FN au plus haut et régionalisme en expansion : le nouveau visage de la Corse ?

Gilles Simeoni et Marine Le Pen, des politiques plébiscités par les corses. © mondeedition et ©Jérémy-Günther-Heinz Jähnick via Wikimedia Commons.

Longtemps un bastion de la droite gaulliste, la Corse vote désormais massivement pour le RN aux élections nationales et pour les régionalistes aux élections locales. La situation sociale difficile, conjuguée à l’implantation forte du conservatisme, renforce le rejet des appareils politiques traditionnels et bénéficie à l’extrême-droite qui défend la préférence nationale. Alors que le PCF était longtemps puissant sur l’île, la gauche radicale a subi de cuisants revers en 2017 et 2019. Au-delà des fantasmes d’une Corse exigeant à tout prix l’indépendance, la relation des insulaires au jacobinisme historique de l’État français est plus ambiguë qu’il n’y parait. Alors comment faut-il comprendre la politique corse ?

 


Entre 1981 et 2002, la Corse semble épargnée par la montée de l’extrême droite et du Front national, qui atteint pourtant tout le pourtour méditerranéen et les territoires en « périphérie » de la métropole, que ce soit le Sud-Est ou le Nord. Au début de son ascension, le vote pour Jean-Marie Le Pen reste assez restreint en Corse, ne se situant qu’entre 10 et 13 % entre 1988 et 1995. Le cœur de son électorat se situait alors du côté du vote des pieds-noirs, encore très important dans la Plaine Orientale (le long de la côte en Haute-Corse entre Sari-Solenzara et Aléria) où ceux-ci ont notamment développé de grandes exploitations agricoles dans les années 1970. Soit un espace assez réduit. Le positionnement de Jean-Marie Le Pen sur la Corse, l’avait également rendu persona non grata sur l’île, à tel point qu’il dut annuler un meeting à Bastia en février 1992 à cause de manifestations nationalistes qui l’empêchaient d’atterrir, au moment où on l’accusait d’avoir « demandé la peine de mort pour les prisonniers politiques corses ».

Mais la Corse devient vite une terre de conquête pour l’extrême droite : non seulement Jean-Marie Le Pen ne recule pas en proportion entre les échéances de 2002 et 2007 sur l’île (contrairement au continent) mais il y gagne plus de voix, en se situant à 15 % et, en 2012, Marine Le Pen réalise sur la région un de ses meilleurs scores, avec 24,39 % des voix (17,89 % à l’échelle nationale). En 2017, pour la première fois à une élection présidentielle, la Corse offre la première place à la candidate du Front national, devant François Fillon.

Un électorat populaire attiré par le FN

Que s’est-il passé ? Cela est d’autant plus impressionnant que, alors que les régionalistes enchaînent les succès sur l’île depuis 2012, le FN n’a absolument pas changé sa position concernant l’identité corse et le régionalisme en général : Marine Le Pen, de passage à Ajaccio lors d’un meeting de campagne le 8 avril 2017 avait elle-même rappelé son opposition à un statut particulier pour la Corse en annonçant sa volonté de dissoudre les conseils régionaux, et donc l’Assemblée territoriale de Corse qui allait bientôt être élue, pour revenir à une organisation jacobine « commune – département – nation ». Tout au plus a-t-elle accepté l’idée de fusionner les deux départements de Haute-Corse et de Corse-du-Sud. Elle avait même promis de réviser la Constitution pour y inscrire « La République ne reconnaît aucune communauté », selon un principe centralisateur et jacobin. On se rappelle aussi qu’elle s’était félicité de l’échec de la fusion entre la région Alsace et les départements des Haut et Bas-Rhin en 2013 suite à un référendum en louant « l’attachement indestructible » des « Français d’Alsace » « à la nation française et à la République une et indivisible ».

Une donnée, sociale, pourrait permettre d’éclairer la situation : dans cette région qui vit principalement du tourisme saisonnier, la précarité et la grande pauvreté augmentent considérablement, faisant de la Corse la région la plus pauvre de France, où une personne sur cinq y vit avec moins de 970 euros par mois en 2018. Sans oublier le chômage qui y progresse plus vite que sur le continent. Alors que la demande de logements sociaux est forte, la plupart des constructions sur l’île, en augmentation, concernent des résidences secondaires qui représentent déjà 47 % des habitations dans la région ! Le prix du foncier ne cesse d’augmenter : entre 2006 et 2017, la surface moyenne des terrains a diminué de 36 % et les prix ont pourtant augmenté de 51 %. Pour les habitants les plus modestes de l’île, certaines communes entières deviennent ainsi inaccessibles.

L’exploitation de la main-d’oeuvre immigrée à très bas coût est particulièrement visible en Corse, notamment dans le secteur agricole de la Plaine orientale. Ce qui ne laisse pas de marbre le petit prolétariat corse, vivant en grande partie du secteur primaire, qui craint l’impact de l’immigration sur ses revenus.

Dans toute la région, la problématique de l’immigration finit également par faire les affaires du Front national, au moment où l’UMP puis le PS s’effondrent au niveau national après avoir déçu tour à tour. L’exploitation de la main-d’oeuvre immigrée à très bas coût est particulièrement visible en Corse, notamment dans le secteur agricole de la Plaine orientale. Ce qui ne laisse pas de marbre le petit prolétariat corse, vivant en grande partie du secteur primaire, qui craint l’impact de l’immigration sur ses revenus. Un électorat vite attiré par la proposition mariniste phare, à savoir la « préférence nationale » à l’embauche (rebaptisée « priorité nationale »). Interviewée en avril 2017 par France 3 Corse ViaStella, Marine Le Pen le dira elle-même, les problématiques des Corses sont les mêmes de ceux des habitants du continent, et ciblera elle-même ce qu’elle définira comme les problématiques communes : l’immigration, la sécurité, et sa fameuse « priorité nationale » à l’embauche.

Enfin, l’accélération des politiques libérales et austéritaires depuis les années 1990 amplifie évidemment le rejet de l’UE et du libre-échange économique, et pousse très vite toute une partie l’électorat, surtout sa frange populaire, dans les bras du FN, alors que PS et UMP faisaient campagne pour le « Oui » en 2005. En effet, il ne faut pas oublier que lors des référendums de 1992 et 2005 sur Maastricht et sur le TCE la Corse figurait parmi les régions les plus « Non » aux deux référendums (plus de 55 % de « Non » en 1992 et 57,5 % en 2005). Bref, le rejet du libéralisme économique, la volonté de protection des frontières économiques contre le libre échange porté par l’Union européenne, la crainte du travail détaché et d’une immigration exploitée comme une « armée de réserve » au service du patronat jettent des milliers d’électeurs corses dans les bras du FN.

Les résultats des européennes de 2019 par département (jaune : LREM, bleu : RN). © Mélencron via Wikimedia Commons

Depuis 2002, il apparaît en effet flagrant que le FN devient hégémonique dans les communes et les quartiers les plus populaires des villes de l’île. Dans les plus grandes villes de l’île, comme Ajaccio et Bastia, le vote FN passe à 25 % en 2012, puis à plus de 30 % en 2017 et 2019, offrant ainsi au FN la première place. Et, alors qu’il réalise 30,41 % à Bastia le 26 mai 2019, le RN obtient 54,4 % dans le bureau de la salle polyvalente de Lupinu, dans les quartiers sud de la ville, populaires. Autre exemple : le bureau de vote du quartier de Bodiccione, quartier très populaire excentré d’Ajaccio, qui a donné 70,45 % de ses suffrages exprimés au second tour des présidentielles à Marine Le Pen (contre 49,9 % sur toute la ville d’Ajaccio) (7). Le vote Le Pen croît également considérablement dans les anciennes cités communistes de l’île, comme Cuttoli-Corticchiato, près d’Ajaccio, où le FN obtient la première place aux échéances de 2012, 2017 et 2019, ou encore à Sartène, perdue par le PCF en 2001, où Marine Le Pen arrive en tête au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 et à l’élection européenne de 2019, devant les candidats soutenus par le PCF, que ce soient Jean-Luc Mélenchon ou Ian Brossat.

Une droite ultra-dominante bousculée par Marine Le Pen

La sociologie de la Corse, avec une population historiquement très rurale vivant de l’élevage et de l’agriculture, de tradition fortement catholique, en fait un des plus importants réservoirs de voix de la droite depuis la Libération. Cet électorat se caractérise par son caractère très conservateur, marqué par la tradition catholique, et par son souverainisme très prononcé, que l’on rattache à la tradition bonapartiste de l’île. Le culte du chef d’État fort explique ainsi qu’aux diverses échéances présidentielles sous la Ve République, la branche gaulliste de la droite ait été toujours dominante, quelque soit la configuration : ainsi aux élections présidentielles de 1981, 1988 et 1995, le gaulliste Jacques Chirac y surclasse systématiquement non seulement les candidats du PS mais aussi ses rivaux issus de la droite modérée, centriste et libérale pro-européenne (Valéry Giscard d’Estaing, Raymond Barre puis Édouard Balladur). Cela explique aussi le positionnement très droitier des députés de la droite parlementaire élus de l’île, même très récemment : on se souvient à Bastia de Sauveur Gandolfi-Scheit, élu entre 2007 et 2017, qui avait rejoint le groupe de la « Droite populaire » qui militait pour un durcissement des positions de l’UMP en 2010 sur les questions d’immigration, de sécurité et de rapport à l’UE. Le fameux Camille de Rocca Serra (héritier du clan Rocca Serra qui tenait la ville et la circonscription de Porto-Vecchio depuis 1921 avant la défaite de Camille en 2017) avait quant à lui appuyé la motion « Droite forte » au Congrès de l’UMP de 2012, afin de revendiquer l’héritage droitier de Nicolas Sarkozy et de Patrick Buisson. La culture de la droite en Corse, partagée autant par la bourgeoisie urbaine que par les agriculteurs et éleveurs ruraux explique aussi le fort rejet de l’UE dans l’île.

Tout cet électorat va également constituer un vivier de plus en plus important pour le FN, surtout après l’adoption du Traité de Lisbonne en 2008 par la droite au pouvoir, et ce malgré la large victoire du « Non » en 2005, en France et en Corse. D’autant que, dès 2007, Nicolas Sarkozy avait lui-même participé à la banalisation du discours de Jean-Marie Le Pen en axant sa campagne sur la nécessité de lutter contre l’immigration, ce qui a participé à la « radicalisation » de l’électorat de droite dans la région.

Ainsi, entre 2007 et 2017, Le Pen siphonne une large part de l’électorat de l’UMP, notamment dans les petits villages et surtout dans les zones périurbaines, autour des villes de Bastia et d’Ajaccio, comme à Scolca et Biguglia où elle arrive en tête dès 2012. Le meilleur exemple est le village de Rosazia (où Marine Le Pen réalise son meilleur score en Corse avec 78 % au second tour de l’élection présidentielle de 2017), où le FN passe de 29 à 57 % des voix entre les premier tour de 2007 et 2012, alors que Nicolas Sarkozy passe de 36,5 à 19 %. Après l’échéance présidentielle de 2012, le chef de file des indépendantistes de Corsica libera, Jean-Guy Talamoni, qui deviendra président de l’Assemblée territoriale de Corse en décembre 2015, prétendra lui-même que « les électeurs du Front National viennent de tous horizons, mais surtout de droite : la responsabilité de ce vote incombe à Nicolas Sarkozy qui l’a dédiabolisé en chassant sur son terrain ».

Il est vrai que les passerelles entre la droite et le FN, qui avaient tendance depuis 2012 à se multiplier, sont réelles en Corse quand on observe leurs électorats respectifs : ainsi, en 2017, il est évident que les suffrages qui vont permettre à Le Pen d’avoisiner les 50 % au second tour sur l’île proviennent de l’électorat de François Fillon (25,5 % au premier tour). En témoigne les scores records qu’elle obtient contre Macron dans les communes rurales où François Fillon ses meilleurs scores au premier tour, comme Mela, près de Porto-Vecchio, Pianotolli, ou encore Solenzara et Aléria situées sur la Plaine orientale. La palme revient à Borgo où François Fillon obtint plus de 55 % au premier tour, où Nicolas Sarkozy avait lui-même recueilli 80 % face à François Hollande en 2012, et qui donna même 41 % des voix à la liste de François-Xavier Bellamy aux européennes de 2019 (!). Dans cette ville, 68 % des suffrages exprimés se porteront vers Marine Le Pen au second tour.

La question nationale, et celle du rapport entre la France et la Corse, peut également expliquer une partie des reports de voix élevés des électeurs de la droite classique vers Marine Le Pen en 2017, comme l’explique Jérôme Fourquet. Dans des territoires insulaires comme la Corse et la Nouvelle-Calédonie où le candidat Fillon réalisait de très bons scores, la candidate du FN voyait ses scores exploser au second tour, alors que dans là-bas la question du rapport à la métropole devenait de plus en plus sensible – surtout en Nouvelle-Calédonie où un référendum sur l’indépendance a été organisé en 2018. Dans ces régions excentrées, il est également possible d’analyser ce report de voix vers Le Pen, candidate opposée à toute velléité régionale, comme un ” Non ” clair d’une part de l’électorat, notamment de droite, à une quelconque indépendance et ou autonomie vis-à-vis de la métropole. Ce qui invite à penser que la position anti-régionaliste de Le Pen suscite soit l’indifférence des électeurs corses, soit lui permet aussi d’en rallier de nouveaux…

Aux européennes de 2019, c’est finalement le camp lepéniste qui remporte la « bataille des droites » en Corse, écrasant la liste des pourtant très conservateurs LR portés par François-Xavier Bellamy et Laurent Wauquiez. S’il n’augmente que légèrement son score sur l’île par rapport à 2017, de 27,8 à 28 %, le RN domine néanmoins de très loin la liste LR qui plafonne à 12 %, faisant moitié moins que François Fillon deux ans plus tôt. Dans la plupart des villes très à droite de l’île, remportées par Fillon en 2017, la liste RN arrive en tête et gagne plusieurs points, comme à Biguglia, Mela ou Aléria. Ce résultat est plus du à une démobilisation énorme de l’électorat de droite (il ne faut pas oublier que l’abstention s’élève tout de même à plus de 61 % en Corse, loin devant la moyenne nationale) qui profite aux votes RN et EELV, surmobilisés pour l’occasion, plus qu’à un réel siphonnage des voix restantes de la droite par le RN.

Peu probable donc que les dernières échéances permettent au FN de supplanter la droite dans l’île : en effet, malgré ses succès aux présidentielles de 2012 et 2017, le FN était retombé à un étiage nettement inférieur aux élections législatives (9 % en 2012 et 5 % en 2017) et aux régionales suivantes (10,6 % en 2015 et seulement 3 % en décembre 2017). De même, aux élections municipales de 2014, dans les rares villes où il était parvenu à présenter des listes en 2014, comme à Ajaccio, il n’avait obtenu aucun élu. D’autant plus que, depuis 2017, ses effectifs militants dans l’île ont fondu, ce qui peut se révéler très handicapant pour des scrutins locaux. Pour la droite insulaire, le danger aux prochaines élections municipales pourrait venir des forces politiques nationalistes, comme Femu A Corsica, qui pourrait lui ravir ses derniers bastions comme Ajaccio ou Porto-Vecchio – affaire à suivre.

Les régionalistes : dominants aux élections locales, désavoués aux élections nationales

Gilles Simeoni, président du Conseil exécutif de Corse depuis janvier 2018, chef de file de Femu A Corsica (” Faisons la Corse “), principale force autonomiste corse. © mondeedition – le courrier du parlement via Wikimedia Commons

La croissance du FN en Corse, sans obstacle depuis 2012, paraît en parfaite contradiction avec l’explosion du vote en faveur des partis régionalistes aux élections à caractère local, qui dirigent la Corse depuis décembre 2015. En effet, cette année-là, la liste des régionalistes de Femu A Corsica conduite par Gilles Simeoni (élu maire de Bastia en 2014), arrivée deuxième sur la région derrière celle du PRG conduite par le sortant Paul Giacobbi, l’emporte au second tour, après s’être allié à la liste des indépendantistes de Corsica libera conduite par Jean-Guy Talamoni. Une première pour la Corse. Les deux listes prennent le contrôle de la région avec un projet en tête : jouer le bras de fer avec Paris pour parvenir à obtenir la co-officialité de la langue corse sur l’île, un statut particulier pour la région avec une autonomie politique renforcée (notamment en matière fiscale) et un statut de résident pour les habitants de l’île. Et la reconnaissance du peuple corse comme spécifique, en contradiction avec la Constitution française de 1958. La fusion des départements et de la région en une seule collectivité territoriale unique, actée en 2017, sera une première concession faîte aux nationalistes au pouvoir dans l’île (alors que les Corses avaient déjà rejeté le projet d’une telle collectivité unique par référendum le 6 juillet 2003).

Aux législatives de 2017, la Corse n’échappe pas à la règle selon laquelle la prime revient aux sortants et aux élus locaux. Les élus de droite retrouvent des scores plus ou moins élevés au premier tour. Les réseaux régionalistes, bénéficiant de leur nouveau poids régional acquis en 2015, profiteront à fond du caractère plus local du scrutin et la coalition nationaliste Pe À Corsica (rassemblement des autonomistes de Femu A Corsica et des indépendantistes de Corsica libera) parvient à remporter trois circonscriptions sur quatre, en profitant notamment de la déconfiture de la droite après le premier tour de la présidentielle. Aux élections territoriales qui suivent, l’alliance nationaliste confirme sa domination de la vie politique locale avec près de 56,5 % des voix.

Malgré leur succès aux élections à caractère local, il faut relativiser l’impact des régionalistes sur les élections nationales : en effet, aux échéances nationales, l’électorat corse ne vote que très faiblement sur des considérations régionales ou en fonction des revendications régionalistes, comme en témoigne les succès des candidats Le Pen et Fillon sur l’île, tous deux très peu portés sur les réclamations régionalistes. Autre exemple : en 2019, sur une participation moindre qu’en 2017, l’alliance entre EELV et Pe À Corsica (concrétisée par la reconduction sur la liste EELV de François Alfonsi, représentant sur la liste EELV de « Femu À Corsica », composante de la coalition nationaliste) n’obtient “que” 22 % (contre plus de 50 % pour toutes les listes nationalistes cumulées au premier tour des élections territoriales de décembre 2017) alors que le FN bat un nouveau record sur l’île. Même chose en 2014 quand, aux élections européennes, la liste régionaliste conduite dans la circonscription du Sud-Est par Bernard Vaton n’arrive que troisième sur la région avec 21 % des voix, derrière le FN et l’UMP.

