Rachat des turbines Arabelle par EDF : une politique industrielle sans boussole

Turbines Arabelle et logo de General Electric derrière Emmanuel Macron. © Marius Petitjean pour LVSL

En pleine guerre en Ukraine, Rosatom, entreprise publique russe, pourrait prendre 20% des parts des turbines Arabelle, en cours d’acquisition par EDF (Électricité de France). Emmanuel Macron a en effet choisi l’électricien français pour racheter ces turbines, fleuron de l’industrie française, à General Electric. Si ce rachat est présenté comme un symbole de souveraineté industrielle, le choix d’EDF, en grande difficulté financière, est très curieux. Ainsi, en ouvrant le capital à Rosatom, EDF deviendra fournisseur d’un de ses concurrents. Alors que d’autres options étaient pourtant sur la table, cette décision hâtive illustre l’absence de politique industrielle sérieuse.

Alstom est le symbole du déclin industriel de la France. Cette entreprise, autrefois florissante, a subi le mythe du fabless (sans usines, ndlr) de plein fouet. La vente de la branche énergie de l’ex-Compagnie générale d’électricité s’est faite sur fond de guerre économique et d’extraterritorialité du droit étasunien. La cession à General Electric (GE) confirme les errements industriels du secrétaire général adjoint de l’Élysée, puis ministre de l’Économie, puis Président de la République, Emmanuel Macron. Ce dernier a joué un rôle prépondérant dans ce qu’Arnaud Montebourg avait qualifié d’« humiliation nationale ». Rôle qui lui a valu une saisine de la justice de la part du député Olivier Marleix (LR) pour ce qu’il a appelé un « pacte de corruption ». Ce dernier a également diligenté une commission d’enquête parlementaire sur le sujet, ce qui témoigne du sérieux de l’affaire.

Les turbines Arabelle équipent un tiers de centrales nucléaires du monde, dont les 56 réacteurs en activité dans l’Hexagone, nos sous marins à propulsion nucléaire et le porte-avions Charles de Gaulle.

Ironie de l’histoire, c’est ce même Emmanuel Macron qui tente aujourd’hui un rétropédalage avec le rachat d’une partie de l’activité nucléaire de GE par EDF. Après sept ans passés, durant lesquels GE n’a respecté aucune des promesses tenues au moment de l’accord de vente. Ce rachat est hautement symbolique et stratégique car GE-Alstom (GEAST) a accueilli à la suite de la vente de 2014 un bijou de technologie française, les turbines Arabelle. Ces dernières équipent un tiers de centrales nucléaires du monde, dont les 56 réacteurs en activités dans l’Hexagone, nos sous-marins à propulsion nucléaire et le porte-avions Charles de Gaulle. Le fait que les gouvernements de François Hollande et d’Emmanuel Macron aient été aussi passifs, voire complaisants, face au délitement d’une activité aussi vitale pour notre souveraineté nationale avait légitimement choqué de nombreux Français.

La fausse bonne affaire

C’est depuis Belfort qu’Emmanuel Macron a confirmé l’accord d’exclusivité signé entre GE et EDF sur la reprise des activités nucléaires du conglomérat américain. Cette production concerne en particulier les turbines Arabelle, fleurons de l’industrie nucléaire française présentes au sein de GEAST, une filiale de GE. Ces accords devraient se finaliser d’ici 2023. Profitant de l’événement, le Président a affiché ses ambitions en matière de nucléaire civil avec l’ambition d’atteindre la neutralité carbone à travers une relance de l’atome. Tournant le dos à une immense turbine, le Président, pas encore candidat à l’époque, voulait s’assurer l’image d’une ambition de réindustrialisation pour la France. Or, loin des effets de communication, ce sont les atermoiements face à la difficile mais nécessaire tâche de réindustrialiser le pays qui sont apparus. Et, à ce jeu, le bilan d’Emmanuel Macron est de 10 ans et non de 5 ans.

En effet, si le bataillon de communicants de l’Élysée s’est mis en branle dès l’annonce de Belfort pour étaler les éléments de langage sur la reprise d’une partie de GE, mettant en avant le regain de souveraineté et la bonne affaire financière que représente la transaction, la réalité est bien moins reluisante. D’abord, l’accord entre EDF et GE ne concerne pas l’ensemble des activités achetées à Alstom il y a sept ans. Il s’agit des « équipements d’îlots conventionnels de GE Steam Power pour les nouvelles centrales nucléaires, ainsi que la maintenance et les mises à niveau des centrales nucléaires existantes », indiquent les deux groupes. En somme, cela concerne les turbines Arabelles et la société de maintenance GEAST, déjà détenue à 20% par l’État.

Ensuite, le prix du rachat semble avoir été particulièrement mal négocié. Au départ, celui-ci était annoncé à 270 millions de dollars. Pourtant, EDF va débourser 1,2 milliard de dollars au total pour cette acquisition. Ce tour de passe-passe est réalisé grâce aux 800 millions de trésorerie que possède GEAST au moment de la vente. Or, cette trésorerie est en réalité constituée d’avances de paiement de clients, soit une partie du chiffre d’affaires, d’ores et déjà amputées pour les années à venir. À cela s’ajoute 65 millions de dettes, reprises par EDF. En comparaison, ce prix est deux fois plus élevé que la valeur estimée de GEAST en 2014, au moment de la vente d’Alstom. Le prix était alors estimé à 588 millions d’euros. Selon Frédéric Pierrucci, ancien cadre d’Alstom et victime collatérale de la guerre économique menée par les États-Unis, le gouvernement français a largement contribué à faire gonfler la valeur de GEAST, en annonçant le rachat avant même que les négociations soient terminées, ce qui a fait grimper le cours en bourse de GE. M. Pierrucci avait pourtant monté un plan de rachat 100% français beaucoup moins onéreux, dont Bercy n’a jamais voulu entendre parler. Alors que General Electric subissait encore les conséquences de la crise des subprimes, l’opportunité était pourtant réelle.

En outre, le flou reste total sur le périmètre de la vente. Et cela questionne avec plus d’acuité le prix de 1,2 milliard. GE garde en effet les activités rentables de maintenance de centrales à charbon et conserve la construction de l’îlot conventionnel pour le parc américain qui représente 100 GW. Pire, il n’y a aucune certitude sur la présence des précieux brevets dans l’opération. Sitôt la vente de la branche énergie d’Alstom conclue, GE les avait en effet placés à l’étranger. Par ailleurs, dans son ouvrage l’Emprise (Seuil, 2022), le journaliste Marc Endeweld, évoque des possibilités d’espionnage industriel et technologique, autant par les Américains que par les Chinois. Il y révèle notamment le témoignage d’une source affirmant que des erreurs ont été produites lors de contrats passés avec la Chine.

Casse sociale et pertes de compétence

Par ailleurs, la branche d’Alstom que va racheter EDF n’est plus la même que celle qui a été vendue. Au moment de la vente, en 2014, le ministre Arnaud Montebourg avait négocié des garanties en matière de création d’emplois. À l’époque, GE faisait miroiter la création de 1 000 emplois sur le site de Belfort, une promesse insérée dans une clause particulière qui prévoit une amende de 50 millions d’euros en cas de non-respect des engagements. De même, Emmanuel Macron, successeur de Montebourg, assurait à l’Assemblée nationale en 2015 qu’il veillerait au respect des engagements de GE.

Dans les faits, ce millier d’emplois n’a cependant jamais été créé. Au contraire, les plans sociaux se sont multipliés sous l’ère GE. Selon le syndicat CFE-CGC, GE a ainsi détruit 3 000 emplois depuis 2014. Les conséquences pour la ville de Belfort sont désastreuses : des commerces qui ferment, des logements vides, une vie sociale qui s’évade. Face à ce constat, l’État a tardé à exiger le paiement de l’amende de 50 millions, censés alimenter un fonds de réindustrialisation (fonds Maugis) pour Belfort.

Les conséquences pour la ville de Belfort sont désastreuses : des commerces qui ferment, des logements vides, une vie sociale qui s’évade.

Cette casse sociale n’est pas sans conséquence pour les performances industrielles. Les compétences perdues sont en effet difficiles à retrouver à court et moyen termes. Ce faisant, nos industries se retrouvent dans l’obligation de sous-traiter ou de délocaliser des productions à des endroits où les compétences sont soit présentes en grand nombre soit moins chères. Ainsi le retour d’une souveraineté industrielle vantée par le gouvernement est peu crédible. Les répercussions pour notre industrie nucléaire sont importantes : les échecs répétés de l’EPR de Flamanville s’expliquent en grande partie par la disparition d’un savoir-faire que le monde entier enviait à la France.

Un cadeau empoisonné pour EDF

Enfin, le choix d’un rachat par EDF interroge, alors que le groupe traverse actuellement une profonde crise. Néanmoins le fournisseur historique d’électricité est l’atout du duo Macron Kohler dans la nouvelle stratégie nucléaire de l’Élysée. Cette stratégie prend racine dans le fameux plan Hercule de scission d’EDF. La création de six nouveaux EPR puis huit autres pour 2050, annoncé par Macron à Belfort, rentre dans cette logique. Reste à savoir si EDF, pressurisé aussi par le dispositif ARENH, a les reins assez solides pour encaisser cette demande. Les financements à mettre en œuvre sont colossaux et la perte de compétence sur le nucléaire est considérable.

NDLR : Pour en savoir plus sur la crise que vit EDF, lire sur LVSL l’entretien de William Bouchardon avec Anne Debrégéas : « Électricité : C’est le marché qui a fait exploser les prix »

Dès lors, le rachat des turbines Arabelle apparaît comme un cadeau empoisonné dont on mesure encore mal les conséquences. Pour Jean-Bernard Lévy, dirigeant d’EDF, cela apparaissait incongru d’aller sur une activité industrielle alors que ce n’est pas son cœur de métier. De plus le PDG d’EDF préfère, selon ses propres dires, se fournir en turbines venues de Chine plutôt que de Belfort. L’État possédant 87% d’EDF, Emmanuel Macron a toutefois réussi à tordre le bras à l’électricien et à conclure cet accord.

Si l’entrée de Rosatom au capital de GEAST fait sens, elle pose de nombreuses questions alors que la Russie est sous le feu des sanctions et subit une mise au ban de l’économie mondiale suite à la guerre en Ukraine.

Par cette opération, EDF devient en effet fournisseur de son principal concurrent, l’entreprise publique russe Rosatom, qui est l’un des premiers clients des turbines Arabelle. De même, Rosatom fait également appel à de nombreuses entreprises françaises, telles que Vinci, Bouygues, Assystem, Bureau Veritas ou Dassault Systèmes. Ces interdépendances, et la nécessité pour EDF que Rosatom continue à acheter des turbines Arabelle, se réglera sûrement par l’entrée de Rosatom au capital de GEAST. Les premières informations, bien que niées par le gouvernement, laisse entendre une prise de participation de 20% pour Rosatom contre 80% pour EDF. Si l’opération fait sens, elle pose de nombreuses questions alors que la Russie est sous le feu des sanctions et subit une mise au ban de l’économie mondiale suite à la guerre en Ukraine. Le secteur de l’énergie, en particulier le gaz et le nucléaire, reste néanmoins exclu des sanctions pour le moment.

Bien sûr, on peut légitimement se réjouir du retour des turbines Arabelle en France pour la souveraineté industrielle du pays. Néanmoins, ce nouvel épisode ne répare pas les dégâts causés durant sept ans à notre filière nucléaire qui poursuit son délitement. En outre, le choix du repreneur est problématique à plusieurs niveaux. Cette concentration verticale fait d’EDF, en grande difficulté financière, un fournisseur de ses propres concurrents. Le fait que d’autres projets de reprise plus pertinents étaient sur la table laisse présager que cette décision répond surtout à une logique court-termiste : effacer la cicatrice de la braderie d’Alstom à l’approche des élections. Une nouvelle fois encore, un coup de communication a visiblement été préféré à un véritable projet industriel.

1848 ou le divorce entre le prolétariat et la bourgeoisie

La République universelle démocratique et sociale – le triomphe, Frédéric Sorrieu, 1848, Musée Carnavalet, Paris.

La « double » révolution de 1848 a posé de manière concentrée un grand nombre de problèmes de la lutte des classes et tout particulièrement la question de l’indépendance du mouvement ouvrier. Alors que le vieux continent est explosif, l’année 1848 marque le moment de la cristallisation des aspirations et intérêts particuliers des travailleurs et de leur violente distinction de ceux de la bourgeoisie, culminant en France dans les affrontements de juin. Depuis, les enjeux politiques soulevés n’ont rien perdu de leur actualité. 

NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.

1830-1848, « le règne des banquiers »

Au début du XIXe siècle en France, la classe capitaliste est à un stade avancé de son développement économique et politique. Après le règne et la chute d’un Bonaparte tout-puissant s’ouvre en 1814 une période de réaction sous la coupe du descendant des Bourbons Louis XVIII, remplacé à sa mort en 1824 par Charles X. Ces monarques, représentants les intérêts des tenants de l’Ancien régime, sont contraints de multiplier les attaques contre les acquis de la révolution bourgeoise sur le plan économique et politique. Ces attaques culminent sous Charles X : suspension de la liberté de la presse, dissolution de la Chambre, restriction du droit de vote… En juillet 1830, lors des « Trois glorieuses », la révolte de la population parisienne renverse Charles X1. Le duc d’Orléans2 Louis-Philippe est proclamé « lieutenant général du royaume », puis roi des Français. Dès lors commence ce que le banquier libéral Laffite, proche du duc d’Orléans, appelle « le règne des banquiers 3 ».

Pris dans [la] contradiction [du déficit public], Louis-Philippe s’est refusé à trahir les intérêts de l’aristocratie financière. La colère de la bourgeoisie industrielle, de la petite-bourgeoisie et de la classe ouvrière s’est accrue avec force.

Pendant les dix-huit années du règne de cette aristocratie financière4, dont le monarque constitutionnel Louis-Philippe garantit les intérêts, la bourgeoisie industrielle affermit son opposition. Représentée en minorité à la chambre, elle prend confiance en ses propres forces au fil des émeutes ouvrières réprimées : en 1832 à Paris, en 1831 puis 1834 à Lyon (la révolte des canuts), en 1839 contre les sociétés secrètes d’Armand Barbès et Auguste Blanqui, toutes écrasées dans le sang. Dans le même temps, l’aristocratie financière use de sa domination politique pour laisser libre cours à ses tractations boursières, ruinant au passage l’État ainsi qu’une myriade de petits capitalistes. Le contrôle de l’État permet à un nombre réduit de banquiers de faire varier les cours selon ses besoins. Une contradiction apparaît : le succès économique de cette classe dépend du déficit de l’État, instrument nécessaire à sa spéculation. Or, ce déficit affaiblit l’État qui, tant qu’elle en a le contrôle, garantit ses intérêts. Sciant la branche sur laquelle elle est assise, l’aristocratie financière place l’État dans un dilemme : accentuer la pression sur les autres classes et notamment la bourgeoisie industrielle, de plus en plus sûre de sa puissance et représentant la majorité des capitalistes, ou réduire le train de vie exorbitant de « l’aristocratie financière ».

Pris dans cette contradiction, Louis-Philippe s’est refusé à trahir les intérêts de l’aristocratie financière. La colère de la bourgeoisie industrielle, de la petite-bourgeoisie et de la classe ouvrière s’est accrue avec force. De grands commerçants sont forcés de se rabattre sur le marché intérieur et la concurrence déséquilibrée suivant leur arrivée dans Paris pousse un grand nombre de commerçants et petits patrons parisiens à la ruine, ce qui explique leur ferveur révolutionnaire. Les conséquences sur les prix, les emplois et les conditions de vie du prolétariat parisien se font rapidement sentir.

Février : la victoire contre la monarchie et l’introuvable compromis

Au sommet de ces tensions et de la pression exercée à la fois sur la bourgeoisie industrielle et par le prolétariat parisien, une insurrection éclate le 23 septembre 1848 à Paris. Effrayé, Louis-Philippe congédie un Guizot haï des libéraux5 et nomme Odilon Barrot pour former un nouveau gouvernement. Cela ne suffit pas à préserver la monarchie. Le conflit déborde dans les rues et des barricades sont montées dans Paris.

Souvenirs des journées de juin 1848. Rue St Antoine, Artiste inconnu, Musée Carnavalet, Paris

Au bout de quelques jours d’affrontements entre le peuple et l’armée et après le désarmement de cette dernière, la monarchie cède la place au gouvernement provisoire de la République. C’est aux travailleurs de Paris, dont le nombre est écrasant par rapport aux autres classes en présence, qu’il faut attribuer la chute de la monarchie.

C’est aux travailleurs de Paris, dont le nombre est écrasant par rapport aux autres classes en présence, qu’il faut attribuer la chute de la monarchie.

Ils sont aussi la classe qui peut aller le plus loin dans le processus révolutionnaire, sans toutefois être suffisamment équipée. En effet, la mise en place du gouvernement provisoire est un premier frein que la bourgeoisie cherche à tout prix à appliquer à la révolution, de peur qu’elle ne remette en cause ses propres intérêts après avoir balayé ceux de l’aristocratie financière. Ce gouvernement ne comporte, sur ses treize membres, que deux représentants du mouvement ouvrier  : Louis Blanc et « l’ouvrier Albert ». Les autres sont issus en majorité de différentes fractions de la bourgeoisie, petite ou grande, à quoi s’ajoute l’opposition réactionnaire partisane de la monarchie (Crémieux, Dupond de l’Eure). Ce gouvernement incarne le compromis, qui se révélera introuvable, entre des classes aux intérêts antagonistes.

C’est ce gouvernement majoritairement issu de la classe possédante qui, le 25 février, sous la pression des ouvriers parisiens encore armés et des barricades encore dressées, proclame la République sous la menace d’une nouvelle insurrection menée par François-Vincent Raspail6. Cette République, imposée par le prolétariat mais conduite par la bourgeoisie7, ouvre un chapitre essentiel de l’histoire de la lutte de classes en France : la contradiction entre bourgeoisie et prolétariat se fait sous la République plus aiguë qu’elle ne l’a jamais été, et les deux classes côte à côte sur les barricades de février suivent dès lors des trajectoires séparées jusqu’à l’affrontement sanglant de juin.

Juin, le choc physique entre deux classes

Portrait d’Auguste Blanqui (1805–1881), homme politique, Amélie-Suzanne Serre, vers 1835, Musée Carnavalet, Paris.

Les travailleurs font partie des vainqueurs de février et se considèrent comme tels. C’est la raison des concessions sociales que la bourgeoisie a dû réaliser en prenant le pouvoir mais dont elle cherchera dès lors à se débarrasser. Sans revenir sur chacun des rognages successifs des conquêtes ouvrières de février, on peut rappeler simplement quelques faits marquants : l’Assemblée nationale nomme une commission exécutive dont les deux représentants du mouvement ouvrier dans le gouvernement provisoire, Albert et Louis Blanc, sont exclus. La République (et non pas la République sociale) est proclamée, et la proposition d’un ministère spécial du travail – revendication défendue par les ouvriers – est rejetée. Les ouvriers envahissent l’Assemblée nationale le 15 mai, le député et comte Alexis de Tocqueville narrant l’événement avec un mépris de classe non dissimulé : « C’est alors que je vis paraître, à son tour, à la tribune un homme que je n’ai vu que ce jour-là, mais dont le souvenir m’a toujours rempli de dégoût et d’horreur ; il avait des joues hâves et flétries, des lèvres blanches, l’air malade, méchant et immonde, une pâleur sale, l’aspect d’un corps moisi, point de linge visible, une vieille redingote noire collée sur des membres grêles et décharnés ; il semblait avoir vécu dans un égout et en sortir ; on me dit que c’était Blanqui. »

À la suite d’une série de réponses provocantes de la bourgeoisie (bannissement d’une partie des travailleurs de Paris en Sologne pour des « travaux de terrassement » qui sont en réalité des expulsions, interdiction d’attroupements…), les ouvriers prennent les armes le 22 juin. L’insurrection rencontre une répression féroce. Sans organisation de masse à sa tête, sans organisation militaire comparable à celle du gouvernement provisoire, les insurgés sont finalement vaincus. Pourtant, l’insurrection de juin est révolutionnaire, au sens où elle révèle au grand jour les intérêts opposés du prolétariat et de la bourgeoisie, faisant dire à Marx que « le voile qui cachait la République se déchirait8 ».

Après 1848 dans toute l’Europe : quelles conséquences sur les luttes d’indépendance nationale ?

En dévoilant les contradictions entre les classes, la révolution de juin a également divisé le mouvement ouvrier, différents meneurs en tirant des conclusions opposées. Dès lors, Blanqui oppose systématiquement les intérêts des deux classes alors qu’à l’inverse, en tâchant de composer avec les institutions de la classe possédante, Louis Blanc constitue l’exemple de ce qui constituera par la suite une tendance à l’alliance de classes. 

Il faut ajouter que 1848 n’est pas une année de rupture spécifiquement française, puisqu’elle trouve des échos par exemple en Autriche. Mais le changement principal engendré par le juin 1848 français sur la politique européenne réside dans l’évolution de la perception des luttes nationales. Quand on aborde l’année 1848, il est indispensable de revenir sur ce chapitre incontournable de l’histoire politique de l’Europe. En effet, en dehors des révolutions proprement prolétariennes, ce siècle est un moment d’effervescence nationaliste. L’expression Printemps des peuples, presque contemporaine de ces événements, révèle bien le caractère général de ce phénomène, mais ne doit pas occulter leurs particularités. Afin de comprendre les rapports entre ces luttes nationales et la lutte des classes, et surtout le basculement dans ces rapports qui s’opère après 1848, il faut revenir brièvement sur leurs contenus respectifs.

Après le congrès de Vienne de 1815, l’Autriche – en fait l’empire des Habsbourg – prend une place centrale en Europe. Metternich, nommé ministre des affaires étrangères puis chancelier impérial, met en place un système politique, diplomatique et policier faisant de l’empire d’Autriche le garant de la stabilité des dynasties européennes. Cet empire n’est lié par aucun ciment national, au contraire. Il est une mosaïque de peuples slaves (Polonais, Tchèques, Slovaques…), latins (Italiens, Roumains…), Allemands, Hongrois, à quoi s’ajoutent plusieurs minorités (Juifs, Bohémiens, Arméniens, Grecs…), n’ayant pas de revendications nationales comparables à celles, par exemple, des Italiens ou des Hongrois. L’unité de l’empire ne tient donc qu’à la domination des Habsbourg, en permanence menacée par les revendications nationales, ce qui explique l’obsession du chancelier Metternich pour ces questions. En effet, la satisfaction des aspirations à l’unité italienne, à un État Hongrois autonome ou à une Valachie indépendante et démocratique signifierait l’éclatement et l’annihilation de l’empire des Habsbourg. De manière analogue, la Russie mais aussi la Prusse sont menacées par les luttes nationales.

Or, ces luttes prennent leur essor au cours du premier dix-neuvième siècle. Risorgimento italien, État hongrois, révolutions successives en Valachie (années 1820 puis 1830), révolte des décembristes en Russie… Sous des formes différentes, des aspirations nationales et démocratiques s’affirment. La ferme répression qui s’abat sur ces vagues successives entre les années 1820 et 1848 confirme l’incompatibilité d’intérêts entre revendications nationales et dynasties régnant sur les empires européens.

Sous des formes différentes, des aspirations nationales et démocratiques s’affirment.

