-mandat remettant en jeu l’ensemble des 435 sièges de la Chambre des Représentants et un tiers de ceux du Sénat, elle permettra de prendre le pouls de l’opinion vis-à-vis des Républicains, de l’alternative démocrate classique et de celle proposée par Sanders à travers les candidats soutenus par son mouvement. La candidature de Ben Jealous, leader du NAACP, une organisation de défense des droits civiques, au poste de gouverneur du Maryland, un état historiquement acquis aux Démocrates centristes et actuellement dirigé par un Républicain, s’annonce déjà comme l’une des plus importantes à surveiller.

La stratégie des Démocrates pour les midterms a certes légèrement évolué ces derniers jours dans le sens de celle de Sanders avec l’annonce d’un programme de redistribution dénommé “Better Deal”, mais le parti continue à refuser de se positionner clairement: il entend défendre un salaire minimum de 15$, mais sans les syndicats (pas même nommés une seule fois dans le programme) et encourager la création d’emplois bien payés par d’énièmes remises d’impôts. Aucune avancée sur le coût des études, le système de santé ou la politique étrangère. Notons aussi que les Démocrates ne remettent toujours pas en cause l’origine des financements de leur parti et de leurs campagnes, c’est-à-dire les centaines de millions de dollars de Wall Street et d’autres secteurs influents, pas plus que le pouvoir considérable des lobbys. Enfin, l’objectif de récupérer les 7 millions d’anciens électeurs d’Obama ayant préféré Trump à Clinton l’an dernier, ne semble pas abandonné. En se contentant de demi-mesures, de contresens et d’un peu plus de compassion sociale que les Républicains, les Démocrates ne semblent percevoir l’impatience des Américains pour un tournant majeur. S’ils adviennent, les changements majeurs dans le parti ne devraient apparaître qu’après 2018.

Au-delà de 2018, tous les scénarios demeurent ouverts quant à la ligne choisie par le Parti Démocrate et par Sanders et son mouvement. Mais il est une question dépourvue d’échéance claire qui ne pourra être évitée à terme : celle de l’identité du successeur.e de Sanders. L’homme politique a peut-être de bonnes chances de gagner la présidentielle de 2020 mais il sera âgé de 79 ans lors de sa prise de fonction, 9 de plus que Trump actuellement, déjà le plus vieux président lors de son élection. Deux mandats feraient monter ce total à 87 ans et les risques pour sa santé n’en seraient que croissants. Malgré son excellent état de santé à l’heure actuelle, son âge et la charge physique que représentent une campagne de près de 2 ans ainsi que le métier de président, rappellent la nécessité pour Sanders de trouver rapidement un.e protégé.e, qu’il s’agisse soit d’un futur colistier et futur président en cas de victoire puis de décès, soit d’un allié clé au Congrès ou au Sénat. Or, Sanders demeure pour le moment « le seul gauchiste célèbre aux Etats-Unis » selon les mots de The Week. Keith Ellison se construit une figure à l’échelle nationale mais cela prendra encore du temps. Nina Turner, ancienne sénatrice démocrate de l’Ohio de 2008 à 2014 et leader d’Our Revolution depuis le 30 Juin, est également citée. Reste la question d’Elizabeth Warren, sénatrice démocrate du Massachussetts depuis 2012 qui s’est fait un nom au Bureau de la Protection des Consommateurs dans les années Obama. Décrite comme la représentante de l’aile gauche du parti démocrate, elle n’avait pourtant pas soutenu Sanders, préférant rester neutre pour ensuite s’associer au sénateur ou infléchir l’agenda de Clinton. Cette tactique politique de même que sa fidélité aux Démocrates lui donnent une mauvaise image auprès des militants pro-Sanders qui, d’une certaine manière, la perçoivent comme les militants de la France Insoumise perçoivent Benoît Hamon.

Loin d’avoir abandonné le combat, Bernie Sanders prépare donc l’avenir. Sa popularité personnelle, la montée en puissance de son mouvement et l’agonie de la stratégie électorale des « New Democrats »  constituent une fenêtre d’opportunité inédite pour transformer radicalement la politique américaine.  Se contenter de s’opposer à Trump et à l’agenda du parti républicain ne fait pas recette, seule la capacité à proposer une alternative cohérente et enviable sera récompensée dans les urnes. La « révolution » concoctée par Sanders en prend le pas. Affaire à suivre, sur LVSL évidemment.

Crédits photos : ©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

G20 : nouvelle victoire pour le consensus néolibéral

©US Embassy France. Licence : l’image est dans le domaine public.

Que s’est-il passé au G20 ? L’attention des journalistes a été accaparée par le comportement facétieux d’Emmanuel Macron. Par “l’alchimie” qui s’est dégagée de la rencontre Trump-Poutine. Ou encore par cette mystérieuse devise: “formons un monde connecté”. Les enjeux sociaux, économiques et écologiques de cette conférence ont été assez peu abordés. Pourtant, ils ne sont pas difficiles à cerner. Dans cette conférence du G20 comme dans les précédentes, c’est le consensus néolibéral qui a prévalu. Ces deux journées se sont achevées sur des déclarations d’amour au libre-échange et au libre marché. Au risque de contredire les autres objectifs que s’était fixée cette conférence : aide au développement, lutte contre la pauvreté, lutte contre le réchauffement climatique…

Cette rencontre s’est déroulée dans un contexte très tendu. 20.000 manifestants ont défilé dans la ville de Hambourg pour demander des comptes aux chefs d’Etat. La liste de leurs griefs était longue. Les gouvernements seraient responsables de la domination de la finance, de la toute-puissance des multinationales, du pillage des ressources de la planète… À les entendre, le G20 apparaît comme l’incarnation de cet ordre social et économique qui prévaut aujourd’hui.

Leurs reproches à l’égard de l’institution sont-ils justifiés ?

Hégémonie néolibérale et pro-occidentale

Cette institution a été créée en 1998 en réponse à la crise financière mondiale de l’époque. Elle rassemble dix-neuf pays (plus l’Union Européenne), industrialisés et émergents. Le déséquilibre est criant en faveur des Occidentaux. Le continent africain n’est représenté que par un seul gouvernement (l’Afrique du Sud) ; le Moyen-Orient n’est représenté que par un seul gouvernement, qui est loin de faire consensus dans la région (l’Arabie Saoudite). L’Europe de l’Est n’est tout simplement pas représentée : aucun gouvernement situé entre l’Est de l’Allemagne et l’Ouest de la Russie ne siège au G20. Les dirigeants américain et russe ont discuté de l’Ukraine et de la guerre par procuration qui s’y joue, sans représentant ukrainien ; ils ont discuté de la guerre civile syrienne, sans représentant syrien.

Le bloc ouest-européen et nord-américain quant à lui, qui représente moins de 10% de la population mondiale, est représenté par 6 pays au G20 (Etats-Unis, Canada, Allemagne, France, Royaume-Uni et Italie), plus l’Union Européenne. L’hégémonie du bloc euro-américain ne s’arrête pas là, puisque parmi les autres pays du G20 on en trouve un certain nombre qui possèdent des bases américaines sur leur territoire (Arabie Saoudite, Corée du Sud, Japon), ou qui s’intègrent globalement dans la logique géopolitique occidentale.

Le même constat peut être dressé à propos des solutions socio-économiques proposées par le G20. Le consensus néolibéral domine sans partage, même parmi les gouvernements qui y sont traditionnellement hostiles. L’Argentine et le Brésil y sont désormais favorables depuis l’élection de Mauricio Macri en Argentine et du putsch institutionnel de Michel Temer au Brésil. L’Inde de Narendra Modi est également acquise aux recettes néolibérales.

La Russie de Vladimir Poutine, dont les intérêts géostratégiques sont profondément distincts de ceux des Occidentaux, ne conteste pas leur vision du monde sur le plan socio-économique, si ce n’est de manière conjoncturelle et circonstancielle.