Encore plus flagrant : le candidat apprécié des régionalistes corses aux dernières élections présidentielles, Jean Lassalle (qui s’était déclaré favorable à la co-officialité de la langue corse, à un référendum sur l’autonomie de la Corse et à la constitution d’un statut de résident en 2017), obtient certes un de ses meilleurs scores en France, mais celui-ci est de seulement 5 %. De même, la candidate EELV à l’élection présidentielle de 2012, Eva Joly, n’a obtenu en Corse que 2,2 %, soit le même score qu’au niveau national, et ce malgré la proximité entre les EELV et des responsables de Femu A Corsica, comme Jean-Christophe Angelini et François Alfonsi.

Le succès des régionalistes sur l’île depuis 2012 tient en réalité à plusieurs facteurs, où la question de l’autonomie ou de l’auto-détermination de la Corse est finalement secondaire pour les électeurs : il repose d’abord sur leurs réseaux locaux, très développés depuis les années 1980, dans une région où le clanisme aux élections locales est déterminant.

Le succès des régionalistes sur l’île depuis 2012 tient en réalité à plusieurs facteurs, où la question de l’autonomie ou de l’auto-détermination de la Corse est finalement secondaire pour les électeurs : il repose d’abord sur leurs réseaux locaux, très développés depuis les années 1980, dans une région où le clanisme aux élections locales est déterminant. En témoigne le fait que le PRG soit resté dominant dans la vie politique locale entre 2002 et 2015 malgré son effondrement aux élections nationales sur l’île depuis 2002 et l’échec de la gauche plurielle. Paradoxalement, Femu A Corsica et Corsica Libera ont aussi et surtout profité d’un fort mécontentement populaire envers les clans politiques corses, notamment envers le clan Giacobbi, qui tenait la Collectivité territoriale entre 2010 et 2015 sous la mandature de gauche et qui a vu son image gravement marqué par les affaires de détournement de fonds de Paul Giacobbi.

En 2011, la cellule anti-blanchiment Tracfin du ministère de l’Économie et des Finances s’aperçoit ainsi que le Conseil départemental de Haute-Corse avait versé 480 000 euros de subventions frauduleuses entre 2008 et 2011 sous la présidence de Giacobbi à toute la clientèle politique de ce dernier. Cette affaire “des gîtes ruraux” a mis au jour les pratiques clientélistes du PRG et renvoyé une image déplorable de la classe politique corse à l’électorat, au moment où la précarité faisait des ravages dans l’île. Ce qui a sans aucun doute profité aux nationalistes, portés par une forme de “dégagisme” en 2015, au détriment du PRG et de ses alliés de gauche depuis 2010, dont le PCF.

La force des régionalistes repose ensuite sur le grignotage de la droite traditionnelle depuis plus de dix ans aux élections locales en insistant sur la défense des traditions et du mode de vie corse – plus que sur une réelle volonté d’auto-détermination politique. Cela se voit dans les résultats des élections législatives, où les candidats de la coalition Pè A Corsica décrochent la première place au premier tour dans plusieurs villes qui l’avaient attribué au candidat Fillon, comme à Aléria ou Corte. Cette stratégie de drague de la droite est particulièrement efficace dans un contexte où la droite est malmenée depuis 2012 à l’échelle nationale par ses défaites électorales et ses divisions internes et dans un contexte local de division, fracturant la domination des potentats locaux traditionnels. La défaite de Camille de Rocca Serra aux régionales de 2010 a en effet ouvert une grave crise de succession à droite au moment des régionales de 2015 : celle-ci se présente ainsi fortement divisée au premier tour de décembre 2015, entre la liste de l’UMP officielle José Rossi et la liste dissidente de Rocca Serra, qui réunissent respectivement 13,2 % et 12,7 % au premier tour avant de fusionner au second tour, sans succès. Rebelote en décembre 2017, où la liste LR conduite par Valérie Bozzi se retrouve confrontée aux deux tours à la liste de Jean-Martin Mondoloni. De même, dans la Deuxième circonscription de Haute-Corse, la droite échoue à se qualifier au second tour contre le régionaliste Jean-Félix Acquaviva et le candidat En Marche, minée par une guerre fratricide entre la candidate LR Stéphanie Grimaldi et le dissident Jean-Martin Mondoloni. Par trois fois donc, en quelque sorte, la droite locale, jadis toute puissante, aura facilité le succès des régionalistes.

Enfin les régionalistes captent depuis 2015 l’électorat populaire qui peut voter aussi bien pour la gauche radicale (PCF, Front de gauche, France Insoumise…) que pour le Front National, en dénonçant tantôt les politiques d’austérité pratiquées au niveau national, tantôt en défendant une « préférence régionale à l’embauche » sensée lutter contre le chômage et le dumping social qui ne laisse pas l’électorat populaire insensible. Leur positionnement en faveur de la création d’un « statut de résident » pour les habitants de l’île permettant d’accéder à la propriété après cinq ans de résidence dans l’île séduit également ces électeurs modestes qui y voient une façon de lutter contre la spéculation immobilière.

La drague de l’électorat « de gauche » a aussi été illustrée en 2014 par la curieuse alliance passée entre le chef de file de Femu A Corsica en Corse du Sud dans la ville de Porto-Vecchio et le PCF derrière Jean-Christophe Angelini. Il est possible de voir les succès de cette stratégie dans les résultats obtenus par le candidat régionaliste Paul-André Colombani dans la ville populaire de Sartène aux législatives de 2017, où il y réalise ses meilleurs scores aux deux tours en y devançant notamment au premier le candidat du PCF. Sans oublier le cas de la ville populaire de Cuttoli-Corticchiato, anciennement communiste, passée ensuite au PRG, qui a élu un maire régionaliste en 2010.

Les résultats du second tour des régionales de 2015. Alors que le FN arrive premier parti de France, les régionalistes (jaune), le PRG (rose) et la droite (bleue) dominent. © Wikimedia Commons / Titudu11.

Le siphonnage des voix du FN par les régionalistes se constate dès le premier tour des régionales de décembre 2015, où les listes Simeoni et Talamoni réalisant leurs meilleurs résultats dans les villes où Marine Le Pen faisait ses meilleurs scores en 2012. Le FN tombe alors à 10,6 % sur l’île, très loin des 24,4 % obtenus par Le Pen en 2012. Cela se voit surtout à Scolca (29 % pour Le Pen en 2012, 67 % pour Simeoni et Talamoni au premier tour des régionales de 2015), et dans plusieurs communes de la Plaine orientale comme à Serra-di-Fiumborbo ou Prunelli-di-Fiumborbo.

Bref, c’est avec un attelage très variable et hétérogène que la coalition nationaliste triomphe en Corse, notamment aux dernières législatives. Un attelage hétérogène certes, mais toujours d’inspiration très libérale, comme en témoigne la position de ses députés à l’Assemblée Nationale, dans le groupe Territoire et Libertés, composé de dissidents de la droite, de centristes et de macronistes, de radicaux de gauche, avec entre autres le député de Sarcelles François Pupponi élu sous l’étiquette PS (proche de Dominique Strauss-Kahn et ancien partisan de Manuel Valls). Enfin, les alliances répétées des régionalistes avec EELV (aux présidentielles de 2002 et 2007 et aux européennes de 2009 et 2019) signalent une vision de l’écologie comme devant être compatible avec le marché et une passivité face à une intégration européenne toujours plus renforcée.

Le « macronisme » à la peine

77,11 % pour Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 dans la commune de Bigorno. Tout est dit ou presque… Coincé entre la précarité galopante et le traditionalisme de la droite, En Marche n’a qu’un faible espace politique sur l’île. Le socle de LREM reste à un étiage assez stable entre le premier tour des présidentielles et les européennes, entre 18,48 % en avril 2017 et 15,04 % pour la liste de Nathalie Loiseau en 2019. Dans cette région où le centre-droit a toujours été très faible, le macronisme puise non seulement dans le score de François Bayrou de 2012 (5,01 %) mais surtout dans celui de François Hollande (24,28 %). En effet, les quelques rares appuis du macronisme en Corse proviennent des rangs du Parti Radical de Gauche conduit par Paul Giacobbi, qui avaient fait campagne pour Hollande en 2012 avant de se reporter vers Macron dès le premier tour de 2017.

Paul Giacobbi, président du Conseil exécutif de Corse entre 2010 et 2015, fuit suivi par tous les ténors et élus du PRG dans l’île dans son soutien au candidat Macron : le président du conseil départemental de Haute-Corse François Orlandi, le conseiller départemental de Ghisonaccia Francis Giudici ou le maire de Bonifacio, Jean-Charles Orsucci, proche du PRG et du PS. Les bons scores de Macron en avril 2017 dans les dernières zones d’influence du PRG démontrent l’efficacité de cette alliance, comme à Venaco où Paul Giacobbi fut maire pendant 20 ans, Bigorno (où la liste de Giacobbi avait réalisé 77 % au premier tour des régionales de 2015) ou encore Tomino, fief de François Orlandi. Dans toutes ces municipalités, où François Hollande avait réalisé ses meilleurs scores de toute la Corse en 2012 (avec notamment 70,9 % à Bigorno), c’est le candidat d’En Marche qui est arrivé en tête au premier tour. Mais le faible score de Macron sur toute l’île aux deux tours de la présidentielle en Corse montre bien les limites d’un appui sur les réseaux déclinants du PRG.

La faiblesse du vote macroniste dans l’île pourrait s’expliquer d’abord par un facteur très local, à savoir le fait que ses relais dans l’île soient justement issus du PRG et par la famille Giacobbi, entachés par les affaires de détournements de fonds publics.

Ce confinement de LREM se confirme aux élections suivantes. Aux législatives qui suivent la présidentielle, En Marche choisit de limiter l’investiture aux seuls élus locaux issus ou proches du PRG : Maria Guidicelli, conseillère territoriale qui figurait sur la liste de Paul Giacobbi au premier tour des élections territoriales de 2015, François Orlandi, Francis Giudici et Jean-Charles Orsucci (devenu chef de file d’En Marche en Corse) (16). Cela ne sera pas suffisant pour que l’« effet Macron » atteigne la Corse : seulement Maria Giudicelli et Francis Giudici passent au second tour avant d’être très largement battus par leurs adversaires. Puis, aux élections territoriales qui suivent, en décembre 2017, la liste En Marche conduite par Jean-Charles Orsucci se retrouve loin du podium, avec seulement 11,26 % des voix au premier tour, en quatrième position, pour ne faire élire que six conseillers territoriaux au second. De même, aux dernières élections européennes, la liste LREM ne profite absolument pas de l’effondrement de la droite, à la différence d’autres territoires traditionnellement à droite comme l’Alsace ou l’Ouest de l’Île-de-France, et se maintient en revanche aux mêmes scores dans ces mêmes villes sous influence radicale de gauche.

La faiblesse du vote macroniste dans l’île pourrait s’expliquer d’abord par un facteur très local, à savoir le fait que ses relais dans l’île soient justement issus du PRG et par la famille Giacobbi, entachés par les affaires de détournements de fonds publics. L’assimilation d’En Marche à la politique clientéliste et “clanique” du PRG a très probablement joué des tours à Emmanuel Macron, alors que les radicaux enchaînent les défaites dans l’île depuis 2014 (perte de Bastia aux municipales et celle de la région en 2015). Toutefois, les faibles scores d’En Marche en Corse rappellent ceux obtenus dans d’autres régions « périphériques », comme le Nord, le Pas-de-calais, la Picardie, l’Est et le Sud-Est de la France, où le chômage, la précarité et le vote FN ne font qu’augmenter. En ce sens, le vote en Corse est cohérent avec le reste du continent, le vote En Marche étant depuis 2017 celui des grandes agglomérations et des métropoles. Une situation qui explique également la marginalité de la gauche radicale et de la France Insoumise dans la région.

 Quand la gauche radicale se tire une balle dans le pied

Malgré la précarité en hausse et le déclin de la droite sur l’île, la gauche radicale ne parvient pas à tirer son épingle du jeu. Historiquement, le PCF était pourtant plus fort dans l’île que dans bien d’autres territoires du continent, même si son influence se limitait aux communes populaires et ouvrières proches du littoral, comme Sartène, et aux quartiers populaires des grandes villes de Bastia et d’Ajaccio.

Si le PCF réalise toujours dans la région des résultats sensiblement plus élevés que la moyenne nationale (5% en 2002, 4% en 2007, 3,9% en 2019) cela reste plus faible que dans d’autres territoires (comme la banlieue parisienne) et surtout on constate très vite, aux échéances présidentielles depuis 2012, que celle-ci se heurte à un plafond de verre alors que Le Pen explose ses scores là bas, un peu comme dans le Nord et la Picardie, ou même dans les Outre-mers à l’occasion des européennes de 2019. Les scores plus ou moins élevés du PCF dans la région sont à comprendre au regard du poids et de l’importance de son réseau (certes déclinant) d’élus et de militants. Même si, dans cette région, le recul du PCF reste une réalité. Pour donner une idée, le PCF passe d’un peu plus de 16 % à l’élection présidentielle de 1981 à 3,9 % à l’élection européenne de 2019. Sans oublier la défaite de Dominique Bucchini, président communiste de l’Assemblée territoriale entre 2010 et 2015 avec la majorité d’Union de la gauche, aux municipales de 2001 à Sartène, qui a porté un coup dur au PCF de l’île.

Dominique Bucchini, ancien président de l’Assemblée de Corse et figure du PCF local. © Pierre Bona via Wikimedia Commons

De même, entre les échéances régionales de 2010 et de 2015, entre lesquelles il a pourtant participé à la majorité régionale d’Union de la gauche avec le PRG et Paul Giacobbi, le PCF poursuit sa descente : de 7,5 % en 2010 la liste conduite par Bucchini passe à 5,5 % en 2015. Au moment où le total des forces nationalistes explose. En cause, le fait d’avoir sans aucun doute appuyé la politique du PRG sur l’île, qui laissait exploser les prix de l’immobilier et la spéculation immobilière, tout en ayant ouvert le débat sur la co-officialité de la langue corse en 2013, légitimant de fait les arguments identitaires des nationalistes et ayant inévitablement impacté la crédibilité du discours anti-libéral du PCF et du Front de gauche dans la région. Sans oublier, bien sûr, les affaires de Paul Giacobbi qui ont mis à mal le PRG et ses alliés.

En 2012, Jean-Luc Mélenchon, soutenu par le PCF, obtient tout de même un score proche de 10 %, loin d’être insignifiant. À l’époque, le candidat du Front de gauche, qui assume son discours jacobin, n’hésite pas à se rendre sur l’île pendant la campagne et à assurer un grand meeting de campagne en février 2012 à Bastia. Mais déjà, Le Pen est haute… En 2017, le candidat JLM réalise un peu plus de 13,8 % sur l’île : une hausse de 4 points, contre 8,5 points au niveau national (et à Paris !), et des hausses de dix à vingt points dans les grandes villes du pays. Ainsi, la progression modérée du vote Mélenchon en Corse est similaire à d’autres régions où le FN réalise de gros scores, comme la Somme (hausse de seulement 7 points entre 2012 et 2017), et les Hauts-de-France (+7-7,5 points). Pire encore, si Mélenchon réalise de bons scores dans les villes populaires de Sartène (23,53 %), Cuttoli-Corticchiato ou même à Bastia, il y arrive systématiquement derrière Le Pen. Il réalise en revanche ses meilleurs résultats dans les communes encore tenues par le PCF et où l’appareil militant s’est mobilisé en sa faveur, comme en 2012, par exemple dans le village de Bilia (64,58 %). De la même façon que pour le vote en faveur d’Emmanuel Macron, le vote Mélenchon est donc très limité et confiné à certaines zones en 2017.

Si elle espérait combler son retard dans une région “périphérique” et défavorisée en reniant son héritage jacobin et étatiste, sans chercher à rendre sa ligne politique cohérente avec les aspirations populaires, la gauche radicale s’est bien trompé de stratégie. L’évolution du paysage politique révèle bien que la grande majorité des corses se moquent complètement d’une quelconque autonomie politique ou d’une rupture avec l’État-nation.

Le score décevant de la France Insoumise à la présidentielle de 2017 en Corse s’explique principalement par deux éléments : le fait que Mélenchon ne soit pas venu faire campagne en Corse, à la différence de Le Pen, et la focalisation de sa campagne sur les grandes métropoles. A la différence du FN qui bâtit son succès dans des territoires désindustrialisés comme le Pas-de-calais, Belfort ou le Doubs, la campagne de la FI s’est centrée sur les grandes villes, avec des marches parisiennes, des meetings dans les grandes villes à répétition et une tournée en péniche dans les territoires du Paris “bobo” dans la dernière ligne droite de la campagne. Enfin, le fait de ne pas avoir suffisamment insisté sur la volonté de combattre l’exploitation de l’immigration économique par le patronat (via la défense de l’adage juridique “A travail égal salaire égal”, que la Chambre sociale de la Cour de cassation avait cherché à consacrer en 1996), ou de ne pas durcir davantage son discours sur l’UE ont aussi pu être défavorables au candidat de la gauche radicale dans une région aussi précarisée.

Malgré la drague des régionalistes par la gauche radicale (alliance du PCF avec certains leaders régionalistes en 2014 comme à Porto-Vecchio et quasi-soutien de Mélenchon au chef de fil des régionalistes Gilles Simeoni aux territoriales de 2017), le PCF reste cantonné à son noyau dur d’électeurs et la FI s’effondre à 3 % dès 2019, derrière le PS et le PCF. La position de Mélenchon, un jacobin qui a passé sa vie politique à raison à dénoncer le régionalisme, en a surpris plus d’un : après les yeux doux envers la coalition régionaliste en 2017, le leader de la FI a engagé une purge des militants insoumis corses qui restaient depuis la présidentielle de 2017 et qui défendaient majoritairement une alliance avec le PCF aux territoriales. Quoi que l’on pense de cette alliance, cela a privé LFI de dizaines de militants pour les campagnes et batailles à venir. Le discours de LFI aux élections européennes, inaudible par bien des aspects comme sur les questions de l’UE et de l’immigration, n’est sûrement pas non plus pour rien dans son effondrement par rapport à la présidentielle.

Si elle espérait combler son retard dans une région “périphérique” et défavorisée comme la Corse en reniant son héritage jacobin et étatiste, sans chercher à rendre sa ligne politique cohérente avec les aspirations populaires, la gauche radicale s’est bien trompé de stratégie. L’évolution du paysage politique révèle bien que la grande majorité des corses se moquent complètement d’une quelconque autonomie politique ou d’une rupture avec l’Etat-nation. Bien au contraire, dans cette région comme ailleurs, le recul de l’État et des services publics et la mise à mal de la souveraineté nationale est à l’origine d’un vote de défiance envers les formations politiques traditionnelles et modérées et du rejet du libéralisme économique porté par l’Union Européenne. Un enseignement que les formations politiques se revendiquant de la “révolution citoyenne” et d’un interventionnisme étatique devraient vite tirer s’ils ne veulent pas laisser éternellement la voie libre aux forces réactionnaires et identitaires.

