CRISE BANCAIRE : LES NOUVEAUX VISAGES DE LA FINANCE – DOMINIQUE PLIHON, LAURENCE SCIALOM

La hausse des taux d’intérêt a fragilisé le secteur bancaire. En une semaine seulement, trois banques ont fermé début mars aux États-Unis, dont la seizième plus importante du pays : la Silicon Valley Bank. Cette chute de dominos a créé une véritable panique qui s’est propagée en Europe. Face à ces risques majeurs, les banques centrales et les autorités ont déployé des moyens colossaux pour éviter de nouvelles faillites retentissantes : des réponses qui créent les conditions d’une future crise de plus grande ampleur encore… De plus, l’équilibre entre les objectifs de la politique monétaire et ceux de la stabilité financière semble de plus en plus instable, fragilisant ainsi la crédibilité des banques centrales… Pour analyser la situation et parler de ces questions, Le Vent Se Lève et l’Institut La Boétie ont reçu Dominique Plihon, professeur émérite d’économie à l’Université Paris Nord, co-auteur de la note de l’Institut La Boétie sur la crise bancaire, et Laurence Scialom, professeure d’économie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense et membre du Conseil d’Administration de l’Observatoire de l’Éthique Publique. La conférence était animée par Alessandro Ferrante, rédacteur au Vent Se Lève.

Yanis Varoufakis : « L’État grec et la BCE soutiennent les intérêts des fonds vautours »

Yanis Varoufakis en 2019 à Athènes. © DTRocks

Pendant que les Grecs s’appauvrissent et fuient leur pays miné par l’austérité, une poignée d’investisseurs étrangers réalisent d’excellentes affaires, grâce aux privatisations et au rachat de créances pourries pour une fraction de leur valeur nominale. Dépendant de la BCE et dépourvu de la plupart de ses services publics, l’Etat grec ressemble davantage à une colonie qu’à un Etat souverain. Alors que de récentes élections viennent de reconduire le conservateur Kyriákos Mitsotákis, l’ancien Ministre grec des Finances, l’économiste Yanis Varoufakis, nous livre son analyse de la situation et ses solutions pour sortir son pays du pillage et du carcan de l’euro.

Le 21 mai dernier, des élections législatives ont eu lieu en Grèce. A cette occasion, le parti du Premier Ministre sortant, Nouvelle Démocratie (droite conservatrice) est arrivé largement en tête avec 41% des suffrages. Une performance qui a surpris nombre d’observateurs, Kyriákos Mitsotákis ayant été particulièrement critiqué ces derniers mois pour son autoritarisme et accusé d’espionnage envers ses opposants politiques. Surtout, malgré les fables de la presse économique, qui affirme que le pays relève enfin la tête après des années d’austérité, la crise de la dette souveraine n’est pas terminée et la situation ne fait que s’aggraver pour les citoyens ordinaires. Le 28 février dernier, une catastrophe ferroviaire ayant coûté la vie à 57 personnes est d’ailleurs venue rappeler tragiquement les conséquences de l’austérité et de la privatisation.

Le principal rival de Mitsotákis, l’ancien Premier ministre Alexis Tsipras, peine pourtant à cristalliser la contestation, étant donné que son mandat (de 2015 à 2019) s’est résumé à une trahison : au lieu de rejeter l’austérité imposée par la Troïka et d’appliquer le résultat du référendum de 2015 (61% des Grecs avaient voté contre le plan d’austérité), son parti Syriza a poursuivi cette politique mortifère. La gauche est ressortie durablement affaiblie de cette expérience.

Ancien ministre des Finances du premier gouvernement de Syriza, Yanis Varoufakis a préféré donner sa démission en juillet 2015 plutôt que de céder aux dogmes de l’austérité. Très critique du bilan de Syriza, il a depuis fondé un autre parti de gauche, MeRA25, sous l’étiquette duquel il a été élu député en 2019. Ayant réalisé seulement 2,62% lors des dernières élections, son parti ne siègera désormais plus au Parlement. Néanmoins, Varoufakis a mené une campagne offensive contre les institutions européennes et décrit avec lucidité l’état économique de la Grèce. Dans cet entretien publié par notre partenaire Jacobin, traduit par Camil Mokadem, il évoque les conséquences actuelles de l’austérité en Grèce, les fondements de la prétendue « reprise économique » ainsi que les solutions alternatives proposées par son parti.

David Broder – Le 13 mai, un article du Financial Times affirmait qu’après une décennie marquée par l’austérité et les plans de sauvetage, la Grèce connaissait un redressement économique. Le PIB ne représente toujours que 80 % de son niveau de 2008 et les salaires moins de 75 %, mais une croissance rapide permet au pays d’améliorer sa notation auprès des investisseurs. Cité dans l’article, le président de l’Eurobank (une banque grecque, ndlr) évoque même « le plus grand redressement de l’histoire du système financier européen ». Peut-on vraiment se fier à ce tableau ?

Yanis Varoufakis – Tout dépend de quel côté on se place. Si l’on se situe du côté de la population grecque, tout ceci relève du discours orwellien. Mais si vous observez la Grèce en tant qu’investisseur étranger, ces propos ont du vrai. 

Aujourd’hui, la Grèce est encore plus insolvable qu’il y a dix ans, lorsque le monde de la finance (le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commission européenne, qui forment la Troïka, ndlr) nous a déclarés en faillite. Notre dette était alors aux alentours de 295 milliards d’euros et notre PIB s’élevait à 220 milliards d’euros. Aujourd’hui, notre dette atteint 400 milliards d’euros et le revenu national est de 192 milliards d’euros. Nous sommes donc plus dépendants que jamais de la Troïka et des investisseurs étrangers, qui sont nos principaux créanciers.

Le niveau de vie de la population grecque a baissé en moyenne de 20 % depuis 2010. Mais c’est une moyenne, si l’on regarde la situation de la classe ouvrière, le PIB par habitant a chuté de 45 % ! Pour ce qui est de la dette du secteur privé, environ 2 millions de Grecs sur 10 millions ont des fonds propres négatifs et des prêts non productifs. C’est un record mondial, une situation inédite que même les États-Unis n’ont pas connue lors de la crise des subprimes en 2008.

Dans un tel contexte, comment puis-je affirmer que la Grèce se porte bien du point de vue des investisseurs étrangers ? C’est assez simple : les obligations d’État se négocient à un taux de rendement de 3,6 à 3,7 %, soit bien au-dessus des obligations à 2,2 à 2,3 % de l’Allemagne. Pourtant, tout le monde sait que l’État grec est en faillite et que ses obligations ne pourront jamais être remboursées, alors pourquoi les racheter ?

« Déclarer la Grèce solvable en 2023 découle d’une manœuvre politique du même ordre que celle qui a consisté à la déclarer insolvable en 2010. »

La raison est simple : la Banque Centrale Européenne a annoncé qu’elle garantissait les obligations grecques. Toutefois, déclarer la Grèce solvable en 2023 découle d’une manœuvre politique du même ordre que celle qui a consisté à la déclarer insolvable en 2010. Pour Christine Lagarde et ses laquais, il s’agit là d’un clin d’œil adressé aux investisseurs.

Si la BCE soutient les obligations grecques, alors qu’elle ne l’a pas fait en 2012 et 2015, c’est parce qu’un mécanisme inédit est apparu ces dernières années, permettant d’extraire de la richesse des États en faillite. Les pouvoirs en place ont instauré le plan Hercules, qui retire les obligations des bilans des banques pour les vendre à des fonds vautours basés aux îles Caïman. Ces fonds deviennent la propriété d’investisseurs étrangers, de dirigeants de banques grecques, et de familles élargies de la classe politique. Ils ont la possibilité d’acheter un prêt non productif d’une valeur de 100.000 euros pour seulement 3.000 euros, tout en sachant pertinemment qu’ils ne pourront pas récupérer leur argent. Ils peuvent en revanche, s’ils vendent la garantie attachée au prêt pour 50 000 euros, empocher 47 000 euros sans avoir à déclarer un centime une fois les fonds transférés aux îles Caïmans. Cette manœuvre permet d’extraire environ 70 milliards d’euros d’une économie qui en produit moins de 200 milliards par an !

À première vue, il pourrait donc sembler paradoxal pour la presse financière de vanter les mérites d’une économie dont les secteurs public et privé sont à ce point en faillite. Mais en tenant compte des profits que tirent les investisseurs étrangers d’une telle situation, on comprend ces commentaires élogieux. De tels profits n’existent nulle part ailleurs : la Grèce est une véritable poule aux œufs d’or. De plus, ce plan Hercules, approuvé par le Parlement grec, garantit au moins 23 milliards d’euros. L’État grec et la BCE soutiennent donc les intérêts de ces fonds vautours s’ils ne parvenaient pas à extraire suffisamment de richesses par les dépossessions.

DB – En janvier, vous avez désigné Syriza, Nouvelle Démocratie et Pasok (équivalent grec du PS, ndlr) comme « l’arc du mémorandum ». Vous accusez ces partis d’ignorer le fait que, quelle que soit la couleur politique du gouvernement au pouvoir à la fin de la décennie, il devra quoiqu’il arrive emprunter davantage. À quel point la Grèce s’est-elle enfoncée dans cette spirale de dépendance depuis 2015 ? N’y a-t-il pas de nouveaux signes de croissance dans des secteurs comme la construction ou le tourisme ?

YV – Nous avons affaire à un désinvestissement massif : l’argent investi l’est dans des secteurs qui affaiblissent la capacité de notre pays à produire. Le gouvernement et la presse économique s’auto-congratulent devant l’augmentation des investissements directs étrangers (IDE). Il y a effectivement une augmentation des IDE, mais quels sont leurs effets ? Un fonds vautour qui achète un prêt de 100.000 euros pour 3.000 euros est comptabilisé comme un IDE. Pourtant cela ne rapporte qu’une faible somme d’argent, qui permet d’extraire un montant bien plus élevé par une dépossession. On n’y trouve pas le moindre signe de capital productif.

D’autre part, pendant que les garde-côtes de Frontex repoussent les migrants au large du littoral grec, causant la mort de nombreuses personnes, le système de « visa doré » laisse circuler dans l’espace Schengen quiconque pouvant investir 250.000 euros dans le pays. Pourtant cela ne provoque aucun investissement productif : dans mon quartier en centre-ville d’Athènes, on achète des appartements pour les convertir en Airbnb. Les seules conséquences sont l’affaiblissement de l’offre immobilière, qui force les locaux à se loger ailleurs. Ces manœuvres ne contribuent donc pas à la construction d’un capital productif.

Les gens qui viennent d’Ukraine, de Russie, de Chine ou du Nigéria n’utilisent pas ces passeports pour investir en Grèce durablement, mais pour s’installer ensuite en France ou en Allemagne grâce au système Schengen. L’argent des touristes américains circule d’une banque américaine à une banque allemande, contournant la Grèce, tout en augmentant les loyers pour les locaux par la même occasion. Les IDE ont pour but de tirer profit du marché de l’immobilier, des prêts non performants et des privatisations, tous préjudiciables au fonctionnement d’une économie réellement productive.

« Les IDE ont pour but de tirer profit du marché de l’immobilier, des prêts non performants et des privatisations, tous préjudiciables au fonctionnement d’une économie réellement productive. »

Nous pouvons prendre l’exemple de l’accident ferroviaire qui a récemment coûté la vie à 57 personnes. Au Parlement, les membres de MeRA25 (le parti de Yanis Varoufakis, ndlr) ont alerté sur les dangers des privatisations. La compagnie ferroviaire grecque a été vendue à la firme italienne Ferrovie dello Stato pour 45 millions d’euros en 2017, mais cela n’a donné lieu à aucun investissement, au contraire, l’État s’est engagé à subventionner la ligne Athènes-Thessalonique à hauteur de 15 millions d’euros par an. C’est une escroquerie pure et simple.

Pour ce qui est du plan de relance de l’UE, dont on entend beaucoup parler, la répartition des fonds est entachée de corruption. L’argent se retrouve dans les poches des oligarques, qui n’investissent pas, ou bien directement dans le système bancaire. On assiste, depuis la soumission de Tsipras en 2015, à un pillage ininterrompu, à une expérience d’extorsion de fonds à grande échelle. Après la pandémie, j’ai immédiatement affirmé que le plan de relance était insignifiant d’un point de vue macroéconomique. Certains ont préféré le voir comme un moment hamiltonien (c’est-à-dire qui conduirait à un fédéralisme européen, ndlr), mais en réalité ce plan a enterré tout projet d’union fiscale.

DB – Que pourrait entreprendre un gouvernement grec différent ?

YV – MeRA25 est le seul parti qui dispose d’un programme complet, modulaire et multidimensionnel pour gouverner. Notre manifeste aborde les enjeux sociaux, économiques et environnementaux et propose une alternative au prétendu mémorandum « d’entente » qui règne en maître dans le pays.

Un des points essentiels de notre programme consiste à instaurer une banque publique qui remplacerait le système Hercules afin d’empêcher l’achat et la vente de prêts non performants sur les marchés financiers. Cette banque, appelée Odysseus, absorberait ces prêts et permettrait aux individus menacés de liquidation ou de vente de sauver leur propriété en échange d’une redevance qui ne dépasserait pas un sixième de leurs revenus disponibles.

Les banques cèderaient leurs prêts pourris à Odysseus, qui les gèlerait ensuite par l’émission d’obligations. L’idée étant qu’une fois que le prix d’une propriété excède la valeur nominale des prêts gelés, des négociations peuvent avoir lieu entre les emprunteurs et Odysseus. Les emprunteurs ne perdraient pas la part qu’ils ont déjà payée, ceci permettrait de mettre un terme au transfert de richesses vers les îles Caïmans, et aux dépossessions qui sont une véritable catastrophe sociale.

Un autre volet clé concerne l’énergie : le réseau électrique a été privatisé et se trouve entre les mains d’une poignée d’oligarques qui se sont répartis les restes du distributeur public d’électricité. Notre programme prévoit la nationalisation progressive des producteurs d’énergie et des distributeurs, afin d’empêcher que le prix de l’énergie ne dépasse le coût moyen de sa production.

