Les contradictions de la gauche bolivienne, au-delà de l’affrontement Morales-Arce

El Alto, ville limitrophe de La Paz, capitale bolivienne © Vincent Arpoulet pour LVSL

Les Boliviens auront rejeté les candidats de gauche (qui cumulent 11 % des suffrages) aux élections présidentielles du 17 août 2025. Rupture majeure dans un pays qui avait élu sans discontinuer le Mouvement vers le socialisme (MAS) depuis 2005 : deux candidats de droite atteignent le second tour. Critique du « socialisme » mais prétendant rejeter une vague de privatisations, le candidat Rodrigo Paz termine à la surprise générale en tête de ce premier tour. Face à lui, l’ancien président Jorge « Tuto » Quiroga Ramírez (2001-2002), qui a mené à terme un processus de vente des dernières entreprises publiques, entamé deux décennies plus tôt. Le scrutin aura été marqué par les affrontements internes à la gauche, entre Evo Morales (président de 2006 à 2019), Luis Arce (à la tête du pays depuis 2020) et le leadership émergeant d’Andrónico Rodriguez (président du Sénat). Ces luttes factionnelles, fortement médiatisées, reflètent l’épuisement et les contradictions d’un processus de développement entamé en 2006.

Dimanche 17 octobre au soir, l’euphorie parcourt les rues de Santa Cruz de la Sierra, bastion électoral de la droite depuis des décennies. Autour de la place dite du Christ Rédempteur, on agite des drapeaux boliviens, on chante son amour pour la patrie, avant de se mettre à effectuer des pas de danse endiablés. Après vingt ans de gouvernements de gauche, celle-ci sort largement défaite, dès le premier tour du scrutin présidentiel qui se tenait le jour même. Toute la ville célèbre d’une seule voix ce que certains, peu enclins à la nuance, qualifient de « dictature socialiste ».

Des électeurs de droite célèbrent la défaite de la gauche bolivienne dès le premier tour des élections présidentielles, le 17 août à Santa Cruz de la sierra, © Tristan Waag pour LVSL

À La Paz et même à El Alto – jusqu’ici largement acquise au MAS –, on célèbre l’accession au second tour de Rodrigo Paz et Jorge « Tuto » Quiroga, candidats de centre-droit et de droite, qui ont recueilli la majorité des suffrages de ces villes. Personne ne semble pleurer la gauche, comme si sa défaite n’était que l’aboutissement d’un processus de déliquescence entamé il y a plusieurs années déjà.

La presse occidentale a mis en avant les affrontements fratricides entre Evo Morales, Luis Arce et Andrónico Rodriguez. Le premier a appelé au vote « nul », qui cumule un score record de 19 %. Le second a soutenu le candidat Eduardo del Castillo, qui n’a recueilli que 3,5 % des suffrages. Le troisième, au départ critique virulent d’Arce et proche de Morales, s’est distancié de celui-ci et n’a recueilli que 8 % des suffrages.

Le coefficient de Gini, qui mesures les inégalités de revenus, a chuté de 58,5 en 2005 à 41,6 sous les mandats d’Evo Morales – un record absolu dans la région.

Cette division reflète les défis du gouvernement d’Arce, à la tête de la Bolivie depuis 2020. Confronté à une chute du prix des matières premières, une pénurie de devises et une forte inflation, il a dû porter le poids des contradictions du modèle de développement engagé par le MAS quinze ans plus tôt.

Inflation et dégradation des termes de l’échange

Le principal argument brandi par la droite en vue de justifier la nécessité d’un changement porte sur l’inflation qui a cru de près de douze points depuis le début de l’année, soit un niveau jamais atteint depuis l’arrivée au pouvoir du MAS. Aux yeux de ses traditionnels opposants, c’est la preuve incontestable d’une piètre gestion économique de la part du président sortant Luis Arce qui aurait notamment « dépensé plus que ce que nous possédons ». Cependant, ce dernier subit également les foudres de son prédécesseur Evo Morales qui estime que son ancien ministre de l’économie aurait « trahi [le] modèle économique » du MAS.

Il semble pourtant que cette hausse inédite de l’inflation découle moins d’une émission monétaire incontrôlée ou d’un revirement économique à 180 degrés que du traditionnel phénomène de dégradation des termes de l’échange. Celui-ci est généré par la spécialisation dans l’exportation de matières premières brutes telles que le gaz naturel ou les ressources minières, les deux principaux produits commercialisés par l’État bolivien sur la scène internationale.

Une telle spécialisation est à double tranchant. Lorsque les prix internationaux sont élevés ou que les exportations surpassent les importations, la quantité de dollars qui entre dans le pays en échange de l’exportation de ces ressources est suffisante pour importer tout ce qu’il ne produit pas. La hausse du cours du gaz naturel et des ressources minières ayant été quasi continue entre 2006 et 2015, elle est par ailleurs venue appuyer l’adoption de mesures destinées à encadrer l’inflation, au premier rang desquelles l’établissement d’un taux de change fixe de 6,96 bolivianos pour 1 dollar.

Dans un contexte d’augmentation de la fiscalité des entreprises privées et de réaffirmation de la prédominance étatique dans la gestion de secteurs stratégiques, la majorité des bénéfices générés par cette hausse des prix ont été redirigés vers l’État, permettant une consolidation des réserves de change de la Banque centrale bolivienne – qui a créé les conditions de ce que la presse internationale qualifiait quasi unanimement jusqu’à peu de « miracle économique bolivien ». Cette mesure a permis de redynamiser une économie alors endettée en stimulant la consommation, favorisée par la stabilisation des prix des produits importés, indépendamment de la variation des cours des matières premières.

Lorsque le prix des matières premières diminue, en revanche, c’est l’inflation qui point. Dès lors que les exportations diminuent en valeur, les réserves de dollars se raréfient. À consommation constante de biens importés, la demande de dollars augmente, et il faut davantage de bolivianos pour obtenir un dollar. Ainsi, c’est sur le prix des importations que se répercute la chute du cours des matières premières – favorisant une inflation généralisée à l’ensemble du marché des biens de consommation. Un phénomène bien identifié par les économistes, qualifié de « dégradation des termes de l’échange ».

Dans un contexte de taux de change fixe, ce phénomène a dans un premier temps été limité : la chute des prix des matières premières en 2015 ne s’est pas traduite pas par une appréciation du dollar par rapport au boliviano. Cette résilience notable – en comparaison des autres pays sud-américains – finit cependant par se confronter à une autre spécificité de la structure productive bolivienne sous le MAS : l’absence d’exploration gazière.

Étatisation sans diversification

Dans un contexte de hausse des cours internationaux, l’étatisation de l’extraction a été privilégiée à l’exploration de nouveaux gisements. La priorité affichée du gouvernement était de réinvestir ces excédents gaziers dans la réduction des inégalités, plutôt que dans de nouveaux projets extractifs. Force est de constater que cet objectif a été atteint.

L’indice de Gini a chuté de 58,5 en 2005 à 41,6 en 2019, l’année où Evo Morales quitte le pouvoir – un record absolu dans la région [le coefficient de Gini est une mesure traditionnellement utilisée pour évaluer les inégalités de revenus dans un pays entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres ; un score de 1 correspond à une situation hypothétique d’inégalité absolue, tandis qu’un score de 0 correspond à un état théorique d’égalité parfaite NDLR]. Les réserves disponibles de gaz naturel se réduisant progressivement, l’entrée de devises internationales est devenue insuffisante pour soutenir le taux de change fixe et répondre conjointement à la demande interne. L’administration d’Arce a jusqu’ici choisi de perpétuer coûte que coûte la fixité du taux de change. Face à la baisse des importations, la population s’est alors ruée sur le marché parallèles des changes pour se procurer des dollars, dont le prix est jusqu’à deux fois plus élevé en bolivianos. Mécaniquement, l’ensemble des prix en dollars a augmenté.

La Fédération nationale des coopératives minières (Fencomin) a apporté son soutien à Rodríguez, et exprimé son souhait d’une politique d’austérité radicale.

Limite notable de l’expérience bolivienne : l’étatisation de l’économie ne s’est pas accompagnée d’une diversification de la structure productive. Selon les derniers chiffres actualisés de la Commission économique pour l’Amérique latine (Cepal), la quasi-totalité des produits exportés restent en effet des matières premières non transformées.

Cet obstacle préexiste largement au MAS, et découle partiellement de la situation d’endettement extérieur du pays, léguée par les gouvernements néolibéraux des années 1980 et 1990. Ceux-ci ont privilégié cette solution pour renflouer leurs réserves de dollars et réduire ainsi l’inflation provoquée par la dégradation des termes de l’échange. Problème : sur le long terme, cet endettement ne conduit qu’à consolider cette dégradation, puisque la pression des marchés financiers génère une réorientation structurelle des recettes fiscales vers le remboursement des prêts – au détriment de leur investissement dans la diversification de la structure productive.

C’est la raison pour laquelle Evo Morales a tenté, lors de son arrivée au pouvoir, de renégocier la majorité de ces prêts. Certains créanciers tels que le Japon – auprès de qui la Bolivie avait contracté une dette de 443 millions de dollars – ont alors accepté d’annuler tout bonnement la dette. Une telle concession n’est pas sans contrepartie : le consortium japonais Sumitomo Corporation a pu acquérir l’intégralité des parts de San Cristobal, plus grande mine à ciel ouvert du pays. Et ce, suivant les conditions en vigueur avant l’étatisation du secteur minier, ce qui a privé la puissance publique d’une part non négligeable des bénéfices générés par cette société qui extrait non moins de 85% du zinc bolivien…

Si l’administration d’Arce a tenté de reprendre en main cette filière via la construction d’une fonderie de zinc, la concrétisation de ce projet fut conditionnée par la validation parlementaire d’un prêt octroyé par la Chine – retour aux instruments néolibéraux des années 1990 ? C’est dans un tel contexte que les partisans d’Evo Morales et d’Andrónico Rodríguez ont quitté la majorité « arciste », rejetant ce nouvel endettement extérieur. Ils renouaient là avec une ligne directrice du MAS « première génération ».

Cette fonderie est restée à l’état de projet. Aussi, le deuxième produit d’exportation du pays reste intégralement commercialisé sous forme brute, sans avoir été transformé au préalable. C’est ainsi que les stratégies visant à réduire la dégradation des termes de l’échange contribuent paradoxalement à l’accentuer.

Des « coopératives » néolibérales ?

Des tensions aussi importantes apparaissent relatives quant aux instrument brandis par le MAS pour rompre avec le modèle extractif prédominant sous le néolibéralisme. L’administration d’Evo Morales s’est en effet attachée à promouvoir un acteur minier alternatif aux compagnies privées : les coopératives. Celles-ci a émergé au cours des années 1990 en réaction à la privatisation du secteur minier, sous l’impulsion de salariés licenciés, désireux de perpétuer leur activité de manière artisanale. Au départ, elles semblent entrer en adéquation avec le projet de réappropriation populaire des mines porté par le MAS. C’est la raison pour laquelle ce dernier leur a octroyé un régime juridique et fiscal plus avantageux que celui qui a prévalu pour les entreprises publiques et privées. Si ces dernières sont soumises à trois types d’impôts, les coopératives ne doivent quant à elles s’acquitter que d’une redevance minière dont le taux ne s’élève par exemple qu’à 2,5% de la valeur produite en ce qui concerne l’extraction de l’or – secteur dans lequel elles sont quasiment monopolistiques -, soit bien en-deçà du taux moyen s’appliquant aux autres minerais.

Par ailleurs, la Cepal indique notamment que : « le recrutement des travailleurs par les socios et la coopérative n’est pas formellement régulé », ce qui revient finalement à inscrire dans la loi l’autonomie juridique revendiquée par ces coopératives depuis leur création1. Si cette autonomie s’explique par le caractère « social » revendiqué par ces coopératives qui affichent un visage « communautaire » ou « familial », elle permettre paradoxalement à certaines d’entre elles de perpétuer les logiques avec lequel le MAS avait juré de rompre.

Ramiro Balmaceda, président de la Fédération régionale des coopératives minières aurifères du nord de La Paz (Fecoman), reconnaît notamment officiellement que certaines coopératives ont conclu des contrats illégaux leur permettant d’obtenir entre 25 et 40% des bénéfices générés par des activités extractives au sein desquelles elles n’investissent pas. Ces investissements sont réalisés par des entreprises chinoises qui s’assurent par là même le pourcentage restant des profits sans avoir à payer les impôts auxquels sont soumises les entreprises privées. C’est ainsi que la grande majorité des revenus issus de l’activité aurifère ont échappé à l’État bolivien, qui n’a pu s’appuyer sur le nouveau « boom » du prix de l’or en vue de pallier l’épuisement de ses réserves gazières.

Combinaison de contraintes structurelles et de limites conjoncturelles, une crise n’a pas tardé à survenir entre une « première » et une « seconde vague » progressite, analysée dans nos colonnes par l’ex vice-président bolivien Alvaro Garcia Linera. Si cette crise se cristallise autour d’un conflit personnel opposant l’ancien et le nouveau président, elle met en lumière une contradiction plus profonde, inhérente à la politique économique du MAS. La défense d’un État fort et centralisé comme instrument de rupture avec la prédominance du secteur privé dans la gestion de l’économie bolivienne semble en effet difficilement compatible avec la promotion de coopératives en tant « qu’institutions sociales et économiques autogestionnaires », selon le terme ministériel en vigueur2.

Des membres du syndicat des travailleurs des mines publiques (FSTMB) et de la fédération nationale des coopératives minières (Fencomin) réunis au sein de la même coopérative de Capasirca © Vincent Arpoulet pour LVSL

Là où Arce incarne la génération de fonctionnaires ayant émergé dans le cadre de la reconstruction de l’Etat bolivien, Evo Morales s’est converti en porte-voix de cette autonomie territoriale et communautaire. Une autonomie aux contours flous, comme en témoigne la teneur des critiques émises par Andrónico Rodríguez à l’encontre du modèle étatique. Prétendant représenter une « troisième voie », il a rejeté un État « paternaliste reléguant la propriété privée, communautaire et coopérativiste ». Cette association entre propriété privée et communautaire entre en adéquation avec les revendications de la Fédération nationale des coopératives minières (Fencomin). Après avoir apporté son soutien à Rodríguez, elle a exprimé son souhait d’une politique d’austérité radicale, mettant ainsi en lumière la compatibilité paradoxale avec l’idéologie néolibérale de ces piliers du processus de réorientation économique impulsé par le MAS. Evo Morales est quant à lui demeuré d’une ambiguïté de sphinx. S’érigeant en défenseur de l’État face aux velléités libérales d’une partie de la gauche, il a mobilisé une rhétorique communautaire proche des coopérativistes…

Face aux affrontements bruyants de la gauche, une partie de son électorat a-t-elle préféré une droite jugée plus attentive aux problèmes des pauvres, sans verser dans une rhétorique ultra-libérale ?