Qu’a changé le 1848 français ? Tout d’abord, même si finalement défait, le prolétariat a montré sa puissance et sa capacité à mener avec détermination la lutte pour sa propre domination politique, donc contre celle de la bourgeoisie. Cette prise de conscience pousse les bourgeoisies européennes à amender leurs propres revendications en s’associant à leurs monarques respectifs plutôt qu’en les combattant. Au moins jusqu’à un certain point, cette nouvelle alliance affaiblit leurs revendications nationales et les contraint à adopter, du moins provisoirement, la voie du compromis.

Dans le même temps, cette reconfiguration des rapports entre une bourgeoisie française aux commandes de la République et les dirigeants des empires centraux fait maturer un peu plus le terreau révolutionnaire européen, en soumettant les revendications nationales à la victoire du prolétariat, ou du moins à la prise en compte de ses intérêts. En d’autres termes, après 1848, il apparaît que tout nouveau soulèvement sera européen, de même qu’il apparaît clairement qu’il opposera capitalistes et travailleurs. Dès lors, peut-on toujours dissocier les luttes nationales de la lutte des classes ?

Une question résolue ?

Le divorce de 1848 est-il définitif ? En effet, il ne semble pas y avoir eu de réel combat commun entre ces deux classes en France depuis février 1848. Au contraire, les oppositions entre les classes n’ont fait que s’aiguiser, jusqu’à des points de rupture dont les observateurs de l’époque n’ont eux-mêmes fait qu’approcher l’ampleur9. Juin 1848 a posé pour la première fois avec ce degré de force et cette clarté le problème de l’organisation indépendante du prolétariat, c’est-à-dire indépendante des intérêts du capital. Depuis, il est dans l’intérêt de la nouvelle classe dominante d’effacer les fractures entre les classes. Les chantres actuels de « l’association capital-travail » ne sont-ils pas les héritiers de Lamartine et de son prétendu « malentendu » ?

Juin 1848 a posé pour la première fois à ce degré de force et de clarté le problème de l’organisation indépendante du prolétariat, c’est-à-dire indépendante des intérêts du capital.

Sous la Ve république, cette volonté conciliatrice atteint un degré extrême, l’histoire de ce régime étant ponctuée par ses tentatives d’intégrer le mouvement ouvrier à ses institutions. N’est-ce pas le sens de l’ultime référendum de De Gaulle, que la mobilisation des travailleurs en défense de leurs syndicats a permis de rejeter10 ? Ou également le sens des tentatives successives, à toutes les échelles, de la « co-construction », c’est-à-dire, très souvent, de l’association des syndicats aux offensives contre les travailleurs11 ?

Le problème est-il réglé aujourd’hui ? Au sommet des organisations ouvrières, la tentation de la co-construction peut être forte. Mais les très nombreuses grèves ayant actuellement cours dans tout le pays, dans tous les secteurs12, à quoi s’ajoutent les nombreux mouvements sociaux d’opposition, soulignent la combativité persistante des travailleurs en France et font mentir les proclamateurs de la fin de la lutte des classes et de la fraternité interclassiste, d’hier comme d’aujourd’hui13.

1 Sur le déroulement des trois glorieuses, voir AGULHON Maurice, « 1830 dans l’histoire du XIXe siècle français », Romantisme, Paris, CDU-SEDES, n° 28-29 « Mille huit cent trente »,‎ 1980, p. 15-27.

2 Les Orléans sont une branche cadette des Bourbons.

3 Laffite conduisant Louis-Philippe à l’Hôtel de ville en 1830, cité par MARX Karl, Les luttes de classe en France 1848-1850, Éditions sociales, 1974, p.38

4 Au XIXe siècle, le capital industriel et le capital bancaire connaissent un essor considérable. La fusion de ces capitaux, c’est-à-dire le rachat du capital industriel par le capital bancaire, constituant le capital financier (sous contrôle des banques) ne débute réellement que plus tard dans le siècle. De fait, nous désignons ici par « aristocratie financière » (terme de Marx) les capitalistes qui contrôlent le capital bancaire, et dont l’essentiel des revenus provient de la spéculation. Cette fraction est minoritaire au sein de la bourgeoisie.

5 Les adversaires de Guizot lui attribuaient la formule, qu’il aurait dite à chaque proposition de réforme électorale : « Enrichissez-vous et vous deviendrez électeurs. » Pour son biographe Gabriel de Broglie, la formule est apocryphe, mais elle nous donne une idée de la manière dont le personnage était perçu par la frange libérale de la bourgeoisie (voir DE BROGLIE Gabriel, Guizot, Perrin, 1990).

6 François-Vincent RASPAIL (1794-1878) : Chimiste de formation, s’implique en politique en particulier à partir de 1830, où il est grièvement blessé sur une barricade côté républicain. Il développe par la suite des conceptions plus proches des aspirations des socialistes, et défend avec ferveur la république sur les barricades de février et juin 1848, avant de se présenter comme candidat ouvertement socialiste aux élections présidentielles.

7 Dans Les luttes de classe en France, Marx rapporte que les ouvriers parisiens auraient proclamé la République sur les murs de Paris avant même la décision officielle du gouvernement provisoire.

8 MARX Karl, ibid, p.65.

9 Pour Marx et Engels, le développement du capitalisme et avec lui des antagonismes entre les classes atteindrait un point où, pour réaliser le profit, les capitalistes n’auraient plus intérêt à investir dans les forces productives (innovations techniques, développement de l’industrie…) mais au contraire dans les forces « destructrices ». Ils divisent ces forces destructrices de la force de travail entre « machinisme » et « argent », le second terme désignant la spéculation. Plus tardivement, Rosa Luxembourg ajoute à la liste la guerre. On peut aujourd’hui s’interroger : l’usage qui est fait des outils numériques (et non pas ces outils eux-mêmes), par exemple comme support de « l’uberisation », n’est-il pas un moyen de destruction de la force de travail, en en baissant le coût ?

10 En 1969, en réaction au soulèvement de l’année précédente, de Gaulle tente un référendum pour achever le processus d’intégration des syndicats à l’appareil d’État. Appuyées sur un fort mouvement de contestation de la classe ouvrière (et dans une moindre mesure, la crise de la bourgeoisie, elle-même divisée sur la question), les confédérations FO puis CGT appellent à voter non au référendum.

11 Cela n’empêche pas que la lutte de classe permette des victoires, y compris dans le cadre de la Ve République, seulement que l’outil de cette lutte – le syndicat – est dans une situation contradictoire.

12 En ouvrant l’hebdomadaire ouvrier La Tribune des Travailleurs daté du 8 décembre 2021, on trouve des récits de grèves en cours à Leroy Merlin, Decathlon, Lactalis, Auchan, l’APHP, les personnels de Mayenne, Renault Flins, le lycée Brossolette à Villeurbanne, les cheminots du Val-d’Oise…

13 Notons que certains capitalistes ne s’embarrassent pas à cacher cette opposition. C’est le sens de cette célèbre formule de Warren Buffet :« Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. » (CNN, 2005)

Jérôme Sainte-Marie : « Il y a un choc de dépolitisation »

Déjà l’auteur de Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme en 2019, Jérôme Sainte-Marie publie un nouvel ouvrage aux éditions du Cerf : Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée. Là où son premier livre filait la métaphore entre notre époque et les événements décrits par Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, le second prend Gramsci pour guide afin de mieux comprendre la cartographie exacte d’un bloc populaire qui peine à advenir. Dans cet entretien, nous revenons avec lui sur la polarisation de la société française en deux blocs antagonistes, sur le concept de vote de classe, sur l’anesthésie du corps social provoquée par la pandémie ou encore sur les implications de la crise d’hégémonie actuelle. Entretien réalisé par Antoine Cargoet et Léo Rosell.

LVSL – Votre précédent livre était consacré à l’analyse du bloc élitaire. En miroir de la description de cette première force sociale, vous proposez l’idée d’un « bloc populaire ». Pouvez-vous revenir sur sa cartographie exacte ?

Jérôme Sainte-Marie – J’ai eu envie d’écrire ce livre pour deux raisons. Tout d’abord, Bloc contre bloc s’intéressait, malgré son titre, essentiellement à ce bloc élitaire dont le pouvoir actuel est l’émanation. Il me semblait donc important de travailler cette fois-ci sur l’autre bloc déjà évoqué : le bloc populaire. Une autre motivation tenait davantage au fait de redresser les interprétations sauvages de la notion de bloc, souvent confondu avec une alliance électorale ou avec les classes sociales elles-mêmes. Beaucoup utilisaient le terme de « bloc populaire » comme un simple synonyme des classes populaires. Or, le bloc est une construction essentiellement politique, qui reproduit le cadre du « bloc historique » théorisé par Antonio Gramsci.

Tout bloc historique comporte trois strates : une strate sociologique, une strate idéologique, une strate politique. Il comporte donc bien une fondation sociologique, étant donné qu’il s’agit d’un groupe de classes sociales dirigé par une fraction de l’une de ces classes. Pour le bloc élitaire, c’est l’élite financière appuyée sur la classe managériale et sur une partie des retraités, ce qui fait à peu près 25 % de la population et constitue ainsi une base sociale suffisante pour accéder au second tour, pour prendre le pouvoir et l’exercer efficacement dans un cadre relativement démocratique.

S’agissant du bloc populaire, la strate sociologique est très simple à définir. Il s’agit des ouvriers et employés. À elles deux, ces catégories forment 47 % de la population active. On peut leur ajouter une large partie des petits artisans et commerçants, souvent largement précarisés, qui sont formellement indépendants mais qui sont en vérité externalisés par rapport au système d’exploitation capitaliste. Karl Marx lui-même ne réduisait pas l’exploitation au seul prolétariat salarié, en témoigne l’exemple des canuts lyonnais dans les années 1830, lesquels avaient un statut indépendant mais étaient prisonniers d’une chaîne de production et de rapports d’exploitation effroyables. Les situations professionnelles actuelles créées par l’uberisation ne sont, au demeurant, pas très différentes.

« Tout bloc historique comporte trois strates : une strate sociologique, une strate idéologique, une strate politique. »

Deuxièmement, la construction idéologique de ces classes se fait essentiellement en opposition au progressisme – dont on peut considérer le macronisme comme une émanation – parce qu’elles sont les premières à subir les effets de la mondialisation, qui se traduisent essentiellement par une augmentation des délocalisations et des flux migratoires. Ceux-ci engendrent une exacerbation de la concurrence, notamment sur le marché du travail et du logement.

Au niveau politique, à l’heure actuelle, c’est sans doute le Rassemblement national (RN) qui est le mieux parvenu à se placer comme débouché électoral des catégories populaires. C’est un constat qui se déduit de l’observation des sondages et de la géographie électorale. Ce bloc populaire demeure cependant inachevé, dans la mesure où il lui manque certainement une volonté consciente pour poursuivre sa construction. Le Parti communiste, à l’époque de Gramsci, avait la claire ambition de construire ce qu’il appelait un bloc ouvrier et paysan. Il n’y est pas complètement parvenu même s’il s’en est largement approché.

Le paradoxe de la situation actuelle tient au fait que, face à la très grande cohérence idéologique du bloc constitué autour d’Emmanuel Macron, se trouve un bloc qui a une sociologie populaire mais dont l’idéologie est avant tout nationaliste, laquelle nie ontologiquement l’existence des classes sociales. C’est l’un des vices cachés, pourrait-on dire, de ce bloc populaire.

LVSL – Quelle est, aujourd’hui, la réalité du concept de vote de classe ?

J. S.-M. – Après des décennies passées à nier l’existence des classes sociales et, partant, celle du vote de classe, on en vient à réutiliser ces termes. Mais, après une telle éclipse de la pensée marxiste, on les emploie souvent en dépit du bon sens. De la même manière qu’un conflit, qu’un mouvement, qu’une grève n’est pas nécessairement une lutte de classes, un simple alignement électoral ne peut pas se confondre avec un vote de classe. L’alignement électoral n’est pas une notion marxiste, c’est une évidence que connaissent bien les praticiens de la science politique : le vote est en grande partie déterminé par les intérêts matériels, et on ne procède pas aux mêmes choix électoraux à Aubervilliers et dans le 16e arrondissement. Pierre Martin a par exemple beaucoup écrit sur la propension régulière de certains groupes socio-professionnels à voter pour des formations politiques données. Par exemple, le vote des professions libérales pour la droite et celui des professeurs de l’Éducation nationale pour la gauche sont des alignements électoraux.

On parle de vote de classe quand s’exprime un vote clairement déterminé par la situation sociale au sens non pas seulement du niveau des revenus mais aussi de leur origine, ce qui constitue un déterminant majeur de la définition d’une classe sociale. Marx différencie par exemple le salaire, la rente et le profit. Le manque de solidarité des travailleurs pauvres du public pour les gilets jaunes a ainsi eu pour équivalent le manque de solidarité des travailleurs pauvres du privé pour ceux du public lors du mouvement contre la réforme des retraites. À niveau de revenu égal, l’origine de celui-ci pèse donc largement.

Qui plus est, pour qu’il y ait vote de classe, celui-ci doit être construit politiquement. Les gens vont voter pour une formation politique parce qu’ils appartiennent à un milieu social donné, mais il faudrait encore qu’ils votent en ayant conscience de le faire parce qu’ils appartiennent au milieu en question. On trouve ainsi une expression chimiquement pure du vote de classe au sein de la classe managériale. Lorsque les cadres votent pour La République en Marche, la plupart sont conscients de le faire parce qu’ils sont cadres et parce qu’ils veulent que les valeurs portées par leur monde social soient les valeurs dominantes. C’était l’objectif des partis communiste et socialiste autrefois : ils voulaient que les ouvriers votent pour eux en sachant que les formations politiques en question visaient à établir leurs valeurs comme valeurs dominantes et comme justification ultime de la société.

« Le vote de classe exprime des intérêts matériels et une vision du monde. »

Or, et c’est le paradoxe, il y a aujourd’hui un alignement électoral du vote d’une grande partie des ouvriers, des employés et des petits indépendants sur le courant nationaliste, qui ne prend pas pour autant le tour d’un vote de classe en ceci qu’il n’est pas voulu comme tel. L’autre vote de classe qui perdure, c’est celui de la fonction publique pour la gauche. Cette famille politique est certes divisée mais elle n’est pas à un niveau cumulé tellement inférieur à celui de 2017, en réalité. Elle est réduite à un gros quart de l’électorat français, lequel comprend de larges pans des fonctionnaires, essentiellement des catégories A et B. C’est l’illustration que le vote de classe exprime des intérêts matériels et une vision du monde.

LVSL – Vous disiez du Parti communiste qu’il avait durant des décennies assumé une fonction de représentation et de formation des classes populaires. Comment expliquez-vous qu’il ne joue plus ce rôle aujourd’hui ?

J. S.-M. – En parallèle des circonstances historiques, de l’évolution du mouvement communiste international et d’un déclin idéologique dont on peut dater l’origine à 1956, il y a eu une volonté interne du Parti communiste français comme du Parti communiste italien, avec les mêmes effets de mettre en œuvre une normalisation de son fonctionnement. Tout ceci a été décrit de manière chirurgicale par Julian Mischi : une série d’abandons conceptuels est allée de pair avec une désouvriérisation progressive du Parti communiste. Il faut bien sûr ajouter l’expérience de l’exercice du pouvoir aux côtés du Parti socialiste. L’accompagnement des restructurations industrielles, du libre-marché européen et des privatisations ont fait que le Parti communiste n’est plus du tout apparu comme un bouclier pour les catégories populaires.

Il faut encore considérer la montée des classes moyennes éduquées au sein du Parti. Par leur formation et leur vision du monde, elles se sont senties très proches du reste de la gauche, ce qui s’est traduit par une montée de la prise en charge des questions sociétales qui parlaient relativement peu aux catégories populaires. Tant les changements économiques que la modification de la structure sociale et les évolutions idéologiques ont provoqué une désaffiliation croissante des ouvriers et des employés vis-à-vis du vote communiste, renforçant ainsi une dynamique d’autodestruction du parti des travailleurs.

LVSL – Vous écrivez que « la dialectique du conflit a été plutôt bénéfique au pouvoir d’Emmanuel Macron ». La mise en œuvre d’une politique de classe assumée a-t-elle été mise en sommeil par la pandémie ? Sera-t-elle, à votre avis, réactivée ?

J. S.-M. – Emmanuel Macron a profité de certaines crises lors desquelles il a pu consolider un bloc élitaire somme toute assez fragile parce que très récent, dans la mesure où sa construction véritable remonte à 2016-2017. Lors de la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron a pu s’affirmer, d’une certaine manière, comme le chef du parti de l’ordre. La proximité avec ce qu’écrit Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte est à cet égard absolument fascinante. Cette logique conflictuelle est apparue au début du quinquennat de Macron, qui est marqué par une tension sociale inédite depuis au moins les années 1970. Une telle conflictualité ne se réduit d’ailleurs pas au seul mouvement des gilets jaunes.

Cette politique de la tension, qui résulte d’un ambitieux projet de transformation sociale, a tout de même un gros inconvénient : certes, elle renforçait conjoncturellement le bloc élitaire, mais en retour, elle renforçait aussi puissamment le bloc populaire. Nous avons ainsi assisté à une certaine prise de conscience d’elles-mêmes par les catégories populaires. C’est apparu clairement au moment du mouvement des gilets jaunes, avec une sorte de prise en charge des classes populaires par elles-mêmes, contre les vieux appareils politiques ou syndicaux. Cette dialectique rendait de plus en plus intenable la position des forces intermédiaires porteuses du projet social des classes moyennes, c’est-à-dire la gauche et la droite qui n’arrivaient pas à se situer par rapport au macronisme et qui, après s’être abstenues lors du vote de confiance au gouvernement en juillet 2017, prenaient un grand soin à ne pas se mêler aux divers mouvements sociaux, exception faite de l’opposition à la réforme des retraites. En effet, dans ce cas précis, la fonction publique était directement touchée, raison pour laquelle la gauche s’en est emparée.

« La dynamique vitale du bloc élitaire le pousse à renforcer en permanence son antithèse. »

Cette conflictualité sociale était produite de manière inéluctable par un bloc élitaire seulement capable de se perpétuer en poursuivant un projet de réforme. La dynamique vitale du bloc élitaire le pousse à renforcer en permanence son antithèse. Nous avons ainsi assisté à la construction par elle-même d’une force antagoniste à la puissance d’un bloc élitaire à l’idéologie europhile, libérale, de transformation de la société et qui assumait totalement le pouvoir révolutionnaire de la bourgeoisie décrit par Karl Marx. En face, un mouvement de défense se construit à travers la valorisation de l’exact inverse, soit le cadre national, la stabilité, la conservation et la préférence pour l’utilité sociale par rapport à la réussite individuelle. Un dualisme s’installe.

« Plutôt qu’à une crise des élites, on a assisté à une forme d’anesthésie des tensions sociales. »

Tout cela valait essentiellement pour les trois premières années du quinquennat, et était particulièrement apparent au moment où j’écrivais Bloc contre bloc. La crise du Covid-19 a produit un effet assez inattendu que je n’avais pas anticipé : plutôt qu’à une crise des élites, on a assisté à une forme d’anesthésie des tensions sociales.

LVSL – À ce sujet justement, l’hebdomadaire Marianne consacrait récemment un dossier à « La France qui s’en cogne ». Comment analysez-vous la situation politique à l’aune du « choc de dépolitisation » que vous décrivez engendré par le Covid-19 ?

J. S.-M. – Il y a un choc de dépolitisation parce qu’il y a eu une période d’ultra-politisation au début du quinquennat. Ces tensions sociales ont engendré une ouverture du débat politique comme jamais auparavant. Ce n’est pas parce que les gens vont moins voter, par ailleurs, qu’ils sont moins politisés, surtout s’agissant des élections intermédiaires. La société était en ébullition avant l’arrivée du Covid. La pandémie a provoqué un isolement des individus par rapport au collectif. Chacun a été ramené à sa peau, à sa santé, à lui-même et à son plus proche entourage. Or, l’individualisation et la transformation des enjeux ont été accompagnées par un arrêt des réformes. Ce bloc populaire n’étant pas construit par une volonté politique très claire, y compris – voire surtout – par la force politique qui en bénéficie le plus, il est très dépendant de la dynamique du bloc élitaire pour se construire. Les réformes étant suspendues, il n’y a plus d’urgence à se mobiliser. Il y a une forme de dévitalisation de la contestation.

« Un keynésianisme sanitaire a été mis en place. »

Enfin, on pourrait dire qu’un keynésianisme sanitaire a été mis en place, avec des dépenses invraisemblables qui, loin d’être à mon sens le retour de Keynes, sont au contraire le préambule à la destruction définitive du système social qui adviendra au cours des prochaines années, avec l’argument suprême de la dette publique à l’appui. C’est une victoire à la Pyrrhus pour les défenseurs du keynésianisme et ceux qui croient que le Covid est l’amorce d’un retour à la nation : ce sera exactement l’inverse.

Tout ceci a anesthésié la contestation du noyau dur des gilets jaunes qui ont, de fait, reçu beaucoup d’argent. Plus exactement, la plupart des salariés ont en tout cas eu l’impression que l’État faisait le nécessaire pour qu’ils n’en perdent pas. Les retraités, qui ne sont pas tous prospères et qui ne sont pas tous de fervents soutiens du bloc élitaire, n’ont pas perdu un seul euro. Tout ça a été permis par l’emprunt et donc, en dernière analyse, par l’exécutif, aux décisions duquel tout un pays paraît suspendu.

LVSL – Vous dites que ce bloc populaire se construit en réaction, en quelque sorte en négatif du bloc élitaire. En quoi est-ce une limite à la constitution d’un bloc populaire capable de remporter des victoires politiques ? Comment permettre à ce bloc populaire de se définir de façon positive ?

J. S.-M. – Cela me fait penser à l’ouvrage d’un auteur que j’admire, à savoir l’ouvrage de Christophe Guilluy, Le temps des gens ordinaires. Il est vrai que dans l’agenda politique et médiatique, les classes populaires et leurs valeurs ont retrouvé, enfin, droit de cité, alors qu’on s’était acharné durant des décennies à nous faire oublier que la société reposait sur un travail essentiellement salarié très mal rémunéré. Le Président de la République lui-même a dû reconnaître l’importance de ces gens et le fait que la société ne pourrait pas tenir sans eux. Il y a, si j’ose dire, un succès d’estime des classes populaires, en même temps qu’il y a un manque de direction autonome desdites classes.

LVSL – Justement, la distinction qu’opère Gramsci entre victoire culturelle et victoire politique permet bien de saisir cette situation, étant donné qu’il manque selon vous une articulation entre cette victoire culturelle constatée et une victoire politique qui ne semble pas advenir…

J. S.-M. – Si je m’inspire de la grille d’analyse gramscienne, cela ne signifie pas pour autant que je reproduis la lecture fréquemment faite de ces théories. On a ainsi souvent réduit Gramsci – et pas seulement à droite – à cette notion un peu simple selon laquelle la victoire culturelle précède la victoire politique, ou encore que le pouvoir se prend par les idées. Si Gramsci n’avait raconté que cela, j’espère qu’on l’aurait oublié depuis longtemps. D’autant que nous avons sous les yeux la démonstration d’un phénomène inverse : Emmanuel Macron a pris le pouvoir sans avoir remporté la lutte hégémonique. Il est à 24 % au premier tour et c’est au sein de son électorat que la proportion de gens le choisissant par défaut est la plus importante.

« Nous sommes face à une crise d’hégémonie depuis 2017. »

Toutes les crises qui ont suivi l’élection présidentielle tiennent au fait que, dans le cas de Macron, la victoire politique a précédé la victoire culturelle. Il se heurte à un pays qui n’adhère pas à ses valeurs et à sa vision du monde. Nous sommes face à une crise d’hégémonie depuis 2017. Rien n’est plus faux que de croire que la victoire culturelle aurait précédé la victoire politique. Le jeu des institutions, qu’aucun auteur marxiste – à commencer par Marx lui-même – n’a jamais négligé, a pesé de tout son poids. En raison du fonctionnement institutionnel, les Français se sont retrouvés face à deux options politiques qui leur paraissaient toutes les deux insatisfaisantes, l’une l’étant davantage que l’autre.

