« DOGE » : la dernière pitrerie libertarienne d’Elon Musk

Elon Musk - DOGE - Le Vent Se Lève

Coupes dans le budget et simplification de l’État : telles sont les missions du Department of Government Efficiencey (« DOGE ») qu’Elon Musk dirigera au sein de la seconde administration Trump. Parmi les objectifs fantaisistes de cette agence : supprimer 2000 milliards de dépenses publiques, soit près d’un tiers du budget fédéral. Tandis qu’en France ces pitreries ont été prises au sérieux par l’ex-ministre de la Fonction publique Guillaume Kasbarian, une réalité demeure : les dépenses publiques des États-Unis se caractérisent pas des subventions records allouées aux grandes entreprises, qui n’ont pas intérêt à une cure d’austérité. LVSL avait consacré un article aux mandats de Ronald Reagan, élu en promettant des coupes drastiques dans le budget de l’État, avant de l’accroître de 70% pour consolider le complexe militaro-industriel. Il est probable que la seconde présidence de Donald Trump voit, elle aussi, les slogans libertariens se fracasser contre les intérêts des grandes entreprises. Par Casey Wetherbee, traduction Baptiste Galais-Marsac [1].

Utile dans la campagne de Donald Trump, Elon Musk risque de se transformer en boulet pour sa nouvelle administration. En récompense de ses bons et loyaux services, le multi-milliardaire s’est vu promettre la direction d’un Department of Government Efficiency le 12 novembre dernier [l’acronyme anglophone DOGE fait référence à une cryptomonnaie lancée par Musk NDLR]. Son but : « démanteler la bureaucratie gouvernementale, élaguer les réglementations excessives, supprimer les dépenses superflues et restructurer les Agences fédérales ». À sa tête, Trump a également nommé Vivek Ramaswamy, magnat des biotechnologies et ancien candidat à la présidentielle, aux côtés de Musk.

Ses attributions sont à tout le moins – comme pour tous les projets annoncés par le camp de Donald Trump – floues et contradictoires. Le DOGE, qui « procurera conseils et assistance sans participer au gouvernement », ne sera pas un ministère à part entière – dont la création nécessiterait le vote d’une loi au Congrès. A priori, son statut d’organe consultatif externe le rendra inoffensif. Un moyen, pour Donald Trump, de reléguer deux médiocres milliardaires à la table des enfants afin qu’ils ne gênent plus les grandes personnes ?

Contradictions du DOGE

Dans le feu de la campagne, Elon Musk a déclaré qu’il pourrait sans difficulté supprimer 2000 milliards de dollars, « gaspillés » par le gouvernement américain en dépenses publiques. Ce, alors même que les dépenses fédérales de l’année 2024 avoisinaient les 6500 milliards de dollars. Il paraît peu probable que le milliardaire ait fourni un effort de réflexion significatif accoucher d’un tel chiffre. En tant que tel, il relève du délire.

Depuis le 19 novembre, quelques publications sur le compte X du DOGE – auquel son propriétaire a attribué une certification gouvernementale en dépit du fait qu’il ne soit pas un ministère – déplorent de manière superficielle et sensationnaliste « l’inefficacité bureaucratique » du gouvernement. Parmi les cibles prioritaires du nouveau Département, on trouve aussi bien les fonds alloués à la recherche publique que le nombre de mots présents dans le Code des impôts américain.

En réalité, le DOGE place l’administration Trump dans une position délicate. Ramaswamy et Musk ont par exemple suggéré la création d’une application mobile pour accompagner les contribuables dans leurs démarches administratives en matière fiscale. Cette « solution », plutôt naïve, traduit une méconnaissance des causes de la complexité du système fiscal étasunien. Celui-ci découle du lobbying de firmes comme Intuit [une entreprise américaine proposant des services de gestion et de comptabilité aux PME et aux particuliers, ndlr] qui ont déployé de nombreux efforts afin de le rendre chronophage. Mais le fait qu’une grande partie de l’inefficience du système actuel soit dû au pouvoir de marché des grandes entreprises est impossible à envisager pour les apôtres du libre marché.

De même, le budget démesuré du Pentagone devrait être une cible naturelle pour un organisme soucieux de faire des économies. D’autant que les dépenses militaires font l’objet d’une attention particulière depuis que le soutien inconditionnel du président Joe Biden à la guerre totale (et aux crimes) d’Israël contre Gaza. En 2023, le budget de la Défense américaine atteignait les 916 milliards de dollars, soit 13% du budget fédéral et 39% des dépenses mondiales en matière militaire. Mais on image mal que le DOGE prenne pour cible le complexe militaro-industriel, qui est confortablement représenté au sein de l’administration Trump.

Les diatribes de Ramaswamy et de Musk contre le régime des contrats fédéraux peuvent faire sourire, lorsqu’on se remémore les milliards engrangés par ce dernier grâce à de tels contrats. L’avenir dira comment Ramaswamy, dont la campagne présidentielle était centrée sur la réduction du budget gouvernemental, résoudra la quadrature du cercle lorsqu’il comprendra que les grandes fortunes ayant assuré l’élection de Trump sont également celles qui ont avantage au statu quo. Dans le meilleur des cas, les conflits internes entre conservateurs et grandes entreprises qui exploitent le système à leur convenance court-circuitera l’action du DOGE.

Plus vraisemblablement, l’incapacité du DOGE à mettre fin à la redistribution ascendante que constituent les contrats fédéraux au bénéfice des multinationales le conduira à s’attaquer aux travailleurs et aux consommateurs. Les entreprises appartenant à Elon Musk ont fait l’objet d’enquêtes et de sanctions de la part de toute une série d’agences gouvernementales en raison de violations répétées du droit du travail et de la législation financière. Qu’il devienne responsable d’un organe chargé de surveiller les dépenses publiques est une illustration parfaite de capture réglementaire, rendant possible la cooptation du législateur par ceux dont il est censé réguler l’action.

Le modèle Milei comme précédent ?

Les deux milliardaires ne cachent pas leur admiration pour le président argentin Javier Milei. Le 18 novembre dernier, Vivek Ramaswamy déclarait sur X : « Une solution raisonnable pour redresser le gouvernement américain : des coupes budgétaires à la Milei, sous stéroïdes ».

Le désastre occasionné par Javier Milei constituent un précédent, et offrent l’occasion d’étudier l’implication de coupes brutales dans les dépenses sociales et de dérégulation. Hausse spectaculaire du taux de pauvreté et réduction de la pression fiscale sur les plus riches sont, pour le moment, les implications les plus saillants de ses réformes. Et si le DOGE doit subsister, ce sera pour attaquer en règle toute institution qui chercherait à réglementer l’activité des grandes entreprises.

Note :

[1] Article initialement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Elon Musk’s DOGE Is Dumb. It Could Also Do Serious Damage », traduit et édité.

Comment Trump est devenu favorable aux cryptomonnaies

Trump au congrès annuel du Bitcoin à Nashville. © Capture d’écran Bitcoin Magazine

Le ralliement de Donald Trump au monde des cryptomonnaies, où dominent les acteurs les plus réactionnaires et les plus stupides de l’industrie technologique, a transformé cette question en un enjeu électoral. Mais cela pourrait bien s’avérer être un faux pas. Par Dominik Leusder, traduction Alexandra Knez [1].

Si vous devez convaincre quelqu’un que quelque chose est de l’argent, il est presque certain que ce n’en est pas. Mais le monde des monnaies numériques et des actifs libellés en cryptomonnaies a connu une évolution marquée : leurs défenseurs ne semblent plus chercher à nous convaincre à propos de leur nouvelle et radicale alternative à ce qu’ils appellent presque ironiquement – et de manière presque imprécise – les monnaies « fiduciaires ».

Les lacunes de cette histoire ont toujours été évidentes. Tout d’abord, les cryptomonnaies n’ont jamais rien eu de particulièrement « nouveau » ou « radical » : le fantasme réactionnaire d’une monnaie apolitique a déjà une longue histoire. D’autre part, le statut de moyen d’échange des monnaies fiduciaires « politiques » (qu’il serait plus juste de décrire non pas comme des monnaies fiduciaires, mais comme des monnaies fondées sur le crédit, soutenues par d’innombrables obligations légales de paiement), en particulier celui des monnaies principales (le dollar, le yen, la livre sterling et l’euro), n’a jamais aussi peu été remis en question.

Pour le bitcoin et ses nombreux équivalents, c’est tout le contraire qui est devenu évident. Ce ne sont pas des moyens d’échange fiables en dehors des frontières de certaines dictatures d’Amérique centrale ; ce ne sont pas des instruments permettant de se prémunir contre l’inflation ; et leur valeur étant fortement influencée par les actifs financiers conventionnels et volatiles comme les actions (ainsi que par l’activité erratique des milliardaires sur les réseaux sociaux), ce ne sont décidément pas des réserves de valeur fiables. L’argument complémentaire, généralement évoqué par ceux qui reconnaissent ces défauts, selon lequel les technologies associées – notamment le système de registre de transactions connu sous le nom de « blockchain », qui n’est en réalité guère plus qu’une version glorifiée de Google Docs ou d’Excel – vont transformer notre relation avec l’argent, est également passé à l’arrière-plan. La consternation générale suscitée par les dommages environnementaux exorbitants associés au  « minage » de crypto-monnaies y est sans doute pour quelque chose.

Les crypto-monnaies se sont révélées être un instrument flagrant de spéculation financière et de fraude, et de surcroît très lucratif.

Au lieu de cela, les crypto-monnaies se sont révélées être un instrument flagrant de spéculation financière et de fraude, et de surcroît très lucratif. Loin d’éloigner la politique de l’argent et de décentraliser le pouvoir aux dépens de l’influence oligarchique, les crypto-monnaies sont devenues un vecteur de pouvoir et d’influence, non seulement pour les acteurs du marché financier – des traders professionnels et des gestionnaires de portefeuille jusqu’aux légions d’insupportables crypto-bros qui exhibent leurs gains dans les rues de Miami et de Los Angeles – mais aussi pour les puissants acteurs de l’industrie technologique qui souhaitent avoir une emprise sur la prise de décision politique. En conséquence, le secteur est devenu une arène importante de la contestation des élites. La campagne électorale en cours aux États-Unis est une parfaite illustration de cette évolution.

Les barons des cryptos craignent un tour de vis réglementaire

Les candidats démocrate et républicain sont tous deux intimement liés à l’industrie technologique californienne. Mais sous la présidence Biden, les Démocrates au pouvoir ont initié – bien qu’insuffisamment et tardivement – les premières réglementations applicables aux cryptos sur le modèle de celles qui existent dans l’industrie financière. Alors que la Securities and Exchange Commission (SEC), actuellement dirigée par Gary Gensler, un choix de Joe Biden, s’est avérée notoirement inefficace au cours de la dernière décennie pour limiter les excès (souvent frauduleux) de la haute finance, sa pugnacité à l’encontre des cryptos a surpris. Inquiets quant à la possibilité de continuer à réaliser d’énormes gains dans le monde peu réglementé des cryptomonnaies, les acteurs de la Silicon Valley ont mobilisé de nombreux acteurs clés derrière Donald Trump, en dépit des remarques initialement désobligeantes de l’ancien président au sujet du bitcoin.

Le catalyseur de ce processus semble avoir été le scandale autour de la faillite de la plateforme d’échange de crypto-monnaies et du fonds spéculatif FTX (dont l’ancien PDG, Sam Bankman-Fried, a récemment été condamné à vingt-cinq ans de prison) et le déploiement de moyens parlementaires et réglementaires (sous la houlette de Gensler et d’Elizabeth Warren) qui y ont contribué.

Le scandale autour de la faillite de la plateforme d’échange de crypto-monnaies et du fonds spéculatif FTX dirigé par Sam Bankman-Fried semble avoir été le catalyseur de la volonté de régulation des démocrates.

La crainte d’une réponse réglementaire concertée de la part d’une nouvelle administration démocrate n’est pas le seul facteur qui mobilise ce contingent particulier de la droite californienne. Comme l’a récemment souligné la journaliste Lily Lynch dans le New Statesman, les barons du secteur technologique qui s’opposent à l’ingérence du gouvernement dans les cryptomonnaies considèrent également Kamala Harris comme la représentante d’une « crise des compétences » en politique. Celle-ci serait causée par l’adhésion de l’élite démocrate à la politique identitaire et sa prétendue déclinaison sur le lieu de travail, les politiques de « diversité, d’équité et d’inclusion » (DEI), dont Harris aurait d’une certaine manière été la bénéficiaire.

L’ampleur de ces événements ne devient que trop évidente. La nouvelle dynamique partisane dans le monde de la crypto-monnaie a fait entrer dans la mêlée plusieurs éminents milliardaires de droite du secteur de la technologie, dont les vastes ressources se déversent dans de nouveaux super PAC, les principaux véhicules de soutien aux campagnes politiques aux États-Unis. Parmi ces étranges personnages, on trouve d’éminents capital-risqueurs et doyens de la néo-droite, Peter Thiel et Marc Andreessen, des investisseurs et des entrepreneurs tels que David Sacks, Cathie Wood, Tyler et Cameron Winklevoss, le gestionnaire de fonds spéculatif et activiste Bill Ackman, ainsi qu’Elon Musk.

La volte-face de Trump sur la question n’a pas seulement absorbé leurs préoccupations dans le baratin républicain pseudo-libertaire habituel (la plateforme du Comité national républicain, sous prétexte de « défendre l’innovation », parle du « droit de miner du bitcoin » et du « droit à l’auto-détention d’actifs numériques » et du « droit à faire des transactions sans surveillance ni contrôle du gouvernement »), mais a automatiquement mêlé le bitcoin à des questions de sécurité nationale. Parmi les nombreuses questions abordées dans son interview troublante à Bloomberg, Trump a proclamé qu’il s’opposerait à toute tentative des Démocrates pour réglementer l’industrie afin d’éviter que la Chine ne prenne l’avantage « dans cette sphère ». Le fait que les monnaies numériques ne confère aucun avantage géopolitique ou que la Chine ait été pionnière dans la répression sévère de la spéculation sans entrave sur les cryptomonnaies, n’importe ni à Trump ni à l’électeur américain moyen, peu informé.

Le soutien de milliardaires fous : un boulet pour la campagne de Trump ?

Le fait que les élections américaines soient littéralement inondées d’argent est loin d’être nouveau. En fait, le système est conçu pour être particulièrement sensible à l’influence de groupes d’intérêts spéciaux bien financés et très motivés. Et si la poussée politique de l’aile droite du monde des crypto-technologies est un facteur nouveau, les dons ne peuvent mener une campagne que jusqu’à un certain point – surtout lorsque le camp adverse est tout aussi bien financé, entre autres, par de grandes entreprises technologiques.

De fait, la prédominance des milliardaires de droite du secteur technologique dans la campagne de Trump pourrait même s’avérer être un handicap. Cela devient plus clair si nous supposons que le choix de Trump pour la vice-présidence, le sénateur de l’Ohio J. D. Vance, un protégé de Peter Thiel, a été motivé moins par des considérations de guerre culturelle (l’auteur de Hillbilly Elegy étant un vétéran de ce théâtre) que par le désir de Trump d’apaiser et de gagner la confiance des personnalités de la Silicon Valley proches du monde des cryptomonnaies qui l’inondent aujourd’hui d’argent.

Si cette manne permettra certainement de mener une vaste campagne publicitaire (les efforts médiatiques relativement bricolés mais fructueux de Trump en 2016 l’ont prouvé), l’enthousiasme de la droite, qui avait initialement applaudi l’ascension de Vance, a récemment été refroidi. La campagne démocrate visant à dépeindre les républicains obsédés par les guerres culturelles comme « bizarres » a été facilitée non seulement par certaines des apparitions publiques de Vance, mais aussi par le simple fait que les protagonistes de l’aventure de la Silicon Valley sont eux-mêmes indéniablement et profondément bizarres.

Trump promet de ne pas réglementer l’industrie afin d’éviter que la Chine ne prenne l’avantage « dans cette sphère ». Le fait que les monnaies numériques ne confère aucun avantage géopolitique ou que la Chine ait été pionnière dans la répression sévère des cryptomonnaies, ne semble pas lui importer.

Non seulement leur préoccupation monomaniaque pour des questions de guerre culturelle toujours plus obscures ne parvient pas à résonner suffisamment au-delà des limites des podcasts et des réseaux sociaux, mais les excentricités de personnes comme Elon Musk (avec son acquisition erratique, sous l’influence apparente de la drogue et de son recent divorce, et sa mauvaise gestion de Twitter, désormais X), Peter Thiel (avec son comportement maladroit et en proie à la sueur sur scène, sans oublier son penchant avéré pour le recrutement de jeunes étudiants de Stanford destinés à le rajeunir grâce à leur don de sang) et Bill Ackman (avec sa déconfiture très médiatique à propos de la fraude universitaire de sa femme israélienne et des manifestations d’étudiants pour Gaza) semblent désormais indissociables de Vance et de ses efforts maladroits pour garder son sang-froid.

La tentative de Vance de raviver les guerres culturelles a été douchée par le choix de la campagne de Harris de ne pas faire campagne sur les questions d’identité (rendant ainsi impuissants les arguments « woke » ou « DEI » avancés contre l’ancien procureur Harris) et de choisir comme colistier le gouverneur du Minnesota Tim Walz, dont les pitreries d’ « homme blanc populaire mais progressiste » mettent encore plus en évidence le caractère faussement terre-à-terre et anti-élitistes de Vance. 

Il est encore trop tôt pour savoir si les Républicains sont en train de se regrouper ou s’ils sont en train de se mettre au pied du mur. Les contributions de Thiel et consorts permettent indéniablement de remplir les caisses de la campagne Trump. Mais il n’est pas certain que cela soit un atout – l’ancien président avait gagné en 2016 bien qu’Hillary Clinton ait dépensé beaucoup plus que lui. Il est indéniable que le rapprochement de Trump avec la section la plus régressive de l’industrie technologique est un pari. S’il porte ses fruits, il rapprochera du pouvoir l’un des secteurs les plus vénaux et improductifs du capitalisme américain ; mais s’il échoue, il pourrait donner aux Démocrates l’occasion de resserrer encore davantage l’étau réglementaire autour du cou de l’industrie technologique. Reste à savoir s’ils se saisiraient alors de cette opportunité.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Donald Trump, le candidat antisystème ?

Donald Trump -- Le Vent Se Lève

Tentatives de destitution, procédures judiciaires, bannissement des réseaux sociaux, attentat : le milliardaire a survécu à toutes les attaques visant à briser sa carrière politique. Indéniablement atypique, Donald Trump, qui aime à se présenter comme antisystème, serait le premier président des États-Unis à obtenir deux mandats non consécutifs en cas de victoire. Le récit de sa candidature, marquée par un esprit de revanche faisant écho au sentiment des Américains « laissés pour compte », doit être pris au sérieux et examiné de près.

Second volet de notre série de portraits en vue de l’élection présidentielle américaine, après un premier article consacré à Kamala Harris.

La balle est passée à quelques millimètres de son cerveau, lui transperçant l’oreille droite et provocante un saignement abondant. Alors qu’il était évacué par les services secrets, il a été pris d’un réflexe incroyable : brandir le poing en direction de ses supporters. Le message est clair : Trump se battra jusqu’au bout. Une resucée de son « mugshot », cette photo prise par la police de l’État de Géorgie lors de sa mise en examen, où il avait posé avec une attitude de défi qui brisait déjà les codes de l’exercice. Et de son coup de menton de septembre 2020, où il s’était affiché au balcon de la Maison-Blanche, ôtant son masque FFP2 et respirant avec peine, pour prouver qu’il avait guéri du Covid.

Pour un homme de 78 ans carburant aux sodas et cheeseburgers, Trump fait preuve d’une indéniable vitalité. Contre les médias, les démocrates, les « élites côtières », « l’État profond », les intellectuels wokes, les chantres du libre-échange et du no border, il incarnerait un symbole de résistance auquel s’identifieraient de nombreux Américains inquiets de leur déclassement, ou simplement remontés contre la classe dirigeante.

La cible à abattre pour les élites américaines ?

Depuis son élection face à Hillary Clinton, Donald Trump a bien dû faire face à de multiples tentatives de déstabilisation – et non des moindres. La théorie complotiste du « Russiagate », orchestré par les équipes de campagne de Hillary Clinton et les responsables des agences du renseignement, lui avait valu d’être la cible d’une enquête fédérale l’accusant de haute trahison. Elle avait été suivie par une tentative manquée de destitution, déclenchée par la fuite opportune d’un verbatim de sa conversation téléphonique avec Volodymyr Zelensky.

Les élections de 2020, où de nombreux États – gouvernés par les républicains comme les démocrates – avaient généralisé des procédures de vote anticipé, avaient généré une grande confusion lors du dépouillement. Au point de faire douter de nombreux électeurs de la validité du scrutin, que Trump n’avait pas hésité à contester jusqu’au bout. Y compris en encourageant ses partisans à marcher sur le Capitole, où devait se dérouler la certification des résultats. Son implication dans ces violences, qui ont débouché sur quatre décès et de nombreux blessés, aurait dû signer la fin de sa carrière politique.

Donald Trump a pourtant survécu à la seconde tentative de destitution convoquée suite à cette émeute. Comme il a survécu aux primaires de son Parti, ainsi qu’aux multiples procès intentés par des procureurs pas toujours neutres.

Accusé d’avoir illégalement conservé des documents « top secret », il a été inculpé au titre de l’Espionnage Act. Pour des faits similaires, Joe Biden n’a pas été inquiété par la justice – le procureur justifiant d’en rester là, car « Biden se serait présenté face au jury comme un vieil homme sympathique à la mémoire défaillante, comme il l’a fait au cours de sa déposition ». Ce qui explique peut-être pourquoi la juge fédérale tirée au sort pour conduire le procès de Trump, la magistrate Aileen Cannon nommée à ce poste par ce dernier en 2020, fait traîner ce procès indéfiniment

Les milieux financiers ont abreuvé sa campagne, au point de dépasser les sommes récoltées par Biden. Un groupe au coeur de la Silicon Valley, milieu historiquement affilié au Parti démocrate, a rallié Donald Trump suite à sa tentative d’assassinat.