 


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Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »

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© Bernardo Londoy

En exil en Belgique depuis deux ans, persécuté par son successeur qui l’a trahi et qui a récemment livré Julian Assange, Rafael Correa reste déterminé. Nous l’avons rencontré alors que son mouvement venait d’obtenir des victoires significatives au niveau local contre le pouvoir de Lenin Moreno. Au cours de cet entretien, nous avons pu aborder l’expérience de son passage au pouvoir et du processus de Révolution citoyenne, aujourd’hui en danger, mais aussi les barrières qu’il a trouvées sur sa route et la facilité avec laquelle tout ce qu’il avait construit a été démantelé. Presse aux mains de l’oligarchie, élites corrompues, judiciarisation de la politique en Amérique latine, Rafael Correa s’est livré sans détour. Entretien réalisé par Vincent Ortiz. Retranscrit par Aluna Serrano et traduit par Marie Miqueu-Barneche, Guillaume Etchenique et Maxime Penazzo.


LVSL – On assiste depuis quelques années à un retour en force du néolibéralisme en Amérique latine. En Équateur, ce basculement ne s’est pas opéré par l’arrivée de l’opposition au pouvoir (comme c’est le cas en Argentine ou au Brésil) mais par la subversion interne d’Alianza País, le parti qui vous avait porté à la présidence de la République en 2006 et qui a reconduit Lenín Moreno, que l’on désignait comme votre successeur. Comment cela a-t-il été possible ?

Rafael Correa – Tout d’abord, revenons sur le contexte. Nous sommes effectivement revenus en arrière par rapport à la fin des années 2000, où huit des dix pays d’Amérique du Sud étaient dirigés par des gouvernements de gauche. Cependant, le tableau n’est pas aussi sombre que dans les années 90,  où le second tour des élections opposait systématiquement la droite et l’extrême-droite, où la gauche n’existait pas. Aujourd’hui, la gauche existe, et elle ne stagne pas à 3 %. Au Brésil, elle est arrivée en seconde position aux dernières élections, ainsi qu’en Argentine. En Équateur, nous avons gagné, mais nous avons été trahis. Cette année, la gauche peut remporter les élections en Argentine et en Bolivie.

Il n’y a donc pas, comme dans les années 90, une domination généralisée de la droite. En revanche, elle est prête à tout pour anéantir les dirigeants de gauche partout où elle en a la possibilité, comme à l’époque des dictatures. Regardez le cas de Lula, de Cristina Fernandez de Kirchner, le cas de mon vice-président [ndlr l’ex vice-président équatorien Jorge Glas est aujourd’hui en prison, accusé de « corruption » par les autorités judiciaires équatoriennes], et mon propre cas. Ils essaient d’anéantir la gauche, mais celle-ci est encore profondément ancrée dans les sociétés ; il y a une véritable force qui s’est exprimée il y a quelques semaines pendant les élections locales en Équateur, pour ne donner qu’un exemple.

Que s’est-il passé en Équateur ? Nous avons été trahis. Le gouvernement a remis l’Équateur entre les mains des mêmes groupes qui dominaient le pays avant la Révolution citoyenne. Sa popularité est très faible, et il compte sur l’appui du pouvoir médiatique, contrôlé par les multinationales. Le gouvernement actuel sombre dans la dictature : il fait absolument ce qu’il veut, ne respecte pas l’ordre constitutionnel, ni les normes démocratiques, ni les droits humains, persécute ses adversaires politiques – mais comme cette persécution est dirigée contre nous, on ne dit absolument rien dans le reste du monde ; même en Équateur, les médias sont silencieux sur ces violations.

Le mal qui a été fait est immense, mais nous finirons par gagner.

LVSL – Pendant longtemps, le Conseil national électoral équatorien avait invalidé la création d’un Mouvement pour la Révolution Citoyenne qui représenterait vos partisans sous des prétextes divers. Le 24 mars dernier ont eu lieu les élections au cours desquelles vous avez finalement pu être représenté. Est-ce que vous diriez qu’on assiste à une normalisation de la vie politique en Équateur ?

RC – On a voulu empêcher notre participation par tous les moyens. On nous a volé Alianza País, le plus grand mouvement politique de l’histoire d’Équateur. Nous avons essayé de créer un nouveau mouvement, sous le nom de Mouvement pour la Révolution citoyenne, puis mouvement alfariste [ndlr, d’après Eloy Alfaro, personnalité marquante de l’histoire d’Équateur], puis Maná [ndlr, d’après une ville équatorienne] ; le Conseil national électoral nous a interdit la création de ces trois mouvements. Au moment où ils croyaient nous avoir éliminés, et que nous n’allions pas pouvoir participer aux élections locales du 24 mars, nous avons conclu un accord avec Lista cinco, un parti totalement marginal, mais qui nous a permis de participer aux élections. Malgré le grand nombre de candidatures que nous avons improvisées, malgré le fait que je n’ai pas pu faire campagne en Équateur, étant exilé en Belgique, nous avons gagné dans deux des trois provinces les plus peuplées du pays, et dans la plus peuplée nous sommes arrivés deuxième : cela démontre que nous demeurons la première force nationale.

LVSL – Quel bilan faites-vous de ces élections ? Vos candidats ont gagné dans deux provinces importantes, mais dans une grande partie du territoire vous n’avez pas pu vous présenter. Quel est l’état du rapport de force maintenant avec Alianza País ?

RC – Dans ce contexte, la victoire a consisté dans le simple fait de pouvoir participer ! (rires) Il y a trois mois, nous n’avions tout simplement pas de parti politique. Et les conditions étaient telles que lorsque lorsque les élections ont eu lieu, 30% de la population ignorait que Lista cinco représentait la Révolution citoyenne ! Si ces 30% avaient été informés, nous aurions gagné, par exemple, la municipalité de Quito. Nous avons participé à ces élections dans des conditions extrêmement défavorables, contre tout et contre tous – nous avons seulement pu compter sur le soutien de notre peuple.

Nous avons pu inscrire des candidats à la préfecture dans seulement douze des vingt-trois provinces, des candidats aux municipales dans seulement quarante-neuf des deux cent vingt mairies, et malgré cela, j’insiste, nous avons gagné deux des trois plus grandes provinces, nous avons plus de soixante-six représentants. Bien sûr, nous n’avons pas pu nous inscrire dans tout le pays, mais en nous inscrivant dans moins de la moitié du pays, nous avons obtenu plus de 12% du soutien du peuple. Une simple règle de trois nous indique que si nous avions pu participer dans toutes les provinces, dans tous les cantons, nous aurions au moins 25%. Sans que je sois présent en Équateur, sans qu’une partie importante des gens connaisse notre parti, avec un parti-écran…

LVSL – Nous avons évoqué tout à l’heure le basculement politique qui a eu lieu ces dernières années en Amérique latine, avec l’arrivée au pouvoir de forces néolibérales au détriment des gouvernements nationaux-populaires. Comment analysez-vous ce basculement ?

RC – En Amérique Latine, nous avons eu l’opportunité de créer les conditions internes et externes d’un développement souverain, digne, qui aille de pair avec la justice sociale. Ces conditions étaient réunies, par exemple, au sortir de la Seconde guerre mondiale. Quand les élites ont réalisé qu’elles perdaient le contrôle, elles ont opté pour la mise en place de dictatures militaires, dans les années 60 et 70. Aujourd’hui, elles sont de nouveau prêtes à tout pour anéantir tout mouvement progressiste, souverain, nationaliste, promouvant la justice sociale, qui contesterait leur pouvoir. C’est ce qui vient de se produire en Équateur.

Après avoir exercé une domination absolue dans les années 90, elles ont subi défaite après défaite, jusqu’à ce qu’elles en viennent à se dire : « plus jamais ça ! ». Considérant que les États-Unis les avaient négligées, les élites se sont finalement concertées afin de tout mettre en œuvre pour reprendre le pouvoir. Elles sont désormais disposées à anéantir les dirigeants de gauche, comme durant les années 70, à l’époque de l’opération Condor [ndlr, opération conjointe de dictatures militaires et de mouvements paramilitaires en Amérique latine, coordonnée par la CIA et le département d’État américain, visant à anéantir l’influence des communistes en Amérique latine ; elle s’est soldée par des dizaines de milliers d’assassinats et de cas de tortures en quelques années]. Nous assistons en ce moment à un Plan Condor 2.0, sans appui militaire, sans assassinats politiques : les élites se contentent d’assassiner des réputations, par le lynchage médiatique et les accusations judiciaires.

Regardez ce qui est arrivé à Lula, à Cristina Kirchner, à mon vice-président : il s’est écoulé près d’un an et demi depuis qu’on les a mis en accusation judiciaire pour « corruption », sans que l’on ne parvienne à trouver un seul élément concluant.

Cependant, nous ne sommes pas non plus dans les mêmes conditions que dans les années 90. Nous ne sommes plus la « gauche des 3 % » ; j’ai moi-même une base électorale d’environ 40 % en Équateur. Le Parti des travailleurs a fini second aux élections présidentielles brésiliennes, les héritiers du kirchnerisme ont terminé seconds aux élections présidentielles d’Argentine, et remporteront probablement les prochaines élections.

Les élites sont prêtes à tout pour réduire ces alternatives à néant, par l’usage de leur arme la plus létale : la presse. Ceux qui pensent que nous pouvons entamer des processus de changement sans remettre en cause le système médiatique dominant en Amérique latine n’ont rien compris. C’est quelque-chose qui nécessite une réflexion sérieuse : le principal instrument dont disposent les élites pour maintenir en place des gouvernements corrompus et détruire les vestiges du progressisme se nomme la presse. Nous n’avons plus de démocratie, nous avons une démocratie médiatique. La démocratie est censée venir du peuple, et non pas des propriétaires des médias. Si nous souhaitons une véritable démocratie, nous devons réfléchir à quoi faire de cette presse que l’on appelle fréquemment la « gardienne de la démocratie » et qui, lorsqu’on prête attention à l’histoire de l’Amérique Latine, s’est avérée être la gardienne des dictatures – et des pires dictatures.

LVSL – En Équateur, plusieurs ex-responsables de la Révolution Citoyenne ont été mis en accusation judiciaire sous le prétexte de la « corruption ». Votre ex-vice-président Jorge Glas est en prison, vous-même avez été attaqué par le système judiciaire équatorien. Comment analysez-vous ce processus de judiciarisation de la politique en Équateur ? Pensez-vous que l’on assiste au même phénomène qu’en Argentine ou au Brésil ou les juges s’érigent en faiseurs de rois ?

RC – C’est une stratégie régionale. Les élites n’ont plus besoin de l’armée, mais si elles en avaient besoin, elles n’hésiteraient pas à faire appel à elle. Le pouvoir médiatique et les auxiliaires de justice leur suffisent : ils subissent diverses pressions de la part du pouvoir économique et politique, puis  vous désignent comme « coupable ». Ils ne disent plus « faites entrer l’accusé », mais « faites entrer le coupable », comme à l’époque de Franco.

Ils ont pris le contrôle de la justice, ont toujours eu la mainmise sur les moyens de communication, et peuvent ainsi appliquer ce que l’on appelle le lawfare : la guerre légale, la judiciarisation de la politique. Voyez ce qu’ils ont fait à Lula : ils le détiennent depuis près d’un an, lui interdisent de participer aux élections présidentielles, alors qu’il était le seul qui pouvait battre Bolsonaro. Après quoi, le juge Moro, qui lui a interdit de se présenter aux élections, a accepté le poste de ministre de la justice du gouvernement de Bolsonaro. Il s’est passé quelque chose de similaire avec Cristina Fernandez Kirchner et mon vice-président. Ils n’ont trouvé aucun élément concluant contre eux mais les détiennent prisonniers depuis un an et demi. Nous avons mis nous-mêmes à disposition l’intégralité de nos comptes, qui contredisent leur version des faits, mais nous sommes sous le feu de vingt-trois procédures pénales et criminelles. J’ai la chance de pouvoir travailler en sécurité en Belgique, mais dans le même temps Jorge Glas est en prison. En Équateur, de nombreuses personnes doivent se défendre sans pouvoir travailler, contraints de vendre leur maison, leur voiture, etc.

Il s’agit d’une stratégie régionale destinée à anéantir les dirigeants de gauche et le progressisme. Elle se met en place par le martèlement, l’exagération, la sortie du contexte, l’accusation de corruption, qui aboutit à la destruction de vies politiques, permettant aux élites d’obtenir ce qu’elles n’avaient jamais réussi à obtenir par les urnes.

LVSL Dans votre livre publié en 2010, De la Banana República a la No República, vous analysez le cadre financier, économique et juridique imposé par les États-Unis à l’Équateur : la dollarisation, la mise en place de traités de libre-échange, etc. Sous la Révolution citoyenne, vous avez finalement décidé de ne pas sortir du dollar, de ne pas remettre en cause tous les accords de libre-échange ; en 2016, vous avez même signé un nouvel accord de libre-échange avec l’Union européenne. Pourquoi ne pas avoir choisi de rompre avec ce cadre ? Pensez-vous qu’il est possible de mettre en place des mesures sociales dans le cadre de la dollarisation, en acceptant une certaine forme de libre-échange ?

RC – Si j’avais pu sortir de la dollarisation, je l’aurais fait. Mais les coûts étaient trop élevés. Nous avons donc tenté de mettre en place un modèle économique qui soit à la fois hétérodoxe et progressiste, dans le cadre de cette immense restriction qu’implique la dollarisation. Le principal problème tient au fait que nous n’avons pas le contrôle du taux de change ; le talon d’Achille des pays en voie de développement n’est pas le secteur fiscal mais le commerce extérieur. Le manque de productivité est dû aux facteurs suivants : si on n’est pas compétitif, le déficit du commerce extérieur va augmenter, et si on investit, le déficit augmentera pour tout processus de croissance et de développement. Une variable clef est la variation du taux de change, mais nous ne la contrôlons pas : ceci est la restriction de la dollarisation.

Quant au libre-échange, nous avons certes signé un accord avec l’Union européenne portant sur les bananes, à la suite de dures négociations, deux ans après la Colombie et le Pérou. Nous l’avons conclu avec réticence, mais nous étions obligés de le faire. En revanche, nous n’avons par exemple jamais conclu d’accord de libre-échange avec les États-Unis. En l’absence de politique monétaire (avoir le dollar revient quasiment à abandonner sa politique monétaire par l’instrument du taux de change), nous avons en revanche choisi de mettre en place un grand nombre de politiques commerciales (droits de douane, protectionnisme) qui ont rompu avec le libre-échange.

LVSL – La plupart des gouvernements latino-américains ont été confrontés au défi de la diversification, au fait que leur économie reposait généralement sur une logique extractiviste, concernant souvent un petit nombre de matières premières. Rétrospectivement, comment jugez-vous votre tentative de diversification de l’économie équatorienne ? Quelles ont été les principales contraintes qui ont empêché de faire aboutir ce processus ?

RC – Ce fut l’une de nos préoccupations dès le début. Mais ce sont des changements structurels qui ne peuvent advenir du jour au lendemain. L’absence d’une économie diversifiée, la dépendance à certains produits clefs, à certaines matières premières, est la définition même du sous-développement. Le sous-développement implique par nature une faible productivité. Pour dépasser ce modèle, qu’il s’agisse d’un modèle agro-exportateur ou extractiviste, il ne s’agit pas d’arrêter d’exporter – que l’on pense au soja pour l’Argentine ou aux bananes pour l’Équateur –, de fermer les mines, de stopper les extractions pétrolières, mais plutôt de mobiliser ces ressources pour développer d’autres secteurs. C’est ce que nous nous efforçons de faire depuis le début. Mais les résultats n’arrivent pas en une semaine, un mois, un an ou dix ans. Les processus de développement les plus rapides, dans les pays récemment industrialisés au développement tardif comme Singapour, la Corée du Sud ou Taïwan, ont nécessité 25 à 30 ans de dictature, dans un environnement géopolitique qui plus est favorable.

Nous avons fait au mieux, mais c’est impossible en dix ans. Comment nous diversifier ? En investissant dans le capital humain, afin de créer une économie de la connaissance, en investissant dans le tourisme. Quels en sont les principaux obstacles ? Nous devons former du personnel, et cela est l’affaire de générations. De ce point de vue, nous sommes très fiers de notre programme de bourses d’étude. C’est de loin le plus grand de l’Amérique Latine, comparable dans le monde seulement avec celui du Danemark. Il représente près de 20 000 bourses, plus que dans toute l’histoire de l’Équateur. Cela permet à des jeunes d’aller dans les meilleures universités du monde. Ils se familiarisent avec d’autres cultures et reviennent avec une nouvelle manière de voir les choses et de nouvelles réponses à des questions que l’on se pose aujourd’hui. Nous avons beaucoup parié sur le talent humain, avec ces bourses, mais aussi en exigeant beaucoup plus de nos universités.

LVSL – Votre situation actuelle à l’étranger vous oblige à faire campagne depuis les réseaux sociaux. Quelles difficultés cela implique-t-il ? Vous sentez-vous dans la position de Juan Perón lorsqu’il distillait ses consignes depuis la radio ?

RC – Perón a passé vingt-sept ans hors de son pays, j’espère que j’y reviendrai plus tôt ! (rires).

Après avoir quitté mon mandat avec un taux d’approbation de 70 %, j’ai naïvement pensé à me retirer de la vie politique. J’ai cru que nous avions réussi à consolider quelque chose qui allait se poursuivre, que nous avions forgé des cadres durables. Une de mes grandes déceptions a été de voir à quel point il a été facile de détruire ce que nous avions mis tant d’efforts à bâtir. On peut décider de se retirer de la politique, mais la politique ne nous abandonne jamais. Face aux attaques du gouvernement actuel, je suis obligé de m’impliquer en politique, et comme on ne me laisse pas rentrer au pays, je suis obligé de faire de la politique à travers un iPhone. Malgré cela, je reste le principal opposant à ce gouvernement. Et nous tenons ce gouvernement en échec.

LVSL – Vous avez fait le choix de ne pas vous représenter aux dernières élections présidentielles. Est-ce que vous ne tirez pas la conclusion que cela a affaibli votre tentative de Révolution Citoyenne ? Cela ne montre-t-il pas l’importance du leader dans les processus de changement politique ?

RC – C’est la fable de l’âne, du meunier et de son fils. Si j’avais continué, on aurait dit de moi que j’étais un dictateur, un caudillo, qui souhaite un pouvoir à vie. Maintenant que je suis parti, on me demande « pourquoi ? C’est irresponsable ! » (rires). Il n’est pas possible de contenter tout le monde. Je vois là la marque d’une double morale. Si Angela Merkel est au pouvoir pendant seize ans, élue quatre fois, c’est parce qu’elle est une leader et que l’Allemagne est une démocratie ; si c’est Evo Morales qui brigue un quatrième mandat, c’est un caudillo, et la Bolivie est une dictature.

