Dans la Sierra Nevada, des assassinats ciblés d’indigènes pour défendre des projets touristiques

© Photo diffusée le 12 mai sur le compte Twitter du Conseil Territorial de Cabildos CTC

Depuis la signature des accords de paix en 2016, des centaines de leaders sociaux ont été assassinés en Colombie, souvent par des milices paramilitaires, avec la protection implicite du président Iván Duque. Parmi ces victimes, un nombre important d’indigènes, luttant pour préserver l’intégrité de leur territoire face à des projets d’investissement économique. Les événements récents dans la Sierra Nevada offrent une illustration emblématique de ces antagonismes ; les industries touristiques tentent d’y déposséder quatre peuples indigènes de leurs terres ancestrales. Lorsque le droit échoue à légitimer ces investissements, de nouvelles méthodes sont employées pour faire pression sur les communautés indigènes : leurs leaders sont tout simplement victimes d’assassinats ciblés. 


En pleine lutte contre l’épidémie de Covid-19, un groupe d’indigènes de la Sierra Nevada de Santa Marta – massif montagneux du nord de la Colombie – dénonce des empiétements illégaux sur son territoire ancestral. Des travaux d’envergure ont été réalisés sur au moins cinq sites considérés comme « sacrés » par les groupes ethniques.

Alors que le tourisme se développe rapidement en Colombie, divers investisseurs font pression pour développer leurs activités dans cette région littorale, au mépris des droits fonciers indigènes. Aujourd’hui, quatre communautés – Arhuaco, Kogui, Kankuamo et Wiwa – demandent des mesures d’urgence pour sauvegarder les écosystèmes et sites religieux.

De longue date, la Sierra Nevada de Santa Marta a été une terre d’affrontements constant entre guérilleros, paramilitaires et narcotrafiquants

C’est dans ce contexte qu’a été assassiné, fin avril 2020, Alejandro Llinas Suárez, fervent défenseur des droits environnementaux et sociaux dans la Sierra Nevada. Ceci, alors que des témoignages convergents attestent de la présence de groupes armés illégaux dans la région.

Depuis son élection en 2018, le président Duque n’a de cesse de remettre en cause les accords de paix et de désarmement signés deux ans auparavant avec les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC). Il en résulte un regain de violence dans de nombreuses régions. Perpétrés par des organisations paramilitaires d’extrême-droite redynamisées, les assassinats de leaders communautaires et de défenseurs des Droits de l’Homme on atteint un niveau historique, secouant le processus de paix et les espoirs que cet accord avait fait naître.

[Pour une remise en contexte du conflit colombien et du problème paramilitaire, lire sur LVSL : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »]

La Línea Negra : un patrimoine ancestral au cœur d’intérêts divergents

Culminant à 5775 mètres, la Sierra Nevada de Santa Marta, située au nord-est de la Colombie, est la chaîne montagneuse côtière la plus haute au monde. Une région stratégique pour le développement de la Colombie, de par sa situation géographique mais aussi du fait de sa biodiversité et de ses ressources naturelles exceptionnelles.

De longue date, elle a été au centre de luttes entre les indigènes, qui tentent de préserver leurs territoires, et des acteurs extérieurs dont la stratégie vise à les en dépouiller. Un nouvel acte de ce drame est en train de se jouer. Le 12 mai dernier, en postant vidéos et photographies sur le compte Twitter du Conseil Territorial de Cabildos (CTC), les communautés indigènes ont alerté l’opinion publique sur des intrusions illégales qui visent à développer le tourisme de masse dans cette zone. Ils dénoncent l’utilisation d’équipements de chantier dans les mangroves et en plusieurs lieux aux alentours de l’embouchure du Río Ancho, en particulier un site sacré nommé Jaba Alduweiuman, (« Mère de la connaissance de la nature »). « A notre connaissance, cette activité est illégale, aucun permis n’a été délivré pour réaliser ces travaux, qui de par leur caractère, sont interdits », a affirmé le leader indigène Jose de los Santos Sauna, dans une déclaration écrite le 15 mai 2020.