Pour avoir tenté par tous les moyens de contester le résultat des élections de 2020, Trump fut également la cible d’enquêtes du Procureur général du comté de Fulton (Géorgie) et du Procureur spécial nommé par le Département de la Justice (DoJ). À chaque fois, les jurés tirés au sort parmi les citoyens américains se sont prononcés en faveur d’une inculpation. Mais aucun procès n’aura lieu avant les élections. En déclarant qu’un président ne pouvait être inculpé pour des actes commis dans le cadre de sa fonction, la Cour suprême lui a conféré plusieurs mois de répit dans le dossier fédéral. Dans le même temps, la révélation d’une relation sentimentale entre la procureur d’Atlanta Fani Willis et l’avocat chargé du dossier a repoussé la tenue du procès en Géorgie

Lorsque la chance – ou des juges nommés par ses soins – ne sont pas de son côté, il arrive pourtant que Trump soit bel et bien condamné. Au civil, la justice new-yorkaise l’a décrété coupable de viol envers l’autrice Jean Caroll et l’a condamné à 50 millions de dollars de dommages et intérêts pour diffamation. Toujours au civil, l’État de New York a condamné la Trump Organization à quelque 355 millions de dollars d’amendes pour malversations financières. Enfin, au pénal, un juré de New York a condamné Trump dans l’affaire Stormy Daniels, estimant que l’ancien président s’était rendu coupable de fraude comptable, violant ainsi les règles de financement de campagnes électorales. En attente de la prononciation de la peine, Trump a indiqué qu’il ferait appel. Tous ces procès, affaires et perquisitions spectaculaires n’ont pas entaché sa cote de popularité, supérieure aux niveaux enregistrés lors des campagnes de 2016 et 2020.

Rien ne semble pouvoir atteindre le milliardaire, pas même les balles de AR-15. Si le profil du tireur ne permet pas d’établir un mobile politique, la tentative d’assassinat pointe du doigt la responsabilité des services secrets. La plus obscure institution associée à « l’État profond » a spectaculairement échoué à protéger l’ancien président. Ce qui alimente les soupçons de ses partisans quant à la collusion des agences de renseignement, qui avaient déjà donné corps à la théorie complotiste du RussiaGate ayant empoisonné son premier mandat…

Autant d’éléments qui alimentent le récit d’un candidat « antisystème », attaqué par tout ce que le pays compte d’organes de pouvoir.

La tentative d’assassinat, prétexte au ralliement de nombreux milliardaires

Un spécialiste de la photographie de presse évoquait sur les antennes de FranceInfo la dimension historique du cliché montrant Trump le poing levé. Pour lui, Ronald Reagan avait « subi » sa tentative d’assassinat, alors que le milliardaire aurait dominé l’évènement. L’expert a cependant oublié de mentionner que Reagan avait été touché à bout portant par une balle lui perforant les poumons. Et que d’autres clichés, dévoilant un Donald Trump au regard perdu et inquiet, n’ont pas fait le tour du monde.

Pour une victime de la presse, le milliardaire s’en sort plutôt bien. Aucun journaliste ne semble avoir enquêté sur la nature de sa blessure (la balle a-t-elle réellement transpercé son oreille, ou bien s’agit-il d’une éraflure ?). Le récit imposé par Trump a été repris par l’ensemble des grands médias. De même, le piratage informatique supposé de ses équipes de campagne n’a donné lieu à aucune fuite ni aucune enquête. Pour l’instant, la totalité du récit repose sur les dires du milliardaire et les affirmations du site Politico, propriété d’un autre milliardaire conservateur, qui refuse de publier la moindre information…

De manière plus générale, Donald Trump bénéficie d’une complaisance étonnante de la part des médias généralistes, qui couvrent, comme celle de n’importe quel candidat, la campagne d’un ancien président putschiste. Il n’y a en effet pas d’autre manière de qualifier sa tentative minutieusement documentée de subvertir le résultat des élections, alors que la Cour suprême avait suivi soixante autres décisions de justice invalidant les allégations des équipes de Trump, et que son propre garde des Sceaux avait lui-même publiquement attesté la validité du scrutin. En règle générale, lorsqu’on échoue à prendre le pouvoir par la force, l’histoire ne confère pas de seconde chance. Si Trump constitue une exception, n’est-ce pas que, loin de la posture « antisystème » qu’il affectionne, il est au contraire toléré par des pans entiers du « système » ?

La sphère médiatique conservatrice, qui compte la première chaîne d’informations du pays (Fox News), le premier groupe de télévision (Sinclair), le premier site d’opinion partagé sur les réseaux sociaux (Daily Wire), deux des trois journaux les plus vendus du pays (Wall Street Journal* et New York Post) et des dizaines de podcasteurs et youtubeurs engrangeant chaque année des dizaines de millions de dollars de recettes, appuient la candidature de Trump sans équivoque – là où un titre comme le New York Times ne s’est pas privé de critiquer vertement Joe Biden.

Les démocrates étaient si peu inquiets de l’hypothétique victoire de Trump qu’ils se sont accrochés à la candidature d’un homme visiblement très affaibli jusqu’au début du mois de juillet. Et CNN semblait tellement peu violemment hostile au milliardaire qu’elle lui avait organisé une émission sur mesure dès 2023… Depuis le 6 janvier 2021, le pouvoir judiciaire avait tranché, par la voix de la juge Cannon et de la Cour suprême, à quatre reprises en faveur du milliardaire. Certes, sur des lignes partisanes – mais cela semble bien démontrer à quel point Trump est intégré à l’establishment traditionnel.

Surtout, les milieux patronaux et financiers ont abreuvé sa campagne de millions de dollars de dons, au point de dépasser les sommes récoltées par les équipes Biden. La tentative d’assassinat contre Donald Trump a ainsi servi d’élément déclencheur pour de nombreuses personnalités, qui lui ont alors publiquement apporté leur soutien. C’est en particulier le cas d’un groupe de financiers au coeur de la Silicon Valley, milieu historiquement affilié au Parti démocrate.

Notons en particulier Doug Leone, président du fonds d’investissement en capital-risque Sequoia Capital, Marc Andresen et Ben Horowitz, du fonds d’investissement Andressen Horowitz et Joe Lonsdale, cofondateur de Palantir… Aux principaux financiers de la tech s’ajoutent les entrepreneurs devenus milliardaires. Si Marc Zuckerberg a chanté les louanges de Trump sans se rallier à lui, Elon Musk a officialisé son soutien et promis de verser 45 millions de dollars par mois à sa campagne. Depuis, il a organisé son retour sur Twitter (X) en grande pompe, au point de produire une conversation en forme de meeting de campagne avec l’ancien président.

Une forme de corruption que Donald Trump ne cherche pas à cacher, qui affirme aux lobbies pétroliers qu’il concrétisera leurs souhaits contre un financement de campagne à hauteur d’un milliard de dollars

Les principaux investisseurs et leader du secteur des cryptomonnaies appuient également le candidat républicain (citons les frères Winkelvoss), tout comme David Sachs, milliardaire et podcasteur, ancien cofondateur de Paypal. Ou Chamath Palihapitiya, ancien cadre dirigeant de Facebook devenu business angel. Ils rejoignent ainsi ses soutiens historiques : les multimilliardaires Peter Thiel, le directeur de Blackstone David Schwartzman, le pétrolier Harold Hann et la famille Adelson, etc.

Big Oil, Wall Street et… BigTech ?

Harold Hann ne se contente pas de contribuer financièrement. Il organise de multiples levées de fonds auprès des dirigeants et cadres supérieurs des principales entreprises liés aux hydrocarbures. Et se fait leur relai auprès de Trump. Lors d’une rencontre dans son fief de Mar-a-lago, Trump avait ouvertement promis à l’industrie pétrolière de mettre en place leur agenda contre un financement de un milliard de dollars en faveur de sa campagne.

L’ancien président peut également compter sur le pivot inédit des grandes fortunes et principaux leaders de Wall Street. Bien au-delà des donateurs historiques du Parti républicain. Le multimilliardaire Bill Ackman, gérant d’un fonds spéculatif influent à Wall Street, avait déclaré suite à l’attaque du Capitole du 6 janvier 2021 que « Trump [devait] s’excuser auprès des Américains et démissionner ». Le 14 juillet dernier, il officialisait son soutien à l’ancien putschiste via Twitter. Jamie Dimon, très influent PDG de JP Morgan, première banque du pays, a publiquement salué le bilan de Trump lors d’une conférence au forum économique de Davos. Il s’agit d’un tournant majeur : Dimon représente la faction pro-démocrate de Wall Street. Ses commentaires ont été interprétés comme un signal envoyé à Wall Street pour soutenir le républicain, alors que son propre lobby a repris les dons financiers en sa faveur.

L’ancien président peut ainsi se vanter d’être soutenu par l’homme le plus riche du monde (et accessoirement propriétaire de X, premier réseau social en termes de contenu politique), l’industrie pétrolière et certains réseaux de Wall Street et de la Silicon Valley. Mais l’engouement du « système » pour sa candidature va bien au-delà de ces secteurs et individus.

La Heritage Foundation, premier think tank conservateur du pays, financé par les syndicats patronaux et les grands groupes industriels et pharmaceutiques, a collaboré avec les équipes de Donald Trump pour concevoir son programme. Enfin, Trump peut compter sur le soutien de plusieurs puissances étrangères, notamment Israël et l’Arabie Saoudite. La première ne pèse pas grand-chose, si l’on met de côté son pouvoir de nuisance.

En continuant d’humilier l’administration Joe Biden à Gaza (non-respect des lignes rouges, refus d’accepter l’accord pour un cessez-le-feu, assassinat ciblé de citoyens américains, etc.), le gouvernement de Netanyahou enferme le camp démocrate dans une équation insoluble : s’opposer à Israël lui vaudrait de vives critiques de la droite et lui a déjà fait perdre des soutiens financiers à Wall Street ; d’un autre coté, continuer de soutenir l’État hébreu et ce qu’un nombre croissant d’organisations internationales qualifie de génocide indigne la base démocrate dans des États aussi déterminants que le Michigan ou le Winsconsin.

L’Arabie Saoudite peut, de son côté, manipuler le cours du pétrole comme elle l’avait fait en 2020, pour éviter que des prix trop bas à la pompe avantagent le Parti actuellement au pouvoir (Harris/Biden). Or, l’Arabie Saoudite s’est assuré la fidélité de Donald Trump en versant des sommes importantes via différents tournois de golf et en embauchant son gendre, Jared Kushner, pour gérer un fonds d’investissement d’une valeur supérieure à 4 milliards de dollars.

Une forme de corruption que Donald Trump ne cherche pas vraiment à cacher. Bien au contraire. Ainsi, il affirme aux lobbies pétroliers qu’il concrétisera tous leurs souhaits contre un financement de campagne à hauteur d’un milliard de dollars, tandis qu’il proclame en meeting qu’il va devoir « rendre le vie plus facile » à Elon Musk et « les autres personnes intelligentes comme lui » après l’avoir remercié pour son soutien.

Kamala Harris est-elle même soutenue par de nombreuses grandes fortunes, comme tout candidat démocrate avant elle. Mais le fait qu’une partie du « système » soit derrière elle ne signifie nullement que son adversaire soit « antisystème » ou anti-élites.

Projet 2025 : servir les intérêts des plus riches

L’écoute des discours de Donald Trump révèle le peu de temps qu’il consacre aux problèmes des Américains ordinaires. Il préfère attaquer ses adversaires, entamer des laïus sur des détails de campagne (la couverture flatteuse de Kamala Harris en une du Times, l’ampleur des foules à ses meetings de campagne, etc.) ou multiplier les promesses assez vagues. Une posture qui tranche avec sa campagne de 2016.

Huit ans plus tôt, Trump avait pris des positions claires sur divers sujets clivants, souvent en opposition avec son propre parti. Contre la guerre en Irak, contre le libre-échange, contre l’assurance maladie Obamacare (qu’il allait remplacer par something great), pour le « mur » à la frontière mexicaine. Mais Trump a désormais un bilan. Sa seule grande loi votée au Congrès a été une baisse d’impôt d’ampleur historique pour les plus riches, et une diminution similaire du taux d’imposition sur les sociétés. Il n’a rien fait pour résoudre la crise des opiacés qui ravage le Midwest ni poursuivi les firmes responsables de ce drame sanitaire. Il a par contre mené une guerre implacable aux travailleurs américains. Il avait également tenté d’abroger la réforme de la santé Obamacare sans rien proposer en remplacement, alors qu’une telle suppression avait mis fin à l’interdiction faite aux assurances de refuser des patients sur la base de leurs antécédents médicaux.

Au cours du mandat de Joe Biden, il s’est prononcé contre les syndicats ouvriers en grève et à même fait capoter un projet de loi anti-immigration soutenu et largement construit par son propre parti, de crainte que ce succès avantage Joe Biden. Lors de sa conversation avec Elon Musk sur X, il a passé de longues minutes à discuter avec passion de son aptitude à licencier ses employés sans état d’âme.

Derrière ces envolées rhétoriques et ces provocations, quel est son programme ? En 2016, les lignes directrices étaient assez claires. En 2020, Trump n’a fait campagne que contre son adversaire, sans rien proposer de concret (le parti républicain n’avait présenté aucun programme). En 2024, Trump s’appuie sur une plateforme au nom tout droit sorti d’un mauvais James Bond : « Project 2025 ».

Ce document de 930 pages, produit par la Heritage Foundation sous l’égide de différents proches de Donald Trump, dont son vice-présidence J. D. Vance, détaille un ensemble de mesures à mettre en oeuvre une fois à la Maison-Blanche. Un nombre important d’entre elles sont conçues pour pouvoir être imposées sans l’aval du Congrès, par décret.

Les mesures destinées à supprimer tous les efforts visant à lutter contre le réchauffement climatique avaient fait beaucoup de bruit à l’époque. Mais il s’agit également de réaffirmer l’autorité de l’exécutif (ce qui inquiète des constitutionnalistes soucieux de la séparation des pouvoirs) afin de laisser les mains libres au président pour instrumentaliser la Justice et permettre le licenciement de hauts fonctionnaires jugés insuffisamment fidèles au président.

Il est aussi question de nombreuses dérégulations environnementales et commerciales pour aider les grands groupes de diverses industries, de la suppression de minimas sociaux et programme d’aides aux plus défavorisés, des coupes budgétaires dans la sécurité sociale, de l’élimination de contraintes pesant sur les assurances maladie privées, d’un projet anti-migratoire visant à construire des camps d’internements et à déporter 15 millions de sans-papiers et immigrants en cours de régularisation. Sans oublier les obsessions de la droite conservatrice, dont JD Vance est très proche : suppression du ministère de l’Éducation publique (une mesure explosive et très impopulaire, qui a pourtant été défendue par Trump lors de sa conversation avec Elon Musk), remise en cause de la contraception, interdiction des pilules d’avortement, « interdiction des contenus pornographiques » et « emprisonnement » de ceux qui en produisent…

La politique étrangère de Trump est en harmonie parfaite avec l’establishment diplomatique et le complexe militaro-industriel – très éloignée des positions d’un candidat « antisystème »

En comparaison, Kamala Harris bénéficie du soutien des principaux syndicats ouvriers du pays, dont celui de l’automobile UAW. Ses premières mesures annoncées cherchent à renforcer le pouvoir d’achat et résoudre la crise du logement : interdiction et lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, en particulier dans l’alimentaire, pour réduire les prix, contrôle et plafonnement des prix des médicaments, allocations familiales et subvention pour aider la construction et l’achat d’un premier logement. Des mesures parcellaires, mais diamétralement opposées au programme de Trump, et avec une volonté affichée d’aider les familles américaines issues des classes ouvrières, populaires et moyennes.

Isolationnisme de façade, impérialisme sans fard

En décembre 2019, Donald Trump a pratiquement déclenché un conflit régional au Moyen-Orient en ordonnant l’assassinat par drone du chef des Gardiens de la révolution iranienne, le populaire général Qasem Solemani. L’Iran a répliqué par une attaque symbolique contre une base irakienne. C’est le journaliste vedette de Fox News Tucker Carlson qui aurait découragé Trump de répliquer. Suite à ces évènements, le Parlement irakien a voté le retrait des troupes américaines stationnées en Irak. Non seulement Trump a refusé, mais il a menacé l’Irak « de sanctions financières comme ils n’en ont jamais vu qui feraient passer les sanctions contre l’Iran pour du vent ».

Sur tous les dossiers géopolitiques, Trump a pris des positions interventionnistes et impérialistes, en net contraste avec ses fanfaronnades isolationnistes. Sanctions contre le Venezuela et soutien à la tentative de putsch de Juan Guaido. Proposition d’invasion ou de conflit direct avec le Venezuela. Soutien tacite à l’Arabie Saoudite dans son embargo contre le Qatar (Trump avait proposé une aide militaire… avant de réaliser que les États-Unis possèdent des bases à Doha). Ventes d’armes lourdes offensives à l’Ukraine, en rupture avec la ligne rouge établie par Obama pour ne pas provoquer la Russie. Multiples interventions pour faire échouer la mise en service du gazoduc Nord Stream 2. Violation du traité nucléaire avec l’Iran. Retrait unilatéral des États-Unis de deux traités anti-prolifération nucléaire avec la Russie. Rupture de l’accord d’apaisement des relations avec Cuba, suivie d’un redoublement des sanctions économiques. Refus de rapatrier les soldats américains déployés en Syrie pour « garder le pétrole ». Refus de retirer les troupes américaines d’Afghanistan. Engagement militaire au Yémen, en Syrie. Sans parler de la multiplication sans précédent du recours aux frappes de drones, auxquelles l’administration Biden a pratiquement mis fin.

Si Trump n’a pas engagé les États-Unis dans de nouvelles guerres, il n’en a terminé aucune, a préparé le terrain pour les suivantes – et a frôlé une catastrophe d’ampleur au Moyen-Orient. Quant à la Chine, sa politique de confrontation et de guerre commerciale, héritée d’Obama, mais exacerbée sous sa présidence, fait désormais consensus à Washington.

Une politique étrangère en harmonie parfaite avec l’establishment diplomatique et le complexe militaro-industriel – très éloignée des positions d’un candidat « antisystème ». Mais pouvait-on de toutes manières prendre au sérieux ce qualificatif, pour désigner le président qui avait dérégulé Wall Street et recruté ses ministres et conseillers économiques auprès de Goldman Sachs ?

* Le Wall Street Journal a prétendu conserver sa « neutralité » dans le processus électoral, tout en défendant une ligne conservatrice.

La conquête spatiale : ultime fantasme du capitalisme ?

L’avenir de l’humanité se trouverait à quelques millions de kilomètres, sur une planète inhabitable et aride. Le futur de l’industrie lourde et polluante se situerait dans l’espace. Ou bien encore, le tournant écologique passerait par un voyage touristique en orbite. Tels sont les fantasmes du secteur spatial, nourris par les grandes figures de « l’astrocapitalisme » (Elon Musk et autres magnats). Ils prospèrent au sein du New Space, ce slogan aux allures de nouvelle ère dans laquelle le secteur privé porterait désormais la conquête spatiale, en opposition aux agences publiques, accusées d’être politiques et bureaucratiques. Cette modalité de la « conquête spatiale », associant les rêves du marché à ceux de Prométhée, n’est ni anodine, ni le fruit du hasard : elle résulte d’une industrie et d’une idéologie spatiale cohérente dont Irénée Régnauld, chercheur associé à l’université de technologie de Compiègne, et Arnaud Saint-Martin, sociologue, retracent la construction dans Une histoire de la conquête spatiale, ouvrage dense et bienvenu paru en janvier 2024. Recension.

Aux origines militaires de l’exploration spatiale

Le programme militaire nazi serait-il le véritable acte de naissance des futures fusées ? C’est l’histoire que rappellent Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin. Dans l’entre-deux-guerres, en Allemagne, les expériences de la Société pour la navigation spatiale, créée en 1927 par des passionnés rêvant de visiter les astres, suscitent en effet l’intérêt de la Wehrmacht et de la Luftwaffe en quête d’armes nouvelles. Plusieurs sont recrutés par l’armée et contribuent au développement des programmes balistiques du Troisième Reich, d’abord dans l’usine de Peenemünde avant de rejoindre l’usine-camp de Dora, à proximité des camps de Dora-Mittelbau et de Buchenwald. Les missiles Aggregat profiteront d’une main d’œuvre esclavagisée, puis d’un intérêt soutenu des hauts dignitaires nazis lorsque les armées allemandes commenceront à reculer sur les fronts de la Seconde Guerre mondiale. 

Mais les « Wunderwaffen » [les « armes du miracle », selon le terme employé par la propagande nazie pour désigner des projets d’armes révolutionnaires censées sauver le régime, ndlr], dont font partie les Aggregat, ne parviendront pas à retourner la situation. Après la chute du régime, ces ingénieurs hautement convoités sont récupérés par les États-Unis, l’URSS ou encore la France. Ainsi, dans la patrie de l’Oncle Sam, Werhner Von Braun devient, par exemple, le maître d’œuvre de la conquête spatiale étatsunienne à partir de 1958, tandis que ses anciens collègues de Dora se retrouvent partout dans l’industrie spatiale nord-américaine.

Néanmoins, ces origines sont souvent balayées d’un revers de la main dans le récit hégémonique : les ingénieurs n’auraient eu d’autre choix que de travailler pour le Troisième Reich. Au pire, auraient-ils passé un terrible pacte faustien. En s’appuyant sur la recherche existante1, Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin rappellent que les accointances nazies de plusieurs ingénieurs sont avérées et sont même connues du renseignement étatsunien, tandis que les conditions d’exploitation des travailleurs à Peenemünde et Dora ne pouvaient être ignorées de leurs maîtres d’œuvre.

Ces origines nazies sont-elles pour autant consubstantielles à la conquête spatiale ? Et ces dernières la marquent-elles aujourd’hui encore, aussi bien dans l’organisation du secteur que sur le plan idéologique ? À l’instar de l’historien Johann Chapoutot, soulignant combien l’idéologie nazie n’est pas un hapax mais s’avère bien inscrite dans l’histoire occidentale, les deux auteurs rappellent les liens étroits entre les capitalismes étatsunien et allemand – ce qui explique l’aisance avec laquelle les ingénieurs allemands se coulent dans l’industrie nord-américaine après la guerre. Tous ont baigné dans l’esprit du fordisme : le productivisme et la rationalisation du travail dominaient des deux côtés de l’Atlantique, aussi bien à Détroit qu’à Peenemünde. Pis encore, ils importent les méthodes organisationnelles héritées de leur expérience nazie, au point que Arnaud Saint-Martin et Irénée Régnauld défendent un « devenir Peenemünde » de la NASA, reposant notamment sur la logique « d’arsenal ». 