LVSL – Votre exercice du pouvoir s’est légitimé par l’opposition que vous avez dressée entre la patrie d’un côté, et les élites équatoriennes de l’autre. En Europe, le terme de patrie est parfois rejeté à gauche, et associé à la droite. Que pouvez-vous nous dire de la mobilisation du discours patriotique pour articuler différentes demandes issues de la société ?

RC – Lorsqu’en 2006 nous avons commencé cette campagne, notre slogan était « retrouver une patrie » (volver a tener patria). Les spécialistes nous expliquaient que ça n’allait pas fonctionner, parce que les gens pensaient à leur portefeuille : il fallait parler de création d’emplois, de construction de maisons, d’augmentation des minima sociaux, de baisse des impôts, etc. Nous avons répondu : « nous voulons de nouveau faire rêver les gens ; nous voulons de nouveau avoir une patrie ».

Pourquoi ? Parce que notre patrie était détruite – d’où mon livre, De la Banana República a la no República : le néolibéralisme a tout détruit, jusqu’à la République. Quand je suis arrivé en Équateur, il y avait deux millions d’Équatoriens émigrés. C’est une chose de le dire, c’en est une autre de regarder cette réalité en face. Les émigrés ne sont pas des chiffres. Cette situation nouvelle signifie que beaucoup d’enfants (jusqu’à 50% dans certains cantons, comme Chunchi) étaient élevés par des voisins, ou par les aînés des fratries, parce que leurs parents étaient partis en Espagne, en Italie : des exilés de la pauvreté, suite à la crise qu’a produit le néolibéralisme en 1999. Des phénomènes jusqu’ici inconnus sont apparus, comme le suicide infantile. La société était déstructurée et démobilisée, les gens regardaient leurs chaussures, ils avaient honte de dire qu’ils étaient Équatoriens parce que nous symbolisions l’émigration, la pauvreté, l’exclusion, le manque d’infrastructures et de routes, les carences énergétiques, etc.

C’est là un de nos plus grands succès pour moi : nous avons réussi à faire de nouveau rêver les gens. Nous voulions qu’ils sachent qu’il était possible d’avoir de nouveau une patrie. Pour que les gens croient à ce rêve, il fallait réussir à le transmettre : cela ne signifiait pas être de droite, ou de gauche.

Que signifie « retrouver une patrie » ? C’est retrouver une société où chacun puisse trouver sa place, prendre de nouveau soin de sa terre, pouvoir être heureux sur le sol où il est né, ne pas avoir à émigrer de force. Voilà le sens du rêve que nous avons proposé à l’Équateur en 2006 : avoir de nouveau une patrie.

LVSL – Qui étaient les vendepatria [ndlr, terme utilisé en Amérique latine pour désigner les « traîtres à la patrie », littéralement les vendeurs de patrie] ?

RC – La droite, la même qui est au pouvoir aujourd’hui et qui se vend au Fonds monétaire international. Souvent, ce ne sont pas les États-Unis qui nous imposent un agenda, ce sont nos élites qui demandent, d’elles-mêmes, à ce qu’on leur passe la corde au cou. Ils ont eu recours au FMI sans que ce ne soit nécessaire. Ce sont eux-mêmes qui ont inventé la crise qui n’était alors qu’une simple récession créée par leur incompétence. Il y a bien sûr des intérêts en jeu : ils savent que les programmes du FMI signifient des privatisations, une baisse d’impôts pour les riches, etc. Voilà les vendepatria : ceux qui se soumettent à l’extérieur, pour appliquer des recettes qui viennent de l’extérieur, en fonction d’intérêts extérieurs.

LVSL – Les prochaines élections présidentielles en Équateur auront lieu en 2021, quelle est votre feuille de route d’ici là ?

RC – Nous sommes dans un moment très dur, et c’est la Révolution Citoyenne qui doit revenir à la tête du pays. Nous avons incarné le projet progressiste le plus couronné de succès d’Amérique latine ; nous sommes devenus une référence, dépassant même le continent américain. Jean-Luc Mélenchon, dans l’une dans une de ses campagnes, a présenté un programme qui s’appelait « Révolution Citoyenne », suivant ainsi l’exemple de l’Équateur. Il y a des chaires universitaires en Europe et aux États-Unis où l’on enseigne les politiques hétérodoxes de la Révolution Citoyenne, en particulier les politiques économiques et la gestion de crise. Par exemple, la manière dont nous avons réussi à surmonter ce qui est survenu en 2015-2016, lorsque le baril de brut est tombé sous les 30$, que le dollar s’est apprécié de 30%, et qu’un tremblement de terre de quasiment 8 sur l’échelle de Richter s’est produit en Équateur. Malgré cela, nous avons dépassé cet orage en un temps record, à moindre coût, et sans augmenter la pauvreté et les inégalités.

La Révolution Citoyenne doit revenir, et je serai où il sera nécessaire que je sois. Quel est le plan d’action ? Il va sans doute y avoir des élections anticipées, car malgré le soutien qu’apporte la presse corrompue au gouvernement, elle ne pourra pas occulter les scandales de corruption dont il fait l’objet. On a récemment découvert un compte bancaire secret appartenant au président de la République et à sa famille, où il recevait de l’argent sale issu de contrats avec le secteur public pour ses dépenses de luxe. Ils vont devoir organiser des élections anticipées comme l’indique notre constitution. Dès lors,  il faut se préparer à un scrutin national dès que le rapport de force changera. Tout le reste se résoudra, parce que ce n’est pas un problème juridique : c’est un problème politique.


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Le salvinisme : une passion de la droite italienne

Matteo Salvini / Wikimedia Commons

Comment Matteo Salvini est-il arrivé à cette popularité foudroyante ? Son leadership politique est-il identique à ceux des autres forces politiques de l’extrême droite européenne ? En quoi le discours anti-immigration entre en jeu ? De l’apogée de la droite populiste au déclin de la gauche, Samuele Mazzolini, chercheur en théorie politique et fondateur de la revue Senso Comune, revient sur les grands bouleversements de la politique italienne. Entretien paru initialement dans la revue Nueva Sociedad. Traduit par Marie Miqueu-Barneche.


Nueva Sociedad – Matteo Salvini a réussi à s’imposer comme le principal leader de la droite italienne, détrônant le Mouvement 5 étoiles mais aussi le parti historique de Silvio Berlusconi aux dernières élections régionales. Quelles raisons expliquent que la Ligue, un parti historiquement lié au Nord et associé au sécessionnisme ainsi qu’à la haine envers les « pauvres du sud », ait pu se développer dans des régions qui lui étaient défavorables ?

Samuele Mazzolini – À partir de 2013, quand la Ligue du Nord a gagné les primaires autour de son fondateur et leader historique, Umberto Bossi, Matteo Salvini a commencé à changer lentement la direction du parti. Ce mouvement s’est accéléré au cours des dernières années. Historiquement, la Ligue du Nord était le parti des intérêts des petits propriétaires des régions du nord – Lombardie et Vénétie en particulier – opprimés par la pression fiscale, et qui, en plus, revendiquaient une différence culturelle avec le reste du pays. Cependant, il faut souligner qu’à partir de ce moment, la Ligue du Nord a commencé à capter des parts significatives du vote ouvrier grâce à l’aura démagogique de Bossi. Dans le discours du parti, Rome était une ville parasitaire, « voleuse », qui vivait d’un système étatique financé par les impôts du nord. Le sud était perçu comme une terre de paresse, de retard social et économique, soulagé par un assistanat trop généreux. Dans son époque la plus extravagante, la Ligue du Nord a fait vivre un exotisme politique qui mélangeait d’étranges fulgurances et des grossièretés. Ils ont inventé de toutes pièces la généalogie historique de la Padanie (Ndlr : la vallée qui occupe presque tout le nord de l’Italie, que la Ligue érige en entité politique) – à travers des fêtes dans lesquelles ils allaient jusqu’à se mettre en scène en montrant un échantillon de l’eau du Po dans des ampoules. Sans parler des outrages et des gestes obscènes sur lesquels Bossi n’a pas lésiné durant ses années de gloire. La Ligue du Nord a oscillé des années 1990 à 2013 entre une position ouvertement sécessionniste (qui n’a jamais rapporté beaucoup de votes) et la collaboration avec Berlusconi au sein d’une plateforme fédéraliste. Dans le sud, on les a toujours détestés. La Ligue du Nord était la béquille de la coalition du centre-droit dans le nord.

Salvini, qui était encore imprégné de ce discours il y a quelques années de cela, a changé de cap en façonnant son parti selon le format du Front National de Marine Le Pen et en changeant de nom. Désormais, le parti se baptise simplement La Ligue, et non plus la Ligue du Nord. Il s’agit d’un parti national, dont le discours est principalement centré sur l’immigration. L’intensification et la médiatisation du phénomène migratoire ces dernières années, avec une hausse dramatique des débarquements d’êtres humains désespérés sur les côtes du pays, ont offert un matériel explosif à la Ligue. Dans ce cadre, Salvini était reconnu pour maintenir une posture ferme alors qu’il dépeignait une gauche naïve oubliant les intérêts des italiens. Il a aussi accusé les autres pays européens de laisser l’Italie seule dans sa gestion de la migration. Selon Salvini, la dynamique migratoire met en difficulté le marché du travail, oblige l’Etat à dépenser de l’argent pour les migrants et menace l’ordre public. Ce fut une stratégie qui, dans une conjoncture d’effondrement économique et social, a canalisé le mécontentement social de la forme la plus grossière. Depuis qu’il est ministre de l’Intérieur, le respect de ces promesses électorales a accru de manière exponentielle sa cote de popularité ces derniers mois. De plus, Salvini s’est montré stratégique en introduisant sur la scène politique des thèmes autour desquels personne jusqu’à présent n’avait réussi à rassembler, comme l’opposition à la réforme des retraites et aux technocrates européens. Au sujet de ce dernier point, il a flirté avec une méfiance grandissante envers l’Union Européenne qui se développe dans tout le pays et qui a même réussi à mettre en doute l’euro, mais il est revenu sur ses pas quand cela ne lui convenait plus.

NS – Si vous deviez décrire le profil de Salvini, quels traits ressortiraient ?

SM – Il faut reconnaître que Salvini a un grand flair politique. Je crois que sa plus grande force est de réussir à faire passer des consignes de la droite radicale comme des considérations de sens commun. Son ton est embrasé mais il réussit toujours à présenter ses propositions comme si elles étaient parfaitement légitimes, comme si elles étaient le fruit d’un raisonnement. Il ne se contente pas de crier : au travers d’un langage simple, très linéaire, d’homme du peuple, il est capable de donner une image claire et évidente à des politiques d’extrême droite, et par là même d’évincer du champ de la rationalité les autres acteurs politiques. Une autre de ses facultés, cette fois-ci plus sous-terraine, consiste à maintenir sa popularité dans des secteurs qui sont aux antipodes de l’échiquier politique. Salvini ne plaît pas exclusivement à ceux qui ressentent un grand mécontentement social. Il garde, en même temps, un soutien très élevé de la part du secteur entrepreneurial. Dans ce secteur, tous ne tolèrent pas sa fougue xénophobe, mais face à l’inconnue du Mouvement 5 étoiles, ils préfèrent un parti dont la vocation est beaucoup plus claire en matière de défense des affaires, avec notamment la promesse de mettre en place la flat tax. Ceci explique que pendant des mois, Salvini a eu bonne presse dans quelques journaux d’orientation libérale. C’est un homme politique perspicace, étant donné qu’en montrant un mélange de radicalisme de droite et de pragmatisme pro-entrepreneurial, il arrive à faire fusionner des mondes sociaux très hétérogènes.

NS – Quelles ressemblances et quelles différences existe-t-il entre Salvini et les autres courants d’extrême droite – ou populistes de droite – européens ?

SM – C’est une galaxie complexe, il s’agit de formations qui ont des généalogies différentes. Au-delà du fait que dans cette conjoncture historique ils soient catégorisés heuristiquement comme des populismes de droite, il est important de garder une approche la plus analytique possible, afin de ne pas tomber dans le piège qui consiste à les accuser de fascisme. Leur point commun est une hostilité ouverte envers la migration. Ils veulent uniquement des natifs dans leurs pays (natifs souvent compris en terme strict de consanguinité ethnique), et exhibent une intolérance envers les migrants africains et asiatiques, mais aussi envers ceux d’Europe de l’Est. Certains d’entre eux expriment plus d’inquiétude que d’autres en ce qui concerne la supposée islamisation de nos sociétés. C’est un thème que Salvini a développé, même s’il ne l’a pas fait de manière aussi centrale que Marine Le Pen en France et Geert Wilders aux Pays-Bas. De manière un peu moins visible, certains ont une posture homophobe, mais il y a des exceptions. En effet, la leader de Alternative pour l’Allemagne (AfD), Alice Weidel, est ouvertement homosexuelle, ou le néerlandais Pym Fortuyn, l’était aussi.

Il me semble que, de toute façon, il existe des différences importantes. Certains n’arrivent pas à s’éloigner d’une esthétique fasciste, même si le discours (dans beaucoup de cas) ne l’est plus vraiment. C’est le cas du Front National de Le Pen, dont l’association avec le régime de Vichy est encore d’actualité. La même chose se passe avec AfD en Allemagne et Jobbik en Hongrie, qui viennent de mouvements sociaux d’extrême droite. Comme nous le savons, l’origine idéologique de la Ligue est différente, même si Salvini est clairement devenu une option électorale attrayante pour l’électorat profasciste. Cependant, je dirais que la différence fondamentale est ailleurs. Si toutes ces personnalités sont hostiles à l’Union Européenne et demandent la récupération de la souveraineté nationale (depuis une perspective de droite, bien sûr), l’élément anti-austérité est davantage marqué dans le cas de la Ligue et, en partie, dans celui de Marine Le Pen. Ce n’est pas un hasard que les populistes du nord de l’Europe aient recours, comme beaucoup de libéraux de leurs pays, à la parabole de la cigale et la fourmi : les peuples du sud de l’Europe sont les cigales qui vivent tranquillement et demandent à ce que leurs comptes soient alimentés par les fourmis travailleuses, qui seraient les peuples du nord. Il convient de souligner que c’est un discours qui manque totalement de fondement. Finalement, il y a une dernière source de tension entre eux – au-delà du fait qu’ils aient participé à beaucoup de sommets ensemble – autour de la constitution d’une sorte d’Internationale des populistes de droite. Salvini a demandé à maintes reprises qu’il y ait une répartition équitable des migrants qui arrivaient en Italie entre les pays européens. Le plus récalcitrant était justement son ami Viktor Orbán en Hongrie.

Samuele Mazzolini, chercheur en sciences politiques et spécialiste d’Ernesto Laclau.

NS – Luca Morisi, le gourou des réseaux qui développe la campagne politique de Salvini, a réussi à convertir le démagogue parlant aux secteurs racistes et xénophobes en un vrai leader politique. Quelles ont été les clefs de la stratégie de propagande qui a permis de donner l’image d’un Salvini « proche du peuple » ?

SM – C’est une autre question fondamentale. Il y a une hyperexposition médiatique de Salvini. Quand on allume la radio, c’est Salvini qui parle, et si l’on allume la télévision, c’est encore Salvini. Dans ta ville, un jour où l’autre, tu tomberas sur Salvini en train de haranguer les gens. Et si tu te connectes sur les réseaux sociaux, tu vois immédiatement apparaître une publication ou une photo de Salvini. Dans ce dernier secteur, il semble que Luca Morisi ait développé un système particulier communément nommé « la bête ». Je ne suis pas un expert en technologie numérique, mais j’ai cru comprendre que c’est un système qui gère à la fois les réseaux sociaux et les listes de mail, qui analyse constamment les contenus avec le plus de succès, le type d’utilisateurs qui ont interagi et de quelle manière ils l’ont fait. Ça leur permet de parfaire la propagande, en calibrant selon les fluctuations et les changements d’humeur politique. Quelques semaines avant les élections de l’année dernière, ils ont lancé un jeu en ligne sur Facebook qui s’appelait Vinci Salvini!, qui invitait les utilisateurs à interagir sur les publications du Capitaine[le surnom du leader de la Ligue]. Une photo du gagnant était ensuite publiée sur le profil de Salvini, le gagnant recevait également un appel téléphonique du leader de la Ligue et pouvait le rencontrer lors d’un rendez-vous « privé ». C’était une manière d’augmenter le flux des visites, mais aussi de récupérer les données d’une grande quantité d’utilisateurs. Et nous savons désormais que la gestion des big datas est importante pour influencer l’opinion publique.

NS – La montée du salvinisme semble aller de pair avec l’effondrement politique et intellectuel de la gauche italienne, l’une des plus fortes d’Occident. Peut-on imaginer comment pourrait se recomposer cet espace ?

SM – Toutes les branches de la gauche italienne vivent une époque de crise gravissime. On se souviendra pendant longtemps des élections du 4 mars 2018. La gauche modérée et social-démocrate connaît une phase d’égarement historique. Son adhésion aux politiques antipopulaires, son acceptation fort peu critique de l’austérité imposée par Bruxelles, sa proximité des grands groupes multinationaux et financiers l’ont fait paraître, et à juste titre, comme complice de l’érosion des sécurités sociales et professionnelles qui l’avaient pourtant caractérisées durant l’époque précédente. Matteo Renzi, après être un temps parvenu à se faire voir comme le représentant d’une proposition innovante de renouvellement générationnel autour d’une espèce de populisme centriste, a rapidement jeté à la poubelle tout le capital politique qu’il avait accumulé. Il est maintenant, à 44 ans, un homme politique à la popularité décroissante. En arrivant au pouvoir, il a vite démontré que l’unique variante qu’il apportait était une modération du Parti Démocrate, dans un processus qui était en gestation depuis la mort du Parti Communiste Italien (PCI), et dont il a représenté l’apogée et la ruine. Arrogant, présomptueux, sans contact avec la réalité, il a confirmé la thèse de Machiavel selon laquelle le leadership nécessaire pour arriver au pouvoir ne coïncide pas toujours avec celui nécessaire pour s’y maintenir.