La percée inattendue de Rodrigo Paz – partisan affiché d’une restructuration de l’administration et des entreprises publiques – dans un certain nombre d’anciens bastions du MAS, où il a été privilégié à Del Castillo et Rodríguez, semble venir acter cette rupture entre tenants de la souveraineté étatique et de l’autonomie territoriale.

Routinisation contrariée du leadership bolivien

Ces contradictions se sont répercutées au sein de la gauche bolivienne, clivée entre arcistas, evistas, et plus récemment partisans d’Andrónico Rodriguez. La scission n’a pas seulement fracturé l’assemblée plurinationale de Bolivie : elle a touché les organisations sociales et syndicales paysannes et ouvrières.

Alors que les élections d’août 2025 se rapprochaient, Evo Morales s’est vu rendu inéligible par une disposition du Tribunal constitutionnel bolivien. La sentence, qui révoque une décision contraire du Tribunal prise antérieurement, invoque l’impossibilité constitutionnelle pour tout président déjà élu deux fois de se représenter une troisième fois. Refusant la sentence, Evo Morales a dénoncé une mainmise du pouvoir exécutif sur les juges et organisé de nombreux blocages routiers dans la région du Chapare, son bastion politique et électoral. À plusieurs reprises, ces blocages ont donné lieu à des affrontements violents avec les forces de police et à des arrestations de leaders syndicaux. En juin 2025, des affrontements à Llallagua, ville minière du département de Potosi entre soutiens d’Evo Morales et forces de police font 5 morts.

Un soutien d’Evo Morales brandit un portrait officiel de l’ancien président au congrès du MAS organisé par Evo Morales à Yapacani, dans le département de Santa Cruz de la sierra, le 30 mars 2024, © Tristan Waag pour LVSL

Ces divisions correspondent-elles à des divergences idéologiques marquées ? Il serait difficile de le défendre. Elles reflètent surtout la permanence d’un phénomène structurant dans les champs politiques latino-américains : le « caudillisme » [en Amérique latine, le caudillo est un leader politique ou militaire de type charismatique exerçant un pouvoir personnel fort, en harmonie, tension ou contradiction avec les institutions démocratiques selon les configurations NDLR3].

En Bolivie, cette dimension « caudilliste » des affrontements politiques s’est traduite par la confrontation de leaders politiques désireux de s’approprier l’État afin de pouvoir redistribuer les ressources fiscales à leur cercle de militants. C’est ainsi qu’il faut entendre la marginalisation progressive d’Evo Morales opérée par Luis Arce dès son accession au pouvoir. Les cultivateurs de feuille de coca de la région du Chapare, soutiens d’Evo Morales, de même qu’un certain nombre d’organisations paysannes, en ont fait les frais : la manne d’emplois dans la fonction publique, dont ils bénéficiaient jusqu’alors, s’est tarie.

Ces divisions reflètent par ailleurs la difficulté de faire transiter un leadership charismatique, hégémonique en Bolivie durant quinze ans, vers un leadership plus routinier, incarné par Luis Arce. L’échec de la gauche bolivienne à entamer ce processus de routinisation vient de la difficulté de celle-ci à penser son devenir en-dehors de la figure hors norme d’Evo Morales. La gauche bolivienne – du moins du point de vue des evistas –lui doit une ascension fulgurante, de moins de 10 % en 1997 à 53,7% en 2005. Cette routinisation contrariée apparaît comme le dénominateur commun de nombre de gouvernements progressistes latino-américains du début des années 2000, structurés autour de leaderships charismatiques exceptionnels – notamment, outre Evo Morales, Hugo Chavez au Venezuela et Rafael Correa en Équateur.

Inévitablement, ces divisions ont abouti à la dispersion du vote de gauche au moment du premier tour des élections présidentielles du 17 août 2025. Une part de l’électorat historique de la gauche (19%) décide ainsi de voter nul conformément aux consignes d’Evo Morales. Une autre partie (8%) décide d’opter pour Andrónico Rodriguez, président du Sénat en exercice et ancien dauphin d’Evo Morales – qualifié de « traître » par celui-ci pour avoir progressivement pris ses distances avec lui. Une partie infime, enfin, a décidé de voter pour Eduardo Del Castillo, soutenu par le président en exercice.

Face aux affrontements bruyants de la gauche, une partie de son électorat a-t-elle préféré une droite jugée plus attentive aux problèmes des pauvres, sans verser dans une rhétorique ultra-libérale ? C’est ainsi que l’on peut lire le succès de la campagne de Rodrigo Paz, candidat de centre-droit ayant refusé de s’engager dans une nouvelle vague massive de privatisations, au sein d’anciens bastions électoraux du MAS tels que les départements de La Paz (46,95%), Oruro (48,21%) ou Potosi (43,13%).

Limites du « gouvernement des mouvements sociaux »

Autre contradiction à laquelle s’est heurtée le MAS : l’articulation entre État et organisations populaires. Promues comme le coeur battant du projet socialiste par Evo Morales, celles-ci ont encouru un lent processus de clientélisation, étant intégrées aux structures dirigeantes jusqu’à devenir de véritables organes gouvernementaux – bénéficiant de ressources publiques en échange d’un soutien électoral. Ce processus a entraîné une perte d’autonomie de ces organisations et une distanciation avec leurs bases sociales. C’est sous le mandat de Luis Arce qu’il a atteint son paroxysme, avec une gestion dont le caractère vertical et technocratique s’accroissait à mesure que le mécontentement populaire grandissait.

En Bolivie, l’accès des organisations sociales et syndicales au cœur de l’État est aujourd’hui conditionné par un certain nombre d’obligations plus ou moins implicites : faire montre d’un soutien au gouvernement, être prêt à défiler en sa faveur, ne pas le critiquer publiquement. En pervertissant le projet de démocratie sociale et participative à des fins clientélistes, la gauche bolivienne aura-t-elle contribué à creuser son propre tombeau ?

Notes :

1 Rodríguez López y al., ‘‘Efectos de la minería en el desarrollo económico, social y ambiental del Estado Plurinacional de Bolivia”, Documentos de Proyectos, (LC/TS.2020/42), Santiago, Comisión Económica para América Latina y el Caribe (CEPAL), 2020.

2 Ministerio de Minería y Metalurgia, Ley n°535 de Minería y Metalurgia, La Paz, 28 de Mayo de 2014.

3 Alcides Arguedas, Historia de Bolivia: Vol.2. Los caudillos letrados…, Barcelona: imprenta Arnau, 1923.

L’Union européenne, tabou de la gauche à l’heure de la servitude

Gauche - Union européenne - Le Vent Se Lève
Marine Tondelier, secrétaire nationale des Ecologistes en compagnie de Manon Aubry, co-présidente du groupe « la gauche » au Parlement européen

Fin juillet, Donald Trump exultait : un « accord très puissant, un accord très important, le plus grand de tous les accords » (sic) venait d’être extorqué à l’Union européenne (UE). Le Vieux continent capitulait, acceptant des tarifs douaniers asymétriques et une importation massive d’armes et d’énergie américaines. Quelques semaines plus tôt, le premier ministre François Bayrou annonçait un plan d’austérité d’une ampleur historique, incluant des coupes budgétaires à hauteur de quarante milliards de dollars. Avec la bénédiction de la Commission européenne, qui exigeait de la France qu’elle réduise un prétendu « déficit excessif ». Si l’intégralité de la gauche a condamné ces renoncements, bien peu ont mis en cause l’Union européenne. Agent incontournable de « l’accord » imposé par Donald Trump et du « plan » Bayrou, l’UE est-elle redevenue l’angle mort de la gauche ?

Donald Trump d’un côté, François Bayrou de l’autre : pour la gauche, les responsables ont été faciles à trouver. Sur des cibles aussi faciles, la tentation est grande d’ouvrir le feu : l’arrogance impériale du chef d’État américain n’a d’égale que la détestation générée par le Premier ministre français.

Au point d’en oublier que Donald Trump a signé « l’accord » avec Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne ; et que celle-ci a salué le « plan » Bayrou visant à réduire les dépenses publiques. Cette amnésie interroge quant à la volonté des forces de gauche de porter une rupture avec le statu quo actuel. Et rappelle qu’elle a su, historiquement, porter une vigoureuse opposition à la construction européenne.

Le tabou de l’euro

Si la violence du « plan Bayrou » a soudé l’opinion contre le gouvernement, il s’inscrit dans une tendance de long terme – qui remonte à un demi-siècle. Lorsque la gauche critique la politique budgétaire du gouvernement, elle met en avant la diminution des impôts sur les grandes fortunes et les cadeaux aux plus fortunés. « L’injustice fiscale » – une thématique dont l’omniprésence de Gabriel Zucman illustre la prégnance -, explique-t-elle, constitue un manque à gagner pour l’État, obligé de recourir à une cure d’austérité. Indéniable, cette tendance ne constitue pourtant pas le phénomène le plus marquant ce ces dernières décennies. Le coefficient de Gini – qui mesure la disparité de revenus entre les 10 % les plus riches et les plus pauvres, 0 indiquant un degré parfait d’égalité et 1 l’inégalité maximale – s’est globalement accru, progressant de 0,272 en 2000 à 0,297 en 2023.

La gauche est peu diserte sur le sacrifice de l’outil productif français par la construction européenne, au plus grand bénéfice des multinationales allemandes.

Mais cette tendance, irrégulière, demeure contenue et inférieure à bien des pays européens. Surtout, elle fait pâle figure à côté de la dégradation abyssale du solde commercial. Celle-ci est centrale pour comprendre la tendance à la rigueur budgétaire. Si la France affichait un excédent de plusieurs dizaines de milliards d’euros dans les années 1990, elle est désormais grevée par un déficit de 80 milliards de dollars ces dernières années (avec un pic de 160 milliards en 2022, dû à la hausse des prix de l’énergie sur le marché européen). La détérioration de la balance commerciale française est corrélée à la désindustrialisation du pays. Alors que l’industrie constituait encore 25 % du PIB au début des années 1990, elle s’est effondrée à 12 % durant les mandats d’Emmanuel Macron.

La gauche pointe la multiplication des privilèges à l’endroit des plus fortunés. Mais elle est généralement peu diserte sur le sacrifice de l’outil productif français, ouvert aux quatre vents avec la construction européenne, au plus grand bénéfice des multinationales allemandes qui accumulent des excédents records grâce au déficit de nombreux pays européens, dont la France. Ce déficit, qui encourage la compression budgétaire, a été institutionnalisé par l’Union européenne.

À partir de 1973, la France a vu les marges de son système industriel menacées par une hausse ininterrompue des prix de l’énergie causée par les chocs pétroliers. La marge brute des sociétés françaises est tombée de 27% à 22% entre 1973 et 1981. Pour les dirigeants d’entreprises, la construction européenne tombe à pic : l’Acte unique de 1986, en particulier, enlève tous les freins à la liberté de circulation du capital et accélère sa délocalisation dans des régions à moindre coût. Depuis celles-ci, des produits à bas prix sont exportés vers la France, soumettant le tissu productif restant à une pression intense. La désindustrialisation était en marche.

Lorsque l’Allemagne se réunifie en 1990 et que le Chancelier Kohl acte la conversion d’un Ost Mark pour un Deutsch Mark, l’inflation s’envole. Face à celle-ci, la Bundesbank opte pour une élévation drastique de ses taux. La plupart des pays européens présents dans le système monétaire européen (SME) se retrouvent obligés de suivre les taux allemands. Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de France de 1993 à 2003, affirme qu’une monnaie forte est la condition d’une bonne politique économique – plutôt que l’inverse. Et il décide, selon ses propres mots, que la France « paiera pour la réunification allemande », dans un esprit conforme aux dernières années du septennat Mitterrand, qui ne cessait de mettre en garde son électorat contre les dangers du « nationalisme ».

Industrie en déliquescence – hors luxe, cosmétiques, aéronautique et dans une moindre mesure armement – dépense publique élevée, libre-échange et monnaie forte : l’équation était intenable. L’absence de contrôle des capitaux, des biens et des marchandises, exposait les entreprises françaises aux concurrents du monde entier. L’arme de la dévaluation, enclenchée sous l’ère gaullienne – et durant les deux premières années de la présidence Mitterrand – pour protéger le tissu productif, était neutralisée par la monnaie unique.

Entre démocrates et « trumpistes », la méthode diffère : soft power et mobilisation des outils du multilatéralisme pour les premiers, coercition frontale et bilatérale de l’autre. La finalité reste la même.

Et le déficit commercial, qui ne cessait de se creuser, menaçait la pérennité des dépenses publiques. Les entreprises françaises, qui faisaient pression pour une diminution des prélèvements obligatoires, n’avaient plus qu’à réclamer des compressions budgétaires pour les rendre possibles. Le plan Bayrou de 2025 est la manifestation la plus récente et la plus brutale de cette tendance. Les dernières réformes dites « de rigueur », comme celle sur les retraites de 2023 ou l’actuel plan Bayrou, n’ont pourtant été que rarement mises en perspective avec la question européenne par la gauche.

« Trump », l’aubaine pour blanchir l’UE

À écouter les représentants de gauche, c’est « Donald Trump » qu’il faut blâmer pour le deal asymétrique avec l’Union européenne. L’actuel mandataire est bien déterminé à compenser le « déficit » des États-Unis à l’égard du Vieux continent (dont une bonne partie découle de l’hébergement des GAFAM en Irlande) en œuvrant à ce que les Européens achètent du gaz et de l’armement américain. Mais il convient de ne pas oublier que la dépendance gazière et militaire des Européens s’est déjà accrue de manière considérable sous l’administration antérieure.

Dans le contexte du conflit ukrainien, ils ont en effet procédé à des achats massifs d’armes américaines, tandis que le gouvernement de Joe Biden œuvrait à l’échec des projets proprement « européens » – dont Système de combat aérien du futur (SCAF) est devenu l’emblème. Si le « rapport Draghi » [du nom de l’ancien président de la Banque centrale européenne NDLR] a défrayé la chronique en septembre 2024, il ne faisait que rappeler un phénomène déjà bien établi : la dépendance européenne en matière d’armement s’était accrue à l’égard des États-Unis, le Vieux continent important 56 % d’armes américaines en 2024.

De la même manière, les Européens ont acheté du Gaz naturel liquéfié (GNL) en masse aux États-Unis, à un prix surfacturé, pour compenser le tarissement des afflux russes. La dépendance européenne a été accrue par la destruction du gazoduc Nord-Stream 2, sur laquelle plane le soupçon d’un sabotage américain [une commission d’enquête ministérielle allemande a refusé de divulguer ses résultats au grand public : on image bien qu’eût-elle découvert la preuve d’une implication russe, elle n’aurait eu aucun mal à le faire NDLR].

