Sanctions américaines : des effets dévastateurs pour les peuples, mais pas sur les régimes

Billet de banque irakien avec le portrait de Saddam Hussein. Les sanctions américaines contre le pays entre 1990 et 2003 ont fait plus d’un million de morts. © Rob

Les sanctions économiques de grande ampleur sont devenues le moyen privilégié des États-Unis et de leurs alliés pour défendre leurs intérêts et écraser leurs adversaires. Parallèlement, la critique et l’opposition à ces mesures imposées de manière arbitraire ont fortement augmenté, surtout dans le Sud global, où elles sont considérées comme des interventions néocoloniales contraires au droit international. Avec la guerre économique contre la Russie, les conflits internationaux à leur sujet ont pris une nouvelle dynamique. Les mesures pratiques qui sont désormais de plus en plus adoptées dans le Sud global pour surmonter, contourner et prévenir les blocages économiques sont également dirigées contre la domination occidentale en général, accélérant ainsi les bouleversements vers un monde multipolaire [1].

Alors que jusqu’à la fin de la guerre froide, seuls quelques pays étaient confrontés à des sanctions économiques, ce chiffre a augmenté de 1990 à début 2023 pour atteindre 27% des pays du monde. Bien que le terme « sanctions » ne soit strictement correct que pour les restrictions imposées par le Conseil de sécurité de l’ONU, car elles seules sont généralement considérées comme légitimes. En réalité, nous sommes principalement confrontés à des mesures coercitives unilatérales des États-Unis, que l’UE soutient dans environ la moitié des cas. Celles-ci visent aujourd’hui, à divers degrés, plus de 40 pays, soit, en termes de population, un tiers de l’humanité.

Une arme utilisée depuis des décennies

Les pays les plus touchés aujourd’hui étaient toutefois déjà soumis à des blocages économiques de grande ampleur avant 1990 : La Corée du Nord, Cuba, l’Iran et la Syrie, ainsi que la Russie en tant que membre de l’Union soviétique. La Corée du Nord est soumise à des mesures d’embargo de la part des États-Unis depuis le début de la guerre de Corée en 1950 et à des sanctions de l’ONU depuis 2006. Combinées, elles reviennent à interdire presque totalement le commerce, les investissements et les transactions financières avec le pays.

Cuba est confronté depuis près de 60 ans à un blocus économique, commercial et financier, dans le prolongement des opérations militaires et de renseignement lancées par les États-Unis contre le gouvernement révolutionnaire à partir de la fin 1959, après la chute de la dictature de Batista. Ces mesures visent à provoquer un effondrement économique et à entraver le développement du pays. Comme dans les autres cas, elles servent également à la dissuasion. L’île ne doit en aucun cas servir de modèle aux autres pays pauvres du Sud. Avec les lois Torricelli et Helms-Burton de 1992 et 1996, Washington contraint également les entreprises et les institutions financières de pays en développement à participer au blocus par le biais de « sanctions secondaires », afin de complètement isoler l’île du système commercial et financier international.

L’Iran fait également l’objet de mesures de blocus d’une ampleur similaire. Les États-Unis les ont imposées à partir de 1979, après la chute du Shah Reza Pahlavi, leur principal allié dans la région, et n’ont cessé de l’étendre depuis lors. Depuis 1995, la République islamique est soumise à un blocus total, et des « sanctions secondaires » ont été instaurées pour en garantir le respect, comme le « Iran and Libya Sanctions Act » de 1996.

La Syrie est également confrontée à des mesures coercitives étasuniennes depuis 1979. Washington avait placé le pays sur sa liste des « promoteurs du terrorisme d’État » en cette année de bouleversements, en raison du soutien de la Syrie aux organisations palestiniennes et autres organisations anti-impérialistes.

Ces quatre exemples montrent déjà de manière évidente la nature et les objectifs des mesures coercitives occidentales, qui sont souvent justifiées officiellement par la menace supposée que représenteraient les pays visés en se basant sur les violations des droits humains et d’autres motifs similaires. Il s’agit manifestement d’affaiblir, de déstabiliser et d’obliger à changer de régime.

Même si elles sont désormais perçues de manière plus critique en Occident, les sanctions demeurent largement considérées comme un moyen efficace et légitime pour punir les violations du droit international et contraindre les pays à respecter les droits de l’homme. Cependant, en pratique, on observe que seules les puissances ou alliances économiquement dominantes sont capables d’imposer efficacement des mesures de blocus, sans jamais être elles-mêmes la cible de telles mesures, même lorsqu’elles commettent les pires crimes.

Excepté la guerre économique contre la Russie, ce sont surtout les pays les plus pauvres du Sud global qui font l’objet d’attaques économiques de la part des puissances impérialistes et des anciennes puissances coloniales.

Et évidemment, elles ne sont appliquées que dans la poursuite de leurs propres intérêts. C’est pourquoi les sanctions ne renforcent pas du tout la « force du droit », comme aiment à le prétendre certains responsables politiques, mais ne font qu’imposer la « loi du plus fort ». Elles restent donc des actes arbitraires, même dans les cas où les motifs invoqués semblent justifiés, et relèvent en fin de compte, selon Hans Köchler de l’Organisation Internationale pour le Progrès à Vienne, de « l’arsenal du droit de la force ».

Les blocus économiques sont également presque exclusivement imposés par les États-Unis et leurs alliés, et ce de plus en plus. Ils visent invariablement les pays considérés comme des adversaires ou des rivaux des États-Unis et de leurs alliés, ou qui ne veulent pas se soumettre assez volontiers à leurs intérêts économiques et géopolitiques. Si l’on fait abstraction de la guerre économique contre la Russie, ce sont en premier lieu les pays en développement les plus pauvres du Sud global qui font l’objet d’attaques économiques de la part des puissances impérialistes et des anciennes puissances coloniales. Leurs actions d’extorsion doivent donc également être considérées comme une forme de néocolonialisme.

Pour les États-Unis et l’UE, les mesures coercitives globales sont des moyens qui ne sont pas considérés comme des attaques militaires – elles représentent une alternative plus avantageuse avec des risques et des effets secondaires bien moindres pour les agresseurs. Comme ils agissent sans effusion de sang, il leur est plus facile de susciter un soutien public et d’atteindre leurs objectifs sans attirer trop d’attention Mais la situation peut rapidement se transformer en véritable guerre économique, tout aussi meurtrière et destructrice. En effet, ces mesures ont le potentiel de réduire à néant des décennies de progrès dans les pays concernés dans des domaines clés tels que les soins de santé, le logement, les infrastructures de base et le développement industriel. De plus, elles comportent toujours le risque d’une escalade vers une confrontation militaire ouverte.

L’arme la plus redoutable : les blocages financiers

Les États-Unis privilégient désormais le recours aux blocages financiers, allant de l’interdiction de certaines transactions à la fermeture de comptes, jusqu’à l’exclusion totale du marché financier étasunien. Ils s’appuient sur le rôle central des institutions financières étasuniennes dans le traitement des transactions financières transfrontalières et sur le rôle dominant du dollar américain en tant que monnaie de référence, de réserve et de transaction mondiale.

Pour les transactions internationales, il est généralement impossible de passer à côté des établissements financiers étasuniens. Cela donne aux autorités du pays de l’Oncle Sam de larges possibilités d’intervention. Elles sont justifiées par le simple fait que de passer par des comptes étasuniens ou d’utiliser le dollar place l’entreprise sous la souveraineté américaine, même si l’expéditeur et le destinataire sont situés dans d’autres pays et qu’il n’y a pas de lien avec les États-Unis. Les blocages dans ce domaine sont donc l’arme de sanction la plus efficace et la plus universellement applicable des États-Unis. Contrairement aux mesures d’embargo classiques, comme les restrictions aux exportations et aux importations, elles ont un impact considérable même sans soutien international.

Les sanctions financières sont l’arme la plus efficace et la plus universellement applicable des États-Unis. Contrairement aux embargos classiques, elles ont un impact considérable même sans soutien international.

Les blocages financiers jouent également un rôle essentiel dans l’application de « sanctions secondaires » visant à contraindre les personnes et les entreprises de pays tiers à se conformer aux règles étasuniennes en matière d’embargo. Les pays réfractaires risquent de se voir retirer leurs actifs, de payer de lourdes pénalités, voire d’être exclus des marchés américains. Les « sanctions secondaires » sont largement perçues au niveau international (y compris par l’UE) comme étant contraires au droit international.

En 1996, en réaction à la loi Helms-Burton contre Cuba, Bruxelles a adopté un règlement « de protection contre les effets de l’application extraterritoriale d’actes juridiques adoptés par un pays tiers ». Il interdit même explicitement le respect de sanctions secondaires, mais reste totalement inoffensif, l’UE n’étant pas capable de protéger les citoyens et les entreprises de l’UE contre le chantage étasunien.

Dans la guerre économique contre la Russie, Bruxelles a commencé l’année dernière à menacer elle-même de « sanctions secondaires » les entreprises. Et les think tanks européens poussent les États de l’UE à miser encore plus sur la contrainte économique dans la poursuite de leurs intérêts économiques et géopolitiques. « Au siècle de la concurrence entre la Chine et l’Occident, l’empire de la géoéconomie constituera probablement le front central », explique par exemple le European Council on Foreign Relations dans une analyse d’avril 2023. Les auteurs se prononcent en faveur d’une « OTAN géo-économique », qui serait un forum pour l’UE, les États-Unis et le Royaume-Uni, où ils pourraient coordonner les décisions relatives aux mesures économiques coercitives.

Conséquences mortelles

Parallèlement à l’extension des blocages économiques, la résistance envers ces derniers s’accroît. Elle s’enflamme principalement à cause des conséquences humanitaires désastreuses. Les critiques se sont multipliées, notamment à propos des conséquences catastrophiques de l’embargo imposé à l’Irak en 1990, qui a coûté la vie à plus d’un million d’Irakiens. L’embargo a été décrété par le Conseil de sécurité de l’ONU, mais sa levée a été bloquée par les États-Unis et la Grande-Bretagne.

Même si elles ne sont pas aussi dévastatrices qu’en Irak, toutes les mesures économiques coercitives de grande envergure, dès qu’elles deviennent effectives, détériorent inévitablement les conditions de vie de la population. Les personnes pauvres, malades et âgées en souffrent particulièrement. De nombreuses études ont montré les effets négatifs majeurs, allant de la chute du revenu par habitant à la dégradation des soins de santé, ainsi qu’une hausse de l’extrême pauvreté, des inégalités et de la mortalité.

Les critiques se sont multipliées, notamment à propos des conséquences catastrophiques de l’embargo imposé à l’Irak en 1990, qui a coûté la vie à plus d’un million d’Irakiens.

La situation est encore aggravée par le fait que les États concernés sont généralement des pays en développement, déjà confrontés à des problèmes financiers et de développement. Les effets négatifs sur les populations des pays concernés ne sont en aucun cas des dommages collatéraux regrettables », mais font partie intégrante du calcul – contrairement à ce que l’on veut faire croire. En effet, la détérioration des conditions de vie est censée conduire à une pression publique sur le gouvernement pour qu’il cède aux exigences des puissances bloquantes, voire à un soulèvement, comme dans le cas de Cuba, de la Syrie ou de l’Iran par exemple.

Outre les organisations de défense des droits humains, des organisations des Nations unies telles que le Programme alimentaire mondial et l’UNICEF, ainsi que l’Organisation mondiale de la santé, considèrent donc que les mesures économiques coercitives ne sont pas compatibles avec le droit international. Elles enfreignent, entre autres, les droits fixés dans la « Déclaration universelle des droits de l’homme » de 1948. Parmi ceux-ci figurent le droit à la vie, à une alimentation et à des soins de santé adéquats ainsi qu’à la sécurité sociale. En outre, ils violent clairement les dispositions contraignantes du « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels » de 1966, que tous les États occidentaux ont également signé. L’article 1 stipule que « En aucun cas, un peuple ne peut être privé de ses propres moyens de subsistance ».

Déjà au début de l’année 2000, le célèbre juriste belge Marc Bossuyt, spécialiste du droit international, constatait dans une expertise pour la Commission des droits de l’homme de l’ONU : « La ‘théorie’ derrière les sanctions économiques est que la pression économique sur la population civile se traduit par une pression sur le gouvernement pour qu’il change sa politique. Cette théorie est un échec, tant sur le plan juridique que pratique ».

Au lieu d’inciter à la révolte ou même de faire tomber des gouvernements opposés, les sanctions ont, dans la plupart des cas, plutôt consolidé la position des élites dirigeantes.

Cette théorie est d’autant plus un échec, que même les blocages économiques de grande ampleur n’ont guère eu de succès jusqu’à présent, comme cela a été prouvé. Les objectifs n’ont été atteints que dans de très rares cas, où on a vu le comportement d’un État cible se modifier de la manière souhaitée. Ils n’ont jamais pu mettre fin à une guerre. Au lieu d’inciter à la révolte ou même de faire tomber des gouvernements opposés, ils ont, dans la plupart des cas, plutôt consolidé la position des élites dirigeantes.

Contre le droit international

En Occident, la critique des blocus économiques se limite principalement à leurs conséquences humanitaires et à leur manque de succès. Leur légitimité au regard du droit international n’est généralement pas remise en question, même par leurs détracteurs. Au lieu de cela, on réfléchit intensément à la manière d’utiliser la contrainte économique comme instrument sans s’exposer à des reproches sur ses effets trop négatifs.

Dans les pays du Sud, une vision totalement opposée prédomine. Les conséquences négatives y sont critiquées de manière bien plus ferme, tout comme l’ingérence prétentieuse de l’Occident. Les représentants du Sud mondial soulignent ainsi l’importance des principes de l’égalité souveraine entre tous les États et de la non-ingérence dans leurs affaires intérieures, des principes inscrits dans la Charte des Nations unies.

Dans les pays du Sud, une vision totalement opposée prédomine. Les conséquences négatives y sont critiquées de manière bien plus ferme, tout comme l’ingérence prétentieuse de l’Occident.

Ceux-ci ont été développés et ancrés dans le droit coutumier dans les années 1960 par une série de résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies sur l’interdiction d’intervention. Avec l’embargo étasunien contre Cuba, la lutte contre les mesures coercitives arbitraires a également été mise à l’ordre du jour. La « Charte des droits et obligations économiques des États », adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1974, stipule qu’aucun État ne peut recourir à des mesures économiques, politiques ou autres pour contraindre un autre État à se soumettre ou pour obtenir d’autres avantages de quelque nature que ce soit.

En décembre 1983, la majorité des États a voté en faveur d’une résolution de l’ONU visant directement « l’action économique comme moyen de coercition politique et économique contre les pays en développement ». Elle condamne la pratique des pays industriellement très développés qui profitent de leur position dominante dans l’économie mondiale par rapport aux pays en développement. À partir de 1987, de telles résolutions ont été présentées tous les deux ans par le « Groupe des 77 » et la Chine et ont été adoptées à une nette majorité. Ces résolutions ont notamment appelé la communauté internationale à « prendre d’urgence des mesures efficaces pour mettre fin à l’utilisation par certains pays industrialisés de mesures économiques coercitives unilatérales à l’encontre des pays en développement ».

Depuis 1996, une résolution supplémentaire est adoptée chaque année, présentée par le Mouvement des pays non-alignés (MNA), qui, sous le titre « Droits humains et mesures coercitives unilatérales », dénonce encore plus strictement les conséquences humanitaires de la pratique occidentale des sanctions et souligne encore plus clairement son incompatibilité avec le droit international et les droits humains universels.

Ces résolutions ont été précisées et élargies par la suite. La liste des violations et des effets néfastes, adoptée par l’Assemblée générale le 31 décembre 2022, s’est allongée et comprend désormais 34 points. Ainsi, les mesures coercitives arbitraires sont désormais également condamnées comme étant « le plus grand obstacle » à la réalisation du « droit au développement et de l’Agenda 2030 pour le développement durable ». Enfin, la majorité des membres de l’ONU réclame des contre-mesures efficaces et réaffirme son « engagement en faveur de la coopération internationale et du multilatéralisme ».

Le texte a été adopté par 123 voix pour et 53 voix contre. Le vote négatif des pays de l’OTAN et de l’UE et de leurs proches alliés, l’Australie, Israël, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Suisse et la Corée du Sud, n’a été suivi au Sud que par de petits États comme les îles Marshall, la Micronésie ou les Palaos, qui dépendent entièrement de l’Occident.

Se référant aux nombreux accords et décisions internationaux pertinents, la résolution justifie de manière convaincante que « les mesures et lois coercitives unilatérales sont contraires au droit international, au droit international humanitaire, à la Charte des Nations unies et aux normes et principes régissant les relations pacifiques entre les États ».

Les résolutions, formulées avec beaucoup de soin, reflètent la conception du droit international qui s’est développée dans le Sud global. Il s’agit notamment d’une interprétation large de l’interdiction d’intervention. Les résultats des votes montrent à leur tour le profond fossé qui sépare les pays du Sud de la vision qui prévaut en Occident.

L’ignorance de l’Occident

Malgré leur large soutien, les résolutions contre les mesures coercitives sont totalement ignorées en Occident. Les États-Unis les déclarent tout simplement non pertinentes, car elles remettraient en question le droit souverain des États à « organiser librement leurs relations économiques et à protéger leurs intérêts nationaux légitimes ». Selon eux, les sanctions unilatérales sont un « moyen légitime » d’atteindre « des objectifs de politique étrangère, de sécurité et d’autres objectifs nationaux et internationaux ».

Les États membres de l’UE partagent largement ce point de vue. Ils insistent également sur le fait qu’il ne saurait être question d’une contrainte contraire au droit international, relevant de l’interdiction d’intervention, puisque chaque pays est libre de décider avec qui il souhaite commercer et dans quelle mesure.

Les mesures de blocus imposées par l’Occident à la Russie ont beau être les plus complètes de l’histoire à ce jour, elles n’ont rien donné jusqu’à maintenant, bien au contraire.

Cependant, même les services scientifiques du Bundestag estiment que ce semblant d’argumentation n’est pas défendable. Ils soulignent que les mesures coercitives unilatérales sont perçues comme des « pressions extrêmes » et contreviennent à l’interdiction d’intervention dès lors qu’elles touchent aux intérêts vitaux d’un État et entravent de manière significative sa souveraineté. C’est notamment le cas des embargos occidentaux, vu l’énorme pouvoir de chantage économique des États-Unis et des anciennes puissances coloniales.

Quand les sanctions accélèrent l’avènement d’un monde multipolaire

Au vu du rejet majoritaire, il n’est pas étonnant que de nombreux pays aident depuis longtemps à contourner les blocages économiques. La guerre économique contre la Russie a donné une véritable impulsion à cette tendance. Les mesures de blocus imposées par l’Occident à la Russie ont beau être les plus complètes de l’histoire à ce jour, elles n’ont rien donné jusqu’à maintenant, bien au contraire. De plus, les pays de l’OTAN restent assez isolés dans leurs efforts. Seuls cinq pays en dehors de l’OTAN et de l’UE y participent plus ou moins activement : L’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Suisse et la Corée du Sud. Non seulement les autres États poursuivent leur coopération avec la Russie, mais ils l’ont même parfois intensifiée.

Dans ce contexte, l’Iran a pu récemment renforcer ses relations économiques et politiques internationales, d’une part en coopérant plus étroitement avec la Russie, mais surtout en développant sa coopération économique avec les pays asiatiques. La Chine est de loin devenue son plus grand partenaire commercial, tandis que l’Iran joue un rôle clé dans son initiative « La Ceinture et la Route » – souvent appelée la « nouvelle route de la soie » – en raison notamment de sa situation géographique.

L’Inde et d’autres pays asiatiques ont commencé à renforcer leurs relations de commerce et de coopération économique avec la République islamique, notamment en augmentant les importations de pétrole. En outre, l’Iran développe, en coopération avec ses voisins, de grands axes de transport sur son territoire et s’intègre ainsi de plus en plus dans sa région. En devenant membre à part entière de l’Organisation de coopération de Shanghai, l’alliance la plus importante d’Asie en matière de sécurité et de politique économique, il a pu institutionnaliser cette intégration. Enfin, la position de l’Iran vis-à-vis de l’Occident sera renforcée de manière décisive par son admission dans la communauté des États du BRICS (à l’origine Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud).

Les sanctions économiques occidentales de plus en plus sévères, associées au gel des avoirs des pays visés, ainsi qu’à leur exclusion du système financier américain et du réseau de communication financière international SWIFT, alimentent le désir d’indépendance économique et financière vis-à-vis des États-Unis et de l’UE.

De nombreux pays s’efforcent désormais de se détacher du dollar et du système financier dominé par les États-Unis – souvent en collaboration avec la Chine, la Russie et l’Iran. Dans d’autres domaines également, on constate une coopération de plus en plus étroite entre les pays du Sud mondial afin de se libérer des dépendances vis-à-vis de l’Occident et de la tutelle occidentale. Les guerres économiques des États-Unis et de l’UE agissent manifestement comme des catalyseurs. Elles obligent de nombreux pays à coopérer, soit parce qu’ils voient le risque réel d’être eux-mêmes frappés, soit parce qu’ils veulent échapper au chantage des « sanctions secondaires », qui limitent leur souveraineté et leur portent préjudice sur le plan économique.

[1] Article de notre partenaire belge Lava.

« Les BRICS ne sont pas un “contre-Occident” mais un club non-aligné sur l’Occident » – entretien avec Jean-Claude Trichet

Siège de la Banque Centrale Européenne à Francfort (Allemagne). © Maryna Yazbeck

Depuis sa création, LVSL assume une ligne éditoriale critique de la construction européenne. Nous avons dédié de nombreux articles aux politiques de la BCE, à l’austérité encouragée par le cadre européen, à la polarisation intra-européenne induite par le marché unique, à l’erreur qu’a constitué le passage à l’euro, ou encore à l’inanité géopolitique de l’Union européenne à l’heure du renforcement des empires. Dans cet article nous donnons la parole à Jean-Claude Trichet. Ancien président de la Banque centrale européenne (2003-2011), il a également été gouverneur de la Banque de France (1993-2003). Dans cet entretien, outre les enjeux européens, il revient notamment sur le développement des BRICS et leur rôle dans une remise en question progressive de l’hégémonie du dollar. Il aborde également les responsabilités des institutions occidentales dans la marginalisation des pays émergents. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – Dans quelle mesure les initiatives des BRICS, comme la création de la Nouvelle Banque de Développement ou l’établissement d’une monnaie commune, reflètent-elles leur volonté de s’affirmer face aux institutions dominées par l’Occident ? Quelles en pourraient être les implications pour l’équilibre géopolitique mondial ?

Jean-Claude Trichet – Premièrement, je dois dire que nous assistons en ce moment à une rupture importante entre les différents participants à l’économie internationale. Les BRICS apparaissent comme étant symboliquement tous ceux qui ne veulent pas s’aligner sur l’Occident. Mais de là à considérer qu’ils constituent un ensemble homogène, je crois que ce serait exagéré, puisque nous avons clairement, au sein même des BRICS, des pays très importants – je pense singulièrement à la Chine et à l’Inde – qui ne sont pas sur la même ligne stratégique. Cela introduit – au sein même des BRICS, un climat de tension, un enjeu de réflexion contradictoire, qui n’en fait pas, me semble-t-il, exactement un contre-pouvoir mondial. Donc, je considère que les BRICS, pour le moment, forment un club : un club très important, qui entend ne pas s’aligner sur ce qu’on appelle communément l’Occident. Ce n’est donc pas un “contre-Occident”, mais un club non-aligné sur l’Occident. À partir de là, le leadership des BRICS, en ce qui concerne un certain niveau d’opérationnalité et d’incarnation – vous avez cité la Banque de développement –, repose sur deux institutions majeures créées dans le cadre des BRICS. L’une a son siège à Shanghai et l’autre à Pékin, ce qui montre bien l’importance de l’influence de la Chine au sein de ce “club”. Et j’insiste sur cette notion de club, car entre les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite, la Chine, l’Inde et la Russie, il y a évidemment des différences considérables. 

« Les Européens […] n’acceptent pas volontiers de céder leur influence de détenteurs de quotas et d’actionnaires, comme ils le devraient »

L’Occident, dans la mesure où il a été dominant au sein de toutes les institutions internationales depuis la Seconde Guerre mondiale, a de très grandes responsabilités dans la création des BRICS et de leurs banques. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il a eu énormément de mal à reconnaître la montée en puissance des pays émergents et des pays du tiers-monde en général, et à leur faire la place appropriée – une place qu’ils méritent – compte tenu de leurs niveaux de PIB et de leur développement économique spectaculaire. Cette place ne leur a pas été accordée comme elle aurait dû l’être, que ce soit au FMI ou à la Banque mondiale, ou, d’une manière générale, dans la plupart des institutions internationales, pas seulement financières. Il n’est donc pas étonnant que les membres des BRICS, tout en participant bien entendu au FMI et à l’ensemble des institutions internationales, cherchent, en parallèle, à marquer leur volonté de démontrer qu’on ne leur a pas fait la place qu’ils méritaient. En particulier, je dois dire que les États-Unis portent une responsabilité importante dans ce domaine, notamment parce que le Congrès est régulièrement bien plus conservateur que ne l’est l’exécutif américain. Les Européens, eux aussi, ont d’importantes responsabilités, car ils n’acceptent pas volontiers de céder leur influence de détenteurs de quotas et d’actionnaires, comme ils le devraient. La responsabilité est donc partagée, me semble-t-il, en Occident.

LVSL – L’accélération des tensions géopolitiques, comme le conflit en Ukraine et le retour de la grande rivalité sino-américaine avec l’arrivée de Trump, renforce la fragmentation économique. Ces tensions annoncent-elles la fin de la globalisation financière telle que nous la connaissons ?

Jean-Claude Trichet – Ces tensions géostratégiques jouent un rôle évidemment très important d’une manière générale dans l’ensemble des relations, qu’elles soient financières, économiques, commerciales, et bien entendu politiques. Nous sommes en présence d’une rupture, disons, depuis les événements de Crimée et du Donbass, donc depuis l’année 2014. Cela marque la concrétisation d’un monde différent, un monde dans lequel les tensions géopolitiques prennent une importance considérable. La question est : est-ce qu’elles vont, à elles seules, provoquer la fin de la globalisation ? Je dirais que nous sommes à la croisée des chemins. Mais, fort heureusement, je ne suis pas sûr que ces tensions géostratégiques, par elles-mêmes – à condition, bien sûr, qu’elles ne dégénèrent pas en une guerre mondiale – puissent marquer la fin de la mondialisation au sens large.