« Doit-on dès lors parler d’un « devenir Peenemünde » de la NASA, ou faudrait-il plutôt inscrire Peenemünde, tout comme la NASA, dans la dynamique émergente des États technoscientifiques ? »

On peut toutefois s’interroger sur cette filiation : la Big Science, qui désigne le développement d’une science nécessitant des investissements très importants portés par les États, ne doit pas seulement aux programmes balistiques allemands. Le Projet Manhattan, programme militaire étatsunien qui accouche de la première bombe atomique en 1945, s’impose notamment comme l’un des plus grands projets technoscientifiques de cette période, sans nécessité de passer par la généalogie nazie. De même, les programmes militaires abondent durant cette période, sans mobiliser le travail des déportés en camps de concentration.

Doit-on dès lors parler d’un « devenir Peenemünde » de la NASA, ou faudrait-il plutôt inscrire Peenemünde, tout comme la NASA, dans la dynamique émergente des États technoscientifiques2 ? Cette proposition permettrait, en effet, d’inscrire la conquête spatiale dans des évolutions structurelles englobant le fonctionnement nazi, mais sans s’y limiter, car cette évolution concerne alors l’ensemble des États occidentaux. Le nazisme, de ce point de vue, ne constituerait pas l’essence de la conquête spatiale, mais bien plutôt une étape historique avérée, quoique contingente. 

Si l’espace a toujours suscité l’intérêt du secteur militaire, c’est d’ailleurs davantage à des fins d’espionnage. C’est notamment l’esprit de la politique d’Open Skies, proposée initialement par l’administration Eisenhower, et poursuivie à travers les satellites d’espionnage, illustrant comment peuvent être associés à la fois technologie militaire et maintien de la paix. La pratique de l’espionnage par satellite devait permettre une connaissance mutuelle des arsenaux balistiques afin d’interrompre la course aux armements et d’organiser une forme d’inspection internationale à même de rassurer les superpuissances. Le consensus tacite et silencieux qui se noue entre Moscou et Washington autour d’un espionnage mutuel permit ainsi d’apaiser, au moins ponctuellement, les tensions au cours des années 1960.

Astrocapitalisme et New Space : le nouvel « âge d’or » de l’espace ?

Une situation qui connait néanmoins de profondes mutations ces dernières années : l’arsenalisation de l’espace est en marche, dans les faits et dans les esprits, et ouvre une nouvelle course aux armements. Les armes hypersoniques sont emblématiques de cette évolution, tandis que les États ne reculent plus devant la « publicité ostentatoire » des programmes spatiaux militaires, illustrée par la création de nouvelles branches au sein des armées, selon le politiste Guilhem Penent3. Autre aspect souvent délaissé que mettent également en lumière Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin : l’installation conflictuelle des sites de lancement. À Kourou en Guyane pour le Centre national d’études spatiales (CNES) comme à Boca Chica en Floride avec SpaceX, ces installations sont imposées contre les populations locales selon des logiques qui rappellent les dynamiques coloniales.

En se concentrant sur SpaceX, Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin soulignent par ailleurs avec ironie qu’Elon Musk, souvent associé à l’idéologie libertarienne, survit uniquement grâce à l’argent public, et participe avec assiduité à une guerre légale contre ses concurrents portant sur les appels d’offre de l’État. L’objectif est de « s’imposer comme prestataire de services des agences fédérales de l’espace ».

Une interdépendance qui tranche avec le récit des défenseurs de l’astrocapitalisme et du New Space, pour qui le secteur spatial connaitrait, un nouvel âge d’or fondé sur la croissance d’acteurs économiques issus du privé, capables d’innovations technologiques de rupture à moindre coût. Or, sans l’argent des contrats publics, les acteurs privés s’effondreraient. Le développement des activités commerciales dans l’espace répond ainsi à une volonté politique des États et de leurs agences spatiales, devenues imprésarios du New Space

L’astrocapitalisme incarne, de ce point de vue, le « spatial fix » conceptualisé par le géographe David Harvey4 : « ce déplacement géographique du capital en vue d’assurer le maintien du taux de profit ». Un déplacement soutenu et orchestré par les États, qui commence néanmoins à inquiéter certains responsables scientifiques et politiques. Le secteur des télécommunications concentre les critiques : le développement de mégaconstellations de satellites en orbite basse, aux durées de vie limitées, pollue par exemple l’espace. Non seulement, les nuisances lumineuses ont suscité l’ire des observatoires astronomiques, mais la pollution atmosphérique des lancements commence à être mieux connue. Cela sans oublier les risques engendrés par la multiplication des débris et le danger d’une réaction en chaîne, répondant au nom de syndrome Kessler dans le vocabulaire spatial. 

« L’astrocapitalisme incarne ainsi le « spatial fix » conceptualisé par le géographe David Harvey : “ce déplacement géographique du capital en vue d’assurer le maintien du taux de profit”. »

On peut toutefois s’interroger sur la pertinence du terme d’« astrocapitalisme », dans la mesure où la spécificité du secteur n’est en rien évidente. Ce capitalisme d’État, dans lequel les autorités politiques délèguent au privé, construisent un droit favorable à son développement, tout en orientant les stratégies de ces grandes entreprises vivant sur fonds publics, s’avère en effet conforme à l’esprit paradoxal du néolibéralisme. Ne gagnerait-on pas à mettre en lumière cette continuité au lieu d’entretenir une rhétorique d’exceptionnalisation du spatial, qui est le produit du récit hégémonique ?

Loin de supposer un tel projet de la part des deux auteurs, il nous apparaît néanmoins indispensable de souligner le risque de récupération d’une telle conceptualisation5. Par-delà la charge critique inhérente au dévoilement des logiques capitalistes d’un système politico-économique si soucieux d’éviter toute caractérisation idéologique, « l’astrocapitalisme » pourrait assurément servir les imaginaires technoscientifiques et extractivistes de l’espace et offrir un nom séduisant aux récits de fiction présentant de tels futurs. Pensons par exemple à The Expanse, œuvre littéraire portée sur les écrans, dans laquelle la ceinture principale d’astéroïdes est exploitée, qui semble être l’incarnation enthousiasmante d’un New Space, réalisant ses plus vertigineuses ambitions, et figurer les « prouesses » de l’astrocapitalisme.

Contre la cosmologie capitaliste : une critique à portée limitée 

L’ouvrage d’Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin se clôture par un inventaire des récits alternatifs à cet assaut capitaliste sur l’espace. Une partie qui se veut « excentrique », en rappelant par exemple l’intérêt pour les OVNIS, qui a d’ailleurs précédé la conquête spatiale à proprement parler. D’autres chemins sont également ouverts par les contre-cultures et les discours critiques de « l’âge d’or » des années 1960 : mouvements féministes, luttes pour les droits civiques ou encore culture hippie qui ont pu s’opposer à la NASA.

Une place est faite également à la diversité des cosmologies qui interroge l’unicité du regard sur l’espace : toutes les populations ne voient pas dans les corps célestes des entités mortes, libres d’appropriation, d’occupation ou encore d’extraction. Les corps célestes peuvent revêtir un caractère sacré tandis que d’autres savoirs que ceux issus de l’Occident leur prêtent des propriétés vivantes.

La portée de ces critiques fondées sur la diversité des cosmologies mérite toutefois d’être questionnée. Qu’une grande diversité de visions existe – et ce d’ailleurs au sein même des sociétés occidentales – est un fait digne d’être rappelé, comme l’ont fait les deux auteurs en s’appuyant sur une riche recherche en la matière, afin de déconstruire l’idéologie hégémonique à l’œuvre dans le secteur spatial. Or, pourquoi cette critique n’est-elle pas également menée lorsqu’il s’agit de récits situés dans des sociétés non-occidentales ? Les cosmologies des Zunis, des Hopis, des Pawnees ou des Inuits relèveraient-elles de sociétés homogènes, consensuelles et anhistoriques, dont la cosmologie ne relèverait d’aucun rapport de force ni d’intérêts divergents ? En somme, ne risque-t-on pas de reproduire le mythe du « bon sauvage » en considérant qu’une société disposerait d’une cosmologie unanimiste, dont la vertu serait telle qu’elle devrait être érigée en contre-modèle ?

« En somme, ne risque-t-on pas de reproduire le mythe du « bon sauvage » en considérant qu’une société disposerait d’une cosmologie unanimiste, dont la vertu serait telle qu’elle devrait être érigée en contre-modèle ? »

Cette considération pour l’intégration des cosmologies non-occidentales à la critique scientifique, au sens des sciences sociales, n’est pas un appel à déconsidérer la portée de l’argument : les programmes spatiaux portent bien en eux une certaine cosmologie dont on peut interroger la légitimité, d’autant plus lorsque les actions que cette cosmologie légitime conduisent à la négation de l’égale dignité des autres cosmologies. Cependant, cette critique pourrait sembler faible sur le plan de l’effectivité : elle relèverait d’une critique éthique ayant peu de poids face aux enjeux stratégiques du secteur spatial. D’autant plus que cette faiblesse n’est pas rattrapée par les organisations et réseaux portant la critique de la conquête spatiale sur un plan politique, dont « l’influence sur les décisions demeure (…) de l’ordre du symbolique et des relations publiques », selon les deux auteurs.

C’est la raison pour laquelle l’absence d’une certaine alternative nous semble préjudiciable : celle portée par les États du Tiers-Monde dans les années 1970, qui ambitionnaient la création d’une agence internationale pour l’espace à travers l’Accord sur la Lune de 1979, et plus généralement les ambitions internationalistes portées par ces États au cours des années 1960 et 1970, qui n’ont pas échoué partout. En effet, le chapitre quatre évoque les fonds marins comme l’une des cibles du spatial fix : or, ces fonds marins bénéficient du statut de patrimoine commun de l’humanité, ce qui a permis d’empêcher leur exploitation jusqu’à aujourd’hui en interposant une barrière juridique et politique aux ambitions portées par de grandes entreprises. Si la situation n’est évidemment pas idyllique – mais une telle situation, dans un monde de rapports de force, peut-elle exister ? –, elle a le mérite d’encadrer et de politiser la question de l’exploitation des fonds marins.

Une telle ambition était portée par l’Accord sur la Lune qui prévoyait de conférer aux ressources spatiales le statut de patrimoine commun de l’humanité. Malgré le soutien initial du Département d’Etat étatsunien, ce projet a été torpillé par les milieux industriels et l’association L-5 de O’Neill. L’attribution du statut de patrimoine commun de l’humanité aux fonds marins dans les eaux internationales servit alors de mise en garde et de contre-argument pour ces milieux nourris à l’idéologie spatiale. Leur campagne de lobbying fut un succès : Washington se retira de l’accord, conduisant à son échec. 

Cette alternative nous semble mériter l’attention pour plusieurs raisons : elle bénéficie du précédent et de l’actualité des fonds marins, qui permet de soutenir sa faisabilité. Elle fut également portée par les États du Tiers-Monde dans les années 1970 et elle permet de rappeler les ambitions que ces États non-occidentaux prêtaient aux programmes spatiaux, tout en interrogeant le caractère purement occidental et colonial associé à la conquête spatiale. Enfin, elle se détache d’une critique essentiellement éthique, au profit d’un projet juridique et politique fondé sur de l’existant. Cela ne signifie en rien qu’il soit facile de l’obtenir politiquement : le statut des fonds marins comme l’Accord sur la Lune sont le fruit d’un contexte international radicalement différent, sur fond de Groupe des 776 et de Guerre froide. Qui plus est, les évolutions contemporaines du droit de l’espace consistent justement à faire table rase des faibles acquis encore présents dans le Traité de l’espace de 1967. D’où la nécessité d’œuvrer à reconstruire un rapport de force, en associant les héritages tiers-mondistes aux arguments contemporains.

La communauté scientifique a d’ailleurs elle-aussi un rôle à jouer dans ce revirement : l’expansion de l’œkoumène – l’ensemble des terres anthropisées –, portée par de nouvelles formes de colonialismes, exaspère les scientifiques attachés à l’approfondissement des connaissances spatiales, qui remettent en cause l’intérêt de la présence humaine en orbite7. La robotique serait moins chère et plus fiable sans cette dernière ; deux arguments majeurs dans un secteur peinant à attirer l’argent public, lorsqu’il s’agit de financer l’expansion du savoir, plutôt que celle du profit. À cela s’ajoutent les revendications de la communauté astronomique, qui mène un combat depuis plusieurs années contre les mégaconstellations de satellites. 

C’est à ce titre que l’ouvrage d’Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin peut également être utile. En constituant un riche condensé des dernières recherches en sciences humaines et sociales, il démontre la politisation inhérente à l’idéologie spatiale dominante et s’attache à la déconstruire avec soin dans ses dimensions historiques, culturelles, militaires, économiques et politiques8. Aux derniers fantasmes d’Elon Musk soutenus par la NASA, qui perpétuent un projet colonialiste et extractiviste en assurant que le salut de l’humanité se trouve sur Mars, il importe donc d’opposer un contre-projet qui permette, non pas de « fuir » le cataclysme terrestre, mais de l’éviter.

1. Voir Michael Neufeld, Von Braun: Dreamer of Space, Engineer of War, New York, Vintage Books, 2007.

2. Voir par exemple : Dominique Pestre (éd.), Le gouvernement des technosciences. Gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945, Paris, La Découverte, 2014.

3. Guilhem Penent, « La fin de la militarisation limitée de l’espace ? La France dans le contexte du retour des armes spatiales », Les Champs de Mars, vol. 30, n° 1, 2018.

4. David Harvey, Les Limites du capital, Paris, Editions Amsterdam, 2020.

5. Le secteur spatial a d’ailleurs suscité de nombreuses propositions conceptuelles : il en est ainsi de « l’astrofuturisme » de De Witt Douglas Kilgore (chercheur en études américaines), de « l’astropolitique » de Everett C. Dolman (professeur en stratégie militaire) ou encore de « l’astrosociologie » de Jim Pass (sociologue). 

6. Coalition réunissant 77 pays en développement, créée en 1964 afin de défendre des politiques de développement à l’échelle internationale, avec une certaine influence à l’ONU dans les années 1970.

7. Voir par exemple Donald Goldsmith, Martin Rees, The End of Astronauts: Why Robots Are the Future of Exploration, Cambridge (Mass.), Belknap Press, 2022.

8. Voir notamment le chapitre deux, consacré à la fabrique de l’astroculture dominante.

« La concurrence, c’est pour les losers » : Peter Thiel, le libertarien qui défend les monopoles

Peter Thiel © Gage Skidmore

Il n’est pas aussi riche que Jeff Bezos, ni aussi populaire qu’Elon Musk, et c’est encore moins une icône comme Bill Gates, mais il est le plus intéressant des magnats de la Silicon Valley tant il incarne la nouvelle idéologie des maîtres de la tech. Celui qui veut émanciper les capitalistes de « l’exploitation qu’ils subissent de la part des travailleurs », est un libertarien et un monarchiste auto-proclamé. Ce pourfendeur de l’État tire la plus grande partie de sa fortune de Palantir, dont la capitalisation boursière a explosé grâce… à des investissements de la CIA. Cet homme, c’est Peter Thiel. Article du journaliste Marco d’Eramo publié par la New Left Review, traduit par Albane le Cabec.

Allemand de naissance, américain et sud-africain par son parcours, il pèse, selon le magazine Forbes, 4,2 milliards de dollars. Et contrairement à ses pairs, il a une licence de philosophie et un doctorat en droit dont il use à outrance pour jouir d’une posture d’intellectuel. Dans sa publication la plus ambitieuse, The Straussian Moment, parue en 2004, il esquisse une sorte de Geistes Weltgeschichte à la lumière du 11 septembre et fait étalage de sa culture en citant de nombreux auteurs – Oswald Spengler, Carl Schmitt, Leo Strauss, Pierre Manent, Roberto Calasso… ou encore Machiavel, Montaigne, Hobbes, Locke, Hegel, Nietzsche et Kojève.

« L’idéal moteur de PayPal était de créer une nouvelle monnaie mondiale, libre de tout contrôle gouvernemental, qui signerait la fin de la souveraineté monétaire. »

Depuis ses années universitaires, Thiel, qui est un grand admirateur de Reagan, s’est amusé à soutenir des positions toujours plus conservatrices. Selon son biographe Max Chafkin, Thiel estime que « la gauche traditionnelle a accepté les communistes tandis que les conservateurs ont refusé de s’associer avec des membres de l’extrême droite… Thiel souhaitait que les conservateurs s’inspirent davantage de la gauche. »

S’inscrivant à Stanford, la plus réactionnaire des universités d’élite, Thiel a consacré la plupart de son temps à dénoncer ce qu’il considérait comme le progressisme endémique de l’institution. Il co-fonde alors la Stanford Review avec la bénédiction du gourou conservateur Irving Kristol et le soutien financier de la Fondation Olin, une entité-clé dans le financement et l’organisation de la contre-offensive néolibérale aux Etats-Unis.

Il milite également contre le multiculturalisme, le « politiquement correct » et l’homosexualité. Sans surprise, le comité de rédaction de son journal était composé exclusivement d’hommes (à ce jour, une seule femme a été rédactrice-en-chef ; elle a ensuite travaillé pour la secrétaire à l’éducation de Donald Trump : il s’agit de la milliardaire ultraconservatrice Betsy DeVos).

Des thèses réactionnaires à PayPal

Concernant les droits des LGBT, la revue affirmait que « le vrai fléau était l’homophobie-phobie, c’est-à-dire la peur d’être qualifié d’homophobe… Le préjugé anti-gay devrait par ailleurs être rebaptisé “miso-sodomie” – la haine du sexe anal – afin d’insister sur le caractère “déviant” de cette orientation sexuelle ». Selon The Economist, un article de la revue a même défendu un étudiant en droit, Keith Rabois, qui a décidé de tester les limites de la liberté d’expression sur le campus en se tenant devant la résidence d’un enseignant et en criant « Pédé ! Pédé ! J’espère que tu mourras du SIDA ! ».

Celui-ci allait d’ailleurs devenir l’un des partenaires de business les plus proches de Thiel… Le milliardaire co-écrit ensuite The Diversity Myth: Multiculturalism and the Politics of Intolerance at Stanford (1995), publié par un think-tank d’extrême droite, l’Independent Institute, et financé une nouvelle fois par la Fondation Olin. En redoutable joueur d’échecs, Thiel a déjà compris que pour mener efficacement la bataille des idées, il fallait un financement adéquat. Il s’est plaint que « seul un diplômé de Stanford sur quatre soit millionnaire » – preuve ultime, à ses yeux, de l’inutilité du programme universitaire traditionnel…

Après une brève carrière d’avocat et de négociant en produits dérivés au Credit Suisse, Thiel retourne en Californie en 1998 et créé son propre fonds d’investissement, Thiel Capital Management, avec 1 million de dollars levés grâce aux « amis et à la famille ». Tous les biographies du milliardaire passent avec une étonnante pudeur sur cet épisode pour cacher ce que chacun sait : le premier million est toujours le plus dur. Le tournant se produit en 1999, lorsque Thiel fonde PayPal avec un groupe d’amis, parmi lesquels Max Levchin, un cryptographe d’origine ukrainienne qui a imaginé l’algorithme de base du système de paiement en ligne.

Cette entreprise revendiquait une motivation idéologique : « l’idéal moteur de PayPal était de créer une nouvelle monnaie mondiale, libre de tout contrôle gouvernemental, qui signerait la fin de la souveraineté monétaire ». Sur une photo qui est ensuite devenue célèbre, on peut voir une bande de jeunes audacieux habillés en gangsters italo-américains de l’époque de la prohibition. Six d’entre eux sont devenus milliardaires ; trois ont eu un passé dans l’Afrique du Sud de l’apartheid – Thiel, Musk et Roelof Botha, directeur financier de PayPal, plus tard associé du fonds d’investissement Sequoia. Mais Thiel et Musk allaient développer une relation difficile – le premier allait démettre le second de ses fonctions de PDG de PayPal alors qu’il était en pleine lune de miel…

Thiel a gagné 55 millions de dollars avec PayPal en 2002, le propulsant dans le monde du capital-risque. La liste des entreprises dans lesquelles il a investi est longue : Airbnb, Asana, LinkedIn, Lyft, Spotify, Twilio, Yelp et Zynga. Il fait sa renommée en tant que capitaliste clairvoyant en 2004 lorsqu’il donne 500 000 $ à Mark Zuckerberg en échange de 10,2 % des actions de Facebook. Cet investissement lui a rapporté plus d’un milliard de dollars. Mais s’il avait participé à la recapitalisation de Facebook, il possèderait désormais 60 milliards de dollars.

À la croisée du libertarianisme et de l’apologie des monopoles

Enchaînant les erreurs, il refuse également d’investir dans Tesla et YouTube en 2004 (tous deux fondés par d’anciens membres de la mafia PayPal). Et lorsque Musk sollicite des fonds pour développer les voitures électriques de Tesla quelques années plus tard, Thiel laisse de nouveau passer l’opportunité – un choix coûteux, étant donné que la capitalisation a dépassé 2 milliards de dollars en 2010 et a culminé à 1 061 milliards de dollars en 2021, soit une croissance de 50 000 %. Musk attribuait le refus de Thiel à des raisons idéologiques, ce dernier « n’adhèrerait pas au truc du changement climatique ».

Ce défenseur libertarien de la monarchie absolue n’hésite pas non plus à gagner de l’argent grâce à la surveillance de masse. En 2003, il fonde Palantir, une société spécialisée dans l’analyse de données, et reçoit immédiatement un financement du fonds d’investissement de la CIA In-Q-Tel

Mais alors, où Thiel investit-il ? Entre 2004 et 2014, il a activement exposé sa vision du monde lors de conférences. D’abord dans des articles pour le Wall Street Journal ; puis en publiant The Straussian Moment et des essais comme « The Education of a Libertarian » (2009) pour le Cato Institute, un groupe de réflexion financé par les frères Koch, « The End of the Future » pour la National Review ainsi que Zero to One: Notes on Startups, or How to Build the Future (2014).