Plusieurs institutions internationales sont représentées au G20 ; entre autres, le FMI et l’OIT (Organisation Internationale du Travail). On devine sans peine laquelle des deux a le plus d’influence dans les débats qui ont lieu au G20…

Néolibéralisme et libre-échange comme remèdes

La crise sociale et économique globale affecte certains pays du G20 en particulier, où la pauvreté et le chômage ont considérablement progressé. C’est le cas de l’Italie, où le chômage des jeunes atteint désormais 40% ; c’est le cas du Mexique, où le taux de pauvreté s’élève désormais à 46%… Face à ces enjeux, les remèdes économiques proposés n’ont rien de bien original ; ils ne varient guère depuis les années 70. Ce G20 s’inscrit en parfaite continuité avec la politique économique qui prévaut depuis des décennies. Le texte final du G20 préconise d’obéir aux commandements habituels du néolibéralisme : dérégulations (pudiquement évoquées sous l’appellation “réformes structurelles”), diminution des dépenses publiques et libéralisation du commerce. Le protectionnisme, selon la déclaration finale, doit être “combattu”.

Cette profession de foi est placée sous le patronage de la Banque Mondiale, du FMI et de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), la sainte trinité qui a encouragé la mise en place de toutes les politiques néolibérales depuis les années 90. La déclaration finale du G20 fait appel à ces institutions pour la mise en place d’un “environnement favorable aux investissements”… Ces déclarations vont dans le sens des accords de libre-échange qui ont récemment été signés par les Etats-membres du G20, que ce soit le CETA, entre Canada et l’Union Européenne, ou le JEFTA, entre le Japon et l’Union Européenne.

Les enjeux sociaux sont évoqués, à l’aide de tournures euphémistiques ou de manière indirecte. Le terme de “pauvreté”, de manière assez significative, n’apparaît qu’une seule fois dans un rapport de quinze pages. Le terme de “faim” n’apparaît lui aussi qu’une seule fois, alors même que ce fléau est l’un des premiers facteurs de mortalité dans le monde…

Les solutions que le G20 propose aux problèmes sociaux sont elles aussi inspirées de la doxa néolibérale ; ainsi, le texte final fait appel aux bons conseils du FMI pour favoriser les investissements en direction de l’Afrique… On ne peut s’empêcher de sourire en lisant que le G20 s’engage à “encourager” les multinationales à respecter le Droit International du Travail. Il est vrai que les multinationales n’ont besoin de rien d’autre qu’un simple et amical “encouragement” pour payer décemment leurs employés…

Comment interpréter la politique économique de Donald Trump ?

Les analystes français n’ont pas manqué de mettre l’accent sur la divergence entre les déclarations protectionnistes de Trump et les positions libre-échangistes des dirigeants européens. En réalité, l’attitude protectionniste des Etats-Unis n’est pas une nouveauté. Sous Barack Obama, l’économie américaine était déjà l’une des plus protectionnistes du monde occidental. Le gouvernement américain mène traditionnellement une politique protectionniste vis-à-vis de son marché intérieur et libre-échangiste lorsqu’il s’agit des autres pays. Cette stratégie s’accorde très bien avec les intérêts des grandes entreprises multinationales qui siègent aux Etats-Unis : pour conserver une situation de monopole sur le marché intérieur et ne pas subir la concurrence venue du monde entier, rien de tel qu’un renforcement des barrières douanières… à condition qu’elle ne s’accompagne pas d’une riposte du monde entier. Les déclarations de Donald Trump s’inscrivent dans la continuité des méthodes de ses prédécesseurs.

Le président américain a fini par signer le texte final, qui promeut le libre-échange à condition qu’il autorise des mesures protectionnistes de circonstance. Ainsi, la déclaration finale, qui “condamne le protectionnisme”, a été acceptée par le président américain.

Climat : au-delà du retrait de Trump…

Dans sa déclaration finale, le G20 se targue d’avoir proposé des solutions “concrètes et collectives”. “Collectives”, elles ne le sont pas puisque Donald Trump se retire de l’accord de la Cop 21, comme l’a par ailleurs avalisé le G20. “Concrètes”, elles le sont encore moins, puisque hormis un attachement aux clauses de la Cop21 (qui, rappelons-le, ne sont absolument pas contraignantes), on ne trouve aucun engagement de la part des Etats signataires. En revanche, un blanc-seing est accordé à Donald Trump pour l’extraction des gaz de schiste aux Etats-Unis ; la déclaration finale de la Cop 21 avalise même le fait que Etats-Unis vont aider d’autres pays à “avoir accès et utiliser les ressources fossiles”. Blanc-seing à Trump, donc. Il faut dire que donner des leçons à Donald Trump serait pour le moins malvenu de la part d’un certain nombre d’Etats-membres du G20… Emmanuel Macron, qui s’était indigné du retrait de Donald Trump des accords de Paris ne prévoit rien de moins, en France… que d’ouvrir des mines ; on garde aussi à l’esprit sa récente capitulation au sujet des perturbateurs endocriniens : son gouvernement a avalisé la semaine dernière la politique de la Commission Européenne, extrêmement peu contraignante vis-à-vis de ces derniers.

Justin Trudeau, présenté comme le héraut de la cause écologiste, est sur le point d’avaliser la construction d’un méga-pipeline qu’avait rejeté le gouvernement de Colombie-Britannique à cause de ses conséquences néfastes sur l’environnement. Le blanc-seing accordé à Trump n’a donc rien que de très logique. Au crédit des Etats-membres du G20, il faut reconnaître qu’il est de toutes manières plutôt difficile de concilier néolibéralisme et environnementalisme… 

Beaucoup de bruit pour rien ? C’est la conclusion qu’on est tenté de tirer de cette dernière réunion du G20. Hormis les professions de foi libérales, les poignées de main symboliques et les accords de principe sur la préservation des ressources naturelles, rien de décisif n’aura été acté. Ce sommet est en revanche l’occasion de prendre la mesure de la toute-puissance de l’hégémonie néolibérale dans le monde ; et du degré de libéralisme que les gouvernements du G20 se préparent à injecter dans l’économie et dans la société…

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  • http://www.lemonde.fr/europe/article/2017/07/08/eclipse-au-g20-par-la-rencontre-trump-poutine-macron-a-multiplie-les-echanges-bilateraux_5157965_3214.html

Trump, une aubaine pour les hypocrites environnementaux

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L’indécence environnementale du président américain a été unanimement condamnée. Mais les donneurs de leçons sont pourtant loin d’être exemplaires  en la matière.

La décision du président américain Donald Trump de retirer les Etats-Unis de l’accord de Paris a été reçue comme par beaucoup comme un nouvel exemple du mépris total de la Maison Blanche actuelle pour l’environnement. Pourtant, après ses déclarations climatosceptiques durant la campagne, la nomination de Rex Tillerson, ex-PDG d’Exxon-Mobil, la plus grosse multinationale pétrolière mondiale, comme chef de la diplomatie et les déclarations d’amour de Trump à l’industrie du charbon, sa récente décision n’est finalement que l’officialisation d’une ligne politique déjà claire depuis des mois. En justifiant sa décision par le coût pour le contribuable américain de la participation au fonds de 100 milliards à l’attention des pays en développement, Trump joue sur les peurs du “petit peuple” américain, notamment dans la “Rust Belt”, pour mieux faire oublier les multiples affaires et les nombreux renoncements à ses promesses.

Cette annonce surmédiatisée a fait réagir au quart de tour les grands de ce monde, jouant les vierges effarouchées devant une fausse surprise. Le président français Macron, le Premier Ministre canadien Trudeau, le président de la commission européenne Juncker, l’ancien maire de New York Michael Bloomberg, les PDG de la Silicon Valley y sont allés de leurs petits commentaires. Évidemment, leur confiance dans le respect réel de l’accord de Paris était limitée, mais ils ne pouvaient pas manquer d’afficher leur appui à cet accord historique… d’autant que leurs choix politiques en la matière sont loin d’être excellents.

Ainsi, personne n’a rappelé l’absence de l’écologie comme thème de débat entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, pas plus que la volonté de rouvrir des mines de ce dernier. M. Trudeau, déjà haut classé dans les rangs des greenwashers, est lui en pleine bataille contre le gouvernement de Colombie Britannique pour faire passer un méga-pipeline. L’UE, jamais en retard dans le domaine du dumping, l’est beaucoup plus quand il s’agit de réformer le marché des permis d’émissions de carbone ou de sanctionner les fraudes liées au “Dieselgate”. M. Bloomberg, patron de presse milliardaire et ancien maire de New York, a certes mené un certain nombre d’efforts durant ses 3 mandats, mais sa politique de gentrification exacerbée a accentué l’exil forcé des working poors en dehors du centre de la métropole, conduisant à l’augmentation de trajets pendulaires engorgeant les axes de circulation et augmentant la pollution. Preuve que l’écologie est indissociable des questions socio-économiques dans le long-terme. Enfin, en ce qui concerne les multinationales, leur rôle est évidemment essentiel et le recours accru aux énergies renouvelables par les géants du web est positif, mais leur évasion fiscale colossale grève les etats et les collectivités des ressources nécessaires pour mener bien des projets.