Que cette mondialisation devienne plus précautionneuse, plus prudente de la part de tous les partenaires, qu’elle intègre des éléments d’assurance, de hedging, contre les risques inhérents aux chaînes de valeur internationale très longues et, par conséquent, très vulnérables aux événements imprévus, je crois que c’est certainement le cas. Nous vivons une période où, par rapport à l’expansion presque indéfinie des chaînes de valeur internationale que nous connaissions auparavant, il y a aujourd’hui davantage de prudence. En revanche, je ne crois pas, pour le moment, que nous soyons à la veille d’un changement monumental du commerce mondial et du système monétaire et financier international. Ce système repose non seulement sur le dollar, mais aussi sur l’euro et, disons, sur les grandes devises convertibles. Actuellement, le dollar reste numéro un avec environ 60 % de l’utilisation de ces devises (réserves de changes, etc.) suivi de l’euro (numéro deux) avec environ 20 %. Pour mémoire, au début de l’euro, la répartition était de l’ordre de 70 % pour le dollar et 20 % pour l’euro. Cette proportion est maintenant de 60-20, ce qui montre une certaine diminution relative de la place du dollar au cours des 25 dernières années dans la structure du système monétaire international.

Cela dit, un vrai changement dans ce système dépendrait, selon moi, de deux événements majeurs qui, à eux seuls, pourraient modifier fondamentalement les choses. Premièrement, concernant les Européens, ce serait la création d’une véritable fédération politique, qui donnerait à l’euro le statut d’une monnaie émise au sein d’une entité politique unique – la Fédération Européenne. Étant signé par cette nouvelle fédération, les instruments financiers en euro auraient la même profondeur et la même liquidité de marché que ceux libellés en dollar. Ce scénario pourrait émerger dans une perspective de long terme et transformerait profondément la structure du système monétaire international. Deuxièmement, un événement peut-être plus précoce bien qu’encore lointain serait la convertibilité totale du yuan (Renminbi). Si le yuan devenait librement convertible, sa position sur la scène monétaire internationale changerait profondément.

LVSL – Face à la diminution relative de l’importance du dollar, pensez-vous qu’il serait opportun d’organiser une nouvelle conférence internationale, à l’image de celle de Bretton Woods en 1944 ? Une telle initiative pourrait-elle aboutir à un nouveau système financier international, intégrant d’autres monnaies ou même une monnaie unique mondiale ?

Jean-Claude Trichet – Je crois que la question que vous posez est importante et qu’il faut peut-être distinguer le court, le moyen terme et le très long terme. À court et moyen terme, je dirais que nous avons un élément qui me paraît très important. Nous n’avons plus, comme avant la Deuxième Guerre mondiale, un étalon-or, l’étalon monétaire universel, accepté comme tel. Pas davantage, comme après la deuxième guerre mondiale, un étalon de change-or, où le dollar était pris comme ancre du système monétaire international, mais avec sa convertibilité en or, ce qui faisait que l’on conservait un lien avec l’or. On était passé de l’or lui-même comme ancre du système mondial au dollar comme ancre, sous réserve qu’il soit convertible. C’était le système de Bretton Woods qui a explosé en 1971 ! Nous sommes entrés dans un système de changes flottants, dans lequel il n’y avait plus aucun ancrage. Les Européens ont essayé, avec beaucoup de détermination, de maintenir entre eux un certain ordre via le Système Monétaire Européen, qui a finalement donné naissance à l’euro, c’est-à-dire à une nouvelle monnaie de pleine existence. Mais jusqu’à une période récente – je dirais pratiquement jusqu’à la création de l’euro, nous étions dans un système qui n’était pas ancré au niveau mondial. L’euro a décidé de fixer sa définition de la stabilité des prix : moins de 2% mais proche de 2%. La livre sterling a retenu également 2% lorsqu’elle envisageait de rejoindre l’UE… Après la très grande crise financière, la Fédéral Reserve en 2012 et la Banque du Japon en 2013 ont également précisé leur objectif de stabilité des prix et/ou leur définition de cette stabilité en retenant également 2%. 

Désormais, nous sommes dans un système qui est ancré mondialement, c’est-à-dire que chacune des grandes banques centrales des pays avancés dit publiquement quelle est sa définition, son objectif, en matière de stabilisation des prix dans une perspective de moyen terme : c’est la même référence qui est retenue par les quatre grandes banques centrales.

Il s’agit ici du moyen terme et pas du long terme. C’est un ancrage défini par chaque pays ou banque centrale. Mais l’élément absolument remarquable, sur lequel j’insiste, est que les principales banques centrales du monde ont déclaré qu’elles ancrent leur politique monétaire à une définition précise de la stabilité des prix. Et c’est le cas maintenant de toutes les banques centrales qui émettent les monnaies présentes dans le panier des droits de tirage spéciaux (DTS). Le dollar, le yen, l’euro et la livre sterling sont les quatre monnaies qui, avec le renminbi, forment les cinq monnaies du panier des droits de tirage spéciaux du FMI. Ces quatre monnaies partagent la même définition de la stabilité des prix et ont – j’insiste beaucoup – réitéré leur volonté de maintenir cet objectif de stabilité des prix à 2 % à moyen terme. Elles avaient peut-être l’occasion, avec la montée de l’inflation vers le milieu de l’année 2021, de revoir cette position, mais cela n’a pas été le cas. Elles ont toutes réitéré leur engagement, y compris le Japon et les États-Unis, qui avaient pris cette décision relativement récemment, au début des années 2010. Donc, je considère qu’à moyen terme, nous sommes dans un système mondial qui a un véritable ancrage, un ancrage nominal sur une stabilité des prix autour de 2 %. C’est, disons, un nouvel épisode du fonctionnement du système monétaire international : après l’étalon-or, l’étalon de change-or, et le flottement généralisé, nous avons maintenant au niveau des principales monnaies convertibles du monde, un étalon (2%) unique de stabilité des prix à moyen et long-terme ! J’insiste beaucoup là-dessus, car je considère que c’est de facto la plus importante réforme structurelle du système monétaire international que l’on ait connue depuis l’explosion du système de Bretton Woods.

« L’embranchement “idéal” serait celui d’une monnaie mondiale unique »

Maintenant, je me place dans une hypothèse de long terme ou de très long terme. Il y a plusieurs embranchements possibles. L’embranchement “idéal” serait celui d’une monnaie mondiale unique. Mais cela apparaît chimérique pour des raisons géostratégiques et géopolitiques. Une telle hypothèse supposerait un développement ordonné des différentes économies mondiales, une convergence, une montée en puissance des pays émergents jusqu’à un niveau leur permettant d’atteindre celui des pays avancés en termes de prospérité et de PIB par habitant. 

Il existe d’autres hypothèses, notamment celle d’un ancrage du système international sans qu’il y ait une monnaie mondiale unique, mais autour d’une évolution des droits de tirage spéciaux. Les droits de tirage spéciaux peuvent évoluer. L’entrée du renminbi dans le panier des DTS a été une avancée majeure. Toutefois, comme le renminbi n’est pas encore convertible, il n’occupe pas la place qu’il devrait avoir, compte tenu de la taille de l’économie chinoise. Cela dépendra de la décision de la Chine de rendre le renminbi convertible ou non. On peut imaginer une évolution des DTS, leur conférant un rôle d’ancrage réel pour le système mondial. C’était, d’ailleurs, l’idée initiale du FMI lors de leur création. Cela ne s’est pas concrétisé, mais cela supposerait une forte volonté politique et stratégique. Dans cette hypothèse, les droits de tirage spéciaux pourraient devenir, en quelque sorte, le nouveau dollar des accords de Bretton Woods. Cela supposerait une incorporation de nouvelles monnaies issues des pays émergents, comme la roupie indienne. Mais il n’y a pas trente-six évolutions possibles : soit nous restons dans le système actuel, soit nous évoluons vers une monnaie mondiale unique (peu probable), soit nous renforçons le rôle des DTS (plus réaliste). Le système actuel peut lui-même évoluer vers un système multipolaire, dominé par trois monnaies centrales également influentes : le dollar, l’euro et le renminbi. Même avec un objectif commun de stabilité des prix, ces monnaies continueraient de flotter les unes par rapport aux autres, comme c’est déjà le cas entre elles, dont le flottement est visible par tous.

LVSL – Face à une dette publique mondiale dépassant les 100 000 milliards de dollars, pensez-vous qu’une annulation partielle ou totale de ces dettes pourrait être une solution envisageable pour offrir aux États de nouvelles marges budgétaires ? Serait-il temps d’envisager un « Grand Jubilé » et quels en seraient les principaux risques et bénéfices ?

Jean-Claude Trichet – On a déjà abordé ces grands problèmes de dettes accumulées, principalement par les pays en développement et les pays les plus pauvres. Il y a, à mon avis, deux problèmes différents que je caractériserais de la manière suivante. 

D’abord, la question est de savoir si le système financier mondial tout entier, principalement en raison de l’endettement des pays avancés eux-mêmes – et non de l’endettement des pays les plus pauvres –, n’est pas encore plus vulnérable que celui que nous avions au moment de la crise des subprimes et de la banqueroute de Lehman Brothers. C’est ma thèse : je pense que nous avons, au niveau mondial, laissé l’endettement public et privé augmenter tellement que, au moment où nous parlons, l’encours d’endettement, en proportion du produit intérieur brut, est significativement plus important que ce qu’il était au moment de la banqueroute de Lehman Brothers. Cela concerne les pays avancés, mais aussi, et de façon encore plus marquée, les pays émergents. Nous observons un formidable accroissement de l’endettement par rapport au niveau qu’était considéré comme l’une des causes majeures de la crise financière de 2008. Par ailleurs, l’endettement privé a également augmenté considérablement. Donc, je dirais qu’au total, nous sommes en présence d’une anomalie des encours de dettes en proportion du PIB flagrante : le leverage (l’endettement total en proportion de la richesse de l’économie internationale) nous rend significativement plus vulnérables aujourd’hui qu’au moment de la dernière grande crise financière. C’est une première constatation sur laquelle j’insiste énormément.

Deuxièmement, nous avons un problème plus spécifique, qui n’est pas mondial mais plutôt local, même s’il est très important au niveau mondial. Ce problème concerne un ensemble de pays, en particulier les pays les plus pauvres et les pays émergents les moins développés. Nombre d’entre eux ne sont pas dramatiquement endettés, mais je pense évidemment aux pays les plus vulnérables. Là, nous avons effectivement un certain nombre de pays considérablement entravés par leur endettement total. Dans le passé, nous avons, à plusieurs reprises, permis à ces pays de restructurer leurs dettes dans le cadre de systèmes organisés comme le Club de Paris – que j’ai présidé pendant dix ans – ou encore par des décisions collectives d’annulation de dettes. Tout cela a été fait, et doit continuer d’être fait, à mon avis. La seule transformation structurelle monumentale que nous observons en ce moment est qu’un pays émergent très puissant, avec un excédent important de sa balance des transactions courantes, s’est engagé dans des prêts massifs aux pays en développement. Ce pays, c’est la Chine, qui est devenue le principal prêteur aux pays en développement, notamment en Afrique, au cours des dernières années. Cependant, pour des raisons complexes, la Chine a beaucoup de mal à rejoindre le Club des pays créanciers et à accepter de faire la même chose que ces derniers, qu’il s’agisse de rééchelonnements ou d’annulations de dettes. Pour la Chine, toutes ces opérations étaient nouvelles. Elle n’avait pas envisagé que les pays en question pourraient un jour être incapables de rembourser et avoir des difficultés à honorer leurs dettes.

Or, comme vous le soulignez, un certain nombre de ces pays sont aujourd’hui étouffés par la dette, ne peuvent plus rembourser, et demandent légitimement un allègement – voire, dans certains cas, une annulation – du service de leur dette. Le problème que vous soulevez est donc très important, car il pose également la question des relations entre pays créanciers. Jusqu’à présent, l’idée était que tous les pays créanciers devaient faire les mêmes efforts. Cela paraît légitime, surtout dans un cadre d’aide au développement pour des pays en situation très difficile. Actuellement, des efforts sont déployés pour convaincre tous les pays concernés qu’il faut adopter cette approche collective. On imagine mal que certains pays créanciers acceptent d’alléger ou d’annuler des dettes, simplement pour que les pays en développement puissent rembourser d’autres créanciers qui, eux, ne feraient aucun effort.

C’est un vrai grand sujet. Je ne doute pas qu’il finisse par être réglé, mais, pour le moment, le principal blocage vient des difficultés de la Chine. La Chine, bien qu’étant un pays très respectable et ayant investi de manière considérable dans les pays en développement, peine à comprendre que, dans certaines situations, tous les créanciers doivent collectivement faire des efforts, de manière équilibrée entre eux.

LVSL – En particulier, la dette publique américaine atteint aujourd’hui 36 000 milliards de dollars et continue de croître quotidiennement de plusieurs milliards. Comment analysez-vous cette trajectoire ? Pensez-vous qu’elle est tenable à terme ? Enfin, avec la réélection de Donald Trump, qui a déjà exprimé des critiques sur l’indépendance de la Réserve fédérale, quelles évolutions pourrait-on attendre concernant la gestion de cette dette ?

Jean-Claude Trichet – Premièrement, l’indépendance de la Banque centrale américaine, comme Jay Powell l’a rappelé lui-même, ne dépend pas de l’exécutif américain. Les décisions du Federal Open Market Committee ne dépendent pas de l’exécutif, et de manière plus générale, les objectifs assignés à la Banque centrale américaine ainsi que la structure de la Réserve fédérale sont définis par le Congrès. C’est donc le pouvoir législatif qui fixe les objectifs et la structure de la Banque centrale, et non l’exécutif. L’exécutif, lui, nomme un certain nombre de responsables, mais ces responsables, notamment les membres du directoire de la Banque centrale américaine – les gouverneurs –, doivent être approuvés par le Sénat. On voit donc qu’il existe une coopération entre l’exécutif et le législatif en ce qui concerne la nomination des hommes et des femmes responsables. Cependant, les objectifs eux-mêmes restent fixés par le pouvoir législatif. C’est un premier point très important, car je ne crois pas qu’il soit dans l’intention du Congrès, particulièrement du Sénat républicain, de renoncer à sa responsabilité concernant les objectifs assignés à la Réserve fédérale.

« Les États-Unis doivent au reste du monde presque l’équivalent d’une année entière de production »

En ce qui concerne l’endettement des États-Unis, il est clair, comme vous l’avez souligné, que cet endettement croît année après année. Le résultat est que la position extérieure nette négative des États-Unis représente environ 90 % du PIB annuel ! Autrement dit, les États-Unis doivent au reste du monde presque l’équivalent d’une année entière de production. Cela ne peut pas, me semble-t-il, durer éternellement, même si les Américains n’ont pour le moment aucune difficulté à se financer. Comme je le rappelais, il existe approximativement un rapport de 3 pour 1 entre le dollar et l’euro en termes de réserves de changes, et d’autres indicateurs pertinents : 60 % pour le dollar et 20 % pour l’euro. Cela montre que la liquidité et la profondeur des marchés financiers américains sont sans équivalent pour le moment dans le reste du monde. Par conséquent, jusqu’à présent, ils n’ont aucune difficulté à se financer, malgré leurs déficits jumelés, à la fois budgétaire et de la balance des paiements courants. C’est donc, en dernière analyse, le reste du monde qui finance ces deux déficits. 

Je disais que cela ne pouvait pas durer éternellement, mais cela peut tout de même durer très longtemps. Je crois qu’il serait sage, pour le reste du monde, pour l’ensemble de l’économie internationale, et pour la stabilité et la prospérité mondiales, que les États-Unis reviennent progressivement à une situation plus équilibrée, où ils ne demanderaient plus éternellement au reste du monde de financer leurs déficits. Il semble peu probable que les États-Unis parviennent rapidement à cette conclusion, sauf en cas de nouvelle crise financière internationale majeure, disons une crise équivalente à la très grande crise financière de Lehmann Brothers, qui pousserait les investisseurs et les épargnants mondiaux à se demander s’ils peuvent continuer à financer indéfiniment l’économie américaine.

« Il serait sage […] que les États-Unis reviennent progressivement à une situation plus équilibrée, où ils ne demanderaient plus éternellement au reste du monde de financer leurs déficits »

Un tel scénario serait une catastrophe, que je ne souhaite évidemment pas. Ce que je souhaite, c’est une transition progressive, sans crise grave, sans drame, une évolution du système international. Nous avons déjà évoqué ce système : il pourrait évoluer vers un modèle multipolaire, qui ne donnerait plus au dollar le privilège extraordinaire dont il bénéficie actuellement. Comme je l’ai mentionné, deux événements majeurs pourraient conduire à un tel système : a) des changements politiques en Europe – la création d’une véritable fédération politique achevée – permettant à l’euro de jouer pleinement son rôle ; ou b) une réforme technique majeure en Chine, à savoir la convertibilité du renminbi.

Dans un tel système tripolaire, avec le dollar, l’euro et le renminbi, les États-Unis ne pourraient plus compter sur un financement sans limite venant du reste du monde. Ils seraient soumis à une pression externe, ce qui modifierait leur comportement économique. Pour le moment, il n’y a aucune contrainte externe ressentie par les États-Unis. Contrairement à toutes les autres entités économiques du monde, ils échappent encore à ces contraintes.

LVSL – Passons au niveau européen. Le discours dominant en zone euro prône un désendettement rigoureux des États, mais le « rapport Draghi » estime qu’il faudrait investir 800 milliards d’euros par an pour relever notamment les défis climatiques et technologiques. Est-il envisageable de concilier ces deux injonctions contradictoires ? 

Jean-Claude Trichet – Ce n’est peut-être pas entièrement contradictoire, car le rapport Draghi, qui intègre une contribution importante de grands spécialistes de la Commission, est un rapport qui fait flèche de tout bois : il s’appuie à la fois sur des capitaux publics, des investissements publics et sur des investissements privés. N’oubliez pas que l’Europe est excédentaire en matière d’épargne. Sa balance des paiements courants est d’environ +3 % du PIB, bon an mal an. Dans le même temps, les États-Unis, auxquels on se compare en permanence – et à juste titre – présentent une situation diamétralement opposée. Les Américains sont en déficit d’épargne : ils empruntent régulièrement au reste du monde, en moyenne environ 3 % de leur PIB, et ce depuis quarante ans. On observe donc un paradoxe : deux grandes entités continentales avancées – les États-Unis et l’Union européenne – avec, d’un côté, un excédent d’épargne flagrant, et de l’autre, un déficit d’épargne tout aussi flagrant. Pourtant, ce sont les États-Unis, en déficit, qui investissent davantage dans les technologies nouvelles, notamment dans la défense, la digitalisation et, plus généralement, les innovations stratégiques !

Concernant les 800 milliards d’euros mentionnés, il est clair qu’ils incluent à la fois des investissements publics et des investissements privés. L’idée est de faire en sorte que le secteur privé, grâce à l’achèvement du marché unique des capitaux et à la mobilisation des forces européennes, puisse effectivement nous permettre d’investir davantage. Je ne crois pas que le rapport Draghi demande, ni que ce serait souhaitable, une augmentation globale des financements publics. Il recommande plutôt, à mon avis, d’inciter le secteur privé à investir en Europe au lieu d’investir aux États-Unis et de redéployer les dépenses publiques en Europe pour investir davantage dans la recherche et le développement, les technologies nouvelles, et l’accompagnement des entreprises innovantes, notamment dans la digitalisation. Le fait que l’Europe ne possède aucune grande plateforme digitale est une anomalie. Cela est partiellement lié au fait que les États-Unis investissent massivement dans la recherche et le développement, y compris via des fonds publics, souvent par l’intermédiaire du Département de la Défense (DoD) et de la DARPA, qui jouent un rôle crucial dans le financement des technologies émergentes aux États-Unis.

Il y a donc certainement matière à redéployer les ressources publiques au sein de l’Europe. Je ne pense pas qu’il soit stratégiquement pertinent que les Européens augmentent encore leurs dépenses publiques totales, d’autant qu’ils dépensent déjà bien plus que les Américains et que la plupart des autres pays avancés. Cela est particulièrement vrai pour la France, mais également pour l’Europe dans son ensemble. Ce qui est nécessaire, c’est un redéploiement efficace de ces dépenses, notamment pour favoriser, grâce à l’achèvement de l’Union des marchés de capitaux, un secteur privé européen beaucoup plus actif dans la recherche et le développement et dans l’essor des nouvelles technologies, comme c’est le cas aux États-Unis. C’est, me semble-t-il, l’essentiel des messages que véhicule le rapport Draghi comme le rapport Letta, du nom d’un autre ancien Premier ministre italien.

LVSL – Certains économistes estiment qu’au cours de votre mandat à la BCE, le maintien de taux d’intérêt élevés en Europe entre 2008 et 2010, contrairement aux États-Unis qui les avaient rapidement abaissés, a freiné la reprise économique européenne et aggravé les récessions dans plusieurs pays. À l’heure où l’écart entre le PIB américain et européen est plus marqué que jamais, qu’en pensez-vous ? 

Jean-Claude Trichet – Cette excellente question, qui porte à la fois sur la période de la très grande crise financière et sur aujourd’hui, mériterait de très larges développements. Je vais tâcher d’être bref. Je réponds d’abord à la première partie de la question. 

Trop souvent, les comparaisons entre les taux d’intérêt des deux côtés de l’Atlantique n’évoquent que les taux d’intérêt les plus courts fixés par les Banques centrales. Ce n’est pas approprié car les taux à six mois et à un an sont très importants en Europe : ils sont utilisés très généralement par les Banques pour prêter aux ménages et aux entreprises. La comparaison avec les taux équivalents aux États-Unis, mesurée sur la période mai-juin 2009, à titre d’exemple, montre des taux de marché interbancaire inférieurs dans la Zone euro à ce que l’on observe aux États-Unis. Les taux interbancaires à 12 mois étaient à hauteur de 1,64 % en Europe contre 1,73 % aux États-Unis, alors que les taux pratiqués par les Banques centrales étaient respectivement de 1 % en Europe et entre 0 % et 0,25 % aux États-Unis. Ce phénomène s’explique par le fait que les écarts entre les taux du marché monétaire garantis et non garantis étaient inférieurs en Europe à ce qu’ils sont aux États-Unis. La raison essentielle de cette différence réside dans la décision de la Banque centrale européenne (BCE) de pratiquer l’allocation de quantités illimitées de liquidités à taux fixes après le dépôt de bilan de Lehman Brothers. 

D’autres considérations permettent de comprendre les différences entre les discours des deux Banques centrales : la FED mettant l’accent exclusivement sur sa politique monétaire accommodante et la BCE mettant en regard sa politique également très accommodante et son souci de stabilité des prix. Dans le contexte de la monnaie unique, monnaie entièrement nouvelle dont la crédibilité aux yeux non seulement de l’ensemble des participants du marché mais aussi des citoyens européens eux-mêmes n’était pas encore totalement établie, seulement 10 ans après sa création, il était important d’insister sur le fait que l’objectif de stabilité de la monnaie et de conservation de sa valeur restait essentiel. C’est la raison pour laquelle mes discours et les discours de la BCE étaient toujours équilibrés en mettant au regard de nos décisions extrêmement audacieuses de politique monétaire, souvent sans équivalent aux États-Unis, la réaffirmation de notre mandat de stabilité des prix. J’avais et nous avions le souci permanent de ne pas donner prise à la critique, toujours possible et parfois bruyante en Europe du Nord, selon laquelle la BCE était prête à abandonner la stabilité des prix au profit de la lutte contre la crise. L’accrédition d’une telle thèse erronée aurait à elle seule contribué à augmenter les anticipations d’inflation future, donc les taux d’intérêt de marché. 

Enfin, il faut souligner que les mesures non conventionnelles de la BCE, par exemple l’octroi de liquidités sans limite en 2008, l’achat des obligations grecques, irlandaises, portugaises, espagnoles et italiennes en 2010 et 2011, avait, en dehors de leur audace, l’intérêt de faire baisser les taux d’intérêt de marché moyen dans l’ensemble de la Zone euro, ne serait-ce qu’en diminuant considérablement les marges supplémentaires correspondant aux primes de risque des pays en difficulté. 

S’agissant de la situation d’aujourd’hui, les taux en Europe sont très inférieurs aux taux américains, le succès de la désinflation en Europe est incontestable et les différences de croissance économique ne sont pas dues, selon moi, aux différences de politique monétaire mais, en dehors des remarquables qualités de flexibilité et d’innovation propres à l’économie des États- Unis, à l’impact de la guerre en Ukraine qui frappe très durement les Européens et à la politique budgétaire exagérément expansive des États-Unis.

Élections américaines : qui finance les campagnes Trump et Harris ?

Kamala Harris et Donald Trump. © Free Malaysia Today

Alors que l’élection américaine s’annonce extrêmement serrée, les Américains sont plongés dans une attente angoissante. Les grandes entreprises ont quant à elles déjà voté à coup de dizaines de millions de dollars, en soutenant Donald Trump ou Kamala Harris, voire parfois les deux. Un coup d’œil aux principaux soutiens financiers des deux candidats donne un aperçu des secteurs qui seraient les plus favorisés par les Démocrates et les Républicains. Les travailleurs américains restent eux toujours aussi mal représentés… [1]

D’un certain point de vue, le dicton « on en a pour son argent » ne s’applique pas aux élections américaines. Si, dans ce pays, les sommes investies dans les élections sont énormes, leur montant exorbitant est rarement un gage de qualité. Le coût global des élections fédérales a certes augmenté entre chaque cycle électoral, mais les élections de 2020 ont marqué un bond particulièrement prodigieux dans les investissements politiques. Cette année-là, le total des sommes réunies pour les élections fédérales (à la fois les campagnes présidentielles et législatives) a atteint le montant stupéfiant de 14,4 milliards de dollars, soit plus du double des élections de 2016, qui étaient déjà les plus coûteuses.

Toutefois, si l’on se met à la place d’un milliardaire – et non pas d’un électeur moyen ou d’un petit donateur –, le vieil adage a encore un sens. Au début de l’été, certains médias ont rapporté que le milliardaire du secteur technologique Elon Musk, dont la fortune est estimée à plus de 250 milliards de dollars, prévoyait de verser 45 millions par mois à une nouvelle organisation pro-Trump nommée America PAC (Musk et Trump ont tous deux démenti cette information). À la mi-juillet, ce comité de soutien avait déjà récolté plus de 8 milliards de dollars, en grande partie auprès de titans de la Silicon Valley. Son principal bailleur de fonds est Joe Lonsdale, cofondateur avec Peter Thiel de la société d’analyse de données Palantir, qui produit des logiciels d’espionnage utilisés notamment par le Pentagone.