Da manière tout à fait attendue, Thiel se présente souvent lui-même et ses alliés comme des victimes. Les riches sont harcelés par les pauvres. Et comme tout réactionnaire, il dénonce la décadence : le monde connaîtrait un déclin culturel, « allant de l’effondrement de l’art et de la littérature après 1945 au doux totalitarisme du politiquement correct dans les médias et le monde universitaire, en passant par les mondes sordides de la télé-réalité et du divertissement populaire ».

La cause ? La démocratie, et plus particulièrement son extension aux femmes et aux pauvres (notons l’association entre les deux). Il écrit : « Les années 1920 ont été la dernière décennie de l’histoire américaine au cours de laquelle on pouvait être véritablement optimiste à propos de la politique. Depuis 1920, la forte augmentation des bénéficiaires de l’aide sociale et l’extension du droit de vote aux femmes – deux électorats notoirement défavorables aux libertariens – ont transformé la notion de “démocratie capitaliste” en une oxymore. »

Selon lui, l’élargissement de l’électorat aurait entravé les progrès technologiques et scientifiques qui par le passé permettaient de généraliser une certaine qualité de vie, même à ceux qui ne la méritaient pas. Depuis les années 1970 – à l’exception de l’industrie technologique – les progrès stagnent. Aucune grande innovation n’aurait d’ailleurs été enregistrée dans les transports, l’énergie ou même la médecine. Thiel conclut que le progrès est « rare » dans l’histoire humaine. Il propose néanmoins une solution, celle de revenir à un régime monarchique ; selon lui toujours, les grandes inventions de l’histoire auraient été produites par des entreprises fonctionnant comme des monarchies absolues ou des monopoles.

Thiel s’est principalement consacré à vanter les vertus communes de la monarchie et du monopole en ces termes : « Les entrepreneurs en situation de monopole peuvent se permettre de penser à autre chose qu’à gagner de l’argent ; les non-monopolistes ne le peuvent pas. Dans une concurrence parfaite, une entreprise est tellement concentrée sur les marges à court-terme qu’elle n’a pas de vision d’avenir. La seule chose qui peut permettre à une entreprise de transcender la lutte quotidienne brutale pour sa survie, ce sont les profits monopolistiques ». Dans une intervention pour le Wall Street Journal qui caractérise bien sa pensée, il soutient que « la concurrence, c’est pour les losers », car elle produit des copies ou des améliorations de ce qui existe déjà, mais jamais de véritable nouveauté » – un fait qui l’amène à affirmer qu’« en fait, le capitalisme et la concurrence sont antithétiques ».

Vitupérer contre l’État, faire fortune grâce à la CIA

Il semble presque vain de noter les incohérences logiques de ces arguments. Thiel soutient que le progrès est rare dans l’histoire humaine bien que les monarchies absolues aient été la norme. De même, les monopoles ne viennent pas de nulle part mais surviennent précisément lorsqu’une entreprise bat ses concurrents. On pourrait en fait dire que, dans un marché non régulé, le monopole est un résultat inévitable de la concurrence puisque la concurrence implique des gagnants et des perdants, et à mesure que le gagnant remporte de plus en plus de succès, il devient plus facile pour lui de dominer. C’est pourquoi, dans les débuts du capitalisme de chaque pays, on voit émerger des monopoles. C’est pour éviter leur formation que les États ont toujours mis en place des lois anti-trust car les monopoles cessent d’innover et tendent à se suffire de la rente générée dès qu’ils s’établissent.

Si néanmoins on accordait un semblant de crédit à cette bouillie théorique, on verrait à l’oeuvre une contradiction encore plus fondamentale – entre l’apologie du libertarianisme et d’une forme de monarchie. La liberté pour un très petit nombre, l’esclavage pour la grande majorité ? Beaucoup ont disserté de l’influence de Nietzsche sur Thiel, mais c’est peut-être à Max Stirner qu’il faut en revenir – référence prisée d’une partie des élites de la Silicon Valley. Ce n’est pas pour rien que « l’Unique » ou « l’Ego » de Stirner est défini par « sa propriété », et cet Unique peut utiliser n’importe quel moyen pour maximiser son pouvoir. Pour le philosophe, la libre concurrence est une limitation de la liberté, étant donné qu’elle ne peut être assurée que par un État qui restreint la liberté des individus.

Mais pourquoi dénoncer la tyrannie de l’État et défendre ensuite la monarchie absolue ? Pour résoudre cette contradiction, il faut comprendre Stirner et sa notion d’« instrumentalité absolue de chaque position ». L’Unique peut tout utiliser si cela lui est utile. Si l’on voulait absolument justifier les incohérences et contradictions de Thiel, il faudrait puiser à la source de l’individualisme extrême et nihiliste d’un Stirner.

La manifestation la plus frappante de cette contradiction permanente réside dans l’obsession de Thiel pour le dénigrement de Stanford et de l’enseignement supérieur en général (finançant même, en grande pompe, une fondation pour les étudiants qui ont abandonné l’université pour fonder leur propre startup – avec des résultats extrêmement limités) alors qu’il a ensuite payé pour enseigner dans cette même université. Cette position d’enseignant lui a même permis de publier un livre qui a tiré son succès de sa publication par la marque de Stanford bien que le nombre réel d’exemplaires vendus reste incertain (un million, un million et demi, voire trois millions selon diverses allégations, mais le nombre réel pourrait être bien inférieur).

Cette impulsion séparatiste motive son investissement dans Space X avec Elon Musk : Thiel est beaucoup plus emballé par l’idée de s’isoler dans l’espace que par « le truc du changement climatique ».

Ce défenseur libertarien de la monarchie absolue n’hésite pas non plus à gagner de l’argent grâce à la surveillance de masse. En 2003, il fonde Palantir, une société spécialisée dans l’analyse de données, et reçoit immédiatement un financement du fonds d’investissement de la CIA In-Q-Tel. Contradiction ? Dans The Straussian Moment, alors qu’il fondait Palantir, Thiel écrivait : « Au lieu des Nations Unies, remplies de débats parlementaires interminables et peu concluants qui ressemblent à des contes shakespeariens racontés par des idiots, nous devrions considérer Echelon, la coordination secrète des services de renseignement mondiaux, comme la voie décisive vers une Pax Americana véritablement mondiale », Echelon étant le mécanisme de surveillance planétaire le plus intrusif jamais conçu dans l’histoire de l’humanité.

Les Lumières sombres

Palantir n’a décollé qu’en 2011 grâce à une rumeur selon laquelle l’entreprise avait « aidé à tuer Oussama ». Dès lors, les contrats se multiplient et la police allemande recherche même ses services qui comprennent non seulement des logiciels mais aussi la main-d’œuvre pour les utiliser. Paradoxe de la rentabilité capitaliste, Palantir est évalué à 17,6 milliards de dollars – sans jamais générer de profits – et constitue aujourd’hui la part la plus importante de la fortune de Thiel. D’un côté, le milliardaire gagne son argent en aidant l’État à espionner les gens ; de l’autre, il promeut le Bitcoin et les crypto-monnaies comme instruments d’émancipation de la tyrannie des États. Ce n’est pas qu’une question d’incohérence ou de contradiction, c’est du cynisme pur et simple. Même son image d’idéologue « à contre-courant » est cynique, le but étant de se présenter comme une minorité opprimée, un outsider, un anticonformiste – un anticonformiste qui veut devenir riche et puissant. Même la défense du monopole s’inscrit parfaitement dans l’air du temps : pensez à la réhabilitation du monopole par les néolibéraux, véritable « révolution du droit des sociétés » menée par Henry Manne.

Certes, cette absence totale de scrupules rappelle l’attitude de l’Übermensch nietzschéen pour qui tout est permis. En particulier, la jérémiade de Thiel contre le politiquement correct fait écho à la lamentation de Nietzsche dans De la généalogie de la morale à propos de la révolte de la morale des esclaves : « plus l’homme supérieur est liquidé, plus la moralité de l’homme ordinaire sort victorieuse ». Son désir est de mener une sécession permanente de la plèbe et du patriciat comme cela s’est produit dans la Rome antique. C’est ainsi qu’il faut interpréter son acquisition d’un domaine de presque 200 hectares en Nouvelle-Zélande et le financement de Seasteading, un projet de communauté autosuffisante en marge des eaux internationales qui, après s’être heurté au principe de réalité, est devenu un projet à 25000 kilomètres de la côte avant d’être totalement abandonné. Cette impulsion séparatiste motive son investissement dans Space X avec Elon Musk : Thiel est beaucoup plus emballé par l’idée de s’isoler dans l’espace que par « le truc du changement climatique ».

Où mène cette quête assoiffée de pouvoir ? Da façon caricaturale, Thiel rappelle ces personnages de fiction immensément riche dont la peur de la mort est la motivation centrale. Dans Le Septième Sceau de Bergman, sorti en 1957, un chevalier joue sa dernière partie d’échecs contre la mort. Ce joueur d’échecs accompli pense que la mort n’est « rien d’autre qu’un bug dans l’ensemble des fonctionnalités de l’humanité, et qu’il peut s’en sortir ». C’est pourquoi il jette des sacs d’argent dans des entreprises telles qu’Halcyon Molecular, Emerald Therapeutics, Unity Biotechnology et Methuselah Foundation, finançant des start-up qui promettent d’allonger la vie au-delà de 120 ans ou le remède définitif contre la maladie d’Alzheimer. Et si tout cela ne fonctionne pas, il est prêt à geler son cerveau et à attendre sa réincarnation une fois que la technologie le rendra possible. Comme lui, Thiel n’est pas le seul milliardaire à espérer déjouer la mort ; Jeff Bezos et Larry Page financent tous deux la Alcor Life Extension Foundation « qui a gelé les corps et les cerveaux depuis 1970 ».

Le mépris que Thiel nourrit envers le reste de l’humanité semble presque équivalent à celui qu’il entretient pour le genre féminin. L’infini à la portée des capitalistes de la tech, l’enfer comme le seul avenir pour le troupeau. Le nom qui a été inventé pour cette nouvelle manifestation du capitalisme mondial semble plus approprié que jamais : les lumières sombres (dark enlightenment).

Elon Musk : génie visionnaire ou charlatan ?

Elon Musk en 2018. © Daniel Oberhaus

Depuis qu’il a racheté Twitter, on ne parle que de lui. L’influence qu’il exerce sur le contenu du site illustre les dangers inhérents à la concentration d’un tel pouvoir dans les mains d’un seul individu. Mais au-delà des questions politiques, sa gestion brutale et hasardeuse de l’entreprise remet en cause l’idée selon laquelle l’homme le plus riche du monde serait un génie visionnaire et un entrepreneur hors pair. À travers sa chute en disgrâce, c’est tout le modèle du capitalisme entrepreneurial et de l’approche techno-solutionniste qui est remis en question. 

Pour ses millions d’admirateurs, Elon Musk est un génie visionnaire embarqué dans une mission quasi messianique. Que ce soit en protégeant la liberté d’expression avec son rachat du réseau social Twitter, en combattant la crise climatique avec les voitures Tesla, en augmentant les capacités cognitives de l’être humain avec les implants crâniens Neuralink, en révolutionnant les transports avec la voiture sans conducteur et l’Hyperloop, ou en colonisant Mars avec les fusées réutilisables SpaceX. L’homme le plus riche du monde est devenu une sorte de gourou de la tech, le digne héritier de Steve Jobs au Panthéon de la Silicon Valley. 

Ses détracteurs pointent du doigt son comportement erratique, critiquent ses méthodes managériales brutales, sa propension à violer le droit du travail, son inclination à attaquer les journalistes, intimider ses critiques, manipuler le cours des marchés et violer les régulations environnementales. On lui reproche une vision dystopique du futur, lui qui envisage d’encourager les premiers colons en partance vers Mars à s’endetter auprès de SpaceX pour payer un aller simple, avant de rembourser cette dette en travaillant gratuitement pour la compagnie. 

Les dégâts collatéraux provoqués par ses grands projets sont fréquemment pointés du doigt. Les fusées SpaceX ont ravagé des hectares de réserve naturelle. La fonction « sans pilote » des Tesla a causé de multiples accidents graves. L’Hyperloop a bloqué la construction de lignes de train grande vitesse, avant que Musk se désengage de ce projet irréaliste. La constellation de satellites Starlink génère une pollution lumineuse qui inquiète les astronomes, alors que les limites physiques de cette technologie rendent l’ambition initiale – de l’internet haut débit pour tous et partout – strictement impossible. Tout cela pour des objectifs toujours plus incertains. La date de la première mission pour Mars ne cesse d’être reculée, les capacités techniques du vaisseau construit pour compléter la mission d’exploration seraient insuffisantes et la colonisation de la planète rouge physiquement impossible en l’état actuel de nos connaissances. Loin du million de robot-taxis autonomes remplaçant Uber dès 2022, la fonctionnalité auto pilote des Tesla « exige une surveillance active de la part du conducteur et ne rends pas le véhicule autonome », selon la description fournie par le constructeur.

Pour autant, détracteurs comme admirateurs reconnaissent généralement les prouesses technologiques et entrepreneuriales d’Elon Musk. Le milliardaire a créé la première entreprise privée capable d’envoyer des astronautes dans l’espace. Les Tesla alignent des performances records. PayPal est au paiement en ligne ce que Amazon est à l’e-commerce. Et Starlink (constellation de satellites pour accéder à internet, ndlr) a joué un rôle important dans les succès militaires de l’armée ukrainienne.

Autant d’exploits qui semblaient justifier l’image de génie philanthrope dont jouissait Elon Musk. Si sa reprise chaotique de Twitter commence à ébranler cette perception, l’examen de sa carrière suffit à briser le mythe. 

Le mythe du self-made man

Né an Afrique du Sud d’un ingénieur fortuné et d’une mannequin diététicienne, Elon Musk émigre au Canada à l’âge de 17 ans pour échapper au service militaire. Il bénéficie de l’hospitalité d’un cousin avant de rejoindre les États-Unis, où il obtient un poste de doctorant à Stanford. Il renonce pourtant à la recherche scientifique pour lancer, en 1995, sa première start-up avec son frère Kendal. Financé par son père (via un prêt de 28 000 dollars, soit environ 56 000 euros en 2022), Zip2 propose une forme d’annuaire web à l’usage de la presse. Selon la légende, Musk dormait dans son bureau et se douchait à l’auberge de jeunesse du quartier, travaillant nuit et jour d’arrache-pied sur le code du site web. Il revend cette société en 1999 et empoche 22 millions de dollars, qu’il réinvestit dans une nouvelle start-up visant à établir un service de paiement en ligne. Le hasard faisant bien les choses, son immeuble abrite également l’entreprise fondée par Peter Thiel, qui travaille sur le même projet (comme des centaines d’entrepreneurs de la Silicon Valley à l’époque). Musk et Thiel décident de fusionner leurs sociétés pour fonder PayPal, avec l’aide d’autres investisseurs.

PayPal devance ses concurrents en prenant deux décisions controversées : utiliser les fonds récoltés auprès d’investisseurs pour s’acheter une masse critique de clients en offrant 20 dollars à toute ouverture de compte et s’affranchir de certaines règles financières régulant les activités bancaires, à l’initiative de Thiel, adepte du mantra « mieux vaut demander pardon que la permission ». C’est donc en contournant la loi que PayPal s’impose comme la solution du paiement en ligne, avant d’être racheté par eBay pour 1,5 milliard en 2001. Musk empoche plus de 175 millions de dollars, qui vont lui permettre de lancer SpaceX. 

Ses liens avec Mark Griffin, devenu président de la NASA, lui permettent d’obtenir un financement de près de 400 millions de dollars dès 2006, alors que SpaceX n’avait pas terminé la mise au point de son premier lanceur.

Cette formidable aventure humaine est d’abord un échec. Musk brûle l’essentiel de sa fortune dans trois premiers lancements qui explosent en plein vol. Ses liens avec Mark Griffin, devenu président de la NASA, lui permettent cependant d’obtenir un financement de près de 400 millions de dollars dès 2006, alors que SpaceX n’avait pas terminé la mise au point de son premier lanceur. Le « pari un peu fou » de Mark Griffin – ce sont ses propres mots – finit par payer. Après avoir détruit deux chargements financés par la NASA, SpaceX met en orbite une charge morte lors d’un quatrième essai concluant. Griffin octroie un contrat de 1,6 milliard de dollars à SpaceX pour 12 vols cargo vers l’ISS. Une aubaine pour Elon Musk, alors à court d’argent. En plus d’obtenir des commandes pour plusieurs années, SpaceX va bénéficier du savoir-faire de la NASA en collaborant étroitement avec ses ingénieurs.

Cette image d’entrepreneur lancé à la conquête de l’espace l’aide à lever des fonds pour deux autres entreprises dont il est un des principaux investisseurs, Solar City et Tesla Motors. Créé en 2003 par Martin Eberhard et Marc Tarpenning, Tesla fait partie des nombreuses start-up californiennes travaillant sur la voiture électrique.

Au lieu de prendre le problème par le bout « grand public », comme le fera Renault-Nissan avec la Zoé puis la Leaf, Tesla s’attaque au très haut de gamme avec le développement du Roadster, un coupé sportif produit en tout petit volume. Le but, décrit dans le « secret master plan » d’Elon Musk, est de prouver l’attractivité de la voiture électrique afin de financer, par les profits dégagés sur le roadster, une berline haut de gamme puis un modèle grand public. D’abord concurrencer Porsche et Ferrari, puis BMW et Mercedes, pour enfin s’attaquer à Ford et Toyota. 

Quinze ans plus tard, Tesla a vendu plus de deux millions de voitures et propose un modèle « moyenne gamme ». Le succès apparent du « Master plan » est souvent érigé comme preuve du génie de Musk, aux côtés des fusées réutilisables SpaceX. Ces prouesses lui ont permis de vendre ses autres projets aux investisseurs et médias, construisant le mythe du génie visionnaire. Ainsi, l’entreprise de tunneliers « The Boring Company” (un jeu de mots sur le terme « boring » qui signifie à la fois « ennuyeux” et l’action de creuser un tunnel, ndlr) a été tout aussi prise au sérieux que le projet d’Hyperloop, la compagnie aux ambitions transhumanistes Neuralink ou le « Master plan, partie deux » de Tesla, publié en 2016.

Dans ce document, le milliardaire détaille les nouvelles ambitions du constructeur automobile, centrées autour de la mise au point d’une voiture 100% autonome, que l’acheteur pourra sous-louer comme robot-taxi lorsqu’il n’est pas au volant. Cette proposition conçue en réponse à l’émergence d’Uber est totalement dénuée de sens : un propriétaire d’une voiture de luxe équipée de batteries à durée de vie limitée n’aurait aucun intérêt à la sous-louer. Si cet usage permet de financer l’achat du véhicule, Tesla opérera cette flotte de robot-taxis elle-même, sans passer par un tiers. Malgré cette contradiction flagrante, le projet est pris au sérieux par les analystes financiers. L’ambition affichée par le Master plan 2.0, l’arrivée du modèle 3 et les performances initiales de la fonction « autopilote » cimentent une hausse soutenue du cours de bourse lié aux anticipations de profits futurs. En tant que principal actionnaire, Elon Musk voit sa fortune personnelle suivre la même croissance exponentielle. 

Cette success story doit beaucoup aux ingénieurs de Tesla, au soutien financer de ses principaux concurrents et aux subventions massives de la puissance publique. Surtout, elle repose sur ce qui s’apparente à une gigantesque fraude.

Tesla : le secret du « master plan »

Juillet 2006. Tesla Motors présente le prototype de son Roadster en grande pompe. Le public est conquis par les performances du bolide, discrètement refroidi derrière un rideau entre deux tours de pistes. La star du show n’est pas Elon Musk, mais le PDG et cofondateur de l’entreprise Martin Eberhard. Furieux, le propriétaire de SpaceX évoque un épisode « incroyablement humiliant et insultant » et se venge en publiant son fameux « master plan » sur le blog de l’entreprise. Le texte reprend le business plan des deux fondateurs, tout en attribuant le mérite à Elon Musk. Ce dernier va ensuite manœuvrer pour écarter Eberhard et Tarpenning de la direction de Tesla.

Du reste, le « master plan » n’avait pas grand-chose d’original. L’industrie automobile est un secteur extrêmement concurrentiel où la clé de la réussite réside dans la capacité de produire des très gros volumes en optimisant les marges et minimisant les défauts de fabrication. Entrer sur le marché grand public requiert des investissements colossaux pour acquérir un outil de production susceptible de générer des économies d’échelles, mais également l’expérience nécessaire pour maîtriser les problématiques de qualité. À l’inverse, le marché du très haut de gamme est plus permissif : les clients font passer la performance et le statut offert par les voitures de sport devant le rapport qualité-prix. Autrement dit, débuter par le très haut de gamme paraissait logique. 

Eberhard et Tarpenning projetaient de faire construire le premier modèle par le constructeur Lotus, avant de le convertir en voiture électrique en y installant leur technologie (groupe motopropulseur et batteries) achetée au fabricant de prototypes électriques AC propulsion. Combiner l’image écologique d’une Prius avec les performances d’une Porsche devait séduire les cadres supérieurs de la Silicon Valley et le tout Hollywood. Mais les cofondateurs avaient sous-estimé le défi technique et la capacité de Musk à causer des difficultés supplémentaires en exigeant différentes modifications cosmétiques. Résultat, les premiers Roadsters sont livrés en retard, à un coût plus élevé que prévu, et avec d’innombrables défauts. La première version n’a pas de boite de vitesse fonctionnelle et fait l’objet d’un rappel quasi immédiat. Les innombrables pannes génèrent des surcoûts désastreux pour l’entreprise. Sous l’impulsion de Musk, Tesla a négligé les démarches de qualité qui font la force de l’industrie automobile, pour privilégier l’innovation et l’approche « start-up » propre au secteur numérique.