Délimitation de la Línea Negra © Codigo prensa

Ces travaux ont lieu dans le territoire ancestral de la Línea Negra (Ligne Noire), habité par les peuples descendants des communautés amérindiennes Tayronas. La loi colombienne reconnaît à celles-ci un droit inaliénable sur cette région de la Sierra Nevada. Elle est protégée par la résolution 837 de 1995 et par le décret N° 1500 du ministère de l’Intérieur, ratifié le 6 août 2018. Selon ces textes, tout projet de travaux au sein de la Línea Negra doit être discuté en amont avec les communautés indigènes, puis consenti légalement.

Aux réclamations sur les infractions foncières, s’ajoute une lettre signée par Rogelio Mejía Izquierdo, gouverneur du Conseil Arhuaco de la région du Madgdalena et de La Guajira, à l’intention de la Cour Constitutionnelle : « par ce biais légitime nous demandons une réponse immédiate à la requête du peuple indigène Arhuaco ». De nombreuses plaintes ont été déposées depuis plus d’un an au sujet de l’exploitation minière illégale dans les lieux sacrés, pourtant les organismes institutionnels ne parviennent pas apporter une solution définitive aux problèmes.

Les peuples ethniques qui habitent la Sierra Nevada assurent qu’ils affrontent « le pire moment de leur histoire » ; « tous les maux que nous avons dû endurer par le passé ont empiré sous le gouvernement actuel », explique le gouverneur Mejia Izquierdo, dénonçant l’incompétence de l’équipe du président Duque depuis le début de son mandat en 2018.

Un conflit ancien

La Sierra Nevada de Santa Marta a été une terre d’affrontements constants entre guérilleros, paramilitaires et narcotrafiquants depuis de nombreuses années. Parfois insidieuses, les violences entre ces acteurs et contre les indigènes prennent régulièrement des formes ouvertes, sanglantes, selon des rapports de force complexes et en évolution constante. Menacées par ces intrusions répétées sur leurs territoires, les communautés indigènes ont pris l’habitude de s’organiser. Les Arhuaco furent les premiers à interpeller le gouvernement colombien afin de faire reconnaître leurs droits sur leurs terres ancestrales. Au début des années 1970, alors qu’émergent dans les pays les premières contestations indigènes, l’État colombien fait entrer dans la loi la Línea Negra, reconnue comme limite du territoire des quatre communautés de la Sierra Nevada. Cette décision est cruciale pour la reconnaissance de nouveaux droits particuliers et collectifs des peuples indigènes du pays.

Depuis le désarmement des FARC, conclu en juin 2017, certaines régions du pays sont confrontées à une progression de la violence des groupes armés cherchant à accaparer les anciens territoires de la guérilla, où l’État reste quasiment absent

Cependant, au cours des années 1990, le développement du narcotrafic dans la Sierra Nevada fait exploser les violences et les combats pour le contrôle du territoire. Cette zone sera le centre d’opération de divers groupes armés tels que les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC), l’Armée de Libération Nationale (ELN), – groupes guérilleros de gauche – et les Autodéfenses Unies de Colombie (AUC) – principal groupe paramilitaire. L’armée, et les forces de lutte contre le narcotrafic, se contentèrent bien souvent d’interventions aériennes, manifestant l’incapacité de l’État à exercer un contrôle permanent du terrain et à arbitrer entre les parties en conflit. Au cours de cette période et devant l’inertie des autorités nationales, de nombreux indigènes seront assassinés et dépossédés de leurs terres.

En 2004, dans le cadre de la Politique de Sécurité Démocratique du président Álvaro Uribe Vélez, une grande opération militaire est enfin engagée dans la Sierra. Objectif : freiner les intrusions des groupes armés illégaux, et rendre leurs terres aux communautés. L’intervention permet le démantèlement des mafias et des groupes insurgés, ainsi que la démobilisation des unités paramilitaires qui assiégeaient la zone. Trois ans plus tard, une politique sociale destinée au peuple indigène se met en place : la Ceinture environnementale et traditionnelle de la Sierra Nevada de Santa Marta, prévoyant la construction d’une dizaine de villages dans les bassins des fleuves qui traversent la Sierra. L’État essaie de répondre aux nombreuses revendications exprimées par les indigènes depuis des années en fournissant des services publics élémentaires ainsi que des structures pour la promotion de la culture locale et la défense de l’environnement.