Thiel – qui finance une grande partie de l’appareil politique et intellectuel de la galaxie MAGA (Make America Great Again, ndlr) – doit quant à lui être assez satisfait de ses retours sur investissements politiques. En 2015, il a recruté J. D. Vance – fraîchement diplômé de la faculté de droit de Yale et bientôt auteur de best-sellers – dans sa société d’investissement de la Silicon Valley, Mithril Capital. Après le succès de son roman Hillbilly Elegy, Vance est retourné dans son Ohio natal pour commencer à préparer le terrain en vue de sa carrière politique. Il a alors pu compter sur pas moins de quinze millions de dollars mis à disposition par Thiel, ce qui lui a permis de remporter un siège au Sénat en 2022. Moins de deux ans plus tard, Donald Trump choisit Vance pour être son colistier en vue des élections de 2024, couronnant l’ascension fulgurante de ce prétendu populiste représentant une Amérique délaissée jusqu’aux sommets du Parti républicain. En cas de victoire de Trump aux élections de cet automne, il deviendrait le troisième plus jeune vice-président de l’histoire des États-Unis, à seulement quarante ans.

Opposée aux régulations, une part de Silicon Valley bascule en faveur de Trump

L’un des principaux enjeux de cette édition de la course aux soutiens financiers est le passage d’acteurs incontournables du secteur des technologies dans le camp républicain. Certes, Thiel en a toujours fait partie. Plusieurs personnalités de la Silicon Valley, qui avaient vigoureusement déploré l’élection de Trump en 2016 le soutiennent désormais. Dans leur rang figurent plusieurs investisseurs de premier plan, tels que Marc Andreessen et Ben Horowitz, mais aussi Chamath Palihapitiya et David Sacks, fidèles à leur poste d’animateur du podcast All-In tech et devenus d’importants chroniqueurs de droite.

Toutefois, le portefeuille de l’industrie technologique reste largement acquis au parti démocrate. Selon l’association pro-transparence Open Secrets, environ 80 % des dons provenant de cette filière depuis le début de la campagne électorale vont vers des candidats démocrates. Ce chiffre est néanmoins en baisse par rapport aux 90 % de 2020, et si le vote Trump-Vance prévaut en novembre, il est possible que le glissement – pour l’instant en pente douce – de la Silicon Valley vers la droite, s’accélère.

Cette dynamique s’explique à la fois par l’idéologie et l’intérêt individuel, bien que la frontière entre ces deux champs ne soit pas toujours facile à distinguer. La rhétorique haineuse envers le mouvement « woke » remplit la part idéologique : Musk a récemment annoncé la migration, de la Californie vers le Texas, des sièges de X et de SpaceX en signe de protestation contre les lois fédérées qui assurent une protection aux élèves transgenres. On soupçonne néanmoins que cette délocalisation ait autant à voir avec des intérêts fiscaux qu’avec une véritable conviction.

Un récent article du Financial Times a relaté les propos du cadre de Palentir Alex Karp, un gros bonnet de la Silicon Valley qui soutien encore le camp démocrate, mais dont la loyauté vacille : « Le politiquement correct est, au sein du parti, un énorme problème. Les démocrates ne peuvent pas encore en prendre la mesure ». De même, Karp regrette que « les gens qui innovent désertent » l’industrie à cause de la réglementation en vigueur, qui étoufferait selon lui les start-ups avant même qu’elles ne puissent décoller. Gary Gensler, président de la Securities and Exchange Commission (SEC), a en effet été une épine dans le pied pour les investisseurs en crypto-monnaies. D’après un fin connaisseur de la sphère des crypto-monnaies cité par le Financial Times, les grands investisseurs dans ces produits spéculatifs « ont pour priorité de le virer. Ils dépenseront tout ce qu’il faut pour y parvenir. »

Si le soutien d’une part de la Silicon Valley à Donald Trump fait les gros titres, ses principaux soutiens appartiennent surtout aux secteurs de la finance, des assurances et de l’immobilier. Selon Open Secrets, « le secteur financier est de loin le plus grand contributeur des campagnes des candidats et des partis à l’échelle fédérale », républicains et démocrates confondus, et il est de loin le plus grand contributeur de la campagne 2024 de Trump. Les dons à sa campagne en provenance du secteur des valeurs mobilières et de l’investissement dépassent ainsi les 200 millions de dollars. Un donateur, l’investisseur héritier de la fortune bancaire de sa famille, Timothy Mellon, représente à lui-seule la somme ahurissante de 125 millions de dollars (il a aussi offert 25 millions de dollars pour la campagne indépendante de Robert F. Kennedy Jr). Le secteur du pétrole et du gaz est le suivant sur la liste, avec 20,4 millions de dollars.

Si le soutien d’une part de la Silicon Valley à Donald Trump fait les gros titres, ses principaux soutiens appartiennent surtout aux secteurs de la finance, des assurances et de l’immobilier.

Les autres plus gros soutiens de Donald Trump, d’après les catégories d’Open Secrets sont le secteur de la santé privée (101 millions de dollars), le transport aérien (91,3 millions de dollars), le secteur manufacturier et de la distribution (14,1 millions de dollars). Trump attire également d’énormes dons de la part de particuliers qui se présentent sur le plan professionnel comme « retraités » (129,5 millions de dollars) ou appartenant à toutes sortes d’organisations d’obédience idéologique républicaine ou conservatrice (82 millions de dollars). Ces chiffres coïncident avec ce que nous savons du parti républicain d’aujourd’hui : ses principaux soutiens sont les tenants de l’idéologie conservatrice, les électeurs âgés, les industries extractives et manufacturières et la tranche la plus haute des 1 % les plus riches. Près de la moitié, en dollars, des dons destinés à Donald Trump proviennent seulement de quatre États : le Texas (15,6%), le Nevada (14,8%), le Wyoming (14,6 %) et la Floride (11,9%).

De Biden à Harris, une continuité chez les grands donateurs démocrates

Concernant la campagne de la vice-présidente Kamala Harris, celle-ci a d’abord hérité de la base de donateurs de Joe Biden, lorsque celui-ci s’est retiré de la course à la Maison Blanche. Comme pour les républicains, les dons aux démocrates reflètent les intérêts des filières économiques majeures – dont ceux du secteur des valeurs mobilières et de l’investissement, qui ont historiquement tendance à soutenir les deux camps pour s’assurer de conserver des soutiens dans tout le champ politique. En revanche, contrairement à Trump et à d’autres candidats du parti républicain, les candidats démocrates reçoivent d’importantes contributions de la part des syndicats. Sean O’Brien, le président du syndicat des camionneurs américains (les Teamsters), s’est certes vu accorder un temps de parole au pic d’audience lors de la Convention Nationale Républicaine, mais les syndicats restent fermement ancrés dans le camp démocrate.

Contrairement à Trump et à d’autres candidats républicains, les candidats démocrates reçoivent d’importantes contributions de la part des syndicats.

Les sempiternels débats au sujet du retrait de Biden cet été ont mis en lumière le réseau des grands donateurs démocrates. Bon nombre des méga-donateurs qui ont fait le plus de tapage pour pousser Biden vers la sortie étaient issus d’Hollywood, du monde du spectacle et des médias. George Clooney a été la personnalité la plus en vue de l’industrie cinématographique à exiger un changement de tête de liste, mais beaucoup de personnalités riches et puissantes dont le nom n’est pas connu de tous ont aussi participé au mouvement de protestation des donateurs. Selon un article du New York Times, un célèbre agent d’Hollywood a déclaré à Martin Heinrich, sénateur du Nouveau-Mexique : “Si vous n’appelez pas publiquement Biden à se retirer, je ne vous donnerai pas un centime”.

A ce jour, le secteur des communications et de l’électronique, qui rassemble les firmes de la télévision, du cinéma, de la musique et des télécommunications, représente 31,9 millions de dollars de dons à la campagne démocrate. Le secteur financier et assurantiel reste en tête avec 88,2 millions de dollars, devant le monde de l’éducation (40,5 millions de dollars), les avocats et cabinets juridiques (36,5 millions de dollars) et les professionnels de la santé (24,2 millions de dollars). Les deux plus importantes sources de dons à la campagne de Biden en juillet étaient les organisations d’idéologie démocrate ou libérale (217 millions de dollars), puis les retraités (102 millions de dollars). Les syndicats ont quant à eux donné environ 18,5 millions de dollars, ce qui représente plus que certains secteurs d’activité mais reste bien en-dessous les principaux soutiens sectoriels et idéologiques.

En dépit des gros titres, le capital de la Silicon Valley reste largement en faveur des démocrates. Deux des trois plus généreux donateurs de la campagne Biden-Harris, Greylock Partners et Sequoia Capital, sont des sociétés d’investissement de la Silicon Valley. Reid Hoffman, associé chez Greylock et important donateur démocrate, n’a jamais caché son mépris pour la présidente de la Commission Fédérale du Commerce (FTC), Lina Khan, qui a commis l’erreur d’appliquer la législation antitrust. Hoffman a récemment déclaré sur CNN : “L’antitrust, c’est bien. Déclarer la guerre ne l’est pas”. Le sort de Khan sous une potentielle administration Harris reste encore incertain, étant donné qu’elle bénéficie d’un fort soutien de la part des démocrates qui saluent sa ligne anti-monopole très stricte.

Les querelles intra-démocrates pour influencer Harris dans le choix de son entourage, ainsi que le large éventail de secteurs et d’intérêts qui compose sa base de donateurs, coïncident avec ce que nous savons du parti démocrate d’aujourd’hui et de ses principaux soutiens : les tenant de l’idéologie libérale, le secteur des médias et de la tech, les professionnels du droit, de l’éducation et de la santé, et les syndicats. À l’instar de Trump et des Républicains, la base des donateurs démocrates est fortement concentrée dans quelques États qui reflètent la répartition géographique de leur coalition. Près de la moitié (en dollars) des dons adressés à Joe Biden, puis à Harris proviennent de seulement quatre États des deux côtes : la Californie (21,6 %), le district de Columbia (12,8 %), New York (10,2 %) et le Massachussets (4,2%).

Le règne de l’argent

Bien sûr, il faut également étudier où va tout cet argent dans les faits et quelle est son influence sur l’issue des élections. Le lecteur ne sera pas surpris d’apprendre que la part du lion revient aux médias et à la publicité. La campagne Biden-Harris a beaucoup investi dans la guerre de la publicité. En juillet, 60 % de ses dépenses totales, soit près de 65 millions de dollars, étaient consacrées aux médias et à la publicité. Malgré un raz-de-marée publicitaire, la position du président Biden dans les sondages s’est détériorée au point qu’il a été écarté de la course. De plus, ces dépenses ont temporairement gâché l’avantage qu’avait la campagne de Biden en matière de collecte de fonds par rapport à celle de Trump. L’enthousiasme suscité par le retrait de Biden et la nomination de Harris dans le camp démocrate a cependant délié les portefeuilles : en juillet, la campagne d‘Harris a récolté la somme faramineuse de 310 millions de dollars dépassant amplement les 138,7 millions de dollars récoltés par Trump.

Le coût total des quatre derniers cycles d’élections fédérales a dépassé les 40 milliards de dollars.

Jusqu’à présent, le budget de la campagne de Trump a été plus équilibré. Si, pour lui aussi, les médias représentent le principal axe d’investissement, ils ne comptent que pour un quart du coût total de la campagne. Un montant presque équivalent a été dépensé en frais administratifs, ce qui inclut les coûts liés à l’organisation des grands rassemblements de Trump. Une agence événementielle, Event Strategies, a ainsi reçu soixante-quatre paiements de la part de la campagne du candidat républicain, pour un montant total de 8,1 millions de dollars.

Les dépenses de campagnes politiques constituent une économie à part entière. Les entreprises partisanes fournissent toute une série de services très lucratifs aux candidats, en amont et en aval des élections. Le coût total des quatre derniers cycles d’élections fédérales a dépassé les 40 milliards de dollars. Et encore, ce chiffre n’inclut pas les milliers de campagnes qui ont lieu à l’échelle des États fédérés et des municipalités, ni des référendums. Comme les résultats des élections sont connus d’avance dans la plupart des États, une grande partie de l’investissement est concentré dans un nombre restreint de territoires indécis, afin de les faire basculer, même de manière minime. La victoire de Trump en 2016 s’est ainsi jouée à 80.000 votes dans le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin, tandis que celle de Biden en 2020 reposait sur une marge de 44.000 votes en Géorgie, en Arizona et dans le Wisconsin…

40 % de l’ensemble des dons politiques émanent d’un groupe extrêmement restreint : le top 1 pour cent du top 1 pour cent.

Dans son ouvrage devenu incontournable, The Semisovereign People, paru en 1960, le politologue Elmer Eric Schattschneider a mis le doigt sur une réalité fondamentale de la politique américaine : « Le défaut du paradis pluraliste est que le chœur céleste y chante avec l’accent prononcé des classes supérieures ». Nous avons tous le droit de soutenir des candidats et des campagnes électorales, mais seuls quelques-uns sont en capacité de le faire à un degré qui garantisse la représentation de leurs intérêts dans le système politique.

40 % de l’ensemble des dons politiques émanent d’un groupe extrêmement restreint : le top 1 pour cent du top 1 pour cent. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a aucune différence significative entre les deux partis. Il y en a évidemment, notamment sur l’avortement et le respect des institutions. Pour les travailleurs américains cherchant à être représentés dans leurs intérêts de classe, les dons des syndicats en faveur des démocrates indiquent que cette option reste la moins pire. Mais à en juger par l’état de la société américaine, il est clair que le système politique des Etats-Unis met en œuvre sa propre version de la règle d’or : qui possède l’or dicte les règles.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Manuel Trimaille et mis à jour par William Bouchardon.

Nicolas Dufrêne : « L’obsession de la dette va nous plonger dans une nouvelle décennie perdue »

Nicolas Dufrêne - Institut Rousseau
L’économiste Nicolas Dufrêne.

Alors que l’Union européenne vient de réaffirmer son obsession austéritaire et que Bruno Le Maire multiplie les coupes budgétaires, la dette est redevenue un enjeu politique majeur. Pourtant, les services publics sont à l’agonie et la bifurcation écologique requiert d’immenses investissements. Comment sortir de cette quadrature du cercle ? Pour le haut-fonctionnaire Nicolas Dufrêne, directeur de l’Institut Rousseau et auteur de La dette au XXIème siècle. Comment s’en libérer, il est nécessaire de réinventer des mécanismes monétaires innovants permettant de créer de la monnaie sans dette pour financer des investissements d’intérêt général. Une forme « d’argent magique » qui a existé dans le passé et ne génère pas nécessairement de l’inflation, à condition que son usage soit bien ciblé. Entretien.

Le Vent Se Lève : En février, à peine deux mois après l’adoption du budget, le gouvernement a annoncé dix milliards d’euros de coupes budgétaires et un effort sans précédent pour revenir sous les 3% de déficit en 2027. Hormis la période du Covid, on a l’impression d’entendre ces mots d’ordre depuis 50 ans. Pourtant, la France n’est pas ruinée. Dès lors, faut-il vraiment voir la dette comme un problème majeur, une charge pour nos enfants dont il faut se débarrasser à tout prix ?

Nicolas Dufrêne : C’est en tout cas comme ça que la dette nous est présentée. En allemand par exemple, le mot « Schuld » signifie à la fois « dette » et « culpabilité ». On pense toujours qu’être endetté signifie être dans une situation de faiblesse et de dépendance, que c’est une forme de péché. Or, j’essaie d’expliquer dans mon livre que la monnaie et la dette sont les deux faces d’une même pièce : sans dette, pas de monnaie ! Une fois que l’on comprend ça, on peut changer de perspective, j’y reviendrai.

Dans tous les cas, il était évident que le « quoi qu’il en coûte » était une parenthèse forcée par les événements et que les libéraux austéritaires allaient tout faire pour la refermer au plus vite. Nous y sommes : s’engager à ramener son déficit en dessous des 3 % du PIB en 2027, ça veut dire 20 à 25 milliards d’euros de dépenses publiques en moins chaque année ! Ces 10 milliards de coupes budgétaires par décret sans repasser par le Parlement sont certes légaux au sens de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) mais peu respectueux du Parlement d’un point de vue démocratique.

LVSL : D’autant que le budget n’a même pas été voté, mais a été passé en force via l’article 49.3 de la Constitution…

N.D. : Exactement. Cette méthode s’inscrit dans une défiance forte à l’égard du Parlement, soupçonné de multiplier les dépenses. Plus largement, ce retour de l’austérité fait suite au rétablissement des règles budgétaires européennes dans une version qui, à mon sens, est plus dure que la précédente puisqu’elle vise à rendre les sanctions plus applicables et qu’elle ne fait aucune place dérogatoire aux investissements écologiques et sociaux.

Mais le plus grave est que cette parenthèse du « quoi qu’il en coûte » n’a pas conduit aux grands plans d’investissement dont nous avons besoin, mais seulement à subventionner des pertes et à maintenir un niveau d’activité standard pour que l’économie ne s’effondre pas. Or, nous voyons actuellement que tous les grands pays du monde mettent en place des plans de relance gigantesques ! Faut-il rappeler que la croissance du PIB de l’UE a décroché de 80 % par rapport aux États-Unis depuis 2007 en raison de l’austérité ? 

Cette obsession de la dette va nous plonger dans une nouvelle décennie perdue où cohabiteront inaction climatique, reculs sociaux et atonie du développement économique. Cette politique est suicidaire et contre-productive car elle revient à réduire la masse monétaire et donc à rendre le poids des dettes encore plus lourd en proportion du revenu et de l’activité économique. Il suffit de regarder le bilan de l’austérité en Grèce pour voir que la réponse austéritaire échoue toujours.

Au passage, rappelons à quel point les discours catastrophistes sur la dette sont ridicules. En 2007, François Fillon (alors Premier ministre, ndlr) nous expliquait qu’il était à la tête d’un « État en quasi faillite » alors que la dette publique représentait 63 % du PIB. Or, nous avons atteint le double durant la pandémie tout en empruntant à taux zéro ! Il n’y a donc pas de lien entre un fort niveau d’endettement et une sanction par les marchés. Le taux d’intérêt est avant tout piloté par la banque centrale, quel que soit le niveau d’endettement, on ne le rappellera jamais assez. 

« Les discours catastrophistes sur la dette n’ont qu’un but : faire culpabiliser les peuples et justifier tous les sacrifices en matière de services publics et d’aides sociales. »

Ces discours catastrophistes sur la dette n’ont qu’un but : faire culpabiliser les peuples et justifier tous les sacrifices en matière de services publics et d’aides sociales. C’est ce que dit Emmanuel Macron quand il se rend dans un hôpital et déclare qu’”il n’y a pas d’argent magique” à des soignants. Pour la santé, l’éducation, la transition écologique, on nous dit toujours qu’il n’y a pas d’argent. Par contre, pour les marchés financiers, on en trouve toujours.

LVSL : Oui, l’austérité est vouée à l’échec car elle détruit l’activité économique, ce qui empêche alors de rembourser la dette. Cependant, il faut quand même rappeler que la dette pose des défis. Puisque la dette est « roulée », c’est-à-dire que l’on réemprunte pour rembourser les dettes précédentes, nous sommes à la merci des taux d’intérêts. Ceux-ci étaient faibles voire nuls au milieu des années 2010, mais sont remontés depuis. 

Or, vous le rappelez dans votre livre, il y a à peu près 2.000 milliards de dettes française à faire rouler d’ici 2027. Si le taux d’intérêt augmente de 2 % cela signifie 100 milliards de charges supplémentaires de la dette d’ici à 2030. C’est autant d’argent qui ira dans la poche des créanciers plutôt que dans des investissements nécessaires. Finalement, étant donné cette remontée des taux d’intérêt, ne faut-il pas considérer la dette comme un problème sérieux à traiter urgemment ? 

N.D. : Oui, la dette est un problème sérieux qu’il faut traiter sérieusement. Mais l’austérité n’est justement pas une solution sérieuse puisqu’elle réduit la masse monétaire et empêche donc de rembourser les dettes préexistantes et de les diluer dans une activité économique plus importante. La politique monétaire de nos jours, c’est un peu la médecine du Moyen âge : on pratique la saignée sur un corps déjà affaibli ! On voit les résultats : l’Allemagne est en récession, la France et beaucoup de pays européens n’en sont pas loin. On est en train de tuer le malade pour éradiquer la maladie !

Cela étant rappelé, il est clair que nous allons vers une explosion de la charge de la dette. Elle a commencé : on était à 30 milliards d’euros il y a deux ans, nous sommes à 50 milliards aujourd’hui et Bercy prévoit déjà 70 à 75 milliards d’euros par an dans les prochaines années. Si les taux ne redescendent pas, nous pourrions nous retrouver dans une situation où on consacrerait près du quart du budget de l’État – hors Sécurité sociale – au remboursement de la dette. Ces niveaux ont déjà été atteints par le passé, par exemple à la fin du XIXe siècle ou dans les années 1920, mais ils posent évidemment problème car c’est autant de ressources en moins pour les services publics et les grands investissements, sans compter qu’ils alimentent une prospérité injustifiée du système bancaire.

Pour sortir de ce cercle vicieux, regardons d’où vient la hausse des taux d’intérêts : ce sont les banques centrales qui les ont augmentés en réaction à l’inflation. Cette décision découle d’une analyse monétariste selon laquelle l’inflation tire sa source de l’excès de monnaie. Or, l’inflation récente vient de trois phénomènes bien réels, mais qui sont des problèmes d’offre de biens et services et non de monnaie. D’abord, il y a la désorganisation de chaînes de production suite à la pandémie, notamment dans les semi-conducteurs, avec une demande qui a repris plus vite que l’offre, ce qui a créé de la rareté. Ensuite, il y a l’impact de la guerre en Ukraine, qui a fait monter les prix des hydrocarbures et des matières premières agricoles. 

Enfin, il y a une bonne part de spéculation, qui a pu être accentuée par le quantitative easing (création monétaire via le rachat massif de dettes et de titres financiers, ndlr) des banques centrales : en créant un excès de liquidité dans la sphère financière, elles ont fourni aux marchés de quoi spéculer. Or, cela alimente un cercle vicieux, puisque tous les acteurs financiers mènent alors des stratégies défensives pour se couvrir contre la hausse des matières premières en en achetant davantage, ce qui peut a priori sembler contre-intuitif.

LVSL : Arrêtons nous sur le quantitative easing un instant. On entend beaucoup dans la presse ou sur internet des analyses monétaristes selon lesquelles c’est justement cette création monétaire massive depuis 10 ou 15 ans qui a causé la forte inflation récente. Puisque les taux d’intérêts étaient faibles et que les banques centrales rachetaient énormément d’actifs financiers pour éponger les dettes héritées de la crise de 2008, cela aurait conduit à une explosion des prix. Vous ne partagez pas cette analyse et parlez plutôt de « trou noir monétaire ». Pourriez-vous revenir là-dessus ?

N.D. : D’abord rappelons que cette idée d’un lien entre la croissance de la masse monétaire et l’inflation repose sur une très vieille histoire. A la Renaissance, lorsque les galions espagnols reviennent chargés d’or et d’argent du Nouveau Monde, les nobles espagnols n’utilisent pas cet afflux de métaux précieux pour développer leur économie mais pour acheter des produits de luxe aux marchands vénitiens et arabes. Jean Bodin, avec d’autres économistes que l’on nomme les mercantilistes, écrit que la hausse de la quantité de monnaie ne fait qu’augmenter les prix mais ne change pas les conditions de production et de travail, ce qui était vrai à l’époque mais n’a rien d’une fatalité. Cette théorie est pourtant devenue la base des préceptes monétaristes de Milton Friedman.

John Maynard Keynes démentira ce lien en expliquant qu’une augmentation de la masse monétaire est nécessaire pour augmenter la production, à condition de flécher cette création monétaire vers des investissements productifs. Sans révolution du crédit et sans augmentation forte de la masse monétaire, il n’y aurait pas eu de révolution industrielle. Il ne faut pas séparer la sphère monétaire et la sphère réelle : chacune a un effet d’entraînement sur l’autre. La réalité donne raison à Keynes. Par exemple, je montre dans mon livre que la masse monétaire M2 (somme des pièces et billets en circulation, des comptes courants, des dépôts sur livrets et des crédits à court terme, ndlr) a progressé de 143 % aux États-Unis entre 2007 et 2020, alors que les prix ne se sont accrus que de 19 % sur la même période. Pareil pour l’Europe avec des chiffres moins impressionnants, respectivement 60 % et 17 %. Si on suit la théorie monétariste, l’inflation aurait dû être bien plus forte.

Cela nous montre que ce qui compte, c’est l’usage de cette monnaie : si vous créez de la monnaie pour développer des activités productives, les prix n’augmentent pas vraiment, car les volumes produits suivent plus ou moins la hausse de la demande. Si en revanche vous créez de la monnaie pour acheter massivement des produits dont le taux de production est déjà à son maximum et que vous ne cherchez pas à élargir la production, alors vous aurez de l’inflation.

Avec le quantitative easing, un autre problème est apparu, que je qualifie de « trou noir monétaire » : la masse monétaire a explosé avec le quantitative easing, mais l’inflation comme la production ont très peu augmenté en comparaison. L’explication, c’est que depuis le tournant de la financiarisation des années 1980, l’essentiel de la monnaie, créée majoritairement par le crédit mais aussi, et de plus en plus, par les banques lorsqu’elles achètent des actifs, est aspirée par deux domaines spéculatifs : les marchés financiers et l’immobilier. Or, on constate justement que l’inflation dans ces domaines a été beaucoup plus forte que dans l’économie réelle.

« Le quantitative easing n’a pas ruisselé jusqu’à l’économie réelle. »

Ajoutons à cela un problème qui tient à la structuration même de notre système monétaire : la banque centrale ne peut agir qu’avec les acteurs qui disposent d’un compte dans ses livres, à savoir les banques commerciales. Toute politique monétaire conduite par la banque centrale passe donc nécessairement par le filtre des banques privées, ce qui réduit considérablement la possibilité pour la monnaie créée par la banque centrale d’atteindre l’économie réelle. Mais tout cela n’est qu’une convention humaine : rien n’oblige à ce que ce soit le seul mode d’organisation du système monétaire. 