« Après mon départ du ministère des Finances, un “super fonds” a été imposé pour administrer les biens publics. Cette situation, unique dans l’histoire, représente le pire exemple de néo-colonialisme. »

Après mon départ du ministère des Finances, un « super fonds » a été imposé pour administrer les biens publics. Cette situation, unique dans l’histoire, représente le pire exemple de néo-colonialisme. Le fonds étant géré directement par la Troïka, les biens grecs sont donc légalement entre les mains de puissances étrangères. Nous proposons de démanteler ce fonds et de transférer ces biens vers une banque publique de développement dont le stock de capital servira notamment à financer la transition énergétique ou l’agriculture biologique.

Nous proposons également une autre institution, une plateforme de paiement numérisée, basée sur les données de l’administration fiscale grecque. Chacun pourra recevoir et envoyer de l’argent via son numéro de déclaration fiscale, ce qui permettra d’effectuer des transactions en dehors du carcan de la BCE, des banquiers privés, ou des systèmes Mastercard et Visa. Ce projet nous ferait économiser deux milliards d’euros par an, mais reste une mesure controversée, car elle sort du cadre établi par la BCE. L’objectif est de nous rendre hors de portée des mesures de chantage que le système bancaire grec a subies en 2015.

De plus, nous proposons le démantèlement des entreprises qui pratiquent le commerce de la main-d’œuvre humaine par le système de mise en relation. Nous souhaitons faire passer la TVA de 24 à 15 %, réduire le taux d’imposition des petites entreprises de 22 à 10 %, tout en faisant passer le taux d’imposition des sociétés de 22 à 30 %. Le financement des soins de santé et de l’éducation est à un niveau abyssalement bas et il est urgent de le doubler. Nous ne faisons pas de promesses impossibles à financer, mais développons plutôt un programme d’anti-austérité.

DB – Votre liste pour les élections législatives, MeRA25 – Alliance pour la Rupture, compte dans ses rangs le parti Unité Populaire, qui préconise une sortie de la zone euro, voire de l’Union européenne elle-même. Avez-vous des points communs sur ce sujet, et comment comptez-vous vous coordonner pour appliquer votre programme ?

YV – Nous avons eu quelques désaccords sur le plan tactique et dans une certaine mesure sur la stratégie à adopter. Unité Populaire s’était fixé comme objectif la sortie de la zone euro, ce qui nous semblait préjudiciable, économiquement comme politiquement. Nous savons que l’euro est une monnaie désastreuse, non viable et responsable de l’asphyxie de la Grèce et de l’Italie. Seulement, annoncer ouvertement la sortie de la zone euro n’a pas de sens sur le plan politique, car une sortie aura de lourdes conséquences.

Au cours de l’année dernière, nos camarades d’Unité Populaire ont progressivement rallié notre position, ce qui nous a permis de nous rassembler autour des principes de base de MeRA25. Il n’en demeure pas moins vrai que depuis 2015-2016, la zone euro a systématiquement échoué à rendre viables les économies des pays membres. Pour se faire, une union politique est fiscale serait nécessaire.

« Le problème, c’est que la zone euro est à la fois invincible et intenable. Nous devons donc nous préparer à l’éventualité où l’euro s’écroulerait de lui-même. »

Le problème, c’est que la zone euro est à la fois invincible et intenable. Nous devons donc nous préparer à l’éventualité où l’euro s’écroulerait de lui-même. Il serait particulièrement naïf de notre part de penser que la Banque Fédérale allemande n’a pas prévu d’imprimer des Deutschemarks dans un tel scénario. La même logique s’applique en politique étrangère : nous devons nous préparer à la possibilité que Recep Tayyip Erdoğan envahisse Rhodes du jour au lendemain, même si nous n’espérons bien sûr pas que cela ait lieu (la Grèce et la Turquie ont une longue histoire de conflits territoriaux non résolus, ndlr).

Nous l’affirmons fermement : la sortie de l’euro n’est pas un objectif politique. Mais étant donné que la survie de l’euro est incertaine, notre système de paiement digital (appelé Demeter) offre, lui, deux avantages bien distincts : il nous permet d’abord de respirer plus librement dans la zone euro, et nous fournit une solution intermédiaire pour sortir de l’euro, si cela devait arriver.

DB – Bien qu’étant arrivé derrière Nouvelle Démocratie, Syriza vise à former un nouveau gouvernement. Dans un entretien pour Star TV, Tsipras a récemment déclaré que MeRA25 et le PASOK n’auraient d’autres choix que de soutenir son parti s’il arrivait au pouvoir plutôt que de voir survenir de nouvelles élections. Y a-t-il une possibilité de vous voir soutenir un tel gouvernement ?

YV – Suite à notre congrès, nous avons mis un point d’honneur à inviter Syriza à la table des négociations, sans aucune condition préalable, afin de mettre nos différents derrière nous, d’honorer notre système de représentation proportionnelle et de trouver un accord mutuel pour mettre fin à l’exploitation des Grecs. 

Nous avons également mentionné le fait indéniable que notre Constitution ne nous permet pas de négocier avec tous les partis pendant trois mois après une élection pour former un programme de gouvernement, comme cela se fait en Allemagne ou en Italie. La Constitution grecque donne deux jours pour former une éventuelle coalition. Durant ces deux jours, il serait impossible d’avoir une véritable conversation débouchant sur un authentique programme progressiste, c’est pourquoi nous avons sollicité Syriza ces deux dernières années.

Tsipras a refusé de nous parler avant l’élection. Nous lui répondons que nous refusons de lui parler après, car cela ferait de nous des traîtres, nous rendant complices de l’oligarchie en échange de quelques postes au gouvernement. Or, les oligarques n’ont besoin d’aucun accord ni d’aucun manifeste, ils ont leur mémorandum, leurs cabinets d’avocats, ils règnent dans le secret. Nous ne pouvons pas appeler les électeurs à voter pour nous en leur disant d’un côté : élisez-nous pour mettre fin à l’escroquerie des prêts non performants, à la marchandisation de l’électricité, et pour renationaliser les chemins de fer qui ont provoqué 57 morts, pour accepter ensuite des postes de ministres en renonçant à nos promesses.

DB – J’ai récemment assisté à une conférence à Londres où la ministre de l’Intérieur Suella Braverman citait la Grèce, le Royaume-Uni, la Pologne, l’Italie et le Danemark comme des pays adoptant une ligne plus dure sur l’immigration. Dans un entretien pour le tabloïd allemand Bild, le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis a réclamé les financements de l’UE pour ériger une clôture le long de la frontière turque. Son parti, Nouvelle Démocratie, est souvent comparé à celui de Victor Orbán, le Fidesz. Est-ce une tendance marginale ou peut-on y voir un point de restructuration de la droite ?

YV – Mitsotákis est un mélange de centrisme radical, d’un discours favorable à la Troïka et d’un ultranationalisme débridé. Son gouvernement est à la fois néolibéral, car il adopte les mesures de la Troïka, et néofasciste, car il diabolise l’immigration et les musulmans en les qualifiant de « Satan ». C’est ainsi que sont perçues les populations désespérées qui fuient la guerre et la faim pour rallier la Grèce.

« Mitsotákis est un mélange de centrisme radical, d’un discours favorable à la Troïka et d’un ultranationalisme débridé. »

J’ai vécu en Australie dans les années 1990, et en Grande-Bretagne et au Texas au début des années 2010. Je trouve que Mitsotakis a des points communs avec l’ancien Premier ministre australien John Howard, qui avait fait interner les réfugiés arrivant en Australie dans des camps de concentration ouverts dans des pays pauvres en échange de la promesse d’aides financières. On peut aussi le comparer à Suella Braverman, car l’UE n’est pas exempte de tout reproche dans sa gestion migratoire : elle est à l’origine d’une situation infernale en Libye, où les réfugiés sont détenus dans des camps au milieu du Sahara dans des conditions catastrophiques.

Mitsotakis est un mini Trump. Comme lui, il voit les frontières comme un élément de fierté nationale. Le mur érigé à la frontière nord du pays est une source d’orgueil pour lui. La différence avec Trump est qu’il l’a réellement fait construire un mur, et se prend même en photo devant. Mes anciens camarades de Syriza le comparent à Victor Orbán (pas à Trump, avec qui Tsipras entretenait une relation cordiale durant son mandat). De manière honteuse, Tsipras a lui aussi affirmé qu’il soutenait la construction d’une barrière frontalière, la seule différence est qu’il réfléchit à la faire financer par l’UE.

Les gestionnaires d’actifs, propriétaires invisibles

© Sean Pollock

Complexes immobiliers, infrastructures hydrauliques et sanitaires, écoles, routes à péage, énergies fossiles ou vertes ; partout dans le monde, ces ressources passent entre les mains d’entités invisibles que sont les gestionnaires d’actifs dont BlackRock, Vanguard et State Street sont parmi les principaux représentants. Au cours des dernières décennies, ces gestionnaires de fonds de pension, qui investissaient plus traditionnellement dans des actifs financiers comme des actions et des obligations, acquièrent désormais des infrastructures essentielles de notre vie quotidienne, le tout à l’abri des regards. Interview publiée par notre partenaire Jacobin, traduite par Albane le Cabec.

Dans Our Lives in Their Portfolios: Why Asset Managers Own the World (Verso Books), l’économiste et géographe Brett Christophers retrace l’histoire de la gestion d’actifs depuis ses commencements et met en évidence l’emprise que cette industrie exerce, non seulement sur les marchés financiers, mais aussi sur le quotidien. En mettant en lumière les propriétaires invisibles de nos maisons et de nos routes, de nos conduites d’eau et de nos écoles, Christophers révèle les conséquences du contrôle toujours plus massif des gestionnaires d’actifs sur nos ressources fondamentales.

Pour commencer, en quoi consiste exactement la gestion d’actifs ? Qu’est-ce qu’une « société de gestion d’actifs » ?

Brett Christophers : Les gestionnaires d’actifs sont des sociétés qui effectuent des investissements pour le compte d’autrui. Ils le font principalement pour le compte d’investisseurs institutionnels tels que des fonds de pension et des compagnies d’assurance. Mais ils le font également pour le compte d’investisseurs particuliers – des gens comme vous et moi. C’est une vaste industrie qui couvre, par exemple, le capital-investissement, les fonds spéculatifs et les fonds indiciels.

J’utilise le terme « société de gestion d’actifs » pour signaler une transformation qui s’est produite au cours des trente dernières années. L’industrie moderne de la gestion d’actifs naît aux alentours des années 1960 et 1970, principalement aux États-Unis. Lorsque les gestionnaires d’actifs ont commencé à investir pour le compte des fonds de pension, ils investissaient au départ exclusivement dans des actifs financiers – actions et les obligations.

Savoir qui détient des actions de Microsoft ou de la dette publique est important pour la société dans son ensemble mais reste un problème lointain pour des gens comme vous et moi : cela ne nous importe peu que cet investissement soit effectué par l’argent de nos caisses de pension directement ou indirectement par l’intermédiaire d’un gestionnaire de fortune. Pour cette raison, l’activité des gestionnaires d’actifs est depuis longtemps éloignée de la vie quotidienne.

Mais dans les années 1980, les gestionnaires d’actifs ont commencé à diversifier leurs avoirs dans ce que l’on appelle plus communément les « actifs réels ». Au lieu d’investir simplement dans des actifs financiers, et de partager des certificats ou des données numériques, ils ont commencé à acheter des biens « physiques » : des bureaux, des hôtels, des centres commerciaux, des logements, et plus récemment des infrastructures, notamment des infrastructures essentielles dans les domaines de l’énergie, des transports et de l’approvisionnement en eau.

Les gestionnaires d’actifs jouent donc un rôle de plus en plus important dans le contrôle des infrastructures de notre vie quotidienne. Ces gestionnaires d’actifs ont commencé à jouer un rôle très important en façonnant les conditions et les coûts de la vie quotidienne des gens en acquérant, possédant, contrôlant et gagnant de l’argent à partir des choses dont nous dépendons tous – que ce soit le logement, l’électricité et les réseaux qui fournissent notre électricité, les systèmes municipaux de canalisations qui alimentent nos maisons ou les systèmes de stationnement où nous garons nos voitures.

Quel est l’impact de la gestion d’actifs sur le logement ?

BC : Dans cette perspective, le logement est considéré comme un actif : quelque chose qui fournira un revenu régulier via le loyer que le locataire paiera et qui générera également une plus-value en cas de vente ultérieure. Étant donné que ce sont là leurs motivations sous-jacentes, que recherchent-ils lorsqu’ils investissent dans l’immobilier ? Ils recherchent la capacité d’accoître les loyers qu’ils peuvent tirer de cette propriété et ce, pour deux raisons. La première est que l’augmentation du loyer signifie plus de revenus à empocher ; la seconde, qui est la plus importante, c’est qu’un loyer plus élevé rend l’actif plus précieux pour les acheteurs potentiels à un moment ultérieur. Les gestionnaires d’actifs ne sont pas principalement chargés d’acheter et de détenir des actifs à perpétuité. Leurs activités consistent plutôt dans l’achat et la vente d’actifs. Et lorsqu’ils en achètent, leur principale préoccupation est sa gestion optimale afin de le rendre plus valable aux yeux du marché. Augmenter les loyers se présente comme la meilleure façon de le faire en matière de logement.

Au cours de la dernière décennie, leur stratégie la plus courante pour acheter des logements à vocation locative a consisté à chercher du côté des marchés locatifs très tendus, où il n’y a pas assez de logements pour répondre à la demande, ce qui créé une pression à la hausse sur les loyers. Tout aussi important, sinon plus : ils cherchent à acheter dans des endroits où ils estiment qu’il n’y a qu’une perspective limitée de construire beaucoup plus de logements locatifs, car cela représenterait une menace claire et actuelle pour leur modèle commercial…

« Ce court-termisme inhérent a des implications destructrices lorsqu’il s’agit d’actifs tels que le logement, les réseaux d’approvisionnement en eau et les réseaux de transport d’électricité. »

Ce qu’ils font va diamétralement à l’encontre de ce qu’ils disent être leurs intérêts dans les marchés du logement. Quand ils répondent aux politiques et aux médias qui leur demandent comment ils répondent à la crise du logement, à la pénurie d’offre et au décrochage des moyens des locataires face à la hausse des loyers, ils disent généralement : « Nous faisons partie de la solution ; nous créons de l’offre. » Ce tout à fait faux – ce n’est absolument pas ce qui les intéresse. Au contraire, le discours qu’ils ont face aux investisseurs ressemble plutôt à ceci : « Nous investissons dans des endroits où il y a des pénuries d’approvisionnement, car cela nous donne le pouvoir de tarification que nous cherchons sur ces marchés. » Ils adaptent leur discours à leur audience, mais ce qu’ils disent aux investisseurs est beaucoup plus sincère.