L’embellie aura été de courte durée. En effet, si dans un premier temps le programme de Ceinture environnementale et traditionnelle permit d’espérer une préservation des cultures indigènes, de nouveaux projets de développement économique sont rapidement venus prendre le dessus. Jaime Luis Arias, le leader du Conseil Territorial de Cabildos (CTC) assure qu’il y a « toujours eu des tensions dans la Sierra Nevada », mais que c’est « sous le mandat de l’ex-président Uribe que le nombre de concessions minières a augmenté ». Outre l’exploitation minière, le CTC a dénoncé auprès de la Cour Constitutionnelle des grands projets d’infrastructure dans la Línea Negra tel que le terminal charbonnier de Puerto Brisa, le barrage hydroélectrique de Ranchería et l’hôtel Los Ciruelos. La Cour ne s’étant pas prononcée, les communautés indigènes se retrouvent plus que jamais en position de faiblesse pour faire valoir leurs droits.

[Lire notre entretien avec Ernersto Samper sur LVSL : « Le gouvernement d’Ivan Duque est un gouvernement de propriétaires »]

Assassinats de leaders sociaux

C’est dans ce contexte de tension sur fond d’intérêts économiques et touristiques que, le 25 avril dernier, Alejandro Llinás Suárez défenseur de droits environnementaux et sociaux de la Sierra Nevada a été assassiné. Fin février, il avait publiquement dénoncé, dans une interview au journal Semana, la présence de plusieurs groupes armés d’extrême droite extorquant les touristes visitant le Parc national de Tayrona – l’une des destinations les plus prisées du pays, située à l’intérieur de la Línea Negra. « Ils installent des sortes de billetteries de façon illégale » a-t-il affirmé, estimant que ces abus étaient commis avec des complicités officielles.

Alejandro Llinás avec un enfant Kogui © Hernán Pardo Silva

L’Organisation Nationale Indigène de Colombie (ONIC), qui représente les peuples autochtones, corrobore les dénonciations du leader. Depuis janvier, un nombre croissant d’acteurs armés se disputeraient le contrôle des activités illicites dans la zone. Contre rémunération, ils proposeraient aux touristes des excursions illégales dans des zones protégées de la réserve.

C’est l’une des manifestations de la violence politique qui, problème endémique, connaît une nouvelle escalade dans la Colombie d’aujourd’hui. Elle se traduit par des menaces contre des communautés paysannes, principalement indigènes et afro-descendantes, et par l’assassinat ciblé de défenseurs de leurs droits. Depuis le désarmement des FARC, conclu en juin 2017, certaines régions du pays sont confrontées à une progression de la violence des groupes armés cherchant à accaparer les anciens territoires de la guérilla, où l’État reste quasiment absent. L’ONIC a dénoncé l’assassinat de cent-vingt-trois indigènes depuis le début du mandat du Président Duque le 7 août 2018. Pour l’organisme, ces attaques « systématiques » sont le résultat du « non-respect des accords » de paix avec la guérilla des FARC, anéantie par son désarmement, avec pour conséquence la « hausse des cultures de marijuana et de coca » ; à laquelle les communautés indigènes se trouvent confrontées.

[Pour une analyse de la proximité du gouvernement colombien avec les groupes paramilitaires, lire sur LVSL notre entretien avec Gustavo Petro : « La mafia colombienne est en mesure de dicter ses lois »]

Le président Duque lui-même a imputé ces violences à l’explosion des cultures illicites. Et pourtant, sa décision d’avoir recours à la force, de durcir les mesures policières contre la consommation de stupéfiants, et le fait qu’il envisage le retour des fumigations aériennes au glyphosate, sont loin d’apaiser les revendications des indigènes.