La gauche radicale n’a pas d’avenir non plus. Elle a une image résiduelle au sein de la population. Ce secteur politique s’adresse exclusivement à lui-même, car il doit respecter certaines normes de discours et une esthétique particulière. La gauche doit s’aimer elle-même. En réalité, elle devrait plaire aux autres. Le fait est que ses procédés liturgiques, en dehors de sa propre bulle, provoquent un certain rejet. Elle s’enferme et ne se rend pas compte qu’elle choisit automatiquement un espace politique qui la neutralise. Il ne s’agit pas de cesser de lutter pour la justice sociale : c’est une histoire de symboles, de mots, de tics nerveux, d’une répétition de tout le politiquement correct qui est devenue odieuse. Mais c’est aussi une question de contenus. En ce sens, aucune des deux branches de la gauche n’arrive à développer une analyse socio-économique à la hauteur des circonstances, en insistant sur les droits civils et individuels dans une époque où la priorité des questions sociales est évidente. Aucun des deux secteurs n’a problématisé sérieusement le rôle de l’Union Européenne et de l’euro. Les deux ont été le levier au travers duquel le néolibéralisme s’est cristallisé et consolidé, appauvrissant la démocratie en faveur des marchés et dépossédant les États européens de la souveraineté populaire. C’est un mot banni. Je me rends compte que, vu depuis l’Amérique Latine, cette posture semble grotesque. Ici, seuls la droite et le Mouvement 5 étoiles ont été suffisamment perspicaces pour entrevoir la nécessité de parler de la question nationale, qui est enjeu important puisqu’elle regroupe le déficit démocratique, l’asymétrie entre les pays européens et la nécessité de développer une proposition ancrée dans les traditions populaires et nationales. À l’inverse, la gauche se présente comme défenseure d’un cosmopolitisme abstrait, et ce n’est pas un hasard si ses électeurs appartiennent à des couches aisées vivant dans les centres urbains onéreux. Ses racines populaires n’existent plus.

NS – Il y a presque un mois, de nombreux maires du sud de l’Italie se sont rebellés contre Salvini et ont décidé de ne pas fermer les ports devant l’arrivée des migrants. Comment peut-on résoudre ce conflit humanitaire et territorial entre le gouvernement et les maires ? Des leaders comme le maire napolitain Luigi de Magistris peuvent-ils incarner la nouvelle opposition au gouvernement ?

SM – Le geste de ces maires est courageux et méritant. Mais il n’y a pas de conflit territorial. La vérité est qu’il leur est impossible de renverser la politique de Salvini de fermeture des ports. La question humanitaire n’a pas de solution facile. Les migrations sont dynamiques, elles ont des raisons structurelles profondes qui demandent des solutions drastiques, en commençant par la mise en question du rôle des pays occidentaux et de leurs multinationales en Afrique. À court terme, il faudrait une plus grande solidarité de la part des pays européens et le dépassement de la Convention de Dublin qui prévoit que les pays d’arrivée des migrants soient les responsables des démarches de demande d’asile, ce qui met une grande pression sur les pays du sud de l’Europe, l’Italie et la Grèce en première ligne.

En ce qui concerne De Magistris, je me vois obligé de répondre solennellement que non, il ne peut incarner aucune opposition au gouvernement. Récemment, il a rejeté la possibilité d’être le leader d’un grand éventail de forces de la gauche radicale pour les élections européennes. Il y a deux raisons pour penser que ça n’aurait pas fonctionné. La première est en lien avec le personnage. Ces derniers temps, il s’est enfermé dans un langage et un symbolisme vernaculaire, très napolitain, avec peu de succès dans le centre-nord de l’Italie, où habite la majorité de la population. De plus, il a fait des propositions saugrenues telle que l’idée d’une crypto-monnaie pour Naples et l’organisation d’un référendum pour obtenir plus d’autonomie pour la ville (dans un contexte où l’autonomie a toujours été une consigne de la Ligue pour détacher le nord des régions du sud, objectif que Salvini est en train d’atteindre au travers du transfert de compétences à trois régions du nord en plein silence général, vu que cela pourrait faire douter de sa vocation nationale). La deuxième raison, c’est que De Magistris n’a pas réussi à maintenir une distance prudente vis-à-vis de sujets politiques discrédités et sans avenir. Le pire, c’est que sa proposition politique a été phagocytée par ce milieu qui adopte une tonalité morale plus que politique dans ses condamnations.

Mais revenons à la question migratoire. Elle produit de nos jours une dichotomie dont on ne peut rien tirer de positif. Insister dans le pôle opposé à celui de la Ligue est éthiquement louable, mais politiquement stérile. Son alternative, qui consisterait à se rapprocher des positions de la Ligue en la matière, est éthiquement répugnante et politiquement inutile, car la Ligue occupe déjà ce terrain mieux que personne. Le seul chemin qui peut avoir du sens est l’adoption d’une position nuancée sur la question pour éviter de mourir politiquement. C’est-à-dire, en reconnaissant le drame humanitaire et en rejetant les politiques de la Ligue, mais en admettant la nature problématique du phénomène et le besoin d’une intervention régulatrice. Cependant, c’est un axe sur lequel il est presque impossible d’obtenir un intérêt politique, il faut dès chercher de nouvelles dichotomies à partir desquelles il est possible d’occuper la position la plus forte : c’est la question du contrôle de l’agenda politique. A l’inverse, la gauche et De Magistris reçoivent passivement la dichotomie de la migration (et d’autres similaires) et ils la renforcent, dépoussiérant ainsi un antifascisme militant qui n’articule rien et se limité à l’expression d’un témoignage moral.

NS – Comment l’Italie intervient-elle dans la géopolitique globale ?

SM – Très mal. Historiquement, l’Italie a toujours été le sud du nord et l’est de l’ouest. Aujourd’hui, nous courons le risque que cela s’inverse. Toutefois, il ne s’agit pas d’une destinée manifeste à l’envers. L’Italie vaut beaucoup plus que ce que ses épouvantables élites pensent et que ce que les dernières élections ont pu démontrer durant ces décennies. Historiquement, l’Italie a été forcée à imiter les modèles étrangers, et la participation à la constitution de l’euro, un des paris géopolitiques les plus absurdes et néfastes du siècle passé, est le meilleur exemple de cette attitude. C’est la philosophie du lien externe, c’est-à-dire la volonté d’attacher notre économie et notre société à des modèles que nos élites considèrent comme les plus efficaces, pour qu’elles nous éloignent de notre supposé atavisme, de notre apparente propension ontologique au désastre, à faire les choses mal. En définitive, c’est une espèce d’autoracisme. Tout cela s’est traduit en une politique extérieure à la merci des plus puissants, tant sur le plan européen que mondial, surtout face aux États-Unis. Pour ces raisons, l’Italie a toujours été avant-gardiste pour prêter des ressources (militaires, financières, d’espionnage) à des fins éloignées de ses intérêts (voir notamment la participation à des guerres impulsées par d’autres), mettant en risque ses propres réseaux commerciaux.

L’Italie n’est pas immune aux problèmes internes d’ordre économique, démographique et politique qui limitent son rayonnement international. Mais un éventuel Italexit fait peur à tout le monde, étant donné qu’il remettrait en question la zone Euro. En ce sens, l’Italie n’est pas la Grèce. De plus, l’Italie bénéficie d’une position qui lui permet de mener une politique extérieure plus indépendante, avec un rôle plus important. La taille de son économie (la huitième ou neuvième du monde), sa position géographique privilégiée au centre de la Méditerranée, son excellence dans certains secteurs technologiques, sont des éléments qui, en principe, lui donneraient un rôle beaucoup moins servile que celui qu’elle joue en ce moment. Le problème est qu’il manque un État, il manque une classe de dirigeants à la hauteur qui sache raisonner au-delà des patrons consolidés, des institutions qui fonctionnent. Pour avoir un rôle géopolitique plus remarquable, il faudrait terminer le processus encore d’actualité du Risorgimento. C’est une tâche qu’avait proposée le Parti Communiste, mais plus personne ne pense ainsi.

 

Samuele Mazzolini est docteur en philosophie à l’Université d’Essex. Il travaille au sein du département de Politique, Langues et Etudes Internationales de l’Université de Bath. Il collabore habituellement avec le journal Il Fatto Quotidiano et préside l’organisation politique Senso Comune.


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Bal comique à Paris, trop de candidats

Conseiller en communication de François Hollande puis soutien d’Emmanuel Macron brièvement investi aux élections législatives avant de renoncer, Gaspard Gantzer a annoncé mercredi 13 mars sa candidature à la mairie de Paris. Mercredi soir, Le Parisien révélait que Benjamin Griveaux s’apprêtait à quitter le gouvernement pour déclarer sa candidature. Tout cela s’ajoute à plusieurs autres personnalités déjà déclarées et fait état d’un vide dans le débat politique au profit des ego et d’une macronisation de la vie politique parisienne.


 

La candidature de Gaspard Gantzer s’ajoute à un bal de candidats déjà déclarés, qui se sont investis seuls en sortant des carcans des partis pour fonder leur propre organisation, et à des prétendants qui attendent l’aval de leur mouvement. Ainsi, alors que La République En Marche n’a toujours pas dévoilé sa tête de liste pour les élections européennes, déjà quatre ministres et personnalités souhaiteraient pouvoir partir à la conquête de la capitale (Mounir Mahdjoubi, Cédric Villani, Benjamin Griveaux et Hugues Renson). Le feuilleton des municipales s’avère palpitant : à la bataille des idées, des programmes, s’oppose celle des ego et des ambitions.

Lors de ses passages dans les médias, Gaspard Gantzer veille à toujours se distinguer de la maire actuelle, Anne Hidalgo. Tout son bilan est passé au crible, rien n’est épargné : la ville est « dégueulasse ». Regardez plutôt :

Gaspard Gantzer, itinéraire d’un enfant gâté

L’ancien conseiller en communication passé par Sciences Po et l’École nationale d’administration qui n’a jamais bénéficié de l’onction du peuple puisqu’il avait renoncé à se présenter aux législatives sous l’étiquette En Marche en 2017 a lancé son mouvement Parisiennes, Parisiens le 11 octobre 2018. Là où certains candidats et élus peinent à avoir de la visibilité, c’est pendant La Matinale de France Inter et dans Le Parisien que Gaspard Gantzer a pu déclarer qu’il voulait « être le candidat des classes moyennes et même de toutes les familles parisiennes ». Une chose est sûre, si Gaspard Gantzer a pris ses distances avec LREM, il profite d’un entre-soi qui l’accueille à bras ouverts, en témoigne son accès aux médias.

Bien qu’il se soit éloigné de LREM, Gaspard Gantzer bénéficie du soutien des mêmes personnes. Outre son accès privilégié aux médias et à des tribunes, sa communication et ses méthodes rappellent celles de la majorité présidentielle. À cela s’ajoute ses prises de position. À l’égard des gilets jaunes, il affiche le même dédain que le président. Le lundi 18 février sur CNews, il avait déclaré qu’ « ils ont le droit de manifester malheureusement, même s’ils sont cons, je suis désolé de le dire. C’est sûr que si on faisait des tests de QI avant les manifestations, il n’y aurait pas grand monde »Le mépris de classe semble donc être un des points communs de ce nouveau monde…

Beaucoup de candidats, une seule place

C’est la loi du 31 septembre 1975 qui a réinstitué la fonction de maire de Paris. Le Conseil de Paris s’occupe des affaires de la ville. Quatre maires se sont succédés : Jacques Chirac, Jean Tiberi, Bertrand Delanoë et Anne Hidalgo. Certains esprits verront dans la Mairie de Paris un marche-pied pour des ambitions présidentielles. Si tous les candidats se targuent d’être passionnés, amoureux de la ville de Paris, on comprend que cette élection déchaîne les ego.

C’est un album Panini des candidats qui est en voie de se constituer en attendant que les partis mettent en place des processus de désignation et que les alliances s’instaurent. En une semaine, trois candidats ont manifesté leur souhait d’accéder à la mairie : Rachida Dati, ancienne ministre de la Justice et Garde des Sceaux pendant le mandat de Nicolas Sarkozy, maire du VIIème arrondissement et députée européennes ; Pierre-Yves Bournazel, élu en 2017 député de la 18e circonscription de Paris et fondateur d’Agir, la droite constructive (la genèse de ce mouvement était l’exclusion de certains membres des Républicains de députés macrono-compatibles qui avaient choisi de créer le groupe Les Constructifs à l’Assemblée nationale) et le fondateur de Parisiennes, Parisiens.

À la bataille des idées, des programmes, s’oppose celle des egos et des ambitions.

Ils viennent s’ajouter pour ce qui est de la droite à Jean-Pierre Lecoq, le maire du VIème arrondissement et à Florence Berthout, la présidente du groupe Les Républicains au Conseil de Paris.

À gauche de l’échiquier, la France insoumise s’est lancée avec Paris En Commun sous l’égide de la conseillère de Paris Danielle Simonnet. Un autre mouvement, Dès demain, se veut « ouvert à tous les humanistes qui aiment agir, à tous les démocrates prêts à s’engager pour la justice sociale, à tous les républicains qui aiment et revendiquent leur devise ».

La maire de Paris Anne Hidalgo et Jean-Louis Missika adjoint en charge de l’urbanisme sont à la tête de Dès demain. Ce dernier avait quitté le Parti socialiste pour devenir adjoint « sans étiquette ». Il avait en effet rendu public en 2017 son soutien à Emmanuel Macron. Entre retour à la maison pour certains et élargissement vers la droite pour la municipalité actuelle, les rapports de force en présence témoignent d’un socle idéologique très restreint et d’une porosité des idées entre beaucoup de candidats.

Quid de la bataille des idées ?

En effet, les quelques prises de position de la part des candidats avoués ou non ont toutes trait à des thématiques restreintes : la sécurité, la propreté, les voitures. En se positionnant de la sorte, les candidats qui ont un accès privilégié aux médias peuvent déterminer l’agenda politique.

Aussi, Gaspard Gantzer s’est prononcé à plusieurs reprises en faveur de la création d’une police municipale (et ce dès la fin de l’année 2018). Le 28 janvier 2019, il publiait une tribune libre dans l’Opinion avec Benjamin Djiane, vice-président de Parisiennes, Parisiens et maire adjoint du IIIème arrondissement. Intitulée Police municipale : Anne Hidalgo découvre l’insécurité à Paris, cette tribune dénonçait la « tactique électorale » de la maire actuelle qui a proposé fin janvier la mise en place d’une police municipale. Ils lui reprochent en effet d’avoir attendu la fin de son mandat, bien qu’élue à Paris depuis « 18 ans et maire depuis 5 ans ».

À cela, ils opposent la création d’une police municipale armée : « nous avons donc besoin d’une police armée, présente dans tous les quartiers où l’insécurité tient lieu de norme, où la drogue s’échange comme des petits pains, où les femmes sont harcelées, présente dans les transports, dans les rues, partout ». En 2018, la droite parisienne portait notamment l’organisation d’un référendum concernant la création d’une police municipale armée, l’armement afin qu’elle ne devienne pas une cible.

Aussi, les seuls sujets de fond qui émergent ont trait à un corpus extrêmement restreint. Outre les questions de personnes, difficile de savoir ce qui distingue sur le fond Benjamin Griveaux de Mounir Mahdjoubi ou encore de Gaspard Gantzer.

Concernant la gauche, beaucoup d’interrogations demeurent : que feront les membres du Parti communiste ou encore de Génération.s ? Actuellement membres de la majorité municipale, aucune figure n’émerge réellement. Pour Europe Écologie les Verts, Julien Bayou a lancé un « tandem » en février 2019 avec l’adjointe en charge de l’économie sociale et solidaire Antoinette Guhl.

Si les tribunes fleurissent de part et d’autre, ce sont les mêmes éléments de langage et thèmes qui reviennent souvent : « en finir avec une conception monarchique », le Grand Paris, l’écologie, la piétonisation, la gratuité des transports. Cette harmonisation des thématiques témoigne de l’ascendant des personnes sur les idées.

Si les candidats et prétendants prennent position sur les mêmes sujets, c’est en fait qu’ils se répondent les uns aux autres, se talonnent avec à chaque fois des différences qui tiennent davantage d’une touche de couleur sur un tableau impressionniste que de réelles divergences idéologiques. Il n’y a pas, à l’heure actuelle, contrairement à ce que la surexposition de certains candidats pourrait laisser entendre et espérer, de projet d’envergure et d’ensemble pour Paris, pas de programme si ce n’est des déclarations d’intention et des coups de communication.

Quand l’enjeu majeur n’est dès lors plus de proposer, de transformer la vie mais de donner à voir.

Là résident et se dessinent deux problèmes essentiels : d’une part, la relative homogénéité des candidats empêche de penser certaines problématiques, d’autre part, la politique confine à la communication. En effet, en traçant un axe qui irait de Génération.s à La République En Marche (et qui se positionne de manière plus ou moins vive contre Anne Hidalgo), on a là des forces politiques qui se veulent « progressistes et humanistes » et plus largement une macronisation de l’échiquier politique parisien.

La communication au détriment du politique

Toutes ces forces incarnent en effet une gradation plus ou moins libérale d’un même spectre politique. Dès lors, comment réussir à pleinement se distinguer si ce n’est par de la communication ? Dans la capitale, la communication politique prend tout son sens : les apéritifs et temps de rencontre avec les Parisiennes et Parisiens s’avèrent particulièrement instagrammables, l’actualité locale pouvant bénéficier d’une attention nationale (en témoigne la couverture dont bénéficient Gaspard Gantzer ou Anne Hidalgo)… Quand l’enjeu majeur n’est dès lors plus de proposer, de transformer la vie mais de donner à voir.

C’est sans doute le candidat de Parisiennes, Parisiens qui a le mieux compris cela. Il enchaîne les apéritifs et soirées dans des appartements, organisées par des soutiens locaux dans la tradition de la socialisation politique de la droite du XVIème arrondissement : aux grands meetings, on préfère le cadre intimiste et restreint d’un appartement quitte à aller à trois apéritifs en une soirée.

Les personnes qui reçoivent font voir et publicisent sur leurs propres réseaux sociaux et l’association reprend cela après. Si l’alpha et l’oméga de la vie politique ne se résument pas aux réseaux sociaux, ceux-ci s’avèrent néanmoins utiles pour attirer l’attention et construire des rapports de force. Personne ne sait si le programme de Gaspard Gantzer sera meilleur que celui de Benjamin Griveaux ou Anne Hidalgo. En tout cas, le premier semble « plus humain », « plus vrai » que les autres, quitte à ne pas proposer de programme.

Cependant, contrairement à ce que le niveau du débat politique parisien pourrait le laisser penser, vivre à Paris ce n’est pas vivre dans un film de Woody Allen. Selon l’Observatoire des Inégalités, le taux de pauvreté à Paris s’élève à 16,1%, soit 340 397 personnes. Dans le XVIIIème arrondissement, ce taux de pauvreté était de 23,3% en 2015. Dans une interview donnée au journal Le Monde le 29 janvier 2019, les Pinçon-Charlot rappelaient qu’ « on constate une montée des professions intermédiaires et supérieures, de 34,5 % de la population en 1954 à 71,4 % en 2010, tandis que le pourcentage des employés et des ouvriers de la population active habitant Paris a chuté de 65,5 % à 28,6 %”. À cela s’ajoute la baisse des emplois industriels dans la capitale : on est tombés à 134 000 en 1989, puis à 80 283 en 2009, selon les estimations de l’Insee [Institut national de la statistique et des études économiques]. Et il est évident que cela baisse encore », expliquait le couple de sociologues dans le même entretien.