Retenons qu’on ne comprend rien à la crise politique française si l’on oublie que Macron a pris le pouvoir sans avoir remporté la victoire idéologique. Il a proposé une solution alternative efficace aux catégories dominantes sans convaincre les autres. C’est pour cette raison qu’il a fait l’objet d’un rejet allant beaucoup plus loin que la simple impopularité : la mise en place d’un projet « progressiste » a été vécue comme une violence insupportable, pas seulement économique et financière mais aussi culturelle. Nous sommes dans une situation où l’on note une série de victoires culturelles pour les classes populaires, dans la mesure où leur rôle économique est enfin reconnu. On a bien vu qui faisait réellement tenir le pays lors de la pandémie, cependant que la crise des gilets jaunes avait déjà rappelé à tous l’importance des questions d’inégalités de revenus.

« Sans prise de contrôle de l’appareil d’État, rien d’important ne peut arriver. »

La situation actuelle paraît inversée par rapport à celle de 2017 en ceci qu’il y a une prise de conscience du caractère profondément inégalitaire de la société française, du rôle crucial des catégories populaires et de la légitimité de leurs attentes, du fait qu’on ne peut plus les stigmatiser en « beaufs » comme auparavant. Mais malheureusement, il n’y a pas de formule politique qui s’impose et il n’est pas exclu que cette victoire culturelle relative soit suivie d’une défaite politique massive. Si l’on considère les sondages au moment où nous parlons – sachant qu’ils ont changé et qu’ils changeront encore –, ils donnent la plupart du temps au second tour Valérie Pécresse et Emmanuel Macron. Comment mieux illustrer le fait qu’une victoire culturelle relative n’aboutit pas nécessairement à une victoire politique réelle ? Or, sans prise de contrôle de l’appareil d’État, rien d’important ne peut arriver.  

Jérôme Sainte-Marie

Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée.

Les éditions du Cerf, 2021

208 pages

20 €

« Les Français ont envie de se réconcilier » – Entretien avec Arnaud Zegierman et et Thierry Keller

À l’occasion de la sortie de leur nouvel ouvrage Entre déclin et grandeur, Regards des Français sur leur pays, le sociologue fondateur de l’institut ViaVoice, Arnaud Zegierman, et le fondateur du média Usbek & Rica, Thierry Keller, ont répondu à nos questions. Leur enquête s’intéresse à la fois à la vision que portent les Français sur les évolutions du pays et à leurs aspirations pour le futur. Les auteurs analysent ainsi les opinions collectives au prisme des notions de grandeur et de déclin, largement investies par nos politiques. Discutant les résultats de leurs investigations, Arnaud Zegierman et Thierry Keller mettent en avant les préoccupations réelles des femmes et hommes qui habitent et travaillent en France, bien loin des agitations identitaires abondamment relayées par les médias. Ils refusent de croire à une société plus individualiste, puisque selon eux, malgré toutes les difficultés rencontrées au quotidien, les Français ont envie de se réunir. Ce livre nous engage à construire notre avenir dans l’apaisement et l’entendement lucide des réalités ordinaires. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud.

LVSL  – Vous avez intitulé votre livre Entre déclin et grandeur, en tordant très vite le bras à la fois à celles et ceux qui se gargarisent d’être dans un grand pays et à celles et ceux qui le rapetissent. On a l’impression que vous déconstruisez les concepts de grandeur et de déclin, et que votre livre se destine à donner à voir un pays plus complexe. Était-ce une intention ou bien est-ce que cela a plutôt été la finalité logique de votre enquête ? 

Arnaud Zegierman Nous avons mis nos capteurs un petit peu partout sur l’opinion publique en essayant de retranscrire ce que cela voulait signifier, et non en s’en servant pour développer une idéologie.

Thierry Keller Il y avait l’idée de poursuivre notre réflexion sur l’identité nationale, entamée en 2017 avec notre premier livre, Ce qui nous rassemble. Ce second ouvrage part d’une critique patriotique de la grandeur, ou plus exactement de la posture derrière la grandeur, ce que l’on appelle dans notre bouquin « la pompe ». Et puis finalement, nous avons aussi travaillé sur le déclin en comprenant, par notre enquête, que les deux formaient ensemble une dialectique.

A.Z. Tout à fait, et d’ailleurs je n’en reviens toujours pas de ce diagnostic. Je me surprends tous les jours à rappeler le contenu de ce livre, ce que pensent les Français. Cela semble totalement déconnecté du débat public alors que c’est analysé sur des bases scientifiques, contrairement à de nombreux éditorialistes qui ne se fondent sur rien. On peut ne pas être d’accord avec l’opinion publique, ce n’est pas grave, mais il faut partir de la réalité. La France n’est pas du tout au bord de la guerre civile…

LVSL  – Sur le déclin, vous dites que l’anxiété des personnes prend souvent le dessus sur leur bien-être objectif et que c’est cela qui nourrit le sentiment de déclin. Pourquoi une telle anxiété aujourd’hui chez les Français et sur quelles thématiques se construit-elle ? Sur son devenir économique et social, son devenir démocratique, sur son devenir identitaire ?

A.Z. Il y a deux dimensions. Il y a d’abord ce que l’on a appelé le service-client. Nous avons tous été habitués par Orange, Amazon, et d’autres grandes entreprises privées, à avoir une réponse rapide et efficace dès lors que l’on a un problème. Votre wifi ne fonctionne plus ? Orange gère. Vous n’avez pas reçu un colis ? Amazon gère. Cela ne va pas donner des heures de hotline. Dans votre quotidien de citoyen, les heures de hotline, c’est avec l’Urssaf… Un problème de deal en bas de chez vous ne se règle pas du jour au lendemain. Si vous avez perdu votre emploi, Pôle emploi ne va pas vous en retrouver un dès le lendemain. Si votre enfant a des problèmes de harcèlement scolaire, vous allez ramer avant de trouver le bon interlocuteur qui pourra résoudre le problème. Tous ces aspects sont compliqués. Il y a un service-client défectueux pour les choses du quotidien qui donne un sentiment de déclin aux Français, un sentiment que l’État n’a pas la réponse pour cela. Cette première dimension, ce sont les choses à réparer. La deuxième dimension, c’est le long terme, la perspective. Qui parle du long terme aujourd’hui ? On en parle un peu avec l’écologie, car cela nous angoisse. Mais est-ce qu’il existe une volonté, un projet qui ne s’appelle pas France 2030, avec une dénomination plus emballante, et qui nous dit où l’on veut aller, quelque chose qui permet de fédérer ?

Donc nous avons à la fois des problèmes au quotidien et une absence de perspectives de long terme. Malgré ça, les Français font une analyse très positive du pays : 80% d’entre eux se sentent bien en France, pour 82%, la vie y est agréable, pour 88%, nous sommes chanceux de vivre en France, sept Français sur dix estiment que la France fait envie. Ce ne sont pas des diagnostics de déclin, mais au contraire d’un pays qui vit une forme de déclassement, une angoisse de l’avenir. Mais il ne faut pas se tromper d’analyse. Ce n’est pas un pays qui se pose des questions identitaires fondamentales, ça, c’est le discours ambiant.

T.K. J’ajoute qu’il y a peut-être un sujet autour de l’État, dont on peut dire, de façon surprenante, qu’il bénéficie d’une nouvelle hype (regardez les bouquins de Gilles Clavreul ou Juliette Méadel, ou même de François Hollande, qui traite beaucoup du sujet). Pourtant, l’État n’est clairement pas glamour, ce n’est pas ce qui fait un buzz. Or, il y a un présupposé dans ce pays depuis le colbertisme sur le fait que l’État doit veiller sur nous. Les essais sur l’angoisse et les malheurs de la France, publiés par dizaines, tournent autour du rôle de l’État sans jamais vraiment l’assumer. Les citoyens réclament plus d’État et s’estiment « mal servis au guichet ». C’est ce que nous appelons, avec pas mal de précaution, le service-client. À l’ère du service-client numérisé, il y a une différence de traitement nette entre Netflix et l’Urssaf. Et ce hiatus crée du ressentiment.

Entre déclin et grandeur. Regards des Français sur leur pays, aux Éditions de l’Aube.

LVSL  – Vous mettez aussi en relief (p.68) une forme de sentiment d’abandon de l’État. Pourtant, si l’on regarde le dans le baromètre de la confiance politique de février, les Français expriment encore globalement une confiance dans les institutions et l’État qui incarnent la protection et le soin. Alors sur quoi se fonde précisément ce sentiment d’abandon que vous soulevez pour votre part dans votre livre ?

A.Z. Sur le sentiment d’abandon, il y a plein d’enquêtes. Elles parlent de défiance. Mais aujourd’hui, la plupart des Français ont bien conscience que l’État a été là pendant la crise sanitaire, l’hôpital a répondu présent, les tests PCR étaient gratuits. Cependant il y a une défiance envers les politiques et certaines autres institutions autour de l’État. Lorsque l’on creuse, on s’aperçoit que c’est une défiance par méconnaissance. C’est souvent une posture. Dans le cadre d’entretiens approfondis, les Français sont d’abord critiques, puis, évoluent vers davantage de nuances.

Lors d’une étude que nous avions réalisée chez Viavoice, nous avons vu que les Français méconnaissent le coût réel d’un cancer : 70% des sondés sous-estiment de beaucoup ce coût. C’est parce que lorsque vous allez à l’hôpital, vous sortez votre carte vitale et non votre carte bleue. Nous n’avons pas immédiatement conscience de ce que l’État-providence fait pour nous. Il faut y réfléchir. Lorsqu’on fait des focus group, des entretiens collectifs de personnes pendant deux-trois heures, au départ ils sont très sceptiques, mais petit à petit, vous vous rendez compte qu’ils ont conscience que l’on est dans un pays protecteur. Spontanément, on peut se dire que cela ne va pas, mais, avec du recul, on se rend compte qu’on est soigné gratuitement. Le problème, c’est qu’on ne parle pas assez de cela. Du coup, la question qui nous semble importante est plutôt : qui sera à même de défendre un système aussi bienveillant s’il est attaqué un jour sur ses fondamentaux ?

T.K. L’une des explications, peut-être, de la défiance globale envers l’État et de son attractivité simultanée, ce sont toutes les théories du care. Il y a une hypothèse à développer autour de la nouvelle rhétorique de gauche qui a épousé le care, croyant bien faire, mais qui a « anglo-saxonnisé » sa vision de l’intérêt général. On est passé du traitement collectif au traitement individuel des problèmes. Résultat, chacun s’estime floué. Je pense que c’est une erreur politique de penser que l’État peut être dans le care.

Arnaud Zegierman : « Notre ligne consiste à dire que la recherche de grandeur est un fantasme qui nous paralyse et nous empêche de penser notre avenir. Notre glorieux passé devient un poids, il pèse sur nos ambitions. »

LVSL  – Pour vous, le sentiment de déclin est profondément lié à une grandeur passée fantasmée mais aujourd’hui déchue. Pourtant, intuitivement, on pourrait penser que cette grandeur, certes peut-être fantasmée à certains égards, « surenchéri » pour reprendre vos mots (p.166), permettrait au contraire d’atténuer le sentiment de déclin. Pourriez-vous revenir sur cette relation de causalité surprenante et que vous analysez longuement ?

A.Z. Le fantasme de notre grandeur exacerbe notre sentiment de déclin. Lorsque vous avez le sentiment qu’il y a encore peu de temps, la France était au centre du monde, vous avez du mal à admettre qu’elle ne parvienne pas à régler certains problèmes de votre quotidien ! Mais en fait, la grandeur de la France remonte à très loin… Notre ligne consiste à dire que la recherche de grandeur est un fantasme qui nous paralyse et nous empêche de penser notre avenir. Notre glorieux passé devient un poids, il pèse sur nos ambitions. On préfère se complaire dans notre passé plutôt que de réfléchir aux chemins d’avenir. On choisit de se remémorer continuellement les mêmes vieilles histoires plutôt que d’en inventer de nouvelles ! Il faut reconnaître qu’inventer est aussi plus compliqué. Sur ce point, nous ne sommes pas en phase avec ce que pensent la grande majorité des Français qui, dans l’étude réalisée pour ce livre, se montrent au contraire très attachés à la notion de grandeur. 

T.K. Pour tirer le fil, la France, c’est 1789, pas le Danemark ! Il n’est pas question de remettre en cause l’héritage, mais d’appeler au calme sur la fausse grandeur. Nous rappelons que cette grandeur a toujours été, historiquement, liée à la conquête de la terre et à la guerre. C’est très compliqué de parler de grandeur sans bataille, sans conquête, sans épopée. De ce point de vue là, notre livre peut sembler très peu romantique, et nous l’assumons. Notre leitmotiv, c’est de nous demander si la France peut devenir un pays non pas normal, banal, moyen, mais un pays qui en finit avec un romantisme qui l’empêche de réfléchir et d’avancer. 

A.Z. Thierry paraphrase souvent Paul Valéry avec une phrase lourde de sens et de justesse : « La France avance vers le futur à reculons ». Nous nous référons à un passé rempli de guerres. Aujourd’hui, les agents secrets font la guerre à notre place. Et il ne s’agit pas d’être naïf et de croire à un monde pacifié, nous ne sommes pas du tout anti-militaristes. Il existe aujourd’hui de très grands dangers, mais il y a de quoi être fier de cette époque plus pacifiée et libre, c’est ça notre grandeur ! C’est ça le résultat des grandes batailles historiques. Même si la paix, c’est moins lyrique qu’une épopée. 

T.K. Le de Gaulle de la période 1962-68 savait bien que, comme Churchill avant lui, il était plus compliqué de gouverner en temps de paix. La DATAR avait “moins de gueule” que de se réfugier à Alger pour construire la riposte depuis les colonies. Mais c’est notre lot que de regarder devant et pas toujours derrière. D’ailleurs, notre enquête montre bien que les anciens regrettent moins le passé que les jeunes car ils ont de la mémoire et savent que c’était moins « cool ». Notre livre a une volonté : celle de retourner au réel. 

LVSL – Vous analysez que le discours ambiant autour du déclinisme, qui constitue par ailleurs un business, a tendance à produire une forme de sortie du politique, car s’il fonctionne commercialement, il ne passionne pas politiquement, au contraire. Qu’en est-il à l’inverse du discours sur la grandeur, produit-il la même chose ou au contraire une forme d’élan politique ? 

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838), homme d’État et diplomate français ©WikimediaCommons

T.K. Je dirais qu’il produit de la désillusion. Le discours sur la grandeur est un fantasme. Les déclinistes, comme les militaires de la fameuse tribune, s’en servent pour réclamer au retour à l’ordre, sous leur autorité évidemment. Quant aux détenteurs du pouvoir, ils agitent la grandeur pour dire qu’avec eux tout va bien. C’est absurde dans les deux cas. Pourquoi ne pas préférer la modestie ? Nous nous sommes beaucoup inspirés d’un article écrit par Jean-Louis Bourlanges dans la revue Pouvoir il y a moins d’un an, à l’occasion d’un numéro sur de Gaulle. Bourlanges oppose l’école de la grandeur à l’école de la modestie. Dans la seconde, on retrouve tous les soi-disant losers de l’Histoire de France, comme Talleyrand, qui rêvait que le rayonnement de la France se fasse par sa culture et son génie et non par une volonté de débordement. Mais finalement, c’est toujours l’école de la grandeur qui l’emporte, et l’on parle de l’école de la modestie un peu comme un groupe de rock qui n’aurait pas percé. Toute proportion gardée, Valéry Giscard d’Estaing, qui n’est pas de notre culture politique, avait lui aussi tenté une rhétorique de la modestie en rappelant que la France était une puissance moyenne. Mais c’est un crime de lèse-majesté que de dire cela. Moyenne, c’est terrible pour les Français. 

A.Z. Et ce n’est pas la réalité d’ailleurs. Si nous étions une nation moyenne, nous serions la 100ème puissance mondiale. Nous sommes encore dans les dix premières puissances. Il ne s’agit pas d’accepter fatalement une forme de déclassement mais de dire que si nous voulons être conforme à la philosophie française initiale, il nous faut arrêter de regarder un passé fantasmé, en guerre, et qui n’est pas en adéquation avec le monde d’aujourd’hui. À la fois par rapport aux nouvelles formes de concurrence et par rapport à ce que veut réellement la population : être tranquille et en paix. Encore une fois, cela n’exclut surtout pas l’ambition et l’inventivité. Ce sont même des pré-requis.

Thierry Keller : « La France de la carte vitale, la France des barbecues. Il y a une forme d’affrontement, à bas bruit, entre nos identités numériques et notre identité charnelle. »

LVSL – Vous reprenez ensuite le concept « d’archipelisation » de la France de Jérôme Fourquet. Mais vous dîtes que finalement, les Français n’ont pas envie d’appuyer ce morcellement mais de se réconcilier, de « construire du commun » dites-vous. Si ceci est réellement ce que pensent les Français, qu’est-ce qui fait que certains commentateurs politiques attestent de l’inverse, c’est-à-dire que la fragmentation se renforce ? 

T.K. Je pense que l’on a mal mesuré, en France, l’effet déflagrateur de la civilisation numérique sur un vieux pays analogique comme le nôtre. Nous sommes la France de Johnny Halliday et de Victor Hugo. On se rassemble, on se mélange, lors de grands moments de catharsis collectives : la Libération, Mai 68, une victoire en Coupe du Monde. Ce sont des événements profondément analogiques, c’est-à-dire low-tech. Internet et les réseaux sociaux n’ont pas la même influence dans un pays qui n’est pas spontanément politique que lorsque cela se passe chez nous. En France, le corps social existe plus qu’ailleurs. Or, désormais, plus fort qu’un morcellement par communauté, il y a un morcellement de chacun devant son propre écran. Ce sont des conditions objectives qui entrent en conflit avec une sorte d’âme politique française, composée d’une part du modèle social, d’autre part de l’hédonisme. La France de la carte vitale, la France des barbecues. Il y a une forme d’affrontement, à bas bruit, entre nos identités numériques et notre identité charnelle.

A.Z. On a tendance à plutôt parler de « société de niches » que « d’archipélisation ». Certes, la société est très segmentée. Il y a des conséquences très négatives sur le lien social : avant, vous connaissiez votre voisin qui ne pensait pas comme vous, vous pouviez vous engueuler avec lui car vous étiez dans la même usine, dans le même syndicat, parce que vous vous croisiez à l’église. Aujourd’hui, on ne va plus beaucoup à l’église, les syndicats n’ont plus le même rôle et il y a moins d’usines. Bref, on rencontre moins la différence et on en a donc beaucoup plus peur. Et on se sent seul, atomisé. 

Mais là où nous établissons une différence avec Jérôme Fourquet et sa notion « d’archipelisation », c’est que, d’une part, nous ne le déplorons pas. Nous sommes heureux que la France d’aujourd’hui soit plus ouverte qu’à l’époque de Bourvil. Nous avons oublié à quel point il était difficile avant de se délester du poids de sa famille, de certaines traditions, de vivre conformément à ses aspirations, ou encore d’être une femme indépendante. Et je ne parle même pas du fait d’être homosexuel ou de faire partie d’une minorité visible ! D’autre part, cette archipélisation est subie et non voulue. Cela signifie que les Français souhaitent reconstruire ce lien social. Mais les modalités se font encore attendre… Les Français ont envie de se réunir, de se réconcilier en quelque sorte, de tordre le réel qui les atomise. C’est une grosse erreur de penser que ce lien social est terminé, que la société serait plus individualiste. La société est atomisée indéniablement, mais pas de plus en plus individualiste. Les gilets jaunes ne défendaient pas des choses semblables au départ mais prenaient très vite plaisir à se retrouver ensemble, pour le plaisir d’échanger, de chercher un horizon commun.

Qu’est-ce que l’on a comme lieu et moment aujourd’hui où les gens se retrouvent ensemble ? Hormis effectivement les grands rendez-vous sportifs, au quotidien, qu’avons-nous pour nous engueuler avec notre voisin d’en face qui ne pense pas comme nous ? Il n’y a plus grand chose. Mais on aime la France des barbecues et des terrasses, et il ne faut pas oublier que la France ne connaît pas de tentations sécessionnistes comme l’Espagne ou l’Italie. Alors, il faut séparer ce « on ne sait plus comment faire » du « j’ai envie de tuer mon voisin ». Nous sommes bien mais isolés, nous ne savons plus trop comment faire pour vivre ensemble. Le risque quand vous connaissez moins vos voisins, c’est de croire le commentateur qui vous raconte qu’il faut se méfier de celui que vous ne connaissez pas.

LVSL – Finalement, à qui pour vous incombe la responsabilité de ce que vous appelez « une succession de décalages entre les ressentis des habitants et la façon dont les les présente ». Aux médias ? À la représentation politique ? 

A.Z. Ici, je ne suis pas sûr que l’on soit d’accord avec Thierry (rires). Pour moi, ce ne sont ni les politiques, ni les journalistes, ni les sondeurs. C’est le conformisme dans chaque métier qui tue tout : le conformisme des sondeurs qui continuent à poser toujours les mêmes questions simplistes, le conformisme de certains médias qui continuent à croire que Zemmour fait vendre alors que le marché des lecteurs-téléspectateurs-auditeurs se restreint, le conformisme de certains politiques qui continuent à penser qu’il faut parler d’immigration. Ce conformisme fait qu’on se leurre par rapport à la réalité. La responsabilité est psychologique et n’incombe pas à des groupes. Vous avez des journalistes et des politiques qui essaient de défendre des choses, nous sommes un certain nombre dans les instituts de sondage à essayer de vouloir réaliser un portrait non déformé du pays. Mais le conformisme emporte tout et la petite musique du déclin s’ancre. Pourtant ce dernier ne fait pas vendre ! Le déclin vend mais dans un marché qui se restreint, l’audience des médias s’effondre et par ailleurs les gens votent de moins en moins. Cela ressemble à une impasse. 

T.K. Visuellement, les choses ont l’air atomisées, mais dans l’aspiration, clairement pas. Le repas de famille compte encore, le barbecue est structurel, d’ailleurs son marché explose et ce n’est pas un hasard. Dans le business, la politique, la vie culturelle, tout ce qui est feel good est beaucoup plus rentable.

Arnaud Zegierman : « Il faut résoudre le problème de l’abstention qui est l’indicateur de l’adhésion à un projet civique. »

A.Z. On a tendance à dire dans le débat public que les médias ont une responsabilité, mais, dans ce cas là, ils auraient une responsabilité sur tout. Historiquement, cela ne tient pas. Concernant l’audience, n’oublions pas que l’arrivée de la radio n’a pas fait disparaître la presse écrite, de même que la télé n’a pas fait disparaître la radio ni la presse écrite. Historiquement, aucun média ne s’était substitué aux autres. Quand Internet arrive, tout s’effondre et on nous dit que c’est à cause d’Internet. J’ai l’impression que c’est une hypothèse trop technophile et qu’en réalité, les médias n’ont pas réussi à continuer de parler aux gens. 

T.K. J’ajoute que la gauche était par essence fédératrice d’utopies. Plus aujourd’hui. C’est un problème que nous n’abordons pas, mais enfin, c’est mieux de l’avoir en tête.