Il y a un court-termisme inhérent à ce comportement. Le gestionnaire d’actifs sait qu’il doit vendre ses actifs peu de temps après les avoir achetés. Ce court-termisme inhérent a des implications destructrices lorsqu’il s’agit d’actifs tels que le logement, les réseaux d’approvisionnement en eau et les réseaux de transport d’électricité.

Vous écrivez que l’énergie – en particulier les énergies renouvelable – est le secteur dans lequel les gestionnaires d’actifs investissent le plus, et qu’ils ont également des participations dans d’autres infrastructures à vocation environnementale comme les transports. Quelles en sont les implications ?

BC : Quand on pense au climat, on critique spontanément les gestionnaires d’actifs au sujet de leurs investissement dans les énergies polluantes – ils restent en effet fortement présents dans les entreprises fossiles. L’une des principales raisons à cela tient au fait que les plus grands gestionnaires de fonds – BlackRock, Vanguard, Fidelity ou State Street – sont principalement des gestionnaires passifs : ils ne font que suivre les indices établis. Si vous avez un fonds qui suit le S&P 500 (indice de 500 très grandes sociétés cotées en bourse aux Etats-Unis, ndlr) et que cet indice comprend Exxon Mobil et Chevron ou, dans le contexte européen, BP, Shell et Total, la nature de votre fonds vous oblige à continuer à investir dedans. Les grands gestionnaires d’actifs, par la nature de leur modèle, restent les principaux propriétaires des entreprises de combustibles fossiles et d’autres grands émetteurs. Une grande partie de l’attention que les universitaires et les militants ont accordé à la question du financement climatique se concentre sur les gestionnaires d’actifs en tant que propriétaires d’actifs polluants.

« Les infrastructures d’énergie “verte” sont bien plus concentrées entre les mains de sociétés privées que celles des entreprises publiques. »

Dans mon travail, je tente de me concentrer sur l’autre versant de la question, à savoir les gestionnaires d’actifs en tant que propriétaires d’actifs « verts ». Si l’on examine qui possède les sites de production d’énergie « verte », et si on la compare à l’énergie fossile, on constate que les infrastructures d’énergie « verte » sont bien plus concentrées entre les mains de sociétés privées que celles des entreprises publiques. Environ 50 % des actifs liés aux combustibles fossiles appartiennent au privé. Les infrastructures d’énergie « verte », de façon assez surprenante, appartiennent à des sociétés privées à 90 %.

Au fur et à mesure que nous avançons dans la transition énergétique, nous nous dirigeons vers un système dont le caractère privé est croissant, du fait que les investissements dans l’énergie « verte » sont au premier chef le fait des entreprises. Pour être plus précis, les plus gros investisseurs dans les infrastructures d’énergie « verte » sont de plus en plus souvent des gestionnaires d’actifs.

À titre d’exemple, l’entreprise canadienne Brookfield Asset Management est l’un des plus grands propriétaires d’infrastructures d’énergie renouvelable au monde, BlackRock également.

Ils figurent par ailleurs parmi les plus grands lobbyistes à l’origine de la loi américaine qui visait à fournir des incitations à de nouveaux investissements privés dans les infrastructures d’énergie « verte ». En particulier, l’Inflation Reduction Act (IRA) prolonge de dix ans les subventions dans le secteur et c’est pourquoi cette loi a été le fer de lance des gestionnaires d’actifs. Dans un contexte où la crise climatique rime avec crise des infrastructures, les gestionnaires d’actifs deviennent les plus gros investisseurs et propriétaires d’infrastructures de tous types, y compris celles liées à la transition écologique.

Vous décrivez la manière dont les gestionnaires d’actifs sont généralement invisibles, bien qu’ils affectent directement notre quotidien. Vous parlez d’une propriété « physique bien qu’étrangement immatérielle ». Quelle est sa nature ?

BC : Les gestionnaires d’actifs possèdent un nombre croissant d’infrastructures, dans l’ignorance de la grande majorité. Si Brookfield Asset Management est le propriétaire, en dernier ressort, de l’immeuble dans lequel on vit, on ne le saura certainement pas. En règle générale, un intermédiaire – enregistré comme propriétaire de l’appartement – invisibilisera ainsi le nom Brookfield. Et même s’il était enregistré comme propriétaire, Brookfield ne serait pas l’interlocuteur direct des résidents lorsque les questions d’entretien et de retard de paiement se posent…

Une grande partie de l’entretien quotidien de ces logements et infrastructures n’est pas effectué par le gestionnaire d’actifs lui-même, ni même par une société qu’il possède : ce travail est sous-traité. Macquarie Infrastructure and Real Assets, l’un des plus grands gestionnaires d’actifs au monde si l’on s’en tient aux infrastructures possédées par ce type d’entreprise, estime qu’environ cent millions de personnes dépendent chaque jour de leurs infrastructures. Pourtant, seulement quelques milliers de personnes sur ces cent millions savent probablement qui est propriétaire ultime de ces infrastructures.

Conséquence de cette invisibilité : les sociétés d’actifs se mettent à l’abri de toute critique potentielle. Pour les personnes aux prises avec de mauvaises conditions de vie et des loyers en augmentation rapide, des ruptures de conduites d’eau et une augmentation des tarifs, il est très difficile de s’attaquer à ces entreprises, propriétaires ultimes mais invisibles de ces infrastructures. Cette configuration structurelle est dépolitisante. De nombreux militants se sont d’ailleurs penchés sur cet enjeu et ont tenté de rendre visible ce qui était auparavant invisible.

Malgré cette invisibilité structurelle que vous évoquez, certains gestionnaires d’actifs ont récemment été critiqués pour leurs investissements dans les énergies fossiles. Lorsque les gestionnaires d’actifs sont interpellés sur les impacts de leurs investissements, comment justifient-ils leurs choix ?

BC : L’un des arguments fréquemment répétés consiste dans le fait qu’en fin de compte, l’intérêt des citoyens est de faire fructifier leurs fonds. En somme, si leurs fonds rapportent, alors notre épargne-retraite augmentera, et critiquer cette logique reviendrait à se tirer une balle dans le pied.

Beaucoup se laissent convaincre par ce discours. Même s’il est certain qu’une grande partie de l’argent investi dans le logement et les infrastructures par les gestionnaires d’actifs est en fait de l’épargne-retraite, il est fallacieux de prétendre que cet argent vient principalement des économies des travailleurs ordinaires. L’épargne-retraite, comme toutes les formes de richesse, est inégalement répartie au sein de la population. Aux États-Unis, environ 50 % de l’ensemble de l’épargne-retraite est détenu par les quintiles de revenus les plus élevés de la population active, tandis que le quintile de revenus le plus bas n’en possède presque pas.

« L’épargne-retraite, comme toutes les formes de richesse, est inégalement répartie au sein de la population. »

Lorsque les fonds des gestionnaires d’actifs sont fructueux, les investisseurs finaux, à leur tour, s’en sortent bien. Mais suggérer qu’il s’agit principalement de travailleurs ordinaires est très loin de la vérité. Les travailleurs ordinaires ne bénéficient pas de la croissance de leur épargne-retraite car la majeure partie de cette épargne est investie par les plus fortunés – consultants, médecins, banquiers et cadres, y compris bien sûr les cadres des sociétés de gestion d’actifs eux-mêmes.

De plus, les régimes de retraite sont des contributeurs très importants à ces fonds immobiliers et d’infrastructure mais sont de plus en plus concurrencés par des sources autour desquelles il serait beaucoup plus difficile pour les gestionnaires d’actifs de raconter au grand public une histoire aussi romancée.

Il y a quelques années, par exemple, Blackstone a créé un énorme nouveau fonds d’infrastructure, et environ 50 % du capital engagé dans ce fonds était fourni non pas par les régimes de retraite mais par le fonds souverain de l’Arabie Saoudite alors même que le pays fait l’objet de critiques considérables de la part d’organisations de défense des droits humains comme Amnesty International. Seule une minorité de l’argent de ce fonds provient de l’épargne-retraite, et donc de l’argent des travailleurs ordinaires.

Pourquoi le marché n’apportera jamais de solution à la crise climatique

© Ellie Meh

Lorsque les cours du pétrole se sont effondrés durant la pandémie, les entreprises pétrolières et gazières ont investi sans grand enthousiasme dans les énergies propres. Deux ans plus tard, alors qu’elles engrangent désormais des bénéfices exceptionnels, les majors des hydrocarbures abandonnent ces efforts consentis pour rester fidèles à leur modèle économique : le capital avant le climat. Article de Grace Blakeley, économiste, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Au plus fort de la pandémie, les financiers soucieux des enjeux climatiques s’enflammèrent pour un acteur relativement inconnu du marché. La capitalisation boursière de NextEra Energy – la plus grande entreprise d’énergie renouvelable des États-Unis – dépassa celle d’ExxonMobil. En d’autres termes, NextEra devint momentanément la société énergétique la plus lucrative du pays. Un retournement d’autant plus troublant qu’ExxonMobil générait largement plus de revenus que NextEra : 265 milliards de dollars en 2019 contre 12,9 milliards de dollars.

Certes, Exxon finit par repasser devant NextEra, mais de nombreux investisseurs perçurent cet épiphénomène comme un signe annonciateur de l’évolution future des marchés. Même si cela est difficile à concevoir aujourd’hui, en pleine pandémie les cours du pétrole chutèrent brièvement aux alentours de zéro. Cet effondrement des prix résultait à la fois d’un ralentissement spectaculaire de la demande de combustibles fossiles et d’une singularité sur le marché des matières premières qui incita les investisseurs à dénoncer subitement leurs contrats à terme sur le pétrole.

Cet effondrement des prix de l’énergie affecta lourdement les grandes entreprises de combustibles fossiles. Le choc fut particulièrement rude pour Exxon, connue pour son hostilité à l’abandon des énergies fossiles. Rex Tillerson, ancien PDG d’ExxonMobil et secrétaire d’État (équivalent de ministre des Affaires étrangères, ndlr) sous la présidence de Donald Trump, a affirmé catégoriquement que le changement climatique n’était rien d’autre qu’une nouvelle tendance à laquelle le monde devait s’adapter. En 2016, il déclarait ainsi sans détours que « le monde va devoir continuer à utiliser des énergies fossiles, que les gens aiment ça ou pas. »

Exxon est d’ailleurs actuellement poursuivie en justice pour avoir caché des informations relatives à l’impact des combustibles fossiles sur le climat. Dès les années 1970, des scientifiques travaillant pour ExxonMobil étayent la réalité de l’effet de serre par des preuves solides. En réponse, l’entreprise réduisit de façon drastique le financement de son département scientifique et affecta l’argent à la promotion du négationnisme climatique.

L’écran de fumée de la finance verte

L’incapacité totale d’Exxon à afficher toute volonté de se détourner des énergies fossiles explique en grande partie pourquoi les investisseurs pénalisèrent si lourdement l’entreprise lors de la pandémie. La chute fut brutale : au cours des premiers mois de 2020, ExxonMobil perdit près de la moitié de sa valeur en bourse.

Quand l’entreprise fut dépassée par NextEra, certains observateurs des marchés financiers y virent un signal sans ambiguïtés que les investisseurs avaient décidé de tourner la page des énergies fossiles. Les élites économiques affichèrent alors un véritable triomphalisme : le marché avait enfin apporté une solution au dérèglement climatique.

Quand Exxon fut dépassée par NextEra, les élites économiques affichèrent un véritable triomphalisme : le marché avait enfin apporté une solution au dérèglement climatique.

Que ce soit en raison de la demande de produits d’investissements écologiques par les petits investisseurs, de nouveaux outils réglementaires tels que le score ESG (politique RSE, ndlr) et la tarification carbone, ou simplement de la prise de conscience que l’avenir était aux énergies renouvelables, l’investisseur moyen ne pensait apparemment plus qu’investir dans les combustibles fossiles relevait d’une stratégie sensée.

Pour beaucoup, la messe était dite : cette transition de la finance mettrait une énorme pression sur les entreprises comme Exxon, les poussant à se détourner des combustibles fossiles au profit des énergies propres. En effet, la réponse des entreprises de combustibles fossiles ne se fit pas attendre.

Total se rebaptisa TotalEnergies dans le but de devenir un « acteur mondial de la transition énergétique ». Shell annonça qu’elle augmenterait le montant de ses investissements dans les énergies renouvelables. British Petroleum (BP) prit une participation importante dans une entreprise d’énergie renouvelable. Même Exxon finit par céder à la pression du marché et déclara qu’elle investirait des milliards dans « des initiatives de réduction des émissions de gaz à effet de serre ».

Bien sûr, le « succès » de ces solutions de marché au dérèglement climatique induisait que le monde n’avait plus besoin d’envisager des solutions « anti-libérales » comme le Green New Deal pour lutter contre le réchauffement climatique. Après tout, pourquoi taxer, nationaliser ou planifier si le marché s’autorégule si bien ?

Les pétrodollars coulent à flots

Mais en creusant un peu, on découvrait rapidement que la réalité était toute autre. La plupart des promesses faites par les grandes compagnies pétrolières étaient vagues et demandaient du temps pour être mises en œuvre. Dans certains cas, elles ne relevaient même que d’une simple opération de greenwashing. Dans tous les cas, les compagnies faisaient le pari que l’ère du pétrole était loin d’être révolue.

Un certain nombre d’investisseurs plus perspicaces l’avaient bien compris. Plusieurs fonds spéculatifs commencèrent discrètement à parier gros que les cours du pétrole remonteraient vite une fois la pandémie passée, quand l’économie mondiale aurait besoin de combustibles fossiles pour tourner à nouveau à plein régime.

Et ils avaient raison. Une fois le pic de la pandémie passé, les cours du pétrole ne tardèrent pas à revenir au niveau d’avant la pandémie. Puis ils se mirent à grimper en flèche. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le prix du gaz naturel s’envola également, ce qui constitua une véritable aubaine pour l’industrie  américaine du gaz de schiste, dont la technologie de fraction hydraulique, en plus d’être ultra-polluante, est plus coûteuse que les méthodes d’extraction conventionnelles.