Le projet du Grand Paris pose des problématiques sociales immenses mais aucun projet alternatif ne voit le jour. Quand Gaspard Gantzer veut être « le candidat des classes moyennes et de toutes les familles parisiennes », il occulte donc près d’un cinquième de la population de la capitale.

Lorsqu’il s’agit de piétonniser des quartiers, cela est fait sans questionner les problématiques que cela pose. S’il faut réduire la place de la voiture, il faut également permettre aux gens de se déplacer aisément dans les transports en commun et surtout de permettre aux personnes qui vivent hors de Paris (qui peuvent être contraintes à cela du fait de la faiblesse de leurs revenus et du prix exorbitant des loyers) d’accéder à Paris sans pour autant subir de double-peine.

Cela implique par exemple de penser une densification des transports hors de Paris et des parkings. Le caractère inséparable, dynamique, de certaines propositions qui en impliquent d’autres est souvent absent du discours politique. Ainsi, les candidats peinent à conjuguer et à articuler l’écologie et le social pour, au contraire, faire de Paris un vase clos qui exclue toujours davantage.

À l’heure où la gentrification progresse et relègue des populations, à l’heure où s’épanouit l’ubérisation de l’économie, à l’heure où certains quartiers voient des difficultés s’articuler, la drogue et la précarité en premier lieu, Paris mérite mieux que des batailles de personnes dont on ne sait ce qu’elles proposent et ce qui les distinguent. L’urgence est de politiser le débat, de proposer des solutions à des maux. C’est à cela et non à des déclarations d’amour à une capitale espérée, fantasmée qu’il faut songer.

Plusieurs dynamiques sont à l’oeuvre depuis plusieurs années. En excluant les populations les plus fragiles économiquement, Paris se fixe. La population assiste en effet à une muséification de la ville dans laquelle de plus en plus de personnes n’ont pas leur place faute de pouvoir assumer des loyers trop importants ou d’accéder à des surfaces assez grandes lorsqu’elles fondent une famille.

En témoigne de manière particulièrement violente la baisse du pourcentage d’ouvriers qui vit à Paris. Face à ce mouvement, une autre dynamique se dessine : les grandes fortunes financent et acquièrent du patrimoine pour des sommes exorbitantes, et rendent de ce fait une partie du parc immobilier inaccessible à une partie de la population qui vit et travaille dans la capitale.

Ce sont ainsi les usagers qui se voient privés de l’usage de la capitale. Dans Le droit à la ville, Henri Lefebvre voyait dans l’espace urbain la « projection des rapports sociaux ». Dans cet ouvrage, l’auteur définit la ville comme un bien commun accessible à tous. L’espace conçu qu’il qualifie comme « celui des savants » devient l’apanage des entrepreneurs du privé pour ce qui est de la capitale.

Les grands projets d’urbanisme, s’ils sont soutenus par la municipalité et nombre d’acteurs politiques sont avant tout ceux des grands investisseurs et des grandes familles, en témoigne le projet de réaménagement de la Gare du Nord qui verra le jour à l’horizon 2024 : « l’issue de cette négociation exclusive, attendue avant la fin de l’année 2018, sera la constitution d’une société commune détenue à 34% SNCF Gares & Connexions et à 66% par CEETRUS pour porter le projet d’agrandissement de la première gare d’Europe et son exploitation commerciale sur une durée de 35 à 46 ans » peut-on lire sur le site de la SNCF.

Le président de CEETRUS, la structure qui détiendra les deux tiers du projet n’est autre que Vinney Mulliez qui a présidé le groupe Auchan pendant 11 ans. L’idée est de faire « naître un nouveau quartier ». Ce sont donc des acteurs privés qui vont donner les lignes directrices à ce projet et dessiner l’espace conçu. Chez Lefebvre, l’espace conçu est également celui qui préfigure les représentations dominantes de cet espace au sein de la population.

C’est alors l’espace vécu qui fait prendre corps aux conflits, incarnant ce décalage entre l’espace conçu et l’espace perçu.

L’espace perçu est quant à lui celui qui regroupe « les formes de la pratique sociale qui englobe production et reproduction, lieux spécifiés et ensembles spatiaux propres à chaque formation sociale qui assure la continuité dans une relative cohésion ». Dans la capitale, il n’y a pas d’homogénéité dans la perception de l’espace et ses pratiques. Des catégories au capital économique radicalement opposé se partagent un même espace et en ont des pratiques différentes. Aussi, le mobilier urbain « anti-SDF » qui relègue et marginalise encore plus les populations sans domicile les évacue d’un espace certes inégalitairement, mais néanmoins partagé. C’est alors l’espace vécu qui fait prendre corps aux conflits, incarnant ce décalage entre l’espace conçu et l’espace perçu.

Cependant, à cette lecture traditionnelle s’ajoute la place croissante dans la ville des fortunes étrangères et l’attention accrue portée aux touristes. Cela induit une airbnbisation de la ville de même qu’un accaparement des surfaces. Aussi, les usagers qui disposent encore des capitaux pour vivre à Paris se retrouvent en concurrence pour l’espace avec des grandes fortunes face auxquelles ils ne peuvent rivaliser.

Aux guerres de personnes qui incarnent toutes une nuance de macronisme différente, il est essentiel de politiser la question des élections municipales à Paris. Cela pour deux raisons : pour stopper la marginalisation et le rejet des catégories les plus fragiles économiquement, permettre que l’usage de Paris ne soit pas l’apanage de quelques uns et pour que la ville ne devienne pas un musée, qu’elle ne soit pas figée dans son fonctionnement et dans ses développements par des grandes fortunes et des acteurs privés.

Pour compléter :

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot : “A Paris, les inégalités s’aggravent de manière abyssale” https://www.lemonde.fr/smart-cities/article/2019/01/29/michel-pincon-et-monique-pincon-charlot-a-paris-les-inegalites-s-aggravent-de-maniere-abyssale_5416039_4811534.html


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Vers l’union des droites ?

Si l’on a beaucoup parlé de l’enfoncement du Parti socialiste et de la gauche par Emmanuel Macron et sa République en Marche, il semble que l’on n’a pas encore pris la mesure de l’abattement de la droite et de l’extrême-droite suite à une campagne qu’on leur prédisait victorieuse et qui débouche sur un fiasco, entre le naufrage de la campagne de François Fillon minée par les affaires et un débat de second tour désastreux qui a sérieusement entamé la crédibilité de Marine Le Pen. Bien que Les Républicains soient forts du premier groupe d’opposition à l’Assemblée Nationale et que Marine Le Pen ait pour elle les 10 millions de voix obtenues au second tour de la présidentielle, la crise d’idées et de légitimité qui atteint les forces traditionnelles de l’échiquier politique touche les droites aussi profondément que la gauche. Dos au mur et peinant dorénavant à imposer leurs thématiques dans le débat public, les différentes tendances de la droite se voient dans l’obligation de reconsidérer les rapports qu’elles entretiennent entre elles, menant certains analystes à imaginer un rapprochement en forme de planche de salut au moment où l’orbe macronien menace de les satelliser à leur tour…


Depuis les travaux de l’historien René Rémond, on a pour habitude d’analyser la droite française comme un ensemble hétéroclite issu du rejet de la révolution de 1789 et de son second mouvement radical de 1793. Dans son ouvrage Les Droites en France paru en 1954, Rémond propose en effet une typologie donnant naissance à trois courants au sein de la droite française : un courant légitimiste ultra-royaliste et réactionnaire, totalement opposé aux principes de 1789 ; un courant orléaniste originellement royaliste modéré car reconnaissant l’héritage libéral et parlementaire de la Révolution ; et enfin un courant bonapartiste prompt à mettre en avant la figure d’un chef en lien direct avec la masse du peuple et au dessus d’institutions jugées illégitimes. Ces trois courants sont présents dans la vie politique française depuis le XIXe siècle qui les a vu se structurer, avec leurs fortunes diverses, leurs rivalités tournant parfois à l’affrontement ouvert, mais aussi leurs moments de rapprochement, notamment, aux marges les plus radicales de cette droite multipolaire, lorsqu’il s’agit de s’attaquer à un régime républicain souvent instable. Cependant, avec la chute du régime de Vichy en 1944, dont elle fut un appui autant matériel que moral, et la victoire d’une Résistance majoritairement associée à la gauche et au Parti Communiste, la droite française va devoir durablement se réinventer, posant la question de la convergence entre ses différentes familles.

“Avec la chute du régime de Vichy en 1944, dont elle fut un appui autant matériel que moral, et la victoire d’une Résistance majoritairement associée à la gauche et au Parti Communiste, la droite française va devoir durablement se réinventer, posant la question de la convergence entre ses différentes familles.”

Dans les années d’après-guerre, cette rénovation va passer d’un côté par la recherche d’une « troisième voie » d’inspiration démocrate-chrétienne, entre capitalisme et socialisme et se réclamant d’un esprit de la Résistance au dessus des étiquettes gauche-droite, et d’un autre par la recomposition d’organisations de défense des intérêts industriels et agricoles opposés à l’émergence de l’Etat-providence et souvent directement issues de Vichy. Héritier assez ingrat de ces deux tendances en maturation, le gaullisme va cependant durablement faire oublier la question de l’unité de celles-ci, sous l’ombre persistante du Général et ce jusqu’au milieu des années 70. Le départ de De Gaulle dans la foulée des événements de mai 1968 et du référendum perdu de 1969, sonne en effet comme un nouveau traumatisme pour une droite peu habituée aux remises en question depuis son retour en force une décennie auparavant, d’autant qu’une part non négligeable de cette droite porte une responsabilité dans l’échec du gaullisme. Après avoir favorisé son retour au pouvoir, les tendances de la droite opposées à l’interventionnisme économique comme à la suspension de la construction européenne prônés par de Gaulle et ne lui pardonnant pas la fin de l’Algérie française, avaient en effet fini par tuer le père.  

Manifestation du 30 mai 1968, baroud d’honneur du gaullisme

A ce traumatisme durable va s’ajouter une impitoyable guerre entre « barons du gaullisme », guerre qui va s’intensifier avec la disparition de Georges Pompidou en 1974 au cœur d’un mandat que celui-ci avait voulu réparateur et modernisateur pour sa famille politique suite à la crise de mai 68. Incarné par le projet de Nouvelle Société du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, ce programme de réformes sera jugé trop progressiste et sabordé par les opposants personnels et politiques de Chaban dont les ambitions présidentielles seront sabordées par l’ancien protégé de Pompidou, Jacques Chirac, marquant ainsi le définitif ancrage à droite de ce qui sera qualifié par la suite de néo-gaullisme. 

A la mort de Pompidou c’est donc une droite désunie, en panne d’idées et de leadership qui parvient tout de même à une certaine alliance afin d’amener de justesse au pouvoir Valéry Giscard d’Estaing face à la gauche unie autour du programme commun. Cependant, l’attelage conduit par VGE mène une politique « libérale avancée » selon ses propres termes, qui ne manque pas de heurter ses alliés, le premier d’entre eux étant son propre Premier ministre Jacques Chirac. Ce dernier finira par démissionner avec fracas en 1976, afin de créer le Rassemblement Pour la République (RPR), parti devant refonder le gaullisme autour d’un « travaillisme à la française », opposé à la gauche constituée des partis socialiste et communiste, comme au centrisme giscardien, qui se structure lui au sein de l’Union pour la Démocratie Française (UDF). 

C’est au milieu des années 1970, dans cette opposition d’hommes et d’appareils toujours plus forte, qui conduira en partie à la défaite de 1981 et l’arrivée au pouvoir de la gauche, que va venir s’insérer un nouveau paramètre que la droite ne pourra pas ignorer : la réémergence de l’extrême droite. Voulant combattre la grande vitalité de la gauche et de ses différentes tendances au sein de la société française, celle ci sort de l’ombre dans laquelle elle se tenait depuis plusieurs décennies afin de se restructurer dans différentes organisations et groupuscules comme Ordre Nouveau ou le Groupe Union Défense (GUD), majoritairement composés d’étudiants. Elle ne néglige pas non plus le combat culturel d’inspiration maurrassienne et clairement orienté vers la défense d’un néo-fascisme paneuropéen qualifié de Nouvelle droite, au sein de revues comme Éléments ou de groupes comme le GRECE d’Alain de Benoist et Dominique Venner, et le Club de l’horloge d’Henry de Lesquen. 

En parallèle de ces initiatives visant à abattre les murs la séparant de la droite traditionnelle et gaulliste, cette extrême droite parvient à rassembler ses diverses composantes au sein d’un parti crée en 1972 : le Front national.

“Homme de choc, bateleur habitué des déclarations polémiques plus que des débats idéologiques et sachant jouer des médias, Le Pen va parvenir en quelques années à fédérer autour de sa personne toute sa famille politique et à dépasser les mauvais résultats électoraux originels pour réaliser de nombreuses percées.”

A sa tête, Jean-Marie Le Pen, ancien député poujadiste et animateur des comités de soutien à la candidature présidentielle de Jean-Louis Tixier-Vignancour en 1965, finira par prendre un contrôle total sur le parti après de longs affrontements internes. Homme de choc, bateleur habitué des déclarations polémiques plus que des débats idéologiques et sachant jouer des médias, Le Pen va parvenir en quelques années à fédérer autour de sa personne toute sa famille politique et à dépasser les mauvais résultats électoraux originels pour réaliser de nombreuses percées. Défendant une ligne assez peu construite mais à la fois marquée par le néo-libéralisme économique en vogue parmi les droites mondiales et la défense d’une identité supposément menacée par l’immigration, le FN réussit ainsi à s’implanter durablement dans le paysage politique français, finissant par décrocher 35 députés lors des législatives de 1986 qui marquent la victoire de la droite et son retour au pouvoir via la cohabitation. 

Cependant, cette victoire de la droite UDF-RPR reste inconfortable, tant elle détonne dans une société française désormais marquée par une culture progressiste qui lui est hostile. Par ailleurs, elle la place en porte à faux vis-à-vis de ce nouveau venu turbulent qu’est le FN, qui attire à lui de plus en plus de convertis issus de ses rangs. Achevant de se débarrasser de ses vieux habits gaullistes, le RPR chiraquien n’hésite plus alors à s’aligner sur les canons du conservatisme libéral, sous l’influence des travaux d’un club de réflexion fondé par Alain Juppé, le Club 89, lui-même proche du Club de l’horloge. Chirac multiplie ainsi les appels du pied vis à vis du nouvel électorat frontiste, par la mise en place d’une politique migratoire essentiellement répressive. Si cette réorientation est payante et permet au RPR de devenir le principal parti de la droite, elle n’est pas suffisante pour éviter une cinglante défaite face au PS à la présidentielle de 1988, faute selon certains de n’être pas parvenu à s’accorder avec le FN malgré le fond idéologique qui semblait dorénavant les lier. 

A la tête du RPR, le duo Chirac-Juppé incarne l’ancrage à droite du néo-gaullisme (©Wikimedia Commons)

“L’année 1998 marque ainsi un tournant : le RPR, affaibli par le succès de la gauche plurielle au pouvoir depuis 1997, est prêt à briser le tabou de l’alliance avec le FN après avoir repris ses mots dans son programme de 1990.”

C’est ainsi que va progressivement s’établir, entre les arcanes du pouvoir et la lumière des assemblées, une nette possibilité de convergence des droites aux niveaux locaux comme nationaux, sous l’effet conjoint de l’essoufflement de la gauche et de l’émiettement des appareils politiques du RPR et du FN, traversés par de nouveaux affrontements de tendances exploités par ceux qui veulent cette alliance. L’année 1998 marque ainsi un tournant: le RPR, affaibli par le succès de la gauche plurielle au pouvoir depuis 1997, est prêt à briser le tabou de l’alliance avec le FN après avoir repris ses mots dans son programme de 1990. Cependant, cette stratégie d’alliance ne durera que le temps de mémorables élections régionales, la reprise en main des états majors sur leurs bases empêchant une alliance durable. Au FN, ce retour à la normale conduira finalement à une scission d’ampleur provoquée par Bruno Mégret, partisan précoce d’une « dédiabolisation » du parti.

Le « cordon sanitaire » ainsi rétabli, les deux formations vont continuer leur chemin chacune de leur côté, jusqu’à s’affronter lors d’un second tour surprise à l’occasion de l’élection présidentielle de 2002 entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Le raz de marée anti-Le Pen, permettant à un Chirac devenu bien malgré lui le premier antifasciste de France de se maintenir à la présidence de la République, ne manqua pas d’approfondir de nouveau l’antagonisme entre extrême-droite et droite traditionnelle. Celle-ci cherche alors à se relancer dans la foulée de cette présidentielle par la création de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP), dont Nicolas Sarkozy prend la tête en 2004, inaugurant ainsi un nouveau courant politique : le sarkozysme.

“Nicolas Sarkozy réussit à comprendre les craintes d’une partie du « petit peuple de droite » comme de la petite et grande bourgeoisie et restructure les clivages autour des axes de l’immigration et de la mondialisation.”

Le 19 juin 2005, un garçon de 11 ans, Sidi-Ahmed Hammache, est tué devant chez lui à la Courneuve par deux balles perdues, dans la cité des 4000. Dès le lendemain, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, se rend sur place. Après avoir rencontré la famille de la victime, celui-ci promet alors de nettoyer, « au sens propre comme au sens figuré », la cité des 4000 dans laquelle les faits ont eu lieu. Dix jours plus tard, il réitère ses propos et emploie l’expression « nettoyer au kärcher ». Ces déclarations enflamment le débat politique, résonnant comme une provocation sécuritaire voire raciste à gauche, tandis qu’elles créent une forte attente à droite. Nicolas Sarkozy l’a compris: pour gagner, il lui faut être présent sur les thématiques sécuritaires et identitaires qui, dans un monde où les frontières s’affirment de moins en moins entre les nations et de plus en plus en leur sein, figurent plus que jamais parmi les principales préoccupations du « peuple de droite ». 

Le sarkozysme crée ainsi une nouvelle donne politique en instaurant de nouveaux clivages que le consensus mou du chiraquisme avait en partie effacé. Les flux migratoires crispent un nombre grandissant de citoyens, alors même que le refus net du Front National en 2002 pouvait être perçu comme la victoire définitive d’une volonté de société plus ouverte, tolérante et européenne. La société se clive de plus en plus entre les partisans d’une immigration largement restreinte et ceux pour lesquels cette dernière n’est pas un problème, entre ceux qui perçoivent la mondialisation comme une violence et ceux qui l’accueillent comme heureuse. Nicolas Sarkozy réussit à comprendre les craintes d’une partie du « petit peuple de droite » comme de la petite et grande bourgeoisie et va guider le débat vers une restructuration des clivages sur les axes préalablement abordés. Cette stratégie se verra également renforcée par la présence de Patrick Buisson dans l’entourage de Nicolas Sarkozy, ce dernier prenant toujours, ou presque, en compte les conseils de l’ancien sympathisant de l’Action française et ex-journaliste de Minute, dont l’influence se fera ressentir notamment lors de la création d’un « Ministère de l’Identité Nationale ». 