Une fois encore, les meilleurs élèves en matière d’environnement sont ceux que l’on entend le moins. L’Equateur a produit 85% de son électricité par des énergies renouvelables en 2016 et compte atteindre 90% cette année. Le Costa Rica est même monté à 98% l’an dernier, tandis que ses forces armées se limitent à 70 hommes. L’occasion de rappeler que les maigres économies dégagées par le retrait des accords de Paris par Trump ne suffiront pas à financer les 54 milliards de dollars supplémentaires dévolus à l’armée américaine dans le budget de l’année prochaine…

Pour sa part, Nicolas Hulot aura quant à lui fort à faire face à la politique tout sauf écologique d’Emmanuel Macron, d’autant plus que la France régresse à de nombreux niveaux: le solaire photovoltaïque progresse de moins en moins, la filière éolienne a été bradée à l’Espagne et aux Etats-Unis sous le mandat Hollande et la réduction de la part du nucléaire prévue est quasi irréalisable. Sans oublier les retards de paiement des aides à la conversion à l’agriculture biologique, la multiplication des grands projets inutiles et tant d’autres dossiers.

De manière malheureusement peu surprenante, le système médiatique a, dans sa grande majorité, avalisé cette distribution des rôles simpliste et mensongère entre “méchants” et “gentils” du changement climatique, alors même que son rôle serait de déconstruire les postures et de décerner les hommages aux méritants. À l’heure du règne du marketing, la décision de Trump, homme gras de 71 ans incarnant à merveille les caricatures les plus répandues sur “l’américain moyen”, est une occasion en or pour tous les irresponsables environnementaux de mener une grande opération de greenwashing en affirmant haut et fort leur attachement à un accord qu’ils ne respecteront pas non plus. Non seulement cette décision ne devrait pas contribuer significativement à relancer l’emploi dans les bassins de charbon des Appalaches, mais elle risque surtout d’accroître le retard déjà important des Etats-Unis dans la transition écologique. Plus que tout, il serait temps de ne plus en profiter pour jouer le jeu des hypocrites environnementaux.

 

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Politique occidentale : vers la tripartition ?

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© Gymnasium Melle . Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license. © mélenchon.fr © Presidencia de la Republica mexicana. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

Malgré la très mauvaise image de l’activité politique au sein des populations, c’est bien celle-ci qui s’apprête à se réorganiser en profondeur pour absorber les turbulences actuelles. Si la crise politique occidentale actuelle est porteuse d’un vent « dégagiste », la politique, avec un grand P vit un retour impressionnant de rapidité et de violence. Il y a quelques années encore, la « fin de l’histoire » et la mondialisation heureuse semblait guider l’ordre politique mondial, et de conflits d’idées, voire d’idéologies, il n’y aurait plus. 

Aussi profonde que soit la crise politique, elle n’en est encore qu’à ses débuts et les difficultés à former des gouvernements seront encore présentes aussi longtemps que le décès des formations bipartites traditionnelles ne s’est pas achevé. Toutefois, chaque crise finit par un dénouement et aujourd’hui, 3 grands courants idéologiques, conjuguant chacun le populisme de sa propre façon, sont en train de se former pour prendre la relève.

« Radicalisation » des forces libérales

C’est sans doute le courant politique que l’on attendait le moins, tant les logiques néolibérales régissent déjà notre planète. Si le libéralisme économique règne d’ores-et-déjà presque partout, ce sont souvent des formations politiques de centre-droit ou de « troisième voie » autrefois de gauche qui l’ont mis en place. La nouveauté actuelle réside plus dans l’émergence, ou la réémergence de courants authentiquement libéraux, voire de plus en plus orientés vers le libertarisme.

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Justin Trudeau, premier ministre libéral du Canada. © Joseph Morris. Licence : Attribution-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-ND 2.0)

L’un des grands atouts de ces forces libérales est d’avoir assez peu gouverné ces dernières années, bien que leur programme économique soit largement repris ailleurs dans le spectre politique. Le cas des Liberal-Democrats britanniques, ayant gouverné avec David Cameron de 2010 à 2015 est un bon contre-exemple. Cet argument est loin d’être mineur, à l’heure où les partis et les responsables politiques traditionnels sont plus discrédités et haïs que jamais. La lutte contre la corruption et l’accroissement de la transparence tiennent d’ailleurs une place importante dans les programmes libéraux, notamment dans celui de Ciudadanos en Espagne. La jeunesse et la supposée fraîcheur des leaders est également importante dans l’attrait qu’il suscite. Il suffit de penser à Albert Rivera, 37 ans, Emmanuel Macron, 39 ans ou même aux 45 ans de Justin Trudeau.

L’autre grande force de ces mouvements est d’allier le libéralisme moral ou culturel à l’économique, aidant en quelque sorte à faire passer la pilule. La mobilité des individus, la dépénalisation ou la légalisation des drogues, la bienveillance à l’égard du multiculturalisme, la reconnaissance et la protection des droits des minorités sont ainsi défendues clairement. Ici, le meilleur exemple venant à l’esprit est bien sûr celui de Justin Trudeau, télégénique premier ministre du Canada, ayant promis la légalisation de la marijuana, participant à la Gay Pride, accueillant déjà plus de 40.000 réfugiés syriens et ayant formé un gouvernement paritaire et pluriethnique.

L’influence du « capitalisme californien » y est particulièrement forte, en lieu et place d’un Wall Street trop discrédité. Le vocabulaire et les pratiques de la Silicon Valley sont en effet omniprésents : « l’innovation » fait l’objet d’un culte absolu, les codes de la communication de l’ère digitale sont parfaitement maitrisés (jusqu’aux messageries instantanées durant les meetings de Macron), l’entreprise y est décrite positivement (Google, Apple, Facebook, Tesla ne font-ils par rêver ?) et l’uberisation de tout est associée à un progrès. D’ailleurs, certaines personnalités publiques du monde de l’entreprise high-tech se positionnent de plus en plus en potentiels candidats, tel Mark Zuckerberg.

Parfois affublés du qualificatif « d’extrême-centre », qui ne fait pas l’unanimité en raison de leur nature syncrétique, ces formations ont appris à exploiter le populisme pour leurs intérêts, en rejetant tout amalgame avec les conservateurs et les anciens partis de gauche schizophrènes, en s’opposant systématiquement à la corruption et en jouant sur leur image « neuve ». Ce populisme libéral s’est construit sa propre centralité en opposant clientélisme, immobilisme, arriération et dynamisme, multiculturalisme et un supposé « progressisme ». Cela correspond typiquement aux lignes éditoriales de The Economist, de Les Echos ou de Vox.

En fait, le projet civilisationnel porté par ces nouveaux mouvements n’est ni plus ni moins que l’absolutisation de l’individualisme et de l’utilitarisme. Parfois décrite comme une « société liquide » ou une « société d’image » remplie d’interactions toutes plus superficielles les unes que les autres, la recherche de l’aboutissement de la « concurrence pure et non faussée » ne manquera pas d’achever le remplacement d’une solidarité organique, locale et traditionnelle par une solidarité mécanique mondialisée faite d’écrans, d’applications en tout genre et d’automatisation généralisée.

L’électorat de ces libéraux next-gen est avant tout constitué des gagnants de la mondialisation, bien éduqués, parfois expatriés, métissés et très majoritairement urbains. Ils voient dans l’Union Européenne un organisme qui facilite leurs déplacements, professionnels comme touristiques, et fond les « marchés » et les cultures nationales dans une grande soupe, riche de « flexibilité ». A ceux-là, la violence du modèle économique libéral à l’égard des « autres » n’émeut pas, ou plutôt est invisible, loin de leurs métropoles, de leurs écrans et de leurs pratiques hipster.

La nouvelle droite radicale au plus haut

Le populisme de droite radicale est une réalité de plus en plus incontestable dans de nombreuses démocraties occidentales, mais pas que. Le désenchantement du passage au libéralisme économique et de l’entrée dans l’UE de nombreux pays de l’ancien bloc de l’Est, associé à la discréditation encore fraîche de l’expérience communiste, a nourri une poussée d’extrême-droite que personne n’avait senti venir : PiS en Pologne, la Fidesz en Hongrie et toute une nébuleuse de mouvances nationalistes dans les autres pays.