Sans abandon coordonné des combustibles fossiles planifié par le secteur public, la poursuite de la dépendance mondiale aux énergies fossiles était une certitude.

Les entreprises de combustibles fossiles et les investisseurs qui y avaient discrètement injecté des fonds avaient fait le bon pari. Sans abandon coordonné des combustibles fossiles planifié par le secteur public, la poursuite de la dépendance mondiale aux énergies fossiles était une certitude. En d’autres termes, le marché ne peut pas apporter de solution au dérèglement climatique.

Exxon Mobil a annoncé récemment avoir fait des bénéfices records de 56 milliards de dollars en 2022. Un chiffre non seulement considérable pour Exxon, mais également un « niveau historique » pour l’industrie pétrolière occidentale.

Parmi ces milliards de pétrodollars, Exxon a promis d’investir 5% de ces bénéfices à ses engagements climatiques, dont beaucoup concernent des solutions de contournement coûteuses et relativement inéprouvées comme la capture et le stockage du carbone. Parallèlement, l’entreprise continue d’investir toujours plus dans le pétrole et le gaz.

BP, qui a également réalisé un bénéfice record de 22 milliards de livres sterling l’an dernier, pousse le bouchon encore plus loin : en plus de procéder à un rachat massif d’actions pour enrichir ses actionnaires, l’entreprise a annoncé qu’elle retarderait l’abandon du pétrole et du gaz. Comme le souligne le think tank Common Wealtht, BP dépense dix fois plus pour le rachat d’actions que pour ses initiatives « bas carbone ».

Au plus fort de la pandémie de COVID-19, le monde a raté une occasion historique : les gouvernements auraient pu profiter de l’effondrement de la valeur des géants des hydrocarbures pour entrer au capital de ces entreprises et les pousser à réorienter réellement leurs investissements vers les énergies renouvelables.

Alors que la demande et l’inflation étaient alors relativement faibles, ils auraient pu annoncer de vrais plans de relance favorisant la décarbonation. À la place, les compagnies pétrolières ont été livrées à elles-mêmes, le plan climat de Joe Biden a été torpillé par un sénateur à la botte d’ExxonMobil, et l’UE se contente d’un « Pacte vert » aux ambitions très maigres.

Le résultat de ce raté est double. Non seulement les émissions de gaz à effet de serre ont continué à augmenter, mais en plus une masse considérable de richesses des ménages a été transférée vers certaines des plus grandes compagnies d’énergie du monde. Cette séquence nous démontre au moins une chose : le marché n’apportera jamais de réponse au dérèglement climatique – et il était naïf ou, plus vraisemblablement, profondément cynique de prétendre le contraire. Il est désormais temps d’en tirer les conclusions nécessaires et d’intervenir de manière résolue pour contraindre les choix des multinationales de l’énergie.

L’équation impossible du marché carbone

© Chris LeBoutillier

Notre modèle économique menace gravement l’environnement. Tout problème ayant une solution, les marchés carbone ont aujourd’hui le vent en poupe : 21,5% des émissions carbonées du globe sont couvertes par un tel instrument. En revanche, l’inverse de cet adage est également vrai : toute solution apporte son lot de problèmes. Si les marchés carbone apportent théoriquement une garantie de performance, rares sont ceux qui ont déjà prouvé leur efficacité.

La conquête de l’hégémonie 

S’ils sont actuellement sur les lèvres de tous les commentateurs politiques, les marchés carbone n’en restent pas moins ésotériques pour le commun des mortels. Réputés être d’une complexité barbare, les systèmes de plafonnement et d’échange – cap and trade (C & T) en anglais – ont une architecture assez simple et sont d’une redoutable efficacité théorique. L’État, ou une institution missionnée pour ce faire, doit premièrement fixer une limite maximale aux émissions annuelles (plafonnement ou cap), divisée en de multiples permis. Libre à lui d’ensuite distribuer comme bon lui semble ces précieux quotas à chaque entreprise qui pourront se les échanger entre elles (échange ou trade). A la fin de l’année, les sociétés doivent restituer à l’autorité publique le nombre de quotas correspondant aux émissions dont elles sont (légalement) responsables.

« Cela a toujours été l’avantage d’un système de plafonnement et d’échange par rapport à une taxe sur le carbone : le plafond est une garantie d’un niveau spécifique de réduction des émissions. »

Knut Einar Rosendahl

Contrairement à ce que beaucoup affirment aujourd’hui, le marché carbone ne permet pas à l’État de fixer un prix sur la nature, comme c’est le cas avec une taxe carbone. Bien au contraire, le prix de la tonne de carbone est fluctuant et déterminé par la loi du marché. La merveilleuse danse – toujours théorique – de l’offre et de la demande garantit une atteinte des objectifs climatiques à moindre coût. Le prix de la tonne de carbone est standardisé et une entreprise a alors le choix, en fonction d’un calcul économique rationnel, d’acheter des quotas ou d’effectuer une transition énergétique en achetant de nouveaux équipements. Le dispositif focalise in fine les efforts de réduction sur les opportunités les moins onéreuses. Les marchés carbone C & T sont alors non seulement loués pour leur garantie d’efficacité écologique – il existe une limite maximale aux émissions qu’il n’est pas possible de dépasser – mais économiques – les objectifs sont atteints de la manière la moins onéreuse possible.

Le succès des marchés carbone n’est pas étranger à la vague néolibérale opérée dès les années 1960 aux États-Unis. Auparavant, beaucoup considéraient qu’il existait deux solutions crédibles face au changement climatique. Les politiques environnementales avaient recours à un mélange subtile de régulations étatiques et de taxes pigouviennes, plus connue sous le nom de taxe carbone. Un tel dispositif doit son nom à l’économiste britannique orthodoxe Arthur Cecil Pigou (1877-1959) qui fut l’un des premiers à avoir défendu une taxation correctrice des externalités négatives dans les années 1920. Dès les années 1960, un économiste va bousculer cette approche sans pour autant remettre en cause l’hypothétique nécessité de conférer à la nature un prix.

Dans The problem of social cost (1960), Ronald Coase propose une révolution théorique. Selon ce dernier, l’État ne doit pas décider du prix du carbone mais mettre en place des droits de propriétés privés solides pour favoriser l’émergence d’un marché. L’approche de Coase donnera lieu à une littérature abondante d’économistes néoclassiques, à l’image du Canadien John Dales, considérant que les droits de propriétés doivent être exclusifs et transférables pour permettre un échange marchand optimal. En clair : ce n’est plus à l’État de décider du prix de la nature mais bien au marché.

« L’inexistence d’un marché découle de la mauvaise allocation des droits de propriété. »

Coase, The problem of social cost (1960)

« L’introduction des marchés carbone prends ses origines dans le débat américain, au moment de la création et de la montée en puissance de l’agence environnementale américaine » explique Stefan Aykut, professeur à l’université de Hambourg et auteur de Gouverner le climat ? « Il y a alors une critique qui émerge qui taxe la méthode de régulation d’inefficace car l’État ne connaitrait pas bien le processus industriel. Il faudrait, pour les tenants d’une telle critique, introduire des instruments liés aux marchés » explique le spécialiste de la gouvernance climatique.

Aux États-Unis, l’introduction des bubble concepts par l’agence de l’environnement en 1975 permet à une entreprise de compenser les retards environnementaux de certaines unités de production en effectuant des efforts dans d’autres installations. Comme le note justement un article sur le sujet, « un bubble concept traite une installation polluante comme si elle était entourée d’une bulle en plastique avec une seule sortie pour les émissions totales [d’un groupe industriel] plutôt que de limiter les émissions à chaque sortie ». Les bubble concepts pavent alors la voie à de nombreuses initiatives. Le projet 88, porté par l’économiste américain Robert Stavins et deux sénateurs, conclut que les incitations basées sur le marché sont les plus à mêmes de produire une réponse peu onéreuse et moins intrusive au changement climatique. Présenté à la convention des Républicains en 1988, il aboutit à la mise en place du Clean Air Act de 1990 qui pose les jalons d’un marché de permis américain. Ce programme met en place un système de permis pour contrôler les émissions de sulfure de dioxyde responsables de pluies acides.

Cette révolution néolibérale ne tarde pas à produire ses effets au Royaume-Uni, où les travaux de l’économiste libéral David Pearce ont reçu une grande attention. Chris Patten, ancien ministre de l’environnement, ainsi que Margaret Thatcher, ont largement repris ses idées. Pearce aura par ailleurs une influence considérable sur les débats politiques à l’international.

Il n’y a alors rien d’étonnant à ce que certains pays emboitent le pas au pays de l’oncle Sam en mettant en place des programmes basés sur le marché, à l’image de l’Australie ou du Canada. En 2005, c’est au tour des institutions européennes de se plier à cette nouvelle hégémonie : un marché carbone est mis en place et restera longtemps le plus important du monde. Il convient de préciser que les règles des institutions européennes ne sont pas étrangères à cette décision : la mise en place d’une écotaxe commune nécessitait l’accord unanime des membres de l’Union contrairement à l’instauration d’un marché. 

Les néolibéraux au secours du marché

Les marchés carbone n’ont rencontré que très peu de fervents adversaires lors de leur mise en place. S’il pourrait sembler logique et légitime que le secteur des affaires voue aux gémonies une telle initiative, accusée de provoquer des hausses de coûts, la réalité est bien différente.

Le marché québécois a ainsi obtenu « un appui considérable » de la part du secteur privé selon le Gouvernement du Québec. Ce dernier présentait le mécanisme comme « la meilleure garantie » de réduction des émissions, tout en étant « flexible » et permettant « la croissance, l’efficacité, la modernisation et la compétitivité ».

On comprend mieux cet engouement lorsque l’on sait que le développement des marchés carbone s’accompagne souvent d’une injonction à diminuer les réglementations environnementales des entreprises.

On retrouve ce même soutien pour le SEQE-UE de l’ association patronale européenne, Business Europe. La commission européenne a ainsi souvent vanté les qualités des marchés, mécanisme « innovant », « efficient », qui privilégie un « système ouvert d’incitations » et qui favorise « l’implication de tous les secteurs de la société et un partage entier des responsabilités ». On comprends mieux cet engouement lorsque l’on sait que le développement des marchés carbone s’accompagne souvent d’une injonction à diminuer les réglementations environnementales des entreprises. Lors d’une conférence internationale il y a un an, le directeur exécutif de Shell, David Hone, a ainsi estimé que « l’idéal pour un système de plafonnement et d’échange est de ne pas avoir de politique réglementaire qui le chevauche ».

Pour autant, ce phénomène n’est pas l’apanage des marchés carbone puisqu’il concerne également les taxes pigouviennes. Exxon Mobil, BP et Shell ont ainsi souhaité, sans y parvenir, mettre en place une taxe carbone à 40 dollars la tonne pour supprimer toutes les autres lois fédérales sur le climat. Ce Zeitgeist « libéral environnemental », comme aime l’appeler Steven Berstein, s’oppose ainsi radicalement aux méthodes de command and control (normes, interdictions, etc.).

Les entreprises empochent, les consommateurs trinquent 

Si les marchés carbone permettent bien de fixer une limite maximale aux émissions, encore faut-il que cet objectif soit ambitieux… En Australie, le marché carbone a été supprimé en 2014 et n’a jamais fait ses preuves : le cap était basé sur un modèle douteux du Trésor fédéral australien. Les émissions autorisées augmentaient jusqu’en 2028 et se réduisaient petit à petit jusqu’en 2050. 

Si le bilan du Système d’échange de quotas d’émission de l’UE (SEQE-UE) est plus défendable, il est loin d’être la panacée. Certes, les émissions de gaz à effet de serre de l’UE ont diminué de 33% par rapport à 2005. Là aussi, difficile d’attribuer ces résultats positifs au marché carbone qui ne couvre que 45% des émissions de l’UE. Un récent rapport parlementaire conclut que le système n’a « à ce jour contribué qu’à la marge à l’atteinte des objectifs climatiques européens ». Pourquoi un constat si cruel ? 

Il est premièrement difficile d’imputer la diminution des émissions communautaires au seul marché carbone. D’autres paramètres sont à prendre en compte comme… les crises économiques. Ces dernières font en effet mécaniquement baisser les émissions carbonées puisque la production est alors moindre. Pour autant, cela ne nous explique pas pourquoi le prix de la tonne de CO² a rarement dépassé les 10€.

La méthode d’allocation de quotas, plutôt favorable aux entreprises, n’est pas étrangère à ce phénomène. Lors des deux premières phases du marché (2005-2012), les quotas distribués aux industriels étaient ainsi fondés principalement sur leurs émissions passées et non sur des objectifs à atteindre. Parfois même, certains groupes recevaient plus de quotas que ce dont ils avaient besoin. Dans une telle situation, le marché ne rémunère pas les bonnes pratiques mais l’absence d’action. Se voir attribuer plus de quotas que ses émissions est un problème majeur puisque le prix du carbone est mécaniquement tiré à la baisse, l’offre étant plus grande que la demande.

Plus inquiétant encore, les quotas distribués sur le marché primaire ont longtemps été attribués gratuitement aux entreprises. Le rapport parlementaire sur le SEQE-UE précédemment évoqué estime ainsi que « le cadre actuel est manifestement insuffisant pour atteindre le nouvel objectif européen de réduction de 55 % des émissions carbone d’ici 2030 par rapport à 1990 ». Les sénateurs analysent en effet que « le maintien de quotas gratuits […] constitue en particulier un obstacle évident à ce relèvement de l’ambition [climatique] du fait de cette distribution gratuite de quotas ». Un rapport au vitriol de la Cour des comptes européenne considère quant à lui qu’un meilleur ciblage des allocations gratuites « aurait apporté de multiples avantages aux fins de la décarbonation, aux finances publiques et au fonctionnement du marché unique ». Si les économistes s’accordent en effet pour considérer que l’allocation gratuite des permis est un manque à gagner pour les finances publiques, force est de constater qu’elles ont également permis à des entreprises d’engranger d’indécents bénéfices.