Entre démocrates et « trumpistes », la méthode diffère : soft power et mobilisation des outils du multilatéralisme pour les premiers, coercition frontale et bilatérale de l’autre. La finalité reste la même : imposer une logique tributaire à l’Union européenne. Contre les 100.000 troupes américaines déployées en Europe, les États-Unis souhaitent faire « payer » le Vieux continent. L’accord en question, qui acte l’élévation des droits de douane américains à 15 % – sans contrepartie – et des promesses d’investissement européen faramineux dans un armement et une énergie made in USA, constitue un moyen d’extorquer au continent le tribut de sa protection.

« L’indépendantisme français » de Jean-Luc Mélenchon est parvenu à entraîner la gauche sur une pente critique de l’UE. Une ligne plus conciliante à l’égard de l’Union a cependant retrouvé droit de cité autour de Manon Aubry.

Les 15 % de droits de douane constituent bien une escalade majeure dans les relations commerciales avec l’Europe, puisqu’ils oscillaient encore entre 3 et 4 % sous la précédente administration. Face au triomphe de la realpolitik, les défenseurs du projet européen n’opposent que des arguties juridiques. L’issue de ce sempiternel affrontement entre « herbivores » et « carnivores » que rappelait récemment Emmanuel Macron, semblait jouée à l’avance.

D’un côté, l’auteur de The Art of the Deal [titre d’un livre de Donald Trump NDLR] joutait avec La fin de l’Histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama – par ailleurs trop peu lu en Europe, et dont les enseignements ont trop peu été médités. Si l’agressivité de Donald Trump et le renoncement écologique que constitue cet accord, très favorable aux lobbies du Gaz naturel liquéfié (GNL) américain, ont été soulignés par les forces de gauche, rares sont ceux à s’être véritablement intéressés au rôle de la Commission européenne dans le résultat de ces négociations. Une attitude bien compréhensible de la part du Parti socialiste (PS) et des Écologistes, historiquement pro-européens, mais qui laisse davantage perplexe lorsqu’il s’agit de la France insoumise (LFI) et du Parti communiste français (PCF).

Gauches irréconciliables

Le chercheur Nicolas Azam a consacré une thèse aux rapports du Parti communiste français à la construction européenne. Il met en évidence une déprolétarisation de l’électorat du PCF, corrélé à une prolétarisation de l’électorat du RN, dans un jeu de vase communicants. Il note un embourgeoisement des cadres, qui semble avoir eu un effet sur la ligne du parti vis-à-vis de l’UE. Plus modéré, le PCF a cessé de s’opposer en bloc à la construction européenne dans les années 1990.

Il s’agissait alors d’un virage à 180° par rapport à sa doctrine antérieure. Le Parti communiste français s’était en effet prononcé contre la Communauté européenne de défense (CED) en 1954 et contre la Communauté économique européenne (CEE) de 1957, embryon de l’Union actuelle. L’objet européen, considéré comme une tutelle de l’OTAN, n’intéresse alors que très peu le PCF. En 1957, son secrétaire général Maurice Thorez ne prend même pas part aux discussions sur la CEE. Pour lui, la technicité des débats masque mal la nature germano-américaine et militarisée de la construction européenne.

Une position qui rapproche davantage les communistes des forces gaullistes – hostiles à la CED pour des raisons d’indépendance nationale – que de leurs alliés socialistes. Ces derniers voient dans les institutions européennes l’accomplissement d’une promesse de paix universelle. Ils seront au centre de l’Acte unique européen de 1986, puis du Traité de Maastricht de 1992, et enfin du projet de Constitution européenne de 2005 – rejeté par référendum.

Dans le clivage permanent entre la gauche communiste et socialiste, la question européenne est fondamentale. C’est elle qui acte, en partie, la rupture de 1984 : les socialistes, ayant fait le choix du « tournant de la rigueur » par refus de sortir du Serpent monétaire européen – comme le proposait alors le ministre Jean-Pierre Chevènement –, furent désavoués par les communistes.

Côté PCF, la modération du discours sur l’Europe s’est accompagnée d’une déprolétarisation et d’un vieillissement des adhérents – ainsi que le soulignent Nicolas Azan mais également François Platone ou Jean Ranger dans leur étude « Les adhérents du PCF en 1997 » (Cevipof). Le champ politique français se voit ainsi amputé d’un acteur eurosceptique majeur. À l’extrême droite, longtemps europhile, une voie royale est ouverte pour incarner le rejet de l’UE. Le « souverainisme de gauche » a été réactivé – non sans inconstances – par Jean-Pierre Chevènement, candidat à la présidentielle de 2002 puis intellectuel organique des cercles critiques de la monnaie unique.

Surtout, par Jean-Luc Mélenchon, qui est parvenu à entraîner une grande partie de la gauche sur une voie plus critique vis-à-vis de l’Union européenne. Proposant la « sortie des traités européens » en 2017, il proclamait la nécessité d’un « indépendantisme français ». Par la suite, cette thématique a été reléguée au second plan. En témoigne la rareté des mentions de la Commission européenne par les élus LFI dans la dénonciation du plan Bayrou. Depuis les élections européennes de 2019, une parole plus conciliante à l’égard de l’Union a même retrouvé droit de cité autour de l’eurodéputée Manon Aubry. Celle-ci refuse le qualificatif de « souverainiste » et rappelle que son opposition aux traités européens n’a « rien de dogmatique » [elle a été critiquée pour avoir affiché sa proximité à l’égard de l’ex-chef d’État grec Alexis Tsipras, devenu le symbole de la capitulation à l’égard de l’UE ; plus récemment, pour avoir donné une chaleureuse accolade à Ursula von der Leyen lors de sa réélection – sur laquelle elle avait dû s’expliquer NDLR].

Le député François Ruffin, en rupture de ban avec LFI, se démarque occasionnellement par des prises de position incisives contre la construction européenne ; tout en refusant d’en faire un point de clivage entre deux gauches qu’il se refuse à présenter comme « irréconciliables ». Quant aux ex-insoumis regroupés dans l’Alliance pour une République écologique et sociale (Après), ils adoptent un positionnement nettement plus favorable à l’ordre euro-atlantique. Ils peinent même à se distinguer du PS et de la majorité gouvernementale : les députés Clémentine Autain et Hendrik Davi ont récemment voté en faveur de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne aux côtés des élus socialistes et « Renaissance ».

Le PCF, quant à lui, tient aujourd’hui une ligne plus critique vis-à-vis de l’UE… tout en refusant de renouer avec l’indépendantisme radical d’antan. Georges Marchais, lors du débat télévisé du 17 mai 1979 – à l’occasion de la première élection au suffrage universel pour le Parlement européen -, déclarait : « Toute notre politique sera fondée sur l’indépendance et la liberté d’action de la France ». Il appelait à ne jamais oublier le danger que représentait le cadre européen, et ceux qui voulaient lui déléguer les attributs de la souveraineté française : « Autour de cette table, il est une liste, le représentant d’une liste et d’un parti qui ne transigera jamais sur cette question capitale de la liberté d’action de notre pays, de sa souveraineté et de son indépendance. Et c’est cela que vous voulez mettre en cause, mais vous ne voulez pas et ne pouvez pas l’avouer. »

Zohran Mamdani : un radical à la mairie de New York ?

Zohran Mamdani, candidat socialiste à la mairie de New York et représentant à l’Etat de New York. © Bingjiefu He

Alors que les Etats-Unis sont fracturés par la politique oligarchique et autoritaire de Donald Trump, les démocrates restent passifs et se contentent d’une opposition très molle. Mais à New York, ville qui a déjà plusieurs élus se revendiquant « socialistes » dont Alexandria Ocasio-Cortez, une force alternative émerge : le candidat de gauche Zohran Mamdani, désormais en tête des sondages. Âgé de 33 ans et indéniablement charismatique, ce « socialiste » défend des mesures radicales, comme la gratuité des bus et des crèches pour tous les habitants, le contrôle des loyers et l’ouverture d’épiceries municipaux à prix réduits. Un programme centré sur le coût de vie qui pourrait lui permettre de défaire le baron démocrate corrompu Andrew Cuomo lors de la primaire démocrate pour la mairie ce 24 juin. Décryptage [1].

Lorsque Zohran Kwame Mamdani, député socialiste du Queens, a lancé sa campagne pour la mairie de New York, la plupart des observateurs politiques étaient sceptiques quant à ses chances d’aller très loin. La politique de la métropole est généralement dominée par l’argent de l’immobilier et de la finance, et Mamdani n’était pas très connu.

Certes, l’organisation dont il est membre, New York City Democratic Socialists of America (NYC-DSA), a remporté un certain nombre de victoires à New York ces dernières années. Au niveau électoral, l’élection de la congresswoman Alexandria Ocasio-Cortez en 2018 a été suivie de celle de trois autres sénateurs de l’État, de six membres de l’assemblée de l’État (dont Mamdani) et de deux membres du conseil municipal. Si leur poids au niveau fédéral reste bien trop faible, certaines victoires ont été obtenues à l’échelle de l’Etat de New York, notamment pour la protection des locataires et le développement des énergies renouvelables, obtenues dans le cadre de coalitions plus larges avec des démocrates progressistes. Malgré ces avancées, la plupart des membres de DSA pensaient qu’une campagne pour la mairie de New York était vaine.

La percée d’un outsider de gauche

Pourtant, au cours des trois derniers mois, M. Mamdani est devenu un véritable phénomène politique, passant d’un noble effort donquichottesque à un événement transformateur dans la politique de la ville de New York. Sa vision domine désormais le discours des primaires pour la mairie (New York votant très majoritairement démocrate, l’élection qui compte le plus est en réalité la primaire démocrate, dont le candidat retenu est presque assuré de remporter la mairie, ndlr) et ses campagnes sont massives. 

Sa victoire est encore incertaine, mais il n’est pas impossible. Si les primaires ont commencé avec de nombreux candidats, la plupart des observateurs reconnaissent qu’il s’agit désormais d’une course à deux entre M. Mamdani et l’ancien gouverneur de New York, Andrew Cuomo. Baron local du parti démocrate depuis 15 ans, ce dernier est extrêmement corrompu.

À la fin du mois de février, un sondage a révélé que, dans un champ primaire très encombré, Mamdani était à 12 %, devant le maire en exercice Eric Adams (qui a depuis quitté les primaires démocrates en disgrâce pour cause de corruption et prévoit maintenant de se présenter en tant qu’indépendant au mois de novembre). Ce sondage plaçait également Mamdani loin devant tous les autres candidats démocrates, à l’exception de Cuomo. Une première percée qui s’est poursuivie depuis.

Fin février également, M. Mamdani a pu bénéficier de plus de 2,8 millions de dollars de fonds de contrepartie de la part de la ville, dépassant ainsi tous les autres candidats. Ce système est conçu pour récompenser les candidats qui collectent davantage de fonds de campagne auprès de petits donateurs, plutôt que de recevoir de gros chèques de la part de quelques privilégiés. (Le seuil d’éligibilité est de 250 000 dollars de contributions provenant d’au moins un millier de donateurs discrets). Grâce à ce système, les candidats peuvent potentiellement recevoir huit fois le montant des fonds publics qu’ils ont collectés pour leur campagne.

Puis, à la fin du mois de mars, M. Mamdani a atteint les 8 millions de dollars de fonds de contrepartie et a annoncé qu’il n’accepterait plus de dons. Cette annonce a fait l’effet d’une bombe : c’était la première fois qu’un candidat à la mairie réunissait autant de fonds, avec plus de donateurs que n’importe quel autre candidat. Mamdani oscillait alors entre 16 et 18 % de soutien pour des primaires, selon les sondages, tandis que les autres candidats aux primaires se situaient à un chiffre.

Ce soutien ne cesse de croître : un récent sondage donne 33% des voix à Mamdani lors du premier tour, contre 43% pour Cuomo. Si l’écart reste encore important, le système de primaire new-yorkais au vote préférentiel peut lui permettre de gagner. Concrètement, s’il n’y a qu’un seul scrutin, il y a plusieurs tours, les candidats les plus faibles étant éliminés et les seconds choix sur les bulletins de leurs électeurs étant reportés sur les candidats restants.

Comment Mamdani a-t-il donc réussi à percer un système médiatique très hostile de manière aussi spectaculaire et décisive ? La réponse tient à plusieurs facteurs : sa personnalité, son programme, le mouvement qui le soutient et le contexte dans lequel se tient l’élection.

Un personnage charismatique et un programme ambitieux

L’homme est charismatique dans tous les sens du terme : séduisant, drôle, intelligent. Mamdani est sérieux quant aux problèmes qui touchent les New-Yorkais, spontanément éloquent et prêt à rire, tant de lui-même (une vidéo de la Saint-Valentin le montre en train de courtiser le public avec des fleurs et un dîner) que de ses ennemis (se moquant d’Andrew Cuomo comme d’un banlieusard dépassé qui a peur de venir en ville, organisant même une conférence de presse à l’extérieur de la supposée résidence de Cuomo en ville afin, ironise Mamdani, de rendre plus commode la participation de l’ancien gouverneur).

Il est aussi, il faut le dire, très beau. Cet avantage de Mamdani, âgé de trente-trois ans, lui permet de déjouer une tactique médiatique classique: il est presque impossible pour les médias de droite de trouver une photo peu flatteuse de lui. Même les tabloïds n’y parviennent pas avec Mamdani : sur toutes les photos du New York Post, ainsi que dans son nouveau clip télé, il a l’air fantastique et affiche un sourire radieux. Finalement, l’équipe d’Andrew Cuomo a fini par photoshopper sa photo pour agrandir sa barbe afin de leur faire passer pour un islamiste, Mamdani étant musulman.

Zohran Mamdani a le don de parler des difficultés matérielles des New-Yorkais, de proposer des solutions convaincantes à ces difficultés et de rester concentré sur ce thème, quelles que soient les autres questions qui se posent.

Surtout, à l’instar de Bernie Sanders, Zohran Mamdani a le don de parler des difficultés matérielles des New-Yorkais, de proposer des solutions convaincantes à ces difficultés et de rester concentré sur ce thème, quelles que soient les autres questions qui se posent. Dans chaque interview, chaque interaction, chaque discours, il parle du coût de la vie et de ce qu’il fera pour y remédier. Alors que les démocrates ont perdu les élections nationales de manière catastrophique, en grande partie parce qu’ils ont refusé d’aborder ou de reconnaître que l’inflation nuisait aux Américains des classes moyennes et populaires, et que Donald Trump s’apprête à aggraver la situation avec des guerres commerciales chaotiques et absurdes, M. Mamdani s’est attaché à rendre la ville de New York abordable pour les travailleurs.

Ses propositions pour y parvenir sont simples à expliquer et se situent résolument dans le domaine du possible. Il affirme qu’il gèlerait immédiatement les loyers du million d’appartements à loyer stabilisé de la ville, ce que le maire a le pouvoir de faire par l’intermédiaire du Conseil d’orientation des loyers, dont les membres sont nommés par le maire. Il promet également de rendre les bus de la ville « rapides et gratuits » – une idée qu’il a expérimentée à petite échelle grâce à un projet de loi de l’assemblée législative de l’État qui a rendu certaines lignes gratuites, augmentant ainsi la fréquentation et la sécurité – et d’offrir des services de garde d’enfants universels, une perspective enthousiasmante après la politique d’austérité du maire sortant Eric Adams, au cours de laquelle les services de garde d’enfants ont souvent fait l’objet de coupes sombres alors qu’ils représentent une dépense paralysante pour de nombreuses familles de travailleurs de la ville.