Le clivage discursif utilisé par la droite radicale est simple : les nationaux, bons petits travailleurs et contribuables, se font rouler dans la farine à la fois par les immigrés, légaux comme illégaux, qui « profitent du système » et apporte l’insécurité, et par les pays étrangers ou institutions supranationales. La subtilité des nouveaux populistes de droite est également de récupérer un certain nombre de critiques de la gauche traditionnelle, à la fois pour susciter les votes des victimes de la mondialisation libérale coorganisée et pour s’offrir un vernis populaire. En sont les reflets la stratégie de Donald Trump, « milliardaire en col bleu », d’accuser la Chine ou le Mexique ou celle de Marine Le Pen, héritière et dirigeant d’un parti mouillé dans de nombreuses affaires, de pointer la responsabilité de l’UE dans tous les problèmes nationaux. Cette stratégie de triangulation s’est révélée d’autant plus efficace que la « gauche » de gouvernement participait ouvertement à la mise en place de politiques néolibérales, permettant un passage à droite toute du vote ouvrier.

En arrivant au pouvoir dans de nombreux états, la droite radicale populiste franchit une nouvelle étape, encore inimaginable il y a quelques années. Pourtant, cet accès aux responsabilités pose problème car elle se retrouve face à ses propres incohérences.

Pour l’instant, l’extrême-droite parvient à contourner ces problèmes en trouvant de nouveaux boucs-émissaires et en usant de la rhétorique d’un complot institutionnel à son égard, ce qui lui permet en outre de conserver une apparence « antisystème » et de revendiquer l’accès à toujours plus de pouvoir. Trump continue par exemple à tenir des meetings alors qu’il est élu, en se faisant passer comme victime des juges, qui empêchent son « Muslim Ban » d’entrer en vigueur, et des médias, « parti de l’opposition », qui tirent à boulets rouges sur tout ce qu’il fait. De manière semblable, les attaques de Vladimir Poutine contre la Cour Européenne des Droits de l’Homme lui permettent à la fois d’alimenter son discours de « victime de l’Occident » et de légitimer la sortie de son pays d’une institution qui s’est déjà montrée nuisible à son égard.

Une gauche populiste en plein essor

Longtemps divisée entre deux courants que Manuel Valls avait un jour qualifié « d’irréconciliables », entre sociaux-démocrates convertis au libéralisme et radicaux ne s’adressant qu’aux marges, la « gauche » semble enfin amorcer un renouveau populiste. Sur les préconisations théoriques de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, les dernières années ont conduit à la profusion de nouveaux mouvements. Le cas de Podemos est sans doute le plus éloquent, le jeune parti ayant, jusqu’à récemment en tout cas, construit son discours sur la lutte du peuple contre les forces de l’argent, des multinationales aux politiciens véreux, en passant par l’industrie financière, la Commission Européenne et l’éditocratie médiatique. La « caste » régulièrement évoquée par Jean-Luc Mélenchon et le « top 1% » de Bernie Sanders sont de la même manière les avatars des ennemis du peuple.

Les thématiques environnementales et la volonté d’un renouveau démocratique des institutions trouvent également toute leur place au sein de cette dichotomie, puisque l’immobilisme patent sur ces questions est expliqué par l’influence des lobbys et les intérêts des élites économiques. La lutte des classes, dans sa vision économique théorisée par Marx, se retrouve dès lors enrichie de nouvelles dimensions intrinsèquement liées à la répartition des richesses. Comment imaginer améliorer la situation climatique et environnementale sans une hausse du pouvoir d’achats des ménages ? Comment relancer l’économie sans de vastes plans de protection de l’environnement ? Comment, enfin, changer le système économique sans une refonte d’institutions sclérosées par le clientélisme, l’opportunisme et les conflits d’intérêts ou la récupération du pouvoir transféré aux bureaucrates bruxellois ?

Pour gagner, les populistes de gauche tentent donc à la fois de rejeter les marqueurs trop clivants de la gauche radicale classique et d’intégrer les nouveaux combats clairsemés que sont l’antiracisme, l’écologie, le féminisme ou l’altermondialisme. Cette « coalition des précaires », vise à réunir étudiants surdiplômés condamnés aux stages et aux petits boulots, « zadistes » décroissants, pacifistes, féministes ou minorités ethniques victimes de discrimination autant que syndicalistes, chômeurs, retraités précaires et ouvriers, électeurs de gauche plus traditionnels. Etant donné la réalité des inégalités et la prévalence de la hantise du déclassement, ce peuple potentiel rassemblant bien au-delà des frontières habituelles de la gauche a toutes les chances de pouvoir former une majorité électorale. Le problème réside plutôt dans l’inaudibilité des discours de la nouvelle gauche populiste dans les médias dominants, d’où la nécessité d’une offensive culturelle gramscienne considérable.

 

L’irrémédiable déclin des forces du passé

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Angela Merkel et Sigmar Gabriel, partenaires dans la grande “Koalition” © OTRS. Tobias Koch. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Germany license.

Si le débat sur la pertinence du clivage gauche-droite bat son plein en Europe, c’est bien parce que ces nouvelles formations politiques, viennent brouiller les lignes traditionnelles. Mais c’est aussi en raison de l’ébranlement du bipartisme traditionnel, entre la « gauche » et la « droite », tellement aseptisées au fil du temps que beaucoup les associent dans un même rejet. Les anciens partis « de gauche » se sont fourvoyés dans le néolibéralisme, par exemple à travers la « troisième voie » au Royaume-Uni ou la pratique des grandes coalitions en Allemagne et au Parlement Européen, tandis que le conservatismes chevronnés des partis « de droite » peinent à récolter le soutien des jeunes cadres, entrepreneurs et autres CSP dominantes, qui n’ont que faire de la religion et des traditions tant que le business fonctionne.

En France, la dynamique autour des campagnes de Benoît Hamon et François Fillon a rapidement pris du plomb dans l’aile, et ce malgré la prétendue légitimité qu’étaient censée leur apporter des primaires où c’est avant tout le dégagisme qui s’est exprimé. Le premier a été pris dans de multiples scandales dont les tentacules s’étendent chaque jour; sa guerre contre le « lynchage médiatique » dont il prétend faire l’objet, si elle a convaincu des partisans dont la moyenne d’âge n’invite pas à être confiant pour le futur du parti, a éloigné les sympathisants hésitants. Le second, refusant d’assumer le bilan d’un quinquennat désastreux qu’il n’a que très mollement critiqué, a vu son électorat potentiel être en partie siphonné par Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron et peine à remplir les salles.

Le second tour de la présidentielle se déroule finalement sans l’un ni l’autre, répliquant les séismes politiques de la présidentielle autrichienne et des élections espagnoles de Décembre 2015 où le bipartisme traditionnel s’est pris une claque à en faire pâlir Manuel Valls. Les Républicains et le PS semblent de plus en plus devoir choisir entre le schisme, la métamorphose ou la marginalisation. Qu’importe ? Pour beaucoup, la droite et la gauche de gouvernement et ses avatars étrangers ont montré ce dont ils étaient capables et le futur se dessine autour de ces 3 nouveaux courants politiques. Un match qui s’annonce d’une violence considérable.

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Trump, un catcheur à la Maison Blanche

Capture YouTube

Dans un article paru en septembre 2015, le journaliste américain Judd Legum comparait Donald Trump, alors encore seulement candidat, à un catcheur, s’appuyant sur un texte de Roland Barthes. L’avenir lui a donné raison : Trump, sur le ring politique où, comme au catch, la vérité importe peu, est en effet devenu un champion incontesté. Rien d’étonnant alors à ce qu’on ait retrouvé « The Donald » littéralement sur le ring en 2007. Retour sur cet événement incongru, parsemé de corps huilés et de tondeuses électriques, qui en dit en vérité long sur Trump…

Battle of the Billionaires

Le catch est un sport-divertissement typiquement américain dont la particularité est de mettre en scène des combats dont l’issue est déjà prévue à l’avance par une équipe de scénaristes. Les affrontements sont donc autant de chorégraphies répétées en coulisses, et les moments dans le ring sont entrecoupés de joutes verbales. Aux États-Unis, la World Wrestling Entertainment (WWE) est la compagnie indétrônable du genre, à raison de plusieurs shows par semaine, fonctionnant comme une série, ou plutôt comme une télé-réalité. Pas surprenant alors que Donald Trump, à la tête pendant une décennie de l’ignoble et amoral The Apprentice (qui consistait grosso modo à voir le futur Président renvoyer des employés), soit passé par le catch.