Beaucoup pensaient en effet que, si les entreprises recevaient des quotas gratuits, elles ne les considéreraient alors pas comme des actifs. Or, cette intuition s’est révélée complètement fausse. Comme le soulève une étude, « il est incorrect de supposer que si tous les quotas de CO² sont fournis gratuitement à l’opérateur, le prix au comptant du CO² n’influencera pas par la suite la tarification de l’électricité. En effet, le prix du CO² devient un coût d’opportunité pour le producteur, dont il doit tenir compte lorsqu’il décide de produire ». De fait, les entreprises ont majoritairement répercuté ces « coûts » imaginaires aux consommateurs et ont pu engranger des bénéfices de plus de 14 milliards d’euros entre 2005 et 2008. Lors de la deuxième phase (2013-2020), les producteurs d’électricité ont profité du marché pour augmenter les prix de l’électricité et engranger des bénéfices compris entre 23 et 71 milliards d’euros. 

Depuis 2013, la vente aux enchères est privilégiée, sauf pour les secteurs souffrent d’une large concurrence internationale. Mais la pratique est loin d’avoir pris fin : entre 2021 et 2030, ce seront 6 milliards de quotas qui seront distribués gratuitement aux secteurs qui souffrent de « fuite de carbone ». Comprendre : les industries les plus soumises à la concurrence internationale. Et la définition est assez large car on y retrouve le secteur de l’acier, de l’extraction de la houille en passant par la fabrication de vêtements en cuir. L’arrêt de la distribution gratuite de quotas ne prendra fin qu’en 2036 lorsque le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières sera complètement mis en place. 

Cette surallocation des quotas se combine avec un deuxième problème majeur des systèmes cap and trade : la possibilité de stocker les quotas sur de longues durées. Dans le système californien, le stockage illimité permet de mettre en réserve ses permis indéfiniment. Les entreprises peuvent acheter plus de quotas qu’elles n’en ont besoin au cours d’une année, les conserver et les utiliser pour couvrir leurs futures obligations environnementales. Au total, pas moins de 200 millions de permis seraient stockés, soit presque l’équivalent de l’effort d’atténuation des émissions que la Californie attend du programme de plafonnement et d’échange… jusqu’en 2030. Le vieux continent ne fait pas exception à la règle puisque 970 millions de quotas issus du problème de surallocation ont pu être stockés par les entreprises jusqu’à la phase III (2013-2020).

En réalité, les plafonds d’émissions ne sont bien souvent pas aussi inflexibles qu’ils en ont l’air. Les entreprises peuvent, dans certaines conditions, acheter des crédits carbone sur les marchés internationaux. L’action des entreprises n’est alors plus confinée à l’Union Européenne, zone pourtant déjà très large, et s’étend sur tout le globe. Cette subtilité permet aux entreprises de tirer le prix du carbone à la baisse puisque le prix du carbone n’est alors plus unifié. Pendant la phase 2 (2008-2012) du marché carbone européen, plus d’un milliard de quotas internationaux ont été achetés puis, lorsqu’ils n’étaient pas utilisés, transférés à la phase 3 (2013-2020). On retrouve le même schéma derrière le système australien qui permettait aux entreprises d’acheter jusqu’à 50% de leurs quotas sur les marchés internationaux. 

Le marché nivelle les efforts climatiques par le bas

Pour qu’un marché carbone soit pleinement efficace, il faut qu’il oriente les investissements dans la bonne direction. Or, plusieurs observations peuvent nous faire douter du contraire. 

Premièrement, il ne faut pas oublier qu’un marché carbone standardise, bien qu’il soit fluctuant, le prix de la tonne de CO² sur toute une zone. Or, les financements nécessaires pour qu’une entreprise rentabilise ses investissements environnementaux diffèrent grandement en fonction des situations. Les besoins vont de 37 $ à 220 $ la tonne en fonction des études. En réalité, il paraît assez absurde de n’avoir qu’un seul prix carbone pour toute une région et pour tous les secteurs économiques. D’autant plus que le marché oriente structurellement les investissements vers les options les moins onéreuses (que l’on pourrait résumer par le calcul argent dépensé/tonne de CO² réduite). Les entreprises sont alors incitées à réaliser les investissements les plus faciles à réaliser, ce que l’on appelle parfois les low hanging fruits, les fruits faciles à récolter. Il y a pourtant fort à douter que le seul critère d’efficacité économique puisse garantir une efficacité écologique sur le long terme. 

Un dirigeant d’entreprise entamera-t-il une transition, souvent onéreuse, s’il ne peut savoir à quel prix il sera rémunéré ?

Face à la surallocation des quotas carbone, l’UE a mis en place une réserve de stabilité (MSR) capable de retirer des quotas du marché. Une telle initiative, dont les intentions sont louables, a provoqué une hausse drastique des prix sur le marché. Si les dirigeants européens sont confiants que le prix du carbone ne va faire que croître dans les prochaines années, certaines études semblent douter de ce phénomène. Certains chercheurs pensent que cette réforme a poussé les entreprises présentes sur le marché à spéculer sur le prix du carbone. En réalité, que ces fluctuations soient provoquées par de la spéculation ou par la seule rencontre de l’offre et de la demande n’a que peu d’intérêt. Le plus inquiétant est que n’importe quelle intervention étatique censée améliorer le système – la réforme MSR n’en est qu’un exemple – agitera forcément les marchés. Comme le note justement le rapport sénatorial : « le système d’échange de quotas peut […] être particulièrement sensible aux chocs exogènes ainsi qu’aux autres régulations environnementales et économiques, le rendant difficilement pilotable par la puissance publique ».

Or, il ne faut pas oublier que l’un des objectifs principaux d’un marché carbone est de récompenser les investissements vertueux. Pourtant, un dirigeant d’entreprise entamera-t-il une transition, souvent onéreuse, s’il ne peut savoir à quel prix il sera rémunéré ? C’est là tout le paradoxe d’un tel système. Longtemps considéré par les industriels comme indolore voire bénéfique, le marché carbone n’a pas permis de bien récompenser les pratiques vertueuses. L’intervention de l’État a donc été nécessaire pour assurer son bon fonctionnement. Il y a fort à parier que le prix de la tonne de CO² n’aurait jamais augmenté d’une telle ampleur sans la mise en place du MSR en 2019. Or, c’est cette même intervention étatique qui rend le marché totalement fluctuant et peu prévisible. Et l’on revient ici au dilemme cornélien qui agite depuis des dizaines années les experts environnementaux : assurer une efficacité écologique avec une incertitude sur les prix dommageables à long terme (marché C&T) ou bien conserver un contrôle sur ces prix au risque de ne pas atteindre les objectifs fixés (taxe carbone) ? On voit très bien ici comment cette logique peut nous conduire dans l’impasse. Dès lors, les réglementations environnementales ambitieuses et contraignantes semblent constituer une solution crédible. Stefan Aykut estime ainsi que l’on assiste actuellement à « un retour des approches par la régulation, sur les questions de renouvelable, d’isolation des bâtiments… Les questions de régulation ne sont plus taboues, elles reviennent sur le devant de la scène internationale. »

« Reprise en main » de Gilles Perret : quand les salariés redeviennent rois dans l’atelier

© Jour2fete

Une usine familiale vendue à un fonds vautour, un plan de licenciements pour « habiller la mariée », un accident du travail faute d’entretien des machines, des travailleurs qui s’inquiètent pour leur avenir dans une vallée déjà sinistrée… Le scénario de Reprise en main semble a priori peu original. Depuis les années 1980, la désindustrialisation a en effet donné lieu à d’innombrables films, plus ou moins réussis, mais à la fin généralement tragique. Spécialiste du documentaire social, Gilles Perret aurait pu nous livrer un nouvel épisode de ces tragédies ouvrières qu’il connaît bien. Pour sa première fiction, il a au contraire choisi un angle original : celui d’une victoire des travailleurs contre la finance, par des moyens inhabituels.

Reprise en main raconte d’abord l’histoire d’un combat qui semblait perdu d’avance. Et pour cause. Des rachats d’usines, des délocalisations et des plans sociaux, la région savoyarde de la vallée de l’Arve en a subi en séries durant ces dernières décennies. La fiction se nourrit ici d’une réalité que Gilles Perret connaît trop bien. 

Les enjeux locaux d’une lutte globale

Le réalisateur met en effet en scène la région dont il est originaire et où il vit toujours, ainsi que sa spécialité industrielle : la mécanique de précision, ou décolletage. Il en avait déjà fait le sujet du documentaire Ma mondialisation, en 2006, à travers l’exemple d’Yves Bontaz, patron d’une usine de décolletage de la vallée de l’Arve. Ce film racontait déjà les mécanismes de la finance mondialisée : rachetées par des fonds de pensions anglo-saxons, la plupart des entreprises de la vallée étaient peu à peu contraintes de délocaliser leur production, en Chine notamment. Certaines scènes montraient ces petits patrons pris dans un engrenage et finissant par se demander, dans un accès de lucidité, s’ils ne s’étaient pas fait dépasser par un modèle qu’ils auraient trop longtemps cautionné. 

Une quinzaine d’années plus tard, c’est désormais l’enjeu de la relocalisation de l’activité industrielle qui est posé par ce film, qui a d’ailleurs été tourné dans l’usine Bontaz, désormais tenue par le fils d’Yves Bontaz, Christophe, qui a accepté sans hésiter la proposition de son ancien camarade du lycée de Cluses. Au-delà des désaccords politiques qui peuvent exister entre les deux hommes, cette anecdote illustre la solidarité à l’œuvre dans la vallée, et renforce la dimension réaliste que revête cette fiction : des employés engagés comme figurants aux machines de précision, en passant par les tee-shirts siglés du B de Bontaz, tout sonne vrai et se trouve enrichi par l’expérience du réalisateur dans le genre documentaire.

Les références à l’ancrage local, à « la vallée », au terroir et aux paysages mis en avant dans de nombreuses séquences du film, font aussi écho à la projection des salariés dans le temps long, en opposition aux obligations de rentabilité court-termiste des investisseurs. Et puis il y a cette montagne, que Cédric (incarné par Pierre Deladonchamps) tente tout au long du film de gravir, malgré un ciel toujours plus menaçant, et qui sert d’allégorie au combat qu’il a à mener, en bas, dans la vallée.

Quand les travailleurs relèvent la tête

Dans son roman Quatrevingt-treize, Victor Hugo compare la Convention, l’assemblée de la Révolution française, à l’Himalaya. La métaphore de l’ascension de la montagne savoyarde n’est pas moins convaincante pour qualifier la reprise en main de l’usine Berthier, tant les efforts des travailleurs pour réaffirmer leur souveraineté sur leur outil de travail devront être nombreux.

La question de la souveraineté au travail, sur laquelle insiste le titre, rappelle ici les thèses de Bernard Friot.

L’un des ressorts principaux du film repose ainsi sur une héroïsation du producteur, qui cesse d’être la victime d’un système d’exploitation – quotidien évoqué dans le film à travers un accident au travail ou encore un licenciement abusif – pour devenir souverain sur son travail, sur sa production. La question de la souveraineté au travail, sur laquelle insiste le titre, rappelle ici les thèses de l’économiste et sociologue Bernard Friot. Proche de Gilles Perret, celui-ci intervient notamment dans le film documentaire La Sociale sorti en 2016, sur l’histoire de la Sécurité sociale et sur le rôle qu’a joué Ambroise Croizat dans celle-ci. Théoricien du « salaire à la qualification personnelle », Bernard Friot a écrit un ouvrage au titre évocateur : Émanciper le travail. Le refus de jouer le jeu du marché de l’emploi à travers des licenciements économiques, la propriété d’usage de l’entreprise par les travailleurs eux-mêmes ou encore plus spécifiquement la grille de salaires de 1 à 3 proposée par Cédric sont autant d’échos aux travaux de Bernard Friot, qui s’expriment, du moins en partie, à travers cette fiction. 

À ce titre, la mise en avant du système coopératif mérite un autre commentaire. Pour Jaurès, l’organisation coopérative est en effet l’outil permettant aux travailleurs de ne plus être des serfs dans l’ordre économique, mais des rois dans l’atelier, de même que dans la cité avec le suffrage universel. Si les conversions d’entreprises en Sociétés coopératives ouvrières de production (SCOP) sont fréquentes, faute de repreneurs, il n’existe à notre connaissance aucun exemple d’une telle « reprise en main » dans un contexte de concurrence avec un repreneur. Si cela peut apparaître comme une limite à la vraisemblance du film, l’ingéniosité de Cédric pour sauver son emploi et celui de ses camarades illustre dans le même temps des différences générationnelles dans le rapport au syndicalisme, entre un père retraité et nostalgique du rôle passé des syndicats, et fils désabusé vis-à-vis de l’action syndicale traditionnelle. Ce clivage, bien documenté par les sociologues, illustre la transformation des cadres d’action collective au travail. Si le fils ne croit pas à la grève et aux syndicats, il se mobilise d’une autre façon, moins défensive et davantage tournée vers la victoire.

Prendre les financiers à leur propre jeu

N’ayant ni l’expérience ni la confiance dans la réussite d’une lutte « à l’ancienne » par la grève, les salariés de Berthier se sentent démunis lorsqu’ils apprennent la vente de l’entreprise. Mais une rencontre impromptue entre Cédric et un financier suisse, lors d’une séance d’escalade, va lui permettre de comprendre les petits jeux des fonds d’investissements. Plutôt que d’apporter directement le montant nécessaire au rachat de l’entreprise, les fonds en question n’en apportent qu’une faible part, complétant le reste par des emprunts bancaires.

Pour contrer cette arnaque, Cédric décide de monter son propre fonds avec deux amis de la vallée pour racheter Berthier en LBO. Mais la tâche est ardue : où trouver les millions de départ ? Comment convaincre les banques alors que l’on a aucune expérience ?

Pour rembourser ses créanciers, l’entreprise doit alors dégager beaucoup de bénéfices, généralement en sacrifiant des emplois, des avantages sociaux et de l’investissement. Si les salariés font les frais de cette pression à la rentabilité maximale, les actionnaires, eux, pourront revendre l’entreprise au bout de quelques années avec un très beau bénéfice. Une opération en or : la firme s’est en fait rachetée elle-même !

Pour contrer cette arnaque, Cédric décide de monter son propre fonds avec deux amis de la vallée pour racheter Berthier en LBO. Mais la tâche est ardue : où trouver les millions de départ ? Comment convaincre les banques alors que l’on a aucune expérience ? Malgré les péripéties, leur fonds, dénommé Dream Finance, finira par avoir sa place à la table des négociations. Une gestionnaire de l’entreprise, bras droit du patron, va les rejoindre par attachement à sa vallée. Elle qui critiquait « les moules accrochées à leur rocher » finit par se rappeler de son histoire familiale et décide de saboter les négociations avec les autres fonds. Finalement, et malgré une trahison de dernière minute, la petite équipe finira par racheter Berthier et à la transformer en SCOP.