De manière plus inhabituelle, il propose également la création d’une épicerie municipale dans chacun des cinq arrondissements, afin d’offrir une option publique pour la nourriture qui, selon lui, serait garantie moins chère que les supermarchés, à une époque où les prix des produits alimentaires sont très élevés et représentent un fardeau important pour les familles qui luttent déjà pour survivre.

Une élection à forts enjeux

Sa course bénéficie également d’un moment politique dans lequel beaucoup cherchent un leadership contre Trump – et le trouvent à gauche. Même les démocrates classiques et certains républicains se pressent, par dizaines de milliers, dans les États républicains, pour écouter Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez lors de leur « tournée de lutte contre l’oligarchie », qui a dynamisé la base comme jamais le Parti démocrate national ne l’avait fait depuis des années. Alors que Trump et Elon Musk s’efforcent de détruire les meilleures institutions de la société américaine, et que les démocrates centristes se contentent d’une opposition très molle, l’idée que nous sommes confrontés à un choix entre « le socialisme ou la barbarie » ne paraît plus si farfelue.

Alors que Trump et Elon Musk s’efforcent de détruire les meilleures institutions de la société américaine, et que les démocrates centristes se contentent d’une opposition très molle, l’idée d’un dilemme entre « le socialisme ou la barbarie » ne paraît plus si farfelue.

C’est l’une des raisons pour lesquelles M. Mamdani a attiré non seulement des petits donateurs et des électeurs, mais aussi des bénévoles – un autre facteur qui l’a fait passer du statut de cheval noir à celui de candidat. M. Mamdani compte plus de 10 000 bénévoles qui ont déjà frappé à plus de 100 000 portes avant même que la plupart des New-Yorkais n’aient commencé à s’intéresser aux primaires de juin.

Les médias ont également contribué à l’ascension fulgurante de Mamdani. Tout d’abord, les médias grand public le couvrent parce qu’il est intéressant, qu’il se démarque et qu’il a fière allure. Lors des campagnes sur le terrain, nombre de New Yorkais disent « Oui, je l’ai vu à la télévision et j’ai aimé ce qu’il disait ». Même les médias de droite, comme le New York Post, ont eu du mal à remplir leur fonction la plus élémentaire : trouver un récit négatif qui tienne la route. Le journal a fait une recherche comique sur les années de lycée de Mamdani et a trouvé… qu’il n’avait pas remporté l’élection du vice-président de son école. Lorsque le tabloïd de droite a également rapporté que « le candidat socialiste à la mairie, Zohran Mamdani, propose une augmentation de 2 % de l’impôt sur les millionnaires de New York afin de lever 10 milliards de dollars pour financer un programme rempli de cadeaux », Mamdani a joyeusement partagé ces articles, qui ont boosté sa campagne.

Et puis il y a les médias alternatifs. Son sens de l’humour facile et sa capacité à penser sur ses pieds et à être bizarre l’ont rendu naturel sur la chaîne Twitch du streamer socialiste très populaire Hasan Piker, où les deux ont parlé pendant des heures des droits des locataires, du socialisme et de la question de savoir si « les Indiens sont les Italiens de l’Asie ».

Et lorsqu’il a été pris en embuscade par Crackhead Barney, un YouTuber local excentrique et infâme connu pour ses interviews agressives, qui lui a posé toutes sortes de questions auxquelles la plupart des politiciens ne voudraient jamais répondre sans préparation (« Vous êtes originaire d’Afrique, pourquoi ne vous identifiez-vous pas comme Afro-Américain ? »), il s’en est tenu à son message sur l’accessibilité financière lorsqu’il le pouvait et, sinon, a ri sincèrement de lui-même et de son interlocuteur gonzo-journaliste. “), il s’en est tenu à son message sur l’accessibilité financière lorsqu’il le pouvait et, sinon, il a ri sincèrement de lui-même et de son interlocutrice.

A l’instar de celles d’Alexandria Ocasio-Cortez, de Bernie Sanders et de Jamaal Bowman (congressman socialiste de New York, ndlr), la campagne de Mamdani a excellé à créer ses propres médias. Au début de la campagne, constatant que certains districts de la classe ouvrière avaient basculé en faveur de Trump, Mamdani est allé parler avec les électeurs dans la rue pour comprendre pourquoi, en écoutant leurs raisons, et en leur proposant sa candidature comme alternative.

Le succès de M. Mamdani montre que le virage à droite de la ville de New York n’a rien de naturel ou d’inévitable, mais qu’il est possible d’organiser un mouvement de gauche et un électorat enthousiasmé par les idées politiques de gauche.

Une autre vidéo publiée en avril montre le candidat, vêtu d’un costume, comme s’il était prêt à se rendre à l’hôtel de ville, expliquant pourquoi son programme est si populaire. Assis dans un abribus, il explique que deux tiers des New-Yorkais soutiennent son projet d’épiceries municipales, tandis que trois quarts d’entre eux sont favorables à la gratuité des bus. Traversant la rue, il raconte comment il a réussi, à l’Assemblée, à faire adopter un projet pilote de gratuité des bus, qui a permis d’augmenter le nombre d’usagers et de réduire le taux de violence à l’encontre des chauffeurs. Devant un parc fleuri de jonquilles, il annonce que 80 % des New-Yorkais soutiennent son projet de gel des loyers.

« La politique n’est pas toujours aussi compliquée qu’on ne le pense », déclare M. Mamdani dans la vidéo, en marchant dans la rue et en faisant remarquer que sa campagne réussit parce que « nous nous battons pour les New-Yorkais de tous les jours ». Le succès de M. Mamdani montre que le virage à droite de la ville de New York n’a rien de naturel ou d’inévitable, mais qu’il est possible d’organiser un mouvement de gauche et un électorat enthousiasmé par les idées politiques de gauche. Une victoire à la mairie d’une ville-monde comme New York enverrait donc un message décisif d’opposition face à Trump.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, édité par William Bouchardon

Face à Bayrou et Macron, la gauche doit se remobiliser, pas se vendre

Militants du Nouveau Front Populaire à Rennes en juin 2024. © Vincent Dain

Emmanuel Macron a montré qu’il était illusoire de vouloir négocier des concessions de gauche à sa politique. Le RN quant à lui ne cesse de progresser dans les urnes tandis qu’il se rapproche des pouvoirs économiques et politiques. Pour l’emporter face à ce bloc macro-lepéniste en cours de constitution, la gauche doit assumer un programme sans compromission, plutôt que d’essayer de bricoler une coalition électorale ou un périlleux gouvernement « technique ».

L’année 2024 restera comme celle durant laquelle Emmanuel Macron a joué un coup qui consistait à ne pas respecter le résultat des élections qu’il avait lui-même convoquées. Il a plutôt tenté de trouver lui-même un périlleux équilibre dans une Assemblée Nationale tripartite et dominée (relativement) par la gauche. Pour cela, il avait fini par nommer Michel Barnier Premier Ministre.

La conséquence de cette manœuvre fut la difficulté pour ce gouvernement de faire voter un projet de loi de finances (PLF). Michel Barnier avait pour cela fait de nouvelles concessions à l’extrême-droite. Celle-ci avait déjà accepté de ne pas le censurer a priori. Contraint par l’arithmétique parlementaire, mais peut-être grisé par l’utilisation usuelle qui en avait été faite par ses prédécesseurs, il a tenté de forcer l’Assemblée en utilisant l’article 49-3 de la Constitution. Ce faisant, il a engagé sa responsabilité sur un texte proche de sa première version, c’est-à-dire sans les amendements écrits par la gauche et adoptés en commission. Ces amendements ajoutaient pourtant près de 50 milliards d’euros de recettes au budget de l’Etat. Ils évitaient ainsi les énormes coupes prévues dans les budgets sociaux. Le RN ayant voté la motion de censure alors déposée par le NFP, le budget 2025 a été définitivement censuré, et le gouvernement de M. Barnier avec, le 4 décembre dernier.

À partir de cette censure, certains responsables politiques ont parlé d’une crise des institutions. Elisabeth Borne a été la plus alarmiste en prévenant les Français qu’une censure du PLF bloquerait le fonctionnement du pays, empêcheraient les fonctionnaires d’être payés, les cartes Vitale de fonctionner, etc. Ces peurs largement exagérées ont pourtant été balayées par Emmanuel Macron lui-même lors d’une nouvelle allocution télévisée le lendemain de la censure. Et en effet, l’Assemblée a depuis voté une loi de finances spéciale, reconduisant le budget de 2024 en 2025.

La réalité est la suivante. « L’omnipotence du pouvoir majoritaire » a fait que durant ces deux dernières décennies, l’Élysée, Matignon et l’Assemblée étaient en pratique de la même couleur politique. Ce faisant, à cause de la discipline partisane, les contre-pouvoirs du législatif sur l’exécutif, déjà ténus, n’étaient jamais mis en œuvre. En 2024, la nouvelle Assemblée élue s’est trouvée en opposition à la présidence de la République. Elle a alors pu exercer pour la première fois depuis 60 ans son moyen de contrôle du gouvernement le plus fort, la censure.

Politiquement, l’Assemblée a ainsi recouvré sa légitimité malmenée pendant ces 7 dernières années. Cette légitimité entre en conflit avec celle, au plus bas et toujours déclinante, du locataire actuel de l’Élysée. L’Assemblée est issue de l’élection la plus récente, mais elle ne peut pas démettre facilement le Président, alors que celui-ci peut la dissoudre sur simple décision. Il devait aussi, selon la Constitution, consulter les présidents des assemblées avant de le faire, mais ne l’a pas fait. Nous touchons aux limites de la Vème République.

L’impasse de la négociation avec Macron

La situation appellerait naturellement à une révision constitutionnelle. Avant de l’envisager il faudrait reconvoquer une élection présidentielle afin que les urnes puissent résoudre le conflit de légitimité. C’est d’ailleurs ce que pensent 61 % des Françaises et des Français, qui demandent le départ d’Emmanuel Macron. Le Parti Socialiste, qui rejette ce scénario en raison de son impréparation pour une présidentielle anticipée, a préféré proposer un compromis au gouvernement.

Ces concessions ont globalement été refusées par Emmanuel Macron, qui a d’abord nommé François Bayrou Premier Ministre, soit un de ses premiers soutiens. Une fois son gouvernement constitué, il a poursuivi des discussions avec le PS, EELV et le PCF. Le PS a se faisant cherché à se démarquer de la FI, certains de ses cadres ne cachent pas leur non-approbation de l’accord du Nouveau Front Populaire. Pourtant, c’est cet accord qui a permis à la gauche d’emporter les élections, plaçant de surcroît le RN en troisième position.

Gagner une miette maintenant compromettrait les chances de gagner véritablement plus tard.

L’idée selon certains cadres au PS, voire à EELV, est qu’il vaudrait mieux « gagner » un petit peu que rien du tout. Or, gagner une miette maintenant compromettrait les chances de gagner véritablement plus tard. En effet en proposant ces négociations ces cadres ont abandonné d’emblée l’accord programmatique sur lequel ils avaient été élus, le programme du NFP. Ce faisant, ils ont sévèrement détérioré la confiance que leurs électeurs avaient placée en eux six mois plus tôt. Finalement, la composition du gouvernement de François Bayrou puis son discours de politique générale du 14 janvier n’ont pas apporté de changement de ligne politique, toujours très austéritaire. Par conséquent, la FI a déposé le 16 janvier une motion de censure du gouvernement. EELV et le PCF, bien qu’ils aient participé aux discussions, ont été forcés de constater qu’il n’y avait rien à y gagner et ont aussi voté la censure. Le PS quant à lui a décidé de ne pas la voter, arguant des concessions obtenues, marquant ainsi une rupture avec le reste du NFP.

Qu’en est-il finalement de ces éléments concédés à la gauche par François Bayrou ? Le point qui aurait permis d’entamer des discussions sérieuses était l’abrogation de la réforme des retraites de 2023. Celle-ci était possible lors de la niche parlementaire de la FI à l’automne, car il y a une majorité à l’Assemblée (rassemblant le Nouveau Front Populaire, le RN et le groupe LIOT) pour la voter. Mais le camp macroniste a décidé de façon inédite de faire de l’obstruction parlementaire pour l’éviter. Le gouvernement de M. Bayrou n’en voulant pas non plus, il a annoncé à ce sujet ouvrir une nouvelle conférence de financement. Autrement dit, il entend simplement réfléchir à nouveau à cette réforme, en discutant avec les syndicats. Celle-ci ne sera modifiée que si l’équilibre budgétaire en sera maintenu. Or celui-ci a été exagéré par le gouvernement, qui a parlé d’un déficit de 55 milliards d’euros. Et dans l’attente, la réforme continuera de s’appliquer.

François Bayrou a détaillé l’organisation de ce « conclave » de financement dans une lettre. Il a aussi présenté d’autres points comme des concessions. Or, la plupart de ces concessions n’en sont pas vraiment. Et surtout, aucune garantie n’a été donnée sur la réforme des retraites. En conclusion, la crise de légitimité de l’exécutif, président comme gouvernement, n’est pas plus résolue qu’auparavant et Emmanuel Macron épuise le temps qu’il lui reste.

Une grande coalition, marchepied pour un futur gouvernement RN

Le risque de la participation à une grande alliance autour de la minorité macroniste est qu’il enverrait un message extrêmement délétère pour la gauche : celui que le RN est la seule opposition au système. C’est ce qu’il s’est passé en Italie avec le gouvernement de Mario Draghi, de février 2021 à octobre 2022. Le chef de l’Etat italien avait donné un « mandat exploratoire » à l’ancien banquier central de l’Union Européenne pour constituer un gouvernement de « haut niveau », en élargissant la coalition déjà large soutenant Giuseppe Conte, un autre technocrate. Tous les partis, du Parti Démocrate à la Ligue en passant par le Mouvement 5 étoiles y étaient représentés (neuf partis en tout). Ainsi, Giorgia Meloni a pu se présenter comme la seule vraie opposition, gagner les élections et ainsi succéder directement à Mario Draghi.

La participation à une grande alliance autour de la minorité macroniste enverrait un message extrêmement délétère pour la gauche : celui que le RN est la seule opposition au système. 

C’est donc bien la préparation des futures élections qui doit primer, et non la négociation d’une participation dans un hypothétique bricolage politique d’ici là. Même si Emmanuel Macron restait en poste jusqu’en 2027, une nouvelle dissolution de l’Assemblée Nationale pourrait intervenir à partir de l’été 2025. En ce sens, tous les partis pourraient avoir à se remettre bientôt et très rapidement en campagne. Le délai pour convoquer une élection présidentielle est de 35 jours maximum. Cet état de fait pèse en particulier à gauche. Les insoumis, dont le mouvement a historiquement été une machine électorale pour l’élection présidentielle, se savent prêts. Les autres partis du NFP beaucoup moins, ce qui peut expliquer qu’ils cherchent à préserver ce qu’ils nomment la stabilité des institutions, pour retarder la tenue de nouvelles élections.