Lors d’un point de presse à Genève le 14 janvier dernier, Marta Hurtado, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH), a déclaré que la grande majorité des meurtres des leaders sociaux recensés en 2019 a eu lieu dans des zones rurales. 98% d’entre eux ont été commis dans des municipalités où règne une économie illicite et où opèrent des groupes armés ou criminels. De plus, 86% de ces assassinats ont eu lieu dans des villages où le taux de pauvreté est supérieur à la moyenne nationale. Une tendance qui n’a malheureusement montré aucun relâchement depuis le début de l’année. Le HCDH a fait un appel au gouvernement colombien pour que celui-ci protège les défenseurs des droits civiques et diligente des enquêtes sur les responsables de ces crimes.

Un horizon incertain

Frein majeur à des changements politiques effectifs, l’absence de découpage clair entres les différentes entités administratives gérant la région, et le manque de coordination entre elles, ne font que rendre la situation plus complexe. La Sierra Nevada se présente ainsi comme un noyau de thématiques conflictuelles récurrentes en Colombie : « l’exploitation minière illégale a perduré pendant le mandat actuel. Les cultures illicites telles que la production de coca sont de retour dans les territoires ancestraux. Et le tourisme avance à grand pas menaçant notre culture et nos lieux sacrés », explique Rogelio Mejía, le gouverneur du Conseil Arhuaco. Le non-respect des accords signés, les divergences inconciliables, la superposition de plusieurs échelles de décision politique, l’existence de rapports de force informels comme la présence de groupes armés ou les stratégies de négociation des multinationales avec les populations locales, ont en outre rendu difficile la mise en place d’un système de gouvernement crédible, ou tout au moins fonctionnel.

Alors que cette zone est l’une de plus riche de Colombie, sa population se débat contre la pauvreté et la corruption. Il n’existe aucune culture de planification, et les relations de la population avec les institutions publiques se traduisent au mieux par des programmes sans suite, au pire par des promesses de soutien qui ne se concrétisent jamais. Et si les communautés indigènes sont invitées à prendre part aux discussions les concernant, leur voix ne porte guère : les décisions prises dans le consensus ne bénéficient d’aucune garantie, et sont souvent contredites par des mesures adoptées par d’autres acteurs.

La Colombie à la croisée des chemins

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©Coronades03

La Colombie vit actuellement une période cruciale de son histoire. Les élections présidentielles ont enclenché des dynamiques politiques qui ont placé le pays à la croisée des chemins. Par Sergio Coronado, ex-député de la 2ème circonscription des Français de l’Étranger, et Christian Rodriguez, responsable des relations internationales Amérique Latine de la France Insoumise.


Les Colombiens étaient appelés aux urnes ce dimanche 27 mai pour le premier tour de l’élection présidentielle.

Iván Duque est arrivé en tête avec 39,1% (7 569 693 voix), candidat de l’extrême-droite soutenu par le parti Centro Democrático (Centre Démocratique) de l’ancien président Álvaro Uribe (2000-2010), devançant Gustavo Petro, ancien maire de Bogotá et ancien guérillero du M19, candidat de Colombia Humana (Colombie Humaine), 25,1% (4 851 254 voix). Ces deux candidats sont suivis de Sergio Fajardo, ancien maire de Medellín, soutenu par la Coalición Colombia (Coalition Colombie) composée du Polo Democrático (Pôle Démocratique), qui est le parti de la gauche colombienne, et du Partido Verde (Les Verts).

Le négociateur des accords de paix et candidat du Partido Liberal (Parti Libéral), Humberto de la Calle, est quant à lui arrivé loin derrière avec 2,06% (399 180 voix). Le bulletin de vote en faveur du vote blanc a obtenu 0,3% (6 0312 voix).