En tout cas, cela permet de comprendre pourquoi la création de dette, et donc de monnaie, s’est déconnectée de la croissance. Il faut de plus en plus de dette pour obtenir le même niveau de croissance car la dette vient financer des actifs spéculatifs. Prenons le cas de la bourse : seuls 2 % des opérations de bourse viennent financer de nouveaux fonds propres pour les entreprises, tout le reste est investi sur des titres déjà existants, dont les prix explosent. C’est la même chose dans l’immobilier, avec des flambées des prix dans les grandes villes et des bulles immobilières, comme celle qui a amené à la crise de 2008. Le quantitative easing n’a pas ruisselé jusqu’à l’économie réelle. C’est pour sortir de ce cercle vicieux que je propose dans mon livre des mécanismes de création monétaire ciblés – et sans dette, nous y reviendrons – qui servent véritablement l’économie réelle.

LVSL : Lorsqu’on parle du financement de l’État, on entend très souvent les décideurs politiques évoquer la nécessité de rassurer les marchés financiers pour qu’ils nous prêtent à des taux plus faibles. Pourtant, les marchés financiers raffolent des dettes étatiques, qui se vendent extrêmement facilement. Comment comprendre ce paradoxe ?

N.D. : Les titres de dette publique constituent l’actif sans risque, la brique de base dont les marchés financiers ont besoin pour fonctionner. Cela leur permet de se refinancer auprès de la banque centrale, de disposer de collatéraux (actifs mis en garantie pour réaliser des emprunts, ndlr) pour les échanges sur le marché interbancaire ou de proposer des produits financiers plus ou moins risqués à leurs clients.

Dès lors, oui, les marchés vivent de la dette publique. Lorsque l’État français émet de la dette publique, l’offre de financement par les marchés financiers est toujours six à sept fois supérieure à la demande de l’État. En théorie, la France pourrait donc s’endetter six fois plus et sa dette trouverait preneur !

Le piège, c’est que les marchés ont besoin d’une dette qui les rémunère bien, ils vont donc toujours chercher à obtenir les taux d’intérêt les plus hauts, comme on le voit en ce moment, soutenus par la banque centrale qui les rémunère grassement sous couvert de lutter contre l’inflation. D’où le fait qu’ils ont négocié des choses scandaleuses comme les obligations indexées sur l’inflation.

Cela pose un vrai problème démocratique, car les parlements n’ont pas leur mot à dire : quand le gouvernement présente le projet de loi de finance au Parlement, il lui donne le montant que l’Agence France Trésor prévoit d’emprunter pour l’année en cours et c’est tout. Les parlementaires ne peuvent pas changer ce chiffre, discuter de la durée de remboursement du titre ou du taux, ils n’ont aucun pouvoir. Avoir confié des questions aussi importantes à des agences indépendantes comme l’Agence France Trésor est d’autant plus problématique que l’on connaît le grand nombre de revolving doors entre le ministère des finances, l’Agence France Trésor et les spécialistes en valeur du Trésor, c’est-à-dire les grandes banques qui achètent la dette publique.

LVSL : Cela n’a pourtant pas toujours été le cas. Par le passé, l’État contrôlait bien plus étroitement ses conditions d’endettement, via le « circuit du Trésor »…

N.D. : Oui, les États se sont mis dans cette situation de leur plein gré. Pendant longtemps, nous disposions de mécanismes de circuit du Trésor et d’avances de la banque centrale à l’État qui permettraient de contenir la dette et la charge qu’elle représente. En résumé, le circuit du Trésor permettait à l’État de déterminer à quels taux et dans quels volumes l’État voulait se finançait auprès des banques privées comme publiques. Cela permettait de répondre à un double défi dans la France de l’après-guerre : trouver les immenses financements nécessaires à la reconstruction et maîtriser les conditions d’emprunt des États. 

Nicolas Dufrêne, La dette au XXIème siècle. Comment s’en libérer, Odile Jacob, 2023.

Ces mécanismes monétaires innovants ont été mis en place en 1945, alors que la dette représente 180 % du PIB et que la France est à reconstruire. Ce très fort endettement n’a pas empêché de faire des plans de relance gigantesques : le plan Monnet représente environ 80% du PIB de l’époque, c’est comme si on faisait un plan de relance de 2000 milliards d’euros aujourd’hui ! Au final, grâce à tous ces investissements productifs, la dette n’a cessé de baisser durant les Trente Glorieuses, elle représente à peine 20 % du PIB en 1974 alors même que l’État n’avait jamais autant investi ! Aujourd’hui c’est exactement l’inverse : la dette progresse alors que le taux d’investissement public ne cesse de chuter. Ce paradoxe doit nous interroger sur l’efficacité des politiques économiques recommandées par les thuriféraires de l’austérité et du financement par les marchés. Mais personne ne les met face à leurs contradictions. 

Depuis les années 70, nous avons malheureusement supprimé tous ces mécanismes les uns après les autres, nous investissons de moins en moins et nous sommes de plus en plus endettés. Cependant, un circuit du Trésor tel qu’il existait à l’époque n’aurait pas grand intérêt aujourd’hui : comme je l’ai dit précédemment, l’Etat n’a plus de difficultés à se financer et la maîtrise des taux d’intérêts relève avant tout de la banque centrale, malheureusement indépendante du pouvoir politique. Un « circuit du trésor 2.0 » devrait donc nécessairement passer par un contrôle de la banque centrale et par des outils permettant d’injecter de la monnaie de manière ciblée. 

LVSL : Vous proposez justement dans votre livre de rebâtir des mécanismes monétaires innovants pour financer l’État, en vous inspirant du circuit du Trésor et de la théorie monétaire moderne. Pouvez-vous nous présenter votre théorie d’une « monnaie émancipatrice » ?

N.D. : Le point de départ c’est ce que la dette et la monnaie sont les deux faces d’une même pièce. Quand on s’interroge sur la dette, qu’elle soit d’ailleurs publique ou privée, on ne peut pas faire l’impasse sur la question de la création monétaire qui est fondamentale. Le fait qu’on en parle jamais est justement symptomatique de notre manque de culture sur le sujet.

La création de monnaie par le crédit bancaire apparaît progressivement à partir de la Renaissance. C’est un progrès historique majeur : on passe d’une monnaie exogène à l’activité économique, c’est-à-dire dont la quantité est fixée par le volume de métaux précieux, à une monnaie endogène, répondant aux besoins de l’économie. Désormais, on crée de la monnaie sur la promesse de financer une activité qui générera un revenu futur et permettra de rembourser le crédit. Ce fut une grande avancée historique. Mais cela pose aujourd’hui un nouveau défi : la dette progresse plus vite que la création de richesse. En effet, la monnaie met un certain temps à être investie et à produire des richesses. En outre, une partie est thésaurisée (épargnée, ndlr) et une autre est utilisée pour spéculer. Résultat : on finit par avoir des problèmes d’insolvabilité.

Comment résoudre ce problème ? On l’a dit, l’austérité ne marche pas puisqu’elle consiste à réduire la masse monétaire alors que les dettes sont libellées de manière nominale. Ainsi, l’austérité ne fait qu’alourdir le poids des dettes. A l’inverse, créer plus de dettes peut diluer la dette existante, mais seulement si cela se traduit par de la création de richesses.

Le seul moyen de briser ce cercle vicieux est d’injecter de la monnaie qui ne soit pas attachée à une dette. Ce que je propose est un nouveau mode de création monétaire qui n’a pas vocation à remplacer le mode de création monétaire par le crédit mais à le compléter. En introduisant une monnaie libre de dette dans l’économie, on fait progresser la masse monétaire et la création de richesse plus vite que la dette ; c’est une arme de désendettement massif pour tous les acteurs, publics comme privés, et un moyen efficace de sortir de l’atonie économique qui nous ronge.

« Cette monnaie libre de dette n’est pas sans contrepartie. Elle doit financer des investissements d’intérêt général décidés démocratiquement. Cette création monétaire est particulièrement adaptée pour financer des activités nécessaires pour la transition écologique mais qui ne sont pas rentables et dont le marché se désintéresse. »

Mais attention : cette monnaie libre de dette n’est pas sans contrepartie. Elle doit financer des investissements d’intérêt général décidés démocratiquement. Cette création monétaire est particulièrement adaptée pour financer des activités nécessaires pour la transition écologique mais qui ne sont pas rentables et dont le marché se désintéresse. Je pense par exemple à la protection des puits de carbone comme les zones humides et les forêts. Je pense aussi à la rénovation énergétique des logements des ménages modestes qui n’est rentable pour eux qu’à très long terme. Enfin, cela peut aussi permettre de réaliser des investissements lourds en termes d’infrastructure, par exemple recréer un réseau de fret ferroviaire. Autrement dit, et contrairement aux caricatures qui en sont parfois faites, il ne s’agit pas d’une monnaie déconnectée de tout travail ou création de valeur. C’est tout l’inverse : cette création monétaire permettrait justement de libérer les énergies, de financer ce qui doit l’être, sans risquer l’effet « boomerang » qui consiste, depuis plus de 50 ans désormais, à faire suivre chaque plan de relance d’un plan d’austérité dans une politique de « stop and go » désastreuse et inefficace. 

En outre, cette proposition revient à repenser en profondeur l’acte même de création monétaire, qui a été confié à des institutions bancaires privées lucratives qui ne créent de la monnaie que quand elles ont un intérêt à le faire. Il s’agit ainsi d’ajouter la possibilité de créer de la monnaie selon une logique d’intérêt général, pour compenser les failles du marché, ce qui créerait une brèche majeure dans le capitalisme financier tel qu’il s’est imposé aujourd’hui, notamment du fait de l’accaparement du pouvoir monétaire par la finance privée. Il s’agit ainsi de considérer la monnaie comme un bien commun. Bien sûr, cela implique de remettre la banque centrale sous contrôle démocratique, à minima via une supervision du Parlement, voire en récréant un « Parlement du crédit et de la monnaie » comme l’avait proposé le Conseil National de la Résistance dans son programme.

LVSL : Votre proposition est très prometteuse. Mais en créant de vastes quantités de monnaie, ne risque-t-on pas de générer une forte inflation et de déstabiliser l’économie ?

N.D. : Cette question est absolument fondamentale. Bien sûr, si cet argent est gaspillé et ne sert pas à augmenter la production, le risque d’un emballement de l’inflation est réel. Mais si cette forme de création monétaire est bien ciblée, elle peut au contraire contribuer à la baisse d’un certain nombre de prix. C’est particulièrement le cas étant donné la crise écologique, puisque notre inaction commence à générer des phénomènes inflationnistes. 

Par exemple, aujourd’hui une grande part de l’inflation vient de l’importation d’hydrocarbures. Avec la monnaie libre de dette, nous pourrions investir massivement dans les énergies renouvelables, l’électrification des transports ou le stockage de l’électricité et donc limiter cette inflation importée. De même, les nouvelles réglementations environnementales pour les usines représentent de gros investissements pour les entreprises, qui rechignent à les faire et répercutent ces coûts sur leurs clients. L’État pourrait prendre en charge cette nécessaire reconversion de l’appareil productif.

« Presque tout le monde pourrait être gagnant, sauf les banques. »

Autre exemple : l’agriculture bio. Alors qu’elle protège les sols et l’eau, elle est très mal en point car ses produits sont trop chers. Or, le pouvoir d’achat est actuellement en baisse puisque les salaires ne suivent pas l’inflation, et la première victime en est l’agriculture biologique. Au lieu de nous tourner vers une agriculture productiviste dont les rendements vont diminuer à cause de la crise environnementale, nous pourrions ainsi garantir des tarifs de rachat pour les produits bio. Cela permettrait de subventionner les agriculteurs pour qu’ils se tournent vers le bio et de garantir des prix acceptables aux consommateurs.

De fait, presque tout le monde pourrait être gagnant, sauf les banques. Elles perdraient probablement des parts de marché vu qu’il existerait une autre forme de création monétaire, c’est pourquoi elles s’y opposent avec vigueur, en s’appuyant sur des économistes dévoués. Mais il n’est écrit nulle part que les banques privées doivent être ad vitam aeternam les seules dépositaires du pouvoir de création monétaire. La monnaie est une chose trop sérieuse pour la laisser uniquement à des institutions privées lucratives qui n’ont que faire, par nature, de l’intérêt général.

LVSL : Outre l’inflation, votre proposition interroge aussi quant à ses conséquences sur notre balance commerciale et la balance des paiements. Si nous injectons massivement des liquidités et que nous importons davantage, notre monnaie va se déprécier. Comment éviter ce scénario ?

N.D. : C’est justement pour cela que j’insiste sur le caractère ciblé de cette création monétaire supplémentaire : elle doit viser le développement de l’économie locale et nationale et la réduction de la dépendance aux importations. En réduisant nos dépendances extérieures, nous stabiliserons la valeur de notre monnaie.

Si on se libère du pétrole et du gaz, notre balance commerciale sera bien meilleure : la moitié des 100 milliards de déficit commercial en 2023 sont liés aux importations énergétiques ! De même, nous sommes un grand pays agricole, mais nous importons 50% de nos fruits et légumes, c’est délirant ! Si nous investissons pour une agroécologie visant l’indépendance alimentaire nationale, nous pourrions nous libérer d’une dépendance étrangère majeure. Non seulement notre monnaie ne serait pas affaiblie mais elle pourrait même être renforcée, en même temps que notre structure économique. 

LVSL : Cela peut fonctionner pour un pays comme la France, mais qu’en est-il des pays en développement ? La confiance dans leur monnaie n’est-elle pas trop fragile pour envisager l’usage de ces mécanismes ?

N.D. : Pas nécessairement. Bien sûr, étant donné leur retard industriel, il y a un risque que ces injections monétaires se traduisent par un afflux de produits importés et un effondrement de la valeur de leur monnaie. Mais il est également possible que cela les aide à substituer certaines importations.

Par ailleurs, lorsque les pays en développement sont en difficulté pour équilibrer la valeur de leur monnaie et leur balance des paiements, le FMI (Fonds Monétaire International, ndlr) peut leur accorder des droits de tirages spéciaux (DTS). Cela a notamment été fait durant la pandémie. Ces DTS sont particulièrement intéressants, car il s’agit d’une création monétaire libre de dette, exactement comme je le propose. Mais ils demeurent sous-employés à l’heure actuelle. 

LVSL : L’exemple des droits de tirages spéciaux du FMI est intéressant car il montre que votre proposition n’est pas utopique. Avez-vous d’autres exemples historiques de création monétaire libre de dette ?

N.D. : Oui. Je peux vous citer un exemple récent qui montre que « l’argent magique » existe bien pour certains : en 2023, quand la Banque Centrale Européenne a remonté ses taux d’intérêts, elle a dû rémunérer davantage les réserves déposées chez elle par les banques commerciales. Pour cela, elle a puisé dans ses réserves mais elle a aussi créé près de 143 milliards d’euros ex nihilo, c’est-à-dire à partir de rien. C’est une subvention gratuite aux grandes banques ! Si la BCE en est capable pour rémunérer les banques privées, elle peut aussi le faire pour financer la reconstruction écologique.

L’économiste Nicolas Dufrêne.

Dans le cas de la France des Trente Glorieuses, nous avions des mécanismes qui s’apparentent aussi à de la création monétaire libre de dette. La Banque de France faisait des avances remboursables à l’État, mais celui-ci n’avait aucune obligation de les rembourser : il pouvait différer le remboursement en augmentant le plafond en loi de finances. Comme les prêts étaient à taux zéro, l’État ne devait même pas rembourser d’intérêts, contrairement à la dette perpétuelle que proposent certains aujourd’hui. Je vous rappelle qu’à cette époque, le taux d’investissement public était de près de 8 % du PIB, contre moins de 2 % aujourd’hui.

Comme le décrit le chercheur Nathan Sperber pour l’Institut Rousseau (partenaire de LVSL, ndlr), la Chine a utilisé un système similaire au moment de la crise financière asiatique de 1998 pour éponger les pertes des banques nationales chinoises, dont les dettes étaient rachetées et annulées par la banque populaire de Chine. Cela a permis de désendetter en douceur l’économie chinoise en injectant une monnaie libre de dette qui devient permanente dans l’économie.

L’Allemagne nazie avait également créé un mécanisme de monnaie parallèle au Reichsmark pour relancer son économie écrasée par la crise de 1929 et les dettes héritées de la Première Guerre mondiale. Un génie de la finance nommé Hjalmar Schacht avait développé les bons MEFO (Metallurgische Forschungsgesellschaft, ndlr), créés de toute pièce par la banque centrale. L’État allemand utilisait ces bons pour passer des commandes publiques à l’industrie, qui pouvait ensuite les échanger contre des marks. La masse monétaire allemande progresse ainsi de plus de 20 % par an entre 1933 et 1938 ! C’est de cette façon que l’industrie et l’armée allemandes sont devenues aussi puissantes. Schacht se désolidarisera ensuite des nazis quand il comprend que son système monétaire ne sert plus qu’à des dépenses de guerre et pas à la population allemande. Il ne tient qu’à nous de réadapter ces outils pour la transition écologique. C’est un peu ce qu’avaient fait les économistes Michel Aglietta et Etienne Espagne en proposant un actif carbone qui pouvait être refinancé auprès de la banque centrale.

Citons aussi le fait que les banques commerciales peuvent utiliser leur pouvoir de création monétaire pour acheter des actifs financiers. Certes, il y a des limites car elles doivent respecter des exigences de fonds propres et de refinancement sur le marché interbancaire. Néanmoins elles abusent largement de cette possibilité. Au passage, cela prouve que ceux qui affirment que la monnaie sans dette ne peut exister, qu’elle serait une « illusion », ne connaissent pas l’histoire monétaire. Surtout, c’est un privilège gigantesque ! Pourquoi les autres acteurs en seraient-ils privés ?

LVSL : En 2021, vous avez fait partie des initiateurs de la campagne pour l’annulation des dettes publiques détenues par la Banque Centrale Européenne (BCE), qui possédait alors environ 25 % du stock de dettes des États de la zone euro. Plutôt qu’une annulation pure, vous proposiez que la BCE annule ces dettes en contrepartie d’investissements d’un montant équivalent. Pouvez-vous nous présenter votre proposition ?

N.D. : D’abord, je veux dire combien cette mesure est encore plus nécessaire aujourd’hui qu’elle ne l’était hier. Le stock de dettes détenu par la BCE via les banques centrales nationales ce qu’on appelle le SEBC (le Système Européen Banque Centrale) représente aujourd’hui 4.100 milliards d’euros puisque s’est ajouté, au quantitative easing classique, le PEPP (Le Pandemic Emergency Purchase Programme). Désormais, un tiers de la dette publique des États de la zone euro est détenu par la BCE.

On nous rétorquait à l’époque que notre proposition revenait à supprimer le principal (le stock de dette restant à rembourser, ndlr) mais que les banques centrales reversaient les intérêts aux États. C’est faux : les banques centrales ne leur reversent qu’une part de leurs profits sous forme de dividendes. Et quand elles font des pertes, comme cela est arrivé pour la première fois à la BCE dernièrement, elles ne reversent rien. Donc les États continuent à rembourser ces dettes et les intérêts qui vont avec à la BCE, comme ils font pour les créanciers privés. L’énorme différence, c’est que la BCE a le pouvoir de créer de la monnaie. Pourquoi rembourser une institution qui n’en a pas besoin ?

Certains ont alors agité la menace que la BCE ait des fonds propres négatifs si les dettes étatiques étaient annulées. Or, comme je l’explique dans le livre, des écritures comptables sont prévues dans le protocole numéro 4 du Système Européen Banque Centrale, annexé au Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) pour contourner ce problème. En résumé, la BCE peut créer de la monnaie pour compenser les pertes des banques centrales nationales. Notons par ailleurs que les banques centrales font aujourd’hui des pertes pour rémunérer les réserves bancaires ! 

On nous a aussi dit que notre proposition ne servait à rien car les Etats empruntaient à taux zéro. Sauf qu’on voit aujourd’hui que ce n’est plus le cas et on nous demande désormais de redoubler d’austérité. Pour toutes ces raisons, l’annulation des dettes, ou plutôt leur conversion en investissements, est encore plus nécessaire aujourd’hui.

Enfin, vous avez raison de préciser que nous ne demandions pas une simple annulation des dettes, mais aussi qu’en contrepartie, les États s’engagent à investir les mêmes sommes. Au final, cela aurait permis un plan de relance « gratuit », sans alourdissement de dette. Certes, les États auraient dû réemprunter sur les marchés (les statuts de la BCE lui empêchant de prêter directement aux États, comme le font toutes les autres banques centrales du monde, ndlr) mais ce n’est pas grave car la dette aurait été réduite de manière massive. Les marchés financiers auraient donc pu y trouver leur compte en récupérant quelques intérêts au passage s’ils avaient été intelligents ! Bien sûr, je ne proposais pas cela pour eux, mais pour réenclencher une dynamique économique positive en Europe, qui aurait ensuite généré des recettes publiques supplémentaires.

LVSL : Cette proposition avait été soutenue par de nombreuses personnalités, plutôt de gauche, mais aussi Alain Minc. Christine Lagarde, présidente de la BCE, avait été contrainte de se positionner sur le sujet. Bien que votre proposition n’ait pas abouti, quelle analyse tirez-vous de cette séquence ?

N.D. : Avant tout, c’est une terrible occasion manquée même s’il n’est pas trop tard, bien au contraire, pour y revenir ! Cette annulation ne mettrait en péril aucun acteur privé. Au contraire, elle aurait permis d’éviter de casser l’activité économique et d’augmenter les impôts, ce qui est bénéfique pour les entreprises ! Je ne comprends pas pourquoi les libéraux s’y sont opposé, sinon par dogmatisme ou par méconnaissance. 

C’est d’ailleurs pour cela que le débat a transcendé les clivages habituels et que certains financiers ou hommes politiques de droite ont pu saluer la proposition. Je pense ici à Alain Minc ou à des financiers comme Matthieu Pigasse et Hubert Rodarie. Néanmoins, la proposition a été majoritairement portée par des personnalités politiques de gauche comme Manon Aubry (La France Insoumise) et Aurore Lalucq (Place Publique) au Parlement européen, mais aussi Arnaud Montebourg, Jean-Luc Mélenchon et d’autres.

« Le débat sur l’annulation des dettes étatiques détenues par la BCE a transcendé les clivages habituels. »

J’ai moins bien compris en revanche que nous nous fassions attaquer sur notre gauche par certains économistes atterrés dont j’avoue ne pas comprendre la position. Certes, cette opération, à elle seule,  ne constitue pas le grand soir qui aurait permis de renverser le système capitaliste, mais cela permettrait d’améliorer la situation économique plutôt que de laisser le système s’effondrer, comme le souhaitaient certains dans une perspective accélérationniste. Oui, ce n’était pas la fin du capitalisme, mais un peu de pragmatisme ne fait pas de mal. Faut-il ne pas augmenter le SMIC parce que cela ne renverse pas le capitalisme et les rapports de domination salariaux ? En outre, pour la première fois, la « citadelle BCE » a vacillé sous l’effet d’une proposition à la fois directe, pragmatique et ciblée, à la place de grands discours abstraits. En témoigne la tournée médiatique entreprise par Christine Lagarde que je décris dans le livre. Mais au lieu de faire bloc, une frange d’économistes soi-disant de gauche s’y est opposée, pour le plus grand bonheur des monétaristes, pour des raisons qui ne tenaient pas la route. 

D’autres n’ont tout simplement pas compris et c’est inquiétant. Pour eux, la dette n’est au fond jamais un problème et s’en préoccuper revient à faire le jeu des défenseurs de l’austérité. Certes, la dette publique est roulée constamment, mais nous devons tenir compte de la charge financière qu’elle représente via les intérêts : cela ne les dérange visiblement pas que la France ait payé plus de 2000 milliards d’euros d’intérêts aux marchés financiers depuis la fin des années 70. Sans compter que le poids de la dette est toujours un argument mobilisé pour ne pas investir, pour privatiser le patrimoine public, dont celui de l’Etat qui est d’ores et déjà négatif. Faire comme si la dette n’était jamais un problème n’est pas sérieux, c’est justement là-dessus que nous attaquent trop facilement les thuriféraires de l’austérité. 

Plus largement, ce débat pose une question de philosophie économique, sur laquelle certains manquent cruellement d’imagination. Il n’y a aucune raison ontologique pour décider que la monnaie et la dette seront indissolublement liées et qu’on ne puisse pas créer de la monnaie sur d’autres critères. Les critères actuels sur lesquels est jugée la pertinence d’une émission monétaire via un crédit à rembourser, à savoir la rentabilité et la capacité de rembourser, ont été imposés par le système financier. Or, ils laissent de côté d’autres motifs liés à l’intérêt général qui pourraient justifier une création monétaire. Il est urgent de refaire de la monnaie un bien commun et d’imaginer d’autres modes de création monétaire. Pendant trop longtemps, les modèles économiques nous ont enseigné que les ressources naturelles étaient abondantes et la monnaie rare : c’est exactement l’inverse que nous devons penser aujourd’hui, en réinventant une macroéconomie de la dette et de la monnaie car penser l’une sans l’autre c’est comme chercher à faire de la physique sans tenir compte de la gravité.

Les nouveaux créanciers privés des pays en développement

Conférence internationale des Nations unies à Bonn, en Allemagne ©Wolfgang Rattay/Reuters

Depuis plus d’un demi-siècle, les institutions financières occidentales que sont le FMI et la Banque mondiale jouent un rôle déterminant dans le financement des pays en développement. L’hostilité grandissante envers ces institutions et les réformes structurelles qu’elles obligent ont, peu à peu, permis à d’autres États et organisations de s’imposer. En particulier, après des années de très forte croissance, la Chine est devenue un créancier de taille dans de nombreuses régions, notamment en Afrique. Son ralentissement économique et démographique vient toutefois refroidir ses grandes ambitions. Désormais, forts du pouvoir qu’ils ont acquis par des soutiens publics toujours plus importants, les créanciers privés occupent un poids grandissant dans le financement des pays en développement. Le signe d’un basculement ?

Une crise de la dette est proche. Les effets de la crise sanitaire, de l’inflation, de la hausse des taux d’intérêten Occident et de la hausse globale du dollar ne cessent de fragiliser des pays déjà en proie à des difficultés de toute sorte. Sur les trois dernières années, 18 défauts de paiement ont été enregistrés dans dix pays en développement, soit plus qu’au cours des deux dernières décennies. Les plus à risque restent ceux à faible revenu, dont les emprunts sont pour près d’un tiers émis à taux variable. Environ 60% de ces pays sont considérés comme surendettés ou en phase de le devenir. Ainsi, selon l’ONU, 3,3 milliards de personnes souffrent du fait que leurs gouvernements sont contraints de privilégier le paiement des intérêts de la dette sur des investissements essentiels. Et en 2024, le coût global du service de la dette devrait augmenter de plus de 10% pour les pays en développement, et de 40% pour les pays plus pauvres. Face à cette situation aux conséquences économiques, politiques et sociales parfois désastreuses, les réformes en cours de l’architecture financière internationale n’apportent aucune réponse. 