LVSL – Pour terminer dans une approche un peu plus prescriptive, comme vous essayez de le faire dans la dernière partie de votre livre : comment sortir de cette posture typiquement française qui se raconterait des histoires sur elle-même ? Comment reconstruire un projet qui embarquerait la grande majorité et qui atténuerait concrètement l’anxiété française ? Est-ce qu’on peut se limiter à dire comme vous concluez que : « le seul choix du “cool”, du naturel et de l’apaisement sera payant » ? 

A.Z. Si l’on avait les réponses, nous nous présenterions ! Nous ne les avons pas. Nous nous sommes beaucoup dit qu’il ne nous fallait pas faire un livre de « petits cons ». D’où le fait que nous n’ayons pas fait de préconisations comme c’est la mode. Je pense en revanche qu’il faut que l’on s’apaise. Il faut résoudre le problème de l’abstention qui est l’indicateur de l’adhésion à un projet civique. Après, il faudra un peu de lyrisme. 

T.K. Oui, nous n’avons pas voulu faire de préconisations de politiques publiques, ce ne serait pas une réponse au niveau. Nous avons simplement essayé de changer le regard sur notre propre pays. Essayons de nous voir comme on est réellement et non comme on se fantasme ou comme on se dénigre. La phrase que vous citez peut paraître « gnan-gnan », ou manquer d’ambition. Mais souvenez-vous que lorsque 700 000 personnes regardent Zemmour sur CNews, il y en a cinq millions qui sont rivées sur Philippe Etchebest dans Top Chef. 

A.Z. Zemmour est un modèle, non pas de contenu discursif, mais il a réussi à mettre sur le devant de la scène ses obsessions. Nous, nous aimerions bien que notre obsession (faire un diagnostic réaliste et nuancé du pays pour mieux préparer l’avenir) infuse la société. Qu’on parle de questions qui intéressent les Français. Mais pour le « comment faire » et ce qu’il faut en tirer, nous avons plutôt confiance en la nouvelle génération qui arrive. 

Comment la réindustrialisation peut contribuer à réparer la nation

La réindustrialisation ? Tout le monde en parle, tout le monde la veut. Mais les discours politiques souffrent d’un angle mort politique important. Ils n’évoquent que la création ou le rapatriement d’activités productives et le développement d’emplois. Aucun propos ne s’intéressent aux effets socio-spatiaux et culturels possibles d’une forme de renaissance industrielle. Or, tout changement de modèle de développement territorial induit et engendre des mutations dans la géographie économique et la sociologie des territoires. La réindustrialisation pourrait donc être considérée comme un des leviers pour stopper la métropolisation, protéger d’autres modes de vie, à l’instar de celui des périphéries, et, ainsi, réparer une nation qui s’est divisée.

Une nation divisée, à réconcilier

C’est un fait. Le clivage périphérie-métropole s’ancre toujours plus dans la société – comme l’atteste la cartographie électorale intégrant l’abstention – même si la périphérie n’est évidemment pas à entendre comme une même classe ou catégorie socio-spatiale univoque, mais plutôt comme un ensemble hétéroclite sur bien des points. Ce clivage, lié aux effets spatio-productifs de la division internationale du travail, s’établit dans un rapport de connexité. En effet, la géographe Chloë Voisin-Bormuth donne une explication schématique de la métropolisation1 comme paradigme qui permet de bien comprendre la construction de la périphérie : la métropolisation consiste d’une part en une tendance centripète récente, par des agglomérations humaines et d’emplois autour des plus grandes grandes villes et l’assèchement des espaces ruraux ; il s’agit d’autre part – et en même temps – d’une tendance centrifuge qui va étaler ces urbanisations et déloger les classes populaires des centre-villes vers le périurbain. La catégorie périphérique se fonde ainsi peu à peu sur une dimension d’exclusion, sur le rural consumé et sur celles et ceux écartés des centres-villes. 

Christophe Guilluy rappelle que ce clivage également discuté en termes de gagnants et perdants de la mondialisation, ne se constitue et ne s’approfondit pas uniquement sur le terrain socio-économique (activités, emplois etc.) et sur les niveaux d’investissements infrastructurels, bien qu’ils soient déjà sources de grandes inégalités. La dichotomie s’intensifie aussi sur le terrain des modes de vie et de leurs normes2. D’un côté, une bourgeoisie non consciente de l’être, minoritaire mais qui s’étend dans les centres-villes métropolitains, impose son style « cool ». Elle vit, dans son cocon, la métropolisation heureuse, a intérêt à conserver ce modèle et à voter pour celles et ceux qui le défendent politiquement. D’un autre côté, les autres, majoritaires, « autochtones » dans leurs quartiers ou villages, qui subissent l’expansion bourgeoise au cœur des villes ou bien la désertion rurale, angoissent et ne trouvent pas d’expressions symboliques ni de débouchés politiques concordants. Ces derniers – qui correspondent sous certains aspects au bloc populaire théorisé par Jérôme Sainte-Marie3 – se sont affermis à mesure de la dynamique de démoyennisation de la société (effacement de la classe moyenne dans la stratification sociale) et ont subi un réel décrochage économique et culturel.

S’il y a bien un autre phénomène, nourri de politiques, expliquant en partie les concentrations métropolitaines et qui a « métamorphosé » tous les paysages et temporalités des quotidiens en France depuis 40 ans, c’est bien la désindustrialisation.

Cette scission, visibilisée par la révolte des Gilets Jaunes – y compris dans les DOM-TOM, et de nouveau à l’heure actuelle – avait bien mis en évidence, à côté du sentiment de désarroi économique, la disparition de certains modes de vie, autrefois majoritaires. Or, s’il y a bien un autre phénomène, nourri de politiques, expliquant en partie les concentrations métropolitaines et qui a « métamorphosé » tous les paysages et temporalités des quotidiens en France depuis 40 ans, c’est bien la désindustrialisation. Comme le soulignent Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, dans leur dernier ouvrage La France sous nos yeux4, au-delà de nous avoir fait perdre non seulement plus de 3 millions d’emplois dans l’industrie, la désindustrialisation a conduit des territoires à s’effacer, des espaces à changer de figures, à ce que la consommation se massifie, et à l’entraînement d’autres logiques de travail, plus servicielles, plus individualisées, plus dématérialisées. Cependant, si tout cela a aussi participé, de facto, à « l’archipélisation » de la société – à travers même les blocs bourgeois et populaires – pour reprendre le concept devenu célèbre du même Jérôme Fourquet, celle-ci a davantage été subie que désirée. Et encore aujourd’hui, elle ne se reflète pas dans les aspirations françaises, comme le révèle l’enquête d’Arnaud Zegierman et Thierry Keller dans leur dernier livre Entre déclin et grandeur5. Si le réel tend à construire de l’anxiété et du ressentiment au sein du bloc populaire relégué, l’espoir majoritaire est, pour le moment encore, davantage celui d’une réconciliation que d’une quelconque revanche. 

La réindustrialisation comme politique de réparation

Face à ses transformations et à cette aspiration, la réindustrialisation ne peut donc pas seulement avoir des objectifs économiques – aussi essentiels soient-ils – visant à redresser la courbe du chômage, à nous mettre à l’abri des ruptures possibles des chaînes d’approvisionnement ou bien à reconquérir notre souveraineté numérique infrastructurelle. La volonté de réindustrialisation doit tout autant porter l’ambition de raccommoder les deux grands segments de population qui s’opposent. Elle doit participer à ce que le modèle métropolitain cesse et permette de nouveau, au-delà d’exceptions, la possibilité de développement et d’accomplissement des classes populaires là où elles habitent à l’origine.

Il est essentiel que la réindustrialisation soit incorporée dans une perspective globale, qui puisse réparer les divisions, faire consensus et donner un sens égalitaire à la nation. Mais loin de déplorer et de nourrir une vision nostalgique du pays tel qu’il était et dont les Français sont en réalité émancipés, nous devons construire un horizon positif. 

L’État doit diminuer le pouvoir politico-administratif des métropoles, revivifier et réinvestir les espaces délestés, les territoires périurbains conglomérés et enlaidis tout comme ceux corrodés par l’exode rural contraint.

À cette intention, le dessein aujourd’hui encore trop restreint de la réindustrialisation doit être complété d’une réforme institutionnelle qui redonnera à l’État déconcentré sa légitimité d’aménageur du territoire et de coordinateur des politiques de développement – avec les communes. La technostructure devrait être tenue de planifier une réindustrialisation qui contribue à stopper le soutien effréné à la concentration économique métropolitaine et à la concurrence exacerbée des métropoles entre elles. L’État doit donc diminuer le pouvoir politico-administratif des métropoles, revivifier et réinvestir les espaces délestés, les territoires périurbains conglomérés et enlaidis tout comme ceux corrodés par l’exode rural contraint. La reconnection entre les lieux d’habitat et de travail est primordiale ainsi que la refondation des ceintures maraîchères autour des grandes villes. Il faut aussi estomper les inégalités spatiales et désarticuler toute forme d’appropriation élitiste – de gentrification – dans les centres-villes comme désormais sur les littoraux. 

Toute véritable action publique nécessaire à une réindustrialisation durable, c’est-à-dire avec des activités ancrées sur les territoires, dignes et de qualité, ne peut s’inscrire que sur le long terme. A côté de l’enjeu d’aménagement égalitaire du territoire (en agissant aussi sur les réseaux et les lieux de formation), il faut recréer du commun et de la protection publique, notamment dans l’économie. Réguler l’économie numérique et généraliser le droit du travail aux employés « ubérisés » ; déployer et garantir des milliers d’emplois verts dans les filières d’avenir ; revaloriser les savoir-faire des métiers artisanaux fondamentaux et leurs structures de formation afférentes. Enfin, il nous faut rebâtir les nouveaux lieux d’échange et d’intermédiation au travail, autrefois bien plus nombreux, entre les différentes catégories socio-professionnelles. 

La gauche au défi de la métropolisation

Il est aujourd’hui largement convenu de rappeler la désaffiliation progressive des classes populaires à la gauche, ses structures intermédiaires et même au politique plus largement (syndicats, médias, partis). La gauche s’est fourvoyée à renoncer à son projet socialiste et a préféré accompagner et tempérer la liquéfaction libérale et le grand déménagement du monde. En cessant d’être une force sociale, elle s’est satisfaite de rester une voix uniquement axiologique, donc moraliste et s’est logiquement atrophiée.

Il convient maintenant de cesser de se lamenter et de ne plus faire l’économie d’une réflexion indispensable, dans la lignée de Marion Fontaine et Cyril Lemieux dans le dernier numéro de la revue Germinal6, sur « la réintégration politique des classes populaires ». Si la politique est par essence l’action qui vise à modifier son monde, c’est alors la capacité à agir sur le réel et le changer, non pas à le contempler et à s’y adapter, qui forge la légitimité d’un challenger ou d’un gouvernement institué. Ainsi, la gauche doit reconsidérer la société pour que celle-ci la reconsidère en retour, et non polir en boutiquier, des portions électorales seulement nécessaires à sa survie ; elle doit aussi reconsidérer le temps long, celui des mutations sociétales et ne plus s’enfermer dans le temps court et saccadé de la vie politicienne qui rétrécit les ambitions.

Un projet de reconfiguration liant de concert les intérêts communs de ces classes populaires – contre la métropolisation – avec les autres intérêts objectifs de la nation, que sont l’écologie, l’emploi et la souveraineté nationale, est possible.

Pour se relever et reconstruire de l’adhésion populaire, l’impératif largement admis de la réindustrialisation peut être le fer de (re)lance de la gauche. Pour rénover son projet et son discours en termes de politiques de développement plurielles, durables, et égalitaires ; afin de s’adresser de nouveau, sans autorité morale de prime abord, aux classes populaires – dans leur ensemble, leur complexité, leur subtilité – abandonnées et orphelines de représentations politiques. La réindustrialisation peut aussi permettre à la gauche de retracer une forme d’étatisme et d’en finir avec son égarement décentralisateur qui a fait du modèle métropolitain l’horizon unique du développement. En cela, elle peut lui permettre de retrouver l’audace d’une pensée critique à fort potentiel et qui sied au temps présent, sur ce que Pierre Vermeren appelle « l’impasse de la métropolisation »7

Un projet de reconfiguration liant de concert les intérêts communs de ces classes populaires – contre la métropolisation – avec les autres intérêts objectifs de la nation, que sont l’écologie, l’emploi et la souveraineté nationale, est possible. Car la métropolisation est un désastre pour la nature et la démocratie ; le travail est indispensable et illimité pour reconstruire durablement nos territoires ; notre autonomie est une condition substantielle de l’industrialisation du pays. La gauche peut initier un discours ambitieux, au service du plus grand nombre, intégrant ensemble ses dimensions dans une esthétique moderniste, pouvant créer un imaginaire désirable et un futur utopique. 

Néanmoins, au commencement, il convient de rappeler à quel point la tâche est ardue. Au-delà des discours très enthousiastes sur la réindustrialisation, le recul de notre force productive s’inscrit toujours au présent. La part de la valeur ajoutée de l’industrie continue de reculer dans le produit intérieur brut, tout comme la part de l’emploi industriel dans la structuration des emplois. Nous ne sommes pas dans une accalmie historique mais bel et bien toujours ancrés dans un mouvement de décomposition, dans une bascule dont l’atterrissage est incertain. 

En définitive, la réindustrialisation doit être pensée avec beaucoup d’ambitions, sur le long terme, et pas seulement comme une action économique stricto-sensu, aux avantages écologiques et géopolitiques certains ; elle peut aussi être une action d’aménagement des territoires, de rééquilibrage, pour stopper la sécession des élites métropolitaines et l’autonomisation connexe du bloc populaire. Entendu ainsi – au service du développement – le redéploiement industriel vers les villes moyennes pourrait contribuer à endiguer le sentiment de déclin et d’abandon d’une part majoritaire de la population et rétablir une réelle cohésion dans la société. Ici se situe un enjeu crucial et non suffisamment dit de la renaissance industrielle française. La gauche peut s’en saisir si ce n’est pour se reconstruire, du moins pour se redresser, à condition de défendre de nouveau la dignité et les revendications de la France d’en bas.

[1] Voir « Exode urbain : fantasme ou réalité ? », Le Point, 12 novembre 2021. 

[2] Guilluy : « On nie l’existence d’un mode de vie majoritaire », Le Point, 25 septembre 2021. 

[3] Jérôme Sainte-Marie, Bloc populaire, une subversion électorale inachevée, Paris, Cerf, 2021.  

[4] Jérôme Fourquet & Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Paris, Seuil, 2021. 

[5] Arnaud Zegierman & Thierry Keller, Entre déclin et grandeur. Regards des Français sur le pays, Paris, L’Aube, 2021. 

[6] Voir le dernier numéro de la Revue Germinal intitulé « La gauche peut-elle (vraiment) se passer des classes populaires ? »

[7] Pierre Vermeren, L’impasse de la métropolisation, Paris, Gallimard, 2021.

« La construction européenne s’est faite contre le peuple français » – Entretien avec Aquilino Morelle

François Mitterrand et Jacques Delors, architectes de l’Union européenne d’aujourd’hui. © Aitana Pérez

Dans L’opium des élites, Aquilino Morelle, ancien conseiller politique de Lionel Jospin, d’Arnaud Montebourg et de François Hollande, propose un autre regard sur la construction européenne : celui d’un projet élitiste, jamais débattu devant le peuple. Dans ce long entretien, il revient en particulier sur le « fédéralisme clandestin » de François Mitterrand, qui a bâti une Union européenne néolibérale plutôt que le socialisme à la française qu’il avait promis. À l’aide de nombreuses références historiques, il aborde aussi l’absence de démocratie en matière européenne, la question du Frexit ou encore le manque de patriotisme des élites françaises. Entretien réalisé par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre revient sur 60 ans de construction européenne et sur l’orientation de celle-ci. À vous lire, on comprend que le projet européen était fédéraliste dès l’origine, alors qu’on nous présente souvent celui-ci comme une lente construction conduite par les États-nations. Pouvez-vous revenir sur cet aspect ?

Aquilino Morelle – Pour bien comprendre, il faut faire un détour par la généalogie de l’européisme. Ce mot, apparu dans un récit de voyage dès la fin du XVIIIe siècle, servit en premier lieu à distinguer physiquement les populations européennes des autres ; puis, au XIXe siècle, dans le contexte politique russe, il désigna l’opinion favorable à l’Europe, par opposition à la slavophilie et au panslavisme. Enfin, il fut repris par l’écrivain Jules Romains, qui lui donna en 1915 son sens actuel : la « position politique favorable à l’unification de l’Europe ». En somme, il s’agit d’un mouvement intellectuel qui voit dans l’union politique de l’Europe une nécessité première et une priorité absolue, transcendant toute autre forme de conviction, en particulier partisane.

Né de la Première Guerre mondiale et de ses massacres de masse, ce courant de pensée a connu son âge d’or entre 1923 et 1933. En octobre 1923, le comte autrichien Richard Coudenhove‐Kalergi fait paraître le livre programmatique Pan-europa et lance en parallèle un mouvement politique éponyme, qui prendra fin avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir dix ans plus tard. Cette décennie fut marquée par une intense effervescence intellectuelle autour de très nombreuses revues, le premier Congrès paneuropéen à Vienne en octobre 1926, des projets de « grand marché » fondé sur une union douanière et une unification monétaire du continent, ainsi que la recherche d’une rationalisation de l’économie européenne avec le « plan Delaisi ». Ce projet réalise une première percée politique avec l’exposé du plan Briand lors de la Xe assemblée générale de la Société des nations en 1929 et le Mémorandum pour une « Union fédérale européenne », annoncé le 1er mai 1930. 

Progressivement, l’« Europe » est apparue à un nombre grandissant d’intellectuels comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. Une idée politique possédant deux dimensions principales : le fédéralisme et le continentalisme.

Dans le prolongement de l’ouvrage fondateur de Pierre‐Joseph Proudhon, Du principe fédératif (1863), les tenants du fédéralisme voient en lui une loi centrale de l’évolution des sociétés humaines, permettant à celles‐ci de concilier, d’une part les impératifs de liberté et d’autonomie, et d’autre part l’ordre et la sécurité. Dans cette perspective historique, l’Europe unifiée est une étape nécessaire et capitale d’un fédéralisme universel. En ce sens, dès l’origine, l’européisme est un mondialisme.

« Progressivement, l’”Europe” est apparue comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. »

Quant au « continentalisme », dont le principal représentant fut Coudenhove‐Kalergi, c’est un courant inspiré du panaméricanisme, formalisé par le juriste et diplomate chilien Álvarez, qui proposa en 1926 une réforme de la SDN suivant des bases continentales. Selon Álvarez, la masse physique et humaine d’un continent est bien plus qu’une donnée géographique, elle forme un élément indépassable de solidarité, d’identité et d’unité. Il plaide donc pour une organisation politique du monde passant par le regroupement des États de chaque continent, considérés comme les seules bases géographiques culturellement cohérentes et à la mesure des enjeux économiques du temps. C’est le continentalisme qui, en 1823, a fondé la « doctrine Monroe » aux États‐Unis (formulé par le président américain James Monroe, cette politique étrangère condamne toute intervention européenne dans les affaires « des Amériques », préparant les visées impérialistes des USA sur leurs voisins du Sud, nldr), autant que suscité la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963. 

L’européisme actuel est héritier de cette histoire. Comme son aïeul, il est à la fois un continentalisme et un fédéralisme, parfois avoué mais le plus souvent masqué. Jean Monnet est un des rares à assumer son fédéralisme. Dès août 1943, dans une note stratégique destinée au général de Gaulle, il souligne la nécessité que « les États d’Europe forment une fédération ou une “entité européenne” ». Dans la déclaration Schuman du 9 mai 1950, considéré comme le texte fondateur de la construction européenne, Monnet demande que l’on souligne cinq lignes essentielles : celles où il précise que la future CECA réalise « les premières assises concrètes d’une fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». En tant que Président de la Haute Autorité, organisme supranational de la CECA, il déclara que « notre Communauté n’est pas une association de producteurs de charbon et d’acier : elle est le commencement de l’Europe. » Tout au long de son action, qu’il poursuivit en tant que président du Comité d’action pour les États‐Unis d’Europe (CAEUE), il confirma sa profession de foi, affirmant : « C’est au fur et à mesure que l’action des Communautés s’affirmera que les liens entre les hommes et la solidarité qui se dessinent déjà se renforceront et s’étendront. Alors, les réalités elles-mêmes permettront de dégager l’union politique qui est l’objectif de notre Communauté : l’établissement des États‐Unis d’Europe. »

Loin de se cantonner à des soi-disant « petits pas », Monnet a installé, au cœur de la mécanique européenne, la technique fédéraliste de « l’engrenage » : chaque étape atteinte, chaque point marqué, prépare l’offensive suivante et doit rendre le retour en arrière pratiquement impossible, avec un « effet de cliquet ». Ses successeurs feront de même, en particulier Jacques Delors, qui reconnaîtra que la réalisation du grand marché unique, avec la signature de l’Acte Unique, en 1986, illustre cette « théorie de l’engrenage, une mesure en appelant une autre ». Ce moment est véritablement décisif : en élargissant considérablement le recours au vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen, il affaiblit fortement la possibilité pour les États de s’opposer à de nouvelles avancées fédéralistes. 

En 50 ans (1950-2000), cette méthode aura permis de construire un édifice juridique et institutionnel européen, par trois vagues successives d’engrenage. Dans ses mémoires, Jacques Delors écrit : « Deux périodes permettent de comprendre l’apport de la méthode de Jean Monnet, celle de l’engrenage, au processus d’intégration : la première remonte à l’origine même des Communautés […]. La réalisation de l’Union douanière, prévue par le traité de Rome, témoigne de la force de cette méthode lorsqu’elle est appliquée avec diligence […]. Ainsi, l’Union douanière entra en vigueur plus vite que prévu par le calendrier initial. Elle fut achevée le 1er juillet 1968, avec 18 mois d’avance. Plus près de nous, la relance de 1985 illustre, elle aussi, la méthode de l’engrenage […]. L’engrenage par l’économique a fonctionné jusqu’en 1992 : l’Acte unique permet de décider, en étendant le vote à la majorité qualifiée, et met en place les politiques structurelles, contrepartie indispensable du grand marché. » Vient ensuite la troisième époque : « L’Union économique et monétaire (UEM) peut être considérée comme le départ d’un nouvel engrenage. »

Ainsi, dès l’origine et jusqu’à nos jours, l’européisme est un projet fédéraliste, celui des « États-Unis d’Europe ». Certains l’ont ouvertement revendiqué, tels Jean Monnet, le philosophe Jean Benda, l’écrivain suisse Denis de Rougemont ou l’homme politique italien Altiero Spinelli, hier ; le philosophe Jürgen Habermas, l’ex Premier ministre belge Guy Verhofstadt (libéral), Daniel Cohn-Bendit (écologiste) ou l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta (social-démocrate), aujourd’hui. Mais beaucoup d’autres, notamment Mitterrand et Delors, ont fait le choix de ce que Raymond Aron appelait « le fédéralisme clandestin ».

LVSL – Vous mentionnez à juste titre François Mitterrand. En France, cette orientation fédéraliste n’a-t-elle pas été bien plus portée par les socialistes que par la droite gaulliste ?

A. M. – En effet. Le général de Gaulle a toujours été un défenseur de la Nation en général et de la nation française en particulier. Pour cette raison, il était favorable à ce que l’on a appelé « l’Europe des peuples », c’est-à-dire une Europe respectueuse des identités de chaque nation et de la souveraineté de chaque État. Il a donc toujours rejeté le fédéralisme.