En 2009, l’entreprise est au bord de la faillite. Musk sauve Tesla grâce à une succession de décisions et manœuvres particulièrement controversées. D’abord, en augmentant le prix du Roadster tout en utilisant les dépôts clients des précommandes pour financer les frais de fonctionnement de l’entreprise. Cette pratique « susceptible de conduire Elon en prison » selon son propre frère, provoque la démission du directeur marketing. Musk licencie également un quart du personnel et optimise les subventions de l’État californien lié aux crédits carbone pour dégager un premier profit éphémère (sur un mois), condition nécessaire à l’obtention d’un gigantesque prêt étatique. Le dossier contient de nombreuses irrégularités, mais Musk affirme aux investisseurs privés qu’il a obtenu le prêt fédéral avant qu’il soit approuvé, ce qui lui permet de lever des fonds supplémentaires. Ce premier afflux de capitaux est suivi d’investissements majeurs de la part de plusieurs concurrents (Chrysler, puis Ford et Toyota) ainsi que l’assistance technique et logistique des ingénieurs de Toyota pour mettre en route la production du modèle S. En d’autres termes, c’est l’État et les grands constructeurs automobiles, soit les deux principales cibles des critiques de Musk, qui ont sauvé Tesla et permis le lancement du modèle S.

C’est l’État et les grands constructeurs automobiles, soit les deux principales cibles des critiques de Musk, qui ont sauvé Tesla et permis le lancement du modèle S. 

Du point de vue technique, ce second modèle est une indéniable réussite. Le magazine Consumer Reports évoque ainsi « les meilleures performances que nous ayons jamais testées ». Musk répète cependant les erreurs commises sur le Roadster. Ses multiples exigences (écran de contrôle tactile géant, poignées de porte rétractables…) provoquent l’explosion des coûts de production et des délais de livraison. Les problèmes de qualités continuent de générer des surcoûts désastreux, en plus de limiter les ventes. Comme le reconnaîtra Musk, « le bouche-à-oreille était atroce ». Une fois de plus, l’entreprise survit grâce aux flux de capitaux que Musk parvient à lever en procédant à une introduction en bourse boostée par la présentation du modèle S, plus trompeuse encore que celle du Roadster. 

Le modèle suivant ne sera pas la très attendue berline grand public promise à un prix comparable à une Toyota, mais un SUV. Stratégiquement, le choix parait logique : ce type de véhicule très demandé permet de dégager des marges plus confortables. Du reste, il s’agit du B.A.-BA de la stratégie industrielle des constructeurs automobiles : proposer une gamme de véhicules suffisamment similaires pour partager un grand nombre de pièces et lignes de production, tout en étant suffisamment distincts pour élargir la clientèle. Musk va échouer spectaculairement à cette tâche, comme il le reconnaîtra lui-même en 2016 :

« Le modèle X a été difficile. Je dois reconnaître ma responsabilité personnelle pour avoir fait preuve d’un peu trop d’hubris en voulant mettre trop d’innovation dans un seul produit. »

Elon Musk

Musk impose des choix esthétiques (en particulier, les portes coulissantes « Falcon Wing ») qui rendent la fabrication extrêmement complexe et coûteuse. Le modèle X mettra deux fois plus de temps que prévu à sortir, tout en étant miné par les défauts de fabrication. En 2018, le Consumer Reports juge la qualité du modèle X « en dessous de la moyenne », ce qui plombe la note globale de Tesla, déjà mise à mal par les multiples pannes et défauts de fabrication du modèle S. Musk semble tirer les leçons de cet échec lorsqu’il introduit le modèle 3. Le design moins ambitieux intègre les contraintes de production. Mais le milliardaire va commettre une nouvelle erreur en se penchant sur « la machine qui construit la machine ». Musk ne se contente pas d’exiger des délais intenables et des cadences irréalistes, il veut entièrement automatiser la ligne d’assemblage. Résultat, après une année de production qu’il décrira comme « infernale », Tesla construit ses premiers modèles 3 avec un recours excessif au travail manuel dans des conditions de sécurité désastreuses, marquées par des incendies industriels, violation des normes de pollutions et accidents de travail récurrents. Musk lui-même passera des journées et des nuits sur la ligne d’assemblage, déclarant à ses employés « je pourrais être en train de baiser une actrice à Bora-Bora au lieu d’être là à vous baby-sitter ». Selon les principaux intéressés, sa présence avait un effet négatif, les ingénieurs devant prendre soin de l’égo du patron en plus des problèmes de production. Pendant cette période, d’innombrables cadres supérieurs, directeurs et employés démissionnent pour cause de burn-outs ou désaccords profonds avec la direction. 

Mis en vente en 2018 avec du retard et à un prix largement supérieur au tarif abordable promis par le « master plan », le modèle 3 est de nouveau miné par des problèmes de qualité, allant des peintures blêmissantes aux défauts de finitions. Les premiers retours clients limitent les ventes initiales (23% des précommandes sont annulées en 2018) et taillent dans les marges de l’entreprise. 

Les défauts sont en partie cachés au public et, plus grave encore, aux autorités. Les clients de Tesla sont invités à signer des clauses de confidentialité à l’achat des véhicules, tandis que les vices de fabrication sont souvent pris en charge contre le silence du propriétaire. Le but est d’éviter les rappels d’usine désastreux pour le cours boursier, quitte à compromettre la sécurité. Le culte du secret et le mépris pour les démarches qualité résultent d’un problème de culture d’entreprise, qui explique pourquoi Tesla détient un record de rappel d’usine en 2022 aux États-Unis. Mais ce genre de comportement fait pâle figure face aux pratiques liées à la commercialisation de ce qui est devenu le cœur du business de Tesla : la fonction « autopilote ». 

« Mieux vaut demander pardon que la permission »

Fin 2012, les surcoûts du modèle S plongent les comptes de Tesla dans le rouge. Musk s’en sort grâce aux subventions de l’État californien, une hausse des tarifications et un déstockage important qui permet de dégager un bénéfice sur un trimestre. Ce bénéfice propulse le cours boursier et entraîne le succès d’une levée de capital par émission d’action. 

Le plan B consistait à vendre Tesla à Google pour six milliards de dollars, le géant de l’internet ayant lourdement investi dans le développement d’une voiture sans pilote. Si l’accord secret n’est plus nécessaire, Musk craint que les progrès de Google dans la voiture autonome ne lui volent la vedette. Il engage donc rapidement Tesla dans la course. Compte tenu de son retard important en R&D, il décide d’aborder le problème d’une autre façon : au lieu de viser une voiture 100 % autonome, Musk table sur un premier objectif visant à couvrir 90 % des situations de conduite. Surtout, il renonce à l’usage de radars basés sur une technologie infrarouge (LIDAR) pour détecter les obstacles, préférant des capteurs moins onéreux. Les équipementiers disposent déjà d’une solution, sous la forme d’une collection de systèmes : assistance au freinage (la voiture détecte automatiquement les obstacles et actionne le frein), régulateur de vitesse intelligent (qui s’adapte à la circulation) et assistance de trajectoire (qui actionne le volant pour éviter une sortie de route). En les poussant dans leurs retranchements, ces technologies peuvent théoriquement négocier des virages, arrêter la voiture aux intersections, accélérer sur une voie d’insertion, etc. Si les autres constructeurs n’explorent pas ces possibilités, c’est par souci de sécurité. Loin d’être présentés comme des systèmes de conduite autonome, ils sont généralement conçus pour se désengager dès que le conducteur lâche le volant. Musk les combine en une fonctionnalité unique, qu’il baptise « autopilote ».

« Je préfère [ce terme] à “autonome”. Autonome évoque l’idée que votre voiture peut faire quelque chose qui vous déplaît , alors qu’auto pilote c’est un bon système pour les avions, et ça le sera pour les voitures. »

Elon Musk à Bloomberg en 2013.

La principale innovation de Tesla se résume donc à une prise de risque habillement déguisée par une stratégie marketing pernicieuse. Chaque véhicule va rapidement proposer l’« autopilote » en option. La partie « hardware » (capteurs, ordinateur de bord et autres pièces) est censée supporter les futures mises à jour de la partie logiciel. Les acheteurs qui ne veulent pas passer à côté de l’arrivée imminente de la voiture autonome sont encouragés à dépenser quelques milliers d’euros supplémentaires pour acquérir le système. En redéfinissant le terme « conduite autonome », Musk peut ainsi présenter une technologie existante comme une innovation unique à Tesla, tout en évitant les risques juridiques et difficultés techniques inhérentes à une technologie véritablement « sans pilote ».

Trois ans après les premières annonces, l’Autopilote se trouve au cœur de la stratégie présentée dans le « Master plan, partie deux » de Tesla. Pourtant, il est évident qu’il s’agit d’une chimère. Malgré ses performances impressionnantes, l’« Autopilote » est incapable de prendre en charge la conduite dans toutes les situations. En novembre 2022, un essai du New York Times réalisé avec un testeur de Tesla, qui utilise une version non commercialisée et plus aboutie de l’« Autopilote », nécessite l’intervention fréquente du conducteur. Les entreprises qui se penchent sincèrement sur la voiture sans pilote privilégient un autre champ d’application : des lignes de taxis évoluant sur des parcours prédéfinis et embarquant des capteurs plus nombreux et sophistiqués.

Pour construire l’illusion d’un « autopilote » et maintenir la promesse de l’arrivée imminente d’une version 100% autonome, Musk déploie des efforts proches de la manipulation. D’abord, en exagérant les capacités du système. En 2014, il déclarait déjà « on dit aux conducteurs de garder leurs mains sur le volant au cas où, pour être prudent au début. Le système fonctionne presque au point que vous pussiez retirer vos main ». Cette ambiguïté est amplifiée par la diffusion d’un clip vidéo montrant une Tesla opérant sur un tronçon de six kilomètres en autonomie totale. De nombreuses prises furent nécessaires (et combinées) pour produire cette séquence trompeuse. En 2016, lorsque Tesla soumet ses résultats au régulateur californien, on apprend que son système n’a que 800 kilomètres au compteur. À la même date, Volkswagen a effectué 25 000 kilomètres de test et Google un million. Sur les 800 km parcourus par l’« autopilote de Tesla, le conducteur a été contraint d’intervenir 182 fois. Soit une intervention tous les 4.5 km, 200 fois plus fréquemment que le système développé par BMW. Waymo (propriété de Google), leader du marché, est capable de conduire 8.000 km entre deux interventions humaines. En présentant sa vidéo, Tesla avait pourtant affirmé avoir inclus un conducteur uniquement « par obligation juridique ».

À cette publicité mensongère s’ajoute une volonté de masquer les accidents et de nier la responsabilité de l’Autopilote. Le 7 mai 2016, le modèle S de Joshua Brown percute un semi-remorque à 110 km/h, tuant le conducteur sur-le-champ. Brown avait enclenché l’Autopilote et regardait une vidéo sur l’écran de contrôle de sa Tesla. Le système n’a pas détecté le camion, dont la couleur se confondait avec le paysage. Ce drame n’est ni le premier ni le dernier accident mortel impliquant l’Autopilote, mais il revêt des caractéristiques particulières. D’abord, les capteurs infrarouges privilégiés par Google auraient détecté l’obstacle. Ensuite, Elon Musk avait personnellement diffusé une vidéo postée par Joshua Brown, où ce dernier filmait sa Tesla conduisant de manière autonome. Non seulement Musk a encouragé les gens comme Brown à prendre des risques inconsidérés, mais Tesla nie sa responsabilité en accusant Brown d’imprudence. À chaque accident impliquant « l’Autopilote », la firme adopte la même défense : si le conducteur n’est pas intervenu, il est en tort. S’il intervient pour tenter de corriger une situation dangereuse, il désengage la fonction « Autopilote », ce qui permet à Tesla d’affirmer que la technologie n’est pas fautive. Tesla avait par ailleurs caché les premiers accidents mortels au public avant de procéder à une nouvelle ouverture de capital. Une investigation du National Transportation Safety Board conclut que le décès de Brown est dû « à une erreur de “l’Autopilote” et au design du système, qui encourage un mauvais comportement du conducteur. » Le cabinet d’étude indépendant QCS va quant à lui estimer que l’usage de « l’Autopilote » multiplie par 2,4 le risque de déploiement d’un airbag. En transformant ses clients en « bêta-testeurs », l’entreprise a provoqué de nombreuses tragédies évitables.

Les développeurs souhaitaient ajouter des capteurs pour forcer le conducteur à rester attentif à la route. Elon Musk y avait opposé son véto. Le système « Super cruise » de General Motors, qui dépasse les performances de Tesla en termes de conduite autonome, inclut ce type de capteur et n’a jamais tué personne. Mais ajouter un tel système briserait l’illusion de l’avantage technologique détenu par Tesla, et entraînerait vraisemblablement la chute du titre boursier.

« Fake it until you make it »

L’histoire de Tesla peut se résumer à une longue série d’annonces fracassantes destinées à séduire les investisseurs puis gonfler le cour de l’action dans une forme de fuite en avant rappelant une pyramide de Ponzi. Tesla a promis que son réseau de superchargeurs serait uniquement alimenté à l’énergie solaire et déconnecté du réseau électrique pour « résister à une apocalypse de zombies » ainsi qu’annoncé un système d’échange de batterie permettant de « faire le plein » plus rapidement qu’une voiture essence. La première promesse n’a jamais été tenue, pour la simple raison que la quantité de panneaux solaires nécessaires occuperait un espace délirant. La seconde était une arnaque en bonne et due forme destinée à accaparer des subventions publiques. 

Tesla veut désormais construire des légions d’androïdes pouvant effectuer des tâches ménagères et servir d’aide à la personne. Mais le charme commence à s’estomper. La présentation des fameux robots a été amplement moquée sur les réseaux sociaux. Le prototype nécessitait l’aide de multiples ingénieurs pour monter sur scène, alors que les androïdes de Boston Dynamics sont capables d’enchaîner des mouvements dignes d’un champion de gymnastique. « On ne dépasse pas le niveau de l’Asimo de Honda, conçu il y a 20 ans » notait un expert

Ce décalage entre la vision et la réalité n’est pas propre à Tesla. Après des milliards de dollars d’investissement et des années de recherche, L’Hyperloop est au point mort. La proposition initiale était déjà irréaliste : elle transportait dix à cent fois moins de personnes par heure qu’un bon vieux TGV pour un prix supérieur. Elon Musk a admis que le but était d’empêcher le développement d’un train à grande vitesse, du fait de son aversion pour les transports en commun où « vous êtes au milieu d’inconnus, parmi lesquels peut se trouver un tueur en série ».

De même, The Boring company devait creuser des dizaines de tunnels pour transporter des milliers de passagers à 250 km/h sur des centaines de kilomètres à l’aide de navettes sans pilotes. Six ans plus tard, le seul tunnel en opération mesure 2 km de long et transporte les usagers dans des Teslas pilotés par un chauffeur à une vitesse maximale de 50 km/h… Situé sous le Convention Center de Las Vegas, le projet a obtenu son permis de construire en tant que parc d’attractions. Avec cette entreprise, Musk promettait de creuser pour une fraction du prix du marché des tunnels en des temps records. Comme le notait récemment le Wall Street Journal, « The Boring Company séduit de nombreuses villes et agglomérations par ses propositions ambitieuses, pour ensuite laisser tomber ses potentiels clients au dernier moment en évitant de répondre aux appels d’offres ». Parmi les problèmes cités, l’incapacité de réaliser une étude d’impact et le turn-over massif des ingénieurs, dégoûtés par des horaires de travail infernaux. Le seul chantier validé consiste à remplacer un projet de ligne de chemin de fer par un tunnel pour voitures électriques, accentuant la perception que cette entreprise n’est rien d’autre qu’une gigantesque arnaque conçue pour ralentir le déploiement des transports en commun et valoriser Tesla grâce à la crédulité des élus locaux. 

Neuralink, qui veut connecter notre cerveau aux ordinateurs, est accusée de cruauté envers les animaux après le décès de 15 chimpanzés. Six des huit cofondateurs ont quitté l’entreprise, dont le directeur. La seule démonstration publique de ses progrès a laissé la communauté scientifique perplexe : le journal du MIT a qualifié Neuralink de « comédie scientifique » pendant que certains experts notaient que les résultats obtenus avaient déjà été réalisés dans les années 1990 par d’autres chercheurs. Du reste, l’entreprise semble souffrir des mêmes maux que Tesla, SpaceX et The Boring Company : il y régnerait une culture du secret et de la dénonciation, les employés seraient terrorisés par la direction et sommés de tenir des délais impossibles. 

« Move fast and break things » : le rachat de Twitter brise l’illusion

Du haut de ces 120 millions d’abonnées, Elon Musk utilise Twitter pour entretenir le mythe du génie visionnaire, promouvoir ses entreprises et pratiquer ce qui s’apparente à des manipulations de marchés. Mais l’outil est à double tranchant. Des tweets malheureux ont provoqué des baisses soudaines de l’action Tesla, d’autres lui ont valu une lourde condamnation de l’autorité des marchés financiers (SEC). Surtout, le réseau social expose le milliardaire comme aucune enquête journalistique ne le pourrait. 

Que ce soit en traitant de pédophile un secouriste ayant refusé son aide dans l’opération de sauvetage d’enfants thaïlandais, en mentant sur le décès de son premier enfant ou en applaudissant un coup d’État sanguinaire en Bolivie, ses tweets révèlent un homme extrêmement susceptible et vindicatif, doté d’un égo démesuré. Tout en soulevant la question de ses capacités intellectuelles. En mars 2020, Musk avait qualifié l’inquiétude liée à l’épidémie de Covid de « stupide », puis comparé le virus à un simple rhume et prédit qu’il n’y aurait plus aucun cas positif à partir du moins d’avril. Cent millions de cas et 1 million de décès plus tard, on peut y voir un effort de lobbyisme pour s’opposer aux confinements (Musk forcera ses employés à venir au travail en violation de la loi), ou une énième manifestation de sa bêtise.

Le milliardaire s’est laissé convaincre d’acheter Twitter par ses fréquentations libertariennes et réactionnaires, avant de réaliser que son offre d’achat était bien trop élevée. Il a déployé des efforts considérables pour faire annuler le contrat. Structurellement déficitaire, Twitter a refusé de céder et saisit les tribunaux. Le début du procès laissait peu de doute sur son issu, en plus d’embarrasser Musk en publiant ses communications personnelles ayant trait au rachat de la firme. Les 50 pages de SMS montrent à quel point Musk et ses conseillers n’avaient aucune idée de ce qu’ils faisaient. Tous les protagonistes apparaissent « incroyablement stupides », à l’exception notable de l’ancien PDG de Twitter.

Préférant limiter la casse, le patron de Tesla a finalisé l’achat. Depuis, rien ne se passe comme prévu. Musk a viré la moitié des employés sans prendre le temps de regarder lesquels étaient indispensables ni comment fonctionnait l’architecture du site, au point de devoir supplier certaines équipes de revenir. Il a augmenté le prix de la cafétéria et demandé aux salariés de doubler leurs horaires pour compenser le manque de main-d’oeuvre, tout en mettant fin au télétravail. Un gros tiers des employés a démissionné sur-le-champ, obligeant Musk à rétablir le travail en distanciel pour stopper l’hémorragie.

Si cette approche épouse sa manière de diriger ses autres entreprises, comme le notait le New York Times, il existe des différences notables. Les employés de Tesla et SpaceX peuvent être persuadés de travailler douze heures par jour six jours sur sept au nom de la colonisation de Mars ou de la démocratisation de la voiture électrique. Dans le cas de Twitter, il est difficile de vendre une mission allant au-delà du simple renflouement du porte-monnaie d’Elon Musk. D’autant plus que la situation est largement couverte par les journalistes, qui sont directement intéressés par le devenir de cet outil et profitent du fait que Musk ne peut pas s’empêcher de « live tweeter » les péripéties de sa reprise du site. Ses déclarations sur la liberté d’expression sont contredites par les nombreuses suspensions de comptes liés à la gauche américaine et l’intolérance qu’il manifeste envers ses critiques, qu’il s’agisse d’un économiste dont il suspend le compte ou de la firme Apple qu’il attaque publiquement. 

Ses déclarations ont effrayé les annonceurs, tout comme les propos qu’il a tenu avec eux en privé. En réalité, Musk est confronté à un dilemme insoluble. Il veut plaire à ses alliés politiques et médiatiques en relâchant la modération, mais ne veut pas perdre les annonceurs. Sa tentative d’introduction d’un service payant en étendant la pastille bleue normalement réservée aux comptes ayant prouvés leur identité s’est soldée par un échec hilarant. Les nouveaux utilisateurs « bleus » ont parodié les organisations et comptes officiels (y compris Musk, ses entreprises et ses principaux clients), forçant le milliardaire à suspendre le service. Ce résultat hautement prévisible n’avait pas été anticipé par le génie Elon Musk et son cercle de courtisans. 

En réalité, Musk est confronté à un dilemme insoluble : il veut plaire à ses alliés politiques et médiatiques en relâchant la modération, mais ne veut pas perdre les annonceurs effrayés.

Malgré tous ces couacs, la chute de Twitter parait improbable. Les usagers sont attachés à cette plateforme et Musk y a investi trop d’argent. Pour le reste, le futur du milliardaire semble s’assombrir. Tesla est confronté à plusieurs actions en justice pour violation du droit du travail. Ses concurrents proposent désormais une offre étendue de véhicules électriques et de systèmes de conduite semi-autonome. Le régulateur américain semble déterminé à rappeler la quasi-totalité des Tesla circulant aux États-Unis suite aux nombreux accidents impliquant son Autopilote, ce qui devrait logiquement faire plonger la capitalisation boursière de l’entreprise. À cela s’ajoutent les difficultés personnelles d’Elon Musk, accusé d’agression sexuelle et actuellement en procès pour une rémunération de 50 milliards de dollars qu’il se serait injustement octroyé. 

Pour échapper aux conséquences de ses actions, Musk est devenu un expert en surenchère et annonces grandiloquentes. Les premières victimes de cette fuite en avant sont ses employés, chargés de tenir les promesses irréalistes du patron en se tuant à la tâche. Qu’ils se retrouvent bloqués sur une île déserte sans nourriture, broyés par une machine sur une ligne de production ou simplement victimes de burn-out au nom d’une vision réductrice du futur. 

En admettant que Tesla ait accéléré l’adoption de la voiture électrique, Musk n’a fait que reproduire notre dépendance à ce mode de transport individuel en déplaçant la nature du problème écologique. Cette modeste contribution risque d’être compensée par l’impact climatique de la nouvelle course à l’espace initiée par SpaceX. À mesure que les projets d’Elon Musk échouent ou se révèlent être de gigantesques arnaques, il devient évident que la société tout entière paye l’hubris de ce visionnaire sans scrupule. Son histoire invite à une réflexion plus large sur le crédit qu’on accorde aux milliardaires et techno-solutionnistes, dont Musk représente l’ultime caricature.