Les institutions occidentales contraintes de se réinventer ?

Les programmes du FMI et de la Banque mondiale imposés depuis quatre décennies en vertu du Consensus de Washington connaissent un rejet grandissant. L’été dernier, le président Tunisien Kais Saied avait notamment refusé un prêt du FMI de 1.9 milliard. Dans un monde de surcroît fragmenté, les institutions financières occidentales sont contraintes de se réinventer.

Le 9 octobre dernier s’ouvraient ainsi, pour la première fois en Afrique depuis 50 ans, les réunions annuelles du FMI et de la Banque mondiale à Marrakech. Au programme : réforme des institutions de Bretton Woods et financement climatique. L’objectif : teinter les nouveaux prêts d’un vert clair qui laisseraient presque croire à des dons. Depuis plusieurs années déjà, le FMI propose des prêts à des taux proches de zéro et à échéance 20 ans avec pour objectif de « financer l’action climatique » dans les pays les plus pauvres. Alors que la contribution de ces derniers dans les émissions de carbone mondiale est quasi nulle, et que les pays du Nord n’ont pas tenu, selon les échéances décidées, leur engagement de financer à hauteur de 100 milliards de dollars annuels les plus pauvres dans leur politique climatique…

Les États-Unis peuvent appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima. 

Parallèlement, ces réunions ont soulevé la question fondamentale de la gouvernance de ces institutions – largement dirigées par les pays occidentaux et pourtant créées pour stabiliser le système financier international au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Aucun changement véritable n’a été négocié puisque les pays émergents (où figurent les BRICS) conservent une place très minoritaire et non influente tandis que l’Afrique subsaharienne n’a obtenu qu’un troisième siège, peu significatif, au Conseil d’administration du FMI.

Dans ces deux institutions, les droits de vote de chaque pays dépendent de leur quote-part (contribution au capital des institutions) calculée, de manière arbitraire, selon leur poids économique et géopolitique dans le monde. Les États-Unis détiennent 17,4% des votes, la Chine 6,4% (alors que son économie représente 20% du PIB mondial environ) et l’Allemagne 5,6%… Ce qui permet à l’Occident de réunir aisément une majorité, et aux États-Unis d’appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima. 

Enfin et surtout, l’objectif affiché de ces réunions fut de modifier la politique de financement de ces institutions pour accorder davantage d’emprunts. Comme les pays membres fournissent la majeure partie des financements selon leur quote-part dans chaque institution, une proposition visant à augmenter de 50% les quotas distribués a été validée. Néanmoins, alors que les conditions d’emprunts se resserrent dans les pays avancés (qui distribuent une part significative des prêts) face à des niveaux d’endettement publics historiquement élevés et des finances publiques dégradées, le volume de leurs financements risque de diminuer. Dans la continuité des années passées, cette situation devrait théoriquement bénéficier à la Chine dont le statut de créancier n’a cessé de prendre de l’importance. Mais le gouvernement de Xi Jinping est confronté à des difficultés majeures.

La Chine, puissant créancier en panne

Depuis plus d’une décennie, la Chine se concentre particulièrement sur son développement extérieur (au détriment de sa population). Pour ce faire, elle recycle l’épargne qu’elle a accumulée pendant ses années de forte croissance pour prêter à ceux qui ont des besoins de financement. À travers une politique singulière où les emprunts ne sont assortis d’aucunes conditionnalités, elle se démarque des institutions financières occidentales. Les méthodes de remboursement sont en théorie plus souples car la dette du débiteur est souvent rééchelonnée si celui-ci est proche du défaut de paiement (au même titre, finalement, que le Club de Paris à la fin du 20ème siècle) et des prêts de sauvetage sont instaurés si la situation financière du pays se détériore (à des taux avoisinants toutefois 5%, soit deux fois plus élevés que ceux pratiqués par le FMI notamment).

L’empire du milieu a notamment prêté en Asie centrale et en Afrique, où les ressources naturelles abondent, afin de renforcer les liens économiques utiles pour son développement technologique et militaire. Elle peut notamment compter sur ses banques étatiques (la Banque de développement et la Banque d’export-import) qui ont réalisé près de 70% des prêts chinois à destination des économies émergentes et en développement sur les vingt dernières années, mais aussi sur ses banques nationales. La majorité de ces prêts (80% environ) sont, toutefois, dirigés vers les pays émergents afin de protéger son secteur bancaire d’éventuels défauts de paiement. De plus, la Chine échange massivement avec ces pays jusqu’à devenir le principal partenaire commercial du continent africain depuis 2009, mais aussi de pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili, Pérou), et de nombreux autres.

Une ère s’achève cependant. Avec un modèle économique à bout de souffle , son statut de créancier se retrouve affaibli. Elle prête nettement moins qu’auparavant. En Afrique par exemple, les prêts chinois ont atteint seulement 1 milliard de dollars en 2022, soit leur plus bas niveau depuis 2004. Elle s’est par ailleurs retrouvée contrainte de déroger à ses pratiques habituelles en acceptant de rejoindre, entres autres, l’initiative occidentale DSSI créée par le G20 et visant à suspendre de manière ciblée les paiements des intérêts de la dette chez certains pays. Globalement, cette situation pénalise davantage les pays débiteurs que la Chine, dont la baisse des prêts à travers le monde n’est que le reflet d’une économie en déclin. En revanche, elle a longtemps profité aux créanciers privés.

Le poids grandissant des créanciers privés

La financiarisation économique des pays avancés a incontestablement déplacé le pouvoir du public au privé, d’autant plus à mesure que les programmes de soutien des pouvoirs publics (en particulier des banques centrales) envers les acteurs financiers se sont multipliés. La garantie de sauvetage que ces derniers ont obtenu, quoi qu’il en coûte, leur permet par ailleurs de prêter dans des conditions parfois risquées mais particulièrement rémunératrices. Contrairement aux États, les taux qu’ils proposent sont généralement deux fois plus élevés et les conditions de remboursement plus agressives. Ces acteurs sont aussi épargnés des initiatives publiques visant à annuler, suspendre ou restructurer des dettes, conduisant parfois à des subventions publiques indirectes lorsque l’allègement de la dette permis par un État se fait au profit des acteurs privés. 

Ces dernières années, le rôle des créanciers privés dans le financement des pays en développement s’est intensifié. En particulier, celui des acteurs du shadow banking (hedge fund, capital investissement…), des banques de détail et d’investissement, ainsi que des gérants de matières premières (l’entreprise Glencore, par exemple, détient 20% de la dette du Tchad). Selon les chiffres de l’Institut de la finance internationale, les financements privés représentent désormais 27 % de la dette publique des pays pauvres, contre seulement 11 % en 2011. En Afrique, ils détiennent plus de 30% de la dette extérieure du continent. Et dans certains pays à revenu intermédiaire comme le Ghana et la Côte d’Ivoire, ce taux atteint près de 60%. 

Les risques, nombreux, conduisent à des besoins de financement de plus en plus élevés. La diminution des recettes budgétaires et d’exportation, la hausse des taux d’intérêt, les variations de taux de change, les fuites de capitaux, la pénurie de devises, et enfin et surtout le ralentissement de la croissance sont tant de défis qui accentuent la dette des pays en développement. S’ajoutent, pour nombre d’entre eux, des problèmes de pauvreté ou d’extrême pauvreté, une situation politique parfois compliquée, et un système social en difficulté. Bien que les contraintes budgétaires des pays avancés peuvent freiner leur capacité à prêter, les créanciers privés restent, eux aussi, vigilants. La crainte de ne pas être remboursé et de recevoir un soutien plus faible des États pourraient les désinciter à prêter. La hausse des taux d’intérêts a aussi fortement ralenti les arbitrages (et par extension les financements) visant à emprunter à taux bas dans des pays avancés pour bénéficier de meilleurs rendements dans des pays en développement. En 2022 par exemple, les nouveaux prêts accordés par les créanciers privés aux pays en développement ont chuté de 23%, soit leur plus bas niveau depuis dix ans. En parallèle, ils ont reçu 185 milliards de dollars de plus en remboursement de capital que ce qu’ils ont prêté aux pays en développement. La Banque mondiale et les créanciers multilatéraux ont dû, de fait, intervenir.

Ainsi se pose la question du manque de financement et de la soutenabilité de la dette dans les pays en développement. Les annulations de dettes doivent se multiplier, pour donner des marges de manœuvre à des pays qui en ont cruellement besoin, et ne pas leur faire payer des risques dont ils ne sont pas responsables. L’architecture financière internationale doit ensuite être repensée, à travers la création de nouvelles institutions financières reflétant les réalités du monde actuel. Un monde multipolaire où nombre des pays émergents n’ont plus d’émergents que le nom tant ils sont devenus des puissances à part entière. C’est la condition sine qua non pour non seulement apporter des équilibres aux enjeux actuels, mais aussi préserver les démocraties très fragiles.

Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.

Une fournaise sous embargo financier : la tenaille qui s’est refermée sur l’Iran

Peinture murale sur l’ex-ambassade américaine à Téhéran © Vincent Ortiz pour LVSL

Pénuries médicales, explosion des prix alimentaires, dépréciation abyssale du rial… Depuis 2018, les sanctions qui frappent la République islamique d’Iran produisent des effets dévastateurs. Malgré les promesses de campagne, l’élection de Joe Biden n’a pas conduit à un assouplissement significatif de l’embargo financier. Le récent embrasement du Moyen-Orient pourrait au contraire signer son rétablissement intégral. Par-delà les dommages immédiats qu’elles causent au tissu social iranien, les sanctions économiques ont d’autres conséquences plus redoutables, de long terme : elles enferment le pays dans un modèle de surexploitation des matières premières, dont la pénurie commence à poindre. Alors qu’à Téhéran on souffre de la vie chère, dans la fournaise du Khouzestan c’est la disparition de l’eau que l’on redoute. Et tandis que dans tout l’Iran les effets du stress hydrique s’intensifient, à Washington une série d’acteurs profite directement de ce statu quo. Reportage.

Nulles files d’attente soviétiques devant les pharmacies de Téhéran, et pourtant la pénurie fait rage. Aucune irrégularité dans les étagères de médicaments, pleines à craquer, et pourtant certains produits de première nécessité manquent.

« Je suis désolé, nous n’avons plus de colistine ». Au centre de la capitale, nouveau client, nouveau refus. « Ce n’est pas le premier aujourd’hui », commente Ali, pharmacien de nuit fraîchement diplômé de l’Université de Téhéran. Cet antibiotique, comme tant d’autres, se fait rare depuis le rétablissement des sanctions contre l’Iran en 2018.

Le Département d’État américain prévoit bien une série d’exemptions pour raisons humanitaires. À leur mention, les pharmaciens se récrient : « aujourd’hui, 90 % des médicaments sont produits en Iran », là où le pays en importait l’essentiel par le passé. Cas emblématique d’over-compliance : les acteurs pharmaceutiques occidentaux peuvent théoriquement échanger avec l’Iran en toute légalité ; mais ils évitent de le faire, craignant d’envoyer un signal négatif aux marchés financiers.

© Vincent Ortiz pour LVSL

Sur les étagères, on trouve quelques rares produits étrangers, notamment européens, obtenus avec des méthodes opaques. Ali esquisse un sourire : « puisque les entreprises occidentales ne peuvent être créditées par un compte en banque iranien, on recourt à du cash. Un collègue de mon supérieur hiérarchique, au ministère de la Santé, a pour mission de se rendre à l’étranger avec de grosses sommes d’argent liquide pour rapporter des médicaments. »

Quand le vaccin contre le papillomavirus disparaît

L’Iran compte sur l’Inde – « à laquelle il est facile d’accéder » – pour se fournir en molécules chimiques, qui échappent plus facilement aux sanctions que les produits finis. Au prix d’un parcours du combattant, elles sont finalement assemblées. L’industrie pharmaceutique iranienne tente ainsi de reconstituer les biens finis qu’elle n’importe plus qu’au compte-goutte. Parfois avec des molécules de substitution, et non sans gaucheries : si leur qualité est jugée satisfaisante, la nationalité erratique des médicaments complique les prescriptions et génère des confusions dans la posologie.

En 2016 on échangeait un dollar contre 43,000 rials. Aujourd’hui c’est contre plus de 430,000 rials que l’on vend un billet vert.

Le gouvernement parvient-il ainsi à limiter la brutalité des sanctions ? Celles-ci affectent le système pharmaceutique de manière inégale. Pour les médicaments ordinaires, qu’il n’a pas été difficile de produire localement, l’effondrement a été évité – et l’on n’observe pas un désastre humanitaire similaire à celui du Venezuela1. Pour les autres, le tableau est moins reluisant. Ali détaille ainsi les différentes classes de produits qui connaissent un état de pénurie aiguë : « les antibiotiques pour maladies rares, les médicaments anti-cancer, les vaccins contre certaines infections sexuellement transmissibles ». Parmi celles-ci, il mentionne notamment « le papillomavirus, dont la prévalence s’accroît de manière alarmante. Il faut sept molécules pour produire un vaccin ; nous n’en avons que deux. »

S’il est difficile d’évaluer l’impact global des sanctions dans le domaine sanitaire, plusieurs études établissent une corrélation entre leur intensification et la décélération (voire la stagnation) de l’espérance de vie en bonne santé des Iraniens malades. De même, les maladies anormalement létales en Iran selon les chiffres de l’OMS – notamment cardiovasculaires – sont précisément celles dont la guérison nécessite des médicaments qui manquent en raison de l’embargo financier. Un article de Global Health datant de 2016 – avant la nouvelle salve de sanctions de Donald Trump -, estime « qu’en raison des obstacles à l’importation de médicaments vitaux […] six millions d’Iraniens n’ont pas accès à un traitement essentiel de maladies contagieuses et non contagieuses largement répandues ».

Selon une ONG iranienne, l’embargo financier est à l’origine du décès de 650 personnes atteintes de thalassémie depuis 2018, tandis que 10,000 doivent vivre avec « de sérieuses complications », sur les 23,000 affectées2. Cette maladie héréditaire provoque une pénurie d’hémoglobine et génère une anémie qui ne peut être conjurée que par une consommation régulière de produits pharmaceutiques – ceux-là mêmes qui, depuis six ans, n’ont plus droit de cité en Iran.

Au-delà des privations directes qu’elles engendrent dans divers secteurs, les sanctions grèvent les performances macro-économiques du pays. Si en 2016 on échangeait un dollar contre 43,000 rials, aujourd’hui c’est contre plus de 430,000 rials que l’on vend un billet vert – une dépréciation qui ne fait que restreindre les possibilités d’importation. Le PIB iranien, divisé par deux suite à l’élection de Donald Trump, n’a toujours pas recouvré son niveau antérieur. Alors que l’inflation a frôlé les 50% pour l’année 2023, aucune hausse conséquente des salaires n’est venue la compenser.

Mais ce n’est pas avec ces indicateurs économiques que l’on comprendra l’impact le plus profond des sanctions en Iran. Depuis 1979, c’est tout un mode de production qui a été façonné en réaction aux États-Unis. Étatiste et protectionniste, il a permis au gouvernement de conquérir son indépendance dans de nombreux secteurs, au prix d’une extraction à marche forcée de ses matières premières. Mais il atteint aujourd’hui ses limites, alors que la ressource la plus précieuse du pays vient à manquer.

Les eaux contaminées de la fournaise du Khouzestan

Dans une petite île du lac Shadegan, au centre du Khouzestan, frontalier de l’Irak, des palmiers sans feuilles s’étendent à perte de vue. « Autrefois, ce paysage était luxuriant. Aujourd’hui, à cause de l’assèchement des marais, les arbres se meurent. » Dans ce village de pêcheurs reculé, où l’on parle davantage arabe que persan, les eaux refluent, lentement. « De jour en jour, la diversité des espèces diminue. Pendant des décennies, nous avons veillé à la préservation de notre écosystème. Nous ne pêchions qu’une quantité limitée, adaptée au rythme de reproduction des poissons. »

Les marais de Shadegan, Khouzestan © Vincent Ortiz pour LVSL

Muhammad, fabricant de bateaux, continue : « Aujourd’hui, des braconniers pullulent. Comme ils recourent à la pêche électrique, ils éradiquent toutes les espèces vivantes des zones qu’ils parcourent. » Ces chasseurs illégaux ne sortent pas de nulle part. Sous la pression de l’assèchement des eaux, ils recourent à des méthodes désespérées, qui ne font que dégrader encore leur environnement de pêche.

Au Khouzestan, le progrès de la sécheresse constitue un motif d’inquiétude majeur, dans les zones marécageuses de Shadegan comme dans sa capitale industrielle, Ahwaz. En été, des vents brûlants se répandent sur la région, et un écran de poussière orange recouvre l’atmosphère, forçant les habitants à se réfugier chez eux plusieurs journées entières. Lorsqu’il se retire, un problème tout aussi aigu demeure : la pénurie d’eau potable. « 2850 milligrammes de particules solides pour un litre d’eau (mg/L) ». Sous nos yeux, Soraya, propriétaire d’un luxueux appartement à Ahwaz, mesure la toxicité de l’eau du robinet. Dès 500 mg/L, une eau n’est plus considérée comme potable. Une machine à six filtres lui permet de la purifier.

Le Khouzestan est l’une des régions les plus touchées par le réchauffement planétaire. Mais ce ne sont pas des causes climatiques qui expliquent en premier lieu le stress hydrique.

Qui peut s’offrir un tel engin ? « Tous ceux que je connais possèdent cette machine. Mais ce n’est pas le cas de tous les habitants de la région », reconnaît Soraya. Euphémisme : sitôt sorti du centre cossu d’Ahwaz, il est impossible d’en trouver une seule. « Le coût serait exorbitant », résume Jawad, habitant de la petite ville de Hamidiyeh. « Nous devons acheter des bouteilles d’eau, qui pèsent lourd sur nos revenus. C’est l’une des causes majeures d’émigration. »

De cette région, l’exode a déjà commencé. Ces migrants de la sécheresse se réfugient dans des zones plus salubres du pays, où ils viennent grossir le rang des chômeurs et travailleurs informels qui atteignent déjà une proportion critique dans la banlieue des grandes villes.

Le Khouzestan est l’une des régions les plus touchées par le réchauffement planétaire. Mais ce ne sont pas des causes climatiques qui expliquent en premier lieu le stress hydrique. Il ne découle pas principalement du rétrécissement des fleuves en surface, mais du pillage des eaux souterraines.

Souveraineté, pistaches et sécheresse

Celui-ci trouve son origine dans le modèle de développement hautement extractiviste mis en place suite à la révolution de 1979, qui a débouché sur l’institution de la République islamique. Si sa composante religieuse est indéniable, elle cible avant tout une bourgeoisie « compradore » aux liens incestueux avec les États-Unis, choyée par Mohammed Rêza Pahlavi. Le dernier « Shah » d’Iran avait bénéficié d’un appui logistique précieux de la part des dirigeants américains. En échange il avait docilement accepté le rôle de « gendarme des États-Unis », écrasant les soulèvements anti-occidentaux qui émergeaient dans la région.

Aussi l’année 1979 devait-elle marquer le grand divorce avec l’Oncle Sam. Anti-impérialiste, la révolution allait imposer à l’Iran un modèle productif endogène, visant à l’émanciper des tutelles occidentales ; et la batterie de sanctions qui allait s’abattre sur le pays devait le confirmer dans cette voie, quand bien même la fièvre révolutionnaire des premières années était retombée – et que les mollahs, représentants d’une nouvelle classe dominante, s’attelaient à en démanteler les acquis.

C’est donc à marche forcée que le nouveau régime a voulu conquérir l’autosuffisance. En un sens, la réussite est éclatante. L’expérience iranienne constitue l’une des rares tentatives couronnées de succès d’industrialisation impulsée par l’État, à une époque où les pays du Sud s’ouvraient au libre-échange3. Mais dans de nombreux secteurs, ce fut au prix d’une extraction irraisonnée des ressources naturelles, dont les conséquences allaient être douloureuses.

Ainsi en fut-il pour le domaine agricole, qui accapare aujourd’hui 90% de l’eau du pays. Dans un pays aride aux sols ingrats, la conquête de la souveraineté alimentaire allait s’avérer ardue. Sous le « Shah », l’importation de denrées agricoles permettait de bénéficier d’indéniables avantages comparatifs. Mais après 1979, l’heure n’était plus au doux commerce ; elle était à la consolidation de la souveraineté pour la République islamique, et à l’isolement du pays pour Washington.

Des enfants s’adonnant à la pêche sur le lac Shadegan © Vincent Ortiz pour LVSL

Pour accroître les rendements agricoles, les gouvernements iraniens ont donc puisé dans les ressources aquifères du pays, à un rythme inégalé. Les réserves des nappes phréatiques, principale source d’eau potable, en ont fait les frais. L’Iran est ainsi le troisième pays qui a subi les pertes d’eau souterraine les plus importantes ces dernières décennies, juste après la Chine et les États-Unis – mais avec une population et un territoire considérablement plus réduits. Aussi la tension s’accroît-elle sur l’autre source majeure d’eau courante du pays : les glaciers. Les fleuves qu’ils alimentent en subissent les conséquences.

Aux abords de la ville d’Ahwaz, sur une terre craquelée, Jawad montre du doigt un mince filet d’eau. « Dans mon enfance, j’avais l’habitude de jouer sur les bords du fleuve, qui s’étendait jusqu’à l’endroit où nous marchons. Depuis quelques années, les eaux qui s’écoulent des glaciers du Mont Zagros ont été détournées vers l’Est, pour alimenter l’autre partie du pays. À nos dépens. » Le fleuve Karoun, qui tire sa source des chaînes montagneuses du Nord, irrigue une bonne partie du Khouzestan, puis se jette dans un delta commun au Tigre et à l’Euphrate.

Récemment, les autorités iraniennes ont imposé une déviation aux glaciers du Mont Zagros pour privilégier la ville d’Isfahan, plus à l’Est, dont les fleuves s’asséchaient. La disponibilité de l’eau a décru de manière significative au Khouzestan, provoquant des heurts répétés. Sa qualité également : les flux d’eau pure provenant des montagnes se rétrécissant, l’impact des déchets industriels rejetés dans le fleuve s’en est trouvé décuplé. En bout de chaîne, cette décision a provoqué un incident diplomatique avec l’Irak, dont Bassora, la seconde ville du pays, dépend des glaciers du Mont Zagros et des eaux du fleuve Karoun.

Ce n’est pas simplement « l’extra-territorialité » du droit américain qui est en cause. Bien davantage, c’est la « territorialité hégémonique » de la finance – dont l’épicentre est à New York – qui permet de comprendre l’efficacité des sanctions.

On ne saurait ramener cet accroissement des tensions sur l’eau à l’embargo financier. Au sein de l’Iran, un puissant secteur agro-exportateur est attaché au statu quo pour des raisons qui n’ont qu’un rapport distant avec la souveraineté alimentaire. Les producteurs de pistaches, dont la culture requiert une déplétion particulièrement intense des eaux souterraines, ont par exemple vendu 40 % de leurs récoltes à l’étranger de 2016 à 2021. Pour autant, les sanctions empêchent tout changement significatif. En entravant l’importation de denrées, elles contraignent l’Iran à persévérer dans le modèle d’autosuffisance alimentaire impulsé par la Révolution de 1979. En induisant une pression à la baisse sur le rial, elles incitent les acteurs de l’agro-industrie à exporter leur production (de manière cachée) pour bénéficier des quelques devises qui peuvent encore entrer dans le pays.

Elles compromettent également les échanges technologiques, logistiques ou académiques avec l’étranger qui pourraient accroître l’efficacité de la gestion de l’eau. En 2018, un article du Carnegie Endowment for International Peace avertissait : « les nouvelles sanctions américaines vont probablement entraver les nécessaires échanges d’expertise [pour pallier le problème de l’eau] et radicaliser l’establishment iranien dans sa politique d’auto-suffisance ».

Sanctions et « territorialité hégémonique » de la finance

Dans la ville de Shiraz, nous entrons dans un endroit qui a tous les attributs d’une start-up européenne. À l’entrée il est demandé de se déchausser, pour rendre l’atmosphère plus friendly. Le PDG, l’une des figures de proue de la tech iranienne, expose fièrement ses accomplissements. Un « cloud » endogène a été mis en place, et l’Iran ne dépend plus de serveurs situés à l’autre bout du monde. Pour la plupart des applications occidentales prohibées en Iran, un substitut a été trouvé, d’Uber à Tinder – avec certes moins de possibilités récréatives dans ce dernier cas.

« En 2015, lorsque Barack Obama a partiellement levé les sanctions – dans le cadre du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) – nous avons commencé à nouer des liens avec des acteurs européens », se remémore notre interlocuteur. « Côté américain, aucun échange n’a jamais eu lieu. Puis, avec le retour de Donald Trump au pouvoir, tous les contacts avec les Occidentaux ont été coupés. Plus personne ne voulait prendre le risque de collaborer avec nous. »

La tech iranienne a été recluse dans un isolement croissant ces dernières années. Arvan Cloud, l’une des rares entreprises qui maintenait des liens avec l’Union européenne – et notamment des serveurs aux Pays-Bas – a été sanctionnée par cette dernière en novembre 2022 et dépossédée de ses actifs. Sous pression des États-Unis, qui ont mis l’entreprise à l’index au nom de ses liens supposés avec le régime, dans le contexte de la répression du mouvement qui a fait suite à l’assassinat de Mahsa Amini. Plusieurs de ses membres fondateurs ont pourtant ouvertement critiqué le gouvernement iranien.

À Yazd, une marche religieuse qui fait suite à la commémoration des « martyrs » de la guerre Iran-Irak, l’une des sources mémorielles de la matrice anti-impérialiste du régime © Vincent Ortiz pour LVSL

Un temps, l’Union européenne refusait d’appliquer aveuglément les sanctions américaines. En 1996, l’Iranian Sanctions Act adopté sous Bill Clinton menace les entreprises américaines et non-américaines d’une exclusion des marchés financiers dans le cas de transactions illégales. En réaction, le Conseil européen adopte une série de mesures (22 novembre 1996, 2271/96) interdisant aux entreprises européennes de se plier à cet embargo : amendes contre celles qui y céderaient, compensations monétaires pour celles qui en souffriraient. Une fermeté difficilement concevable aujourd’hui.

Cuba, Corée du Nord, Irak, Venezuela… La République islamique d’Iran n’est pas le premier système à la longévité singulière, que les sanctions américaines semblent renforcer plutôt que fragiliser.