En avril 2007, se tenait à Detroit Wrestlemania, l’équivalent du Super Bowl pour le catch. Un stade de base-ball réquisitionné, 80 000 spectateurs. Ce soir-là, parmi les autres combats, Donald Trump participe à la Battle of the Billionaires (ça ne s’invente pas) contre Vince McMahon, le patron de la WWE. L’enjeu : savoir qui a la plus grosse (capacité financière). Le combat se joue par poulains interposés, le gagnant aura le droit de raser complètement l’autre milliardaire à la tondeuse. Spoiler : Trump ne perd pas, personne ne touche à ses cheveux, ne rêvez pas.

Trump gagnant le droit de raser son adversaire
Trump gagnant le droit de raser son adversaire, une stipulation qui manquait très certainement à la campagne Capture Youtube

Mais qui représente donc nos milliardaires ? Au catch, les combats sont souvent l’occasion de mettre en scène et de purger les passions du public américain. Aussi, les « bad guys » représentent-ils souvent les « ennemis » de l’Amérique : pendant la Guerre Froide, les méchants étaient ainsi tantôt Russes tantôt Iraniens (il y eût même des méchants catcheurs français après le refus de la France de suivre les USA dans leur croisade irakienne, ce qui avait enclenché une sérieuse campagne de « french-shaming » ). On aurait pu se délecter d’une ironie rétroactive si l’adversaire du poulain de Trump avait été Mexicain ce soir-là, mais non : dans le coin de Vince McMahon, on retrouvait Umaga, « sauvage des îles Samoa » (non, le catch ne véhicule pas du tout de clichés racistes, pensez donc…). Trump hérite lui de Bobby Lashley, censé être un ex-soldat bodybuildé. America first.

Trump et son poulain, Bobby Lashley
Trump et son poulain, Bobby Lashley Capture YouTube

La suite coule de source : l’Américain bat l’Étranger, les cheveux de Trump sont saufs et on assiste à une scène extrêmement gênante de « tonte » de Vince McMahon (la vidéo est en fin d’article). A la fin de toute cette mascarade, Donald Trump accepte néanmoins de se prendre une prise, pour de faux évidemment, par le très populaire Steve Austin, qui arbitrait le match.

Voilà, le 45ème Président des USA, mesdames et messieurs, le premier a avoir été faussement fracassé devant 80 000 personnes. Tout ça, bien entendu, participe d’une gigantesque opération de communication de la marque Trump. La Battle of the Billionaires est surtout une preuve de plus de la connivence du « Président du peuple » avec l’élite économique états-unienne. Vince McMahon est en réalité un grand ami, et Trump a d’ailleurs nommé Linda McMahon, épouse de, à l’agence de soutien aux Petites et Moyennes Entreprises (PME) en décembre dernier. Entre temps, Trump est apparu plusieurs fois lors des shows de la WWE, au point de se faire introduire dans le « WWE Hall of Fame » en 2013, normalement réservé aux athlètes.

« Wrestling » Trump ou l’action frénétique

Mais Trump est, justement, un catcheur. Et il a mené sa campagne comme une émission de la WWE, un Wrestlemania politique permanent. Il a désigné ses adversaires avec la même simplicité et le même manichéisme qu’on utilise pour créer un profil de « méchant » au catch. Le Mexicain, le Chinois, le Musulman, le Journaliste. Une étiquette simple pour des idées simplistes. Mme Clinton est même devenue, le temps de quelques meetings, « Crooked Hillary » (Hillary la véreuse, littéralement), comme on affuble de surnoms les stars du catch. Il a exploité à fond sa « gimmick » (rôle) de golden boy proche du peuple et patriote, une recette qui ne pouvait que réussir.

Plus encore, il a appliqué l’essence même du catch à sa campagne : l’action frénétique, pour maintenir l’excitation et la passion. Citant Mythologies (1957) de R. Barthes, Legum écrit « un fan de catch est moins intéressé par ce qui arrive que par le fait que quelque chose arrive. Trump l’a bien compris. ». Trump a été omniprésent au point que l’information battait au rythme qu’il lui dictait. Il intervenait partout, « par téléphone quand il ne peut pas être devant la caméra et lorsqu’il n’est pas à la télé ». Comme au catch, qu’importe que tout soit faux (bienvenue dans l’ère des « faits alternatifs »), tant que le spectacle est garanti, que la foule est divertie, que les punchlines sont acérées.

Le catch est un spectacle, la campagne américaine l’est devenue (Obama ayant d’ailleurs pavé la voie, marketant son nom et sa marque « Yes We Can », associant des stars comme Beyoncé à son image de candidat). Trump est l’enfant de ce spectacle et sa victoire est en ce sens la suite logique de l’évolution de la vie électorale occidentale.

Maintenant, The Donald, catcheur milliardaire de son état, est à la Maison Blanche. Il entre dans une nouvelle dynamique, celle du pouvoir, le vrai, celui qui implique, au-delà des mensonges, des prises de responsabilités et des conséquences concrètes, immédiatement vérifiables. Mais, par la nature même de sa campagne, Trump s’est rendu addict, plus que jamais, au régime des passions. Alors qu’il est le Président le plus impopulaire jamais arrivé dans le Bureau ovale, que des émeutes inédites ont entaché son investiture, Trump doit pouvoir contenter sa base de supporteurs, au risque de se retrouver détesté par tous. Or, comment ne pas décevoir un électorat qui s’est habitué au show permanent ? La réalité du pouvoir devrait l’empêcher de tenir un rythme aussi effréné, et tôt ou tard, lorsqu’il n’aura plus le temps d’agiter les bras sur toutes les télés et les réseaux sociaux, l’exigence de vérité reviendra. Quand le show de catch se termine, les spectateurs sortent de la frénésie induite par le divertissement, se rappellent que tout était faux.

Les premiers jours de Donald Trump Président semblent montrer qu’il prend le pari de maintenir son rythme de campagne. Retrait de la version espagnole du site de la Maison Blanche, suppression des références au réchauffement climatique et aux LGBT sur ce même site, décret interdisant le financement d’ONG internationales pro-avortement, retrait du traité trans-pacifique (TPP), relance du projet de pipeline au Dakota (dont nous vous parlions ici). Trump n’a pas chaumé, et est resté omniprésent dans les médias. Mais jusqu’à quand tiendra-t-il sur le ring ?

Crédits photos :

  • http://www.wwe.com/videos/playlists/donald-trump-greatest-wwe-moments
  • http://www.directmatin.fr/buzz/2017-01-20/video-quand-donald-trump-sillustrait-sur-un-ring-de-catch-725097
  • http://lasueur.com/donald-trump
  • http://blogs.denverpost.com/nerd/2015/06/16/
  • https://www.vice.com/fr/article/analyse-photo-investiture-donald-trump

[IDÉES] Trump Président : stupeur et tremblements au royaume des aveugles

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©Gage Skidmore

Voilà, c’est fait. Donald Trump sera le 45ème Président des États-Unis. Celui qui n’était qu’un clown de télé-réalité, un showman habitué des émissions bas-de-plafond (The Apprentice, Wrestlemania), dirigera la première puissance mondiale. La nouvelle a laissé tout le monde sur son séant, pour rester poli : commentateurs, sondeurs, citoyens et géopolitologues du dimanche sur la Twittosphère. Tous ont eu tort, moi et vous inclus. Dans un contexte de grand aveuglement multi-médiatique, le « croque-mitaine » Donald Trump a eu raison contre la planète entière.

Vite on a vu poindre les articles qui tentent de se rassurer : « Et si les grands électeurs ne votaient pas pour Trump ? », « Et si Trump était destitué ? », « Une pétition de 4 millions de personnes pour que Clinton soit Présidente ». Pitoyables tentatives de trouver une issue de secours, de la part d’un monde médiatique qui semble dans son ensemble incapable d’ouvrir les yeux. Alors, que ce soit dit : avec 74 Grands Électeurs d’avance sur sa rivale, Trump est sûr d’être élu par le Collège Électoral. Une destitution est un acte hautement improbable, qui de plus porterait au pouvoir le vice-président créationniste Mike Pence, bien plus dangereux. Et une pétition ne vaut rien, face à 62 millions de bulletins dans les urnes. Notons avec ironie l’empressement du « camp démocrate » à ne pas accepter la vérité en face et le résultat des élections, alors même qu’ils étaient les premiers à redouter que Trump refuse l’issue du scrutin. Comme quoi…

La démocratie, le bouc-émissaire facile

Donc, oui, on doit s’y faire, individuellement et collectivement : Trump a gagné. Sa présidence sera peut-être un désastre, ou peut-être, plus probablement, un pétard mouillé. Mais il est trop tôt pour s’avancer davantage. L’heure est venue d’être humbles et de prendre une leçon de l’Histoire.