Sortir de l’idée du marché électoral

Revenons maintenant sur les stratégies possibles pour la gauche. Il faut comprendre que les élections ne fonctionnent pas comme un marché dont les partis se partageraient des parts. Le nombre même d’électeurs varie beaucoup d’une élection à l’autre, en fonction de l’abstention. Ainsi, les élections législatives de 2024 ont généré une mobilisation forte, avec 66.7% de participation, soit 19,2% des inscrits de plus qu’aux dernières législatives. On est passé de 23 à 33 millions de votes.

Cette dynamique n’est pas la même pour tous les partis. Les électorats les plus bourgeois se mobilisent davantage à toutes les élections, y compris intermédiaires. Et d’année en année, certains électorats sont en dynamique, et d’autres non. Ainsi aux européennes de l’an dernier, la liste portée par la France Insoumise a récolté près d’un million de voix supplémentaires par rapport à 2019. À l’inverse, l’ensemble constitué des listes du PS et d’EELV ont perdu environ 400 000 voix. Pour ces partis, il s’est produit un simple transfert des Verts vers la liste PS-Place Publique, d’autres listes ou l’abstention.

Ainsi, l’espace politique de la sociale démocratie de centre-gauche est étroit et en déclin. Morcelé en plusieurs partis, même hypothétiquement rassemblés par une primaire, il ne représente que quelques pourcents de l’électorat. De plus le mécanisme de la primaire a tendance à dégager le plus petit dénominateur commun au sein de ce type de coalition et n’est pas de nature à faire émerger une dynamique forte. Or, un gouvernement vraiment à gauche aurait besoin d’une telle dynamique pour affronter le mur de l’argent.

Cette impasse s’est retrouvée au niveau européen dans l’échec de Die Linke, en Allemagne. Son congrès de novembre 2024 a explicitement adopté la ligne qui consiste à récupérer les déçus des Verts allemands (libéraux et très atlantistes) et des Sociaux-Démocrates (SPD). Leur idée était qu’une « coalition électorale bien formée pencherait pour une forme ou une autre d’alternative à gauche ». En France, il s’agirait donc d’une recomposition du PS et d’EELV visant à récupérer les déçus du macronisme, soit exactement la stratégie adoptée par la liste PS-Place Publique aux Européennes, qui comme on l’a vu, n’a pas insufflé de dynamique nouvelle à la gauche. Et de même en Allemagne, la liste Die Linke a divisé son score par deux aux Européennes de 2024 par rapport à celles de 2019, en passant de deux à un million de voix.

Tenir front contre front

Depuis la nouvelle offensive israélienne à Gaza, le climat politico-médiatique s’est montré encore plus favorable à l’extrême droite et à ses thèses xénophobes qu’auparavant. La simple dénonciation du génocide en cours vaut accusation d’antisémitisme sur la plupart des plateaux. Inversement, le RN s’est invité dans le camp des partis dits respectables, notamment par sa participation à la marche contre l’antisémitisme, alors même que son fondateur Jean-Marie Le Pen avait été condamné pour haine raciale.

Depuis la nouvelle offensive israélienne à Gaza, le climat politico-médiatique s’est montré encore plus favorable à l’extrême droite et à ses thèses xénophobes qu’auparavant.

Face à cela la gauche doit tenir bon sur ses positions humanistes et conformes au droit international. Sur le plan électoral, ce discours permet bien sûr de parler à la population ciblée par ces discours de haine, abandonnée par le reste de la société. Mais il permet aussi de paraître crédible à une majorité de l’électorat de gauche en général. Là encore le cas allemand le confirme : lors de ces mêmes élections européennes, Die Linke comportait en son sein à la fois des partisans de la fin de la vente d’armes à Israël, et des soutiens de ce pays. Leur programme ne comportait aucune mention de la guerre à Gaza. Cette position intenable a certainement précipité sa chute.

Cela s’est aussi vérifié cette année aux États-Unis. Les démocrates ont perdu l’élection présidentielle à cause de la démobilisation de leur électorat plutôt que par une surmobilisation de l’électorat républicain. L’administration démocrate sortante a massivement soutenu le gouvernement d’Israël, lui permettant de continuer sa politique génocidaire. La campagne du Parti Démocrate a été corrompue par les intérêts des donateurs ultra-riches, milliardaires ou entreprises. Elle a été à la fois pro-guerre et pro-business. La première conséquence en fut une défaite et un second mandat pour Donald Trump, qui aura davantage les mains libres que lors de son premier. Et à plus long terme, le Parti Démocrate risque d’être durablement écarté du pouvoir.

Si les partis de gauche européens veulent éviter le même sort, ils feraient mieux d’assumer leur histoire et des positions franches. L’enjeu est de recréer une dynamique permettant de remporter des victoires majeures. La mobilisation contre la réforme des retraites en 2023 l’a montré, des millions de Françaises et de Français sont prêts à se mobiliser. Toutefois, une majorité d’entre eux, y compris parfois parmi ceux qui se mobilisent, ne croient pas en leurs chances de gagner. C’est cet état d’esprit qu’il faut faire basculer.

Pour gagner, la gauche doit-elle en revenir aux partis de masse ?

Congrès du parti communiste de l’URSS en 1988 à Moscou. © Anders via Flickr

Hugo Chávez, Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, les Indignados, SYRIZA, la France insoumise… Depuis le commencement du XXIème siècle, une série de mouvements et de leaders contestent l’ordre, en-dehors des partis traditionnels. Ils mobilisent un imaginaire, une rhétorique et une stratégie qualifiés de « populiste » : clivage entre élites et peuple, mobilisation des affects, tentatives-éclair de prendre le pouvoir. Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles à l’analyse des mérites de cette approche politique, notamment théorisée par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Le populisme comporte pourtant un certain nombre de taches aveugles. Et en premier lieu le rejet du parti de masse comme forme d’organisation et de la classe sociale comme référent. Contre l’horizon socialiste d’une conquête d’hégémonie, la stratégie populiste envisage la prise de pouvoir comme un hold-up électoral. Et se fracasse contre les intérêts dominants lorsqu’elle y parvient par miracle. C’est ce que défend Cihan Tuğal, professeur de sociologie à l’Université de Berkeley.

Depuis près de deux décennies, les sciences sociales critiques désignent le « néolibéralisme » comme la principale source de nos problèmes. Bien que cette analyse soit juste, elle présente un angle mort : les mouvements de gauche – en particulier ceux centrés sur les travailleurs -, sont en profonde crise depuis la fin des années 1960, qui précède l’ère néolibérale. Non sans ironie, les années 1960 sont aujourd’hui perçues non comme un moment de crise, mais d’explosion de créativité militante préfigurant une révolution avortée [la décennie 1960 voit de multiples contestations de l’ordre établi, en dehors du cadre des partis ouvriers traditionnels, ndlr]. C’est pourtant à cette époque que les partis de gauche ont progressivement perdu leur emprise sur les masses. Sur leurs ruines, des « nouveaux mouvements sociaux » ont émergé [centré sur des luttes citoyennes, écologistes, féministes ou anti-racistes, ndlr] ; ils auraient pu réorganiser les vieux partis socialistes et communistes, ou les remplacer par de nouveaux partis de masse, mais ils n’ont jamais poursuivi un tel objectif « hégémonique ».

Au lieu de cela, ils ont accru la désorganisation de la gauche. L’avertissement d’Eric Hobsbawm, qui attirait l’attention sur cette crise, a été éclipsé par l’enthousiasme révolutionnaire de l’époque [1]. Le néolibéralisme a émergé sur ce terrain socio-politique désorganisé. La critique « anti-bureaucratique » des États-providence a joué un rôle particulier dans la consolidation du néolibéralisme [2].

Contrairement aux intentions de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, leur oeuvre est restée dans l’histoire non comme une tentative de mettre fin à la fragmentation des « nouveaux mouvements sociaux » mais comme une célébration de leur diversité.

Le ralentissement du mouvement ouvrier et la perte de l’ancrage ouvrier des partis de gauche ont été les principaux moteurs de ce processus. Ces évolutions ont été délibérément imposées d’en haut (par les États, la bourgeoisie, ainsi que par les directions syndicales et partisanes). De nombreux intellectuels et militants de gauche y ont contribué en prenant leurs distances avec ces sphères.

Des « nouveaux mouvements sociaux » aux « révoltes sans leaders »

Dans les années 1980 et 1990, la gauche a concentré la majeure partie de ses énergies sur les « nouveaux mouvements sociaux ». Dans les régions où elle a rencontré le plus de succès, elle a utilisé ces mouvements pour encercler les partis établis. Alors que tous les partis traditionnels s’unissaient autour du néolibéralisme sur le plan économique, ces mouvements ont radicalisé le centre-gauche et ce qui subsistait de « la vraie gauche » sur les enjeux anti-racistes, de genre et environnementaux. Il ne restait que quelques rares intellectuels pour déplorer que la dimension de classe de ces questions n’ait pas été prise en compte. La majeure partie de la gauche occidentale s’est contentée d’une stratégie visant à « radicaliser » le système de l’intérieur, comme le proposaient Ernesto Laclau et Chantal Mouffe dans Hegemonie et Stratégie Socialiste [3].

Cependant, cela devait autant à l’idéologie spontanée des « nouveaux mouvements sociaux » qu’à des processus structurels bien plus profonds. Hégémonie et stratégie socialiste a reconnu le risque de fragmentation que cette trajectoire pouvait entraîner et, suivant Gramsci, a proposé une stratégie visant à l’« articulation » des « nouveaux mouvements sociaux ». Toutefois, sous l’influence du culturalisme qui prévalait à l’époque, Mouffe et Laclau ont rejeté l’orientation de classe qui pouvait précisément fournir cette articulation ; ils ont développé des propositions stratégiques confinées au langage, sans évoquer les formes organisationnelles qui devaient constituer l’ossature de cette articulation ; ils ont, enfin, tourné le dos à l’idée que la politique ne pouvait exister qu’à travers la confrontation de deux camps antagonistes, élément fondamental de la pensée et de l’action de Gramsci [là où Gramsci, en marxiste, estime que les enjeux politiques sont essentiellement polarisés en fonction d’antagonismes de classe indépassables, Mouffe et Laclau, sans nier l’existence de la lutte des classes, envisagent l’identité des camps « adversaires » de manière bien plus fluctuante, en fonction des luttes articulées par les « nouveaux mouvements sociaux », ndlr].

Ainsi, contrairement aux intentions des auteurs, Hégémonie et stratégie socialiste est resté dans l’histoire non comme une tentative de mettre fin à la fragmentation des « nouveaux mouvements sociaux », mais comme une célébration de leur diversité.

Manifestement, le système refusait de se « radicaliser » de l’intérieur sous la pression des « nouveaux mouvements sociaux ». De leur échec ont jailli deux nouvelles voies dans les années 2010 : des « révoltes sans leaders » et des partis « populistes ». Les bases de ces phénomènes avaient été posées depuis la fin des années 1990. Du mouvement zapatiste aux protestations contre l’Organisation mondiale du commerce à Seattle en 1999, des contestations massives émergeaient aux quatre coins du monde. Dans le même temps, l’officier progressiste Hugo Chávez était élu président au Venezuela – première manifestation d’une vague « populiste » qui devait déferler sur l’Amérique latine les années suivantes.

Bien que ces développements semblaient largement confinés aux frontières de la région, la crise financière de 2008 a mobilisé des dizaines de millions de personnes dans le monde entier. Des révoltes à l’apparence révolutionnaire ont éclos dans les années 2009-2013, dont l’objectif divergeait selon les spécificités géographiques [du mouvement des indignados en Espagne aux « printemps arabes », ndlr]. Mais un esprit libertaire général en était le dénominateur commun. À son apogée, autour de 2011, cette vague a reçu un large soutien, aussi bien de la gauche radicale que d’une partie de l’establishment progressiste. Ces soulèvements semblaient indiquer l’inutilité de leaders, d’organisations, d’idéologies. Même en leur absence, ne s’opposait-on pas aux dictatures et aux marchés financiers ?

L’enthousiasme devait lentement retomber. Ces révoltes, qui n’avaient pas donné une direction concrète ni une méthode générale, ont fini par être balayées à peu près partout – et ont justifié un tour de vis autoritaire. Les graines de la coalition AKP en Turquie ont été semées après la défaite de la révolte de Gezi [4]. En Égypte, le règne d’Hosni Moubarak a été fait place à la dictature encore plus brutale (et pro-saoudienne) d’Al-Sissi. Le destin de la Syrie se passe de commentaire : avant que la révolte ne devienne un mouvement à part entière, elle s’est transformée en une guerre par procuration entre la Russie et l’Iran d’un côté, les États-Unis et l’Arabie Saoudite de l’autre. Le pays ne s’est pas seulement complètement effondré ; le système a encore gagné en autoritarisme.

De nombreux éléments d’un soulèvement similaire au Brésil ont amorcé le processus qui a conduit à la formation d’un nouveau front conservateur ayant permis à l’extrême droite de porter Bolsonaro au pouvoir. La spécificité de la Tunisie – seule exception pendant quelques années, avant un rétablissement autoritaire – était que la révolte s’est développée sous l’influence des partis et des syndicats (même si ces derniers n’en étaient pas les initiateurs).

Enlisement de la gauche populiste

La défaite des soulèvements à connotation libertaire du début des années 2010 a déplacé l’attention vers les élections. Les « nouveaux mouvements sociaux » puis les révoltes avaient échoué à changer le système. Peut-être qu’une révolte anti-establishment par les urnes, poussée par des mouvements extérieurs aux partis établis, pourrait aboutir à des résultats différents ?

Podemos en Espagne, Syriza en Grèce ou La France Insoumise en France sont devenus les porte-étendards de cet état d’esprit « populiste » en Europe. D’autres représentants plus indirects de cette même vague, comme Bernie Sanders aux États-Unis et Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, ont émergé de partis traditionnels, dans des systèmes politiques bipartisans. Malgré leurs liens respectifs avec les Democratic Socialists of America et la mouvance trotskyste, c’est comme leaders individuels qu’ils se présentaient devant les masses, plutôt que comme représentants d’organisations socialistes traditionnelles. Les stratèges de ces mouvements – notamment en Espagne et en Grèce – ont rendu hommage à un autre livre d’Ernesto Laclau. Hégémonie et stratégie socialiste avait « spontanément » coïncidé avec l’état d’esprit des années 1980 et 1990.