L’autonomie du Vieux continent vis-à-vis des États-Unis devait se restreindre comme peau de chagrin. Ainsi que l’expliquent les chercheurs Grégoire Mallard et Jin Sun, ce n’est pas simplement « l’extra-territorialité » du droit américain qui est en cause. Bien davantage, c’est la « territorialité hégémonique » de la finance, dont l’épicentre est à New York, qui permet de comprendre l’efficacité des sanctions4. La crise de 2008 marque un tournant. Alors que les banques et entreprises européennes ont un besoin criant de liquidités, les États-Unis – via la FED puis la BCE – acceptent de les renflouer à condition qu’elles se plient à leurs règles.

Les acteurs européens signent des accords visant parfois à « remplacer l’intégralité de la direction de leur branche bancaire – comme dans le cas de BNP et de HSBC – par une nouvelle équipe montrant une volonté claire de coopérer avec les autorités américaines », rappellent Mallard et Sun. Pour faire montre de leur bonne foi, certaines banques recrutent même d’anciens régulateurs américains. À l’instar de HSBC, qui finit par nommer à la tête de son département compliance Stuart Levey, ex-directeur… de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), la branche du Trésor américain en charge de l’application des sanctions. En 2013, avec l’Anti-Money Laundering Directive Four (AMLD4), l’Union européenne devait institutionnaliser cet alignement sur les pratiques américaines en matière de réglementation financière5.

Le contexte aidant, l’OFAC durcit le ton dès 2008. Il exige l’accès aux transactions des acteurs européens, et sanctionne ceux qui auraient échangé avec l’Iran – comme BNP-Paribas en 2013, à hauteur de 9 milliards – ou ceux qui refuseraient de lever le secret bancaire – comme HSBC en 2012, juste avant la nomination de Stuart Levey. Mais l’arme la plus redoutable de l’OFAC réside dans son simple contrôle de la monnaie de réserve internationale. En 2008, il interdit aux entreprises européennes qui violeraient la loi américaine sur l’Iran de se refinancer auprès de la FED, les réduisant de facto au statut de parias des marchés financiers6.

En quelques années, un tournant à 180 degrés a eu lieu. Craignant les foudres de la loi européenne, des investisseurs, de l’OFAC et de la FED, les entreprises européennes évitent désormais tout contact, direct ou indirect, avec l’Iran. Comment s’étonner, dans ces circonstances, que les « exemptions humanitaires » prévues par les États-Unis ne soient pas respectées, et qu’aucune entreprise occidentale (à quelques exceptions près) n’ose exporter nourriture ou médicaments en Iran ?

« Néocons » et mollahs : meilleurs ennemis ?

La doctrine de « pression maximale » à l’égard de l’Iran, impulsée par Donald Trump et poursuivie par Joe Biden, semble étrangement inapte à fragiliser l’hégémonie des mollahs. La contraction de l’économie et la raréfaction des importations renforcent manifestement l’emprise de l’État, de sa branche militaro-policière et de ses milices paramilitaires sur la société. « Les sanctions et la censure sont les deux lames d’un même ciseau » déclare le directeur de l’entreprise que nous rencontrons à Shiraz. « En 2015, lorsqu’elles ont été partiellement levées, le secteur privé iranien s’est mis à bourgeonner, lui permettant de conquérir une certaine autonomie vis-à-vis du régime. Par la suite, le rétablissement de l’embargo a empêché cet écosystème de croître naturellement, et a resserré ses liens avec l’État. »

Dans la petite ville de Hamidiyeh au Khouzestan, le son de cloche n’est guère différent. À quelques centaines de kilomètres, c’est un tout autre univers dans lequel on vit : « il n’y a aucun avenir ici. Corruption, chômage, pollution de l’eau, pollution de l’air, chaleur étouffante toute l’année… Nous haïssons ce régime qui a tué nos rêves depuis de nombreuses années », déclare Jawad. Les habitants de cette région arabe, qui se plaignent fréquemment de discriminations et d’un sous-investissement anormal, expriment un rejet particulièrement fort de la République islamique. Mais le souvenir de la guerre avec l’Irak y est encore vif, tout comme le soutien occidental à Saddam Hussein, et l’identification à la cause palestinienne y demeure prégnant. « L’embargo a favorisé le développement d’une incroyable misère. Il rend la population encore plus dépendante de l’État, et des quelques miettes qu’il accepte de lui reverser. »

Cuba, Corée du Nord, Irak, Venezuela… La République islamique d’Iran n’est pas le premier système à la longévité singulière, que les sanctions américaines semblent renforcer plutôt que fragiliser. Si elles échouent à satisfaire les objectifs des « néocons », elles enrichissent une quantité considérable d’acteurs. Les entreprises américaines de l’armement et les sociétés de sécurité privée sont les bénéficiaires les plus évidents de l’accroissement des tensions avec l’Iran. Le PDG du géant Lockheed Martin avait exprimé son opposition à l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) imposé par Barack Obama, au motif que son carnet de commandes s’en trouverait diminué.

Au-delà de cette nébuleuse militaro-industrielle, le secteur pétrolier connaît un boom toutes les fois qu’une nouvelle sanction est proclamée contre l’Iran. Il revient aux chercheurs Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler d’avoir mis en évidence une corrélation serrée entre accroissement des tensions entre les États-Unis et les pays pétroliers du Moyen-Orient d’une part, hausse des profits des géants américains de l’or noir de l’autre7.

Évolution du Return on Equity du secteur pétrolier américain vis-à-vis de celui de l’ensemble des 500 acteurs à la capitalisation en Bourse la plus importante. Les périodes d’accroissement sont étroitement corrélées à l’apparition de conflits aves les pays pétroliers du Moyen-Orient. Source : Shimshon Bichler, Jonathan Nitzan, « Energy Conflicts and Differential Profits: An Update », Note de recherche, The Bichler and Nitzan Archives, 2014.

Par-delà la rhétorique incendiaire des « faucons » de Washington, la véritable fonction des sanctions n’est-elle pas de pérenniser un état de tension permanent avec une poignée de pays, pour maintenir un système économique dont la fin de la Guerre froide aurait dû signer la péremption ?

Notes :

1 Comme pour l’Iran, les sanctions financières contre le Venezuela ont été intensifiées suite à l’élection de Donald Trump. Selon une étude du Center of Economic and Policy Research (CEPR) menée en 2019, elles auraient conduit au décès de 40,000 Vénézuéliens, notamment du fait des restrictions à l’importation de produits de première nécessité. Le gouvernement iranien était quant à lui préparé – et depuis 1979 – à un tel défi.

2 Ces chiffres sont régulièrement brandis par la propagande iranienne. L’ONG qui les a fournis, la Société iranienne de la thalassémie, a démarré un procès contre l’OFAC (l’organisme américain chargé de l’application des sanctions) auprès de la Cour du district fédéral d’Oregon. Bien que de source iranienne, ils sont corroborés par l’ONU qui relève « de nombreux décès supplémentaires » parmi les victimes de cette maladie depuis 2018 en raison des sanctions.

3 Sous pression du FMI et de la Banque mondiale, ils abandonnaient progressivement le modèle « d’industrialisation par substitution aux importations » qui avait marqué les décennies antérieures. À leur encontre, l’Iran choisit la voie protectionniste et un interventionnisme étatique marqué. Pour une analyse de cette expérience singulière, voir Andreas Malm et Shora Esmailian, Iran on the Brink. Rising Workers and Threats of War, Londres, Pluto Press, 2007.

4 Grégoire Mallard et Jin Sun, « Viral Governance: How Unilateral U.S. Sanctions Changed the Rules of Financial Capitalism », American Journal of Sociology 128, 1, 2022.

5 Mallard et Sun notent qu’elle conduit à une hausse des amendes contre les acteurs qui violeraient les sanctions, ainsi qu’à une américanisation des procédures judiciaires contre les entreprises. Loin de se prétendre « neutres », les autorités compétentes ont à charge d’amasser un flot de preuves contre les inculpés, leur laissant le choix de se défendre ou de plaider coupable et de négocier une diminution de leur peine. L’effet dissuasif est indéniable.

6 Chaque entreprise européenne possède une branche new-yorkaise, dont le compte bancaire est crédité en dollars, qui lui permet d’avoir accès à la monnaie américaine. Cette branche est soumise au droit américain et directement dépendante de la FED pour son refinancement, que L’OFAC se réserve le droit d’interdire. Voir l’article de Mallard et Sun pour plus de précisions.

7 Shimshon Bichler, Jonathan Nitzan, « Energy Conflicts and Differential Profits: An Update », Note de recherche, The Bichler and Nitzan Archives, 2014. Ils mettent en évidence un phénomène a priori contre-intuitif : l’accroissement des profits pétroliers lorsque les voies d’acheminement de l’or noir sont perturbées.

FINANCE : LA GUERRE POUR L’HÉGÉMONIE EUROPÉENNE | FRÉDÉRIC LEMAIRE, THÉO BOURGERON

Guerre financière - LVSL
© Joseph Édouard pour LVSL

La finance ne constitue pas un bloc unifié. Elle est clivée entre plusieurs factions antagonistes, qui se livrent une guerre féroce pour l’hégémonie. Ces affrontements trouvent une traduction dans les institutions européennes, chaque État soutenant les revendications de la fraction dominante de leur finance. Ainsi, l’Allemagne plaide pour une création monétaire restrictive et une certaine régulation financière, en conformité avec les intérêts de ses banques de détail. Elle se heurte aux demandes des acteurs financiers d’autres pays, davantage dominés par le shadow banking, en faveur d’une politique monétaire plus expansionniste et d’une régulation financière moindre. Pour analyser cette géopolitique européenne de la finance, Le Vent Se Lève reçoit l’économiste Frédéric Lemaire (auteur d’une thèse sur la régulation financière européenne) et le sociologue Théo Bourgeron (co-auteur avec Marlène Benquet de l’ouvrage La finance autoritaire). La conférence est présentée par Alessandro Ferrante (rédacteur au Vent Se Lève, spécialiste des questions financières).

Pour aller plus loin, lire sur LVSL :

– « Guerre européenne pour l’hégémonie financière » par Frédéric Lemaire.

La régulation financière européenne s’éloigne-t-elle des dogmes néolibéraux ? Dans les années qui ont suivi la crise financière des subprimes, la Commission européenne a affiché sa volonté de renforcer sa réglementation financière. La Banque centrale européenne (BCE) acceptait quant à elle d’intervenir massivement pour soutenir les cours – comme ce fut également le cas avec la crise du Covid. Ces orientations n’ont pas manqué de provoquer de fortes critiques. Celles de la Bundesbank, championne de l’orthodoxie monétaire, à l’égard d’une politique jugée trop laxiste. Ou encore celles des Brexiters, hostiles à une Union européenne (UE) considérée comme un Léviathan étouffant la finance sous ses normes juridiques. Assisterait-on à un tournant majeur dans la régulation financière européenne ? Une chose est sûre : les réformes mises en œuvre depuis une décennie sont loin de rompre avec le néolibéralisme. Elles résultent surtout de compromis visant à préserver les intérêts des systèmes bancaires et financiers nationaux. Et d’une féroce lutte d’influence, à laquelle se sont livrés les gouvernements allemand, français et britannique (avant le Brexit) pour modeler la réglementation à leur avantage.

– « Du néolibéralisme au libertarianisme autoritaire », par Théo Bourgeron et Marlène Benquet.

« Il ne suffit en effet pas de payer pour renverser un régime politique. Pour convertir leurs intérêts économiques en un arrangement institutionnel qui pérennise leur domination, les acteurs financiers émergents doivent aussi investir la sphère des idées. À mesure qu’ils accumulent des capitaux, non seulement ils se dotent de lobbies et de mouvements politiques qui les représentent, mais ils financent également un large réseau d’intellectuels et de think tanks. » À rebours des discours dominants sur le Brexit qui analysent les patrons comme de fervents supporters du Remain, Marlène Benquet, chercheuse en sociologie au CNRS, et Théo Bourgeron, postdoctorant à l’University College de Dublin, proposent dans La Finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme (éditions Raisons d’agir) d’expliquer l’apparition d’une seconde financiarisation qui tendrait à remplacer l’ère du néolibéralisme. Bien plus pernicieux que les thuriféraires du néolibéralisme, ses promoteurs promeuvent un courant idéologique puissant mais relativement peu connu à l’extérieur des États-Unis : le libertarianisme. À partir du Brexit, les deux chercheurs ont souhaité comprendre les mécanismes qui sous tendent le développement de ce courant d’idées et comment il renforce l’instabilité économique mondiale. Les lignes suivantes sont extraites de leur ouvrage.

– « La crise oubliée du shadow banking », par Alessandro Ferrante.

Parmi les nombreux événements politiques qui se sont inscrits dans le sillage du virus, la crise financière de mars 2020 fait partie des plus importants et, paradoxalement, des plus discrets. Couverte par le fracas de l’effondrement de l’économie réelle, la déroute généralisée du système financier survenue en quelques semaines à peine, a rapidement été oubliée et a même laissé place à une période d’euphorie sur les marchés financiers. Pourtant, cette crise désavoue une nouvelle fois le système financier contemporain et remet radicalement en question l’efficacité des réformes internationales entreprises depuis 2008. Au-delà du nouveau sauvetage de la finance par les banques centrales, l’aspect le plus dérangeant de la crise du printemps dernier réside dans les activités et les acteurs qui l’ont précipité car ils font partie d’un pan non-régulé du système financier, déjà dénoncé et tenu responsable lors de la crise des subprimes : le shadow banking.

Sans régulation, des crises bancaires à répétition

© Seb Doe

Lors d’une conférence, organisée conjointement par LVSL et l’institut de la Boétie, les économistes Laurence Scialom et Dominique Plihon se sont exprimés sur la crise bancaire du printemps dernier. Les conclusions sont claires : cette crise marque un nouvel échec pour le cadre macroprudentiel mis en place après la crise de 2007-2009 et désavoue une nouvelle fois le secteur bancaire et financier. Dans ce contexte, les deux économistes plaident pour des réformes profondes afin de contraindre les marchés financiers à s’articuler autour de la transition écologique. 

Le 9 mars 2023, la Silicon Valley Bank, spécialisée dans le secteur technologique, subit une panique bancaire et se retrouve en situation d’illiquidité, c’est-à-dire qu’elle n’est plus capable de faire face aux demandes de retraits bancaires de la part ses clients. Cette situation d’illiquidité est interdite par la loi, ce qui pousse la FDIC – l’agence fédérale américaine qui assure les dépôts bancaires – à en prendre le contrôle le 10 mars afin de liquider la banque. Deux jours plus tard, Signature Bank, une banque basée à New-York et ayant des liens avec le secteur des crypto-monnaies passe également sous contrôle de la FDIC suite à un nouveau retrait massif de la part de ses déposants. En parallèle, en Europe, la banque Crédit Suisse, considérée comme présentant un risque systémique, subit également une panique de ses actionnaires et de ses déposants suite à la déclaration du 13 mars de son principal actionnaire, la Saudi National Bank, sur sa non-participation à une éventuelle recapitalisation de la banque helvétique. Déjà minée par de multiples scandales financiers, Crédit Suisse est finalement rachetée par UBS, la première banque du pays, sous la supervision des autorités suisses le 19 mars. 

Dans un premier temps, ces crises peuvent s’expliquer par des éléments qui sont spécifiques aux institutions mises en cause. On peut citer, par exemple, l’exposition exacerbée à des secteurs précis de la part de certaines banques. Un autre facteur spécifique réside dans le pourcentage de dépôts non-assurés. Parmi les éléments plus transversaux qui permettent de comprendre cette crise, il y a évidemment les hausses répétées des taux directeurs1 des banques centrales. Cette situation a mis en difficulté les banques au niveau de leurs passifs et de leurs actifs. Premièrement, du côté de leurs passifs, certaines banques ont vu leurs dépôts diminuer au profit de concurrents comme les Money Market Funds, qui sont des fonds d’investissements concentrés sur des actifs de court terme et qui offrent une très grande liquidité2, car ils étaient capable d’offrir des taux plus avantageux.

Cette diminution de la taille des dépôts créée des pressions de liquidité et de solvabilité. Donc, les banques qui sont sous pressions du côté de leur passif, doivent y faire face notamment en vendant des actifs. Sauf que ces actifs, et plus particulièrement les obligations, perdent de la valeur avec la remontée des taux d’intérêts3. Plus l’obligation se caractérise par une échéance longue, plus elle est exposée à la remontée des taux. La Silicon Valley Bank était particulièrement exposée à ce genre de risques, car elle détenait une part importante de bons du trésor avec des maturités élevées achetés les années précédentes.

Un cadre macroprudentiel insuffisant

Dans ce contexte, Laurence Scialom demeure très prudente quant à la potentielle fin de cette séquence. Elle rappelle que durant la crise financière 2007-2008,  les autorités et les régulateurs tentaient de rassurer le public en affirmant que la situation était sous contrôle suite aux faillites de IKB en Allemagne et de Northern Rock en Grande-Bretagne durant l’été 2007. Pourtant, en mars 2008, le système financier subit une nouvelle déflagration avec le sauvetage de Bear Stearns par JP Morgan Chase. Cette intervention a momentanément rassuré les esprits, mais le calme n’a pas duré. En septembre 2008, la faillite de Lehman Brothers a eu un impact dévastateur, s’accompagnant de la chute de Fannie Mae et Freddie Mac, ainsi que de la nationalisation de l’assureur AIG. Ces événements rappellent l’importance de ne pas sous-estimer les risques actuels et de tirer un bilan lucide sur le situation bancaire et financière post-2008. D’autant plus que durant la crise financière de 2020, le système financier aurait pu s’effondrer sans les liquidités massives pourvues par les banques centrales.

L’instabilité bancaire du printemps 2023 met en évidence une vulnérabilité structurelle vis-à-vis des risques de liquidité, liée à leur modèle de bilan.

Selon l’économiste, l’instabilité bancaire du printemps 2023 met en évidence une vulnérabilité structurelle vis-à-vis des risques de liquidité, liée à leur modèle de bilan. En effet, leur passif présente une échéance nettement plus courte que leur actif, ce qui les expose rapidement à des crises de liquidité nécessitant la liquidation d’actifs, pouvant potentiellement déboucher sur une insolvabilité. Cette fragilité est exacerbée à l’ère numérique, où les sorties massives de dépôts sont devenues plus fréquentes. Par conséquent, la confiance, qui régit les mouvements de dépôts, devient un élément crucial dans ce contexte. Elle rappelle également que les indicateurs de stabilité financière issus de Bâle III ne sont pas suffisants. Par exemple, Crédit Suisse dépassait largement les ratios clés du régime macroprudentiel en place4. En ce sens, Laurence Scialom plaide pour une focalisation accrue sur le ratio de levier, qui rapporte le montant des fonds propres (Tier 1) au total des actifs non pondérés du risque de la banque. Ce paramètre offre une mesure cruciale de la capacité des banques à absorber des pertes sur la valeur de leurs actifs, et il est révélateur que de nombreuses grandes banques systémiques n’affichent que des ratios de levier oscillant entre 5 et 6 %. Ce constat met en évidence le risque que représenterait une chute de la valeur de leurs actifs du même ordre, les rendant potentiellement insolvables.

Laurence Scialom souligne également que, malgré les mécanismes de résolution de faillite bancaire inscrits dans la directive européenne de 2014, de nombreuses banques ont dû bénéficier d’injections publiques ces dernières années pour éviter des défaillances. Sur les six dernières faillites bancaires depuis 2015, cinq d’entre elles ont nécessité des renflouements financés par les contribuables, contournant ainsi l’objectif initial de la directive européenne visant à empêcher de tels sauvetages (bail-out). Seule la Banco Popular en Espagne a respecté la procédure de bail-in prescrite par la directive. Il est également important de noter que la transposition des accords de Bâle III en droit européen n’est toujours pas achevée, ce qui crée des lacunes dans la réglementation macroprudentielle dans un contexte de fragilité financière, comme celui que nous avons connu récemment au printemps dernier. La perspective d’une application partielle de la réglementation financière en Europe pourrait ébranler la confiance des investisseurs dans les banques européennes.

Banques centrales : apprenties sorcières ? 

Les crises bancaires du printemps dernier font également suite à des erreurs commises par les banques centrales, selon Dominique Plihon. La première erreur majeure évoquée concerne la politique monétaire de montée brutale des taux d’intérêt, en particulier aux États-Unis. Il souligne que les taux directeurs sont passés de 0 % à 5 % en un an, une décision prise au nom de la lutte contre l’inflation. Cependant, il estime que cette politique monétaire était inadaptée car l’inflation actuelle n’est pas principalement due à une injection excessive de liquidités dans l’économie, ni à des hausses salariales débridées. L’inflation actuelle est plutôt le résultat de facteurs structurels liés à la chaîne d’approvisionnement, aux perturbations causées par la crise sanitaire mondiale et aux marges bénéficiaires élevées des entreprises. Il soutient que la politique monétaire ne peut pas résoudre efficacement ce type d’inflation et que d’autres mesures, telles que des politiques budgétaires et fiscales ciblées, sont plus appropriées pour contrôler l’inflation.

La deuxième erreur mise en avant par l’économiste concerne le manque d’attention portée à la stabilité financière par les banques centrales. Il estime que les autorités monétaires ont sous-estimé l’impact de leur politique monétaire sur la stabilité financière et que la montée brutale des taux d’intérêt a créé un risque de crise bancaire. Une leçon cruciale qui aurait dû être retenue à la suite de la crise de 2007-2008 est que la stabilité monétaire et la stabilité financière sont inextricablement liées. En d’autres termes, lorsqu’un problème de stabilité monétaire survient, il doit être traité, mais l’utilisation d’outils monétaires ne constitue pas nécessairement la solution appropriée, car cela engendre immédiatement des préoccupations en matière de stabilité financière. Plus précisément, il explique que de nombreuses banques ont accumulé d’importants portefeuilles d’obligations, tant publiques que privées, pendant la période de taux bas. Lorsque les banques centrales ont décidé d’augmenter les taux, la valeur de ces portefeuilles a chuté, entraînant des pertes potentielles pour les banques. Bien que ces pertes soient latentes et non réalisées, elles représentent un risque potentiel pour la stabilité financière si les banques sont contraintes de vendre massivement ces actifs dépréciés.

L’action des banques centrales, notamment lors des opérations de quantitative easing, alimente le rôle dominant des banques systémiques au sein du système financier et nourrit l’aléa moral sous l’injonction du Too Big To Fail.

Enfin, l’ancien porte-parole d’Attac France souligne une erreur majeure : le non traitement des risques substantiels portés par les banques systémiques, qui avaient pourtant été clairement identifiés après la crise de 2007-2008. En mettant en œuvre leurs politiques monétaires, les banques centrales ont contribué à la consolidation du pouvoir au sein du secteur bancaire. À titre d’exemple, lors des faillites de banques de taille moyenne aux États-Unis et de Crédit Suisse consécutives à l’augmentation des taux d’intérêt, les banquiers centraux ont activement encouragé le rachat de ces banques par des banques systémiques telles que JP Morgan ou UBS. Plus structurellement, l’action des banques centrales, notamment lors des opérations de quantitative easing, demeure indiscriminé et inconditionnel et ne permet pas de réduire le risque systémique associé aux grandes banques. Il alimente le rôle dominant des banques systémiques au sein du système financier et nourrit l’aléa moral sous l’injonction du Too Big To Fail. En parallèle, cette concentration au sein du secteur bancaire permet également de développer un lobby extrêmement efficace qui explique l’inertie qui caractérise la réglementation financière et le retard dans la mise en œuvre des accords de Bâle III.

La finance au service la transition écologique

Dans leurs interventions respectives, ces deux spécialistes en économie financière ont conclu sur le besoin impératif de contraindre le système financier à soutenir la mise en œuvre de la transition écologique. Les besoins de financement de la transition écologique, évalués à 64 milliards d’euro par an pour la France, ne pourront se faire exclusivement via des investissements publiques. Dans une vision similaire à celle développée par Cédric Durand dans un article récent, la crise du printemps 2023, et plus généralement le contexte de resserrement monétaire, offre l’opportunité de remettre en question la prépondérance des banques systémiques et de restructurer le système bancaire sur fond de transition écologique.

Pour cela, Dominique Plihon insiste sur le besoin de séparer les banques de détail et les banques d’investissement et de mettre fin aux banques universelles. Cela permettrait de réduire le taille des banques systémiques, qui sont devenues des conglomérats financiers à cheval sur tous les métiers de la finance et d’orienter les banques de détail vers le financement du tissu productif. Il va même plus loin et propose de les soumettre au contrôle social, c’est à dire un mode de gouvernance des banques dans lesquelles vous avez des parties prenantes incluant les salariés, les usagers, les collectivités publiques, et bien sûr les actionnaires. Ces banques seraient ensuite intégrées dans un pôle public bancaire, déjà plus ou moins existant en France via la Banque Postale et d’autres structures, qui aurait pour fonction de financer les secteurs jugés prioritaires. Le système bancaire reviendrait ainsi à son rôle de financement de l’économie et du financement du système productif.

De son côté, Laurence Scialom insiste sur l’importance de prendre en compte l’exposition des banques aux risques financiers climatiques dans les indicateurs macroprudentiels. Dans un scénario de transition écologique accélérée ou une innovation technologique majeur, l’exploitation de certains appareils productifs et d’infrastructures liées aux énergie fossile pourrait cesser sans que les banques puissent récupérer leurs investissements. On parle alors d’actifs échoués. Or, leur modèles financiers reposent sur un amortissement complet de ces investissements. Il est également important de noter que les actifs adossés aux fossiles ne concerne pas seulement les actions de grandes compagnies pétrolières, mais tout un tissu productif articulé autour des énergies fossiles. Cette cascade d’activités qui risque à terme un effondrement de leur valeur pourrait fortement déstabiliser le système financier. À cet égard, elle propose de mettre en place des ratios de levier sectoriels. Par exemple, lorsque les banques financent de nouvelles activités d’exploration pétrolière, elles devraient maintenir un ratio de levier de 100 %, ce qui dissuaderait de telles opérations. De plus, pour les positions existantes, elles pourraient être contraintes de maintenir un ratio de levier plus élevé, peut-être de 20%, les obligeant ainsi à désinvestir progressivement du secteur des énergies fossiles.

Pour revoir la conférence :

Notes :

[1] Les taux directeurs sont les taux auxquels les banques commerciales peuvent se refinancer auprès des banques centrales, qui ensuite se répercute sur toute une série de taux d’intérêts, reflétant le prix de la liquidité, comme les prêts bancaire aux entreprises et aux particuliers.