L’ancien vice-président Vargas Lleras, représentant de l’oligarchie traditionnelle, enregistre un échec cuisant avec 7,28% (1 407 840 voix), alors même que tout laissait croire qu’il allait bénéficier de ce que l’on appelle traditionnellement la maquinaria (c’est-à-dire les puissants relais clientélistes qui maillent une partie du pays, et qui pèsent lourd lors des élections). Le résultat de l’ancien vice-président a été l’un des symboles de cette élection, l’une des plus propres sans doute de l’histoire politique du pays. Les réseaux clientélistes dont il semblait disposer devaient le hisser au second tour, et il n’en fut rien. Cela ne signifie pas que ces réseaux n’ont pas agi. Mais leur action a été moindre, et au bénéfice de Duque. Il y a eu certes de la fraude, mais sans commune mesure avec le passé, et les électeurs ont pu voter sur l’ensemble du territoire.

Des élections de temps de paix

La presse a pris l’habitude de présenter ce second tour, depuis l’annonce des résultats, comme l’affrontement de deux extrêmes. Il est vrai que les projets en compétition sont tout à fait opposés, mais il est pour le moins discutable de présenter ainsi le duel de cette présidentielle.

Cette élection arrive dans un contexte particulier, historique même. Après des décennies de conflit, elle se déroule dans un pays sans affrontement armé, puisque les FARC sont signataires des accords de paix avec le gouvernement de Juan Manuel Santos, et que la dernière guérilla en activité, l’ELN, a décrété un cessez-le-feu unilatéral et négocie avec le gouvernement.

Les accords de paix sont fragiles puisqu’ils ont été rejetés dans un premier temps lors du référendum d’octobre 2016, et que les principaux soutiens du candidat Iván Duque, arrivé en tête au premier tour de l’élection, ont fait campagne en promettant de les “déchirer”. Ils sont fragiles aussi car ils n’ont pas mis un terme définitif au recours à la violence. En effet, de nombreux assassinats ciblés ont été commis depuis leur signature contre des responsables des communautés indigènes et d’organisations sociales, comme le rappelle Harol Duque dans Mediapart.

L’un des enjeux de tout accord de paix en Colombie, car le pays n’en est pas à son premier, réside dans la capacité de l’État à respecter ses engagements et à garantir la sécurité des combattants armés ayant finalement rendu les armes au profit de l’engagement politique institutionnel. Le massacre de la Union patriótica (Union Patriotique) reste le meilleur exemple des échecs passés.

Ils sont d’ailleurs d’autant plus fragiles que, lors des dernières élections parlementaires, le Centre Démocratique d’Alvaro Uribe, l’ancien président et parrain de la droite dure, est arrivé en tête, et ce même si la répartition au Congrès est diverse, avec notamment une forte présence de la Coalition Colombie.

Un paysage politique en mutation: l’effondrement des partis traditionnels

Dans un pays très longtemps dominé par les deux partis traditionnels, Parti Conservateur et Parti Libéral, le panorama électoral est pour le moins surprenant. En effet, si au Congrès libéraux et conservateurs conservent une forte représentation, cette élection présidentielle a acté la disparition de ces deux partis comme éléments structurants de la vie politique nationale.

Le Parti Conservateur n’était déjà plus en capacité de présenter seul un candidat à l’élection présidentielle puisque l’une des siennes, Marta Lucía Ramírez, l’a quitté pour devenir la candidate à la vice-présidence de Duque ; et le résultat du premier tour marque une forme d’acte de décès du Parti Libéral, gangrené depuis des décennies par la corruption, sa collusion avec le trafic de drogue et les groupes paramilitaires, et aujourd’hui condamné à jouer les seconds rôles, faute de stratégie et d’orientation.

Le candidat libéral, Humberto de la Calle, a été lâché par son parti, dirigé par l’ancien président Gaviria, qui n’a guère tardé à rallier le candidat uribiste. Les bases libérales ne sont pas unanimes dans ce soutien qui marque une rupture dans l’histoire du parti. Il en est de même des figures montantes du libéralisme. En ralliant Duque, la direction du Parti Libéral se prive d’un rôle de premier plan au Congrès.