Le livre d’Ernesto Laclau de 2005, De la raison populiste, a été plus explicitement utilisé comme « manuel » par les leaders « populistes » [5][6]. Ce nouveau livre est qu’il nuance de nombreux aspects du précédent. Hégémonie et stratégie socialiste rompait avec le marxisme de Gramsci sur deux points centraux : la polarisation essentielle de la politique autour de deux camps antagonistes, et la centralité des classes sociales. Dans son ouvrage de 2005, Laclau effectue un véritable retournement, sans l’assumer complètement. Il admet que la politique se polarise autour de deux camps, mais continue de rejeter la centralité de la classe. Ce n’est pas la lutte des classes qui mobilise le peuple contre l’oligarchie : c’est un leader.

Bien sûr, une simple analyse sociologique des organisations « populistes » permet de comprendre pourquoi. Les réseaux sociaux, qui avaient prouvé leur efficacité lors des révoltes, ont créé une nouvelle bulle d’espoir : l’explosion qu’ils avaient (ou semblaient avoir) provoquée dans les rues pourrait désormais se refléter dans les urnes. Il n’était plus nécessaire, semblait-il, de passer des années à s’organiser dans les quartiers ou sur les lieux de travail, comme les partis de masse le proposaient traditionnellement.
En Grèce, cette logique « populiste » a conduit à l’ascension miraculeuse de la gauche. Syriza, petit parti quelques années plus tôt, est arrivé au pouvoir avec plus de 35 % des voix début 2015.

Cependant, le vide organisationnel du parti avait empêché qu’une stratégie organisée s’élabore contre l’Union européenne – d’où la défaite toute aussi fulgurante de ce parti face à Bruxelles. Quelques mois après son élection, Syriza annonçait aux marchés qu’il ne poursuivrait pas une politique économique très différente de celle du centre-gauche et du centre-droit qu’il avait remplacés. Le parti espagnol « populiste » Podemos, quant à lui, n’a pas même dirigé un gouvernement.

En Bolivie et au Venezuela, une stratégie « populiste » a permis des résultats plus tangibles. Mais ceux-ci ont finalement été contrecarrés par les limites imposées par le cadre néolibéral. Les structures économiques et écologiques de ces deux pays imposaient déjà certaines limites à la construction du socialisme – but affiché aussi bien par Hugo Chavez qu’Evo Morales. Aujourd’hui, le Venezuela subsiste presque entièrement grâce à une économie fondée sur le pétrole. Au lieu d’avoir diversifié l’économie par une dynamique fondée sur l’organisation des travailleurs, le chavisme a préféré redistribuer une rente pétrolière instable – à grand renfort de confrontations bruyantes entre son leaders charismatique et l’oligarchie.

Ce « populisme économique », au sens étroit du terme, a produit des résultats spectaculaires dans un premier temps, mais il n’a pas empêché la catastrophe économique qui a commencé avec la chute du cours du baril en 2013. Le blocus américain a bien entendu contribué à détruire ce qu’il restait de « socialisme du XXIe siècle » au Venezuela. Depuis, le seul projet du mouvement chaviste demeure de prolonger l’hégémonie du nouveau leader – Nicolas Maduro – contre les tentatives américaines de le renverser.

Contrairement au Venezuela, on trouve en Bolivie des organisations autonomes bien plus fortes. Le parti socialiste MAS (Mouvement vers le socialisme), contrairement à celui de Chávez, est organiquement lié à des structures syndicales ou indigènes. Le MAS, dans des conditions plus favorables que le Venezuela pour initier un projet socialiste, s’est heurté aux structure d’airain de l’économie mondiale. Son projet d’industrialisation et de diversification économique est demeuré balbutiant, et la Bolivie est essentiellement demeurée une exportatrice de matière premières. Comme au Venezuela, les socialistes boliviens savaient que ces obstacles ne pouvaient être surmontés que par une mobilisation continentale plus large. Ils ont essayé d’étendre leur vision socialiste à l’Amérique latine, dans le contexte d’une hégémonie de gauche plus large, et ont échoué.

Pourquoi ces deux expériences sont-elles restées relativement isolées ? En 2011, il semblait que presque toute l’Amérique du Sud était gouvernée par des gouvernements de gauche. Si le Venezuela et la Bolivie ont bénéficié du soutient inconditionnel de Cuba (ou de l’Équateur sous Rafael Correa), les conditions structurelles et idéologiques n’étaient favorables à des variantes de leur socialisme dans les autres pays. Dans une grande partie de l’Amérique latine, la « vague rose » était incarnée par une gauche plus modérée. Et celle-ci gouvernait dans les pays les plus puissants et influents, au Brésil et en Argentine.

Dans les médias traditionnels et le milieu académique, c’est principalement sous l’angle de l’« autoritarisme » que l’on a analysé les divergences entre la gauche bolivienne et vénézuélienne d’une part, argentine et brésilienne de l’autre. Le véritable facteur est ailleurs : celles-ci n’ont pas touché aux rapports fondamentaux de propriété. Si en Bolivie et au Venezuela, une partie significative des ressources naturelles ont été nationalisées, aucune tentative n’a été effectuée en ce sens au Brésil.

Le Parti des travailleurs (PT) brésilien était le produit d’une classe ouvrière militante qui avait lutté contre la dictature militaire qui a duré de 1964 à 1985, puis contre les décennies néolibérales suivantes. Au début des années 2000, Lula, leader syndical qui était entré en politique après avoir été forgé par les luttes contre la dictature, affirmait encore vouloir construire le socialisme. Mais ces rêves ont rencontré deux obstacles majeurs.

D’abord, à mesure que le PT gouvernait, les anciens organisateurs syndicaux se fondaient dans la bureaucratie et même la gestion du pouvoir économique sans barguigner. Et ils développaient un ethos conservateurs plutôt que révolutionnaire à mesure que les années passaient [7]. Surtout, à mesure que l’économie occidentale stagnait sous le poids de la hausse des prix des matières premières, les pays du BRICS ont saisi cette opportunité pour bénéficier d’un taux de croissance confortable. Ainsi, les objectifs à long terme d’une économie durable et d’un plus grand contrôle des travailleurs ont progressivement été remplacés par la distribution des revenus d’exportation aux pauvres. Bien qu’il ait accru son soutien et son prestige parmi les plus pauvres, le PT n’a pas réussi à les organiser – il a même contribué à la démobilisation de sa propre base de travailleurs. Malgré quelques mesures favorables à l’environnement, l’importance continue des exportations basées sur l’agriculture industrielle a également élargi le fossé entre le PT d’une part et les peuples indigènes et le mouvement paysan sans terre (MST) d’autre part.

Ayant perdu la force de frappe d’une base organisée dans les années 2010, le PT a commencé à reproduire les dynamiques du chavisme – avec sa touche de centre-gauche. La raison de sa chute n’a pas été un embargo américain, comme cela a été le cas au Venezuela, mais la chute du prix des matières premières à partir du milieu des années 2010. La présidente Dilma Rousseff, qui n’avait aucun autre pouvoir que de distribuer l’excédent des exportations à la population, a perdu sa légitimité lorsque ce gâteau s’est rétréci. Une simple révolution de palais a suffi pour l’expulser du pouvoir.

Aujourd’hui, le simple rejet de Bolsonaro et le rétablissement du consensus démocratique a permis au PT de revenir au pouvoir en 2022, comme deux décennies plus tôt – la promesse du socialisme en moins. Cette fois, sans base organisée et dans un contexte de prix modéré des matières premières, la puissance exportatrice brésilienne a perdu de sa superbe. Et si cela était nécessaire, le poids de la bourgeoisie dans la nouvelle coalition PT empêchera probablement toute initiative ambitieuse dans le sens des classes populaires.

Vers une organisation du XXIe siècle

En Europe ou en Amérique latine, de sérieux obstacles ont freiné les expériences « populistes ». Le bilan de Syriza (Grèce), du MAS (Bolivie) et du PT (Brésil) montrent que l’enjeu principal ne consiste pas à accéder au pouvoir : le nombre et la force des organisations de masse engagées dans le processus de transition sont tout aussi cruciaux. Les outils de l’État peuvent être utilisés, mais les cadres néolibéraux de l’économie globale constituent des obstacles qui poseront tôt ou tard des problèmes à des leaderships « populistes » sans base organisée.

Le bilan de Syriza (Grèce), du MAS (Bolivie) et du PT (Brésil) montrent que l’enjeu principal ne consiste pas à accéder au pouvoir : le nombre et la force des organisations de masse engagées dans le processus de transition sont tout aussi cruciaux.

Bien sûr, beaucoup de travail reste à faire avant que les forces de gauche ne commencent à « arriver au pouvoir ». À l’exception de quelques pays comme le Brésil, la Bolivie et la Grèce, l’influence corruptrice des sièges de gouvernement est trop lointaine pour que la gauche puisse en rêver. Pourtant, les limites de ces expériences imposent une réflexion sur le retour de la classe comme sujet politique et le parti de masse comme organisation.

En résumé, nous sommes dans un état de désarroi général. L’évanouissement des « révoltes sans leaders », la défaite (en Europe occidentale et aux États-Unis) ou la dégénérescence (au Venezuela) du « populisme » accroît la démoralisation de la gauche. Néanmoins, il est utile de se rappeler que la situation générale pour la gauche aujourd’hui est bien meilleure que dans les années 1990, lorsqu’elle semblait condamnée à choisir entre des « nouveaux mouvements sociaux » en pleine expansion et un néolibéralisme de gauche.

Les révoltes « sans chefs », l’explosion « populiste » de gauche et, bien sûr, la crise de l’impérialisme ont remis la contestation du capitalisme à l’agenda. Mais un autre problème point : face à la désorganisation persistante de la gauche, c’est désormais la droite anti-establishment qui parvient (de manière superficielle et temporaire) à incarner l’alternative. L’énergie soulevée par les mouvements à connotation libertaire des années 2010, par les expériences « populistes », doit être canalisée dans des organisations de classe et un parti structuré autour de cadres.

Notes :

[1] Eric Hobsbawm (1978). “The Forward March of Labor Halted?” Marxism Today 22/9, 279-287

[2] Luc Boltansky and Eve Chiapello (1999). Le nouvel esprit du capitalism. Gallimard; Johanna Bockman (2011). Markets in the Name of Socialism: the Left-Wing Origins of Neoliberalism. Stanford University Press

[3] Ernesto Laclau and Chantal Mouffe (1985). Hegemony and Socialist Strategy: towards a Radical Democratic Politics. Verso Press

[4] Cihan Tuğal, “Democratic Autocracy: a Populist Update to Fascism under Neoliberal Conditions.” Historical Materialism (published online ahead of print 2024), https://doi.org/10.1163/1569206x-20242360

[5] Arthur Borrielo et Anton Jager (2023). The Populist Moment: The Left after the Great Recession. Verso Books

[6] Ernesto Laclau (2005). On Populist Reason. Verso Books

[7] Ruy Braga. 2018. The Politics of the Precariat: From Populism to Lulista Hegemony. Brill.

Article originellement publié sur LeftEast, traduit et édité pour LVSL.

Contre l’extrême droite : quel horizon stratégique ?

L’Institut la Boétie fait paraître son premier livre Extrême-droite : la résistible ascension (Ugo Palheta (dir.), Éditions Amsterdam, 2024). Il s’inscrit dans un débat houleux depuis des années : la gauche doit-elle parler aux électeurs RN pour « reconquérir (toutes) les classes populaires » ou considérer que sa majorité se trouve ailleurs ? Front de classe d’un côté. Coalition progressiste (« quartiers populaires », jeunesse étudiante, diplômés précarisés) de l’autre. La première stratégie comporterait le risque de s’avancer sur des questions jugées d’extrême-droite. La seconde, d’enfermer la gauche dans ses « bastions » et de la maintenir dans une posture éternellement minoritaire. Pour trancher cette alternative, l’ouvrage de l’Institut La Boétie convoque de nombreuses contributions universitaires et défend la construction d’une majorité renouvelée. Recension.

L’électorat ouvrier, au cœur des débats

L’approche stratégique d’une coalition progressiste a été embrassée de manière franche par Jean-Luc Mélenchon ces derniers mois. Entre autres sorties médiatiques, il avait notamment déclaré au quotidien italien La Repubblica en juin, à propos des électeurs RN : « Nous avons proposé un salaire minimum à 1 600 euros, la restauration des maternités, la réouverture des écoles dans les zones périphériques… ça ne marche pas, et vous savez pourquoi ? Leur priorité, c’est le racisme. » Pour d’autres, à l’instar de François Ruffin, une telle affirmation revient à réactualiser les conclusions de la fameuse « note Terra Nova ». En 2011, ce think-tank proche du Parti socialiste avait acté l’abandon d’une lecture de classe au profit d’une stratégie axée sur les « valeurs » de l’électorat et accompagné le tournant plus général du PS vers le néolibéralisme… Le député de la Somme, qui reproche à la France insoumise un abandon « théorisé et délibéré » des classes populaires, en a d’ailleurs fait un marqueur médiatique.
 
Hasard de calendrier, la parution de l’ouvrage de l’Institut la Boétie coïncide avec celui de Vincent Tiberj sur un thème similaire, l’une des quelques personnalités remerciées et citées par la note de Terra Nova en 2011. L’auteur de La droitisation française. Mythes et réalités (PUF, 2024) a participé à une conférence avec Jean-Luc Mélenchon le 24 octobre, au cours de laquelle les deux intervenants ont développé des analyses similaires sur certains sujets. La « note Terra Nova » de 2011 s’appuyait notamment sur une étude statistique de Vincent Tiberj pour établir que « désormais, les ouvriers se positionnent en priorité en fonction de leurs valeurs culturelles – et ces valeurs sont profondément ancrées à droite ». Plus loin, elle le cite pour défendre que « la “majorité qui vient” est structurellement à gauche », en raison de la progression démographique des diplômés, des athées et des Français d’origine étrangère.
 
Du côté de la France insoumise, on se défend de toute proximité avec les conclusions de la « note Terra Nova ». On rappelle que la radicalité du programme économique démarque LFI des « sociaux-démocrates », continue de heurter les plus libéraux au sein même du Nouveau front populaire (NFP) et lui vaut encore des accusations en bolchévisme. Surtout, on défend qu’il n’est pas possible de séparer questions « sociales » et « sociétales » : « les grèves salariales, mais aussi les mouvements antiracistes, anti-impérialistes, féministes, pour le droit au logement, ou le mouvement climat, sont des luttes de classe », écrit Antoine Salles-Papou, cadre de l’Institut La Boétie, dans une note de blog. Autrement dit, pour parler aux classes populaires dans toute leur diversité, il faut défendre une stratégie antifasciste. La lutte contre l’extrême droite ne se superpose pas à la lutte pour défendre les milieux populaires : elle en fait partie.