[2] C’est à dire qu’il est possible de retirer ses investissements très rapidement comme un dépôt à vue.

[3] En effet, si l’on achète désormais une obligation du trésor américain qui vient d’être émise, elle rémunère plus qu’une obligation du trésor émise il y a deux ans. Par exemple, une obligation du trésor avec une maturité de trois ans, offrait un taux d’intérêt de 0.2% en 2021 et aujourd’hui cela fluctue autour de 4%. Si l’on venait donc à vendre aujourd’hui sur le marché, un bon du trésor acheté en 2021, il faudrait compenser la différence de rémunération, c’est-à-dire la différence de taux, en vendant le bon du trésor à une valeur inférieure à la valeur d’achat initiale. Cela se traduit par un perte basée sur la valeur actuelle des marchés, ce qu’on appelle aussi une perte comptable. Cependant, tant qu’ils ne sont pas vendus, la perte est latente, elle ne se réalise que si la banque doit vendre l’obligation/le bon du trésor avant son échéance, avant sa maturation.

[1] Crédit Suisse avait un ratio des solvabilité, au niveau du Common Equity Tier One (CET1), de 14.1% alors que le minium demandé au niveau de l’UE était de 10.6%. De même, le ratio de liquidité, mesuré par le Liquidité Coverage Ratio (LCR), était de 144% pour Credit Suisse, bien au-dessus du seuil minimal de 100%.

Finance reine et argent sale : La City de Londres, aux origines d’un pouvoir exorbitant

La City de Londres. © Jamie

La City est à la fois un quartier d’affaires, une entité administrative à part et une instance de représentation des intérêts de la finance britannique. Selon l’ancienne et éphémère Première ministre Liz Truss, elle est un « joyau de la Couronne ». Mais elle pourrait tout autant s’avérer être une malédiction pour l’économie britannique. Reportage au cœur du centre d’affaires londonien.

Des employés grisonnants d’une compagnie d’assurance britannique se lançant, tels des pirates, sur les hautes mers de la finance internationale : ainsi débutait Le Sens de la vie, film des Monty Pythons sorti sur les écrans en 1983. L’immeuble néo-baroque de la compagnie, transformé en navire, jetait l’ancre depuis la City de Londres et partait à l’abordage des gratte-ciels new-yorkais. Une allégorie burlesque de l’époque où la vénérable finance britannique se retrouvait plongée dans le grand bain de la mondialisation financière.

Quarante ans plus tard, c’est un tout autre paysage qui se présente au regard des promeneurs dans les rues du cœur historique de Londres. Les bâtiments victoriens ont fait la place à un faisceau de gratte-ciels modernes, dont les formes ont inspiré aux habitants des surnoms facétieux – le « Cornichon », le « Scalpel » ou encore la « Râpe-à-fromage ». Depuis la Tamise, la ligne d’horizon de la City évoque désormais celle des plus grands quartiers d’affaires internationaux. Et pour cause : la densité de banques et d’institutions financières au mètre carré y atteint des records.

Les chiffres donnent le tournis : avec près de 250 établissements, Londres représente la plus grande concentration de banques étrangères, surpassant les centres financiers de New York ou de Singapour. Près de la moitié des opérations mondiales de change (43%) ont lieu à Londres, où il s’échange deux fois plus de dollars… que sur les marchés de change américains1. Le tout sur d’une superficie d’un mile au carré – d’où le surnom de Square Mile attribué à la City – à laquelle il convient d’ajouter l’enclave plus récente de Canary Wharf, qui borde la Tamise plus à l’Est. Chaque jour de la semaine, une foule cosmopolite en costume et tailleur remplit dans les rues, les bureaux et les pubs des quartiers d’affaires londoniens. Près de 420 000 personnes y travaillent dans le secteur des services financiers. Une population supérieure à celle de villes comme Bordeaux ou Montpellier.

Avec près de 250 établissements, Londres représente la plus grande concentration de banques étrangères, surpassant les centres financiers de New York ou de Singapour.

Malgré ses allures modernes de quartier d’affaires international de premier plan, la City est également le centre historique de Londres. L’assemblage entre buildings modernes et édifices multiséculaires y surprend. Au croisement de Leadenhall Street et de Saint Mary Axe s’élancent cinq tours gigantesques dont le Lloyd’s building, à l’architecture industrielle évoquant le centre Pompidou2, et le futuriste Gherkin – le fameux « Cornichon ». Et puis, au milieu de ce décor gigantesque, une petite église du XVIe siècle semble s’être égarée. Plus loin, à une centaine de mètres à peine, l’ancien marché victorien de Leadenhall daté du XIVe siècle – l’un des plus vieux de Londres – accueille désormais restaurants et pubs qui égayent les afterwork des travailleurs de la finance. Il jouxte les travaux du prochain gratte-ciel, 40 000 m² de bureaux à la clé, dont l’achèvement est prévu en 2024.

Ce mélange étonnant n’a rien d’une simple curiosité. Il est une clé de compréhension du pouvoir économique, politique et symbolique concentré au fil des siècles dans le périmètre de Square Mile. La City a plusieurs visages : elle est à la fois un quartier d’affaires accueillant les banques du monde entier, et l’ancien cœur historique de l’Empire britannique. Infrastructure essentielle de la finance mondiale, elle abrite également des institutions d’origine moyenâgeuse dont l’influence s’étend bien au-delà du Royaume-Uni. De quoi La City est-elle donc le nom ? Pour le comprendre, un premier détour par l’histoire semble inévitable.

L’âge d’or de la finance londonienne

Aujourd’hui encore, les traces de l’époque où la City émergeait déjà comme un des moteurs du capitalisme mondial sont encore présentes dans le quartier d’affaires. Notre premier rendez-vous nous mène dans le quartier de Cornhill où, perdu dans un dédale d’allées médiévales, se tient un pub plébiscité par la faune locale. Il occupe la place de ce qui fut au XVIIe siècle la Jamaica Coffee House, un café dont le nom évoquait une des premières colonies britanniques des Caraïbes. « Il n’y avait alors qu’un simple étal où l’on servait le café » explique Nick Dearden, directeur de l’organisation Global Justice Now, qui accepté de nous servir de guide. « Puis les coffee houses sont devenus des lieux spécialisés pour discuter des affaires, en particulier des allées et venues des navires marchands ».

Le développement de la finance londonienne avait alors partie liée avec celui du commerce colonial. Au XVIIe siècle, le financement des expéditions vers les Indes orientales ou des Amériques était une activité aussi risquée que lucrative. Les investisseurs avaient la possibilité de ne prendre qu’une simple participation à ces expéditions. « Si le navire revenait, le profit était partagé. Et bien sûr dans le cas contraire, la mise était perdue » explique Dearden. Les biens produits dans les plantations esclavagistes, comme le tabac, le café ou l’indigo, étaient prisés en Europe. Mais c’est tout particulièrement le sucre, considéré comme un véritable « or blanc », qui a alimenté par son succès la machinerie financière coloniale. À Londres, sucre et café étaient consommés dans des établissements comme le Jamaica Coffee House, à l’endroit même où se discutaient les prochaines affaires. Le commerce d’esclaves était également une activité lucrative, sur laquelle la Compagnie royale d’Afrique, basée à La City, a longtemps régné en maître.

Le commerce de produits coloniaux et d’esclaves a contribué à faire la fortune des banquiers de la City, qui finançaient marchands et investisseurs.

Le commerce de produits coloniaux et d’esclaves a contribué à faire la fortune des banquiers de la City, qui finançaient marchands et investisseurs. Plus tard, d’autres négoces prendront le relais, comme celui de l’opium. L’accumulation de capital dans le centre de Londres est allée de pair avec le développement d’une diversité de services financiers et juridiques, comme le courtage d’actions. Les entreprises coloniales – comme la puissante Compagnie britannique des Indes orientales, la Compagnie des mers du sud ou encore la Compagnie royale d’Afrique – émettaient des participations sous forme papier. Souscrire ou acheter les actions de ces entreprises était d’autant plus lucratif qu’elles bénéficiaient, par l’intermédiaire d’une charte royale, de monopoles d’exploitation sur des marchés ou zones géographiques. Et de la protection de la flotte royale britannique, la Royal Navy. Investisseurs et courtiers avaient l’habitude de se retrouver dans les coffee houses, qui étaient « autant de petites places boursières », explique Dearden.

Une autre activité financière va se développer dans le sillage du commerce colonial : celle des assurances. Un autre café londonien, situé à Tower Street, servait alors servait de lieu de rencontre pour les marchands, capitaines et propriétaires de navires. Ces derniers pouvaient souscrire des contrats pour se couvrir contre d’éventuelles pertes auprès d’un club d’investisseurs connu sous le nom de Lloyd’s market, du nom du tenancier de l’établissement, Edward Lloyd. Par la qualité de ses informations et services, Lloyd’s market a rapidement gagné de la notoriété au point de devenir une référence en termes d’assurance maritime. Au XVIIIe siècle, Lloyd’s était déjà l’assureur de prédilection des marchands européens, y compris espagnols et français. Aujourd’hui, il s’agit de la plus grande bourse aux assurances du monde, et un des plus grands acteurs mondiaux du secteur de l’assurance. Son siège se situe dans la tour de Lloyd’s qui s’élance depuis Leadenhall Street, à l’endroit même où se situait la East India House, le quartier-général de la Compagnie orientale des Indes britanniques, et non loin de l’emplacement de la Africa House, le siège de la Compagnie Royale d’Afrique. « Cela montre l’interconnexion entre le développement de l’Empire britannique et celui de la City comme puissance financière naissante » résume Dearden.

Le « second Empire britannique » et le rôle de la Banque d’Angleterre

Notre second rendez-vous nous mène non loin de Leadenhall Street, devant le siège de la Banque d’Angleterre (la « Vieille Dame ») dont le colossal bâtiment a été achevé en 1833. Nous évoquons avec Nicholas Shaxson et John Christensen, respectivement journaliste et économiste spécialistes de la finance britannique, une autre période cruciale dans l’évolution de La City : les décennies qui suivirent la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les nuages s’accumulaient alors au-dessus de la place financière londonienne. Les contrôles des capitaux et des changes mis en place par les accords de Bretton Woods remettaient en cause l’essence même de la finance britannique. « Avant leur mise en place à partir de 1946, les financiers de La City étaient en mesure d’opérer dans le monde entier », explique Christensen. « Les accords de Bretton Woods ont sévèrement restreint les mouvements d’argent à l’échelle internationale ».

La décolonisation, imposée au Royaume-Uni à partir de 1947, constituait une seconde menace existentielle. « La City était le cœur financier de l’Empire britannique » explique Shaxson. « Elle a commencé à perdre son rang avec le déclin de l’Empire ». La crise du Canal de Suez, en 1956, marque la perte d’influence du Royaume-Uni sur la scène mondiale. Le retrait des troupes d’Égypte va aller de pair avec d’importantes sorties de capitaux et une spéculation fragilisant la clé de voûte de l’influence britannique : la livre sterling. Pour permettre à la place de Londres de retrouver son rang dans le nouvel environnement financier mondial, les financiers de la City vont dès lors développer, aux marges de l’ancien Empire, une véritable industrie de la dissimulation et du recel de capitaux. Un réseau offshore qui a posé les bases du système financier moderne3.

Pour permettre à la place de Londres de retrouver son rang dans le nouvel environnement financier mondial, les financiers de la City vont développer, aux marges de l’ancien Empire, une véritable industrie de la dissimulation et du recel de capitaux.

La première opportunité va prendre la forme d’un vide réglementaire laissé – à dessein ? – par la Banque d’Angleterre. Celle qui se nommait Banque de la City de Londres, nationalisée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, était censée remplir le rôle d’autorité de supervision bancaire. Mais à ses yeux, les activités des banques pour le compte de clients non-résidents et en devise étrangère ne relevaient pas de sa juridiction : ces opérations se déroulaient simplement… « ailleurs ». La porte était ouverte pour que les transactions réalisées en dollars par les banques de La City échappent à toute supervision ou contrôle. C’est ainsi que fut créé le marché des Eurodollars de Londres : un marché où s’échangent et se prêtent des dollars offshore – hors du contrôle des autorités étatsuniennes et affranchi de tout contrôle de capitaux. Autrement dit, un marché de devises complètement dérégulé, qui a attiré à partir des années 1960 des détenteurs de dollars et des banques du monde entier – y compris américaines. Il offrait à ces dernières la perspective de profits élevés et la possibilité d’échapper aux régulateurs nationaux, d’accéder à de nouveaux clients et de nouveaux emprunteurs à l’échelle internationale.

L’afflux d’Eurodollars à Londres va aller de pair avec la création, par les institutions de La City, de filiales dans plusieurs juridictions britanniques d’outremer comme les îles Caïmans, les Bermudes ou encore les îles anglo-normandes de Jersey et Guernesey. « Ces institutions vont y créer de toute pièce des centres financiers offshore proposant une garantie solide de secret financier » explique Shaxson. L’objectif ? Attirer ainsi dans ces anciennes marges de l’Empire britannique les capitaux de « non-résidents » en quête de discrétion : pétrodollars du Moyen-Orient ou d’URSS, pactole des cartels de la drogue, revenus de tous types de trafics, évasion fiscale… Ces capitaux offshore n’étaient pas seulement soustraits au contrôle des Etats : ils pouvaient être recyclés – ou blanchis – sans difficulté par les institutions de la City via le marché des Eurodevises.

La connexion entre le centre financier de Londres et une myriade de juridictions d’Outre-mer – désignés plus tard comme paradis fiscaux – va constituer le socle de l’expansion exponentielle de la finance offshore. Ce « second Empire financier », selon le terme de Nicholas Shaxson, n’aurait pas pu voir le jour sans le soutien tacite de la Banque d’Angleterre. Avec ses allures de forteresse impénétrable, située au centre géographique de Square Mile, elle semble aujourd’hui encore veiller sur le quartier d’affaires. « La banque d’Angleterre est demeurée loyale envers les institutions de la City » note Christensen, « son personnel est d’ailleurs souvent issu de ces mêmes banques ». La « Vieille Dame » n’a pas seulement rendu possible la création du marché des Eurodollars, elle a accompagné le développement de la finance offshore, considéré avec bienveillance. Dans un rapport confidentiel daté de 1969, la Banque affirmait n’avoir « pas d’objection » à l’accumulation des capitaux offshore – tant que les paradis fiscaux n’étaient pas employés à des fins de fuite de capitaux britanniques.

Dans la concurrence avec New York, la complaisance de la Banque d’Angleterre – et des autorités britanniques – à l’égard des activités financières les plus suspectes a été un des atouts de la place de Londres. « Au Royaume-Uni, aucun banquier ne va en prison, les banquiers sont une espèce protégée », explique Shaxson. « Cela fait partie intégrante du modèle de business offshore : vous transférez vos capitaux chez nous et nous vous laisserons libres d’agir comme bon vous semble, sans risque de poursuites ». A cela s’ajoute la tradition réglementaire britannique laissant une place importante à l’informel et aux réseaux de sociabilité. Dans les années 1970, en guise de supervision, les banquiers étaient de temps en temps invités à la Banque d’Angleterre pour prendre le thé et expliquer leurs activités, comme le rapporte l’historien David Kynaston4.

À partir des années 1980, cette tradition de « réglementation légère » va prendre la forme d’un élan de dérégulation du secteur financier, sous l’égide de Margaret Thatcher. C’est le « Big bang » de 1986, qui va faciliter davantage l’installation de banques étrangères et supprimer les obstacles réglementaires au développement exponentiel du marché des services financiers. Le succès de la place financière de Londres ne s’est pas démenti depuis : le Royaume-Uni est désormais le premier exportateur mondial de services financiers, avec plus de 60 milliards de livres de surplus5.

La Corporation : une « vénérable institution »

Cet essor, ou plutôt ce renouveau de La City comme place financière mondiale n’aurait pas été possible sans de solides relais au sein de l’élite politique et administrative du Royaume-Uni. Depuis des siècles, la finance britannique est organisée pour défendre ses intérêts au plan national et international. Une institution incarne tout particulièrement l’influence et le prestige dont les financiers de Square Mile sont les dépositaires : la Corporation de la City de Londres (City of London Corporation). C’est à son siège que nous mène notre prochain rendez-vous.

À quelques rues seulement de la Banque d’Angleterre se tient le Guildhall, sorte d’hôtel de ville de La City, qui expose fièrement sa façade néo-gothique. De l’édifice original remontant au XVe siècle, seules quelques salles demeurent, dont le cérémonial Great Hall où l’on peut entrevoir, nichée dans une alcôve, la statue de Winston Churchill. Le reste du bâtiment a été plusieurs fois reconstruit après le grand incendie de 1666 et après les bombardements de la seconde guerre mondiale. Le Guildhall abrite également des restes du mur d’enceinte de la cité de Londres datant du XIe siècle ; ainsi que les vestiges de l’amphithéâtre de l’ancienne colonie de Londinium, ancienne capitale de la Bretagne romaine fondée en l’an 43.

Ici se tiennent les bureaux de la Corporation de la City. Cette institution d’origine médiévale remplit aujourd’hui encore le rôle de gouvernement local. Mais ses prérogatives sont bien plus larges que celles d’une simple municipalité. « Nous sommes en charge du gouvernement de Square Mile, mais également de défendre les intérêts de la City auprès des gouvernements et de représenter et promouvoir l’ensemble du secteur financier britannique », nous explique Chris Hayward. Dans son costume-cravate parfaitement ajusté, l’affable Policy Chairman de la Corporation – l’équivalent de chef de l’exécutif local – semble tout droit sorti d’un conseil d’administration de grande entreprise.

Sous des dehors parfois saugrenus, la Corporation apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une instance de représentation de la finance.

Pour expliquer cet étrange mélange des genres entre les fonctions d’un conseil municipal et celle de représentation du secteur financier, Hayward évoque l’histoire de la Corporation de la City. Celle-ci ne remonterait pas moins de dix siècles en arrière. Entré en vainqueur dans Londres en 1066, le roi normand Guillaume le Conquérant aurait consenti à reconnaître le statut à part de la cité marchande – dont les anciens remparts dessinent aujourd’hui les limites de Square Mile – par l’adoption d’une charte royale. Ces droits et privilèges associés seront perpétués et parfois étendus au fil des siècles par les monarques, soucieux de ne pas s’aliéner les commerçants et financiers londoniens, source précieuse de prêts et de fonds pour la couronne britannique.

Les hôtes de Guildhall ne manquent pas de vanter les vertus démocratiques du fonctionnement de la Corporation, hérité du Moyen-Âge. A l’attention des visiteurs est exposé un exemplaire original de la Magna Carta de 1297, qui réaffirme les libertés accordées par la royauté aux marchands et artisans londoniens. Un document considéré par certains historiens comme une des premières pierres de l’Etat de droit. « La Corporation est la plus ancienne démocratie du monde » s’enthousiasme ainsi Hayward. Une démocratie en réalité bien singulière. Car si des élections municipales sont bien organisées tous les quatre ans, elles intègrent parmi les votants les représentants des entreprises actives dans la City en proportion de leurs effectifs. Les quelques 9000 résidents de Square Mile peuvent également voter, mais ils représentent une minorité des 20000 électeurs qui se sont prononcés aux dernières élections de mars 2022. En d’autres termes : ce sont bien les plus grands groupes financiers de la City qui dominent les élections du conseil de la Corporation.

Le système électoral de la City repose par ailleurs sur la cooptation : pour candidater à l’équivalent du conseil municipal, il est nécessaire de bénéficier du statut de « citoyen libre » (freeman of the City). Cet acte de citoyenneté garantissait jadis différents droits, comme celui de participer aux élections et de faire des affaires au sein de la cité. La voie traditionnelle pour l’obtenir implique d’être coopté par plusieurs dignitaires de la Corporation, ou par les représentants d’une de ses 110 guildes médiévales (livery companies). Ces anciennes associations de marchands et artisans participent encore activement au fonctionnement de la Corporation6. Certaines fonctionnent encore comme d’authentiques associations professionnelles, mais la plupart – dont les métiers ont disparu – remplissent désormais un rôle de sociabilité au sein de la bonne société de Square Mile, et d’organismes caritatifs7. C’est le cas, par exemple, de la vénérable compagnie des fabricants de souliers en bois (Worshipful Company of Pattenmakers), dont Hayward était le grand-maître avant d’être nommé Policy Chairman.

Une puissante instance de représentation de la finance

Sous des dehors parfois saugrenus, la Corporation apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une instance de représentation de la finance. Et son pouvoir est loin d’être symbolique. Depuis ses origines, la Corporation a accumulé une richesse, une influence et un prestige uniques dans l’histoire britannique. « Elle est à la fois ce vestige étrange de traditions d’un autre temps et une des forces motrices du capitalisme britannique » explique Owen Hatherley, essayiste et spécialiste de l’urbanisme londonien. La Corporation bénéficie encore de nombreux privilèges : outre ses compétences municipales en termes de services publics et de développement urbain, elle bénéficie d’une exemption qui lui permet de définir son propre taux d’imposition des entreprises. La Corporation dispose aussi de sa propre police, indépendante de la police métropolitaine de Londres.

Ses ressources financières sont par ailleurs considérables. « La Corporation est incroyablement riche, elle est de loin la collectivité la plus riche du Royaume-Uni » explique Hatherley. Le City’s Cash est un fonds municipal destiné à gérer le patrimoine de la Corporation. En 2021, ses actifs étaient estimés à 3,4 milliards de livres. Les terrains et biens immobiliers détenus à travers le City’s Cash représentent près de 2 milliards de livres, et les placements gérés via des fonds d’investissement 932 millions de livres8. S’y ajoutent d’autres propriétés gérées par un second fonds, le City’s Fund, dédié au prélèvement des taxes et à la gestion des services municipaux9. En 2013, le patrimoine immobilier de la Corporation était estimé à 579 278 m² à Londres et au-delà (Essex, Kent, Surrey, Buckinghamshire) dont près de 80 000m² de bureaux10.

La Corporation n’est pas seulement un des plus grands propriétaires terriens de Londres… Elle est aussi l’autorité de planification urbaine de Square Mile. Et son urbaniste en chef de 1985 à 2014, Peter Rees, a largement contribué à façonner le quartier d’affaires. « C’est à son goût pour le “paysage urbain” que l’on doit cet assemblage artificiel de gratte-ciels modernes dans des allées médiévales » explique Hatherley. « Les promoteurs présentent leur projet et la Corporation décide s’il est conforme à ses lignes directrices en matière d’architecture ». Les gratte-ciels doivent par exemple éviter certains « couloirs » de sorte à ne pas obstruer la vue sur le dôme de la Cathédrale Saint-Paul. Pour autant, « mis à part quelques bâtiments médiévaux, tout peut être détruit et reconstruit. Le centre-ville évolue à une grande vitesse, on est plus proche de ce qui se fait à Hong-Kong ou Singapour ». L’architecte du « Gherkin », Ken Shuttleworth, n’hésite pas à comparer l’impact de l’urbaniste de la Corporation à celui… des bombardements allemands de la Seconde Guerre mondiale : « Il n’existe pas de forces qui aient eu plus d’impact sur la ligne d’horizon de Londres que la Luftwaffe et Peter Rees11 ».

Pour mener à bien sa mission de promotion de la finance, la Corporation peut compter sur un autre atout : son propre représentant à la Chambre des communes. Ce lobbyiste-en-chef, le Remembrancer, est autorisé depuis 1685 à siéger en observateur dans la chambre basse du Parlement britannique pour y défendre les intérêts de la City. Il dirige une équipe de juristes passant en revue les projets de lois débattus à la Chambre des communes qui pourraient affecter le secteur financier britannique. Le Remembrancer et les autres dignitaires de la Corporation ont à leur disposition les ressources financières du City’s Cash : le budget annuel dédié à leurs activités s’élevait à 13,7 millions de livres en 2021. Un montant supérieur aux dépenses du plus important lobby financier à l’échelle de l’Union européenne, la puissante Association for Financial Markets in Europe (AFME). Cette enveloppe annuelle couvre les dépenses du Remembrancer ; les frais de représentations du Lord Mayor, maire de la City et véritable ambassadeur de la finance londonienne à l’échelle nationale et internationale ; et les dépenses du Policy Chair, à la tête de l’exécutif local.

Quand La City détermine l’agenda du gouvernement

Dans le sillage de la crise financière mondiale, la vénérable Corporation de La City a contribué, en 2010, à doter le secteur financier d’une vitrine plus « moderne ». TheCityUK est un lobby créé avec la bénédiction du travailliste Alistair Darling et du conservateur Boris Johnson, qui étaient alors respectivement ministre des Finances et maire de Londres. C’est dans les bureaux de ce porte-voix de la finance britannique que nous poursuivons notre enquête, dans un immeuble élégant d’à peine cinq étages situé en plein dans le cœur de la City.

Son représentant, Jack Neill-Hall, est un fringant trentenaire à la barbe ciselée et aux lunettes épaisses. Son allure évoque moins l’image d’un financier ancienne école que celle du jeune cadre dynamique. Nous évoquons avec lui le rôle de son organisation, et l’agenda du secteur financier de La City. « Notre organisation est une sorte d’ONU de la finance britannique », plaisante-t-il entre deux gorgées de café. Dans son conseil de direction se côtoient les représentants de la finance mondiale, représentatifs de la diversité des groupes qui occupent Square Mile : les américains JP Morgan, Goldman Sachs et BlackRock ; les britanniques HSBC, Barclays, Citigroup et Lloyd’s ; et les françaises Société Générale, BNP Paribas, Crédit Agricole et Axa ou encore la Deutsche Bank et la japonaise Nomura. Sans compter les consultants Ernst and Young, KPMG, PwC et les représentants de la Corporation de la City12.

« Nous permettons aux entreprises du secteur d’échanger et de s’exprimer d’une seule voix dans les périodes de crise » explique Neill-Hall. Il faut dire que les secousses n’ont pas manqué ces dernières années. En particulier, celles liées au Brexit. « C’est déjà de l’histoire ancienne » balaie Neil-Hall. « Nous sommes allés de l’avant depuis : le paysage a évolué, l’industrie s’est adaptée ». TheCityUK a pourtant longtemps été un acteur majeur dans les discussions sur la réglementation financière à l’échelle de l’Union européenne. Raison pour laquelle la majorité du secteur financier, à l’exception de quelques richissimes propriétaires de fonds spéculatifs, était opposée au Brexit. « Depuis des décennies, la City et ses bataillons de lobbyistes ont contribué à façonner le débat réglementaire à Bruxelles » explique Kenneth Haar, spécialiste du lobbying au sein de l’Observatoire de l’Europe Industrielle (Corporate Europe Observatory). « Le dernier Commissaire européen du Royaume-Uni avant le Brexit, Jonathan Hill, était d’ailleurs lui-même un ancien lobbyiste de TheCityUK ».