Après avoir laissé entendre qu’il soutiendrait un rapprochement avec la Coalition Colombie et Gustavo Petro, le candidat libéral a fait savoir qu’il voterait blanc. Campagne et sortie ratée pour cet homme de qualité par ailleurs, qui s’est ainsi extrait du jeu de façon peu élégante. Dans la compétition électorale entre l’oligarchie traditionnelle et les nouvelles élites régionales, liées bien souvent aux groupes paramilitaires, ces dernières sont en train de gagner la bataille qui dure depuis deux décennies.

À l’uribisme triomphant se soumettent désormais les adversaires d’hier, conservateurs et libéraux. Les élites, de l’ancien et du nouveau monde, font corps contre le candidat Gustavo Petro.

La Coalition Colombie, ou l’expression d’un vote d’opinion

Ce fut l’une des surprises de l’élection présidentielle. Sergio Fajardo et Claudia López ratent de peu une qualification pour le second tour, et gagnent à Bogotá, alors que les enquêtes d’opinion les donnaient presque toujours à moins de 20%.

Cette Coalition réunit sur la lancée de la Ola Verde (Vague Verte), Les Verts, et notamment les personnalités en vue de la vie politique nationale (Antanas Mockus, Claudia López, Angélica Lozano, Navarro Wolf…), les amis de Sergio Fajardo et le Pôle Démocratique, et le parti de la gauche colombienne, sous la direction de Jorge Enrique Robledo, dont une partie des militants et des élus choisit néanmoins de soutenir Gustavo Petro, qui fut dans le passé l’un des leurs.

Les Verts et la Vague Verte – qui est une sorte de mouvement politique plus large et plus souple que le parti, surtout dominé par des personnalités – avaient déjà eu un candidat au second tour de l’élection présidentielle en la personne d’Antanas Mockus, ancien maire de Bogotá et ancien président de l’Université Nationale, en 2010.

Cette Coalition est souvent abusivement présentée comme une force de gauche, sans doute en raison de la présence de Robledo et du Pôle Démocratique. Elle est en grande partie l’expression de ce que l’on a coutume d’appeler en Colombie le vote d’opinion, qui est un vote d’adhésion (par opposition au vote clientéliste). Il est la plupart du temps urbain, et le fait d’un électorat en général plus éduqué que la moyenne. Son positionnement, depuis sa création, la situe dans un centre extrême, qui rejette la polarisation de la vie politique colombienne, et fait de la lutte contre la corruption son principal axe de bataille. Son discours sur la rénovation de la participation politique est un élément central de leur offre, même s’il est peu concret. Ils insistent aussi sur la défense des minorités sexuelles. Le volet environnemental est néanmoins moins solide et radical que celui du programme de Petro.

Si nombre de propositions de la Coalition Colombie sont compatibles avec le projet de Gustavo Petro, il semble peu probable qu’elle lui apporte de manière unanime un soutien pour le second tour, alors même que les principales figures firent campagne sur la notion de vote utile les dernières semaines, en expliquant que le meilleur moyen de battre Duque était le bulletin de vote en faveur de Fajardo, dont le rejet dans l’opinion serait moindre que pour Petro.

Avant l’année électorale, Humberto de la Calle, la Coalition Colombie et Colombie Humaine furent pour nombre d’électeurs les composantes d’une coalition rêvée en faveur des accords de paix et de plus de justice.

L’appel au vote blanc du candidat Fajardo avant même que l’ensemble de la Coalition ne se réunisse montre la faiblesse stratégique de celle-ci, et un positionnement parfois opportuniste et politicien. Elle a fait campagne en se présentant comme la plus efficace pour battre le candidat uribiste, et une fois celui-ci qualifié, elle est désormais incapable de prendre une décision claire en tant que coalition.

Le Pôle prit position en faveur de la campagne de Petro sans tenir compte du point de vue de Robledo qui a décidé de voter blanc. Entre Robledo et Petro, le passif est lourd, depuis les années communes passées au Pôle. Des désaccords personnels expliquent en partie cette situation, mais l’essentiel est politique.