Le secteur spatial à l’arrière-garde de la lutte contre le changement climatique

    La « famille spatiale » a achevé sa grande messe annuelle jeudi 22 septembre à Paris. Le Congrès international d’astronautique réunit depuis 72 ans le secteur spatial pour plusieurs jours de rencontres, débats et conférences. Derrière la vitrine d’un secteur soucieux de participer à la lutte contre le changement climatique, un tabou a plané sur le Palais des congrès : la pollution du secteur spatial lui-même, dont les perspectives de croissance ne sont guère compatibles avec la sobriété nécessaire à la transition écologique.

    D’abord confidentiel dans les années 1950, l’événement accueille désormais les agences spatiales du monde entier, mais également les industriels, les entreprises, des scientifiques et des étudiants. Les politiques se joignent également à cette « space community » : Valérie Pécresse (présidente de la région Ile-de-France), Élisabeth Borne (Première ministre) ou encore Thierry Breton (commissaire européen, chargé notamment du spatial) dans une vidéo pré-enregistrée, ont ainsi participé à la cérémonie d’ouverture le dimanche 18 septembre. Plus de 8500 personnes, représentant une centaine de pays, ont pu assister aux 3000 présentations proposées, des grandes conférences plénières aux innombrables sessions techniques, visiter les stands d’exposition, et profiter des pots, cocktails et autres espaces de réseautage. 

    Si une journée ouverte au public a eu lieu le mercredi, agrémentée de la présence d’astronautes, ces héros médiatiques de l’exploration spatiale, le Congrès reste difficile d’accès pour le tout venant : pour accéder au Paris Convention Centre toute la semaine, il fallait débourser 240 euros pour les étudiants, et jusqu’à 1200 euros pour les délégués (pour les réservations régulières). Sans compter les déplacements que requièrent un événement changeant de lieu chaque année : le monder entier se retrouve au Congrès, qui aura lieu à Baku en Azerbaïdjan en 2023, après s’être déroulé à Dubaï l’année dernière.

    Cette année, la Fédération astronautique internationale, à l’origine du congrès, organisé sur place par le Centre national d’études spatiales (CNES, l’agence spatiale française), a réuni le secteur spatial sous le mot d’ordre « Space for @ll ». Derrière ce slogan, la Fédération a déployé tout un lexique qu’il s’agit de comprendre, tant les mots sont mis au service d’une certaine vision de la « conquête spatiale ».

    « Sustainable space »

    Les enjeux posés par le changement climatique sont à l’ordre du jour. Le Congrès astronautique international s’efforce de faire bonne figure : l’événement a reçu l’ISO 20121 de l’Organisation internationale de normalisation, attestant de la mise en œuvre d’une logique de développement durable. L’ironie apparaît cependant lorsque l’on observe la provenance des participants : l’Amérique de nord et l’Asie sont à l’honneur. Quid du bilan carbone d’un Congrès dont une part importante des participants doit prendre l’avion, chaque année qui plus est ? L’ISO s’apparente plutôt à du greenwashing.

    De son côté, le secteur spatial n’a de cesse de rappeler qu’il joue un rôle fondamental dans la lutte contre le changement climatique1, et nul ne niera sa grande utilité : le GIEC lui-même a recours aux données satellitaires, comme le rappelait Marie-Fanny Racault, océanographe biologiste et l’une des auteurs du chapitre 3 sur les Écosystèmes océaniques et côtiers du rapport de février 2022 :

    « L’amélioration du développement de ces outils [les satellites] et leur plus grande utilisation, en particulier dans les régions les plus vulnérables et les plus touchées, seront primordiales pour soutenir des actions d’adaptation opportunes afin de réduire les risques climatiques dans le cadre du réchauffement de la planète. »

    L’orbite terrestre offre un point de vue unique pour observer l’impact des activités humaines sur le climat : l’évolution de l’état des forêts, tant en termes de biodiversité que de couverts forestiers (satellite Copernicus-Sentinel 2 de l’ESA), la montée du niveau des eaux (programme franco-américain Swot) ou encore l’étude de la pollution de l’air (menées par les satellites MetOp de l’ESA) doivent beaucoup à la technologie spatiale. Les satellites participent également à l’anticipation des aléas climatiques et à la lutte contre les catastrophes naturelles : rattaché au programme européen Copernicus, le système européen d’information sur les feux de forêts surveille au quotidien le risque incendie sur le continent, permettant aux secours d’anticiper les départs de feux tout en les assistant lors des opérations, tandis que Swot améliorera l’anticipation des inondations.

    Les initiatives abondent dans le secteur, tel l’Observatoire spatial pour le climat, qui rassemble 23 agences spatiales publiques et trois organisations internationales depuis 2019 afin de mieux comprendre le changement climatique grâce aux satellites et de proposer des actions aux autorités de tous les pays, de l’étude et la protection des espaces naturels à l’aide à la production agricole2.

    Pourtant, le cœur de l’activité spatiale n’est pas là : moins d’un quart des satellites actifs ont pour objet l’observation de la Terre. La croissance exponentielle du nombre de satellites en orbite depuis 2017 ne concerne en rien l’étude du changement climatique ni l’anticipation des catastrophes naturelles. C’est le secteur des télécommunications, promouvant la privatisation et la commercialisation de l’espace, qui est le moteur de cette croissance démesurée. Les méga-constellations vendues par les milliardaires du spatial, tels Elon Musk ou Jeff Bezos, sont à l’origine de cette évolution. L’objectif est de couvrir toute la planète d’un réseau internet par satellites, à l’aide de dizaines de milliers de satellites en orbite basse. Pour le plus grand malheur de la science, puisque les recherches astronomiques sont mises en péril par la pollution lumineuse produite par ces méga-constellations3. L’observation de la Terre sert ainsi de paravent pour dissimuler la réalité des missions spatiales.

    « STM – Space Trafic Management »

    Issu du jargon spatial, un acronyme accompagne souvent « sustainable space » et lui donne sa signification principale : STM, pour Space Trafic Management. Toute la communauté spatiale a conscience du danger posé par la multiplication des débris en orbite, alors que l’on prévoit l’envoi de plus de 17 000 nouveaux satellites dans la prochaine décennie. Il faut donc parvenir à une gestion du trafic afin de réduire les risques et de prévenir la multiplication de ces débris. Le pire scénario possible porte déjà un nom : le syndrome de Kessler. Il postule la possibilité d’une réaction en chaîne : un satellite serait détruit par des débris, produisant encore plus de débris qui détruiraient d’autres satellites, jusqu’à l’inutilisation complète des orbites terrestres.

    Cependant, le STM n’est pas l’indice d’une évolution du rapport au monde d’un secteur marqué par des rêves de contrôle et d’exploitation de l’environnement. Au contraire, le mariage du « sustainable space » et du « space trafic management » vise un objectif : permettre le développement des activités spatiales. « Durable » signifie alors « ne mettant pas en danger la croissance des affaires spatiales et la rentabilité du secteur », et ne concerne pas la préservation de l’environnement spatial.

    Le développement du secteur spatial privé et de ses ambitions expansionnistes entre pourtant en contradiction avec cet objectif : même en imaginant un cadre légal strict limitant au maximum les débris laissés par les satellites et les fusées, la potentialité d’un accident augmentera mécaniquement avec l’accroissement du nombre de lancements et de satellites.

    « Démocratisation de l’espace »

    Le secteur spatial est en train de se « démocratiser ». Autrement dit, les nouvelles technologies de propulsion et de miniaturisation des satellites baissent les prix de la mise en orbite d’un satellite, et permettent à toujours plus d’acteurs économiques et scientifiques d’envisager l’utilisation de l’espace. Autre élément de la « démocratisation », le secteur spatial s’agrandit chaque année, derrière la figure mythifiée de l’entrepreneur. Dernier élément enfin : le secteur privé occupe une place toujours plus importante, accompagné par les États qui nourrissent cette industrie spatiale de deniers publics et d’une législation avantageuse. Le CNES a ainsi organisé les premières Assises du New Space en juillet dernier, tandis que les États répondent aux ambitions des acteurs privés en actant légalement le droit de s’approprier les ressources spatiales, depuis le Space Act étatsunien (2015) jusqu’aux Accords Artemis récemment ratifiés par la France (juin 2022).

    Ainsi, « démocratisation » est synonyme de « commercialisation » et « privatisation » au sein de la communauté spatiale. Quoi d’étonnant, alors que les acteurs privés sont mis à l’honneur : Élisabeth Borne rythmait son discours d’une apostrophe aux « astronautes, industriels, entrepreneurs et étudiants », Arianegroup et Lockheed Martin ont été appelés à la tribune lors de la cérémonie d’ouverture, Elon Musk et Jeff Bezos trônaient fièrement dans l’une des vidéos d’ouverture du Congrès. Même les agences spatiales font allégeance au privé : l’European Space Agency affichait crânement sur son stand : « Space for Business, Business for Space » L’idéologie du New Space, qui désigne la montée en puissance de nouveaux acteurs privés dans le secteur spatial, alors qu’il était marqué historiquement par la centralité des États et de leurs agences spatiales publiques, a ainsi dominé le Palais des Congrès pendant une semaine. Tout doit être fait pour permettre le développement d’un secteur spatial privé et ce qui a été qualifié de nouvelles enclosures est présenté ici sous les atours de la démocratisation.

    L’espace comme « bien commun »

    Comment comprendre alors la définition de l’espace comme « un bien universel au service de la paix » (Valérie Pécresse), un « bien commun » (Thiery Breton) ? Il est vrai que l’espace n’est pas susceptible d’appropriation nationale selon l’article 2 du Traité de l’espace de 1967, qui fait encore consensus, tandis que l’Accord sur la Lune (1979) a tenté de faire des corps célestes le « patrimoine commun de l’humanité », en vain puisque aucune puissance spatiale n’a ratifié ce texte.

    Mais il n’est pas question de commun au sens des travaux de l’économiste et prix Nobel Elinor Ostrom4 : il n’y aucune volonté de développer une gestion complète de l’espace par ses utilisateurs, dans un cadre démocratique. Au sein de la « space family », l’espace est un bien commun au sens où il est libre d’accès : surtout pour les entreprises privées qui souhaitent l’exploiter. « L’autoroute du ciel est ouverte » a dit Valérie Pécresse, quand bien même elle refusait qu’il devienne « un terrain de jeu pour milliardaires ». Au-delà de la posture, la contradiction est palpable : si l’espace est libre d’accès, comment en interdire des utilisations abusives et climaticides ? Si l’espace est un bien commun, il évoque alors plutôt « la tragédie des communs » présentée par Garrett Hardin5 en 1968 : chaque acteur a individuellement intérêt à surexploiter le bien commun avant que les autres ne le fassent, au détriment de l’intérêt collectif, et débouchant sur la destruction pour tous du bien libre d’accès.

    Fantasmes miniers

    Au fil des discours, il est possible de saisir le monde fantasmé par une partie du secteur spatial. A l’heure du retour de l’humain sur la Lune, les projets d’exploitation minières de notre satellite font florès. Le droit de l’espace est alors mis à contribution : il faut assurer aux entreprises que leurs investissements ne seront pas vains. Les projets de partage des bénéfices et de transferts des technologies nourris par le Tiers-Monde dans les années 1960 ne sont plus d’actualité : le capitalisme extractiviste se projette dans les astres. Le droit d’exploiter les ressources et d’en tirer profit est défendu par les juristes et les représentants de la NASA pendant le Colloquium sur le droit de l’espace.

    La lutte contre le changement climatique passerait même par cette exploitation des ressources spatiales. Il ne serait plus nécessaire de modifier le fonctionnement économique de nos sociétés : il faut simplement étendre nos sources d’approvisionnement au-delà de la Terre. Plus encore, le développement d’une industrie réellement spatiale nourrit les rêves d’une géo- ingénierie dans le vide interplanétaire : la construction de miroirs dans l’espace permettrait de diminuer la température en réfléchissant une partie des rayons du soleil, est-il défendu lors du Symposium on visions and strategies for the future.

    Des stations spatiales privées et commerciales doivent également prendre le relai de la Station spatiale internationale, promettant l’accroissement du tourisme spatial et la recherche d’applications rentables au détriment de la science fondamentale.

    Les contradictions internes du spatial

    Ce Congrès international d’astronautique permet de saisir la contradiction majeure du secteur spatial à l’heure du changement climatique : alors qu’il devient nécessaire de réduire drastiquement l’impact de l’humain sur les ressources planétaires et le climat, le développement d’un secteur privé spatial doit passer un accroissement des activités, des lancements et des satellites envoyés en orbite.

    Face aux dizaines de milliers de nouveaux satellites anticipés dans la prochaine décennie afin de répondre presque exclusivement à la croissance des méga-constellations portés par les magnats du spatial, le secteur défend le développement de carburants moins polluants pour les fusées, soit une solution technique à des enjeux pensés uniquement sur le plan technique.

    Cependant, aucune donnée chiffrée n’est présentée. On ne s’en étonne guère. Le techno-solutionnisme des secteurs industriels est une impasse : la réduction de la pollution permet toujours de justifier la croissance de l’industrie, non de l’encadrer. Des fusées moins polluantes serviront d’alibi à une augmentation des lancements, avec pour conséquence un impact toujours plus grand sur l’environnement, confirmant l’effet rebond que l’on peut craindre. Ainsi, le secteur a beau jeu de vanter son rôle dans la surveillance des activités humaines et leur impact sur l’environnement, alors que l’impact du secteur lui-même reste le grand tabou de ce Congrès : il est impossible de trouver la moindre information à ce sujet.

    Le secteur spatial semble donc entièrement lancé dans une voie à rebours des impératifs imposés par le changement climatique. Pensé auparavant comme une nouvelle frontière d’avant-garde, le spatial est désormais un domaine porté par des ambitions dépassées et dangereuses.

    (1) Voir le RSE du CNES, vantant son « son engagement au service du développement durable » : https://cnes.fr/fr/le-cnes/le-cnes-en-bref/rse-le-cnes-engage

    (2) Cf. Space For Climate Observatory : https://www.spaceclimateobservatory.org/fr.

    (3) J. Carrette, « Avec Starlink, Elon Musk innove dans la pollution », Reporterre, 2 mars 2021.

    (4) E. Oström, Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, 1991.

    (5) G. Hardin, « The tragedy of the commons », Science, 1968.

    Elon Musk rachète Twitter : la liberté d’expression, mais pour qui ?

    © William Bouchardon

    Le rachat du réseau social des célébrités et personnalités politiques par l’homme le plus riche du monde se confirme. Si Elon Musk promet davantage de liberté d’expression, il est fort probable que celle-ci profite surtout à ceux qui défendent les intérêts des milliardaires. Donald Trump pourrait être un des principaux bénéficiaires de l’opération. Article issu de notre partenaire Novara Media, traduit et édité par William Bouchardon.

    « Je suis obsédé par la vérité », a déclaré Elon Musk devant une salle comble de Vancouver au début du mois. Pour celui qui avait qualifié Vernon Unsworth – un spéléologue qui avait sauvé 12 enfants coincés dans une grotte en 2018 – de « pédophile » pour avoir eu la témérité de critiquer son idée d’utiliser un mini-sous-marin pour les sauver, une telle déclaration paraît un peu exagérée.

    Quoi qu’il en soit, Musk est certainement quelqu’un d’obsessionnel qui, du fait de sa fortune, obtient généralement ce qu’il veut. Au début du mois, il a déposé une offre d’achat du réseau social Twitter à 54,20 dollars par action, valorisant l’entreprise à hauteur de 43,4 milliards de dollars. Quelques jours plus tôt, le PDG de SpaceX et de Tesla avait déjà révélé avoir pris une participation de 9,2 % dans la société, faisant de lui le plus grand actionnaire du réseau social. Si Musk parvient à racheter Twitter, l’entreprise ne serait plus cotée en bourse et appartiendrait à un certain nombre d’actionnaires, sous le seuil maximum autorisé. Il semble donc que Musk ait préféré, du moins dans un premier temps, une transition en douceur à une refondation totale et orchestrée par lui seul de l’entreprise.

    Le fait que des milliardaires investissent dans les médias n’a évidemment rien de nouveau. Si l’édition et la presse ont pu faire la fortune de milliardaires comme Rupert Murdoch, Silvio Berlusconi ou Robert Maxwell, ce secteur est aujourd’hui devenu le terrain de jeu de personnalités, ayant, quant à elle, fait fortune dans d’autres domaines. Jeff Bezos (patron d’Amazon) possède le Washington Post, Bernard Arnault (LVMH) Le Parisien et Les Echos et Carlos Slim (milliardaire mexicain des télécommunications) est le principal actionnaire du New York Times. En Grande-Bretagne, en France et dans de nombreux autres pays, la presse, la radio et la télévision sont très largement aux mains de milliardaires.

    L’homme le plus riche du monde serait ainsi à la tête d’un réseau social qui compte des centaines de millions d’utilisateurs mensuels et que les hommes politiques considèrent comme un élément essentiel de leur image publique.

    Le rachat de Twitter par Elon Musk place le curseur encore plus haut. L’homme le plus riche du monde, dont la fortune personnelle dépasse actuellement les 240 milliards de dollars (soit plus que le PIB du Portugal ou de la Nouvelle-Zélande !), serait ainsi à la tête d’un réseau social qui compte des centaines de millions d’utilisateurs mensuels et que les hommes politiques – de Donald Trump à Narendra Modi – considèrent comme un élément essentiel de leur image publique. S’il se concrétise, l’achat de Musk serait sans doute l’opération la plus marquante de notre époque, illustrant l’influence considérable des ultra-riches aujourd’hui. Cette puissance dépasse même celle des « barons voleurs » de la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis, qui avaient constitué d’immenses empires dans les voies ferrées, le pétrole ou la finance.

    Un tel achat pourrait en effet avoir des implications politiques quasi immédiates, parmi lesquelles le retour de Donald Trump sur la plateforme – où il était suivi par près de 89 millions de personnes avant les primaires républicaines de l’année prochaine. Alors que les sondages suggèrent déjà que Trump pourrait battre à la fois Joe Biden et sa vice-présidente Kamala Harris dans un éventuel face-à-face en 2024, son retour sur Twitter augmenterait considérablement ses chances de réélection. Musk a d’ailleurs fait allusion au retour de Trump sur la plateforme, en déclarant qu’il aimerait que l’entreprise soit très « réticente à supprimer des contenus […] et très prudente avec les interdictions permanentes. Les suspensions temporaires de compte sont, d’après lui, préférables aux interdictions permanentes. »

    Certes, les relations de Musk avec Trump n’ont guère été de tout repos. Le milliardaire avait ainsi quitté un groupe de conseillers du président après le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat. Toutefois, suite au soutien de Joe Biden à un plan de construction de voitures électriques de General Motors et Chrysler, Musk avait déclaré – dans un tweet évidemment – que Biden était une « marionnette de chaussette humide sous forme humaine ». S’estimant systématiquement négligé par un homme qu’il ne tient pas en haute estime, Musk pourrait bien faire du rachat de Twitter le moyen de régler ses comptes avec l’actuel résident de la Maison Blanche, en apportant son concours à Trump. 

    Au-delà des gamineries d’Elon Musk et de Donald Trump sur les réseaux sociaux, la question de la liberté d’expression en ligne – et donc de ses limites – demeure entière. Depuis un certain temps déjà, les partisans du « de-platforming » sur les médias sociaux, c’est-à-dire du bannissement de certaines personnes considérées comme néfastes – affirment que les entreprises privées n’ont pas le devoir de protéger la liberté d’expression. Certes, il est vrai que refuser à quelqu’un l’accès à telle ou telle plateforme n’équivaut pas à lui retirer le droit de s’exprimer. Quant une classe de milliardaires toujours plus riches contrôlent la majorité des journaux, des chaînes de télévision et des sites web, mais aussi les plateformes de médias sociaux utilisées par des centaines de millions d’entre nous, la menace sur la liberté d’expression devient néanmoins extrêmement forte.

    Quant une classe de milliardaires toujours plus riches contrôlent la majorité des journaux, des chaînes de télévision et des sites web, mais aussi les plateformes de médias sociaux utilisées par des centaines de millions d’entre nous, la menace sur la liberté d’expression devient néanmoins extrêmement forte.

    Dès lors, le rachat de Twitter par Elon Musk, plus encore que le voyage de Jeff Bezos dans l’espace, constitue peut-être la plus grande déclaration d’intention ploutocratique de l’histoire. Dans une économie capitaliste, l’argent donne le pouvoir. Quel niveau de pouvoir sommes-nous prêts à laisser à des individus qui sapent les voix de millions d’autres ? Les années 2020 vont être le théâtre d’une lutte pour la survie des démocraties libérales face à des concentrations de richesses toujours plus indécentes, qui n’ont rien de démocratiques. Or, ceux qui prônent une redistribution radicale des richesses vont se trouver face à la puissance de feu des milliardaires et de leurs médias, qui vont tout mettre en œuvre pour les censurer et les caricaturer. Plus que jamais, de nouveaux médias, indépendants des pouvoirs de l’argent, sont nécessaires pour construire une société alternative à la ploutocratie actuelle.

    Internet Année Zéro : la naissance des monstres numériques

    © John Lester – Flickr

    Internet Année Zéro (Divergences 2021) est le dernier essai de Jonathan Bourguignon, spécialiste des origines du capitalisme numérique américain. Il y retrace l’avènement de la société de surveillance contemporaine à travers une galeries de portraits (Peter Thiel, Elon Musk) et le récit des chemins de traverse entre la contreculture américaine des années 60-70 et la cyberculture de la Silicon Valley. Fait notable pour un ouvrage de ce genre, une partie conséquente du livre est réservée à l’émergence du numérique chinois, permettant au lecteur de découvrir l’autre empire informatique actuel, celui des BATX et de la « grande muraille numérique », filtrant les influences extérieures. Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.1

    Les héritiers

    La bulle Internet connaît son apogée au mois de mars 2000. Son éclatement aurait pu marquer la fin du rêve de cette nouvelle économie vouée à avaler l’ancien monde ; en réalité, il est surtout un assainissement de l’écosystème. Pendant les années de fièvre et d’exubérance de la fin du siècle, certains ont patiemment, rationnellement construit l’infrastructure du web marchand. Alors que les valeurs technologiques s’effondrent et que les industriels et investisseurs traditionnels qui se sont lancés dans l’aventure sauvent ce qu’ils peuvent de leurs investissements, ces bâtisseurs vont consolider durant les années suivantes des actifs qui deviendront des empires. En héritiers de la cyberculture, ils vont investir les fortunes considérables qu’ils ont amassées avant l’explosion de la bulle pour contribuer à l’avènement du monde libertarien, transhumaniste et cybernétique auquel ils croient.