En faisant dire aux financiers qu’ils ne peuvent « pas se permettre de travailler par amour de l’humanité », ou encore que « le business, c’est pas friendly », le réalisateur expose la puissance des mécanismes psychiques qui noient ces personnages dans les eaux glacées du calcul égoïste.

En glissant quelques notions de finance dans un film grand public, Gilles Perret réussit ainsi à faire prendre conscience au spectateur de la supercherie des jeux financiers où les « apporteurs de capitaux » n’en sont même pas vraiment. Ces scènes sont aussi l’occasion de tourner en dérision l’inhumanité dont se nourrit un tel système. En faisant dire aux financiers qu’ils ne peuvent « pas se permettre de travailler par amour de l’humanité », ou encore que « le business, c’est pas friendly », le réalisateur expose la puissance des mécanismes psychiques qui noient ces personnages dans les eaux glacées du calcul égoïste, avec la dose de cynisme et de franglais caractéristique de ces milieux d’affaires.

Ces derniers sont d’autant plus mis à nu que leur méconnaissance de l’entreprise leur sera fatale : alors que les banquiers se moquaient de Dream Finance quand nos trois compères annonçaient leur intention de préserver l’emploi et de moderniser les machines, la fin soudaine du « climat social excellent » de Berthier aura raison de leurs offres. Enfin, Gilles Perret offre aussi à ses personnages une jolie revanche sur une héritière, fille du dirigeant historique de Berthier qui a bradé l’entreprise pour empocher son pactole, qui se trouve bien embarrassée par ses placements dans les paradis fiscaux.

Avec Reprise en main, Gilles Perret propose donc une suite optimiste de Ma mondialisation, une quinzaine d’années plus tard. Si l’on aurait encore préféré qu’il n’ait pas besoin de passer par la fiction pour nous raconter cette belle histoire, on peut tout de même se réjouir qu’elle suscite, chez beaucoup, l’espoir d’un monde du travail débarrassé des vautours et repris en main… par les travailleurs eux-mêmes. De quoi inspirer les luttes sociales à venir ?

Reprise en main, au cinéma le 19 octobre. Un film de Gilles Perret et Marion Richoux. Avec Pierre Deladonchamps, Lætitia Dosch, Grégory Montel, Finnegan Oldfield et Vincent Deniard.

Le verdissement de la BCE entravé par les règles européennes

Le siège de la Banque Centrale Européenne à Francfort (Allemagne). © Charlotte Venema

Sécheresses historiques, canicules, inondations, déplacement des populations… 2022 est l’année de tous les records en ce qui concerne le changement climatique. Ces événements sont souvent dénoncés comme étant le fruit d’un manque d’engagement des gouvernements. Si ce constat est irréfutable, il ne doit pas éclipser l’impact des banques centrales, chargées de réguler la quantité de monnaie qui circule dans l’économie. Loin d’être anodine, cette mission exerce une influence majeure sur la capacité de production et de consommation – et de pollution -, mais aussi sur les niveaux de richesse.

Consciente du risque que représente la menace climatique tant pour l’humanité que pour l’économie et le secteur bancaire, la Banque centrale européenne (BCE), tente de verdir sa politique monétaire depuis plusieurs années. Le 4 juillet dernier, elle a notamment décidé de mettre en place de nouvelles mesures pour y parvenir. Si ces différentes actions permettent de la hisser en tête des banques centrales les plus investies, la menace grandissante d’une crise financière alimentée par une politique monétaire continuellement accommodante pourrait néanmoins venir compromettre la faisabilité de ses ambitions climatiques. Pour réduire les risques, s’accorder avec ses engagements, soutenir l’objectif de réduction des émissions de carbone de l’Union Européenne, et même inciter les autres banques centrales à verdir leur politique monétaire, la BCE doit s’éloigner de son dogmatisme et exploiter de nouveaux leviers.

Le réchauffement climatique, une menace pour le secteur financier ?

L’attention des banques centrales accordée aux enjeux climatiques est récente. En 2017, plusieurs institutions monétaires de la zone euro fondent – au côté de la Banque d’Angleterre -, le NGFS (Network for Greening the Financial System), un réseau visant à élaborer des recommandations sur le rôle des banques centrales en matière de changement climatique. L’ensemble de l’Eurosystème y a ensuite adhéré, tout comme la Réserve fédérale américaine et la Banque populaire de Chine. 

En janvier 2020, la BCE lance une « révision stratégique » où elle décide notamment d’examiner la manière dont elle pourrait inclure les enjeux climatiques à son mandat. Depuis sa création en juin 1998, l’institution de Francfort est guidée par différentes règles structurantes dont la plus importante est la stabilité des prix, à travers un objectif d’inflation de 2% par an. Du fait de ce mandat, la plupart des mesures prises ces dernières années ont consisté à estimer le risque que peut engendrer le réchauffement climatique sur l’économie et le secteur financier européen, plutôt que d’agir par le biais de la politique monétaire.

Dans cette perspective, elle publie en septembre 2021 un test de résistance où elle évalue les conséquences d’un scénario d’inaction climatique sur de nombreuses entreprises et près de 1.600 banques européennes. Pour compléter ce travail, elle démarre en janvier 2022 un nouveau test de résistance prudentiel permettant de mesurer la capacité des banques à absorber les conséquences financières liées aux risques physiques, tels que la chaleur, les sécheresses et les inondations…

Les résultats de ces différentes études sont sans appel : l’Eurosystème est peu préparé au réchauffement climatique. Sans de profonds changements, le PIB et la stabilité de la zone euro seront affectés, d’autant que le risque est inégalement réparti – certaines régions étant plus exposées que d’autres. D’un point de vue financier, le changement climatique constitue un enjeu majeur car la plupart des banques n’ont pas de dispositif adéquat de gestion des risques climatiques et ne prennent pas en compte ce facteur dans leurs activités de crédit.

Sans de profonds changements, le PIB et la stabilité de la zone euro seront affectés, d’autant que le risque est inégalement réparti.

Cette impréparation présente un risque bancaire. Comme le démontre une étude de l’Institut Rousseau, ou encore l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, les actifs adossés à des énergies fossiles sont susceptibles de devenir des « actifs échoués » (stranded assets) à mesure que les décisions politiques suspendent l’utilisation de ce type d’énergie (pétrole, charbon, gaz). Étant donné que ces investissements représentent, en termes de stock, l’équivalent de 95% des fonds propres de chacune des onze principales banques européennes, et qu’ils figurent fréquemment dans les échanges de garanties servant à couvrir le risque de crédit lors d’opérations financières (collatéraux), la perte de valeur de ces actifs pourrait fortement et soudainement affecter le secteur bancaire. D’autant que la BCE a seulement l’intention de verdir ces collatéraux « d’ici 2024 », et après « différents tests. »

En plus de cette menace persistante, la surexposition des institutions financières à l’égard des énergies fossiles les condamnent à subir des pertes face à tout type de dérèglement climatique. En juillet dernier, la BCE a notamment déclaré que 41 grandes banques de la zone euro pourraient perdre l’équivalent de 70 milliards d’euros en cas de sévère remontée des températures.

Si ce chiffre semble faible au regard du bilan des banques (tout comme pourrait le paraître d’autres estimations), les pertes potentielles sont souvent sous-estimées. En effet, les données disponibles sont rares car la modélisation d’événements climatiques est une tâche herculéenne et imparfaite. Identifier l’exposition totale des institutions financières aux risques climatiques est ainsi extrêmement compliqué, si ce n’est impossible.

Le mandat de la BCE remis en cause ?

D’ores-et-déjà, la crise climatique exerce une influence sur le système monétaire et financier. Alors que l’inflation ne cesse de progresser et atteint désormais 9.1% en août dans la zone euro, la rareté grandissante des énergies fossiles et la multiplication des catastrophes climatiques (sécheresses, inondations, pénuries…) contribuent à la spirale inflationniste.

Dans ce contexte, le mandat de la BCE devient alors, lui aussi, directement exposé à un scénario d’inaction ou d’anticipation jugée trop tardive. À ce titre, Isabel Schnabel et Frank Elderson – deux banquiers centraux de la BCE – ont récemment déclaré : « De par ses effets directs sur la stabilité des prix, le changement climatique est au cœur de la mission principale de la BCE. »

En reconnaissant l’impact du changement climatique sur l’inflation – notamment du fait des pénuries ainsi créées – la BCE admet qu’il doit être pris en compte dans l’élaboration de ses politiques, car il remet en cause son objectif primordial. Une condition vraisemblablement indispensable pour passer outre les traités européens, bien que la menace existentielle du réchauffement climatique soit connue déjà depuis plusieurs décennies.

Orienter les investissements privés

La BCE a donc décidé de franchir un nouveau cap le 4 juillet dernier en déclarant que tous ses nouveaux achats d’actifs de multinationales seront, à compter d’octobre 2022, soumis à des critères environnementaux. Plus récemment, elle a fait savoir dans un communiqué que ces critères correspondent aux émissions de carbone de l’entreprise, ses ambitions climatiques et la transparence de son reporting.

Si la portée de cette mesure est minime – les obligations d’entreprises représentent moins de 12% du bilan de la BCE, composé très majoritairement de titres de dettes publiques -, elle reste inédite car elle montre un signe de détachement face à l’obsession de neutralité de marché. (Ce principe cardinal implique que la politique monétaire ne peut cibler spécifiquement une entreprise ou un secteur afin de ne pas introduire de distorsions sur les marchés). En agissant ainsi, la banque centrale reconnaît donc le besoin de s’éloigner de certaines règles devenues contraignantes face à la nécessité d’agir en faveur du climat.

Dans le cadre des traités actuels, il sera toutefois difficile pour la BCE d’aller plus loin. Mener une politique climatique véritablement ambitieuse impliquerait notamment de réformer ou d’abroger les articles 123 et 130 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) à des fins d’investissements écologiques.

Mais au-delà d’une intervention sur le marché secondaire, qui encourage la BCE à poursuivre sa politique de « fuite en avant », l’institution de Francfort pourrait agir sur son taux de refinancement. Une banque qui continue d’investir massivement dans des projets liés aux énergies fossiles serait ainsi pénalisée par un taux d’intérêt plus élevé, tandis qu’une institution qui œuvre en faveur du climat disposerait d’un taux plus accommodant. Un taux à intérêt négatif pourrait même être appliqué pour les entreprises les plus engagées, afin d’inciter l’investissement en faveur de la transition écologique.

Dans le même temps, comme le propose notamment l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, des « TLTRO verts » pourraient être créés, c’est-à-dire des opérations de refinancement à long terme permettant aux banques de prêter à des coûts avantageux aux entreprises et aux ménages européens. Une mesure qui aurait la double efficacité de s’inscrire dans le temps long, ce que requiert la cause climatique, et de distribuer des crédits productifs, ce qui n’est pas inflationniste. Néanmoins, ces facilités de prêts doivent être conditionnées à une politique d’engagement climatique extrêmement rigoureuse de la part du débiteur. La banque centrale devra s’assurer que ces crédits verts se dirigent vers des banques, entreprises et ménages dont les projets sont alignés sur les Accords de Paris. L’efficience de cette mesure réside dans cette intransigeance.

Financer directement les États : le débat interdit

Dans le cadre des traités actuels, il sera toutefois difficile pour la BCE d’aller plus loin. Mener une politique climatique véritablement ambitieuse impliquerait notamment de réformer ou d’abroger les articles 123 et 130 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) à des fins d’investissements écologiques. Le premier article condamne les pays de la zone euro à emprunter sur les marchés financiers plutôt que de se financer auprès de leur banque centrale nationale, tandis que le second pose le principe de l’indépendance des banques centrales. Or, étant donné les besoins et l’importance de l’enjeu, pouvoir directement financer les États et laisser interagir ces derniers avec la politique climatique de la BCE s’avère être un impératif. Ainsi, revenir sur ces deux articles permettrait de créer un policy mix vert à fort impact, c’est-à-dire une combinaison optimale entre la politique budgétaire et la politique monétaire autour des enjeux climatiques. La question de savoir si une telle réforme des traités européens serait possible sans dissolution de l’Union européenne reste ouverte.

Étant donné les besoins et l’importance de l’enjeu, pouvoir directement financer les États et laisser interagir ces derniers avec la politique climatique de la BCE s’avère être un impératif.

D’autres solutions en matière monétaire existent, comme l’injection monétaire libre de dettes (en contrepartie d’investissements écologiques). Injecter de la monnaie libre de dettes permet d’éviter à ce que la création monétaire soit vectrice de cycles, source de crises économiques, sociales et écologiques. Concrètement, de la monnaie serait émise – en quantité limitée – par les différentes banques centrales et serait allouée aux gouvernements selon leurs besoins. Néanmoins, pour éviter toute perte et inégalité de répartition, les sommes versées devront faire l’objet d’un reporting climatique strict et continu. Cette mesure permettrait de soutenir la transition écologique. Ici encore, elle se heurte au mur du droit européen : le Pacte de stabilité exige notamment que la dette publique n’excède pas 60% du PIB (règle devenue désuète par sa transgression généralisée, mais que l’Allemagne entend bien ré-imposer au continent tout entier)…

NDLR : Lire à ce sujet sur LVSL l’entretien de Pierre Gilbert avec Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean « Faire de la monnaie une arme pour la reconstruction écologique ».