La Coalition est d’abord un accord entre des personnalités de premier plan aux parcours politiques parfois éloignés, elle n’est pas une force sociale en tant que telle, alors que Petro doit en grande partie son succès à la mobilisation de communautés organisées (indigènes, quartiers populaires, etc.) et de relais syndicaux de poids. La gauche sociale et politique choisit en très grande majorité Petro depuis longtemps.

La Coalition surfe bien souvent sur l’opinion, s’adresse en priorité à la jeunesse urbaine des universités, a un programme économique aux tonalités libérales et des exigences environnementales modérées. Elle se veut l’avenir du pays, sa face moderne. Elle a fait dans les dernières semaines une campagne ciblée contre Petro pour lui ravir la seconde place, reprenant parfois les arguments de la droite la plus dure (populisme, extrémisme, Venezuela).

Les figures les plus jeunes (Claudia López et Angélica Lozano) ont toujours ciblé en priorité les questions sociétales et la lutte contre la corruption, laissant de côté la question des inégalités et de la concentration de la richesse. Même si Claudia López partage avec Petro un combat frontal contre les groupes paramilitaires et l’ancien président Uribe.

Il y a dans leur refus de se prononcer clairement en faveur de Petro à la fois des questions de positionnement, mais aussi une forme de mépris de classe. Petro est une figure populaire. C’est un intellectuel de la politique issu d’un milieu simple. Son succès et son attitude, ni plus ni moins hautaine que celle des autres candidats, suscitent des critiques dans un pays de castes, où tout est dans les mains d’une oligarchie puissante.

Le ticket présidentiel de la Coalition Colombie (Fajardo/López) porte une lourde responsabilité en choisissant le vote blanc. Leur volonté de changement semble avoir été, aux yeux de nombreux électeurs, une tactique électorale plutôt qu’une stratégie de transformation réelle du pays. Heureusement, Les Verts appellent en majorité à voter Petro et rejoignent ce vendredi la campagne du second tour avec ses principales figures parlementaires.

La meilleure façon de conquérir le vote en faveur de Fajardo au premier tour est de remettre la question de la paix dans le débat, de faire de la lutte contre la corruption et de la défense des libertés et de l’état de droit les éléments de plus forte influence sur le vote d’opinion.

Petro, une surprise malgré tout

La qualification de Gustavo Petro pour le second tour de l’élection présidentielle avait été annoncée par les sondages, elle n’en demeure pas moins une surprise. La crainte de fraude était fondée, et il est à souligner que cette élection a été sans doute la plus propre de l’histoire électorale du pays, malgré des fraudes constatées par la Mission d’observation électorale. La présence au second tour d’un ancien membre d’une guérilla dans un pays marqué par plusieurs décennies de conflit armé n’avait rien d’évident, tant le rejet de la lutte armée semble ancré dans l’électorat. Les résultats électoraux des FARC en sont la meilleure preuve : leur candidat s’est retiré faute d’audience et de soutiens, et d’autre part dans les régions longtemps sous contrôle des FARC, c’est le candidat uribiste qui vire très largement en tête.

Gustavo Petro avait fait l’objet d’une campagne d’une violence inouïe lors de son passage à la mairie de Bogotá. Il avait même été destitué pendant un moment et son bilan fait l’objet d’attaques en règle de la part de la presse et de la classe politique traditionnelle, sans que celles-ci soient confirmées par des indicateurs objectifs. La figure d’un mauvais gestionnaire a été alimentée depuis fort longtemps.

La campagne promue par la droite dénonçant les risques de castro-chavisme a eu beaucoup d’impact dans l’opinion, en raison de la proximité de la crise vénézuélienne et de la présence de nombreux vénézuéliens en Colombie, de même que les appels au vote utile en faveur de Fajardo.