    La généalogie de ce nouveau groupe parmi les plus influents de la Silicon Valley remonte à la création du web marchand ; leur action contribuera à faire de la data (données) le nouvel or noir du cyberespace. Entre 1995 et 2000, la croissance du web est stupéfiante : la base d’utilisateurs passe de 16 à 360 millions, près de 6 % de la population mondiale est soudain en ligne. Cette croissance est nourrie par la multiplication des sites web : entreprises, administrations publiques, tous types d’organisations créent soudain leur propre site. Le trafic, anarchique et décentralisé, commence à s’organiser à partir de 1995, sous la forme de portails et annuaires en ligne, tels que AOL et Yahoo!, portes d’entrée dans la toile à partir desquels les utilisateurs n’ont plus qu’à suivre les liens qui sont étalés sous leurs yeux. Les moteurs de recherche les talonnent : Altavista (qui sera racheté par Yahoo!) est créé la même année, Google trois ans plus tard.

    Les internautes sont désormais libres de découvrir l’étendue du réseau par simple recherche de mots clés, sans être guidés ou connaître préalablement l’existence et l’adresse précise des sites qu’ils vont visiter. Néanmoins, en 1997, le commerce en ligne aux États-Unis représente moins de 0,1 % de son parent dans la vie réelle. Quelque chose manque pour que les consommateurs et leurs dollars délaissent les devantures désirables des boutiques et magasins. C’est à la même époque que se constituent les trois éléments clés qui permettent à l’écosystème marchand d’éclore : les fournisseurs de services d’applications (l’ancêtre du SaaS ou Software as a Service, littéralement «logiciel en tant que service») qui permettent la multiplication des sites de commerce comme des médias ; les moyens de paiement en ligne qui créent un accès pour dériver l’économie classique vers la nouvelle économie en ligne; et le modèle de revenu publicitaire qui crée la dynamique entre marchands, médias en ligne et entreprises technologiques.

    Les entreprises pionnières qui ouvrent la voie à chacune de ces innovations se nomment respectivement Viaweb, Paypal et Netscape. Leurs fondateurs porteront l’héritage idéologique de la vallée. Le modèle publicitaire est l’épine dorsale du web. Fondamentalement, il ne diffère guère de celui qui a fait la fortune des agences publicitaires de Madison avenue. Il fait intervenir trois types d’acteurs : les annonceurs (advertisers), les médias (publishers), et l’ensemble des acteurs publicitaires, agences et plateformes de placement, qui organisent le jeu. Les annonceurs permettent de faire rentrer de l’argent réel dans le cyberespace. Il s’agit essentiellement de commerçants, qui vendent des produits et des services de l’ancien monde, vêtements, objets, billets d’avion, nuits d’hôtel. Leur survie est soumise à une compétition de marché: ils doivent amener les consommateurs sur le cyberespace et les détourner de l’économie classique, mais surtout, ils doivent lutter entre eux. La publicité est leur arme pour attirer les internautes sur leurs services. Les médias ont pour principale valeur leur audience : des sites web et des applications, que visitent des utilisateurs plus ou moins nombreux, plus ou moins qualifiés, c’est-à-dire présentant un profil plus ou moins spécifique et valorisé par les annonceurs.

    Les plateformes publicitaires créent les conditions qui permettent aux annonceurs d’atteindre l’audience des médias. Rien de nouveau sous le soleil du cyberespace : qu’ils s’appellent journal, magazine, chaîne de télévision ou station de radio, le modèle économique des médias n’a guère évolué depuis la révolution industrielle au début du XIXe siècle.

    Viaweb : audience et données

    Le nom Viaweb a laissé assez peu de traces. Et pourtant, l’influence de l’entreprise dans le développement du web marchand est très importante. Viaweb existe sous ce nom entre 1995 et 1998, jusqu’à son acquisition par Yahoo! qui rebaptisera le service Yahoo! Store. Viaweb est une application que l’on accède comme un site web, et qui permet de construire et d’héberger des sites d’e-commerce en ligne. Certains – et en particulier le génie technique derrière Viaweb, Paul Graham – considèrent que le service développé par Viaweb constitue le premier fournisseur d’application en ligne. Il permet de créer des sites web.

    Comme son nom l’indique (« via le web ») et contrairement à la plupart des logiciels de l’époque, utiliser cette technologie dispense ses clients d’acheter une version du logiciel, qu’ils devraient ensuite installer sur leurs propres machines, avec laquelle ils généreraient un site qu’ils devraient ensuite héberger sur leurs propres serveurs. Les clients de Viaweb utilisent à distance un logiciel qui tourne directement sur les serveurs de Viaweb, pour générer un site opéré directement par Viaweb, avec des données hébergées elles aussi sur des serveurs gérés par Viaweb. Cette particularité permet d’abaisser le niveau d’expertise requis pour créer des sites web, et contribuera à la multiplication du nombre de services marchands. Des technologies équivalentes, développées pour la publication de contenus, permettront l’émergence du phénomène des blogs, et de transformer les internautes majoritairement visiteurs de site web, jusqu’à présent passifs, en éditeurs actifs (avant que le web 2.0 ne vienne encore brouiller la frontière en rendant les visiteurs eux-mêmes actifs, c’est-à-dire créateurs de contenus et générateurs de données, sur le site web même qu’ils visitent). Surtout, la technologie permet à une entreprise cliente de Viaweb d’héberger ses données chez Viaweb.

    Ce qui semble un détail technique en 1995 aura des répercussions très importantes des décennies après : en créant au même endroit des banques de données agrégeant l’activité des employés, clients ou cibles marketing de milliers d’entreprises se constituent les premiers puits de ce nouveau pétrole que le marketing n’appelle pas encore big data ou cloud.

    PayPal : le nerf de la guerre

    Reste qu’acheter les services de ces nouveaux marchands et nouveaux médias qu’on ne rencontre jamais dans la vie réelle, ni dans un magasin, ni dans un kiosque n’a rien d’évident. Amazon vendait des livres en ligne dès 1994, eBay permettait d’organiser des brocantes virtuelles dès 1995, tandis que Netflix, à partir de 1997, louait des DVDs qui transitaient, aller et retour, par courrier. Le principal moyen de paiements consistait alors à envoyer des chèques par courrier. La promesse d’un univers émancipé et dématérialisé où l’information se transmet à la vitesse des photons dans une fibre optique bute sur les limites mécaniques et musculaires des bicyclettes des facteurs, des camions de ramassage et de l’organisation dans les centres de tri des services postaux fédéraux… Paypal naît du mariage en 2000 de deux entreprises pré-pubères, fondées au cours des dix-huit mois qui précèdent.

    La première, x.com, s’est donné pour mission de concurrencer les banques dans le nouvel espace digital. À sa tête : Elon Musk, un jeune entrepreneur sud-africain. À vingt-sept ans, dont à peine quatre dans la Vallée, il a déjà revendu une première startup qui fournissait des outils de développement graphique en ligne aux médias (une époque où un écran standard d’ordinateur affichait des pixels d’environ un demi-millimètre, c’est-à-dire dix fois plus gros que ce que peuvent afficher les smartphones en 2020). La seconde, Confinity, compte un certain Peter Thiel, d’origine allemande, parmi ses fondateurs, et ambitionne de créer une monnaie digitale indépendante des banques et des gouvernements, dix ans avant que la cryptomonnaie Bitcoin ne voie le jour.

    Le jeune couple devient Paypal, du nom du produit phare développé par Confinity : un système qui permet de faire circuler de l’argent en ligne de manière sécurisée, de la même façon que le fait une fédération de type VISA à travers ses propres réseaux de terminaux de paiement. À travers son compte en ligne, le payeur donne l’autorisation à Paypal d’effectuer une transaction qui prélève un certain montant du compte bancaire qu’il a spécifié, et le transfère vers le compte du bénéficiaire. Paypal fait circuler cette transaction sur les réseaux bancaires. La banque du payeur débite son compte du montant de la transaction, tandis que la banque du bénéficiaire crédite son compte. Seul Paypal est en mesure de voir les numéros de carte et de compte en ligne du payeur et du bénéficiaire, assurant la sécurité de la transaction. Rapidement, des divergences de culture se font jour entre les anciens de x.com et de Confinity.

    En 2000, Elon Musk est évincé de Paypal alors qu’il se trouve dans les airs, un avion l’emportant vers l’Australie pour ses premières vacances depuis la fusion. Peter Thiel reprend les rênes. La compagnie entre en Bourse en 2002, et est rachetée la même année par eBay pour 1,5 milliards de dollars. Musk perçoit plus de 150 millions dans la transaction. Malgré l’audience du web qui explose et les transactions marchandes en ligne qui prennent de l’ampleur, les médias, qui génèrent l’essentiel du trafic, peinent à trouver des revenus. Le volume ne parvient pas à compenser la très faible valeur des emplacements publicitaires, en particulier comparée à la télévision. Une publicité en ligne est perçue comme peu valorisante pour l’image de marque des annonceurs ; leur impact est difficile à mesurer ; à l’instar du commerce, le marché publicitaire en ligne représente en 1997 une fraction de pour-cent.

    L’arrivée des cookies

    Un détail technique va changer la donne. Il porte le nom inoffensif de cookie. Le cookie est un petit fichier de mémoire, stocké par le navigateur sur l’ordinateur de l’utilisateur, qui ne peut être lu que par le service web qui l’a écrit. Le navigateur transmet le cookie chaque fois qu’une nouvelle connexion est établie avec le service, permettant de créer une relation de longue durée, et privée, entre le service et l’utilisateur. Par exemple, les cookies permettent de maintenir une session ouverte, donc que d’une page à l’autre, l’utilisateur n’ait pas à réintroduire ses identifiants, ou encore que le contenu d’un panier ne disparaisse pas. Le cookie est d’abord développé en 1994 au sein du navigateur Netscape. Trois ans plus tard, une spécification de l’Internet Engineering Task Force (IETF), l’organisme chargé de faire émerger les standards qui composent la suite des protocoles internet, met en garde contre le risque en termes de vie privée de certains types de cookies.

    Ces cookies, dits cookies tiers ou third party, sont un cas d’utilisation qui n’avait pas été prévu à leur création – ce que l’industrie appelle, dans la continuité culturelle de l’année 1984, un hack. Les cookies tiers consistent en script hébergé sur le site que visite l’utilisateur, qui s’exécute dans le navigateur, créant une communication invisible avec l’entreprise tierce qui a écrit le code. Il peut y avoir de nombreuses raisons d’intégrer des cookies tiers: ils permettent à des entreprises partenaires de tracer le comportement des visiteurs, et ainsi d’aider à analyser un site web, optimiser son design et ses performances, détecter des bugs, ou… améliorer la publicité en ligne. L’IETF met en garde contre les risques en termes de vie privée pour les internautes : les cookies – tiers permettraient théoriquement à certaines entreprises d’avoir accès à l’activité des internautes sur un grand nombre de sites web, à leur insu. Le cookie est précisément l’un de ces bouts de code au sein desquels se cachent les nouvelles lois invisibles à la majorité des internautes aliénés à la technique.

    Cette nouvelle loi révoque tacitement le droit à l’anonymat sur Internet : les cookies permettent de réconcilier facilement les différentes identités endossées par un même utilisateur sur différents sites. L’organisation préconise donc que les navigateurs interdisent nativement les cookies tiers. Pourtant, les deux entreprises qui éditent les navigateurs dominants de l’époque, Netscape de Marc Andreessen et Microsoft de Bill Gates, font la sourde oreille. La mise en garde disparaît de la nouvelle spécification publiée en octobre 2000. En particulier, les cookies vont permettre aux identités de persister entre les trois acteurs du modèle publicitaire: les plateformes technologiques vont être capables d’identifier les mêmes utilisateurs lorsqu’ils visitent le site d’un média ou d’un annonceur. Avant que le traçage des données permette aux publicitaires de prédire le comportement des consommateurs et de générer de la publicité ciblée, les cookies vont révolutionner la mesure de l’efficacité publicitaire. Internet invente la publicité à la performance.

    Jusqu’à présent, la publicité était un levier de masse pour les marques et les publicitaires. Des données démographiques et des sondages permettaient d’évaluer l’audience d’un spot publicitaire dans un magazine ou sur une chaîne de télévision. Un spot publicitaire pendant le Superbowl était réservé aux entreprises les plus puissantes. L’impact sur les ventes ne pouvait qu’être grossièrement estimé. Sur Internet, les cookies permettent de savoir si un achat a été influencé par une publicité précise, si une publicité a été suivie d’une visite chez l’annonceur, voire d’un achat. Le jeu se perfectionne alors : les scripts installés par les plateformes publicitaires aussi bien chez leurs clients (les annonceurs) que chez leurs fournisseurs (les médias) captent de plus en plus d’information. Convenablement exploitées, les données d’activité de l’internaute permettent de prédire ses affinités, que ce soit côté marchand (caractéristiques des produits vus et mis au panier) ou côté média (centre d’intérêt, affinités politiques, comportement en ligne…). Nourris de ces données personnelles, les algorithmes sont alors capables de prédire, pour chaque utilisateur, sur chaque emplacement publicitaire et à chaque instant, la probabilité que l’affichage d’une bannière mène à un clic, voire à l’achat du produit mis en exergue.

    Chaque fois qu’un utilisateur se présente sur le site d’un média, une mise aux enchères est organisée en quelques millisecondes : le publicitaire le plus offrant décide de ce qui s’affichera sous les yeux de l’internaute. Les annonceurs paient plus cher pour des publicités mieux ciblées. Les médias, eux, maximisent donc la valeur de leur audience à chaque visite. Tout le monde gagne à cette mise en commun de la donnée. Y compris les utilisateurs : alors que le web des premières années est inondé de publicités qui ouvrent des fenêtres pour des services déconcertants jusque dans les recoins les plus saugrenus de l’écran, la valorisation à la performance permet de montrer des publicités mieux ciblées et moins intrusives.

    D’un point de vue strictement économique, le système semble vertueux : il met sur un pied d’égalité les mastodontes de la consommation et des petits annonceurs, ces derniers pouvant désormais contrôler leurs investissements marketing. De nouveaux acteurs marchands apparaissent, des pure players (dont l’activité ne s’exerce que dans l’univers dématérialisé du web), qui viennent concurrencer les distributeurs traditionnels. De tout petits médias peuvent eux aussi trouver des lignes de revenu, de nouvelles voix se font entendre. Durant presque vingt ans, les cookies tiers vont se multiplier sans qu’aucune remise en question ne vienne peser sur eux. Ils deviendront la clé de voûte du système économique sur lequel se repose une grande majorité des acteurs du web.

    Don’t be evil

    Parmi les entreprises de cette nouvelle vague publicitaire générée par les bourrasques violentes de l’année 2000 figure l’icône Google. Google existe depuis deux ans. Il naît du projet de recherche de deux doctorants à l’université de Stanford, Larry Page et Sergey Brin. Contrairement aux moteurs de recherche de l’époque qui se contentent d’indexer les sites web indépendamment les uns des autres à la recherche de mots clés, l’algorithme de Google se déploie en parfaite symbiose avec la philosophie du World Wide Web : il analyse les relations entre sites web, c’est-à-dire les liens hypertexte qui le connectent. Google s’attelle à la tâche monumentale de hiérarchiser l’information à travers le web, et l’écosystème lui sait gré de ce travail de titan: le moteur de recherche supplante tous ses concurrents; les plus prestigieux fonds d’investissement investissent dans Google. À l’époque, Google a plusieurs modèles de revenus. La régie publicitaire Adwords en fait partie mais est alors très minoritaire. Le fonctionnement d’Adwords est assez franc: chaque annonceur peut participer à une enchère pour acquérir un mot spécifique, par exemple dog (chien). S’il gagne, la prochaine fois qu’un utilisateur recherchera le mot dog, il verra apparaître au-dessus de ses résultats de recherche une publicité pour la dogfood (nourriture pour chiens) de l’annonceur.

    Google vend aussi des licences pour faire tourner ses modèles au sein des systèmes d’information privés de larges organisations, une offre que n’aurait pas refusée le CERN de Tim Berners-Lee. À l’orée du nouveau millénaire, ce modèle est celui que privilégient ses fondateurs. La devise Don’t be evil («ne sois pas malfaisant»), qui deviendra le code de conduite officiel de l’entreprise, serait née à cette époque. Page et Brin, les fondateurs de Google, font publiquement part de leur sentiment que le mal, evil, ce pourrait bien être la publicité. Dans un papier de recherche, ils soutiennent qu’un moteur de recherche financé par la publicité en viendra tôt ou tard à prioriser les besoins des annonceurs face à ceux des consommateurs. Cette profession de foi ne résiste guère au cataclysme de mars 2000. Alors que les valeurs des stocks technologiques s’effondrent, les sources de financement dans la vallée, qui jusqu’alors semblaient inépuisables, tarissent subitement. Google est né sous les meilleurs auspices : Jeff Bezos, le jeune fondateur d’Amazon, est l’un des trois premiers business-angels à investir dans la startup ; moins d’un an s’écoule avant qu’il soit rejoint par les plus prestigieux fonds de capital-risque de la Vallée. Depuis sa naissance, le gourmand algorithme de Google siphonne les fonds injectés par les fonds de capital-risque – c’est le jeu du capital-risque – sans que personne ne mette en doute la pertinence des algorithmes de Google, qui surclassent la concurrence. Mais en cette période de défiance généralisée, plus personne ne veut risquer le moindre investissement dans une entreprise dont l’horizon de profitabilité est encore flou. Chez Google, c’est l’état d’urgence : il ne reste que quelques mois pour lever des fonds ou l’entreprise fera banqueroute, et pour lever des fonds, il faut réinventer la mécanique financière de l’entreprise. Eric Schmidt entre en jeu.

    Poussé à prendre les rênes de l’entreprise par les investisseurs historiques de la firme de Mountain View, l’expérimenté manager orchestre le changement de paradigme qui fait d’Adwords la main de Midas des temps modernes. Ce changement est infinitésimal : à peine une règle du jeu de modifiée ; à peine une loi interne, qui régit la mise aux enchères des mots-clés. Auparavant, qui annonçait la plus forte mise gagnait l’enchère, donc le droit d’afficher un résultat de recherche sponsorisé. Google était payé lorsque (et si) l’internaute cliquait sur la publicité. Désormais, l’enchère est accordée non à l’annonceur le plus offrant, mais à celui dont l’enchère pondérée par la probabilité que l’utilisateur clique sur la publicité est la plus élevée. C’est-à-dire que pour deux enchères égales par ailleurs, Google montrera à l’internaute celle qui a le plus de chances de lui plaire. Cette différence maximise l’espérance de revenu pour chaque publicité montrée par Google; elle augmente aussi le retour sur investissement des annonceurs. Quant aux utilisateurs, ils sont désormais exposés à des publicités plus pertinentes. Il y a encore une conséquence plus profonde. Beaucoup plus profonde.

    Pour être capable d’estimer cette probabilité de clic de l’utilisateur, Google doit être capable de prédire ses comportements, ce qui signifie accumuler les données personnelles en vue d’en nourrir ses algorithmes. À cette époque, Google occupe déjà une position de domination presque absolue sur les moteurs de recherche ; le système de surveillance qu’il met ainsi en place s’exerce donc déjà quasiment à l’échelle de la société. Google a découvert le nouvel or noir du cyberespace, la donnée comportementale. Contrairement aux puits de pétrole, propriétés communes pour lesquelles les entreprises pétrolières se voient accorder sous conditions une concession de recherche et d’exploitation, aucune autorité territoriale souveraine ne semble être consciente des forages en cours dans le cyberespace. D’un point de vue technologique, ce nouveau paradigme demande à Google de revisiter profondément ses services. En 2003, Google lance sa régie publicitaire AdSense, qui permet aux médias de mettre aux enchères leur espace publicitaire à travers Google. Deux ans plus tard, l’acquisition de Urchin Software Corp. donne naissance à Google Analytics, un service gratuit qui permet à n’importe quel site d’utiliser le service pour analyser son propre trafic. Pour faire fonctionner AdSense ou Analytics, le propriétaire d’un site web doit installer les scripts ou trackers créés par Google. Tous les visiteurs des sites clients du réseau Google se voient donc poser un cookie-tiers Google. En 2018, on estime que les scripts de Google sont déployés sur 76 % des sites web dans le monde ; c’est donc 76 % du trafic mondial que Google est capable de surveiller. L’état d’urgence instauré par Google en 2000 est devenu l’état permanent qui régit encore internet vingt ans après. Cette transformation était-elle inévitable ?

    Dans le contexte de cette crise financière si intimement liée au manifeste libertarien Cyberspace and the American Dream, peut-être. Néanmoins, des moteurs de recherche concurrents ont par la suite su se créer et survivre en gardant un modèle économique publicitaire réduit aux enchères sans prédiction comportementale. La forme que revêt une technologie est indissociable des conditions économiques et idéologiques qui président à son apparition. Et si Google s’est trouvé sur la trajectoire de collision de l’idéologie libertarienne, son héritage techno-utopiste va aussi se révéler par d’autres traits. Pour les idéalistes Brin et Page, le tournant publicitaire de Google – et la prise de pouvoir d’Eric Schmidt – est une désillusion dont ils se rattrapent en prenant les rênes de Google X. Google X est la moonshot factory («fabrique à envoyer des fusées sur la lune») de Google, un laboratoire secret dont naîtront les lunettes de réalité augmentée Google Glass (2013), les voitures autonomes Waymo (2016), le réseau internet Loom (2018) distribué à travers des ballons (qui arrêtent leur ascension à la stratosphère, bien avant la Lune). Google utilise aussi son propre fonds d’investissement pour se diversifier et soutenir massivement les initiatives transhumanistes. En 2012, Ray Kurzweil, fondateur de la Singularity University, l’un des plus éminents penseurs transhumanistes rejoint Google. Dans les années suivantes, Google intensifie ses efforts de recherche dans une informatique quantique qui pourrait accélérer la marche vers le point de singularité technologique. En 2013, la succursale Calico se donne pour objectif ultime d’éradiquer la mort. Parmi les mille entreprises de la grande famille Google – renommée à partir de 2015 Alphabet, Google restant le nom de l’ensemble des entreprises incluses dans l’industrie des médias – fort peu visent à asseoir plus encore l’empire financier basé à Mountain View. Les autres, quoi qu’il en coûte, travaillent à faire advenir le futur espéré par les fondateurs Larry et Sergei. La déclaration fiscale d’Alphabet montre qu’en 2019, 82 % de ses revenus sont toujours basés sur la publicité, ce mal temporaire que Google a concédé face à la crise. Don’t be evil, répètent pourtant sans fin Larry et Sergei. Peut-être ajoutent-ils tout bas : à moins que la fin ne justifie les moyens.