Ce levier décisif qu’est l’injection monétaire libre de dettes peut être appliqué sur les banques publiques d’investissement et notamment la BEI – Banque Européenne d’Investissement – qui continue de se financer sur les marchés financiers à défaut de détenir le pouvoir de création monétaire. Proposée par Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne dans le livre Une monnaie écologique, cette mesure permettrait de soutenir l’institution européenne dont l’objectif est de « prêter dans le but de soutenir la croissance durable et la création d’emplois. »

Alors que la hausse de l’inflation, l’augmentation des taux d’intérêts, la guerre en Ukraine, et la crise énergétique affectent les pays européens à des degrés différents, abroger les articles 123 et 130 du TFUE (et récuser ce dernier si sa réforme s’avère impossible) s’avère un impératif de premier ordre, du fait de l’urgence climatique comme de l’imminence d’une nouvelle crise des dettes souveraines…

Le secret bancaire libanais, relique d’un modèle libéral déliquescent

Le secret bancaire libanais, autrefois considéré comme une bénédiction pour la croissance du pays, s’est retourné contre un Liban désormais en crise. Réformé à plusieurs reprises pour se conformer aux standards internationaux, le secret bancaire a perdu de son ampleur sans pour autant disparaitre. L’abolition de cette législation réclamée pendant la révolte de 2019 pour mettre fin aux pratiques des dirigeants politiques accusés d’enrichissement illicite fait face à une opposition farouche. Malgré la corruption qu’elle couvre et les recettes fiscales qu’elle entrave, l’obligation de discrétion des banquiers est défendue bec et ongles par l’oligarchie politico-financière du pays…

Du « miracle » au cauchemar

Le secret bancaire consiste en une obligation légale, pour les banques, de conserver la confidentialité des informations sur leurs clients. Une levée de cette obligation peut être demandée par la justice dans le cadre d’une enquête pénale. L’opacité du système bancaire est variable d’un pays à l’autre en fonction de sa législation. Le choix d’une telle législation peut être motivé par une stratégie économique qui permet d’attirer dans les banques locales des investisseurs soucieux de conserver leur anonymat.

Baguette magique brandie dans les années 1950 pour accomplir le « miracle économique » qu’a connu pays du Cèdre, le secret bancaire représente de nos jours un important manque à gagner pour les autorités fiscales. Consacrée par la loi de 1956, l’opacité des banques libanaises quant aux informations de leurs clients, conjuguée à des montages juridiques et financiers, a créé les conditions d’une évasion fiscale connue de tous. Ces dernières années, le miracle a viré au cauchemar. En 2020, le Premier Ministre Hassan Diab faisait un constat glaçant : « l’État n’est plus en mesure de protéger les Libanais et leur assurer une vie décente. » Ceux-ci peuvent à peine retirer leur argent de la banque, leur pouvoir d’achat s’est effondré et la valeur de la livre libanaise a été réduite à peau de chagrin.

L’endettement constant de l’État, alimenté par les capitaux étrangers, a fonctionné sur le mode d’une pyramide de Ponzi. Dès lors que les investisseurs ont commencé à douter de la solvabilité de la Banque centrale libanaise, l’ensemble du mécanisme financier s’est écroulé

Rendue à l’évidence, la classe politique est unanime sur la nécessité d’une aide massive du FMI comme moyen unique d’injecter des capitaux dans la Banque centrale libanaise, boudée par tous les créanciers du monde. L’institution de Bretton Woods exige en contrepartie des réformes structurelles, notamment celle du secteur bancaire, ce que les responsables libanais ne sont pas résolus à accepter. Fatalement, les négociations engagées depuis le printemps 2020 piétinent et l’octroi des 11 milliards de dollars reste en suspens…

Le piège de la financiarisation se referme

Faisant le pari d’une économie tournée vers le secteur tertiaire et les mouvements de capitaux (au détriment du développement des secteurs agricoles et industriels) le pays a créé les conditions de sa propre fragilité. Dans les années 1950, le jeune Liban décide d’adopter une législation libérale dans l’intention faire fleurir son économie grâce à l’attraction de l’épargne étrangère, facilitée par le secret bancaire. Alors que les investisseurs fuyaient les pays voisins, cette stratégie s’est avérée payante. Le pays a connu, les années suivantes, un afflux massif de capitaux issus des pétromonarchies du Golfe et de la diaspora libanaise.

Au sortir de la guerre civile dans les années 1990, le Premier Ministre Rafiq Hariri remet au gout du jour la doctrine libérale dans le pays. Sa politique monétaire consistait à faire du Liban un coffre-fort pour les fortunes des pays du Golfe grâce des taux d’intérêts extrêmement attractifs (15 à 20%). L’endettement constant de l’État, alimenté par les capitaux étrangers, a fonctionné sur le mode d’une pyramide de Ponzi. Dès lors que les investisseurs ont commencé à douter de la solvabilité de la Banque centrale libanaise, l’ensemble du mécanisme financier s’est écroulé.

C’est ce qui a été observé en 2020 lorsque le Liban, endetté à hauteur de 170% de son PIB (le 3ème taux le plus élevé au monde), s’est déclaré en défaut de paiement. L’agriculture et l’industrie, parents pauvres des investissements publics depuis des décennies, au profit du secteur tertiaire et immobilier, sont restés au stade embryonnaire. À l’heure où son pilier financier s’est effondré, l’État libanais a immanquablement été frappé de plein fouet par l’absence de diversification de son économie. Le pays, extrêmement dépendant de l’extérieur, est aujourd’hui contraint d’importer entre 65 % et 80 % des biens liés à ses besoins alimentaires. En 2021, plus des trois quarts de la population est tombée sous le seuil de pauvreté multidimensionnelle selon l’étude de la Commission économique et sociale des Nations Unies pour l’Asie occidentale. Pourtant, les grandes fortunes politiquement influentes résistent sans relâche à la disparition du secret bancaire.

Livres libanaises et dollars américains. © Dreamstime.com

Corruption et manque à gagner

Le Liban est considéré comme l’un des pays les plus corrompus au monde par Transparency International en 2021 (avec la 154e place sur les 180 pays étudiés). L’ONG estime que celle-ci est généralisée et affecte tous les niveaux de la société, surtout les partis politiques, le Parlement, l’administration publique, les douanes et la police. Ce phénomène n’est pas nouveau : pendant la guerre civile (1975-1990), le secret bancaire a facilité les transferts de fonds profitant aux milices et aux marchés de l’armement. La corruption a également souillé l’institution étatique. Et pour cause, dès les années 1980, des chefs communautaires avaient la mainmise sur des ministères entiers. Les faits de corruption et d’évasion fiscale, incriminés mais rarement poursuivis par la justice, ont favorisé l’enrichissement illicite d’une poignée de personnalités haut placées et ont coutés cher aux finances publiques.

Désabusée par la déficience des services publics et la facilité avec laquelle les mieux lotis s’affranchissent des impôts ou blanchissent leur argent, le reste de la population refuse de jouer un jeu de la fiscalité. En l’absence de contrepartie en termes d’investissements économiques et sociaux, la confiance des contribuables dans leurs dirigeants a été brisée. L’insuffisance des recettes publiques qui en découle remet en cause la capacité de l’État à assumer ses prérogatives les plus élémentaires. Résultats : le système éducatif et le système médical s’en trouvent fragilisés, l’armée manque cruellement de moyens, l’état des infrastructures se dégrade, les fonctionnaires ne sont plus payés à la hauteur de leurs besoins les plus élémentaires et les retraites ont quasiment disparu. Ce cercle vicieux est d’autant plus pervers qu’il encourage le recours à « la corruption et aux services parallèles, qui mènent à leur tour au vote politique d’allégeance et à l’affaiblissement du rôle de l’État », écrit Karim Daher dans Le Commerce du Levant. Sans surprise, l’augmentation de l’imposition indirecte telle que la TVA ou encore celle sur l’utilisation de Whatsapp a déclenché un ras-le-bol populaire qui a débouché sur les soulèvements d’octobre 2019.

Malgré l’adhésion du Liban aux normes de l’OCDE sur les échanges d’informations bancaires et au Forum mondial sur la transparence fiscale en 2017, le secret bancaire persiste. C’est à marche forcée que le pays a modifié sa législation pour la mettre en conformité avec les standards internationaux. Sous la menace d’être placé sur liste noir par le Groupe d’action financière et le Forum international, le Parlement a voté une loi qui étend la levée du secret bancaire à une vingtaine de crimes supplémentaires dont ceux de corruption, d’enrichissement illicite et de détournement de fonds publics.

Le député Ibrahim Kanaan, à la tête de la commission parlementaire des finances rapportait au Figaro que l’adoption de la loi représente « un pas important pour le Liban dans la lutte contre la corruption » tout en nuançant rapidement son propos. Le mécanisme confie seulement le droit de lever le secret bancaire à une Autorité de lutte anticorruption et à une commission d’investigation de la Banque centrale, et non à la justice. Cet amendement a été voulu par des députés craignant de possibles « influences politiques » sur la justice. Or, selon le député Kanaan, cette mesure annihile « l’essence même de la loi ». En effet, la commission d’investigation de la Banque centrale a déjà cette prérogative depuis des années ; ce qui n’a pas empêché que des milliards soient transférés à l’étranger en toute tranquillité.

Qui plus est, cette loi est appliquée essentiellement dans le cadre de poursuites internationales. Rares sont les cas où elle est utilisée pour lutter contre la corruption locale, faute de volonté politique. L’avocat Paul Morcos, auteur d’un ouvrage intitulé Le secret bancaire face à ses défis, partage le même avis. Il confirme aux journalistes du Commerce du Levant qu’« il n’y a pas lieu d’attendre une initiative d’un quelconque parti politique pour lever le secret bancaire. » L’expert explique que le corpus législatif actuel doit être amélioré pour assurer la poursuite effective des cas de corruption du personnel politique. A l’heure actuelle, le plaignant qui introduit une affaire en justice pour enrichissement illicite « s’expose en plus à une amende de 200 millions de livres libanaises au moins et de trois mois à un an de prison » si son action est rejetée. Cette épée de Damoclès, planant au dessus de la tête des dénonciateurs de fraude, n’encourage en aucun cas la sanction de ce genre d’abus. De fait, les fraudeurs sont encore à l’abri.

Cet été, le parlement libanais a rouvert le dossier en proposant un nouvel amendement à la loi dans le sens de la réduction du champ du secteur bancaire mais cette version ne trouve toujours pas grâce aux yeux du Fonds Monétaire International. Ce dernier a considéré que la loi présentait encore d’importantes lacunes et a enjoint les députés à revoir certains points de la loi. Autrement dit, l’accord sur le plan de sauvetage du pays, dont le secret bancaire n’est qu’un point parmi d’autres, n’est pas prêt d’être conclus dans l’immédiat.

Quelque chose à cacher Monsieur Salamé ?

Quel meilleur exemple que celui de l’enquête pesant sur Riad Salamé, le président de la Banque centrale ? La justice suisse demandait l’accès aux relevés de comptes de la société de courtage de son frère, soupçonné de couvrir ses malversations. Alors que le procureur adjoint à la Cour de cassation s’était engagé dans une bataille contre le secret bancaire lui opposant l’accès aux comptes de Raja Salamé, l’une des banques a saisi sa hiérarchie pour obtenir sa mise à l’écart. Cette première tentative d’entrave n’ayant pas abouti, le procureur s’est heurté à un nouvel obstacle. L’enquête ayant repris son cours en janvier 2022, le chef du parquet lui ordonne subitement d’annuler les perquisitions. De nombreux observateurs voient dans ce deus ex machina une intervention de Najib Mikati, actuel Premier Ministre et milliardaire actionnaire d’une banque libanaise. En guise de justification contre les accusations d’entrave à la justice, ce dernier brandit « la nécessité de ne pas saper ce qui reste des piliers économiques et financiers du pays ». Nécessité, vraiment ?

Charlotte Fanar

Le modèle économique chinois à bout de souffle ?

La skyline de Shanghaï sous les nuages. © Ralf Leineweber

Dans un contexte d’éclatement de la bulle immobilière, de ralentissement économique et de conflits géopolitiques, la banque centrale chinoise – plus communément appelée Banque populaire de Chine – vient de décider d’une nouvelle baisse des taux. L’Empire du Milieu entre dans une nouvelle phase.

Depuis une quarantaine d’années, la Chine incarne un modèle de rattrapage économique. Après plusieurs décennies de maoïsme, Deng Xiaoping prend la tête du pouvoir en 1978 et entreprend de nombreuses réformes libérales dans le pays. La Chine rejoint alors le grand mouvement de mondialisation que Ronald Reagan et Margaret Thatcher incarnent. Grâce à un faible coût de la main d’œuvre et des investissements massifs et continus, notamment dans l’immobilier, le pays parvient à effectuer un développement de grande envergure que l’on juge aujourd’hui comme le « miracle chinois. » Le PIB augmente de plus de 8% par an pendant 30 ans et près de 800 millions de personnes sortent du seuil de pauvreté. La Chine devient le premier producteur industriel du monde et la deuxième économie, derrière les États-Unis.

Un long processus de modernisation

Comme cette politique dépend de la conjoncture économique mondiale, la crise financière de 2007-2008 affecte particulièrement l’économie du pays. Pour pallier ce ralentissement, le gouvernement de Hu Jintao renforce sa politique d’investissement, adopte un plan de relance de plus de 580 milliards de dollars, et a recours à plusieurs dévaluations monétaires afin d’augmenter le prix des importations et diminuer le prix des biens produits dans le pays. Ces mesures permettent de relancer le commerce extérieur, mais Pékin ne parvient pas à retrouver son niveau de croissance d’avant-crise car la consommation intérieure n’augmente que très faiblement en raison de la chute continue du taux de natalité et d’un niveau d’épargne encore très élevé. [1]

Le pays se met alors à la recherche de relais de croissance et décide de diversifier son économie en débutant sa route vers le leadership technologique. L’ascension de Xi Jinping en 2013 vient accélérer ce processus grâce à la mise en place du projet des « Nouvelles routes de la soie », un chantier stratégique visant à relier économiquement la Chine avec l’Europe et l’Asie Centrale. Cette initiative réunit 68 pays, plus de 4 milliards d’habitants et représente près de 40% du PIB mondial. Au-delà d’une volonté d’étendre son pouvoir diplomatique, le pays cherche à obtenir de nouveaux partenaires commerciaux à l’heure d’une nouvelle globalisation, où la géopolitique de l’énergie se complexifie et où la guerre monétaire s’intensifie.

En parallèle, l’Empire du Milieu s’installe progressivement dans le futur continent le plus peuplé du monde – l’Afrique – jusqu’à devenir le premier créancier de la région. Cette politique néocolonialiste très stratégique lui permet de mettre la main sur d’importantes réserves de matières premières et de financer de vastes projets d’infrastructures (maritimes et terrestres) nécessaires à son expansion.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec l’objectif de conquérir l’industrie des semi-conducteurs et de contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC.