Quant à Mitterrand, son engagement fédéraliste commence dès sa jeunesse. En mai 1948, il participe au Congrès de La Haye, moment exalté de la relève fédéraliste d’après‐guerre et « en était ressorti très impressionné » selon Jacques Delors. Quelques mois plus tard, le 18 novembre 1948, en tant que secrétaire d’État auprès du président du Conseil Henri Queuille, il représente la France au congrès de l’Union européenne des fédéralistes à Rome. Il n’était alors pas encore socialiste, mais déjà fédéraliste. Mitterrand a cependant dissimulé cette conviction selon les aléas de sa vie publique. Comme le précise Delors : « l’engagement historique de François Mitterrand en faveur de l’Europe ne faisait pas de doute, même si l’expression en était plus ou moins explicite selon les contingences de la politique, surtout avant qu’il n’accède au pouvoir […]. C’est donc à partir de son choix décisif de mars 1983 qu’il a vraiment chaussé les bottes du grand européen qu’il était. »

« En mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, Mitterrand expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. »

Une fois aux responsabilités, il agit en fonction de ses convictions fédéralistes, en particulier lors du fameux « tournant de mars 1983 », qui ne fut pas un tournant « libéral » ou « de la rigueur », mais bien un tournant fédéraliste. A ce moment, il décide d’escamoter le socialisme et d’ériger l’européisme en idéologie de substitution. C’est une mystification politique sans précédent dans notre histoire. Contrairement à ce qu’on entend parfois, ce ne fut pas un choix dicté par les circonstances, mais bien une décision mûrement pesée et réfléchie de longue date, qui utilisa le contexte comme alibi.

On pouvait d’ailleurs le deviner dès mai 1981, à travers de ses nominations aux fonctions les plus stratégiques : Jacques Delors au ministère de l’Économie et des Finances et Claude Cheysson aux Relations extérieures. Le premier était un ancien collaborateur de Jacques Chaban‐Delmas et alors député européen. Le second un commissaire européen, nommé sous Pompidou et reconduit par Giscard d’Estaing, au Quai d’Orsay. Pour le premier gouvernement de gauche après 23 ans d’opposition, on était en droit d’attendre d’autres profils ! En tant qu’ancien adhérent du MRP (1944‐1946) et fondateur en octobre 1973 du club « Échange et projets » visant à dialoguer avec les milieux industriels et financiers, Delors fut d’ailleurs considéré par nombre de socialistes comme trop « à droite » et trop proche du patronat. Il réussit cependant à casser cette image en signant le « manifeste des Trente » en 1978, aux côtés des mitterrandistes du premier cercle (Édith Cresson, Lionel Jospin, Henri Emmanuelli, Charles Hernu, Pierre Joxe, Louis Mermaz) pour soutenir Mitterrand contre Rocard, en dépit de ses opinions affichées en faveur de la « seconde gauche ». Mitterrand le remercia ensuite en le faisant élire au Parlement européen.

Mitterrand savait ce qu’il faisait. Déjà en décembre 1965, lors du second tour de la présidentielle contre le général de Gaulle, en pleine crise « de la chaise vide », il se présentait comme « le candidat de l’Europe ». Surtout, en mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, il expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. Ce texte, publié en deux parties et intitulé « Une politique économique pour la France », présentait d’abord (29 février, « Une économie désarmée ») un lourd réquisitoire contre la politique économique et sociale conduite par les deux ministres de l’Économie successifs de Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et Michel Debré ; puis (1er mars, « Mobiliser l’économie ») un exposé de la politique alternative qu’il préconisait, qui précise que la politique socialiste a « Une stratégie : l’Europe ». Les derniers mots sont sans détours : « Une France socialiste dans une Europe libérale : cette question est d’actualité brûlante pour la gauche […]. La gauche devra‐t‐elle opter pour l’Europe contre le socialisme, pour le socialisme contre l’Europe ? » Ainsi, dès mars 1968, quinze ans avant le mois de mars 1983, tout était déjà écrit par le premier secrétaire du PS. 

LVSL – Si l’engagement européiste de Mitterrand était aussi fort, pourquoi l’a-t-il caché aux Français ?

A. M. – Ces quinze années d’ambiguïté savamment entretenue visaient à ménager les forces dont François Mitterrand avait besoin pour accéder au pouvoir. D’abord le PCF, qui était violemment hostile à la construction européenne, qu’il considérait comme un outil du « grand capital ». Mais aussi le CERES (Centre d’Etudes, de Recherche et d’Education Socialiste) de Jean‐Pierre Chevènement, qui fit partie des fondateurs du PS d’Épinay et était le stratège de l’union de la gauche. Ces quinze années ont aussi construit la légende qui entoure le personnage de Mitterrand, grand monarque qui prêtait l’oreille aux uns et aux autres, recevait, le soir venu, de très nombreux visiteurs et passa dix journées et dix nuits, du 13 au 23 mars 1983, à raturer des notes et à soupeser des arguments économiques et financiers.

Aquilino Morelle © JF Paga

En réalité, il n’avait que faire de tout cela. Le vieux roi en avait décidé autrement depuis fort longtemps. Durant cette « décade prodigieuse » de mars 1983, Mitterrand fut surtout le metteur en scène d’une pièce de théâtre dont il était le seul à connaître les tirades et le dénouement, puisqu’il les avait lui-même écrits. Toute cette comédie ne servait qu’à préparer les acteurs – le gouvernement, le PS, le PCF et la majorité parlementaire – et les spectateurs, c’est-à-dire les Français. Entre le socialisme et l’Europe, ce serait l’Europe.

Un premier avertissement avait déjà été lancé le 27 septembre 1982 à Figeac. Le Président y avait qualifié l’Europe d’« admirable construction » et rappelé : « oui, moi je suis européen de conviction, mes votes sont toujours allés dans ce sens ». Le tournant était déjà pris puisqu’il élevait au rang de « nécessité » la limite de 3 % du PIB pour le déficit budgétaire et assenait à son auditoire que « ce que j’ai appelé le socialisme à la française, je n’en fais pas une Bible ».

Pour Mitterrand, se défaire du socialisme, qu’il avait enfilé comme un costume de scène, pour retrouver sa vieille maîtresse, l’Europe, fut un vrai soulagement : celui de clore enfin ce « cycle d’Épinay » qui lui avait certes permis d’asseoir sa domination sur le PCF et d’accéder au pouvoir, mais qui lui avait tant pesé. Par ailleurs, il faisait ainsi d’une pierre deux coups, puisqu’il enclenchait l’engrenage qui aboutirait à l’« Europe de Maastricht », sa revanche posthume sur Charles de Gaulle et son « Europe des nations ».

La « rigueur » de 1982, puis l’« austérité » de 1983, plus que des objectifs en eux‐mêmes, furent conçues par Mitterrand et Delors avant tout comme des instruments, des étapes, vers une perspective fédéraliste. Maîtriser le déficit public et sauvegarder le cours du franc pour préserver ainsi la participation de notre monnaie au SME n’étaient que des préalables pour atteindre une visée autrement importante à leurs yeux. La véritable finalité de ce changement politique était de donner des gages à l’Allemagne et à son nouveau chancelier, Helmut Kohl, afin d’engager une relance politique de la construction européenne. 

Cette stratégie fédéraliste fut pleinement déployée lors la présidence française de l’Europe au premier semestre 1984 avec le Conseil européen de Fontainebleau, qui entérinait la commande du « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » à Jacques Delors, qui deviendrait Président de la Commission européenne l’année suivante. Delors occupera cette fonction pendant trois mandats, de janvier 1985 à janvier 1995, dix années qui ont changé le visage de l’Europe et du monde.

LVSL – Vous affirmez donc que le « tournant de la rigueur » n’en était pas un et qu’il s’agissait uniquement d’une stratégie pour construire l’Europe ?

A. M. – Oui. Hubert Védrine rappelle ainsi que le « forcing européen des années 1984‐1992 est impensable sans le préalable de la rigueur de mars 1983. » Mais en réalité, il n’y a pas eu, en mars 1983, de « tournant de la rigueur » imposé par la « contrainte extérieure » comme on nous le raconte. Quelques semaines avant sa mort, Mitterrand a d’ailleurs mis les choses au clair : « Le tournant ? Quel tournant ? Il n’a jamais existé que dans la tête des journalistes. »

En fait, les statistiques économiques furent mises au service du projet politique de François Mitterrand. Comme l’a souligné Jean‐Pierre Chevènement, le déficit commercial de la France en 1982 était quatre fois moindre que l’actuel et, avec un taux d’endettement de 20 % du PIB cette même année (contre 116% en 2020, ndlr), notre pays respectait haut la main les critères de Maastricht. Ces chiffres ont été utilisés pour dramatiser une situation, certes sérieuse, mais pas dramatique. Jacques Delors l’a reconnu vingt ans plus tard, en 2004 : « Si on compare la France de mars 1983 avec les autres pays, en termes de croissance économique et d’emploi, nous faisions mieux et nous avions un des déficits budgétaires les plus faibles d’Europe, ce qui n’empêchait pas le franc d’être attaqué. Notre taux d’inflation nous situait au milieu du peloton européen, mais très au‐dessus de l’Allemagne. Mais nous étions franchement dans le rouge pour le commerce extérieur avec un déficit proche de cent milliards. »

« Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas “un tournant libéral” mais un tournant fédéraliste . La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. »

Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas « un tournant libéral » mais un tournant fédéraliste. La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. Puis, en faisant un chèque aux Anglais pour satisfaire le « I want my money back » de Margaret Thatcher, celle-ci entérina le choix, concocté par Mitterrand et Kohl, de nommer Delors à la tête de la Commission européenne, dont la principale mission fut de préparer l’Acte unique européen (1986), le premier traité européen depuis celui de Rome (1957). Tous ces événements majeurs des années 1983 à 1986 constituent une seule et même séquence politique avec une cohérence idéologique profonde : la relance du fédéralisme européen. Qualifier le tournant de mars 1983 de « libéral » est une facilité de langage et une erreur d’appréciation politique. Ce fut un tournant fédéraliste. Il ne s’agissait pas de « ne pas sortir de l’Europe », mais de fabriquer une nouvelle Europe, plus fédérale. 

LVSL – N’est-ce pas cette adhésion des socialistes à la construction européenne, plutôt que, par exemple, la note de Terra Nova en 2011 ou la loi Travail de François Hollande, qui explique le divorce entre le PS et les classes populaires ?

A. M. – Vous avez raison. La piteuse note de Terra Nova – publiée le 10 mai 2011, un aveu involontaire autant qu’une provocation puérile – n’est qu’une conséquence lointaine de cet événement historique que fut le tournant de mars 1983. Ce retournement, jamais véritablement ni débattu, ni expliqué aux Français, ne correspondait en rien aux orientations validées en mai 1981. C’est à la fois un déni de démocratie pour la France et une trahison des électeurs de gauche, au premier rang desquels les couches populaires. Le printemps 1983 marque le début de la dislocation de l’alliance de classes qui avait porté la gauche au pouvoir deux ans plus tôt, cette longue chaîne humaine et politique qui unissait la professeure d’université, le cadre supérieur, l’institutrice, l’infirmier, l’ouvrière, les conduisait non seulement à déposer le même bulletin dans l’urne, mais aussi à rêver ensemble à une même société, plus libre et plus juste. Durant les trois décennies suivantes, la «majorité sociologique » réunie par Mitterrand en 1981 s’est de plus en plus effritée, avant de disparaître lors de la débâcle finale en 2017 avec un président socialiste empêché de se représenter et un candidat socialiste au score humiliant.

Dans son dernier livre écrit en tant que socialiste, en novembre 1980, Mitterrand portait une promesse d’« ici et maintenant ». En assumant son européisme, il la transforma en « ailleurs et plus tard ». À la place d’une France socialiste, il désigna l’Europe « sociale » comme horizon des jours meilleurs. Lorsqu’on lui demandait quand l’Europe deviendrait sociale, il répondait toujours « plus tard ». En réalité il savait que la vraie réponse était « jamais », car le cadre juridique de l’Europe s’opposait, dès le traité de Rome, à une telle évolution, puis l’a interdite avec l’Acte unique en 1986 et, plus encore, en 1992 avec le traité de Maastricht.

« La gauche est passée de la vénération du prolétariat à la “prolophobie”. »

Longtemps, la gauche s’est préoccupée en priorité de ceux qui allaient mal, dont la vie était dure, et qui réclamaient simplement de vivre mieux. Progressivement, elle s’est désintéressé d’eux, pour s’attacher à ceux qui vont bien et désirent une vie plus douce. En somme, la gauche est passée de la vénération du prolétariat à la « prolophobie », de l’ouvriérisme à la glorification du « bobo ». En devenant de plus en plus étrangère à des classes populaires qu’elle ne cherche plus à comprendre, la gauche n’a cessé de leur reprocher leur réticence à la mondialisation et à la construction européenne ou encore leur racisme, leur xénophobie, leur sexisme et leur homophobie supposés. Pour citer Bertolt Brecht, elle l’a accusé de venir grossir « le ventre encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Bref, cette gauche autoproclamée « de gouvernement », cette gauche du « oui », héritière de la deuxième gauche, a excommunié le peuple.

Désabusé, dégoûté et résigné, le peuple s’est alors progressivement détourné de cette gauche. Le chômage de masse, le poids de l’intégration de la majorité des populations immigrées, la dégradation des services publics, notamment l’école qui permettait l’ascension sociale des enfants, l’explosion des prix du foncier… sont autant de motifs pour lesquels le peuple a délaissé la gauche. Au contraire, le FN, bien qu’il n’ait pas changé dans ses tréfonds, a fait l’effort, évidemment intéressé et insincère, d’écouter le peuple et de prendre en compte ses difficultés. Le travail de dédiabolisation accompli par Marine Le Pen et les accusations de « populisme » ont achevé d’asseoir l’assise du FN dans le monde ouvrier.

Un grand schisme, tragique, s’est installé : le peuple sans la gauche, la gauche sans le peuple. La gauche, sans le peuple, ne sert plus à rien et n’est plus rien. Elle a abandonné la lutte pour la justice sociale et se contente de réformes de société et de faire des sermons. La gauche sans le peuple, c’est le moralisme. Quant au peuple, sans la gauche, il est condamné à être abusé. Il n’est plus l’agent politique du progrès, mais le supplétif de forces mauvaises qui prospèrent sur le ressentiment. Le peuple sans la gauche, c’est le populisme. 

LVSL – Un autre élément est assez frappant lorsque l’on parle de la construction européenne : alors que les enjeux sont considérables, les Français n’ont pu s’exprimer directement sur le sujet qu’à deux occasions : en 1992 et en 2005. Pourtant, l’Union était déjà très avancée avant Maastricht, comme vous l’avez rappelé. Quant à 2005, nous savons que le vote des Français n’a pas été respecté. Considérez-vous que la construction européenne s’est faite contre le peuple français ?

A. M. – Clairement, elle s’est faite contre le peuple français et sans lui. La France était une nation souveraine membre d’une structure de coopération internationale classique, la Communauté économique européenne (CEE). Prise dans une spirale fédéraliste, elle s’est faite absorber dans une entité juridique et politique supranationale, l’Union européenne. Un choix aussi considérable que celui du destin de la France, aurait justifié un débat national. Il n’y en a pas eu.

Le 23 mars 1983, lors de son allocution présidentielle inaugurant la césure européiste, Mitterrand a beaucoup parlé des enjeux du moment, comme le chômage, l’inflation et le commerce extérieur, mais n’a consacré que seize secondes à la vraie raison de cette rupture essentielle, à savoir la construction européenne. Seize secondes ! Voilà tout ce qui a suffit pour évacuer le programme commun de 1972 et ce qui restait des 110 propositions de 1981. Seize secondes pour prendre un tournant sur lequel il n’avait pas été élu, ni lui, ni les parlementaires de sa majorité. Imagine‐t‐on le général de Gaulle annoncer l’indépendance de l’Algérie en seize secondes ? Non. Après avoir signé les accords d’Evian le 18 mars 1962, il les a soumis à la ratification du peuple français par référendum le 8 avril.

En février 1986, lors de l’adoption de l’Acte unique, qui a étendu la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen et entériné l’adoption de près de 300 directives pour la réalisation du marché unique et la libéralisation des mouvements de capitaux intra-européens, pas non plus de référendum! Il s’agissait pourtant d’une étape clé vers le fédéralisme et d’un coup d’envoi de la globalisation financière qui allait submerger la planète entière. Quand le drapeau européen fut soudainement mêlé au drapeau français pour le trentième anniversaire du traité de Rome, en 1987, non plus. Ce ne fut qu’en 1992, devant la rupture flagrante représentée par le passage à l’Union européenne et la disparition du franc, et donc la nécessité de réviser la Constitution de la Ve République, que les Français ont enfin été consultés. C’était déjà bien trop tard.

« L’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. »

Hubert Védrine, conseiller diplomatique, puis secrétaire général de l’Élysée de François Mitterrand.

Les Français ont été privés du débat auquel ils avaient droit. Hubert Védrine l’avait lucidement concédé en déclarant que « l’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. » A propos des décideurs de l’époque, il explique qu ‘« autour de François Mitterrand, dans les années 1980, tout cela [la nécessité de contourner les opinions publiques] nous paraît si évident que nous ne nous posons à aucun moment la question [celle de consulter le peuple]. Au mieux pensons‐nous de temps à autre qu’il serait opportun de mieux informer le Parlement. » Le scandale démocratique de la ratification parlementaire du traité de Lisbonne, en 2008, après 56% de non des Français en 2005, ne se comprend que dans cette perspective historique. Cet événement indigne illustre bien la conception de la « démocratie » qu’ont les européistes.

LVSL – Si la religion est l’opium du peuple selon les marxistes, vous écrivez que l’Europe est « l’opium des élites ». Ce n’est pourtant pas le cas dans tous les pays, il suffit de regarder le Royaume-Uni, où l’élite économique et politique a toujours été divisée sur le sujet. De même l’Allemagne promeut une construction européenne correspondant à ses intérêts économiques. Comment expliquez-vous cette fascination de nos élites pour l’Europe ?

A. M. – La question de la loyauté des élites, qu’elles soient politiques, économiques et financières, intellectuelles et médiatiques, est devenue un enjeu central de nos sociétés. D’abord c’est un enjeu moral, puisque, comme nous l’a rappelé Raymond Aron, « la fonction d’une élite est d’assurer la grandeur d’un pays ». Nos élites nationales devraient se remémorer l’avertissement de Pareto, qui rappelait que « l’Histoire est un cimetière d’élites ». Ensuite, c’est un problème politique, puisque le peuple a répondu à la sécession des élites en faisant lui-même sécession. «Le populisme est la réponse du peuple à l’élitisme des élites » écrit si justement Jacques Julliard. Or, aucune démocratie ne saurait subsister longtemps à un tel écartèlement. Enfin, c’est un problème électoral, car cette décomposition qui perdure augmente le risque de voir l’extrémisme accéder au pouvoir.

La France souffre d’une pathologie démocratique singulière. En Europe, les élites françaises, en particulier celles de gauche, sont parmi les plus mondialistes, les plus européistes, les plus conformistes et les plus méprisantes à l’égard du peuple. Avec leur mode de vie et de pensée globalisé, elles adhèrent au discours de l’impuissance nationale et cultivent une forme de « haine de soi » bien propre à notre pays. Elle ressassent la dénonciation de l’« exception française », sans pour autant s’intéresser à la vie intellectuelle et politique de l’étranger, se contentant d’un mince vernis de culture anglo‐saxonne, baragouinant le globish et incapables de former une phrase en italien, en espagnol ou en allemand. Idéologiquement universalistes, elles se sont perdues dans une globalisation qu’elles imaginaient naïvement « heureuse » et qu’elles ont cru tout aussi naïvement pouvoir « maîtriser ». Résignées politiquement, considérant « l’Europe » comme la solution à tous les maux, elles sont adeptes de la fuite en avant fédéraliste et de l’idéologie post‐nationale. N’oublions pas la phrase de Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne : « Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

« Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne.

Les élites françaises sont dépassées, elles sont incapables d’affronter le nouveau monde, de prendre les problèmes à bras le corps et de clarifier nos relations avec l’UE, un impératif pour relever notre pays. Le constat de Pierre Mendès-France, à l’époque d’une autre crise, celle de la décolonisation, reste d’actualité : « Il semble, par moments, qu’un grand sommeil se soit emparé de la Nation, coupé de rêves pleins de nostalgie à l’égard d’un passé révolu et de cauchemars remplis de craintes à l’égard d’un avenir qui paraît sombre. Il nous faut réveiller la France. C’est là une belle tâche ; c’est une tâche difficile ; c’est une tâche possible. » Ce réveil implique le remplacement de la vieille génération européiste et l’affirmation de responsables n’opposant plus Europe et Nation. La condition sine qua non du redressement de la France et du nouveau projet politique dont l’Europe a besoin est la restauration du patriotisme au sein des élites françaises. Il ne faut plus abandonner l’Europe aux européistes. 

LVSL – Aujourd’hui, la France n’est plus souveraine en matière de monnaie ou de commerce, son budget est étroitement surveillé par Bruxelles, de nombreux domaines de nos vies sont régis par les règlements et directives de l’UE… Tout cela laisse peu de marge de manœuvre pour un gouvernement. Par ailleurs, comme vous le rappeliez, les Français n’ont pratiquement pas été consultés sur la construction européenne. Faut-il organiser un référendum sur le Frexit pour retrouver notre souveraineté ?

A. M. – Non. Mais avant d’expliquer pourquoi, je veux revenir sur certains éléments pour expliquer que la sortie de l’UE ne peut être écartée d’un revers de main moralisateur. D’abord, le malaise européen, fait de lassitude, de rejet, de distance et même de colère, est là. De plus, le Brexit nous a montré que la tentation de la sortie peut devenir une réalité tangible. De même, on ne peut écarter la sortie pour des raisons exclusivement économiques : lors de la crise financière, l’impact sur trois ans d’une sortie de la France de la zone euro avait été évalué à environ 10% du PIB, autant dire une broutille face à la crise COVID. Il faut aussi rappeler que Joseph Stiglitz et Paul Krugman, deux prix Nobel d’économie attachés à l’idée européenne, ont pointé l’échec patent de la zone euro, et proposé de la déconstruire, voyant bien qu’elle ne pouvait être réformée.

Par ailleurs, l’argument de l’« irréversibilité » est lui aussi irrecevable : bien sûr, se dégager d’un ensemble auquel on se trouve lié par d’étroites relations commerciales et des centaines de textes juridiques accumulés au fil du temps, représente une opération longue et d’une grande complexité, comme le montre le Royaume-Uni. Pour nos voisins britanniques, cette sortie signifie se défaire de 600 accords avec l’UE, puis renégocier 200 accords passés entre celle‐ci et diverses organisations internationales. Sans parler des 50 % d’exportations britanniques réalisées avec l’UE, alors que seules 6% des exportations européennes vont vers la Grande-Bretagne. Cela explique pourquoi cinq ans auront été nécessaires pour finaliser la décision prise par référendum le 23 juin 2016.

Aquilino Morelle ©JF Paga

Quoiqu’il en soit, le choix d’un peuple, démocratiquement formulé, doit être respecté, quelle que soit la difficulté de sa mise en œuvre concrète. Même si nombre d’européistes, sur le continent et outre-Manche ont refusé de l’admettre, le Brexit était indispensable, puisque décidé par le peuple britannique. Il en irait de même pour notre pays si les Français faisaient ce choix.

Cependant, une telle rupture n’est aujourd’hui souhaitée ni par le peuple français, selon les études d’opinion, ni réclamée par aucune force politique importante. Dès lors, un « Frexit » ne pourrait résulter que d’une désagrégation générale de l’Union européenne, notamment à l’occasion d’une crise financière faisant éclater la zone euro. L’intérêt de la France n’est pas de quitter l’Union, mais de la transformer ; de redéfinir le projet européen plutôt que de l’abandonner. À la fois parce que trop de sacrifices ont été consentis par la Nation, parce qu’il est encore possible de rectifier la trajectoire politique de l’UE et, enfin, parce que l’avenir de notre pays est irréductiblement inscrit dans cette Union.