    Notes :

    1 : Les lignes suivantes sont issues de son ouvrage.

    Hyperloop : les paradoxes d’une « révolution »

    https://www.flickr.com/photos/163370954@N08/46339127625/in/photostream/
    Elon Musk, CEO of SpaceX and Tesla © Daniel Oberhaus (2018)

    En 2013, l’iconoclaste patron de Tesla, Elon Musk, présente son idée du train du futur : l’Hyperloop. Il donne au monde les premières ébauches de ses travaux rassemblant quelques croquis, graphiques et études techniques. Cette nouvelle technologie « révolutionnaire » devrait permettre de se rendre de Paris à Marseille en moins d’une heure. Il est néanmoins nécessaire de questionner l’utilité politique et environnementale d’une telle avancée technique, ainsi que son modèle économique.


    LA CONCURRENCE COMME MOTEUR

    « Quand je l’explique à mes enfants, je leur dis simplement que c’est “un train, très, très rapide”, pour ne pas dire supersonique, qui est “très très propre” et qui va relier toutes les villes du monde. » explique Dirk Ahlborn, patron d’Hyperloop Transportation Technology.

    Elon Musk invite le monde à s’approprier ses premières ébauches d’études, qu’il rend libre de droits sous format open source, dans un document de 57 pages, en arguant qu’il n’a pas le temps de s’en occuper lui même. Mais développer cette technologie est évidemment extrêmement coûteux et l’open source de Musk se transforme rapidement en mise en concurrence du peu de start-up capables de lever les fonds nécessaires. Quelques entreprises se battent aux quatre coins de la planète pour être la première à mettre au point l’Hyperloop. Deux ont investi récemment en France : Hyperloop TransPod à Limoges et Hyperloop Transportation Technology à Toulouse. Ce n’est donc ni SpaceX ni Tesla, ou une autre compagnie géante du monde technologique, qui mène cette recherche, mais bien de petits acteurs frontalement concurrents. Les recherches sont en cours, ponctuées de coups de communication et de secrets industriels.

    https://www.spacex.com/sites/spacex/files/hyperloop_alpha.pdf
    Croquis original de l’Hyperloop imaginé par Musk © SpaceX

    À Toulouse on annonce régulièrement avoir « achevé les pistes d’essais », être en train de « procéder aux premiers tests » et même avoir « pris le temps de concevoir et de construire un système commercialement viable » pour cette première ligne-test actuellement en fin de construction, selon le PDG d’Hyperloop TT. Hyperloop TransPod se targue d’avoir obtenu les permis de construire à Limoges, entre deux visites à l’étranger, notamment en Thaïlande où Sébastien Gendron, le PDG, « a rencontré celui qui est pressenti pour devenir le prochain Premier ministre et qui souhaite créer une ligne Hyperloop entre Phuket, Bangkok et Chiang Mai », selon la presse. Les affaires marchent, les projets se multiplient et la science avance, mais la concurrence fait rage.

    Cette technologie, qui doit révolutionner le monde du transport et changer le quotidien de millions de personnes selon ses promoteurs, se trouve donc au centre d’une guerre économique sans merci. Plutôt que de coopérer, les petits acteurs isolés sont incités à dépasser leurs concurrents le plus tôt possible, faute de quoi ils mettront la clé sous la porte. Cette situation n’étonne plus grand monde aujourd’hui, mais force est de constater qu’elle contraste fortement avec la précédente innovation en termes de transport à grande vitesse : le développement du TGV Français dans les années 70, conduit sur instruction du gouvernement, par une entreprise publique.

    Elon Musk, loin d’avoir oublié cette histoire, en est le premier bénéficiaire : ses milliards lui permettent de racheter au prix fort la première startup capable de propulser son train à plus de 1000 km/h. Et même si ces entreprises déposent au fur et à mesure de leurs recherches différents brevets commercialisables, mieux vaut ne pas décevoir les investisseurs, notamment la SNCF ou General Electric dans le cas d’Hyperloop One, troisième startup dans la course.

    Les territoires risquent d’être les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

    Même la gestion interne de cette innovation est 2.0. Comme le révèlent les Echos au sujet de l’implantation des bureaux de recherche d’Hyperloop TT à Toulouse : « le centre de R&D n’emploie encore que 10 salariés, au lieu des 25 prévus. Il fait aussi travailler une dizaine de personnes d’autres entreprises car la jeune pousse américaine a un modèle particulier : elle n’emploie que 60 salariés mais mobilise 800 personnes rémunérées en stock-options. » La rémunération en stock-options (c’est à dire en parts de l’entreprise) est un autre moyen de pousser ses associés à donner le meilleur d’eux même sur le champ de bataille économique. Si Hyperloop TT gagne la course, ces 800 personnes s’enrichiront considérablement, proportionnellement à la valeur de l’entreprise qu’ils auront contribué à créer. À l’inverse, les parts des entreprises perdantes risquent de ne pas valoir grand chose.

    Certes, ces entreprises perdantes trouveront à n’en pas douter une pirouette économique pour revendre ou ré-exploiter les recherches engagées. Le gâteau mondial du déploiement de cette technologie semble si énorme qu’elles pourraient même retourner la situation et s’arranger entre elles pour se le partager. À l’inverse les territoires risquent d’être eux, les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

    LES POUVOIRS PUBLICS ET LE SOLUTIONNISME TECHNOLOGIQUE

    L’imaginaire collectif valorise le progrès, la vitesse et l’innovation. Voilà en partie pourquoi ce projet est plébiscité partout et distille sa dose de rêve autant chez les enfants que dans les bureaux des métropoles, régions et autres collectivités territoriales. Vincent Léonie, président de l’association Hyperloop Limoges et adjoint au Maire de la ville déclare : « La Silicon Valley, au départ il n’y avait rien, et nous sommes sur le même principe. Aujourd’hui, à Limoges, les terrains sont disponibles et bon marché, nous avons de l’intelligence avec notre université. Nous défendons le désenclavement par notre intelligence pour montrer ce que l’on est capable de faire. Imaginez un Francfort-Paris-Limoges-Barcelone ! » À Châteauroux, à qui Hyperloop TransPod a promis une future ligne reliant Paris en 20 minutes, on chante également les louanges de la technologie. La Métropole a rejoint en mars cette association Hyperloop Limoges. « Nous ne voulons pas passer à côté de quelque chose qui peut être une opportunité pour le territoire », affirme Gil Avérous, président de Châteauroux Métropole.

    Les métropoles françaises sont loin d’être les seules à s’associer à ces startup et à entrer indirectement dans cette course concurrentielle à l’innovation. Hyperloop TT a su gagner le cœur de l’Europe de l’Est en signant un accord avec les autorités slovaques pour étudier la faisabilité d’une liaison des trois capitales Vienne, Bratislava et Budapest, ainsi que des deux plus grandes villes de Slovaquie, Bratislava à l’Ouest et Kosice à l’Est. Chacun y trouve les avantages qu’il veut bien y voir, Vazil Hudak, ministre de l’Économie de la République slovaque estime que « La construction de l’hyperloop dans notre région d’Europe Centrale permettrait de réduire sensiblement les distances entre nos agglomérations ». Et des dires de l’entreprise : « Il est maintenant crucial pour nous de collaborer avec des gouvernements autour du monde. »

    C’est également dans cette optique qu’un projet est en cours chez Hyperloop TT pour relier Abou Dhabi à Dubaï. Hyperloop One se concentre quant à lui sur les Etats-Unis et travaille à relier Los Angeles à San Francisco pendant que le Canadien TransPod tente de relier Toronto à Windsor, dans l’Ontario.

    Les élus écologistes de la région Nouvelle Aquitaine, qui s’opposent aux Hyperloop, indiquent dans un communiqué en 2018 que : « Les promoteurs du projet Hyperloop exercent un lobbying intense auprès des collectivités et des médias. » À n’en pas douter ces promoteurs défendent leurs projets et tentent de convaincre les élus de son utilité. Sa facilité d’implantation s’explique donc par des efforts de lobbying mais aussi et surtout par une foi inébranlable de l’imaginaire collectif en un progrès forcément bénéfique, car relevant d’une innovation technologique.

    Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

    Le solutionnisme technologique, c’est l’idée développée notamment par Evgeny Morozov et promulguée par la Silicon Valley, selon laquelle Internet, l’innovation et le progrès technique apporteront toutes les réponses aux problèmes sociétaux. Cette idée transparaît dans toutes les prises de paroles grandiloquentes autour de cette nouvelle technologie. Selon Morozov, qui déconstruit régulièrement l’enthousiasme autour des promesses techniques, ce solutionnisme a un problème fondamental : il construit un Silicon Paradise en répondant le plus souvent à des problématiques erronées. « Ce qui pose problème n’est pas les solutions qu’ils proposent, mais plutôt leur définition même de la question », dit-il. Pourquoi une telle vitesse ? Quel intérêt la majeure partie de la population aura-t-elle à voir se construire des lignes reliant Marseille à Paris en moins d’une heure ? Face à la catastrophe environnementale annoncée, la vitesse est-elle réellement plus intéressante que la transition écologique ?

    Mais « les plus grands industriels viennent réussir ici, (…) Toulouse Métropole confirme avec éclat son statut de territoire des transports de demain », affirme Jean-Luc Moudenc, Maire de Toulouse au lendemain de la signature de contrat avec Hyperloop TT en 2017. Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

    CACHER UNE FAISABILITÉ ET UNE UTILITÉ DISCUTABLE

    Si les entreprises engagées dans cette course trouveront probablement, comme évoqué précédemment, des issus de secours en cas de panne des projets Hyperloop, il n’en sera probablement pas de même pour les collectivités qui auront largement subventionné des projets disparus, qui se retrouveront potentiellement avec des infrastructures inutiles sur leur territoires, et qui risquent gros avec le départ de ces startup. À Toulouse par exemple, Hyperloop TT fut accueilli en grande pompe et se trouve aujourd’hui au cœur d’une nouvelle zone d’innovation centrée sur les transports de demain, au sein de laquelle lui ont été cédée de larges terrains. Si son arrivée fut bénéfique pour l’image et l’attractivité territoriale de la ville et de cette nouvelle zone de Francazal, son départ en cas de rachat ou de faillite pourrait être à l’inverse très négatif et déconstruire un processus en cours de polarisation territoriale de l’innovation.

    Car il faut bien le dire, les critiques pleuvent à l’égard des projets Hyperloop. D’abord, le format startup pose la question de l’inscription de ces entreprises dans le temps. Elles donnent l’impression de vouloir s’insérer durablement sur les territoires où elles s’installent, pourtant les start-up qui marchent sont souvent rachetées par les géants de la tech. Le format de ce marché pousse à croire qu’une fois la technologie maîtrisée, SpaceX (où un autre géant) sera prêt à débourser des millions pour racheter l’heureuse élue. Si cette élue est Hyperloop TT, qu’adviendra-t-il des pistes de tests et des bureaux toulousains ? Musk continuera-t-il ses essais en Europe ou se concentrera-t-il sur son projet initial : une ligne San Francisco – Los Angeles ?

    Ces questions surviennent finalement après les principales : cette technologie sera-t-elle un jour maîtrisée ? Est-il réaliste de penser qu’un modèle économique viable émergera de ces expériences ? Aujourd’hui, les entreprises qui se targuent d’avoir réussi leurs premiers tests, notamment Hyperloop One dans le désert du Nevada, n’ont pas encore dépassé les 400 km/h, bien loin donc des plus de 1000 km/h annoncés. Tout en annonçant des commercialisations pour 2020/2021, les startups laissent entendre que de nombreux défis techniques restent à relever.

    https://www.spacex.com/sites/spacex/files/hyperloop_alpha.pdf
    Carte originale de l’Hyperloop imaginé par Musk reliant Los Angeles à San Francisco © SpaceX

    Les inquiétudes des ingénieurs, en externe et en interne, se focalisent sur la sécurité, le freinage, le nombre de capsules, etc. François Lacôte, ingénieur polytechnicien français et ancien directeur technique d’Alstom Transport, publie ainsi en avril 2018 avec l’Association des Lauréats de la Fondation Nationale Entreprise et Performance (Club Pangloss), une étude qui affirme que les défis techniques évoqués sont en fait des impasses techniques. Dans cette étude au titre univoque : « Hyperloop : formidable escroquerie technico-intellectuelle », il évoque les problèmes liés à la vitesse, notamment le fait que « là où les systèmes ferroviaires à grande vitesse actuels permettent un espacement à 3 minutes, soit un débit théorique de 20 trains à l’heure, l’Hyperloop, avec un débit théorique de 10 navettes à l’heure, ne devrait pas pouvoir faire mieux ». Pour lui, la taille des capsules pose également problème puisque selon ses calculs, « le débit théorique du système Hyperloop (1000 passagers par heure) est 20 fois inférieur au débit théorique du système TGV (20 000 passagers par heure). Ce qui est un bilan économique complètement impossible, même avec un coût d’infrastructure proche de celui du système TGV, alors qu’il lui est très largement supérieur. »

    Ces considérations techniques posent donc la question du modèle économique d’Hyperloop. Ses promoteurs, notamment E. Musk dès les débuts, ont affirmé que ce mode de transport serait « économique ». En estimant par exemple les coûts de construction des infrastructures à 11,5 millions de dollars du mile (1,6 kilomètre), soit un coût moindre que celui du TGV. Problème : Forbes aurait eu accès à des documents internes d’Hyperloop One estimant le coût de la liaison entre Abou Dhabi et Dubaï à 4,8 milliards de dollars, soit 52 millions de dollars par mile. Ces coûts varient en fait totalement en fonction de la localisation des constructions et sont principalement liés au fait que pour atteindre des vitesses telles, les lignes Hyperloop doivent être totalement rectilignes (bien plus que celle d’un train classique) et nécessitent donc la construction de multiples ponts, tunnels et autres infrastructures extrêmement coûteuses.

    « Nous voulons que ce soit un moyen de transport démocratique »

    En croisant cette information avec l’idée que les capsules Hyperloop ne pourront contenir qu’un nombre limité de voyageurs et que leur fréquence ne pourra pas être trop importante, comment croire les promesses de Shervin Pishevar, membre fondateur d’Hyperloop One qui assure que l’Hyperloop sera « moins onéreux » pour les usagers « que n’importe quel système existant » ? Surtout quand cette promesse repose sur l’idée que ce faible coût se basera sur le fait que : « Vous n’avez plus de roues en acier qui frottent sur quelque chose. C’est sans contact. Donc vous n’avez pas d’érosion du matériel. » La baisse des coûts de maintenance couvrira-t-elle réellement l’ensemble des investissements évoqués plus haut ?

    Au vu des données technico-économiques il semble que seul un plan d’investissement massif de la part d’un État pourrait permettre le déploiement d’Hyperloop en dehors des pistes d’essais. Mais se pose alors la question de son utilité sociale et environnementale.

    POURQUOI ALLER PLUS VITE ?

    Si les intérêts des différents promoteurs sont clairs : le profit grâce à l’innovation et la disruption, la construction de ce profit dépendra probablement de leur capacité à convaincre les acteurs publics de l’intérêt même de leur technologie, de leur capacité à vendre leurs innovations aux seuls acteurs capables de les déployer, ou en tout cas de les aider à la déployer. Mais pourquoi un État investirait-il dans cet accélérationnisme ?

    Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports.

    Certains chercheurs tentent déjà de montrer depuis des années, en questionnant la notion d’intérêt général, les problèmes liés de la multiplication des lignes LGV en France. Julien Milanesi note notamment que « L’observation a malheureusement l’allure de l’évidence, mais plus on est riche et plus on voyage ». Il étaye son analyse par des chiffres de fréquentation montrant finalement que « l’investissement public dans de nouvelles lignes à grande vitesse n’est pas socialement neutre ». Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Que penser alors d’un potentiel nouvel investissement dans des lignes qui seront probablement encore plus élitistes ? Aujourd’hui les lignes à grande vitesse existantes profitent statistiquement plus à ceux qui peuvent se permettre de partir en vacances régulièrement ou à ceux qui peuvent se permettre d’habiter à Bordeaux pour travailler à Paris. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports. Même le député de la majorité Cédric Villani, dans un rapport daté de 2018, craint que ce nouveau mode de transport crée un « système de transports à deux vitesses […] où les plus rapides sont réservés aux plus riches ». Mais le député LREM conclu son rapport en annonçant que « La France […] doit veiller à développer ses capacités de R&D et d’innovation, publique comme privée, dans ce secteur dont les enjeux de propriété intellectuelle peuvent être importants ». Concurrence internationale oblige, si nous ne développons pas cette technologie, nos voisins le feront à notre place. Les craintes autours de possibles conséquences sociales néfastes sont vite balayées face aux opportunités de croissance.

    Pourtant, développer un transport élitiste n’est pas le seul problème. Relier les métropoles ne sera pas sans conséquences pour les territoires ruraux exclus de ces avancées techniques. Si les TGV peuvent utiliser les petites gares, les projets Hyperloop souhaitent relier les grandes villes en oubliant totalement les périphéries. Pour établir à nouveau une comparaison avec les LGV, Milanesi montre que la croissance et le dynamisme économique promis aux collectivités investissant dans le développement de ces lignes se construit au détriment des autres territoires. L’activité promise ne se crée pas avec l’arrivée d’une LGV, elle se déplace plutôt des périphéries vers les centres urbains. La fracture territoriale existante risque donc encore de s’alourdir. « Vouloir relier deux grandes villes au détriment des transports de proximité, c’est tuer les villes moyennes », affirment les élus écologistes.

    https://en.wikipedia.org/wiki/N700_Series_Shinkansen#/media/File:Line_scan_photo_of_Shinkansen_N700A_Series_Set_G13_in_2017,_car_02.png
    The Shinkansen N700A Series Set G13 high speed train travelling at approximately 300 km/h through Himeji Station © Dllu

    Mais la nécessaire évolution de nos modes de déplacement vers des moyens de transport propres ne justifie-t-elle pas les problèmes évoqués jusqu’à présent ? Car c’est la grande promesse des Hyperloop : « Faster, Cheaper, Cleaner » ; un train « très très propre ». Cette technologie se trouve en fait dans une sorte de flou permanent, que ses promoteurs entretiennent largement. Elle serait un nouveau moyen de transport entre le train et le métro, avec, grâce à sa vitesse, l’objectif de remplacer l’avion, moyen de transport le plus coûteux en émissions.

    Le premier problème se situe dès le début, au niveau de ce flou. Hyperloop veut établir un report modal des usagers de l’avion, mais aussi de ceux du train voulant se déplacer plus vite, tout en développant une technologie à faible capacité d’accueil, ne pouvant évidemment pas traverser les Océans. Il paraît donc étonnant de penser qu’elle pourra un jour, même déployée à son maximum, supplanter l’aéronautique. D’autant que l’aéronautique reste un secteur industriel majeur qui trouvera les moyens de se distinguer pour survivre, par exemple en développant de nouveaux avions supersoniques extrêmement polluants. Hyperloop risque donc de créer un nouveau besoin, un nouveau marché, de nouveaux débouchés, de nouvelles possibilités de croissance ; mais ne sauvera pas la planète. Au contraire, cette technologie semble avoir un impact très négatif sur notre environnement.

    On imagine le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes .

    Les promesses initiales sont tout de même à prendre en compte. Des panneaux solaires pourraient être installés sur les tubes pour permettre une autosuffisance relative, voire un excédent de production électrique. Un moyen de transport autosuffisant semble effectivement très intéressant écologiquement. D’autant que la pollution sonore sera inexistante grâce aux tubes, qui permettent aussi d’éviter les accidents, notamment avec les animaux traversant les voies. Mais se pose à nouveau le problème fondamental de la construction des infrastructures. Nous l’avons évoqué, la nécessaire linéarité des voies risque de conduire à des coûts financiers astronomiques, qui se transformeront en coûts environnementaux. Ce transport écologique en ligne droite devra, pour atteindre les vitesses espérées, fendre les montagnes, traverser des zones protégées, déboiser des forêts, passer au dessus des exploitations agricoles… Et même si TransPod affirme que pour la ligne Le Havre-Paris « les agriculteurs pourront cultiver leurs champs sous les lignes », on imagine aisément les expropriations nécessaires, les destructions d’espaces naturels, et surtout, le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes.

    Le doute s’installe donc quand à l’utilité économique, sociale et environnementale d’une telle innovation révolutionnaire et disruptive. Greenwashing ou réelle volonté d’apporter un renouveau écologique au monde du transport, largement responsable d’une part importante des émissions ? Le doute s’installe à nouveau lorsque l’on sait que parmi les principaux intéressés par le déploiement de cette technologie se trouve Amazon, grand défenseur s’il en est de la cause écologique, qui aimerait livrer ses colis toujours plus rapidement.

    Cette histoire montre en tout cas comment, toujours aujourd’hui, face au désastre environnemental annoncé, notre système économique favorise l’innovation, source de croissance, plutôt que la recherche de solutions réelles. Un mode de transport autosuffisant semble être une bonne idée, mais comme le disent les élus écologistes de la Nouvelle Aquitaine : « Sans faire beaucoup de calculs, si on couvrait la voie SNCF d’un nombre suffisant de panneaux photovoltaïques, on pourrait arriver aux mêmes résultats. »