Que faire si on ne veut pas que des Trump fleurissent un peu partout ? Depuis l’élection, on entend tout et n’importe quoi. « Pas surprenant de la part du peuple le plus con de la Terre », « comme quoi, trop de démocratie… », « il faudrait un permis de voter, ça éviterait d’avoir des cons qui votent pour Trump ».

Il y a quelque chose d’absolument malsain là-dedans. Déjà, cela tient de l’aveuglement congénital que de croire que l’élection américaine est trop démocratique, alors même que si le suffrage avait été direct, ce serait Hillary Clinton qui l’aurait emporté. Mais surtout, parce qu’on ne peut pas disqualifier la démocratie à partir du moment où la majorité change, ou lorsque le résultat déplaît. Oui, la démocratie peut dévier et favoriser la démagogie, rangez votre Platon et votre Aristote, on connaît. Mais voir une défaillance intrinsèque à ce modèle politique est une erreur. La basse démagogie telle que fut celle de Trump ne se nourrit pas des errances de la démocratie, mais bien des faillites d’une société moribonde. Une société qui va bien n’aurait que faire d’un Trump, n’aurait eu que faire du discours xénophobe et simpliste qui a largement permis le Brexit au Royaume-Uni. Pour la simple et bonne raison qu’elle n’en aurait nul besoin.

L’Amérique multi-culturelle de Trump

On a tous sous-estimé le mal-être d’une frange croissante de la population, qui en est venue à être la majorité. On prophétisait avec Trump la revanche des « ploucs blancs », de cette Amérique blanche rurale déshéritée et désindustrialisée, animée d’un sentiment de « rancœur raciale » vis-à-vis d’un Obama trop communautaire à leurs yeux. On riait des primaires républicaines, confortablement vautré dans cette certitude d’avoir raison envers et contre tous. On se marrait bien devant « l’idiot porté par des idiots ». Les résultats nous ont violemment donné tort. En réalité, l’Amérique de Trump, c’est-à-dire son électorat, est aussi multi-culturelle que celle de Barack Obama. C’était donc, pour beaucoup de gens, d’horizons divers, du sérieux. Les scores du candidat populiste républicain en Floride par exemple, parmi la population cubaine et latino, sont aux alentours des 30 %. Des asiatiques ont voté Trump, des femmes ont voté pour Trump, des Afro-Américains ont voté Trump.

Si effectivement, Trump est soutenu par l’extrême-droite suprémaciste américaine, les 62 millions d’électeurs qui l’ont porté au pouvoir dressent quant à eux une mosaïque fidèle de l’Amérique : des étudiants pro-Sanders désirant secouer un establishment poussiéreux, aux Afro-Américains déçus d’Obama et dégoûtés par la campagne bling-bling de Clinton ; du Républicain tradi de la Bible Belt à la mère de famille essayant de joindre les deux bouts en banlieue de Philadelphie.

Alors certes, ça fait peur. C’est bien moins pratique. C’est tellement plus simple de conclure à une victoire de la rhétorique raciste, mais non. C’est aussi, surtout, un vote de ras-le-bol, anti-élites. Et il est ironique, certes, qu’il prenne la forme d’un Donald Trump, milliardaire issu du microcosme médiatique et financier new-yorkais. Mais ce qu’il faut se demander alors c’est pourquoi cette colère est-elle captée uniquement par des candidats démagogues, des populistes de droite ? Parce que personne d’autre ne s’y intéresse, voilà pourquoi. Tout juste les médias US faisaient-ils des reportages dans l’Amérique de Trump (entendre par-là dans le « trou-du-cul de l’Amérique ») comme on s’approche, curieux, d’un phénomène de foire. On pointera, à raison, la sociologie du journalisme et le mépris de classe. Les préjugés sur les déclassés et leur malaise social empêchent la plupart des journalistes de voir ce mal-être. Le comprendre ne figure pas dans leur logiciel. Et ça dépasse largement le cadre journalistique. Tous les privilégiés, les éditocrates et autres étudiants dans l’antichambre de la classe sociale supérieure, ont été partie prenante de ce grand aveuglement : à rire de Trump, à être fascinés par le phénomène médiatique, sans voir les causes sociales structurelles sur lesquelles reposait son succès futur. Parce qu’ils forment une classe, qu’on le veuille ou non, de privilégiés, et qu’ils ne connaissent pas le malaise social, dans leur grande majorité. Ils ont beau avoir les meilleures intentions du monde, ce mépris de classe est leur « mur Trump » à eux : ils s’isolent du reste du monde social.

Faute collective

Les leçons pour la vie politique française sont grandes. La victoire de Marine Le Pen dès 2017 devient avec celle de Trump de l’ordre de l’envisageable. Et auquel cas, on sera tous surpris (encore). Alors que le malheur est sous leurs yeux et sous les nôtres, que la souffrance est palpable. La responsabilité sera alors – et elle l’est déjà – collective : c’est celle des médias, qui invitent Marine Le Pen et son aréopage de chiens de combat sur le moindre plateau TV, et qui n’invitent jamais son électeur, vu comme idiot par nature, raciste par évidence. La bulle médiatique est terrifiée à l’idée d’éclater si elle allait à la rencontre des gens… C’est la faute aussi, des hommes politiques déconnectés du réel, qui achètent en 2016 leur pain au chocolat à 15 centimes (Copé) au Prisunic (Juppé). Comment voulez-vous qu’une micro-sphère pareille comprenne quoi que ce soit aux classes les plus populaires et fragiles ? Peut-être est-il temps de se rendre compte que la sacro-sainte démocratie représentative ne représente plus personne ? Que si les gens avaient la possibilité de se représenter eux-mêmes, les possibilités politiques s’en retrouveraient grandement améliorées ?

 C’est la faute, enfin, il faut savoir l’admettre pour avancer, à la gauche, la gauche radicale, la mienne, la vôtre, qui se complaît davantage dans son langage universitaire que dans le travail de terrain. Cette gauche « Lordon » qui rêve de marcher main dans la main avec une gauche ouvrière fantasmée, mais est incapable de parler aux laissés-pour-compte. Cette gauche radicale prompte à dégainer la lutte des classes, mais incapable de dépasser ses propres déterminismes. Prenez Nuit Debout. Si le mouvement est mort, c’est parce qu’il s’est montré incapable de dépasser le cadre très limité de sa naissance. Il a été incapable de déplacer ses « forums citoyens » hors du centre petit-bourgeois, vers la périphérie, les banlieues. Ils sont pourtant là, les gens qui souffrent et attendent des réponses. Des gens qui n’ont pas attendu Nuit Debout pour être mobilisés mais que personne ne veut entendre, à part ici un Trump, à part là une Le Pen. Etre incapable de leur parler, les traiter d’idiots ou de moins-que-rien, c’est laisser la voie libre aux radicalismes, qu’ils soient d’ailleurs religieux ou politiques.

Si les élites, au sens large, se montrent incapables de remettre en question leur modèle de pensée, leurs préjugés de classes, leur aveuglement idiot et méprisant, alors il n’y aura rien d’étonnant à ce que les catastrophes de type Trump se suivent et se ressemblent… La gauche doit être à nouveau audible pour les classes les plus défavorisées, sortir de son confortable aveuglement, de sa bulle sociale. La gauche de demain doit retrouver le goût du terrain, du dialogue comme transgression des barrières sociales. Elle en a assurément les moyens, et c’est à cette condition seulement que tout reconstruire deviendra possible.

Crédits Photo : ©Gage Skidmore. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Le protectionnisme est-il compatible avec un projet social ? Réponses avec David Cayla

Enseignant-chercheur en économie à l’Université d’Angers, chercheur au Granem. David Cayla a accepté de répondre à nos questions sur le protectionnisme et sa compatibilité avec un projet social. Au programme : François Hollande, Donald Trump, et l’Union Européenne.