Suivons l’exemple du général de Gaulle : en 1958, alors qu’il s’était opposé au traité de Rome un an plus tôt, il a fait le choix pragmatique de le conserver et de le mettre en œuvre « pour en tirer le meilleur parti possible » selon ses mots. C’est ce qu’il a fait en obtenant en contrepartie la création de la Politique agricole commune (PAC) sans laquelle « le marché commun deviendrait une duperie ». Mais, en 1965, il a su dire « non » aux visées fédéralistes de la commission Hallstein, afin de rétablir le cours de la construction européenne. Pour de Gaulle, l’Europe était vivante et incarnait l’avenir du pays, parce qu’il la concevait comme une « Europe des nations ». C’était un homme d’État pénétré par l’Histoire, soucieux de l’intérêt national, mais aussi un Européen sincère, qui déclarait en 1963 vouloir placer « notre vie nationale dans un cadre européen ». La sortie de la France de l’UE ne doit donc pas être écartée par dogmatisme ou par idéologie, mais bien du point de vue de la raison et de l’analyse.

LVSL – Quoique l’on pense de l’Union européenne, on remarque en tout cas qu’elle est rarement un sujet majeur de la politique française. En témoignent l’élection présidentielle de 2017, ou la campagne actuelle. Comment l’expliquez-vous ? 

A. M. – D’abord parce que, la plupart du temps, la méthode employée par les fédéralistes est celle du contournement. Il s’agit tant de contourner les États-nations avec des offensives fédéralistes assumées, comme la CECA en 1951, le projet de Communauté Européenne de Défense (CED) en 1954 ou l’offensive du président de la Commission Walter Hallstein en 1965, que du contournement des peuples qui résistent, à travers la politique des « petits pas » et du « fédéralisme clandestin », comme lors du tournant fédéraliste de 1983 où Mitterrand et Delors ont caché leurs intentions aux Français.

Cette pratique s’est répétée à plusieurs reprises. Par exemple, un traité aussi crucial que l’Acte unique n’a pratiquement pas été discuté. Comme le raconte Jean-Pierre Chevènement, le texte de 300 à 400 pages, présenté comme une « perfection du marché commun » a été avalisé par le Conseil des ministres en 1985 à l’unanimité et sans débat. De même lors du débat au Parlement en 1987 (la droite était alors majoritaire, ndlr), où seuls les communistes se sont opposés à ce texte qui allait faire déferler sur l’Europe une vague de déréglementation sans précédent. L’opération fut rééditée en 1990 avec la transcription de la directive sur la déréglementation des mouvements de capitaux en Europe, dont aucun ministre n’avait pris connaissance !

« Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation. »

Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, opposant de la politique européenne de François Mitterrand.

Jean-Pierre Chevènement a des mots très justes sur le sujet. Selon lui, « il y avait sur l’Europe une diplomatie qu’on aurait pu qualifier de “secrète”. […] Elle unissait la gauche qui signait et la droite qui ratifiait, traversait les gouvernements, survivait à la cohabitation […]. Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation ». De même avec Maastricht : « Le choix de répondre à l’unification allemande par l’accélération de l’intégration européenne a été tranché en dehors de tout débat public et même sans aucun débat au sein du gouvernement ».

La méthode mitterrandienne n’est toutefois pas la seule responsable. Ce qui est en cause, c’est aussi cette vision politique, dominante depuis cinquante ans, qui considère les questions européennes comme relevant des affaires étrangères, alors que l’évolution de l’Union est indissociable de la vie de la Nation et fait donc partie des affaires intérieures. C’est parce que les deux sont si imbriquées que je parle de « FrancEurope » dans mon livre. Continuer à rattacher l’action européenne de la France au domaine de la diplomatie est absurde.

Cette tactique est cependant fort commode pour le pouvoir exécutif, puisque cela lui permet de se dispenser de tout débat public et de contourner les procédures démocratiques. Depuis 1983, les décisions européennes ont été centralisées à l’Élysée, au sein de la cellule diplomatique du président. Or, en tant que « domaine réservé » du chef de l’État, les décisions diplomatiques échappent à toute véritable discussion démocratique, alors même qu’elles entraînent les plus lourdes conséquences sur la vie de la Nation. Nous l’avons à nouveau constaté à l’occasion du plan de relance européen, qui introduit un nouveau degré de fédéralisme : alors qu’il s’agit d’« un changement historique de notre Europe et de notre zone euro » selon les mots d’Emmanuel Macron, il n’a pas été débattu au préalable. Le Parlement, régulièrement appelé à se prononcer sur quantité de points secondaires ou sans véritable contenu juridique – ce que les juristes appellent l’« inflation législative » -, est en revanche mis devant le fait accompli en matière européenne, sommé de ratifier des textes déjà signés par le chef de l’État au nom de la France.

L’opium des élites, Aquilino Morelle, Grasset, 2021

Bien sûr, cette concentration des pouvoirs est problématique. Mais il serait trop facile de dénoncer l’institution « monarchique » que serait la présidence sous la Ve République. Le général de Gaulle, qui avait certes une conception très verticale du pouvoir, informait régulièrement les citoyens des objectifs, des difficultés ou des succès de sa politique européenne durant ses conférences de presse. De même, entre les deux tours de la présidentielle de 1965, en pleine crise « de la chaise vide », il consacra un long entretien télévisé à la seule question européenne. Surtout, même s’il avait un exercice parfois solitaire du pouvoir, il considérait la souveraineté du peuple français comme inaliénable. Il l’a démontré lors de sa démission en 1969 après l’échec du référendum sur la régionalisation et la participation.

Cette « diplomatie secrète » a permis aux européistes d’imprimer un rythme beaucoup trop rapide au cours de l’Europe. A chaque fois, les doctrinaires des États-Unis d’Europe ont précipité les choses. Ce fut le cas avec la création d’une monnaie unique pour dix-neuf nations pourtant si diverses ou avec l’élargissement spectaculaire à l’Est, avec treize nouveaux États ayant adhéré en moins de dix ans, entre 2004 et 2013. Cette façon de forcer le cours des choses, qui est la marque de fabrique de l’idéologie fédéraliste, a donné à la construction européenne un caractère artificiel, déconnecté de la vie des peuples. Les nations ne se prennent pas à la légère : elles sont inscrites dans l’Histoire, elles sont la synthèse de siècles de formation et d’existence, mais aussi de cultures et de mentalités. Le temps des nations est un temps long, qu’il faut respecter. Les nations de l’Europe ne sont pas les treize colonies britanniques qui, ayant pris leur indépendance, se sont fédérées pour bâtir les États‐Unis d’Amérique.

Les affaires européennes doivent quitter le champ de la diplomatie et du secret et se soumettre aux lois de la démocratie et du débat. En sept décennies, une telle discussion publique n’a pu être ouverte que deux fois : en 1992 et en 2005. Or, la première fois, l’essentiel de la relance fédéraliste, portée par Mitterrand et Delors avec l’Acte unique, était déjà entré en vigueur, et malgré le talent de Philippe Séguin, la situation était alors trop inégale, avec une presse et une classe politique acquises à la ratification du traité de Maastricht. La deuxième fois, les Français se sont profondément intéressés au projet, pourtant aride, de TCE, mais leur choix a été piétiné par Nicolas Sarkozy, avec la complicité de François Hollande.

« Le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la “construction européenne” : les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. »

Ce temps‐là est révolu. Un vrai débat doit avoir lieu en 2022, pour deux raisons. D’une part, l’élection présidentielle est le moment privilégié où la Nation est saisie du choix entre de grandes orientations à prendre. Or, le chef de l’État consacre environ un tiers de son agenda aux enjeux européens. Si l’Europe est donc bien un enjeu national décisif, elle demeure peu abordée pour l’heure.

D’autre part, le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la « construction européenne », qui menace l’identité même de la France : après l’économie, le commerce, la monnaie, et indirectement, la fiscalité, le budget, l’industrie et le système social, les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. Cette atteinte sans précédent aux souverainetés nationales est justifiée par un alibi géopolitique, notamment la menace chinoise, face auquel « la taille nécessaire » serait celle de l’UE. Cette « souveraineté européenne » est ouvertement revendiquée par Ursula von der Leyen ou par des responsables politiques d’outre-Rhin, comme le futur chancelier Olaf Scholz, qui demande, comme Angela Merkel avant lui, que la France abandonne son siège au Conseil de sécurité de l’ONU au profit de l’UE ou d’un partage avec l’Allemagne. D’autres responsables allemands évoquent même le partage de notre arme nucléaire, notamment la ministre de la Défense allemande, Annegret Kramp‐Karrenbauer.

Nous voilà donc à un moment de vérité : après avoir limité la souveraineté économique des États membres, la Commission européenne et ses soutiens veulent s’attaquer à leur souveraineté politique. L’enjeu est décisif : la France souhaite-elle rester une nation unitaire, politiquement souveraine, avec ses prérogatives régaliennes ou devenir une de ces « grosses régions » du nouvel empire européen que souhaitent les fédéralistes comme Jürgen Habermas et Bruno Le Maire ? La France n’est ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la Pologne, encore moins le Benelux. Comme le Royaume‐Uni, elle entretient avec la puissance et la souveraineté un rapport forgé par l’Histoire, constitutif de son identité nationale.

Nous connaissons la stratégie du camp fédéraliste : ignorer la démocratie et avancer masqué. Emmanuel Macron a donné le ton lors du lancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, le 9 mai 2021, en appelant à « décider plus vite et surtout décider plus fort ». Au contraire, il nous faut un débat politique sincère, devant les citoyens. La campagne de l’élection présidentielle et la présidence française de l’UE doivent être l’occasion de plaider pour un souverainisme raisonné et raisonnable, prenant la forme d’une confédération respectant les États-nations, qui sont la chair et l’esprit de l’Europe.

Après l’affaire des sous-marins, quel avenir pour la France en Indo-Pacifique ?

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

L’affaire des sous-marins, fruit du jeu des puissances, entre faux alliés et vrais ennemis, vient ébranler un peu plus la stratégie élyséenne en Indo-Pacifique. En outre, le troisième, et dernier référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, le 12 décembre prochain, renforce d’autant plus l’incertitude sur les capacités françaises dans la zone. La France se découvre ainsi, et de jour en jour, en puissance moyenne du nouvel ordre mondial. La classe politique française affiche un patriotisme de circonstance, mais refuse de tracer les contours d’une rupture avec l’atlantisme.

 Une idylle qui avait pourtant bien commencé

 « Nous nous sommes mariés avec l’Australie pour cinquante ans » voilà le résumé que faisait le ministre des Affaires étrangère, Jean-Yves Le Drian, au micro d’Europe 1 le matin du 26 avril 2016. Tous les voyants étaient alors au vert, Naval Group et la France venaient de réaliser le coup du siècle. L’Australie s’engageait dans l’achat de 12 sous-marins, de type Shortfin Barracuda, pour 35 milliards d’euros. Les adversaires de Naval Group et de la France sur ce contrat n’étaient autre que les Allemands de TKMS et un consortium japonais autour de Mitsubishi Heavy Industries et Kawasaki Heavy Industries.

De cet environnement de requins, entre industries allemandes et nippones, Naval Group dont le capital appartient à 65% à l’État français, et 35% à Thales, a su tirer son épingle du jeu face à l’inexpérience japonaise en matière d’exports militaires et allemande dans la construction de gros sous-marins, 4000 tonnes pour le shortfin barracuda contre 2000 pour les engins habituellement vendus par le leader mondial, TKMS. A contrario, les réussites de Naval Group en Inde et au Brésil avec des ventes incluant un transfert de technologie et l’excellence française en matière de technologies militaires, notamment le sonar de Thalès, a grandement rassuré et convaincu Canberra à l’époque.

« Nous nous sommes mariés avec l’Australie pour cinquante ans »

Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères

Cinq ans après la signature de ce contrat, l’Australie rejoint l’alliance AUKUS composée des États-Unis et du Royaume-Uni, et renonce unilatéralement aux sous-marins français, lui préférant les sous-marins à propulsion nucléaire de la marine américaine, qui sont pourtant les alliés de la France… Avec ce coup de force politique et diplomatique, Joe Biden s’inscrit dans les pas de son prédécesseur Donald Trump, aux tweets compulsifs.

L’Australie dont l’appareil industriel et militaire fait défaut pour de telles constructions recevra les appareils clé en main, sans aucune coopération industrielle entre les deux États. Au contraire du précédent contrat avec Naval Group qui laissait un espace important aux transferts de technologies de la France vers l’Australie. Toutefois par son action, l’Australie se place un peu plus sous l’égide des États-Unis, notamment en réaction aux tensions grandissantes avec la Chine.

À la suite de ces annonces, Emmanuel Macron a ordonné le rappel des ambassadeurs aux États-Unis et en Australie pour consultation. Puis, le 22 septembre dernier, lors d’un appel téléphonique, les deux présidents se sont fendus d’un communiqué commun en forme de cadeau diplomatique fait à Emmanuel Macron, afin de ne pas perdre la face en politique interne à moins d’an des élections présidentielles.

De surcroit, la classe politico-médiatique française semble redécouvrir à chacune de ces affaires, que nos alliés de Washington n’en sont pas vraiment. Cette affaire provoque, comme d’habitude, un brouhaha médiatique aussi puissant qu’il est court avant de s’éteindre par le refus d’aller au-delà du coup d’éclat diplomatique. « Fool me once, shame on you. Fool me twice shame on me »

Du contrat du siècle à l’affaire des sous-marins : faux alliés et vrais ennemis

Les relations qu’entretiennent l’Australie et la Chine ne sont pas étrangères à la prise de position unilatérale de Canberra en faveur des sous-marins à propulsion nucléaire.

En effet, depuis quelques années les relations entre les deux pays se sont tendues. L’importance prise par la Chine dans l’économie australienne au fil des années s’est considérablement accrue, 40% des exportations australiennes se font en direction de la Chine. Ce sont de nombreux produits agricoles et miniers qui transitent entre les deux pays. Également l’agressivité chinoise via des cyber attaques ou le financement de partis politiques pour influencer la vie politique locale, confirmé par le dernier rapport de l’IRSEM, a poussé le gouvernement australien à mettre des mesures de restriction face à la percée de Pékin.

Le Covid-19 sera le point de bascule de la tension entre les deux États, quand le Premier ministre australien a publiquement demandé une enquête indépendante sur les conditions d’émergence du virus à Wuhan. Cette demande insistante a provoqué l’ire de Pékin qui, en représailles, a instauré des droits de douanes sur de nombreux produits venus d’Australie.

Bien évidemment, la Chine, qui était au cœur de la décision de renouvellement de la flotte sous-marine de l’Australie, est aussi le facteur de ce changement de partenaire militaire pour l’île continent. La Chine dont les velléités hégémoniques sur la zone ne sont plus à démontrer, d’une part pour ses Nouvelles routes de la soie et, d’autre part, parce que le trafic maritime passe majoritairement par le Pacifique. Ses mouvements sont ainsi scrutés par tous les acteurs de la zone, notamment les États-Unis dans l’objectif de contenir l’expansion chinoise.

Ce revirement de Canberra s’appuie certes sur les craintes vis-à-vis de la chine mais également sur des relations fortes avec les grands pays anglo-saxons. Ces relations se formalisent autour de l’alliance des Five Eyes depuis 1955. Cette dernière est un vaste programme de coopération entre les services de renseignement des États-Unis, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie et du Royaume-Uni. Les Five Eyes avaient, en outre, été très actifs dans les écoutes généralisées orchestrées par la NSA et révélées par Edward Snowden.

Sur la base de ces anciennes alliances QUAD[1], Five Eyes et la France, les États-Unis de Joe Biden construisent petit à petit un nouvel OTAN pacifique avec l’objectif clair de cerner la Chine. Les récentes opérations conjointes avec le Japon, l’Australie, la France montrent une volonté d’intensifier les coopérations militaires de la zone avec la Chine en ligne de mire.

Le pivot américain, débuté lors du second mandat de Barack Obama, se confirme et s’accentue.

La France en Indo-Pacifique, une stratégie de l’impuissance ?

L’Australie est un acteur important de la stratégie indopacifique française. Emmanuel Macron n’a eu cesse de répéter l’importance de l’axe Paris, New Delhi, Canberra lors de son déplacement sur l’île continent. C’est à ce titre que tout avait été mis en œuvre par les officiels français pour s’octroyer ce gros contrat avec l’Australie.

Patrick Boissier, rappelait cruellement lors d’une audition en 2016, à l’Assemblée nationale, que les forces à disposition pour surveiller le territoire maritime français est « à peu près l’équivalent de deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France. »

Or, et depuis la conclusion de contrat en 2016, de nombreux éléments laissaient penser que des acteurs hostiles à Naval Group agissait pour discréditer le fleuron français auprès du gouvernement australien, via des campagnes de presse et du lobbying. C’est une véritable guerre de l’information qui fut menée au détriment de Naval Group et de la France. Les réactions tardives, voire l’absence de réaction, face à ces attaques montrent une nouvelle fois les lacunes françaises en matière d’intelligence économique. Cette même naïveté, voire cécité volontaire, qui a valu aux français des pertes de fleurons irremplaçables tel que Alstom.

La stratégie de la France dans la zone se veut, au moins dans les mots, inclusive et promeut un multilatéralisme dans le respect du droit international et contre les hégémonies, notamment celle de la Chine. À travers l’axe Paris, New Delhi Canberra voulu par Macron, la France veut renforcer sa position singulière dans la zone. Cette approche stabilisatrice s’est réaffirmée lors du récent sommet France-Océanie qui a réuni une dizaine d’États de la zone pacifique pour évoquer des sujets de coopération économique, sécuritaire et liés au réchauffement climatique.

Mais la France a-t-elle réellement les moyens de cette ambitieuse troisième voie ? Alors qu’elle loue d’une part une Union européenne dont l’agenda s’inscrit sur celui de Berlin. Ces derniers ont pourtant des objectifs, avant tout, mercantiles, même avec la Chine. Et, d’autre part, des alliances avec les États-Unis prompts à la trahison dès lors qu’il s’agit de leurs intérêts.

Pourtant les atouts français dans la zone sont très nombreux. Premièrement, 1,6 million de Français résident dans cet espace. Deuxièmement, les territoires ultramarins, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis et Futuna offrent une force de projection non négligeable pour ses alliés. En effet Paris dispose de près de 7000 militaires sur place et 98% de sa ZEE, soit 11 millions de km², la deuxième au monde, dans le Pacifique. Pour finir, plus d’une trentaine d’appareils maritimes et aériens sont sur place avec les forces armées situées de la Réunion à la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française (FANC et FAPF) pour compléter l’arsenal français. De fait, et en cas de conflit militarisé, la France est apte à intervenir rapidement pour protéger ses alliés ainsi que ses intérêts.

Néanmoins, ces atouts resteront inutiles si les moyens d’actions supplémentaires ne sont pas mis en place. Ainsi, Le président du Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN), Patrick Boissier, rappelait cruellement lors d’une audition en 2016, à l’assemblée nationale, que les forces à disposition pour surveiller le territoire maritime français est « à peu près l’équivalent de deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France. »

Par ailleurs, le risque prochain de perdre la Nouvelle-Calédonie lors du troisième, et dernier, référendum prévu par les accords de Nouméa, laisse planer un sérieux doute sur le futur de la stratégie française dans la zone. En effet la perte de ce territoire stratégique ne serait pas pour rassurer nos alliés de la zone sur la capacité de la France à offrir une voie entre Pékin et Washington. L’indépendance de la Nouvelle-Calédonie occasionnerait, de facto, un rétrécissement certain du périmètre de souveraineté de la France. En effet comme le stipule le document du gouvernement sur les conséquences du « oui » et du « non » un flou subsiste sur les relations entre les potentiels futurs deux États que seraient la France et la « Kanaky ». Ainsi les forces armées françaises sur place seraient redéployées ailleurs, laissant le champ libre à la Chine qui des vues sur le quatrième producteur mondial de Nickel.

À ce titre, la Chine ne reste pas neutre dans le processus référendaire en Nouvelle-Calédonie. Les différentes auditions de la DGSE devant les parlementaires et le récent rapport de l’IRSEM mettent au jour les méthodes chinoises pour noyauter l’économie locale et approcher les élites indépendantistes, via l’association d’amitiés sino-calédoniennes et la diaspora sur place. De même l’IRIS, dans un rapport plus ancien, indique que cette zone est un véritable « laboratoire » du soft power chinois.

L’indépendance de ce territoire et sa mise sous tutelle chinoise permettrait à Pékin de sortir de l’encerclement américain et d’isoler l’Australie tout en renforçant son accès au nickel du Caillou. Pour la France, cet arrêt brutal du mariage avec l’Australie et l’incertitude quant à sa présence dans la zone sonne comme un rappel cruel, somme toute nécessaire, d’un monde dont la conflictualité augmente. Notamment au sein de l’espace indopacifique où les chocs entre les volontés hégémoniques de Pékin et Washington iront crescendo. La France, qui possède le deuxième domaine maritime au monde, aura ainsi le choix entre épouser complètement les velléités de des États-Unis et de l’OTAN, soit affirmer sa souveraineté dans la zone par la construction d’une autonomie d’actions tant militaire que diplomatique.

[1] « Dialogue quadrilatéral de sécurité » entre le Japon, l’Australie, l’Inde et les Etats unis formalisé en 2007.

Industrie 4.0 : les ambitions dévorantes de l’Allemagne

La chancellière Angela Merkel en visite dans la “Digital Factory” du groupe Siemens en 2015. Capture d’écran Youtube /DR © Siemens

Avec le programme « Industrie 4.0 », l’État allemand soutient la numérisation et l’automatisation de ses chaines de production afin de renforcer la compétitivité de son industrie. Ce projet d’ampleur s’accompagne d’une offensive politique à l’échelle européenne, où Berlin propose de construire une « souveraineté numérique » face à la Chine et aux États-Unis. Cette stratégie sert pourtant davantage les intérêts de l’économie allemande que ceux de ses partenaires.

Au lendemain de la crise économique majeur qu’a traversé le monde en 2008, nombre de cabinets de consulting ainsi que d’économistes adaptent radicalement leurs préconisations. Plutôt que d’inciter les pays occidentaux à des stratégies de désindustrialisation et de délocalisation, politique par ailleurs largement créatrice de chômage de masse, ils se font les chantres d’une « réinvention » de l’industrie manufacturière. Dès 2011, le World Economic Forum de Davos met ainsi en place les stratégies « Futur de l’industrie manufacturière » et « Commission d’agenda global relatif à l’industrie manufacturière » auxquelles sont associées de nombreuses multinationales. L’objectif de ces initiatives est de numériser les entreprises dans l’espoir incertain de voir leur productivité augmenter. Dans des usines connectées, des machines dites intelligentes coordonnent de façon autonome des chaînes de production. Tandis que la plupart des opérations de montage sont automatisées et que des véhicules de transport autonomes gèrent logistique et flux de matériaux, les êtres humains supervisent la production et n’interviennent qu’en cas de défaillance du système.