Il n’en reste pas moins que pour la première fois dans l’histoire du pays un candidat issu des rangs de la gauche parvient à un tel résultat. Il y parvient, qui plus est, sans l’appui d’un parti, mais grâce au recueil de 846 000 signatures. Il réussit son pari en mobilisant un électorat populaire éloigné du vote, et méfiant à l’égard des institutions. Colombie Humaine s’inscrit dans la foulée du Mouvement progressiste que Petro avait lancé après son départ du Pôle Démocratique dans la conquête de la mairie de Bogotá.

Colombie Humaine réussit à mettre en mouvement la plupart des secteurs de la gauche sociale et politique, des responsables communautaires et des associations des quartiers défavorisés. La campagne fut en grande partie portée et organisée par une plate-forme numérique qui a donné lieu à des manifestations monstres dans les rues et les places, événements rares dans la vie publique colombienne.

Ses propositions se sont articulées sur trois axes : combattre la ségrégation et les discriminations, renforcer le secteur public (santé, éducation…), et lutter contre le changement climatique. Sa campagne s’inscrit dans le cadre très large des soutiens aux accords de paix et aux discussions avec l’ELN. Son ticket présidentiel est Angela Robledo, candidate à la vice-présidence et membre des Verts.

Son adversaire Iván Duque porte un projet opposé. Il a joué sur sa jeunesse, 42 ans, et son entrée récente en politique. Après une vie professionnelle aux États-Unis, il est devenu sénateur. Ses propositions sont, pour un candidat uribiste, “relativement” modérées. Il n’en reste pas moins que son opposition aux accords de paix, sa volonté de suppression des Hautes Cours afin d’en finir avec l’indépendance de la justice, son alignement sur le patronat et son soutien des secteurs les plus réactionnaires font craindre pour la paix, l’État de droit et la situation des plus pauvres et des minorités. Le volet environnemental est inexistant. Il est en fait un soutien de l’extractivisme dans toutes ses formes. Il a aspiré une grande part de l’électorat traditionnellement conservateur et réactionnaire avec une tonalité plus mesurée que celle habituellement utilisée par les uribistes, promettant même un changement des pratiques politiques, via notamment les limitations des mandats.

Il est désormais le candidat de l’oligarchie, du patronat, et des secteurs les plus corrompus du pays. Il bénéficie du soutien de la classe politique traditionnelle dans son ensemble : partis conservateur et libéral, le parti de la U et Cambio radical (Changement Radical).

Un second tour aux enjeux clairs

La situation politique a mis quelques jours à se décanter, notamment en raison des incertitudes du positionnement de la Coalition Colombie et de ses membres. Le paysage est désormais connu. Face à Gustavo Petro se dressent non seulement l’uribisme et son candidat du Centre Démocratique mais l’ensemble de la classe politique traditionnelle colombienne, oligarchie et nouvelles élites régionales, patronat et éditorialistes, et les secteurs les plus conservateurs et corrompus du pays.

À vrai dire, les enjeux de ce second tour ne se résument pas tant à l’affrontement de la gauche et de la droite, mais plutôt au face-à-face du pays et de la société colombienne contre la classe politique traditionnelle, clientéliste et corrompue. Ceux qui tiennent le pays, ceux qui ont toujours préféré la guerre, qui leur rapporte, à la paix, et ceux qui ont un temps déclaré soutenir la paix mais jamais au prix de leur privilèges. Ceux qui volent, trichent, se servent dans les caisses de l’État. Ceux qui au nom de Dieu mènent désormais une guerre contre les libertés individuelles et les minorités. Tous ceux-là sont maintenant réunis, main dans la main, contre Gustavo Petro.

Il serait audacieux de dire que la victoire est à portée d’urne pour Colombie Humaine, mais le candidat Petro apparaît aujourd’hui clairement comme l’alternative à cette classe politique gangrenée. Il peut lever une vague citoyenne, être l’outil de tous ceux qui ont en assez d’un pays sous tutelle. Il peut donner de la force à cette volonté de changement qui est celle d’une grande partie du pays. Place au revolcón (la culbute). Enfin, cependant que les électeurs débattent des options du second tour, la Colombie vient de faire son entrée à l’OCDE et à l’OTAN.