Jeune économiste en vue, vous êtes membre des Économistes atterrés, association qui a sorti l’an dernier son second manifeste. Ce rassemblement d’économistes hétérodoxes critique les idées reçues diffusées par la science économique dominante. Parmi les combats que vous menez, il y a la possibilité de mesures protectionnistes, qui sont considérées comme une plaie couteuse pour l’économie par une grande partie des économistes et de la classe politique. Selon vous, le protectionnisme peut être un levier pour une politique de progrès social, pouvez-vous nous en dire plus ?

Lors du discours de renoncement de François Hollande, je n’ai pu m’empêcher de noter une phrase : « Le plus grand danger, c’est le protectionnisme, c’est l’enfermement », a-t-il affirmé en faisant référence à l’extrême droite (mais on peut penser qu’il s’adressait aussi à Arnaud Montebourg). Il y a là une double erreur. D’abord une erreur de définition. François Hollande, comme beaucoup de monde, confond protectionnisme et autarcie. Or, les deux termes n’ont strictement rien à voir. En matière de politique commerciale, trois doctrines sont possibles. Le libre-échange, qui promeut une suppression des régulations publiques en matière de commerce international pour laisser au marché la plus grande latitude possible ; l’autarcie qui, à l’inverse, entend restreindre le plus possible le commerce avec l’étranger ; et enfin le protectionnisme qui entend réguler et intervenir dans le commerce international pour ne pas laisser les forces du marché décider seules de la nature et du volume des échanges commerciaux.

Le protectionnisme n’est pas un enfermement mais un interventionnisme. La preuve en est que parmi les mesures protectionnistes les plus usitées il y a les subventions aux exportations qui tendent non à réduire mais à augmenter les échanges commerciaux. L’Europe a d’ailleurs été longtemps accusée de protectionnisme pour ses subventions agricoles par les pays en voie de développement.

L’autre erreur de François Hollande c’est de transformer ce qui n’est qu’un outil économique, une politique commerciale, en objet moral. A l’entendre, le protectionnisme serait intrinsèquement « dangereux ». Or, cette position est absolument intenable pour un responsable politique socialiste qui, par ailleurs, entend « réguler » les marchés.

Comment peut-on d’un côté considérer que l’intervention de l’État sur les marchés à l’intérieur des frontières est bonne, mais que la même intervention se transforme subitement en catastrophe dès lors qu’il s’agit de contrôler les flux marchands internationaux ? Si les marchés dérégulés sont inefficaces dans la finance, les services publics, la production de logement, la médecine… pourquoi seraient-ils efficaces à l’échelle internationale ?

En fait, pour éviter toute confusion, il faudrait changer notre vocabulaire. Au lieu de « libre-échange », il faudrait parler de « dérégulation », et au lieu de « protectionnisme » il faudrait parler « d’interventionnisme » ou de « régulation ». Ainsi, on pourrait traduire la pensée de Hollande de manière plus compréhensible : « Le plus grand danger, c’est la régulation du commerce international, c’est l’enfermement ». Et on comprend aussitôt en quoi une telle phrase est absurde.

Ce que vous proposez semble joli sur le papier mais mettre en place ce type de mesures ne nous exposerait-il pas à des mesures de rétorsion de la part de nos partenaires commerciaux ? Est-ce vraiment le moment opportun pour lancer une guerre commerciale ?

C’est amusant comment, à chaque fois qu’on promeut l’intervention de l’État sur les marchés, on est renvoyé à une logique guerrière. Les libéraux – et plus largement les libertariens – sont parvenus à nous convaincre que les guerres sont nationales et forcément le fait des États. On voit bien la logique. L’intervention d’un État c’est l’affirmation d’une nation. Et les nations c’est le nationalisme… et le nationalisme, c’est la guerre !

Mais l’État, c’est aussi le lieu de l’affirmation de la démocratie. Or, toute démocratie suppose qu’on reconnaisse qu’il existe des conflits d’intérêt entre les groupes sociaux. En matière internationale comme en matière nationale, on ne peut nier qu’il existe des intérêts contradictoires. Les pays producteurs de pétrole ont intérêt à ce que le pétrole soit le plus cher possible ; les pays industrialisés ont intérêt à ce qu’il soit le plus bas possible. Des conflits commerciaux sont inévitables. Choisir le libre-échange ne signifie pas qu’on va supprimer les conflits mais qu’on va laisser le marché déterminer les gagnants et les perdants de la mondialisation sans aucune médiation politique.

Ceux-là peuvent être des pays, mais ce sont souvent des groupes sociaux au sein des pays. Ainsi, en France, les ouvriers sont les grands perdants du libre-échange, les classes supérieures les grandes gagnantes. Mais les ouvriers qui s’en plaignent et demandent des mesures protectionnistes sont renvoyés au rang de méchants extrémistes, suppôts du Front national et xénophobes. Non seulement le libre-échange crée des gagnants et des perdants, mais il le fait en niant aux perdants le droit de contester l’ordre établi.

Les perdants peuvent également être des pays ou des régions entières. C’est d’autant plus vrai que le libre-échange a depuis longtemps changé de nature. La mondialisation n’est en effet plus celle des marchandises mais celle des facteurs de production. Cela signifie que ce ne sont pas seulement des produits finis qui circulent dans le monde, mais du capital, des capacités de production.

Dès lors, le libre-échange ne fait pas circuler des marchandises mais des usines. Et cela change tout, car ce type de mondialisation met les territoires et les États en concurrence. Chaque pays cherche donc à détrousser son voisin de ses usines et de ses emplois. Le résultat est que la mondialisation contemporaine engendre des forces d’éclatement extrêmement violentes en concentrant les richesses industrielles dans certaines régions « gagnantes » au détriment des régions perdantes.

On a vu ce que le libre-échange imposé a produit en Chine et en Inde au cours du XIXème siècle : un effondrement industriel, économique, social et politique dans deux pays qui étaient pourtant très prospères avant l’arrivée des européens. Aujourd’hui, les mêmes phénomènes de désindustrialisation se produisent dans un certain nombre de pays développés. Mais à la différence des ouvriers qui sont dominés socialement, les pays perdants finissent pas s’émanciper de la doctrine libre-échangiste. On l’a vu très récemment avec l’élection de Trump.

Justement, quand on voit les gouvernements qui défendent aujourd’hui des mesures protectionnistes, il s’agit essentiellement de gouvernements nationalistes et xénophobes. Trump incarne à sa façon ce retour en force du protectionnisme. Il a su conquérir le vote de la Rust belt [i.e la « ceinture de rouille » qui correspond aux États des grands lacs et du Mid-West] en s’appuyant sur les ouvriers blancs. Comment expliquez-vous ce phénomène ? Le problème n’est-il pas qu’au fond, la gauche a abandonné les ouvriers, qu’elle a préféré les impératifs de la construction européenne à son projet social ?

Les courants politiques protectionnistes présents aujourd’hui dans l’offre politique sont effectivement issus de courants nationalistes et xénophobes, ce qui fait qu’il est très difficile pour un électeur de voter pour le protectionnisme sans en même temps voter à l’extrême droite. Cela est d’abord la cause d’un refus, à gauche, de penser le protectionnisme.

Pendant longtemps, le mouvement ouvrier s’est vécu comme pacifiste et internationaliste. L’internationale ouvrière se voulait la réponse à l’internationale du capital. Certains ont voulu croire que derrière le slogan « travailleurs de tous les pays unissez-vous ! » il y avait un projet de disparition des frontières et des États. Or, l’internationalisme n’est pas nécessairement un mondialisme. Porter des projets de collaborations internationales ne signifie pas forcément la disparition des frontières et des nations.

L’accélération de la mondialisation dans les années 1990 a entrainé la rupture des ouvriers avec l’internationalisme. J’y vois les effets de la mondialisation du capital qui a imposé un système économique mettant les travailleurs de tous les pays en concurrence, détruisant ainsi le sentiment, chez les salariés, d’appartenir à un groupe social uni par des intérêts communs indépendamment des appartenances nationales.

Mais au lieu de se faire le porte-voix des victimes de la mondialisation et de les accompagner politiquement en leur proposant un débouché politique de type néo-protectionniste, les partis de gauche qui revendiquent l’héritage des mouvements ouvriers se sont lancés, en guise d’internationalisme, dans le projet européen, arguant que face à la mondialisation l’Europe ferait office de protection.