Le sarkozysme, une rupture discursive profonde au sein de la droite française (©Wikimedia Commons)

Bien que l’action concrète de Nicolas Sarkozy ne se soit pas toujours inscrite dans cette optique, ses discours, celui de Grenoble pour ne citer que lui, dénotent une volonté de maintenir un cap très à droite en terme de communication. Il comprend bien qu’un revirement moins identitaire et sécuritaire serait perçu comme une trahison par son électorat et notamment les classes populaires qui le constituent, et qui sont susceptibles de voter sans scrupules aucun pour le Front national : en 2002, déjà, lors du second tour, 24% des ouvriers avaient voté pour Jean-Marie Le Pen, un score au-dessus de sa moyenne nationale. Bien que certaines analyses aient grossi le trait, il existe depuis lors un réel basculement d’une partie des classes populaires vers ce vote, la « ligne Philippot » en étant l’une des manifestations : lors du second tour de l’élection présidentielle de 2017, ce sont 56,8% des ouvriers qui voteront pour Marine Le Pen. Face au « siphonnage » de son électorat populaire par le Front national et au risque de décrochage, la droite décide de reprendre certaines de ses stratégies de brouillage des pistes utilisées dans les décennies précédentes.

Ainsi, si des personnalités au sein des Républicains peuvent être exclues pour avoir apporté leur soutien à Emmanuel Macron et souhaité un rapprochement entre les deux partis, ceux qui comme Thierry Mariani prônent un rapprochement avec le Front national ne seront jamais inquiétés. Les tentations d’alliances avec l’extrême droite sont nombreuses et d’aucuns voudraient que « les digues sautent » une fois pour toutes. Le programme RPR-UDF de 1990 et les alliances locales des années qui ont suivi, ont ainsi posé les bases d’un tel rapprochement et d’une telle orientation, sur laquelle la droite institutionnelle se déchire-notamment autour de la question européenne, du libéralisme et de la mondialisation. À l’heure où la social-démocratie traditionnelle va de plus en plus à droite et s’est même muée en parti de centre-droit avec En Marche, le « piège Macron » se referme sur la droite institutionnelle : alors qu’en son sein certains souhaiteraient se rallier au pouvoir en place, LR n’est pas capable de leur apporter une réponse satisfaisante tandis que coupée de ses alliés historiques du centre, la droite ne peut donc aller qu’en se droitisant. Mais tant qu’elle n’aura pas concrétisé l’union des droites, la clarification politique se verra repoussée sine die.

Toutefois, cette clarification pourrait arriver plus vite que prévu, alors que se prépare dans les coulisses le retour de Marion Maréchal Le Pen et que le parti de sa tante s’effondre lentement depuis l’échec de l’élection présidentielle et le débat raté. À l’heure où le Rassemblement National (RN, ex-FN) est plongé dans une certaine léthargie du fait des affaires politico-financières et du départ de la tendance philippotiste, son retour pourrait constituer une occasion pour la droite nationaliste d’enfin clarifier sa situation vis-à-vis de la droite institutionnelle et de mettre au point un programme qui ne soit pas aussi hétéroclite que le programme de feu le Front national. Dans une étude d’opinion Ifop du 1er juin, ses électeurs souhaitaient d’ailleurs à 82% voir Marion Maréchal Le Pen être candidate lors de la prochaine élection présidentielle. Libérale, conservatrice et identitaire, elle pourrait sans nul doute compter sur une partie de l’électorat de droite traditionnelle, qui a également voté pour un programme très dur porté par François Fillon en 2017. On peut supputer alors que l’union des droites se ferait plus facilement autour de sa figure qu’autour de celle d’un Laurent Wauquiez affaibli, qui peine à ressusciter les derniers feux du sarkozysme et de La Manif Pour Tous face à la fraction plus modérée des Républicains. 

Le retour à la vie politique de Marion Maréchal-Le Pen suscite de nombreuses attentes parmi la jeune génération de droite (©Wikimedia Commons)

A ce titre, la récente création de l’Institut de Sciences Sociales Economiques et Politiques à Lyon, est révélatrice de cette stratégie de séduction et de construction idéologique d’une nouvelle génération de cadres de droite poursuivie par Marion Maréchal Le Pen, génération incarnée par des hommes comme Erik Tegnér, aspirant candidat à la présidence des Jeunes Républicains.

On comprend ainsi que face à une gauche amorphe peinant à s’organiser et à la menace d’une union des droites autour d’une nouvelle option maréchaliste, Emmanuel Macron n’a pas d’autre intérêt que d’aller chasser sur les terres de cette droite.

“Si à l’instar de son prédécesseur qu’était le sarkozysme, le macronisme est pour l’instant davantage au stade de la méthode que de l’idéologie, de nombreux gestes laissent entrevoir une nette possibilité de droitisation.”

Présenté lors des dernières présidentielles comme une incarnation française du « social-libéralisme » désormais bien connu depuis le New Labour de Tony Blair outre-Manche, Emmanuel Macron a fait de sa première année de mandat un singulier exercice de clair obscur. Ayant nommé un premier ministre issu de la tendance juppéiste des Républicains, tout en constituant à l’assemblée une majorité reprenant en chœur l’air du « pragmatisme-pour-réformer-le-pays », son action politique et celle de son gouvernement semble pourtant s’inscrire de plus en plus visiblement à la droite de l’échiquier. Si à l’instar de son prédécesseur qu’était le sarkozysme, le macronisme est pour l’instant davantage au stade de la méthode que de l’idéologie, de nombreux gestes laissent entrevoir une nette possibilité de droitisation. Entre ses déclarations chocs savamment et régulièrement distillées et l’épreuve de force menée encore récemment dans la foulée de l’Affaire Benalla avec ses différents contre-pouvoirs et opposants, Emmanuel Macron semble révéler la nature profonde de sa pensée politique : celle d’un césarisme libéral et – pourrait-on dire – “populiste”, qui ne répugne pas à s’afficher avec le vétéran de la droite conservatrice Philippe de Villiers pour vanter le modèle économique que celui ci a instauré en Vendée autour de son Puy du Fou, proche du « capitalisme populaire » qu’Emmanuel Macron a récemment appelé de ses vœux devant le parlement réuni en Congrès.

Une proximité très remarquée pas si incongrue… (©Sipa)

Ce syncrétisme, qui pourrait paraître incongru, ne l’est en fait pas au sein d’une Ve République dont Emmanuel Macron cherche à rallier toutes les élites à sa cause; au contraire, il semble plutôt bien perçu par les sympathisants de droite auprès desquels Emmanuel Macron bat actuellement des records de popularité malgré sa nette baisse générale auprès de l’ensemble des Français. Le macronisme, composé au départ de façon hétéroclite, se cherche de toute évidence une base plus stable. A ce titre, le récent sondage polémique effectué par En marche auprès de ses militants dénote autant une volonté de connaître cette base afin de diriger au mieux l’action du gouvernement selon ses attentes, que d’amorcer une clarification du « en même temps » macroniste en vue des futures échéances électorales européennes et municipales, où des tractations ont lieu entre LREM et LR. Malgré l’artifice communicationnel qui voudrait les mettre à distance dans la perspective de ces futures élections européennes, Emmanuel Macron apparaît ainsi comme appartenant à une nouvelle génération de leaders de droite européens qui, de l’Autriche de Sebastian Kurz à l’Espagne d’Albert Rivera en passant par l’Italie de Matteo Salvini, montre que l’unification des droites est possible autour de figures jeunes balayant l’ancien jeu politique et ses clivages, pour servir au mieux les intérêts des classes dirigeantes européennes.

L’histoire le prouve, l’actualité le montre : pour les droites, des ponts sont possibles autour de signifiants renouvelés dans le combat culturel et leur exceptionnel regain d’activité dans ce domaine -notamment via de nouveaux médias en ligne semble tendre vers cet objectif. Au delà de la possibilité de convergence de ses différentes tendances, la question de la structure qui pourrait accueillir cette union semble dorénavant plus pertinente: dans la période trompeuse que nous traversons – celle d’un « désordre idéologique » selon le politologue Gaël Brustier -, l’apparition d’une telle structure ne manquerait pas d’acter pour longtemps de la recomposition du camp de la bourgeoisie française et européenne.

Par Léo Labarre et Candide d’Amato


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“Macron est un joueur de flûte” – Entretien avec Gaël Brustier

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure

Gaël Brustier est conseiller politique, essayiste et politologue. Il est notamment l’auteur de Le Mai 68 conservateur : que restera-t-il de la Manif pour tous ? paru en 2014 aux éditions du Cerf et de A demain Gramsci, paru en 2015 chez les mêmes éditions.


 

LVSL : Vous évoquez dans la première partie de votre ouvrage la « fascination de l’extrême-droite pour Gramsci ». Dans quelle mesure la référence à Gramsci a-t-elle joué dans l’élaboration de leurs stratégies ?

D’abord la fascination de l’extrême droite pour Gramsci est ancienne. Franco Lo Piparo dit qu’il est très probable que le premier lecteur des Cahiers de Prison ait été Mussolini. De manière plus significative, en Italie, Ordine Nuovo et une partie du MSI, les camps Hobbits dans les années 1970, se sont réclamés de Gramsci. La fille de Pino Rauti dit de lui qu’il était un intellectuel gramscien. En Italie, et en France dans les années 1970, avec la Nouvelle droite autour d’Alain de Benoist, il y a l’idée d’un gramscisme de droite. Il y a bien sûr des angles morts dans le gramscisme de droite. Jean-Yves Le Gallou l’a reconnu devant Nicolas Lebourg : il n’y a pas de prise en compte du bloc historique. Pour eux, le combat culturel se résume à imposer des mots. La conception que se font les droites italienne et française de Gramsci est assez simpliste.

Ensuite, l’extrême droite a toujours un complexe d’infériorité par rapport à la gauche. Les gens de droite sont fascinés par ce qu’ils estiment être le pouvoir culturel de la gauche. Dès qu’on interroge un militant d’extrême droite, qu’il soit païen ou ultra-catholique, il est béat d’admiration devant les marxistes, devant le PCF, etc. Le Printemps français, par exemple, puise son iconographie dans le PCF des années 1950, la Manif Pour Tous allait puiser ses identifiants et ses symboles dans l’histoire de la gauche et de Mai 68. Le complexe d’infériorité par rapport à la gauche est donc pour beaucoup dans cet usage de Gramsci.

C’est une utilisation de Gramsci très hémiplégique, résumée à l’idée du combat culturel pour imposer une vision du monde. On ne retrouve pas l’idée que l’hégémonie commence à l’usine, qu’il existe une pluralité de fronts : le front social, le front culturel, le front économique, qu’il faut mener en même temps. La droite française est rétive à l’idéologie et est fascinée par les gens qui organisent leur pensée. Ils sont persuadés que les socialistes ont une idéologie, un projet, c’est vous dire…

LVSL : Comment expliquez-vous le succès de l’extrême droite nationale-populiste ? A travers notamment la réappropriation des signifiants liberté, démocratie, etc.

A partir de 2011 et jusqu’à maintenant, on observe un cycle de cinq années au cours desquelles ces droites ont été extrêmement dynamiques. Ce cycle correspond aux suites de la crise. Dans ce dernier cycle, on remarque une prise en compte des mutations des sociétés occidentales et des préoccupations liées aux libertés individuelles. Il y a une demande d’Etat social paradoxalement combinée à une méfiance à l’égard de l’Etat concernant les libertés individuelles jugées menacées. C’est Andreas Mölzer, du FPÖ autrichien, qui misait sur les questions de libertés numériques par exemple. Ils tentent de conquérir un électorat qui jusque-là leur échappait. Par exemple, les femmes et les homosexuels, à qui ils expliquent que les musulmans sont leurs ennemis mais aussi les diplômés. Il y a donc une mutation des droites national-populistes à partir de la crise à la fois sur la relative prise en compte de l’individu autonome, et sur la question démocratique car ils se posent comme les principaux contestataires des malfaçons démocratiques et comme les défenseurs d’une démocratie idéale. Ils prennent en considération un certain libéralisme culturel, paradoxalement combiné au conservatisme qui a pour clé de voûte la haine de l’islam et un occidentalisme, dont ils n’ont pas le monopole puisqu’il est partagé jusqu’au cœur de la « gauche ».

LVSL : Vous écriviez en octobre 2016 l’article « Et à la fin, c’est Wauquiez qui gagne », dans lequel vous reveniez sur l’ambition du président de la région Auvergne-Rhône Alpes de fédérer toutes les chapelles de la droite en un seul et même parti. Cette ambition vous semble-t-elle réalisable aujourd’hui, malgré l’émergence d’un pôle néolibéral représenté par La République en Marche et les vifs débats qui agitent actuellement le Front national ? L’union des droites est-elle possible ?

Oui, je le pense. Il y a un obstacle, c’est le patronyme Le Pen. Pour le reste, et Philippot l’a compris, c’est le triomphe des mégretistes : Bruno Mégret a dit récemment que dans la stratégie actuelle, ce qui manque, c’est l’union des droites. Evidemment, tout cela est bloqué par le fait que le mode d’organisation du FN ne permet pas une évolution rapide. Le FN est tout de même une affaire familiale, même sur le plan juridique. C’est assez compliqué de faire évoluer les choses rapidement. Personne ne veut tenter sa chance au Front national car il risquerait d’être viré au bout de quelques années, comme Florian Philippot.

Je pense qu’un espace se constitue à droite. Ils bâtissent une droite qui est l’antithèse totale de la droite gaulliste qui a dominé les débuts de la Ve République. C’est assez amusant de voir l’utilisation de l’Algérie pour liquider l’héritage du gaullisme. Les droites se recomposent à partir d’éléments anciens et nouveaux, et la grande victime sera De Gaulle, qui va finir déboulonné : ils diront qu’on a abandonné les harkis, mettront en avant les massacres d’Oran, parleront de crime contre l’humanité. Valeurs actuelles et Le Figaro Magazine s’en donneront à cœur joie et ce sera fini : à partir de là, il n’y aura plus de barrière idéologique entre le FN et la droite parlementaire car ils seront dans la même vision idéologique identitaire-sécuritaire. Anti-mai 68 ? Non, pro-avril 61 ! Ce qui se passe à droite c’est un Petit-Clamart qui est en passe de réussir.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Le gaullisme existe-t-il encore aujourd’hui ?

Non, je ne pense pas. Il y a des reliquats, mais l’héritage va être liquidé. Cela a commencé avec Juppé il y a 25 ans. Il se prétend gaulliste aujourd’hui, mais il a liquidé les cadres gaullistes du RPR, impitoyablement. Dupont-Aignan qui prétendait être gaulliste a prouvé, en se ralliant à Le Pen, qu’il était étranger à la culture d’une France qui avait en mémoire le maquis. Il existe des familles, il existe une France où l’idée de voter pour le parti de Victor Barthélémy et Roland Gaucher ou de leurs séides locaux, des Sabiani aux Henriot, est impossible. Ce n’est pas massif dans le pays mais ça existe.

LVSL : Cela implique une rupture radicale avec les classes populaires, ou une tentative de les conquérir uniquement à travers le prisme identitaire ?

Oui, je ne pense pas que ce soit une option viable dans l’évolution des clivages aujourd’hui. Il y a des conséquences de la crise qui sont matérielles, et une gauche radicale qui monte. Je pense que la question identitaire est un peu derrière nous. La dernière présidentielle ne s’est pas jouée sur les propositions de droite ou d’extrême droite, aucun de leurs thèmes ne s’est imposé dans la campagne. Je pense qu’on en est à la fin de la droitisation, c’est-à-dire du processus continuel de déplacement à droite du débat public. En revanche, je ne vois pas pour l’heure de signe de « gauchisation » mais plutôt la possibilité d’activation d’autre clivages et d’articuler des demandes, des colères, d’une nouvelle façon.

C’est comme après un tremblement de terre : tout s’est écroulé. Même s’il n’y a pas de secousses à venir, le monde d’hier est révolu. On ne peut pas pointer l’arabe du coin de la rue comme fauteur de troubles dans une ville où il n’y a plus d’usines, c’est aussi une réalité. A un moment donné, les gens commencent à réagir, à réfléchir, ils subissent les conséquences des inégalités scolaires, territoriales, etc. C’est pourquoi l’hypothèse Mélenchon a pu avancer auprès d’un électorat populaire qui jusqu’ici était mu par des constructions plus identitaires. Même s’ils n’ont pas voté pour lui, l’hypothèse Mélenchon a pu s’installer. Et l’hypothèse Mélenchon ce n’est pas que la personne Mélenchon, c’est une gauche radicale de gouvernement qui s’adresse à tous.

LVSL : Comment définiriez-vous l’ « objet politique » Macron ? Certains auteurs parlent d’un populisme néolibéral, vous employez l’expression de « populisme élitaire ». Sa victoire n’est-elle pas la manifestation d’une révolution passive, sur le mode du « tout changer pour que rien ne change » ?

Emmanuel Macron, c’est l’homme qui part de 6% d’électeurs sociaux-libéraux et qui agglomère autour de lui un électorat composé des groupes sociaux les plus favorisés, et une France « optimiste » notamment ceux de l’ouest qui ressentent la situation comme meilleure qu’il y a trente ans. Il vise à adapter le pays au capitalisme californien et à une Ve République régénérée. Cela suppose de liquider le système partisan précédent pour imposer une armée de clones. Íñigo Errejón parle de populisme antipopuliste. C’est un populisme qui nie les clivages, les frontières entre les Français, qui utilise l’idéologie du rassemblement national. C’est une tentative de transformisme, un populisme des élites dans le sens où son projet va bénéficier aux groupes sociaux les plus favorisés qui essaient de reprendre le contrôle du pays. Lui, c’est le joueur de flûte qui raconte une histoire à laquelle sont supposés adhérer les Français.

LVSL : L’élection d’Emmanuel Macron en France, de Justin Trudeau au Canada, de Mauricio Macri en Argentine, ou encore l’émergence de Ciudadanos en Espagne, n’est-ce pas la preuve que le néolibéralisme est résilient, réussit à s’adapter à l’époque ?