Pour Neil-Hall, l’enjeu consiste désormais à saisir de l’opportunité offerte par la séparation avec l’UE : celle de remettre en cause les standards européens jugés trop prescriptifs, et d’adopter une réglementation « souple » et « sur-mesure » pour l’industrie britannique. Le Brexit pourrait s’avérer à cet égard une opportunité pour demeurer « compétitif » dans un marché mondial toujours plus turbulent. « L’UE est comme un super tanker, énorme et difficile à manœuvrer » avance Neill-Hall, « alors que le Royaume-Uni est désormais un navire d’une envergure certes moindre mais plus facilement manœuvrable. » Et de filer la métaphore navale : « Dans un monde où les affaires et les vents changent à une allure folle, nous avons la possibilité d’aller plus vite ». L’objectif ? Concurrencer la place financière de New York, « le seul concurrent de Londres à l’échelle mondiale ».

Pour Neil-Hall, soigner les intérêts du secteur financier relève simplement du bon sens, compte tenu de son importance pour l’économie britannique. L’argumentaire est rodé : « le secteur représente 12 % du PIB du Royaume-Uni, il emploie 2,3 millions de personnes dans le pays, et il exporte plus que toutes les autres industries réunies » déroule Neil-Hall, enthousiaste. Des chiffres quelque peu surestimés, s’il on en croit le rapport sur la contribution du secteur financier à l’économie britannique commissionné par la Chambre des communes13. Quoiqu’il en soit, les montants témoignent du poids considérable de la finance britannique, avec un excédent commercial estimé 46 milliards de livres.

L’appel de la City à « assouplir » la réglementation semble avoir été entendu par le gouvernement conservateur : le 20 juillet 2022, il présentait une nouvelle loi sur les services financiers, avec l’objectif d’opérer un « Big Bang 2.0 » de la finance londonienne – en référence à la période faste qui a suivi les lois de déréglementation de la période Thatcher. Un de ses instigateurs, l’ancien ministre des finances de Boris Johnson et actuel Premier Ministre Rishi Sunak, affirmait déjà en mai la nécessité de « réduire le fardeau réglementaire dans le secteur financier14 ». Au programme notamment : l’introduction d’une nouvelle exigence, pour les régulateurs, de promouvoir la « compétitivité internationale » des services financiers. De quoi graver dans le marbre la supériorité de l’agenda de la City sur toute autre considération, et accélérer la course au moins-disant réglementaire en matière de régulation financière. Cette orientation a été reprise à son compte avec enthousiasme par l’éphémère Première ministre Liz Truss, qui place ses pas dans ceux de la « Dame de fer », Margaret Thatcher : le 6 septembre, jour de sa nomination par la reine, elle annonçait qu’elle protégerait la City comme un « joyau de la couronne », et qu’elle s’attacherait à « dynamiser » le quartier d’affaires « pour mieux favoriser la croissance15 » . Le gouvernement de Liz Truss aura certes tenu moins de deux mois, mais son successeur Rishi Sunak s’inscrit parfaitement dans la continuité de cet agenda.

Paradis financier, enfer social

Il est une catégorie de la population de Londres qui partage certainement l’enthousiasme des conservateurs les plus dérégulateurs quant à l’aubaine que représente une place financière florissante : celles des ultra-riches. De bien des manières, la City a contribué à façonner la ville comme un havre pour les milliardaires du monde entier. Dans son ouvrage, Alpha City, le sociologue Rowland Atkinson, spécialiste de la gentrification, dresse le portrait édifiant d’une capitale britannique « colonisée » par les ultra-riches, où « la ville ne fonctionne plus pour les gens, mais pour le capital ».

A Londres, tout semble être fait pour faciliter la vie des plus riches. Premier avantage : les services financiers fournis par les institutions de la City et en particulier pour placer son capital et ses biens offshore, à l’abri du contrôle des autorités. Nul risque de voir ces dernières faire preuve d’un quelconque zèle pour combattre la fraude : l’environnement juridique est taillé sur mesure pour les plus riches. Ces derniers y sont en sécurité pour investir – il en va de « l’attractivité » ou de la « compétitivité » de la capitale britannique – comme pour y habiter. Les milliardaires du monde entier peuvent acheter leurs résidences ou simples pieds à terre auprès de promoteurs immobiliers peu regardants, en liquide ou par l’intermédiaire d’un trust dans un paradis fiscal. « Dans le quartier central de Westminster, une habitation sur dix est détenue dans un paradis fiscal » avance le sociologue Rowland Atkinson. Ils peuvent également les vendre rapidement au besoin. « S’ils le souhaitent, les riches peuvent même acheter leur citoyenneté britannique » note Atkinson, « et ils ne se privent pas d’aller et venir en jets privés, depuis les nombreux aéroports prévus à cet effet ». Londres est d’ailleurs la seconde destination sur le marché du jet privé après New York.

La quasi-absence de contrôle sur l’origine des capitaux investis à Londres contribue à faire de la ville un centre de prédilection pour la circulation de fonds d’origine criminelle ou frauduleuse.

La quasi-absence de contrôle sur l’origine des capitaux investis à Londres contribue également à faire de la ville un centre de prédilection pour la circulation de fonds d’origine criminelle ou frauduleuse, ou plus généralement pour la dissimulation de capitaux. « L’agence nationale de lutte contre le crime organisé estime à près de 100 milliards de livres la somme d’argent sale blanchie chaque année au Royaume-Uni » rapporte Atkinson. Londres est en particulier un lieu de choix pour des dirigeants étrangers et d’oligarques, notamment russes, soucieux de disposer d’une base arrière pour sécuriser leur fortune et se replier en cas de complications dans leur pays d’origine.

« Avec la crise ukrainienne, le gouvernement a été contraint d’agir sur la question de la criminalité économique » affirme Atkinson, « mais les mesures prises sont très faibles et présentent de nombreux échappatoires ». De fait, les responsables politiques de tous bords ne sont pas empressés à remettre en question le modèle londonien. « Pour accueillir toujours plus de capitaux du monde entier, les membres du parti conservateur comme du parti travailliste en viennent à anticiper les souhaits des super-riches » explique Atkinson. Les responsables politiques acquis à la cause de la « compétitivité » de Londres, parfois eux-mêmes évadés fiscaux, font partie des groupes sociaux dont l’intérêt s’aligne avec celui des très riches. Tout comme d’autres « facilitateurs » dans le secteur des services financiers, juridiques, de l’immobilier ou encore de l’art, de la restauration ou du luxe.

« C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches » écrivait Victor Hugo. De fait, pour le reste de la population, le modelage de la ville en faveur des ultra-riches s’avère une malédiction. La capitale britannique est depuis des décennies le terrain de jeu des spéculateurs immobiliers. « Pour les gens ordinaires, se loger est devenu extraordinairement cher » explique Atkinson, « des centaines de milliers de logements sociaux ont été démolis pour faire la place aux projets des promoteurs ». La gentrification de Londres ne date pas d’hier. Le développement de la City depuis le « Big Bang » de 1986, puis de l’enclave de Canary Wharf dans les années 2000 est allée de pair avec la construction, dans des quartiers populaires tels que celui de Tower Hamlets, d’appartements de luxe et d’infrastructures à destination des plus riches ou des travailleurs de la finance. Ces opérations de « régénération » urbaine ont contribué à tirer les prix vers le haut et à expulser les anciens habitants.

A Londres, les prix de l’immobilier ne cessent de battre des records – plus de 10 % d’augmentation des prix sur un an en 2022 – alors même que la capitale figure déjà parmi les villes les plus chères au monde. Cela se répercute sur le prix des loyers, qui ont bondi sur la même période de 20 %16. D’autant que les locataires jouissent de moins d’égards que les riches propriétaires et sont peu protégés par la loi : les baux étant généralement signés pour un an, les loyers peuvent librement augmenter tous les ans. Les locataires peuvent même, au bout de six mois, voir leur bail résilié par le propriétaire. Au-delà des prix des loyers et de l’immobilier, le coût de la vie est élevé de par la faiblesse des politiques sociales et la cherté de la livre. A l’été 2022, Londres figurait au quatrième rang du classement des villes les plus chères au monde17. La situation est telle qu’elle affecte même les salariés les mieux nantis. « Entre le coût de la vie et l’absence de protection sociale, il est financièrement difficile d’envisager de fonder une famille à Londres » témoigne Pablo. Venu il y a dix ans à Londres pour travailler dans la finance, il cherche désormais à quitter la capitale britannique.

La malédiction de la finance

Pour John Christensen, le mal économique et social qui frappe Londres et le Royaume-Uni est bien identifié : c’est celui de la « malédiction de la finance ». Ce terme, qu’il a forgé de pair avec Nicholas Shaxson, s’inspire du principe de la « malédiction des ressources » qui frappe les pays en développement exportateurs de matières premières précieuses. La dépendance de leur économie vis-à-vis de l’exploitation de ces ressources précieuse conduit paradoxalement à son appauvrissement.

Le surdéveloppement de la finance britannique conduit à des maux identiques. La « malédiction de la finance » se traduit par la captation des ressources du pays par une économie tournée essentiellement vers l’extraction de rente. La dépendance excessive vis-à-vis du secteur financier a pour conséquence une capture des responsables politiques et des régulateurs, la faiblesse des investissements productifs et dans la recherche et développement, et la concentration des richesses à Londres. La surévaluation de la livre, conséquence de l’afflux de capitaux, contribue à affaiblir davantage l’industrie et enchérir coût de la vie.

La « malédiction de la finance » se traduit par la captation des ressources du pays par une économie tournée essentiellement vers l’extraction de rente.

« Les responsables politiques considèrent que la City est la poule aux œufs d’or » avance Christensen, « mais il serait grand temps d’en finir avec ce discours ». Selon l’économiste, la place financière exerce surtout une forme de parasitisme : « On dit que la City permet d’attirer des capitaux de Chine, des Etats-Unis, d’Europe et de les investir au Royaume-Uni » poursuit Christensen. « Mais quelle est la nature des investissements ? L’immobilier, la bourse ou encore des fusions et acquisitions. C’est-à-dire rien qui ne bénéficie à l’économie productive ». L’afflux de capitaux alimente en revanche le gonflement du prix des actifs sur les marchés boursiers ou immobiliers. La City serait ainsi, selon l’économiste, le symbole parfait d’un capitalisme rentier, tourné vers l’extraction de richesse, proche de celui qui existait déjà au XIXème siècle.

Pour Mareike Beck, spécialiste de la City au King’s College de Londres, le problème réside dans le fait que les intérêts de la finance sont profondément enracinés dans la société et l’économie britanniques – ce qui alimente son « pouvoir structurel ». Le modèle social anglo-saxon y contribue grandement : avec le recul de l’Etat providence et des prestations, les britanniques doivent recourir à des alternatives de marché pour assurer leur sécurité sociale : le recours à des fonds de pension ou encore à l’investissement immobilier pour préparer sa retraite ou encore des prêts à la consommation pour assurer leur subsistance dans les périodes difficiles. Quitte à s’endetter fortement et très tôt. Une grande partie de la population a ainsi partie liée, de contrainte ou de gré, avec le secteur financier.

Le pouvoir de la finance procède de son emprise sur la vie quotidienne, mais également de son influence sur la culture et les imaginaires – auquel participe sa capacité à modeler la ligne d’horizon de la ville. Et de son influence sur les responsables politiques, déjà reconnue en 1937 par le futur Premier ministre travailliste Clement Attlee : « Encore et toujours, nous voyons qu’il y a dans ce pays un autre pouvoir qui siège à Westminster. La City de Londres, ce terme bien commode pour désigner un ensemble d’intérêts financiers, est en mesure de s’imposer face au gouvernement. Ceux qui contrôlent l’argent peuvent mener à l’intérieur du pays et à l’étranger une politique contraire à celle qui a été décidée par le peuple18. »

Aujourd’hui la City semble plus que jamais en mesure d’imposer ses vues aux forces politiques britanniques – du parti conservateur au parti travailliste dirigé par Keir Starmer. « Avec Jeremy Corbyn, nous avions démontré qu’il était possible et populaire de remettre en cause le pouvoir de la finance » avance James Schneider, membre de l’aile gauche du parti travailliste. « Mais la direction actuelle a tourné le dos à toute critique à l’égard de la City ». Invitée à la conférence annuelle 2022 de TheCityUK, la députée travailliste Rachel Reeves, en charge de l’économie et des finances dans la direction du parti travailliste, ânonnait le discours lénifiant des lobbyistes de la City : « Le Royaume-Uni devrait être incroyablement fier du succès international de son industrie des services financiers, qui en est la première exportatrice mondiale ».

La crise qui vient

Et pourtant, le pouvoir de la City pourrait bien prochainement trembler sur ses bases. Car le modèle de croissance financiarisé qu’il a promu est fragile. Il dépend l’afflux de capitaux du monde entier à Londres pour alimenter l’investissement dans des activités non productives (immobilier, marchés financiers) et susciter une consommation de luxe… ou à crédit. Les crises récentes pourraient bien faire s’écrouler ce château de cartes. La crise énergétique initiée par l’invasion de l’Ukraine, l’inflation et le resserrement monétaire engagé par la Fed a conduit à une « fuite vers la sécurité » des capitaux vers les valeurs américaines, dopant le dollar et pénalisant les autres monnaies.

Alors que la marée des capitaux bon marché se retire, la faiblesse de l’économie de rente britannique, accentuée par le Brexit, apparaît au grand jour : mauvais fondements économiques, industrie exsangue, surévaluation des actifs … La chute de la livre accroit davantage une inflation élevée. Les investisseurs sont inquiets quant à la perspective de la récession et de sévères corrections à venir dans la valeur des actions et obligations. Après deux décennies de hausse continue des prix, l’immobilier a commencé à chuter. Mais aussi d’une résurgence du mouvement social face à la flambée du coût de la vie, avec des grèves massives dans de nombreux secteurs, d’une ampleur sans précédent depuis des décennies.

Face à ce scénario catastrophe, le (bref) gouvernement mis en place par Liz Truss, entre le 6 septembre et le 25 octobre 2022, semblait vouloir radicaliser la politique d’attraction des capitaux, celle-là même qui a mené le Royaume-Uni dans l’impasse. Le 23 septembre, son ministre des Finances annonçait un plan de réductions fiscales massives en direction des plus aisés – pour près de 45 milliards de livres. Mais celui-ci a été accueilli plus que froidement par les marchés : il a conduit à un nouveau plongeon de la livre, et a contraint la Banque d’Angleterre d’intervenir massivement pour enrayer la flambée des taux de la dette britannique. Le début d’une profonde crise du modèle britannique d’économie ? En tout cas, le successeur de Liz Truss, Rishi Sunak, ne montre pas de velléité de rompre avec la domination de la City. Au contraire, avec son projet de « Big Bang 2.0 », il s’apprête à programmer une nouvelle vague de dérégulation financière — ce qui revient à jouer avec des allumettes assis sur un baril de poudre.

Note : ce texte est une version enrichie d’un article paru dans Le Monde diplomatique de mai 2023.

Notes :

[1] « Key facts about the UK as an international financial centre 2022 », TheCityUk, janvier 2023, et « Key facts about UK-based financial and related professional services 2023 », mars 2023.

[2] Et pour cause : le Lloyd’s Building a été conçu par un des architectes du Centre Pompidou, Richard Rogers.

[3] Le documentaire The Spider’s Web réalisé avec le concours de John Christensen et Nicholas Shaxson revient sur la mise en place de ce réseau financier offshore.

[4] David Kynaston, Till Time’s Last Sand: A History of the Bank of England 1694-2013, Bloomsbury Publishing PLC, 2017.

[5] « State of the sector : Annual review of UK financial services 2022 », rapport conjoint du Trésor britannique et de la Corporation de la Cité de Londres, juillet 2022.

[6] A titre d’exemple, les représentants des guildes élisent plusieurs représentants honorifiques et sélectionnent les candidats au rôle de Lord Mayor.

[7] A l’instar de la vénérable compagnie des banquiers internationaux, qui a la particularité d’accueillir des membres de toutes nationalités, ou encore celle vénérable compagnie des conseillers fiscaux.

[8] « City’s Cash annual report and financial statements », Corporation de la Cité de Londres, 2021.

[9] « City of London funds », Corporation de la Cité de Londres, 2022.

[10] « Operational Property Portfolio Report 2013 », Corporation de la Cité de Londres, 2 octobre 2013.

[11] « Peter Rees: The man who reshaped the Square Mile », Evening Standard, 20/03/2014.

[12] « Leadership Council», site de TheCityUK (consulté le 2 octobre).

[13] Selon ce rapport sur la contribution du secteur financier à l’économie britannique, celui-ci contribuerait « seulement » à hauteur de 8,6% au PIB (deux fois plus qu’en France et en Allemagne), pour un total d’emplois de 1,1 million.

[14] « Rishi Sunak to weaken City regulation in post-Brexit nod to Tory donors », The Guardian, 10/05/22.

[15] « New PM Liz Truss will protect ‘crown jewel’ City of London », City A.M., 06/09/22.

[16] « These Are the World’s 20 Most Expensive Cities for Expats », Bloomberg, 08/06/22.

[17] Ibid.

[18] C. R. Atlee, The Labour Party In Perspective, Londres, Hesperides Press, 1937, 2008

Yanis Varoufakis : « Sans sortie de l’OTAN, l’Europe restera un continent vassal »

Yanis Varoufakis, ex-ministre des Finances de la Grèce © Jack Taylor

Les dernières élections grecques ont été marquées par le faible score du parti de « gauche radicale » SYRIZA, au pouvoir quelques années plus tôt. Élu en 2015, le leader du parti, Alexis Tsipras, avait abandonné au bout de six mois sa promesse de lutte contre l’austérité et les privatisations, entraînant la démission de son ministre des Finances Yanis Varoufakis. Demeuré un analyste attentif de l’actualité, ce dernier nous livre ici son analyse sur l’endettement de la Grèce, la récession de la zone euro, mais aussi l’alignement du Vieux continent sur Washington et l’émergence des BRICS. Il se montre particulièrement critique à l’égard de la perspective « d’autonomie stratégique » européenne portée par Emmanuel Macron, qu’il juge chimérique sans une sortie de l’Alliance atlantique. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – Depuis 2019 et la chute du gouvernement Tsipras, le pays est dirigé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, leader du parti conservateur la Nouvelle Démocratie. Lors des dernières élections législatives, le parti Syriza, au sein duquel vous étiez membre, n’a obtenu que 17,84 % des voix. Récemment, le chef du parti, Alexis Tsipras, a annoncé sa démission. Quelle conclusion tirez-vous de cette situation ?

Yanis Varoufakis – La conclusion est que les radicaux ne sont jamais accueillis longtemps dans le club des puissants, même s’ils sont prêts à trahir leurs principes pour bien les servir.

Tsipras a toutes les raisons de se sentir maltraité par le pouvoir en place. Après avoir imposé au peuple grec, impitoyablement et plutôt efficacement, les mesures politiques face auxquelles il avait été élu pour s’opposer, il a « réussi » à stabiliser la Grèce aux dépens du plus grand nombre et dans les intérêts de l’oligarchie internationale. Pour ce faire, il a imposé – au nom de la gauche radicale ! – des politiques que même les représentants politiques les plus fervents de l’oligarchie, lorsqu’ils étaient au gouvernement, avaient été réticents à introduire.

Qu’a-t-il obtenu en échange ? Lorsqu’il était Premier ministre du pays [entre 2015 et 2019, NDLR] et instaurait une politique d’austérité, les puissants l’aidaient et le gratifiaient de quelques compliments. Mais une fois le « sale boulot » accompli, le pouvoir en place l’a abandonné en soutenant ses représentants politiques traditionnels, le parti de la Nouvelle Démocratie dirigé par Kyriakos Mitsotakis. Sans une once de gratitude envers leur véritable sauveur, Tsipras, ils l’ont abandonné dans un environnement électoral où – en raison de ses propres choix – il n’avait aucune chance d’obtenir le soutien du peuple qu’il avait soumis à la torture oligarchique de la Troïka. Bref, que les politiciens de gauche qui hésitent à trahir se méfient : ça ne paie pas !

LVSL – Les avantages et les inconvénients d’un « Grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro, NDLR] sont bien connus. Un tel choix serait-il aujourd’hui favorable au pays ? Plus largement, quel est pour vous le paradigme économique vers lequel devrait s’orienter la Grèce pour mettre fin à ce cycle récessif ?

Y.V. – L’économie grecque est devenue une vache à lait pour l’oligarchie transnationale à cause des politiques qui assurent sa non-viabilité et la diminution constante des perspectives de la majorité des citoyens grecs. Pour relancer l’économie du pays, et la rendre réellement stable, il faut mettre fin à l’hémorragie de richesse qui est actuellement exportée, sous forme de rentes massives vers divers paradis fiscaux. Par exemple, l’expropriation des biens immobiliers de la classe moyenne (par la vente de prêts à des fonds vautours), les privatisations d’actifs publics dans le cadre d’opérations de capital-investissement, les impôts indirects gigantesques, la diminution constante des biens communs qui nous restent (ressources en eau, santé publique, éducation…).

« Une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. »

Dans tout cela, la question de la monnaie est secondaire. Cependant, si la menace du Grexit est l’arme principale par laquelle l’oligarchie transnationale s’assure que toutes les pratiques prédatrices susmentionnées se poursuivront, alors les progressistes grecs doivent apprendre l’art d’imaginer la Grèce sans l’euro.

LVSL – De nombreux pays européens sont lourdement endettés, notamment la Grèce et l’Italie, dont les dettes représentent respectivement près de 180 % et 150 % de leur PIB. Dans le même temps, la zone euro est en récession et pourrait à nouveau connaître plusieurs années de faible croissance. Quelle politique monétaire estimez-vous que la BCE devrait adopter ?

Y.V. Aucune politique monétaire ne peut, à ce stade, faire face à l’endettement gigantesque (aussi bien privé que public) qui régit le capitalisme occidental. L’endettement excessif est sa caractéristique principale – pas un accident de parcours.

Il reflète un système qui a généré une demande insuffisante pour les produits qu’il fabrique et qui, par conséquent, a besoin de dettes pour maintenir la production et l’accumulation de capital. En outre, une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. Bref, il n’y a plus de perspective de traitement des dettes impayables, ni en Europe, ni ailleurs, qui n’implique pas une révolution dans la manière de produire et de distribuer les richesses. 

LVSL – Le parti politique MeRA25, dont vous êtes le fondateur, propose l’introduction d’un système de paiement numérique appelé « Demeter ». En quoi consiste-t-il ? Que pensez-vous d’une monnaie numérique créée par une banque centrale, notamment l’euro numérique ?

Y.V. J’ai beaucoup écrit sur les raisons pour lesquelles une monnaie numérique centrale serait très utile pour a) diminuer le pouvoir exorbitant du secteur financier sur le reste de la société et b) fournir les fondements d’un revenu de base universel.

La question qui se pose à tous les pays de la zone euro est la suivante : comment introduire un tel système de paiement numérique public lorsque l’on ne dispose pas de sa propre banque centrale ? La réponse de MeRA25 est « Demeter » : au lieu que la banque centrale offre des comptes numériques de banque centrale à chaque résident, les autorités le font en créant un compte par numéro de dossier fiscal. Il en résulte une sorte de monnaie fiscale. Bien qu’inférieure à une véritable monnaie numérique de banque centrale, elle offrirait bon nombre de ses avantages tant au public qu’à l’État.

[NDLR : Nous nous permettons de citer ici in extenso un extrait de l’article de Yanis Varoufakis paru dans Project Syndicate :

Cette monnaie fiscale serait présente sur la plateforme numérique de l’administration, en utilisant le numéro de dossier fiscal existant des particuliers et des entreprises. Toute personne possédant un numéro de dossier fiscal dans un pays recevrait un compte gratuit lié. Les particuliers et les entreprises pourront alors créditer ce compte en transférant de l’argent depuis leur compte bancaire habituel, comme ils le font aujourd’hui pour payer leurs impôts. Mais ils le feront bien avant de payer leurs impôts car l’État garantirait un taux d’intérêt annuel de 8 % payable à ceux qui sont prêts à payer leurs impôts un an avant la date prévue.

Par exemple, une fois que 1.000 euros ont été transférés sur un compte lié au numéro fiscal, un numéro d’identification personnel est émis, et peut être utilisé soit pour transférer le crédit de 1.000 euros sur le compte fiscal de quelqu’un d’autre, soit pour payer des impôts à l’avenir. Ces futurs euros peuvent être conservés pendant un an jusqu’à leur échéance ou être utilisés pour effectuer des paiements à d’autres contribuable. Le Trésor pourra contrôler l’offre de monnaie fiscale, en ajustant le taux d’intérêt pour garantir que la valeur nominale de l’offre totale ne dépasse jamais un pourcentage du revenu national, ou de l’ensemble des impôts. Pour garantir une transparence totale, et donc la confiance, un algorithme de blockchain, conçu et supervisé par une autorité nationale indépendante, pourrait régler les transactions en monnaie fiscale].

LVSL – Face à la guerre en Ukraine, l’OTAN se montre unie tandis que les pays européens souffrent des conséquences de ce conflit (hausse des prix de l’énergie, désindustrialisation…). Comment l’Europe peut-elle sortir de cette situation ?

Y.V. Ce n’est pas possible. Les rêves de Macron concernant « l’autonomie stratégique » de l’Europe restent et resteront des chimères tant que l’Europe ne sortira pas de l’OTAN. Tant qu’elle sera sous l’emprise de Washington, l’Europe restera un continent vassal, incapable de veiller aux intérêts de ses propres classes dirigeantes.

« Les historiens reconnaîtront dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance. »

Je ne doute pas un instant que les historiens des prochaines décennies reconnaîtront, dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance.

LVSL – Depuis plusieurs mois, et notamment le gel des avoirs russes, de nombreuses voix s’élèvent contre l’hégémonie du dollar (en particulier les présidents des BRICS). Quel serait, selon vous, les contours d’un système monétaire international plus juste et plus équilibré ?

Y.V. Il ne peut y avoir de système monétaire international équilibré tant que les capitalistes chinois, brésiliens, mexicains et indiens rêvent de profits en dollars à de réinvestissements dans le secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier américain.

Tant que cette situation perdurera, l’idée que les BRICS représenteraient un défi à l’hégémonie américaine restera au mieux un rêve, au pire une distraction.