 

Je me souviens des affiches de la campagne du traité de Maastricht qui expliquaient que la construction européenne permettrait de faire le poids face aux puissances américaines et asiatiques. Mais l’Europe comme instrument de protection, c’est une vaste blague !

La politique commerciale européenne inscrite dans les traités est explicitement libre-échangiste. Elle interdit à ses membres toute régulation du Marché unique, elle impose un commerce de plus en plus dérégulé conforme aux règles de l’OMC et prohibe toute mesure nationale ou européenne qui aurait pour effet de restreindre les mouvements de capitaux vis-à-vis de pays tiers.

Le problème c’est qu’une fois cette stratégie engagée, il n’existe aucun retour en arrière possible. La politique commerciale est un domaine exclusif de l’Union qui négocie au nom de l’ensemble des États. C’est la raison pour laquelle la plupart des traités commerciaux que signe l’UE ne nécessitent pas de ratification par les 28 États membres. Seuls les traités dits de « nouvelle génération », qui dépassent largement le cadre commercial et donc les prérogatives de l’Union nécessitent le double accord des États et des instances européennes. Voilà pourquoi les traités de libre-échange signés avec la Turquie ou les pays d’Afrique du Nord par exemple n’ont pas été ratifiés par les États, contrairement au CETA et au TAFTA qui doivent être validés à la fois au niveau national et au niveau de l’Union.

Cela dit, même ces traités de nouvelle génération entrent en application « provisoire » avant les ratifications nationales. C’est ainsi que le traité de libre-échange signé en 2011 avec la Corée du Sud entra en application provisoire dès cette date et ne fut adopté définitivement qu’en 2015, après les ratifications nationales. C’est d’ailleurs exactement le même scénario qui est envisagé aujourd’hui pour le CETA. La levée de l’hypothèque wallonne et de son ministre-président Paul Magnette a ouvert la voie à une mise en application « provisoire » du CETA. Le provisoire pouvant durer plusieurs années, les ratifications nationales n’auront du coup qu’à valider a posteriori l’existant. Et si certains pays ne ratifient pas, ils auront bien entendu le droit de revoter jusqu’à ce que ratification s’en suive.

En somme, en se donnant à l’Europe, les partis de gauche se sont enfermés dans une logique libre-échangiste sur laquelle ils n’ont aucun contrôle. C’est pour cette raison que seuls les partis anti-européens peuvent se permettre d’être protectionnistes. Voilà pourquoi, à titre personnel, je me méfie des candidats qui prennent des postures critiques sur le libre-échange tout en refusant de rompre avec l’Union européenne. Dans le cadre des traités européens actuels, il n’y a aucun moyen de rompre avec le libre-échange.

Qu’entendez-vous par là ? Doit-on vraiment rompre avec l’Union Européenne pour mettre en place des mesures protectionnistes ? Cela semble difficile à imaginer. Comment se passerait la mise en place de mesures protectionnistes à l’échelle nationale, et sur quels segments de l’économie ?

Avec Coralie Delaume, dans un ouvrage qui va paraître prochainement[1], nous faisons le constat que l’Union européenne est en fait déjà pratiquement morte. Certes, les institutions fonctionnent en apparence, mais ce qui est au cœur du projet européen, c’est un ensemble de règles communes qui encadrent l’action des États. Depuis 1957, ces règles n’ont cessé de se renforcer en créant un droit supranational hors de portée des citoyens. Or, depuis quelques années, nous assistons à un point de bascule. Les règles européennes deviennent inapplicables et sont de fait de plus en plus contournées sans que les sanctions prévues ne tombent.

La fin de l'Union Européenne.
David Cayla & Coralie Delaume, La fin de l’Union Européenne, 2017, Michalon

La Commission a ainsi renoncé à sanctionner l’Espagne et le Portugal qui pourtant ne parviennent plus à réduire leurs déficits publics au rythme attendu ; elle ferme les yeux sur les excédents macroéconomiques de l’Allemagne qui sont pourtant considérables ; elle est restée passive en 2015 lorsqu’Angela Merkel a unilatéralement renoncé à appliquer le règlement de Dublin sur le droit d’asile ; par ailleurs, elle n’a rien pu faire non plus lorsque de nombreux États ont ensuite rétabli les contrôles aux frontières, suspendant de fait le traité de Schengen. Enfin, elle a renoncé à sanctionner les gouvernements autocratiques hongrois et polonais.

La dernière réforme constitutionnelle hongroise a pourtant largement transformé le système judiciaire hongrois à tel point qu’aujourd’hui la Hongrie peut légalement s’extraire de l’ordre juridique européen.

Si l’Union européenne devient incapable de faire appliquer ses propres règles, alors n’importe quel pays peut faire à peu près ce qui lui plait, y compris en matière commerciale. Par exemple, Arnaud Montebourg a prévu de réserver une partie des commandes publiques à des entreprises nationales. C’est évidemment contraire aux règles du Marché unique, mais si l’Union renonce à sanctionner l’Allemagne pour ses excédents, pourquoi la France ne bénéficierait pas elle aussi d’un passe-droit ?

Même si aucun pays de l’Union ne peut instaurer de droits de douanes à ses frontières, un certain protectionnisme peut être mis en place via une taxe sur la consommation, par exemple en instaurant une contribution « sociale » ou « carbone » qui pourrait s’appliquer aux produits qui ne disposent pas d’un bon bilan social ou environnemental.

Les produits made in China, qui ont parcouru des milliers de kilomètres ou qui ont été produits par des entreprises où les salaires sont extrêmement faibles et où il n’existe pas de liberté syndicale pourraient ainsi être davantage taxés que les produits réalisés dans des pays socialement avancés ou géographiquement proches. De même, les fraises produites en Espagne ou a Maroc seraient davantage taxées que les fraises du Roussillon, plus proches des lieux de consommation français.

Un protectionnisme intelligent est un protectionnisme qui tend vers un objectif de politique publique. Pour moi, la priorité devrait être de rétablir en France un équilibre territorial. Actuellement, la France est en voie de désindustrialisation accélérée et la crise agricole endémique fragilise ses territoires ruraux. Le libre-échange frappe de fait prioritairement les agriculteurs et les ouvriers, c’est-à-dire les populations déclassées éloignées des centres villes.

Un protectionnisme intelligent doit donc, sans nier le marché, orienter celui-ci pour qu’il évite de brutaliser ces régions fragilisées. On a su, avec l’instauration des Appellations d’origine protégées (AOP) éviter l’effondrement agricole de nombreux territoires (même si les AOP ne couvrent qu’une petite partie de l’activité agricole). On pourrait de la même façon protéger l’industrie et les savoir-faire traditionnels dans de nombreuses régions grâce à une politique de soutien active.

À l’échelle nationale, la France doit maintenir une industrie généraliste et éviter une spécialisation trop restreinte qui lui ferait courir le risque d’un effondrement économique en cas de crise de son secteur de spécialisation. Il faut donc continuer à faire du textile, de l’électronique, de l’électro-ménager… en supprimant les avantages-coûts dont bénéficient les pays à bas salaire par un système de taxation adéquat.

La commande publique est essentielle pour garantir des débouchés. Par exemple, la commande d’uniformes peut appuyer la reconstruction d’une industrie textile nationale. N’oublions pas que Saint-Gobain, le leader mondial des verres qui emploie plus de 180 000 personnes dans le monde est une entreprise née de la commande publique et de la volonté de Colbert de ne pas acheter les miroirs de la galerie des glaces à des industriels vénitiens.

Ces mesures sont tout à fait applicables dans le cadre d’une économie capitaliste raisonnable. Elles ne doivent pas cependant se prendre de manière agressive ni conduire à une forme d’autarcie en niant l’utilité du marché ou des échanges internationaux.

Dans le cadre d’une politique protectionniste telle que je la conçois on doit maintenir des liens commerciaux avec tous les pays, y compris la Chine, et les accompagner dans le progrès social et écologique en réduisant les taxes au fur et à mesure que des progrès sociaux s’accomplissent. Il ne s’agit pas non plus d’interdire tout investissement étranger ou de payer hors de prix une production nationale inefficace. Ne remplaçons pas le dogme du libre-échange par le dogme de l’interventionnisme. Le protectionnisme n’est qu’un outil, pas une religion.

[1] Coralie Delaume et David Cayla, La Fin de l’Union européenne, Michalon, Paris 2017. A paraître le 5 janvier.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit photo : Margot L’hermite