En visite dans « l’usine digitale » du groupe Siemens en 2015, Angela Merkel assène que « l’automatisation permise par le numérique va considérablement transformer la production industrielle » (les citations suivantes sont extraites de ce même discours, ndlr). Cette déclaration résume l’objectif principal du programme « Industrie 4.0 » : gonfler la productivité de l’économie d’Outre-Rhin. Cette « numérisation » de l’industrie demeure avant tout une stratégie nationale d’hégémonie économique face à la concurrence étrangère. La chancelière allemande déclarait ainsi : « Nous devons faire en sorte de gagner la course en Europe et surtout en Allemagne. Cette compétition se déroule entre ceux qui sont actuellement en avance dans l’économie de l’Internet et nous, qui sommes en avance dans de nombreux domaines de l’économie réelle ». En clair, si l’industrie allemande veut conserver ses avantages actuels dans les circuits capitalistes européens et mondiaux, elle doit numériser leurs chaînes de production.

Pour l’Allemagne, la numérisation de l’industrie est impérative

En février 2015 déjà, Merkel annonçait : « L’Allemagne fait encore partie des pays avec une très forte production industrielle, et nous voulons maintenir cela ». Représentant 15 millions d’emplois directs et indirects, l’industrie allemande est en effet présente dans tous les domaines. L’automobile, la construction mécanique (portée par des entreprises comme Siemens, ThyssenKrupp et Bosch), l’industrie chimique (BASF), électrique (Siemens) ou pharmaceutique (Bayer) ainsi que la sidérurgie (ThyssenKrupp) sont autant de secteurs où l’Allemagne conserve un avantage certain face à ses partenaires européens. Avec les bouleversements anticipés dans les processus de création de valeur, l’Allemagne table sur une augmentation de la productivité estimée à 78 milliards d’euros d’ici 2025 et sur une croissance supplémentaire de 1,7 % par branche en moyenne. Une seule conclusion s’impose alors à la dirigeante du gouvernement fédéral : « nous devons franchir le pas vers de la numérisation de la production. Elle est essentielle à notre prospérité. Nous appelons cela “Industrie 4.0”. Maintenant il s’agit de définir des normes et de trouver les bons partenaires de coopération pour donner avant tout aux moyennes et aux grandes entreprises une plateforme commune. Je suis ravie de voir que l’industrie allemande y contribue très activement ».

Afin de parfaire ce programme économique, l’Etat allemand a mis sur pied une alliance avec les industriels, les institutions de recherche et les syndicats.

Depuis 2011, les responsables politiques allemands ont ainsi fait de ces nouvelles technologies une priorité absolue. Dans le cadre des deux programmes de financement « Autonomik für Industrie 4.0 » (« autonomique pour Industrie 4.0 ») et « Smart Service Welt » (« monde smart service »), le Ministère fédéral de l’économie met à disposition près de 100 millions d’euros de financements publics dans l’objectif de faire avancer la recherche et le développement d’innovations importantes dans ce domaine. Le ministère fédéral de l’Éducation et de la Recherche a quant à lui subventionné plus de 470 millions d’euros de recherches autour de l’économie 4.0. Dans toute l’Allemagne, 26 centres de compétence subventionnés par ce ministère proposent aux petites et moyennes entreprises (PME) des offres complètes de sensibilisation, d’information et de formation sur les applications de l’industrie 4.0. Afin de parfaire ce programme économique, l’État allemand a mis sur pied une alliance avec les industriels, les institutions de recherche et les syndicats. Jörg Hofmann, le président du puissant syndicat IG Metall, fait ainsi partie du comité de direction du programme. Ce dernier, dénommé la Plateforme pour l’industrie 4.0, a pour objectif de mettre en place un cadre juridique ainsi que des infrastructures nécessaires à cet objectif de numérisation et d’automatisation de l’industrie. L’industrie 4.0 s’apparente donc à un programme gouvernemental visant à catapulter le capital allemand au sommet du marché mondial grâce aux débouchés offerts par les nouvelles technologies.

Selon la chancelière allemande, cette « numérisation des processus de production ainsi que des processus entre les entreprises et les clients » a permis à l’économie outre-Rhin de se doter « de nombreux champions mondiaux ». Néanmoins, l’Allemagne reste largement fière de ses Mittelstand, des entreprises de taille moyenne qui renvoient à l’idéal d’un capitalisme familial et patriote. Angela Merkel constate ainsi que son pays « n’a peut-être pas encore fait autant de progrès que nous le devrions pour faire avancer la masse des entreprises de taille moyenne ». Selon cette dernière, il est ainsi primordial « de voir les grands pionniers entraîner les autres » dans la numérisation de leurs activités.

Une féroce concurrence intra-européenne

La numérisation de l’économie n’est pourtant pas l’apanage unique de l’économie allemande. Partout dans le monde, les nations soutiennent leur capital national dans la compétition pour la croissance avec des programmes dédiés. En 2014, un projet américain dénommé Industrial Internet Consortium a été lancé, tandis que l’équivalent français, l’Alliance Industrie du Futur ainsi le programme chinois Made in China 2025 ont tous deux vu le jour en 2015. 

Cette peur d’être en retard en matière de digitalisation a progressivement amené l’Allemagne à déguiser son programme national d’hégémonie économique en coopération européenne.

Sous Donald Trump, de nombreux États américains sont devenus de vastes champs d’expérimentation pour les véhicules autonomes, l’une des technologies numériques les plus prometteuses. Les capitaux accumulant le plus de kilomètres d’essai sont susceptibles d’avoir les meilleures chances de dominer le marché automobile à l’avenir. Sous cette même administration, les attaques contre les capitaux chinois se sont multipliées. L’offensive du gouvernement américain contre TikTok en est un exemple frappant dans le secteur des technologies de l’information. L’interdiction de la plate-forme, qui compte plusieurs millions d’utilisateurs aux États-Unis, a été évitée uniquement parce que Donald Trump a « convenu » avec le propriétaire chinois Bytedance le transfert de ses activités américaines à une société dont le siège sera vraisemblablement au Texas. Le nouveau président américain Joe Biden, alors qu’il révise la politique de son prédécesseur dans d’autres domaines, poursuit explicitement une ligne dure contre la Chine. Ces dernières années, la Chine est passée du statut d’atelier de l’Occident à celui de son concurrent le plus féroce. Avec son programme « Chine 2025 » et sa récente mise à jour en 2020, la Chine vise le sommet. Avec sa stratégie de « double circulation », elle veut renforcer son marché intérieur (première circulation) et intensifier sa coopération avec d’autres pays asiatiques dans le domaine de la numérisation (seconde circulation) afin d’intensifier la guerre commerciale contre les États-Unis. Avec toutes ces mesures, la Chine poursuit au final le même objectif que les États-Unis : dominer le marché mondial en tant que puissance technologique de premier plan.

Cette peur d’être en retard en matière de numérisation face à d’autres puissances mondiales a progressivement amené l’Allemagne à déguiser son programme national d’hégémonie économique en coopération européenne. Selon les termes de la chancelière, il est ainsi « toujours important pour nous, en Allemagne, d’utiliser les avantages du marché unique européen. […] Après tout, les 500 millions de personnes qui composent le marché unique européen constituent déjà une force du marché. Et cela nous donne aussi la possibilité de nous affirmer au niveau mondial. »

Cette « souveraineté numérique » ne se matérialise actuellement qu’en tant que concurrence entre pays-membres de l’UE.

L’émergence d’un marché unifié du numérique à l’échelle européenne est en effet un des objectifs majeurs des dernières années. L’Union européenne (UE) a ainsi annoncé le lancement de sa « stratégie numérique » en 2014. Six ans plus tard, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, proclamait l’objectif de « souveraineté numérique ». L’UE a ainsi prévu de subventionner ces efforts à hauteur de 55 milliards d’euros dans le cadre du programme DigitiseEU. Concrètement, outre un programme d’expansion de l’infrastructure numérique dans toute l’Europe (déploiement de la fibre et de la 5G notamment), les institutions européennes cherchent à bâtir un cadre juridique européen commun à tous les États, afin que les entreprises puissent utiliser ce marché et se développer en conséquence. Les entreprises européennes pourraient ainsi acquérir une taille critique et seraient alors capable de rivaliser avec les géants américains (Amazon, Google ou Facebook) ou chinois (Tencent, Alibaba ou Baidu).

Pourtant, cette « souveraineté numérique » ne se matérialise actuellement qu’en tant que concurrence entre pays-membres de l’UE ayant avant tout tous l’intention d’utiliser le marché commun dans leurs propres intérêts nationaux. La construction de la « superpuissance européenne numérique de demain », selon les termes du secrétaire d’État français chargé du numérique Cédric O, cache en réalité une rude concurrence à l’échelle européenne, dans laquelle les entreprises allemandes sont très bien positionnées. Le ministre fédéral des Affaires européennes Michael Roth appelle ainsi à « surmonter l’esprit des particularismes nationaux et à regrouper la multitude de programmes et de stratégies à travers l’Europe dans une politique commune ». Or, une telle politique conduit les États européens les moins industrialisés et numérisés à devenir de simples ateliers pour les entreprises allemandes.

Protection des données, taxation des GAFAM… l’Allemagne donne le ton

Les normes sont l’un des moyens que les entreprises ont à leur disposition pour se procurer un avantage au sein de la concurrence mondiale. Avec sa propre norme, une entreprise tente d’exclure les autres producteurs et fournisseurs afin de disposer exclusivement de sa propre norme comme moyen de réussite. Les multinationales comme les États ont intérêt à imposer leurs normes et à les rendre compatibles avec le plus grand nombre possible d’autres produits afin d’obtenir des effets de réseau. Les différents câbles de recharge ainsi que des câbles de connexion demeure un exemple bien connu de cette stratégie. Avec son connecteur Lightning, Apple tente d’enfermer les clients dans ses propres produits, car seuls ceux-ci peuvent communiquer directement entre eux sans produit intermédiaire. De cette stratégie économique découle une autre pour les États. Ces derniers étant responsables de définir le cadre juridique de l’approbation et de l’utilisation des produits vont alors essayer que le pouvoir de marché de leurs propres entreprises nationales soit assuré dans ce processus. Il est alors évident que l’Allemagne cherchera à définir des normes juridiques à même de protéger son industrie. Comme l’analysait Angela Merkel, si l’économie allemande veut parfaire la numérisation de ses activités économiques, il est alors primordial de « faire évoluer certaines normes ». Une fois ces normes définies et mises en place au niveau national, la chancelière préconisait alors de « les ancrer au niveau européen ».

Dans le domaine numérique, les clouds, ces services d’hébergement de données ou logiciels en ligne, sont un nouveau terrain d’affrontement. Pour l’instant, quatre fournisseurs américains (Amazon, Google, Microsoft et IBM) ainsi que le chinois Alibaba dominent près de 75% du marché mondial. Avec le projet Gaia-X, l’Allemagne et la France ont pour objectif de développer un cloud européen et d’établir une norme européenne dans ce domaine. Ce projet, dirigé contre la dominance des GAFAM, se retrouve cependant confronté à une contradiction évidente : créer une infrastructure de données susceptible de pouvoir concurrencer les entreprises dominant ce secteur nécessite une masse immense de capital. Afin que leur cloud atteigne une taille critique pour être compétitif, les Européens ont donc associé les GAFAM au projet Gaia-X. Ainsi, la concurrence européenne contre les GAFAM aboutit donc… à coopérer avec eux !

NDLR : Pour en savoir plus sur le projet Gaia-X, lire sur LVSL l’article de Florent Jourde : « l’Allemagne en quête de souveraineté face aux GAFAM ». 

Force est de constater que l’Allemagne cherche avant tout à réunir les conditions nécessaires à la mise en place de ses ambitions globales. Le gouvernement allemand considère que la législation de ses partenaires reflète une « mentalité de petit État ». Les entreprises allemandes utilisant le marché intérieur afin de créer et de consolider leur poids économique global sont gênées par le manque de cadre juridique uniforme ou de normes communes qu’ils considèrent être un frein à leur croissance. Si le ministre fédéral de l’Économie, Peter Altmeier, affirme que « nous avons besoin de technologies d’avenir ‘Made in Europe’ » et qu’il faudrait « créer par des incitations à l’investissement des projets européens communs tels que la production de cellules de batteries, la microélectronique et le projet GAIA-X pour une plus grande souveraineté numérique », il est évident que celle-ci fait avant tout avancer les intérêts allemands.

Berlin souhaite en réalité que ces « champions européens », c’est-à-dire des capitaux compétitifs au niveau mondial, soient sous la direction d’entreprises allemandes comme Infineon (leader mondial des composants pour cartes à puce). L’espoir repose désormais également sur les “licornes”, ces start-ups non cotées en Bourse valorisées plus d’un milliard de dollars : Celonis (traitement de données), Trade Republic (investissement), N26 (banque) ou FlixMobility (transport). Les législations des autres États membres, avec lesquelles ceux-ci veulent rendre leurs sites attractifs pour les capitaux d’entreprises numériques étrangères, à l’image de l’Irlande ou les Pays-Bas avec des impôts sur les sociétés peu élevées, sont accusées de « dumping fiscal ». En revanche, dans les domaines où le capital américain est supérieur, l’Europe défend ses propres règles contre les États-Unis.

Etant donné le retard de l’UE, et plus spécifiquement de l’Allemagne dans la data economy, l’adoption de règles de protection des données particulièrement strictes est peu surprenante.

Parmi les normes européennes sur le numérique, le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données, voté en 2016 par le le Parlement européen) a fait date. Ce texte est pour l’heure l’une des lois les plus strictes en matière de protection de la vie privée des utilisateurs. D’aucuns pourraient ainsi avoir l’impression que la politique économique allemande est guidée par des impératifs éthiques. C’est du moins l’impression que l’on a en écoutant le ministre allemand des Affaires européennes : « Notre chemin doit être centré sur l’individu, s’appuyer sur des principes éthiques clairs, des normes élevées de protection des données et de sécurité. […] Ce faisant, nous nous différencions clairement du capitalisme des données des géants américains de la technologie et du modèle chinois basé sur le contrôle de l’État et la répression numérique. » Pourtant, plutôt que de représenter un regain d’intérêt pour les libertés numériques de la part de l’UE, cette décision est en réalité guidée par des motifs économiques. En effet, si l’industrie 4.0 allemande repose surtout sur la mise en réseau des usines, Berlin conserve un net désavantage vis-à-vis des États-Unis en matière de technologie business-to-consumer, illustré par la domination des GAFAM dans ce domaine. Etant donné le retard de l’UE, et plus spécifiquement de l’Allemagne dans la data economy, l’adoption de règles de protection des données particulièrement strictes est donc peu surprenante.

Il ne faut cependant pas se fourvoyer quant aux bénéfices attendus d’une numérisation de l’économie. Il y a fort à parier que la stratégie L’industrie 4.0 bénéficiera avant tout à la bourgeoisie nationale allemande et non à ses travailleurs. Les voix qui professent que cette numérisation permettra une réduction des accidents au travail et l’avènement d’une « société de loisirs » se trompent fortement. La mise en œuvre du plan « Industrie 4.0 » répond en effet à des impératifs capitalistes primaires : la technologie sera principalement utilisée pour économiser les coûts de fonctionnement et pour contrôler la masse salariale. De même, cette « quatrième révolution industrielle » reposant sur des infrastructures digitales très polluantes et énergivores, est-elle compatible avec les objectifs environnementaux que l’Humanité s’est fixée ? Cette doctrine de la numérisation de l’industrie, si elle permet d’indéniables progrès en matière de productivité, risque donc de bénéficier à une petite poignée de groupes allemands, au détriment de leurs concurrents étrangers, des travailleurs et de la nature.

 

Intelligence économique : un impensé français

© Aymeric Chouquet pour LVSL

De l’affaire Raytheon (1994) à l’affaire Alstom (initiée en 2014), la guerre économique a touché de plein fouet les entreprises françaises. Les États, bien loin des préconisations libérales, sont des acteurs constants de cette guerre économique, en particulier des pays comme le Royaume-Uni ou les États-Unis, qui s’affirment comme les plus en faveur de la libre entreprise. Loin de prendre la mesure des enjeux stratégiques de ce terrain d’affrontements, la politique publique française d’intelligence économique est demeurée insuffisante depuis que la chute de l’URSS en a renforcé les enjeux. La défense des entreprises françaises contre les prises de contrôle étrangères susceptibles de conduire à des transferts de technologies sensibles, ou de mettre en péril des emplois, est donc demeurée une oubliée de l’action publique.

En stratégie économique comme en art militaire, la réussite d’une politique publique demande autant d’initiative que d’anticipation : ce sont de tels préceptes qu’ont appliqué les États-Unis au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. À l’inverse, depuis les années 1990, les gouvernements français ont bien plus réagi à des chocs qui plaçaient les firmes nationales en mauvaise posture, qu’ils n’ont élaboré a priori des éléments stratégiques face aux nouveaux enjeux de la guerre économique. 

L’intelligence économique, une culture aux États-Unis et une lacune française

À la faveur de la guerre froide, et des compétitions militaires, mais aussi techniques, économiques et scientifiques auxquelles elle donna lieu, les politiques publiques américaines ont pris à bras le corps la question de l’intelligence économique dès la fin du second conflit mondial. Il s’agissait dans un premier temps de faire profiter les entreprises américaines de l’information publique : dès les années 1950, des agences fédérales comme la National Science Foundation furent ainsi instituées, pour transmettre aux entreprises stratégiques les informations que produisaient les administrations. À mesure que la perspective d’un affrontement militaire avec la Russie soviétique s’éloignait, l’intelligence économique est devenue une préoccupation cardinale du ministère américain de la Défense, qui a déployé notamment une stratégie de financement et de protection économique de l’innovation : le financement de la recherche scientifique par le département de la Défense, monté brutalement 96% de la R&D publique en 1950, s’est maintenue par exemple à 63% de la R&D publique en 19871.

Cette préoccupation tôt manifestée par la communauté américaine du renseignement pour les sujets de stratégie économique a enraciné de puissants héritages et explique, encore aujourd’hui, la force des liens qui unissent les grands fleurons américains et les services secrets. À la fin de la guerre froide, une partie des moyens du renseignement américain a été du reste réorientée, faute d’ennemi, vers le renseignement économique ; de fait, la compétition entre les acteurs nationaux pour la conquête des marchés s’en est trouvée exacerbée. Cette culture de l’intelligence économique ne s’est toutefois pas implantée dans les mêmes conditions en France, qui est demeurée jusqu’aux années 1990 relativement imperméable à ce concept2. Si la France s’est d’abord intéressée aux politiques publiques d’intelligence économique, c’est qu’elle y a été obligée par le contexte de l’affaire Raytheon. En 1994, Thomson-CSF avait perdu, contre toute attente, le projet brésilien Sivam, un système de surveillance de la forêt amazonienne. Et pour cause : la NSA (National Security Agency) est intervenue pour intercepter des appels téléphoniques français, et livrer à Raytheon, le concurrent américain de Thompson, des informations stratégiques qui lui ont permis de remporter le marché3. Dans le cadre d’une forte mondialisation des marchés, la France s’est découverte mal armée pour parer de tels coups, pourtant distribués entre alliés. Désormais, les décideurs politiques se rendaient compte que, loin de l’idée d’une « concurrence libre et non faussée », les États-Unis faisaient preuve d’un réalisme agressif en faisant participer leurs services de renseignement à la conquête des marchés internationaux par leurs entreprises. 

Les premières prises en compte françaises de l’intelligence économique

Suite à l’affaire Raytheon, des hauts fonctionnaires, comme l’ingénieur aéronautique Henri Martre, alors en poste au commissariat général au Plan, ont été convaincus de la nécessité de combler le « cloisonnement »4 entre les entreprises privées et les administrations publiques pour soutenir les acteurs économiques français. À la faveur de la recomposition de l’ordre mondial après la chute de l’URSS, la « guerre économique », entendue comme l’importance croissante des enjeux financiers dans les luttes globales entre les puissances, a gagné en importance, et a été enfin pleinement considérée, en France, comme une menace pour la sécurité nationale.

La NSA est intervenue pour intercepter des appels téléphoniques français, et livrer à Raytheon, le concurrent américain de Thompson, des informations stratégiques qui lui ont permis de remporter le marché.  

Ces diagnostics ont donné lieu à la rédaction du rapport Martre, document fondateur de l’intelligence économique française, publié en février 1994. Le rapport définit l’intelligence économique comme « l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques. » Les propositions du rapport ont conduit à l’institutionnalisation d’un organisme public dédié à l’intelligence économique, le Comité pour la compétitivité et la sécurité économiques (CCSE), placé auprès du Premier ministre. Cet organe a eu toutefois les plus grandes peines à œuvrer, délaissé par le pouvoir dans le contexte de l’élection présidentielle de 1995, et de la dissolution manquée de 1997. Le rapport Martre avait théorisé l’intelligence économique française, mais celle-ci fut donc d’abord très peu suivie d’effet. 

Parallèlement à la publication du rapport Martre, la France s’est dotée dans les années 1990 d’un arsenal législatif plus adapté aux menaces : jusqu’en 1994, la protection du patrimoine économique était régie par l’ordonnance du 7 janvier 1950 qui mettait l’accent sur la régulation des pénuries, bien loin des impératifs de la guerre économique. Ce n’est qu’en 1994 que la nouvelle version du Code pénal intégra, parmi les intérêts fondamentaux de la nation, « les éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique. » Ce n’est qu’en 2003 que la prise en charge de l’intelligence économique par les pouvoirs publics connut un regain d’intérêt.

Celui-ci fut d’une part causé par une autre affaire de guerre économique, celle de Gemplus, et d’autre part par le fait qu’au lendemain de l’effondrement de la bulle Internet en 2001, les décideurs publics se sont brutalement trouvés sensibilisés aux thématiques de l’intelligence économique. Une affaire servit d’abord de catalyseur aux politiques d’Intelligence Economique : en 2003, la société française Gemplus, leader mondial des cartes à puce, après avoir accepté l’entrée de Texas Pacific Group parmi ses actionnaires, n’a pu empêcher la nomination d’Alex Mandl à la tête de son conseil d’administration… Alex Mandl était un administrateur d’In-Q Tel, fonds d’investissement créé par la CIA, et supervisa le transfert de ces technologies françaises vers les États-Unis. Une fois encore, une entreprise stratégique française était victime des menées américaines en matière de guerre économique ; une fois encore, la France se découvrait mal armée politiquement pour répondre à ces menaces. Les alertes données au gouvernement par la Direction de la sûreté du territoire (DST) n’avaient pas été écoutées, et les services de renseignement français ne purent empêcher ni la destruction de nombreux emplois chez Gemplus, ni le transfert du brevet de la carte à puce vers le sol américain5.

Conscients de ces déboires, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin et le parlementaire Bernard Carayon ont poussé à la nomination d’Alain Juillet, directeur du renseignement de la DGSE, en tant que pilote et en qualité d’Haut commissaire à l’intelligence économique, le Secrétariat Général à la défense nationale. Service interministériel sous l’autorité du Premier ministre et ayant pourtant fait ses preuves, Nicolas Sarkozy le remplaça en 2009 par la Délégation Interministérielle à l’intelligence économique, dont les orientations étaient fixées par la Présidence de la République. Cette instance entrait alors en concurrence avec le Service de Coordination à l’Intelligence économique, dépendant du ministère des finances. Pour éviter les doublons administratifs, les deux instances furent fusionnées pour créer le Service de l’information Stratégique et de la sécurité économique (SISSE), qui constitue le dispositif existant. Cette nécessaire réforme ne fut achevée qu’en 2016 : cette lenteur témoigne bien de l’absence de prise en compte par les pouvoirs publics de la politique d’intelligence économique, dans un contexte pourtant marqué par le passage de la filière énergie du groupe Alstom, en 2014, sous pavillon américain.