Comprendre la progression de l’extrême droite

L’un des principaux mérites de l’ouvrage réside dans la description minutieuse qu’il propose, à travers les contributions de chercheuses et chercheurs en sciences sociales, de la progression des idées d’extrême droite dans la société française. Cette « extrême-droitisation » est perceptible dans les espaces public et médiatique, ainsi qu’au sein d’une partie de l’appareil d’État, en particulier au sein de la police [1], d’après les auteurs de l’ouvrage. En décrivant de façon thématique la normalisation des contenus idéologiques d’extrême droite dans l’ensemble des secteurs sociaux, loin d’une simple analyse de la seule progression électorale du RN, les contributions évitent le piège de la tautologie qui consisterait à penser que l’extrême droite grandit car le RN progresse, et que le RN progresse car l’extrême droite grandit. Cette description donne à voir l’ampleur de la tâche qui doit préoccuper les forces de gauche : reconquérir l’hégémonie.

Le premier facteur de l’extrême-droitisation de la société française se manifeste dans la constitution progressive d’une offensive idéologique de grande ampleur, capable de décliner culturellement ses principes pour les adapter aux grandes questions qui traversent la société. Investir des enjeux politiques traditionnellement marqués à gauche et en même temps devenus incontournables dans le débat public, comme le féminisme ou l’écologie, lui permet de diffuser son imaginaire au sein de franges de la population jusqu’ici peu perméables aux discours réactionnaires. À ce titre, l’essor de l’électorat féminin en faveur du RN n’est probablement pas sans lien avec cette inflexion. Depuis 2012 et la première candidature de Marine Le Pen à l’élection présidentielle, le différentiel de vote en fonction du genre s’est tendanciellement équilibré. Ainsi, au premier tour des élections législatives, le 30 juin 2024, 32 % des femmes ont voté pour une formation classée à l’extrême droite, contre 36 % des hommes. 
 
L’ouvrage compte ainsi deux chapitres consacrés à la question. Cherchant à analyser le discours de l’extrême droite sur le genre, Cassandre Begous et Fanny Gallot montrent par exemple que la défense des femmes tient désormais une place centrale dans la rhétorique anti-trans, considérant que l’inclusion des femmes transgenres dans la catégorie des femmes risque de dissoudre l’identité féminine. Les questions de genre et de sexualité ont ainsi été l’instrument du « redéploiement d’un discours essentialiste et transphobe ». Par ailleurs, en refusant l’affranchissement de la destinée biologique, et en enchaînant la condition féminine à cette dernière, l’extrême droite circonscrit « les femmes à la maternité, les considère comme vulnérables et faibles, mais aussi comme naturellement habitées par un instinct qui les pousse à nourrir et à protéger les enfants » et transforme « les aspirations féministes à l’émancipation en demandes de protection et, ainsi, de maintenir les femmes dépendantes de la domination masculine ».

De son côté, la contribution de Charlène Calderaro souligne que le féminisme fait l’objet d’une véritable « appropriation » de la part de l’extrême droite, dans la mesure où « la défense des droits des femmes occupe une place centrale » dans l’incorporation de valeurs libérales à sa matrice raciste et autoritaire. Les militantes « fémonationalistes » adhèrent à l’égalité femmes-hommes, et réussissent d’autant mieux à adapter cette norme « à un agenda politique, à un objectif ainsi qu’à un cadre idéologique différents de ceux qui avaient été fixés par les acteur·rices initiaux de la cause ». La mobilisation contre le harcèlement de rue est au cœur de cette opération idéologique puisqu’elle permet de racialiser le sexisme « en prétendant que les violences sexistes et sexuelles émanent exclusivement, ou quasi exclusivement, des hommes racisés ».
 
L’extrême droite semble toutefois plus en mal de s’approprier la thématique écologique. Si l’on trouve dans l’espace groupusculaire radical une véritable élaboration doctrinale mêlant défense de la nature, rejet de la modernité et du « mondialisme », notamment au sein de la Nouvelle Droite, Zoé Carle estime qu’« une écologie d’extrême droite peine à exister réellement ». L’extrême droite mainstream se contente de dénoncer l’« écologie punitive » à laquelle sont assimilés l’interdiction des pesticides, la limitation des mobilités individuelles polluantes et l’usage des énergies fossiles. L’« écologie de bon sens » qu’elle promeut se résume au principe de « localisme », c’est-à-dire au fait de produire, consommer et recycler au plus près. L’approfondissement de la thématique écologique par des partis comme le RN ou Reconquête ne devrait toutefois pas tarder, puisque l’« écologie de bon sens » partage avec l’« écologie intégrale » de la sphère radicale une vision dichotomique entre « alternatives enracinées » et propositions « hors sol » des partis et militants écologistes traditionnels.

Devant ce constat d’une normalisation des idées d’extrême droite, l’ouvrage propose une analyse matérialiste des conditions qui l’ont permise. Félicien Faury, auteur d’un ouvrage récent et très remarqué, Des électeurs ordinaires : enquête sur la normalisation de l’extrême droite (Seuil, 2024), propose une étude stimulante des caractéristiques sociales, des lieux de vie et des perceptions des électeurs du RN issus des classes moyennes. L’ouvrage s’intéresse également à la structuration de l’offre politique d’extrême droite par une fraction des classes dominantes. Marlène Benquet, analysant les soutiens financiers de l’extrême droite, montre par exemple que l’émergence depuis le début des années 2000 d’un nouveau mode d’accumulation financier, porteur d’intérêts politiques propres, a fragilisé le bloc néolibéral au profit d’une orientation « libertarienne-autoritaire ».

Par ailleurs, l’ouvrage accorde aux médias de masse un rôle central dans l’extrême-droitisation des esprits. La constitution d’empires médiatiques ouvertement réactionnaires joue en effet un rôle important dans le processus d’extrême-droitisation –  en témoignent le funeste groupe Bolloré ou, depuis la rédaction de l’ouvrage, le projet Périclès porté par Marc-Edouard Stérin ou encore l’influence du réseau Atlas récemment mise en lumière. Samuel Bouron souligne toutefois combien la normalisation et la diffusion des visions du monde de l’extrême droite se fait bien plus par les médias a priori sans agenda réactionnaire, mais dont « l’appétit en faits divers et en polémiques [dans une logique d’audimat et de rentabilité commerciale] constitue une énorme opportunité pour l’extrême droite, qui sait désormais parfaitement l’exploiter ».    

Cela est d’autant plus important que, comme le décrit Ugo Palheta, la banalisation et la légitimation des discours xénophobes et racistes par des acteurs centraux des champs médiatiques et politiques, au moment où les politiques néolibérales provoquent une peur du déclassement au sein de la population, désigne « une cible logique et commode à celles et ceux qui cherchaient, sinon une explication de leurs craintes et de leur malaise, du « moins un bouc-émissaire facile ».      

Ces différentes contributions renvoient, en négatif, à l’effacement progressif de la gauche dans la production des imaginaires collectifs depuis une vingtaine d’années, au profit d’une extrême droite qui a su investir ce champ culturel. Si l’ouvrage ne fait que toucher du doigt ces enjeux, l’abandon par la gauche d’une ambition culturelle hégémonique semble avoir accompagné les évolutions de la société elle-même : le déclin du mouvement ouvrier, aussi bien dans sa composante communiste que social-démocrate, l’éclatement du monde du travail, l’atomisation et la baisse du niveau de syndicalisation qui en découle, ne facilitent pas cette tâche. Les travaux sur les cultures politiques ouvrières de Benoît Coquard, de Xavier Vigna, de Julian Mischi ou encore de Marion Fontaine ont pourtant bien montré le rôle structurant des partis de gauche dans la politisation des classes populaires à l’échelle locale au cours du XXe siècle, y compris dans des territoires aujourd’hui touchés par un vote majoritairement en faveur du RN. De même, ces partis ne négligeaient pas le travail culturel de fond, à travers l’éducation populaire, la formation intellectuelle de militants issus des classes populaires, la production et la diffusion de contenus culturels participant à la diffusion de leurs idées.    

Le cinéma et la littérature communistes héroïsaient cette classe ouvrière luttant pour son émancipation individuelle et collective, participant ainsi à diffuser une relative conscience de classe et à approfondir les solidarités dans l’usine comme dans la cité ou au village. Tout cet effort a soudé pendant des décennies des groupes sociaux sur le plan politique, autour d’un ensemble des représentations, d’une vision partagée du monde, d’une lecture commune du passé et d’une projection collective dans l’avenir. Autant de pistes qui ne sont pas traitées dans l’ouvrage. Les temps ont certes changé, mais la gauche ne gagnerait-elle pas à poser, à nouveaux frais, la question de la structuration partisane, dans une optique de reconquête de l’hégémonie ?

Quel barrage face au Rassemblement national ?

Dans l’introduction du livre de l’Institut La Boétie, on peut lire que « l’extrême droite a constitué un bloc électoral, c’est-à-dire une coalition sociale qui lui est propre. Son assise dans une partie des classes populaires ou moyennes ne doit être ni niée, ni surestimée » [2]. Un constat équilibré, que l’on ne peut que rejoindre, mais que ne reflètent pas toujours les contributions. Félicien Faury consacre ainsi un chapitre à mettre en évidence la dimension bourgeoise et conservatrice du vote RN. Il se fonde sur une étude en région PACA, dont l’intérêt est évident. Mais, comme lui-même ne le conteste pas, son ethnographie ne saurait être représentative du vote RN dans son ensemble. Et certainement pas du vote « ouvrier » des régions du Nord de la France. Sur celui-ci, c’est en vain que l’on cherchera une contribution spécifique.    

De même, Yann le Lann précise que « les classes populaires qui votent RN sont, en matière d’emploi et de travail, sur des positionnements généralement antagonistes aux valeurs de gauche » [3]. Affirmation qui aurait à tout le moins mérité quelques approfondissements. On ne citera qu’un sondage IFOP effectué en septembre 2023 [4], selon lequel 77% des électeurs du RN s’affirmaient en faveur d’une retraite à 60 ans, soit six points de plus que la population générale. Du reste, si certains travaux montrent effectivement un positionnement relativement individualiste des électeurs RN à l’égard du travail, compte tenu de la structuration sociale de cet électorat, ne devrait-il pas plutôt s’agir d’un signal d’alarme pour la gauche ? Puisque celle-ci défend une émancipation collective et lutte pour l’amélioration générale des conditions de travail, qu’elle perde prise sur une partie non négligeable des travailleurs n’impose-t-il pas d’aller les chercher au forceps, plutôt que les abandonner ?

On soulignera en ce sens le constat dressé par Stefano Palombarini : « il serait erroné d’avancer que le racisme est la cause fondamentale du soutien au Rassemblement national » (qui précise que l’existence d’un « racisme diffus et systémique » permet néanmoins une division des classes populaires sur laquelle prospère le vote RN) [5]. À l’instar de ce constat, comprendre l’ensemble des ressorts du vote RN implique non seulement de tenir compte de la position sociale qu’occupent désormais ses électeurs, mais aussi de leur perception des discours politiques qui n’ont jamais permis de mettre un frein à l’ouverture à la concurrence et au déclassement qui en découle. Comme le souligne le sociologue Luc Rouban en conclusion de son dernier ouvrage [6] : « Le vote RN est devenu une réaction non pas de « colère », comme le disent les sociologues de plateau, mais de refus de l’indifférenciation et de ce qu’elle signifie : la déchéance sociale d’acteurs devenus de simples consommables interchangeables et précaires ».

À la fin de l’ouvrage, Clémence Guetté, députée de la France Insoumise et vice-présidente de l’Institut La Boétie, explicite les conséquences stratégiques que le mouvement tire des différentes contributions théoriques précédentes. À la lueur de celles-ci, un premier élément peut susciter l’interrogation du lecteur. Si la progression électorale du Rassemblement national est indéniable, l’incapacité de la gauche à lui opposer une alternative d’ampleur – et à même de l’emporter en nombre de voix – aux précédents scrutins est en quelque sorte déniée. Les sondages, qui tendent à montrer que les formations de gauche sont confrontées à un plafond de verre, sont systématiquement rejetés comme des outils au service du formatage de l’opinion, en ce qu’ils ne fourniraient qu’une photographie cadrée et orientée de l’électorat.

Même dans le cas où nous accordons une place prépondérante aux sondages dans la formation de l’opinion, comment tirer de ce postulat la conclusion selon laquelle il ne serait pas nécessaire d’effectuer un bilan objectif de la stratégie politique de la gauche ces dernières décennies ? Le front unique, incarné successivement par la NUPES, puis par le Front Populaire, au prix d’attelages parfois contestables, n’a pas permis d’obtenir une large majorité populaire en faveur d’un programme de gauche. Pour autant, il est indéniable que cette stratégie a permis d’imposer, au moins thématiquement, une série de positions jusqu’alors inaudibles en raison de la prévalence du social-libéralisme au sein du Parti socialiste. Mais est-ce bien suffisant pour affronter et vaincre le RN ?
 
À moyen terme, le risque d’une nouvelle dissolution semble loin d’être négligeable, et la logique de front républicain ouvertement trahie par le gouvernement, comme cela avait déjà été le cas en 2022, ne suffira cette fois sans doute pas. Dans ce contexte, la France Insoumise, par la postface de Clémence Guetté, suggère de maintenir le cap et de dresser un cordon sanitaire et moral avec l’électorat gagné par les thèses du RN : « Concéder une victoire qu’on pense même partielle sur des thèmes, sur les questions posées dans le débat public, en pensant ainsi réduire l’espace de l’extrême droite, c’est en réalité participer à l’extrême-droitisation et donc à son ascension » [7]. À l’appui de ce postulat, la politique menée par les gouvernements Sarkozy et Hollande en matière d’immigration et de sécurité, qui n’ont pas permis d’endiguer la progression du RN.

De manière symétrique, il serait possible de défendre que la ligne tenue par la gauche depuis une décennie n’a pas davantage permis de faire reculer l’extrême-droite sur le plan électoral. En outre, ce travail ne semble pas non plus avoir porté ses fruits au sein de l’électorat de gauche puisque 51% des sympathisants de la France insoumise déclaraient en 2023 estimer qu’il y a « trop d’immigrés aujourd’hui en France » [8]

Ce point mérite notre attention, car il est formulé à l’aune d’une étude [9] de deux politistes, Antonia May et Christian Czymara, selon laquelle le recours à des discours invoquant l’identité nationale par des partis traditionnels afin de contrer la progression de l’extrême-droite favoriserait en dernière instante la progression de celle-ci. Loin de contester une telle conclusion, il semblerait intéressant de la prendre au pied de la lettre : la construction d’une frontière politique autour de l’origine ethnique et non sociale des individus engendre un renforcement des tenants d’un discours nationaliste identitaire. Dès lors, invoquer, comme l’a récemment fait Jean-Luc Mélenchon dans plusieurs discours une « Nouvelle France », davantage issue de l’immigration qu’auparavant et fruit de la « créolisation », ne revient-il pas, en miroir, à entériner que le thème central du débat politique français se situerait désormais autour la question de l’identité des individus – et, en l’occurrence, de leur origine immigrée ?
 