En 1981, on élisait en France un Président socialiste quand les Etats-Unis et le Royaume-Uni choisissaient Reagan et Thatcher. Il est vrai qu’il est surprenant qu’un Président libéral soit aujourd’hui élu dans un pays qui ne l’est pas. Il ne faut pas néanmoins oublier le carambolage électoral et le score élevé de Marine Le Pen qui questionne sur le fonctionnement démocratique, le candidat « anti-Le Pen » était élu d’avance. On ne construit pas un projet durable en faisant voter une nation sur un enjeu tel que « Pour ou contre les Le Pen ». Mais je pense que le néolibéralisme est battu en brèche parce que ces évidences ne sont plus là : l’individualisme triomphant, il faut se faire de l’argent, le ruissellement, l’égalité des chances, etc. Je crois que beaucoup de gens n’y croient plus.

LVSL : Pour Emmanuel Todd, la dynamique serait à la renationalisation. Il prend Donald Trump et Theresa May comme les exemples d’un populisme conservateur, comme formes de reprise en charge de la question nationale. C’est comme si on assistait à une divergence dans le monde occidental.

Il est vrai que la critique des excès du thatchérisme et du reaganisme est aussi venue de la droite en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, alors qu’on l’attendait de la social-démocratie dans le monde occidental qui n’a pas cessé de s’aligner sur l’idée de l’expansion du marché. May est un peu inspirée par Philipp Blond. Il y a un paradoxe. Les droites radicales ont bénéficié de la colère des classes populaires, on le voit en Autriche avec le vote FPÖ ou avec la ligne Philippot en France, qui n’était d’ailleurs qu’une reprise de la ligne Martinez dans le FN de Jean-Marie Le Pen. Je pense que dans la population, l’idée qu’il faut privatiser les services publics ne prend plus. Mais il n’y a pas forcément d’appareils politiques capables d’incarner un projet alternatif qui succéderait au néolibéralisme, il n’y a pour l’instant pas d’issue à cette crise. On est dans un état transitoire, dans un interrègne qui peut durer très longtemps.

LVSL : En octobre 2016, vous parliez d’une « Ve République entrée en crise finale ». En Espagne, les gauches radicales évoquent régulièrement la « crise du régime de 1978 ». Vous reprenez cette expression à votre compte et parlez d’une « crise de régime de la Ve République ». En quoi la Ve République traverse-t-elle une crise de régime ?

Cette grille de lecture s’applique à la France mais aussi à l’Italie, assez bien à l’Autriche et à l’Union européenne plus généralement. Le régime de la Ve République a eu deux évolutions majeures : la décentralisation et l’intégration européenne. Le récit de l’intégration européenne a chuté en 2005, quant à la décentralisation on commence à s’apercevoir du fait que c’est une machine à accélérer les inégalités. Toutes les promesses de la Ve République, qui est au départ un régime modernisateur, où les élites techniques étaient censées être au dessus des clivages, de même que le Président, tout cela est aujourd’hui battu en brèche, les gens n’y croient plus. On observe une chute de la confiance dans les institutions, jusqu’aux maires d’ailleurs. C’est une vraie crise de régime : par exemple, au cours du dernier quinquennat, on a vu deux grands mouvements, la Manif pour Tous et le mouvement contre la Loi Travail, dont le leitmotiv était non seulement de contester la légitimité de la loi mais aussi la légitimité de ceux qui font la loi. C’est un fait nouveau. Il y a la défection de groupes sociaux qui étaient jusqu’alors porteurs de la Ve République. Les élections législatives ont montré un taux de participation minable. Il y a un pourcentage de votes blancs et nuls qui n’a jamais été aussi important.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Vous revenez dans votre livre sur les caractéristiques de la déclinaison française du mouvement des places, Nuit Debout. En Espagne, le mouvement des Indignés a eu un réel impact sur les trajectoires des militants et a fortement contribué au remodelage du sens commun de l’époque. Iñigo Errejón parle à ce propos de l’émergence d’un « discours contre-hégémonique » à même de bousculer les certitudes qui ordonnaient jusqu’alors la vie politique espagnole et le bipartisme pour laisser place à des grilles de lecture du type « ceux du haut » contre « ceux d’en bas ». D’après vous, Nuit Debout et le mouvement contre la Loi Travail au printemps 2016 ont-ils eu ce type d’impact ? Si non, pourquoi ?

Nuit Debout était d’une certaine manière la rébellion des diplômés des villes qui sont aujourd’hui déclassés. Quand on observe le vote pour Benoit Hamon à la primaire socialiste, on observe la même cartographie que Nuit Debout. Cela ne signifie pas que les gens de Nuit Debout ont voté Hamon, cela signifie que les préoccupations de cette sociologie là se sont retrouvées à un moment donné dans Nuit Debout, puis dans le vote Hamon. Il y a un mouvement des diplômés vers une radicalisation : ils ont dégagé Valls, ils ont voté Hamon et Mélenchon. C’est le même mouvement qu’en Espagne, qu’au Royaume-Uni avec Corbyn. Il y a un vrai mouvement des classes moyennes éduquées qui subissent les conséquences matérielles de la crise et qui se voient privées de perspectives.

Des idées, des projets, des réseaux ont germé à Nuit Debout. Le mouvement aura des conséquences, mais pas les mêmes que les Indignés, ce n’est pas le même nombre de personnes, il y avait un poids plus important des autonomes. Il y a une question de fragmentation territoriale. Certains m’ont dit que la victoire serait acquise dès que les ouvriers investiraient la place de la République. Mais les usines de l’Oise n’ont pas débarqué en masse à Paris. C’était une illusion.

LVSL : La campagne présidentielle française a opposé, parmi les gauches, deux stratégies politiques bien distinctes. Celle de Benoît Hamon, supposée incarner une « gauche de gauche », et celle de Jean-Luc Mélenchon, se fixant pour objectif de “fédérer le peuple”. Pouvez-vous expliciter ces différends stratégiques qui sont aujourd’hui loin d’être tranchés au sein de la gauche française ?

Le deuxième a eu une logique plus transversaliste. Au PS, l’idée de la transversalité était inenvisageable. Le mot « peuple » est déjà mal perçu. Jean-Luc Mélenchon s’est donné les moyens d’élargir sa base électorale, même s’il faut relativiser, car à la fin il a bien un électorat majoritairement de gauche. C’est la même chose pour Podemos. Cependant, la subversion du clivage gauche droite a un intérêt sur un plus long terme.

Benoît Hamon a quant à lui payé l’éclatement du noyau électoral socialiste. Il a été lâché et trahi de toutes parts et n’était dès lors plus crédible pour incarner le candidat de la gauche. Ses thématiques sont des thématiques d’avenir, de même que son électorat composé de jeunes diplômés. Mais il ne mordait plus du tout sur d’autres segments électoraux, puisque l’essentiel du noyau socialiste s’est tourné vers Macron. Par ailleurs, les choses sont allées trop vite. Pour gagner en crédibilité, Benoît Hamon a technocratisé sa proposition de revenu universel au point d’en dénaturer l’idée. Puisqu’il a un peu reculé, les gens se sont dits que ce n’était pas sérieux. Il est allé trop loin dans l’utopie pour laisser des technocrates déformer sa proposition, il aurait dû poursuivre dans sa ligne de la primaire.

LVSL : Benoît Hamon n’a-t-il pas été incapable d’incarner la figure présidentielle ? N’a-t-il pas payé son inadéquation à la Ve République ?

Oui, je pense. Quand il se présente à l’élection présidentielle, il est candidat pour succéder aux rois capétiens ! On ne peut pas faire un projet participatif, horizontal, pour gouverner le pays. Quand il explique qu’il n’a pas la vérité infuse, qu’il consultera pour prendre une décision collégiale, cela passe mal. Les gens ne votent pas pour quelqu’un qui veut diminuer son propre pouvoir. C’est comme le Président normal, personne ne veut avoir son voisin comme président de la République ! Tant qu’on est dans le Vème il y a des figures imposées.

LVSL : De Podemos à la France Insoumise, la transversalité a fait du chemin. Au-delà de la construction de nouvelles lignes de fracture politiques et de l’éloignement vis-à-vis des codes des gauches radicales traditionnelles, quelle stratégie adopter pour ces mouvements désormais installés dans leurs paysages politiques respectifs ? Iñigo Errejón, par exemple, insiste sur la nécessité pour les forces progressistes de proposer un ordre alternatif et d’incarner la normalité pour obtenir la confiance de « ceux qui ne sont pas encore là »…

Cela suppose qu’une culture de gouvernement s’ancre dans les forces telles que la France Insoumise. Ce n’est pas gagné, car une grande partie de la technostructure de gauche est partie chez Macron. C’est plus rentable et c’est fait avec des bons sentiments du genre « parlons aux centristes », ce qui ne veut pas dire grand chose. Les propositions viennent après la vision du monde et la construction discursive du sujet politique, mais tout cela est bien arrimé si on a des propositions concrètes, crédibles, dont on peut imaginer la mise en œuvre par un personnel politique auquel on peut fait confiance. Je ne suis pas persuadé que les cadres de la France Insoumise inspirent aujourd’hui confiance à tous les Français.

LVSL : Cette recherche de la confiance en politique ne passe-t-elle pas par la conquête de bastions dans la société, à travers l’échelon municipal par exemple, à l’image du Parti socialiste avant la victoire de François Mitterrand en 1981 ?

Les projets municipaux originaux aujourd’hui sont difficiles à mettre en œuvre, les budgets sont de plus en plus contraints. La France Insoumise a conquis la centralité à gauche, sa responsabilité est de tendre la main. D’autant que le Parti socialiste, à défaut d’avoir une idéologie et une stratégie, n’est pas dépourvu de ressources et dispose encore de réseaux d’élus locaux de gauche.

LVSL : Y a-t-il un espace pour la social-démocratie aujourd’hui en France ?

Non, je ne pense pas, et c’est justement pour cela qu’il faut tendre la main. La radicalisation de la social-démocratie est la seule voie qu’il reste, sinon elle sombre comme le Pasok.

Crédits photos Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL


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Le mythe de la droite progressiste

La nomination d’Edouard Philippe en tant que Premier ministre assume la volonté du président Macron de mener une politique de droite. De droite certes, mais paraît-il qu’il s’agirait d’une droite moderne, ouverte, progressiste, finalement une droite qui ne serait pas si éloignée de la gauche. Le centre-droit incarné par Edouard Philippe, inoffensif ?

 

Peut-être moins effrayant qu’un filloniste…

L’ampleur de cette farce s’est dessinée lors des primaires de la droite en 2016. Face au discours très dur de Nicolas Sarkozy, notamment sur l’immigration et par ses propos stigmatisant les musulmans, Alain Juppé est apparu plus modéré – à l’époque, Fillon était encore discret. Quand l’ex-président gesticulant occupait l’espace médiatique à coup de propositions chocs et clivantes, le courant juppéiste souhaitait incarner la “raison” pour rassurer les électeurs. En bref, Sarkozy, par ses excès, faisait de son adversaire principal le représentant d’une droite modérée, si bien que des électeurs de gauche sont même allés jusqu’à voter pour lui. Dès lors, les Bruno Le Maire, NKM et autres Benoît Apparu semblaient appartenir à ce qu’on appellera curieusement l’aile gauche de LR.

La duperie réside dans le fait de considérer cette droite comme modérée et donc moins dangereuse. Si on lui concèdera un positionnement moins hystérique que la branche sarkozyste sur les questions sécuritaires, la droite ne reste pas moins porteuse d’un projet destructeur pour notre modèle social : Juppé le modéré défendait lui-même la suppression de 250 000 postes de fonctionnaires, la suppression de l’ISF ou encore la dégressivité des allocations chômage.

… mais la casse sociale sera la même 

Ce mythe de la droite modérée s’inscrit dans une continuité de prises de position qui visent à déplacer le centre de gravité de la scène politique toujours plus vers la droite. Forcément, quand un président élu sur un programme de gauche applique une politique économique de droite, la droite elle-même paraît moins effrayante.

Edouard Philippe incarne parfaitement ce faux progressisme de droite : parce qu’il a été juppéiste, et même rocardien dans sa jeunesse, il est perçu comme moins brutal, moins dangereux pour les travailleurs. Et pourtant, son bilan parle pour lui : vote systématique contre les très rares avancées sociales du quinquennat Hollande alors même que certains députés LR ont su s’affranchir des consignes partisanes quand les mesures leur paraissaientt d’intérêt général, quand il ne défend pas carrément les centrales à charbon. Le creusement des inégalités et l’aggravement de la précarité des travailleurs ou encore l’absence d’ambition écologique mèneront au même désastre, qu’ils soient portés par des xénophobes de droite ou des européistes très ouverts que l’on situe au centre-droit.

Il n’existe pas de modération dans la violence sociale. Le projet du président lui-même est à ce titre extrêmement dangereux : rien de modéré dans le massacre des protections sociales avec la réforme du marché du travail qui se prépare. La logique néolibérale ne peut pas être négociée à la marge, elle doit être combattue avec intensité pour être renversée au profit d’une autre organisation économique et sociale.

 

Crédits :

© Perguillaume. Licence : Creative Commons Attribution – Share Alike 4.0 International license. https://en.wikipedia.org/wiki/Édouard_Philippe


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Peut-on s’affranchir du clivage gauche/droite ?

Benoit Hamon lors du lancement du M1717 ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

On entend régulièrement dans les médias, de la bouche d’experts, de journalistes ou de responsables politiques, un discours théorisant l’effacement du clivage gauche/droite. Serions-nous arrivés à un stade de dépassement des affrontements idéologiques ? Rien n’est moins sûr.

Que vaut le clivage gauche/droite ?

La vie politique de la Ve République s’est structurée sur la base d’une opposition entre deux camps clairement définis, la gauche et la droite. Bien qu’il soit difficile de discuter de manière exhaustive les marqueurs qui ont défini cette bipolarisation, la gauche est rattachée  à l’égalité, la solidarité et le progressisme quand la droite est associée à l’ordre, l’autorité et le conservatisme. En dehors de l’épisode du 21 avril 2002, la compétition politique s’organisait sans conteste entre ces idéologies incarnées par des partis, principalement le Parti Socialiste et la droite républicaine.

Par définition, un clivage n’est pas souhaitable : il s’agit de diviser, de fracturer un groupe et d’entretenir une conflictualité. Cependant, c’est un fait incontestable qu’il existe dans l’opinion différents courants de pensée, différentes conceptions de la société qui sont parfois totalement incompatibles : notre démocratie a fait le choix de confier l’exercice du pouvoir à la conception majoritaire, incarnée par les acteurs politiques qui la défendent.

 

Un pragmatisme raisonnable qui transcende les idéologies ?

La thèse de l’effacement des clivages soutient que notre temps est maintenant celui du dépassement de la gauche et de la droite au profit d’une coalition la plus large possible qui gouvernerait selon le bon sens pragmatique. On parle alors de prendre « les bonnes mesures de l’un et de l’autre » pour arriver à une formidable synthèse, fondée sur la raison.  Le pays deviendrait presque une entreprise qu’il faudrait gérer selon des critères d’efficacité jugés neutres, par la raison et non pas par la passion des convictions. Mais on ne peut pas réduire les doctrines politiques à des compilations de mesures : elles sont le fruit d’une construction historique et philosophique, de luttes et de confrontation à la société. S’il existait une seule façon raisonnable de traiter un problème quand les autres sont forcément idéologisés, impossibles, etc… Autant abandonner la politique pour confier nos vies à un comité de savants, comme un parti unique de la vérité.

Ce discours rejoint la rhétorique du procès en utopie : on oppose deux choix politiques, récemment Hamon et Valls à la primaire, en arguant que l’un est utopique et l’autre réaliste et suggérant qu’il n’existe qu’une seule possibilité ancrée dans le réel et que le reste n’est que poésie. Il n’y aurait alors plus deux candidats avec deux projets de société, mais un projet réaliste, possible et fondé sur la raison, quand l’autre est jugé impossible, considéré au mieux comme un joli rêve de jeunesse avec un certain mépris.

Réalisme ou pragmatisme : ces vertus supposées incontestables visent à délimiter le discours politique sérieux, réalisable, c’est-à-dire celui qui ne remet pas en cause la pensée économique libérale. Toute critique du modèle néolibéral est alors discréditée et est associée au domaine des passions, populistes pour Jean-Luc Mélenchon ou utopistes pour Benoît Hamon, contrairement au néolibéralisme dont certains vanteraient jusqu’à une véracité scientifique, à l’instar de la démarche scientiste des « économistes en blouse blanche »

Ce discours peut fonctionner dans l’opinion publique, dans un contexte de rejet des partis et des élites politiques qui en sont issus. Il s’agit d’amalgamer les luttes idéologiques qui déterminent les choix de société et les luttes intestines de parti. Tout le monde est épuisé par les querelles et manœuvres politiciennes du Parti Socialiste et de LR-ex-UMP-ex-RPR, on essaye alors d’affirmer que tout le monde est épuisé par l’opposition entre deux conceptions de la répartition des richesses et qu’il faudrait en faire une synthèse raisonnable.

Cette invocation du pragmatisme conduit notamment, sur les questions économiques, à ce qu’un gouvernement de gauche applique une politique néolibérale justifiée par un « principe de réalité ». Sauf que ce principe de réalité est en réalité le principe d’une réalité qui n’est pas transcendantale aux idéologies mais qui en est une au même titre que les autres, elle porte même un nom : le néolibéralisme. Ainsi, une politique de droite se dissimule derrière le masque “gauche pragmatique” et un glissement idéologique de la scène politique s’opère au point qu’une opinion de gauche devient d’extrême-gauche, populiste ou utopiste.

 

L’illusion du consensus

Cette course au consensus centriste censé gouverner avec le bon sens de la raison, que Manuel Valls évoquait dans une interview à L’Obs avec une grande “maison des progressistes”, de Valls à Juppé,  a créé un espace politique idéal pour une candidature comme celle d’Emmanuel Macron : pour au final, un vide intellectuel comblé par des incantations et de la communication. Comme réaction au durcissement de certains discours populistes, il faudrait la raison (néolibérale) pour enfin avancer et “faire les réformes dont le pays a besoin”, avec le postulat qu’il y a des réformes à faire sur lesquelles tout le monde est d’accord mais que le fameux “système” empêche.

Cette illusion de consensus est notamment décrite par Chantal Mouffe, une philosophe qui redonne des armes théoriques à la gauche et qui inspire aujourd’hui Podemos comme la gauche française. Elle souligne la nécessité d‘assumer une conflictualité du débat public, la négation de cet antagonisme étant un argument néolibéral justifiant l’effacement de la politique au profit d’une vérité incontestable.

Il ne s’agit pas de s’accrocher aux étiquettes « gauche » et « droite » comme à des artefacts sacrés, mais de reconnaître l’existence de luttes entre des idéologies qui s’opposent et qui dessinent des futurs totalement différents. Les orientations que nous décidons aujourd’hui auront un impact décisif sur l’avenir de l’humanité, alors faisons de vrais choix politiques pour définir le monde que nous voulons construire demain.


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  • ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

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