Comment évaluer aujourd’hui l’action du SISSE, outil principal des politiques françaises de sécurité économique ? L’organisme semble réduit à réagir après coup aux menaces qui planent sur les entreprises françaises, et ce pour deux raisons. Premièrement, il ne s’occupe, comme en témoigne sa titulature, que de sécurité économique : cela signifie que la France renonce à faire de l’influence et à soutenir de manière décisive ses entreprises dans la conquête de marchés. Deuxièmement, comme nous le confiait Nicolas Moinet, spécialiste d’intelligence économique6, la structure même du SISSE n’est pas nécessairement la mieux adaptée : face à une menace multiforme qui pèse sur les entreprises françaises, un organisme centralisé auprès de la Direction générale des entreprises (DGE) n’est pas la forme la plus fluide que puisse prendre la politique de sécurité économique. Le renseignement économique demande au contraire des adaptations locales, qui pourraient passer de manière plus décisive par les préfectures, afin de recueillir des renseignements sur le terrain, et de parer plus efficacement les menaces. Certes, les préfectures ont été chargées, par une directive de 2005, de conduire des politiques de sécurité économique. Toutefois, comme le relevaient déjà Floran Vadillo et Nicolas Moinet dans une note de 2012, ces services préfectoraux n’ont pas atteint la taille critique qui permettaient de les rendre véritablement efficaces7.

Lire sur LVSL l’entretien de Nicolas Moinet : « Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau. »

L’intelligence économique française pâtit donc du manque de moyens déployés dans les services déconcentrés de l’État. Si des initiatives germent au niveau des collectivités, elles demeurent très aléatoires, et pour beaucoup insuffisamment opérationnelles : certaines régions, comme la région Auvergne Rhône-Alpes, produisent ainsi des documents à destination des entreprises pour les sensibiliser aux enjeux de la sécurité économique, sans que le résultat de ces communications soit assuré. La stratégie d’intelligence économique française souffre donc de deux carences majeures : d’une part, le SISSE, organe spécialisé dans la sécurité économique, n’est pas parfaitement taillé pour assurer la sécurité des entreprises nationales. D’autre part, les autres acteurs qui interviennent dans le champ sont trop peu dotés financièrement, et trop peu coordonnés entre eux. Quelles perspectives pour la sécurité économique sur le territoire français ? Les outils de contrôle des investissements étrangers pourraient porter leurs fruits s’ils sont mis en œuvre : l’affaire Photonis en fournit une parfaite illustration. Cette entreprise basée à Brive la Gaillarde, spécialisée dans les systèmes de vision nocturne – notamment à usage militaire – avait fait l’objet d’une offre de rachat par le fonds d’investissement Teledyne en septembre 2020. Le ministère des Armées avait alors opposé son veto à la vente de cette entreprise stratégique. Finalement, c’est le fonds européen HLD qui a acquis cette firme de 1 000 salariés.

Dans cette affaire, l’État a su s’opposer au rachat d’une technologie sensible par des investisseurs étrangers. Il ne faut toutefois pas faire de ce succès un triomphe : si le caractère stratégique de Photonis ne faisait pas de doute, du fait des implications militaires évidentes des technologies qu’elle développait, il n’en est pas de même pour toute entreprise. La réflexion sur ce qui doit être ou non un actif stratégique doit donc être engagée pour de bon : à l’échelle des Vosges, les usines textiles de Gérardmer peuvent par exemple être considérées comme un actif stratégique. Leur fermeture pourrait causer un fort taux de chômage sur le territoire, et partant, des mesures efficaces de protection économique doivent être mises en place par les pouvoirs publics pour éviter des rachats qui pourraient mettre en danger l’activité, et pour trouver, en anticipant les offres d’achat qui mettraient en péril la pérennité de l’activité, des repreneurs alternatifs. Il est toutefois peu probable qu’elles fassent l’objet d’un contrôle des investissements similaires à celui qui fut appliqué pour Photonis.

Lire sur LVSL l’entretien de Marie-Noëlle Lienemann : « Soutenir une politique d’intelligence économique, c’est un des moyens du redressement de la France. »

Le contrôle des investissements étrangers est donc nécessaire, et a donné dans l’affaire Photonis des résultats probants ; il n’est toutefois pas suffisant pour définir une politique d’intelligence économique idoine et protéger nos entreprises dans un contexte de guerre économique. La proposition de loi portée par Marie-Noëlle Lienemann au Sénat au printemps 2021 est parmi l’une des réponses formulées, en plus des décrets Montebourg et du nécessaire renforcement de l’arsenal juridique face à l’extra-territorialité du droit américain.

Sources :

1 – Audra J. Wolfe, Competing with the Soviets: Science, Technology and the State in Cold War America Baltimore : The John Hopkins University Press, 2013, 166 p.

2 – Eric DELBECQUE, Gérard PARDINI, Les politiques d’intelligence économique, PUF, 2008

3 – Lepri, Charlotte. « Les services de renseignement en quête d’identité : quel rôle dans un monde globalisé ? », Géoéconomie, vol. 45, no. 2, 2008, pp. 33-53.

4 – Préface d’Henri Martre, rapport Martre. 

5 – « Stratégie de sécurité nationale et protection du patrimoine économique-industriel de la Nation. Thèse effectuée en 2018 par Alexis Deprau sous la direction du Professeur Olivier Gohin, Université Paris II Panthéon-Assas »

6 – https://lvsl.fr/nicolas-moinet-nous-sommes-en-guerre-economique-on-ne-peut-pas-repondre-aux-dynamiques-de-reseaux-par-une-simple-logique-de-bureau/

7 – Floran VADILLO, Nicolas MOINET, Sortir l’Intelligence économique de l’ornière, note du 5 avril 2012, Fondation Jean Jaurès. 

Le « Tournant anthropologique » de la pensée française – Entretien avec Jacob Collins

© Hugo Baisez pour LVSL

Jacob Collins, historien américain, enseignant au City College de New York et rédacteur pour la New Left Review revient avec nous sur son ouvrage intitulé The Anthropological Turn : French Political Thought After 1968, paru en 2020 aux Presses universitaires de Pennsylvanie. Malgré la spécialisation accrue du champ universitaire, cet ouvrage parvient à identifier, à la suite des années 1968, une nouvelle façon de mener une réflexion critique sur la société. D’Emmanuel Todd à Régis Debray, la plupart des auteurs convoqués par Jacob Collins sont, aujourd’hui encore, sur le devant de la scène intellectuelle. Comprendre ce dont ils sont le nom, ce qui constitue leur cohérence commune, nous permet également de mieux appréhender la manière dont s’énonce une pensée critique face à l’émergence du néo-libéralisme. Entretien mené par Simon et Victor Woillet.

LVSL – D’où vous est venu votre intérêt pour l’histoire intellectuelle de la pensée française d’après-guerre ?

Jacob Collins – Mon intérêt pour la politique et la théorie politique française est venu dans ma jeunesse par la lecture de La Nausée de Sartre, ce qui a suscité chez moi un intérêt pour l’existentialisme, la littérature et la philosophie de cette époque. Quand je suis arrivé à UCLA (NDLR : l’Université de Californie à Los Angeles), j’ai voulu étudier sur un mode historique ces objets, et je me suis formé à l’histoire et à la politique française. Mon premier projet, au milieu des années 2000 était d’écrire un mémoire sur l’extrême droite, la nouvelle droite plus précisément. C’est à ce moment que je suis arrivé en France pour faire des recherches. Je ne pensais pas qu’écrire un livre sur la nouvelle droite serait un travail aussi fascinant à ce moment là. Puis la crise de 2008 est arrivée, et ce fut la révélation pour moi, qu’on allait entrer dans une crise également politique et que le paysage idéologique et social allait être bouleversé. Les mouvements de résistance à l’ordre établi allaient prendre une importance centrale et cela a transformé la façon dont j’allais concevoir l’historiographie, la méthodologie de l’histoire intellectuelle que je voulais faire. J’ai donc décidé à partir de ce moment d’ouvrir ma problématique et de généraliser mes recherches au-delà de la seule extrême droite, pour étudier l’ensemble du spectre politique. Il m’apparaissait alors qu’énormément de bons travaux avaient déjà été faits sur l’histoire intellectuelle française des années 1940, 1950 et 1960, mais qu’il manquait – dans les productions américaines tout du moins – des recherches sur la période post-68, qui ouvre les prémices du projet néo-libéral. J’ai commencé à lire les penseurs proéminents des années 1970, 1980 et 1990 : Gauchet, Rosanvallon, Kriegel, Todd et bien d’autres, puis j’ai commencé à identifier des points communs entre leurs pensées. Cela m’a donné l’idée de les rassembler sous la forme d’un paradigme cohérent, constitué d’un ensemble identifiable de valeurs et de thèses communes, en dépit des parcours politiques très variés des auteurs que j’étudie dans ce livre. En effet, quoi de commun politiquement entre Régis Debray et Alain De Benoist ? Mais je pense qu’il y a une forme de communauté d’idées et d’analyses dans leurs conceptions de l’histoire, de la société et de la politique en dépit de ces différences radicales. En définitive, j’ai choisi de limiter mon travail à quatre penseurs issus de traditions politiques différentes : Alain de Benoist, Marcel Gauchet, Emmanuel Todd et Régis Debray. Mon livre retrace la façon dont chacun d’entre-eux en est venu à développer des thèses anthropologiques et comment chacun les a utilisées pour interpréter les controverses politiques des années 1970 et au-delà.

LVSL – Pouvez-vous nous expliquer votre concept de « Tournant anthropologique de la pensée Française » ? En quoi distingue-t-il les penseurs que vous étudiez de la tradition liée à la discipline anthropologique française ?

J.C. – Ce que je veux dire avec cette analyse, c’est qu’elle ne concerne pas la discipline académique qu’est l’anthropologie française comme objet historique spécifique. Il s’agit pour moi de désigner plutôt ce que les penseurs politiques de cette époque ont utilisé, par récupération de concepts ou de théories directement issues des évolutions de l’anthropologie qui leur était contemporaine, ou par construction d’une philosophie de style anthropologique, comme arguments de nature anthropologique pour désigner les fondements du politique. Il s’agit d’une certaine manière de penser, après les bouleversements de Mai 68, les fondements du politique, en retravaillant les concepts de base de la théorie politique tels que la citoyenneté, la communauté, etc. Je pense que le prestige historique de l’anthropologie comme corpus théorique et comme discipline, très valorisée socialement à cette période, a joué un rôle majeur dans ce tournant. Que l’on songe seulement aux travaux primordiaux de Lévi-Strauss dans la formation intellectuelle de ces théoriciens. Ils ont tous, à un moment ou un autre, mentionné dans leurs entretiens médiatiques l’influence déterminante que ses écrits ont eu sur eux. Cela vaut non seulement pour Lévi-Strauss mais pour l’anthropologie structuraliste de manière générale. Des personnalités comme André Leroi-Gourhan, qui renouvelait la pensée matérialiste par son regard dialectique sur la fonction anthropologique des technologies depuis la préhistoire jusqu’à la période contemporaine, ont été cruciales dans la construction intellectuelle de Régis Debray par exemple, notamment à partir des années 1970. Ce que je voulais également désigner à travers le tournant anthropologique, c’est l’émergence de tentatives de réponses théoriques à l’apparition de la pensée de la post-modernité qui apparaît avec Jean-François Lyotard ou Fredric Jameson. La fin, annoncée par ces philosophes, des méta-récits historiques, notamment des Lumières ou du mouvement révolutionnaire, et les méthodologies de déconstruction des illusions historiques qu’ils ont élaborées ont bouleversé le climat intellectuel dans lequel s’élaborait jusqu’alors la pensée politique. Je constatais systématiquement chez les penseurs que j’étudie, Rosanvallon, Debray, Gauchet par exemple, qu’ils ont tous porté leurs efforts du côté de la réplique à ce mouvement. Ils se sont attelés à reconstruire des théories systématiques du social et du politique face au mouvement d’analyse postmoderne. En remontant parfois jusqu’au néolithique ou à l’empire romain pour expliquer la contemporanéité socio-politique, ils affirmaient tous leur conviction que les théories systématiques, les grands récits interprétatifs appuyés sur l’identification de longues trajectoires historiques étaient toujours possibles et nécessaires à la compréhension des phénomènes collectifs. Dans La Condition Politique, Gauchet a cette phrase dans son introduction de 2005 : « Quand je regarde ce que je faisais dans les années 1970, je regardais les sociétés primitives et il me semblait qu’elles détenaient les clefs de nos propres difficultés politiques. » Pour le meilleur ou pour le pire, il n’existe pratiquement rien en anglais sur cette partie importante de la théorie politique après 68, qui possède encore pourtant une influence décisive sur la sphère médiatique contemporaine. Si vous regardez la page Wikipedia de Gauchet en anglais, vous ne trouvez pas plus de deux ou trois phrases. La page française au contraire fait plus de vingt paragraphes. Il y avait selon moi un grave manque de productions anglophones sur un sujet aussi important.

LVSL – Votre étude du « tournant anthropologique » de la pensée française post-68 montre bien l’influence déterminante de Gramsci sur l’ensemble du spectre politique de cette période, de Debray à De Benoist. Comment interprétez-vous ce succès et pensez-vous qu’il indique la capacité de la théorie gramscienne à dépasser à la fois les impasses de la tradition marxiste classique et de la tradition libérale par l’analyse anthropologique du politique ?

J.C. – Je crois que l’ironie de la nouvelle droite quant à leur revendication de constituer un gramscisme de droite révèle la finesse politique de De Benoist. Il a cette capacité à voler des idées de gauches qui peuvent être remodelées en concepts réactionnaires. Ce motif historique sur la nouvelle droite est déjà très connu et étudié y compris en langue anglaise. J’ai essayé d’apporter quelque chose d’un peu différent dans mes réflexions sur De Benoist en centrant mon étude sur son idéologie identitaire. En dépit des changements de paradigme intellectuels, qui interviennent chez lui tous les 10 ou 20 ans, la grande continuité de sa pensée est la thématique identitaire. Le principe central de sa pensée est de définir un concept de l’identité blanche française et européenne. Cette problématique est née chez lui au cours de la guerre d’Algérie et s’est transformée en obsession anthropologique autour des travaux de Georges Dumézil sur les civilisations indo-européennes. J’adhère à la lecture que Carlo Ginzburg produit de Dumézil à ce sujet, et des colorations fascistes de sa pensée, qui permettent de comprendre le recours de De Benoist à cette dernière. La stratégie métapolitique de la Nouvelle droite était, à la base, un mécanisme de production de réalités alternatives, fondé sur une conception culturaliste et identitaire de la nature humaine. Dans un livre des années 1980, De Benoist traitait les Français de « natifs » dont les traditions culturelles étaient menacées par l’immigration et le capitalisme mondial. Sur ce fondement, il pourrait soutenir que l’Europe et le Tiers-Monde menaient le même genre de lutte pour la libération culturelle. Après l’effondrement de l’Union soviétique et la ratification du traité de Maastricht, il conçoit un cadre alternatif de l’Union européenne : une fédération de souverainetés sous la houlette de la Russie, la grande puissance de l’Est. La fondation de cette union était une identité eurasienne commune. Toutes ces constellations idéologiques dénotent d’une conception racialiste ou ethniciste de l’identité politique, qui constitue le fond de sa pensée. En ce qui concerne Debray, l’influence de Gramsci se fait sentir, en dehors des écrits qu’il a produit sur ses carnets de prison, au niveau de son intérêt pour la culture et la religion comme matrices historiques profondes de la vie politique. Mais cette influence n’est pas toujours explicitement écrite. Pour Debray, la tradition latine, européenne et sud-américaine de pensée politique joue un rôle structurant dans son interprétation de l’histoire.

https://www.upenn.edu/pennpress/book/16063.html
The Anthropological Turn, University of Pennsylvania Press, 2020

LVSL – Comment décririez-vous la façon avec laquelle le « tournant anthropologique », qui selon vous tente de réintroduire un méta-récit historique face aux penseurs de la postmodernité comme Lyotard, perçoit le nouveau paradigme de la gauche radicale américaine des identity politics importée de la réception américaine de la French theory ? Plus précisément, pensez-vous que ces deux nouvelles traditions de la pensée contemporaine peuvent être perçues comme des réponses distinctes à la crise épistémologique du post-structuralisme dans les sciences humaines ?

J.C. – Je pense qu’il y a une crise des conceptions de la culture qui émerge dès les années 1970. Elle puise selon moi ses racines dans les dynamiques sociales issues de 1968 et l’émergence de nouveaux acteurs historiques. Les travaux de Foucault sur la signification sociale et historique des systèmes d’internement psychiatrique et carcéraux, les mouvements féministes, les mouvements de lutte homosexuels, prenant place à une époque de contraction économique majeure (le krach pétrolier par exemple, et la mise en place des politiques néo-libérales, la fin du système monétaire international de Bretton-Woods, etc.) sont autant de manifestations parmi d’autres de la recomposition sociologique en cours. La classe ouvrière est considérablement affaiblie par la désindustrialisation initiée dans les années 70. Les acteurs historiques précédents sont relayés au second plan tandis que les nouveaux prennent progressivement place sur l’arène médiatico-politique. C’était au début des années 1980 qu’André Gorz écrit Adieux au prolétariat… Ces bouleversements produisent beaucoup de nouveaux affects, et le tournant anthropologique tout comme les diverses formes d’obsessions nouvelles pour les politiques de l’identité, sont autant de réponses possibles à cette crise socio-culturelle et économique dont nous subissons encore aujourd’hui les effets. Les auteurs que j’étudie dans le livre ont cependant des problématiques distinctes des identity politics actuelles. Notamment le peu d’attention qu’il accordent comparativement à ce courant de pensée, aux questions liées à la sexualité. Je viens de lire la traduction anglaise du livre de Bruno Amable et Stefano Palombarini1, je crois qu’ils ont parfaitement saisi le paradigme qui se développe dans la fin des années 70. Ils décrivent avec une grande finesse le changement brutal de vision du monde auquel ont été confrontés les témoins des Trente Glorieuses. Je pense que si on prend on considération cette focale historique un peu élargie, on peut en effet considérer que le tournant anthropologique et les identity politics sont des tentatives de réponse culturelle à la recomposition sociologique et économique majeure dont nous sommes les héritiers et dont nous continuons à percevoir les effets déstabilisants.

LVSL – Pensez-vous que le retour de la question religieuse en France est un élément de confirmation de la pertinence de certaines des thèses des penseurs du « tournant anthropologique » ?

J. C. – Je pense en effet que les questions de religion et d’immigration sont centrales dans leurs pensées. À ce titre, la comparaison entre Gauchet et Debray est très riche d’enseignements. Dans les années 1990, ils ont échangés leurs vues dans la revue Le Débat, et leurs oppositions théoriques sur l’analyse du rôle de la religion dans la structure sociale contemporaine et dans les sociétés en général, semblent en réalité les faire parvenir par endroits aux mêmes conclusions. Pour Gauchet, le christianisme contenait déjà en lui les germes de la sécularisation de la société, du fait de son rapport spécial à l’individualité psychologique. En dépit des épisodes ponctuels de réaction au début du XXe siècle, la tendance générale du mouvement historique est à la sécularisation, ce qui selon lui n’est pas sans poser certaines difficultés politiques spécifiques dans le modèle républicain et sa quête de légitimité propre en démocratie. Debray au contraire, soutient que nous devenons de plus en plus religieux à mesure du développement d’une culture capitaliste postmoderne, balancée entre l’ultra-modernité technique et financière et l’ultra-fondamentalisme qui est son envers mécanique. Ce sont pour lui autant de formes de croyances imaginaires témoignant du besoin inconditionnel de sacré dans toute société, indépendamment de son niveau de développement économique et donc d’une forme de « revanche du religieux » en dépit du mythe du progrès techno-scientifique. Il pense aussi bien au fondamentalisme salafiste au Moyen-Orient et en Europe qu’au fondamentalisme chrétien aux États-Unis. Dans une optique wéberienne, il va même jusqu’à interpréter la mentalité de Macron sous le prisme de l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. La référence au concept de mentalité est centrale dans les deux cas et je la tiens pour un élément central du tournant anthropologique en général. Elle s’appuie comme ils le font sur le besoin de redéployer de grands arcs historiques à partir d’objets continus tels que les croyances et pratiques religieuses pour y retrouver les fondements du social qu’ils cherchent pour expliquer le présent. Chez Todd également, on retrouve le même geste tourné vers l’analyse des mentalités, à travers par exemple son concept de « catholique zombie », désignant la population des régions anciennement fermement catholiques, qui a aujourd’hui besoin d’un bouc émissaire pour contrebalancer sa propre sécularisation morale. On le voit, le thème de la religion et de ses effets socio-culturels contemporains est central dans la pensée de ces auteurs qui y voient une de leurs voies d’accès privilégiées aux structures fondatrices du lien social actuel.

LVSL – Comme vous le savez, Le Vent Se Lève revendique l’influence de la pensée d’Ernesto Laclau et du populisme de gauche dans sa ligne éditoriale. Rosanvallon, que vous mentionnez dans votre travail a récemment écrit un livre sur le populisme, mais il ne semble pas réellement maîtriser le corpus théorique de Laclau et Mouffe qu’il paraît balayer d’un revers de la main sans prendre la peine de relever leurs arguments conceptuels et anthropologiques, notamment sur les liens entre le psychisme, les affects, le langage et la perception de la réalité organisée par la politique. En dehors de Rosanvallon, comment expliquez-vous ce manque d’intérêt apparent pour cette tradition de pensée qui partage pourtant le même constat sociologique sur le déclin de la société industrielle et sa logique de classe, ainsi que la volonté de rebâtir une théorie politique sur des fondements anthropologiques ?

J.C. – Je pense que ce désintérêt apparent est lié au caractère rival de ces deux traditions qui décrivent les mêmes réalités à partir de coordonnées théoriques distinctes. Pour le marxisme, le moment antitotalitaire a été déterminant, conduisant notamment à la désagrégation des assises du PCF ainsi que l’a analysé Michael Scott Christofferson dans son livre, Les Intellectuels contre la gauche. Ce coup majeur a imposé à toute une génération d’intellectuels de trouver une alternative critique qui soit à la mesure du choc. Todd par exemple dit dans une interview en ligne qu’il cherchait une alternative au marxisme dans les années 1970. Debray est la seule exception, mais dans Critique de la Raison politique, il décrit lui-même la dimension religieuse et désynchronisée du marxisme de son temps avec la réalité sociale qu’il perçoit. De fait, en dépit du caractère résolument post-marxiste de la théorie de Laclau et Mouffe, leur choix de s’insérer tout de même dans une réarticulation de la problématique révolutionnaire socialiste adaptée aux sociétés tertiarisées, les oppose et les rend étranger aux réactions idéologiques propres aux penseurs du tournant anthropologique. Debray a pourtant essayé de se confronter à la question populiste, tant par son attachement au chavisme, que par ses écrits sur Victor Hugo, mais sans y consacrer l’effort systématique des théoriciens du populisme de gauche. Les fondations du tournant anthropologique ayant été conçues dans les années 1970, le contexte socio-économique et la démarche d’inspiration historiciste et structuraliste les distingue de facto de la vision populiste de Laclau et Mouffe qui appartient quant à elle à un horizon radicalement étranger à leurs préoccupations et leurs vocabulaires intellectuels. Ces derniers appartenant plus à la critique de l’ère néo-libérale tardive et se référant de façon centrale aux concepts lacaniens et à la philosophie analytique du langage de tradition anglo-américaine pour récuser toute forme de fixisme conceptuel au profit d’une anthropologie constructiviste. En somme d’une croyance dans la capacité des acteurs politiques à reformater au présent les imaginaires politiques en dépit des tendances culturelles historiques lourdes chères aux penseurs français que j’étudie.

1L’Illusion du bloc bourgeois, Paris, Raisons d’Agir, 2017.