En 2015, la Chine élabore le plan « Made in China 2025 » qui vise à effectuer la transition du statut de « l’usine du monde » à la « grande puissance manufacturière. » Le gouvernement souhaite se libérer de sa dépendance industrielle à l’égard de l’étranger tout en multipliant ses avantages compétitifs.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec cet objectif. Pékin souhaite conquérir l’industrie des semi-conducteurs et contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC, leader mondial avec plus de 50% des parts de marché. Ce matériau nécessaire au secteur automobile, énergétique, médical, militaire, spatial… constitue un enjeu stratégique de taille.

Si la politique étrangère de Xi Jinping s’inscrit dans une perspective de long-terme, en vue de dominer « l’économie de demain », le pays est frappé par une bulle immobilière qui remet en cause la pérennité de son modèle économique.

Une crise immobilière sans précédent

Afin de stimuler la croissance et dans l’espoir de voir sa population continuer de croître, la Chine a massivement soutenu le secteur immobilier ces trente dernières années. En plus d’un allègement des conditions de crédits et de nombreux contrôles de capitaux, l’opacité du marché boursier chinois est venue renforcer l’idée que l’immobilier est le meilleur investissement pour un ménage chinois. Résultat, le volume de crédits hypotécaires a augmenté de plus de 15% par an ces quinze dernières années et les prix n’ont cessé de croître.

Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Depuis 10 ans, le pays tente de réguler le marché. Certaines réformes ont été instaurées, mais le ralentissement qui s’ensuivi a convaincu le gouvernement de prolonger, voire même d’intensifier sa politique d’investissement dans l’immobilier et les infrastructures, à l’origine de 40% du PIB du pays (soit 20% de plus qu’en Europe ou aux États-Unis). La Chine s’est aperçue qu’une politique de désendettement était impossible, si ce n’est au prix d’un éclatement de la bulle immobilière et d’une profonde récession. Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Désormais, l’accélération du déclin démographique et le ralentissement économique lié à la crise du coronavirus viennent rappeler à la Chine les conséquences d’un excès d’endettement privé. Le pays fait face à un vieillissement de la population plus rapide que prévu : le taux de natalité atteint un niveau historiquement bas. En raison d’une spéculation persistante, l’offre continue de progresser malgré un effondrement de la demande.

Les défauts des promoteurs immobiliers se multiplient car de nombreuses sociétés vendent des biens à l’avance sans même avoir finalisé leur construction. Le géant Evergrande, endetté à hauteur de 300 milliards de dollars, a fait défaut en décembre dernier et n’a toujours pas présenté le plan de restructuration de dette qu’il avait promis au gouvernement pour le 31 juillet.

Cette crise se répercute sur le secteur bancaire. Les banques, et plus particulièrement les banques locales (non-contrôlées par l’État, contrairement aux grandes banques nationales), sont touchées par d’importants problèmes de liquidités en raison de prêts risqués et de produits structurés complexes. Les actions de la China Merchants Bank et de la Ping An Bank Co – deux des prêteurs privés les plus importants du pays – ont chuté respectivement de 32% et de 25% depuis le début de l’année 2022.

De surcroît, de nombreux citoyens chinois décident d’arrêter le remboursement de leurs prêts car la construction de leur bien est interrompue. Ces grèves se combinent à des manifestations, plus de 90 villes sont concernées.

Les ventes de logements diminuent. Le mois de juillet connaît une baisse de l’ordre de 28,9% sur un an et le volume de transactions décline depuis plus plusieurs mois. Du fait des nombreuses interruptions de projets de construction, des logements sont inhabités. Le journal Asia Nikkei rapporte que le pays a construit 27 villes fantômes de la taille de New York, pouvant potentiellement accueillir plus de 65 millions de personnes, soit l’ensemble de la population française.

Face à ce krach, la Banque populaire de Chine a décidé d’une nouvelle baisse des taux (après la première le 15 août dernier), afin de stimuler l’économie et soutenir la demande dans le secteur. Le taux de référence des prêts hypotécaires se situe désormais à 4,3%, un plus bas historique. Cette mesure vient compléter les mécanismes de soutiens visant à renforcer le capital des petites et moyennes banques, et s’inscrit dans l’objectif d’accroître le volume de liquidités afin de relancer la machine du crédit et soutenir l’activité.

Un avenir incertain

Cette crise est un fardeau pour le gouvernement de Xi Jinping. Elle nuit à la croissance, affaiblit gravement la confiance des ménages et accentue les multiples faiblesses structurelles qui demeurent au sein de l’économie chinoise.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure. Au début des années 90, la célèbre crise financière japonaise éclate et signe le début d’une longue spirale déflationniste dont les effets continuent d’affecter le pays. Au regard de la situation actuelle, la Chine semble lentement s’engouffrer dans cette contingence.

La politique d’investissement et d’endettement continue ne peut perdurer car elle est désormais rattrapée par la crise immobilière. Certains enjeux comme le réchauffement climatique, la stratégie « zéro covid », le durcissement des rapports sino-américains, et le ralentissement de l’économie mondiale viennent également compliquer la situation.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure.

Pour sortir de cette spirale, le pays devrait réformer son modèle économique en profondeur, notamment par le ralentissement de ses investissements (beaucoup deviennent non-productifs) et la réorientation de son soutien vers la consommation intérieure. Ce basculement nécessiterait une réduction des inégalités de revenus afin de maintenir, puis de renforcer la confiance des ménages. Malgré l’émergence d’une classe moyenne, les écarts de richesses entre les plus pauvres et les plus riches s’accentuent. Les 1% les plus riches détiennent désormais 30% de la richesse nationale tandis que les 25% les plus pauvres en détiennent seulement 1%.

Le gouvernement pourrait réduire ces inégalités et soutenir la demande par un renforcement de son système social, la facilitation de l’accès au logement pour les plus modestes, l’augmentation des salaires, l’institution d’une politique fiscale plus progressive, la réorientation du crédit en faveur des investissements productifs et la subvention ciblée de certains secteurs.

Cette transition entraînerait inévitablement une baisse de l’activité économique, mais elle serait d’autant plus importante si le statu quo persiste. Si la Chine continue de se focaliser sur des objectifs de croissance irréalistes et qu’elle n’accepte pas ses faiblesses aux yeux du monde, elle risque de s’enfoncer dans une longue et douloureuse stagnation économique.

Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.

Notes :

(1) : Le taux d’épargne privée s’est fortement accentué en Chine à partir des années 2000 (avant de stagner post-2008) pour diverses raisons : fragilité du système social, précarité des conditions de travail, hausse de l’endettement privée, prix du logement en constante augmentation, faible confiance des ménages. Ce taux atteint près de 50% du PIB, soit 25% de plus que la plupart des grandes puissances.

Boom du crédit à la consommation : une bombe à retardement

© Dylan Gillis

Longtemps boudé car considéré comme stigmatisant, le crédit à la consommation connaît un regain d’intérêt. Les banques en quête de rentabilité investissent ce produit, tandis que de nouveaux acteurs l’encouragent, profitant d’un flou juridique. Dans un contexte de forte incertitude économique, la bombe du crédit à la consommation s’apprête t-elle exploser ?

Vous n’avez besoin de rien ? Une banque sera forcément prête à vous le financer. Si aucun établissement bancaire n’arbore ce slogan, c’est bel et bien la philosophie qui anime désormais le secteur. Sous la pression de la course à la rentabilité, ce secteur de service est devenu un distributeur de produits. Ainsi, alors que traditionnellement les banques répondaient aux demandes de leurs clients, il n’est désormais pas rare qu’elles s’adonnent au démarchage pour tenter de commercialiser ces prêts.

Au premier trimestre 2022, le recours au crédit à la consommation a explosé. Les volumes de crédit affichent une progression de 15,9 % par rapport à l’année passée. La hausse atteint même 18 % par rapport à 2019, soit avant les confinements. Particulièrement inquiétante, cette hausse est portée par le crédit renouvelable, une ligne de crédit mise à disposition du client. Or ce segment est caractérisé par son risque de dérive, et des intérêts cumulatifs dans le temps. Au point d’alerter les associations de consommateurs.

Un endettement en plein essor

Pourquoi un tel engouement ? Longtemps le crédit à la consommation a été le mouton noir de la finance. Perçu comme un stigmate par ceux qui y avaient recours, et jugé peu lucratif par les établissements bancaires en raison de ses montants, plutôt faibles, et de sa durée limitée. Le contexte de bas taux d’intérêt a permis de le rétablir comme une source de rentabilité, poussant son expansion. En effet, les crédits à la consommation étant moins longs et plus risqués, leurs taux sont généralement plus élevés.

Dans le même temps, les banques ont bénéficié du retrait d’autres acteurs sur le marché, en particulier ceux issus de la grande distribution. Faute d’avoir atteint une taille suffisante, et en raison des contraintes légales liées à cette activité, les grandes firmes ont renoncé à l’activité de prêt. Carrefour a ainsi mis fin à son offre de carte de crédit à destination de ses clients. Tandis le groupe BPCE (Banque Populaire – Caisse d’Epargne vient de finaliser le rachat d’Oney, la filiale de financement d’Auchan.

En complément, ce secteur a bénéficié du développement de nouvelles habitudes, telle que la pratique du leasing (ou crédit-bail en français), qui complète le crédit automobile classique. Cette dernière a connu un essor massif au cours des dernières années. En effet, elle représente désormais la moitié des immatriculations en 2021. Toutefois, à moyen terme, le secteur doit se réformer pour tenir compte de la baisse tendancielle du marché automobile. En effet, l’urbanisation de la population et les nouveaux usages vont contraindre les banques à trouver des relais de croissance. Pour compenser cette baisse, il faudra se résoudre à voir se développer les crédits non affectés, c’est-à-dire non pas liés à un projet, comme l’acquisition d’un véhicule avec une valeur de revente, mais à destination de la consommation courante.

À ce jour, les statistiques du surendettement ne sont pas alarmantes. Mais elles s’appuient sur les données de 2021. Or, le confinement, en réduisant les occasions de dépenses et en protégeant les revenus, a épargné les ménages. Pourtant trois signaux d’alertes apparaissent, qui risquent de fragiliser les emprunteurs. En effet, la sortie de la période COVID produit deux effets. Tout d’abord l’arrêt du soutien aux revenus par l’Etat peut confronter des ménages déjà endettés à des difficultés de remboursement (perte d’emploi, santé fragilisée par un COVID long, …). Dans un second temps, la libération de la consommation associée aux difficultés d’approvisionnement et à la spéculation ont fait grimper les prix en flèche. Face à cette inflation, et dans l’attente d’un éventuel ajustement des salaires, de nombreux ménages risquent d’être tentés, si ce n’est contraints, de recourir au crédit pour équilibrer leurs dépenses courantes. Enfin, avec le relèvement des taux d’intérêt, les ménages ayant souscrit des crédits renouvelables, avec des taux révisables, sont particulièrement exposés. Habitués à des taux bas, ils risquent d’être confrontés à des frais financiers de plus en plus importants, risquant, à court terme, de compromettre leur capacité de remboursement.

Des nouvelles pratiques inquiétantes

À cette tendance de fond s’ajoute un renouvellement de forme du crédit à la consommation. En effet, il sort désormais du schéma traditionnel, c’est-à-dire un prêt de quelques milliers d’euros, souscrit dans une agence bancaire. Tout d’abord, sous l’effet de l’explosion du commerce en ligne, se développent les solutions de paiement fractionné. Ces plateformes proposent, modulant une contribution du commerçant, de payer en plusieurs fois ses achats en ligne. Ces pratiques, déjà très développées aux États-Unis, sont particulièrement dangereuses. Elles sont certes rarement la cause d’un surendettement, mais viennent s’ajouter à des crédits déjà existants. Or, les plateformes se positionnent comme des services de paiement et non de crédit, compte tenu des durées inférieures à 3 mois. Ainsi, elles ne sont pas soumises aux obligations de vérification de la solvabilité de leurs clients, bien que les montants puissent atteindre jusqu’à 6 000€. En outre, en cas de manquement dans le remboursement, les pénalités sont particulièrement élevées. Ceci contribue largement au modèle économique du secteur. Cette activité n’est pas marginale, et même en pleine progression. À titre d’illustration, l’un des géants du secteur vient de lever 650 millions de dollars. Et le géant Apple, attiré par ce marché, va développer sa propre solution deBuy now, pay later“.

En parallèle, se sont développées des pratiques de micro-crédit en ligne, via des applications comme Lydia, Bling ou Finfrog. Profitant d’une publicité mal encadrée sur les réseaux sociaux, et se situant hors des seuils légaux, ceux-ci permettent de s’endetter en quelques clics. Les montants en jeu sont certes faibles, mais ils peuvent suffire à mettre en difficulté les profils ciblés, souvent exclus du système bancaire classique. En outre, en mettant rapidement à disposition des fonds quasiment sans conditions, ils participent à une banalisation du crédit à la consommation. Dans ce cas, les taux pratiqués sont importants, inférieurs mais proches du taux d’usure, représentant in fine une charge financière lourde. Ces pratiques représentent un danger croissant, au point d’avoir motivé une alerte de la part de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), le gendarme des banques.

Pour répondre à cette nouvelle concurrence, les établissements bancaires leur emboîtent le pas. De leur côté, ils promettent désormais des crédits avec réponse immédiate. Bien que s’appuyant sur des critères restrictifs, ce processus n’offre pas une vision globale sur la situation ou les besoins du client. En outre, il légitime les pratiques précédemment décrites, qui se développent au détriment de la protection élémentaire des clients.

Face à ces nouvelles dérives, la Commission européenne a consenti à agir en proposant une nouvelle directive. Toutefois, la réglementation reste en retard sur la capacité d’innovation des acteurs du marché. Ceci pose une difficulté, vu le délai de production législatif, en laissant le champs libre à des acteurs mal contrôlés. En outre, elle reste d’une portée coercitive limitée. Elle cherche à responsabiliser les acteurs du marché ou bien à renforcer l’éducation financière des particuliers, au détriment des décisions restrictives susceptibles de compromettre une activité en plein essor. Or, au regard du risque de surendettement, la logique qui considère que les agents rationnels doivent être responsables de leur propre situation financière est aussi insuffisante que dangereuse. Face à l’engouement commercial et financier des banques et acteurs financiers, des garde-fous stricts sont plus que jamais nécessaires.