Malgré les nombreuses critiques qui ont pu être affirmées par les tenants d’une gauche populiste à l’encontre de cette stratégie depuis plusieurs années [10], le choix de continuer à défendre avec conviction cette dernière semble être fait par la France insoumise. Depuis les premières victoires électorales du KPÖ en Autriche, d’autres voies ont pourtant été récemment ouvertes par la gauche européenne. Que l’on songe au Parti du Travail de Belgique ou encore à l’émergence récente du parti de Sahra Wagenknecht, BSW, dont les premiers résultats semblent démontrer la capacité à contenir l’ascension de l’AfD [11]. Ces différents exemples, s’ils ne permettent pas d’affirmer avec certitude la capacité concrète de telles offres politiques à obtenir des victoires électorales face à l’extrême-droite, ont le mérite de fournir d’autres voies stratégiques à la gauche radicale.

Soulevée de manière opportune par Clémence Guetté, la question de l’implantation territoriale du RN semble être, en dernière instance, le point d’achoppement le plus important sur lequel la gauche devrait entamer une réflexion critique dans la perspective des prochains scrutins. Comme le soulignent les contributions de l’ouvrage, les idées d’extrême-droite ont, dans la période récente, pu capitaliser sur l’anomie induite par le néolibéralisme et la reconfiguration des lieux de production à l’aune de la mondialisation afin d’imposer un nouvel ordre culturel et moral qui devient progressivement dominant. Faire ce constat c’est, en négatif, assumer celui de l’incapacité de la gauche, syndicale et partisane des trente dernières années, à développer un parti de masse en mesure de fournir aux individus des lieux de socialisation et d’émancipation collective donnant vie de manière effective à l’alternative qu’elle prétend incarner. Il serait à cet égard utile de s’inspirer du socialisme municipal théorisé et mis en action au début du XXe siècle, offrant des victoires juridiques et idéologiques conséquentes sur la place des services publics et le fonctionnement de l’économie dont l’héritage est encore perceptible aujourd’hui.

En toute logique et face à l’imminence des prochains scrutins, deux stratégies s’offrent désormais à la gauche. La première consiste à perpétuer la ligne actuelle, s’assurant ainsi certains bastions, en pariant implicitement sur la perspective d’un front républicain en cas de second tour. La seconde ferait au contraire le choix, notamment en vue des prochaines municipales, d’élargir le socle électoral auprès de l’ensemble des classes populaires en sortant du carcan établi jusqu’à maintenant et en manifestant ce choix par une implantation forte dans des territoires a priori défavorables afin de faire reculer la progression de l’extrême-droite. Ce chemin est sans aucun doute ardu et nécessite un certain nombre de réalignements stratégiques, mais l’imminence possible d’une victoire du RN et le risque de son installation pérenne en position dominante dans le paysage politique mérite, en tout état de cause, de l’envisager.

Notes :

[1] Voir « 1. Une police extrême-droitisée ? – Entretien avec Didier Fassin » dans Ugo Palheta (dir.), Extrême droite : La résistible ascension, Paris, Éditions Amsterdam, 2024.
[2] Ibid, p. 27.
[3] Ibid., p. 52.
[4] https://www.lejdd.fr/Politique/sondage-presidentielle-71-des-francais-sont-favorables-au-retour-de-la-retraite-a-60-ans-4092885
[5] Extrême droite : La résistible ascension, op cit., p. 37.
[6] Luc Rouban, Les ressorts cachés du vote RN, Paris, Presses de Science Po, septembre 2024, p. 180.
[7] Ibid, p. 251-252.
[8] Fondation Jean Jaurès, L’immigration, ce grand tabou (de la gauche), 11 avril 2023.
[9] https://theloop.ecpr.eu/mainstream-parties-adopting-far-right-rhetoric-simply-increases-votes-for-far-right-parties/
[10] Chantal Mouffe, « La « fin du politique » et le défi du populisme de droite », Revue du MAUSS, vol. 2, no. 20, Paris, La Découverte, 2002, pp. 187-194.
[11] https://www.tagesschau.de/wahl/archiv/2024-06-09-EP-DE/analyse-wanderung.shtml

Réinsérer la bourgeoisie : sacré boulot pour François Ruffin et Gilles Perret

François Ruffin et Gilles Perret dans Au boulot !

« C’est quoi ce pays d’assistés ? De feignasses ? » : et si on prenait le pari de répondre aux provocations médiatiques des (très) riches ? Dans leur nouveau film documentaire, François Ruffin et Gilles Perret plongent la bourgeoisie dans le monde du travail et la précarité. Répondant au défi lancé en plateau par le député, l’avocate parisienne Sarah Saldmann accepte son « stage de réinsertion sociale des riches », bien loin de son quotidien privilégié. Le député-reporter (élu dans la Somme depuis 2017, réalisateur de Merci patron !) et le réalisateur (La Sociale, L’Insoumis, J’veux du soleil, Debout les femmes) ont monté un nouveau carnaval où les petits malmènent les grands. Une blague qui va trop loin ? Pas vraiment. Un film touchant, rythmé, où le duo renoue avec la méthode narquoise et le ton ironique de Merci Patron ! pour aller à la rencontre des invisibles qui font tourner le pays. 

Le prétexte Sarah Saldmann, figure à l’excès de la bourgeoisie décomplexée

Un premier plan sur des talons et une silhouette longiligne qui bat le pavé parisien, chihuahua en cadence. Sarah Saldmann, chroniqueuse outrancière des Grandes gueules, éditorialiste sauce CNews ou TPMP, avocate d’influenceurs, reçoit un François Ruffin faussement impressionné au Plaza Athénée, croque-monsieur platinium en premier plan. Les premières minutes du documentaire annoncent le contraste à venir pour le « Vis ma vie » de la pourfendeuse médiatique des « fainéants » et des « assistés ». 

L’observation participante s’égraine ensuite dans les journées des travailleurs précaires, à côté du chauffeur-livreur, de l’auxiliaire de vie, des salariés de l’agroalimentaire, de cuisiniers, des bénévoles des Resto du cœur, d’un agriculteur et des salariés du dispositif territoire zéro chômeur. Des témoignages, des explications, des morceaux de vie. On ne quitte le monde du travail que pour partager les loisirs populaires : un match de foot à Flixecourt [prononcez Fichecourt ndlr] ou une fête d’Halloween avec tombola et chamboule-tout.

Sarah Saldmann tient son rôle de bourgeoise naïve, bouffonne en ligne de crête, souvent assez drôle – souvent à ses dépends. Caricaturale dans sa déconnexion avec le sens commun, superficielle et bling-bling, on en vient parfois à se poser la question de sa sincérité et de sa propre mise en scène d’elle-même, comme quelqu’un qui voudrait prouver, même au prix de sa dignité, qu’elle fait partie des happy few. Elle ne saurait représenter toute la bourgeoisie, tous les riches, mais on tient un fétiche grotesque de ce qu’ils peuvent être. Authentique ou non, elle sert de merveilleux prétexte et de négatif pour montrer la France du travail et des salariés qui galèrent. Arbitrage politique ou nécessité organisationnelle, tout l’intérêt du documentaire réside dans l’effacement progressif de Sarah Saldmann. Elle, qui tenait le rôle principal dans les premières scènes, est peu à peu remplacée par ce peuple qu’elle méprise. « Sarah Saldmann, est-ce qu’elle a vraiment changé ? Ça, à la limite on s’en fiche, ce qui compte c’est les gens », nous dit François Ruffin à la fin du film.

Montrer les invisibles, leurs souffrances et leur dignité

L’objectif affiché des réalisateurs est de filmer le travail pour démonter le discours sur « les fainéants et les assistés » que tiennent de manière caricaturale Sarah Saldmann et ses déclinaisons à longueur de plateau. Ce même discours qui construit le juteux terreau des offres électorales à l’extrême droite.

Le documentaire va donc à la rencontre des gens, nous donne à voir les invisibles, leurs vies souvent cabossées, leurs problèmes, leurs espoirs et leurs souffrances, notamment psychologiques. C’est parfois noir et désespéré mais c’est aussi plein de force et de joie, fraternel, touchant et drôle. Voilà un film populiste, dans ce que le terme a de noble, c’est-à-dire qui réhabilite l’émotion au centre de la question politique. Ils et elles ont des noms, des visages, des voix, des émotions, une dignité. Voilà un documentaire social qui nous les montre dans leur quotidien. Ils sont héroïques dans leurs galères ; aucun ne ressemble au fantasme du profiteur d’un État providence naïf.

Parmi tous les thèmes du film, entre la question des retraites et celle de la précarité, la santé au travail semble prendre une dimension particulière. Et pour cause : c’est sans doute un des sujets les plus préoccupants dans la nouvelle phase de détricotage de l’État social que nous vivons. D’abord sur le suivi et le contrôle médical de long cours : en 2005, 70 % des salariés du privé déclaraient avoir eu une visite avec un médecin ou une infirmière du travail dans les 12 derniers mois. Ils ne sont plus que 39 % en 2019.

Ensuite sur la question majeure des inaptitudes, qui ne sont pas chiffrées officiellement. En octobre 2023, un rapport, conduit logiquement par François Ruffin, les évalue à plus de 100 000. Le schéma semble bien établi : après un accident ou une maladie, revenir au travail est plus difficile et le risque de dégringolade est grand. Sans poste adapté, sans disposition prise par l’employeur, l’état de santé s’aggrave et se termine souvent en déclaration d’inaptitude. Derrière, c’est le licenciement, le chômage. Très vite, il ne reste plus que le RSA pour vivre. Les salariés, âgés et peu qualifiés, sont surreprésentés au sein des inaptes. En 2012, 43 320 inscriptions à Pôle emploi se faisaient pour cette raison, aujourd’hui il y en a désormais 101 192 : soit une hausse de 134 %. L’inaptitude est passivement le plus grand plan social du pays.

Les écueils qu’on évite, les questions auxquelles on ne répond pas

Le personnage de François Ruffin n’est ni assez présent pour cannibaliser le récit, ni assez absent pour qu’on oublie qu’il est l’enquêteur, le procureur et le jury de l’expérience. De commentaires en questions, de haussement d’épaule en froncements de sourcils, il garde son juste fil. Notons qu’il n’est fait aucune mention de son travail politique ni de son mandat pendant le documentaire, peut-être pour reprendre ses habits plus neutres de journaliste impertinent.

Comme nul documentaire social ne saurait être exhaustif, de nombreuses questions restent ouvertes quand le générique de Au Boulot ! commence. Un caractère irrésolu d’ailleurs évoqué directement au cours du film par François Ruffin.

La première question est une limite de l’exercice, celle du genre de Sarah Saldmann, qui fait l’objet d’un traitement très prudent. Critiquer la bourgeoisie à travers la figure d’une femme, jeune de surcroît, ne rend pas l’exercice plus facile. Aux premières images, c’est la crainte qui pourrait animer un spectateur attentif : la prudence de mise est rassurante, mais elle semble museler aussi la critique globale. Ainsi, François Ruffin ne semble pas s’autoriser par exemple à pousser trop loin la critique de la wish list vuitonnée de diamants de l’avocate, listant les sacs à main de luxe, les montres et les bijoux qu’elle convoite, lors d’une scène surréaliste dans la cuisine rouge et verte la plus connue de Picardie.

Un second point est plus structurel : c’est la question médiatique. Le regard sur le travail et les travailleurs porté et dans les médias et dans le discours dominant est un regard confisqué. Le système économique et politique qui conduit l’avocate parisienne à être la voix et le commentaire d’un réel qu’elle ne connaît pas est le même qui conduit Emmanuel Macron au pouvoir en 2017 : une oligarchie aux intérêts matériels communs, de l’empire Bolloré à celui de Bernard Arnault, avec son agenda et sa bataille culturelle.

On sait de quoi parle ce film : des petits contre les gros, de la dignité des invisibles. On sait à quoi s’en tenir : un nouveau documentaire de Gilles Perret et François Ruffin, sans grande recherche esthétique, loin des canons du genre. Le pari d’un « feel good movie » (sic) dans la France qui se lève très tôt reste tout de même réussi. Mais à qui s’adresse ce film ? Il séduira les convaincus c’est certain. On peut malgré tout lui prédire un grand succès dans les salles obscures des grandes villes, auprès de celles et ceux qui ne sont ni avocate millionnaire ni femme de chambre au corps cassé. Et le documentaire trouvera peut-être alors son objectif : s’adresser à la creative class, aux urbains progressistes, à tous ceux qui, en juin et juillet, passionnés ou non, des socio-hollandistes sur le retour aux partisans du NPA, ont glissé dans l’urne un bulletin estampillé Nouveau Front Populaire. Mais leur rappeler aussi qu’un autre pays existe, qu’il ne faut jamais l’oublier, même quand on l’évoque sans le connaître, même quand on a l’impression de déjà se battre pour lui.

Face au RN, sortir la gauche du déni

Ouf ! On a encore eu de la chance. La victoire du Rassemblement national a été évitée, ses dix millions de voix vite oubliés, on peut enfin respirer. L’heure est à la fête même ! On a eu chaud, mais ce n’est pas une raison pour se remettre en question. Au lendemain des législatives 2022, nous alertions face aux victoires en trompe-l’œil : deux ans plus tard, il est amer de constater qu’aucune conséquence n’a été tirée. Maintenant, tout peut recommencer comme avant. Et à gauche, on danse sur les ruines. Pourtant, seule l’analyse lucide d’un bilan accablant peut permettre d’inventer une nouvelle voie pour un pays en sursis. 

C’est comme dans Game of Thrones. Qu’est-ce qu’on dit à la mort ? « Not today. » Pour Le Pen, c’est pareil. Ce ne sera pas pour cette fois, mais ça arrivera bien un jour. Et cette fois, disons-le d’emblée, on a sorti les grands moyens. Car on aime ça à gauche, se faire peur. On se sent vibrer, on se sent vivre. On se compte les uns les autres dans cet écrin de pureté qu’on appelle le « camp progressiste ». On est peu nombreux, certes. Minoritaires même. Mais le combat n’en est que plus beau. Et la lutte a été héroïque. On a scandé « No pasarán ! », on a formé une alliance allant de François Hollande à Philippe Poutou, on s’est rassemblé Place de la République et on s’est enfin désisté pour sauver Gérald Darmanin et Elisabeth Borne. En fait d’un « Front populaire », c’est un Front de la trouille qui a sauvé la situation. On a fait barrage, comme d’habitude. 

Pourquoi le peuple vote mal

Car les choses étaient mal engagées. Prenant la mesure du danger, la gauche a voulu expliquer les déterminants essentiels du vote RN pour mieux le combattre. Alors on a renoué avec la grande tradition de l’antifascisme de confort et on a su mobiliser les meilleurs arguments. Sur les plateaux, on invoque l’histoire : « Saviez-vous que le Front national avait été fondé par d’anciens Waffen-SS ? » Sur Twitter, on convoque la sociologie : « Saviez-vous que les électeurs du RN étaient les moins diplômés ? » En plus, Jordan Bardella a eu un 4/20 en géo à la fac, la boucle est bouclée. La reductio ad hitlerum et le point Godwin en bandoulière, la gauche rappelle utilement que les électeurs du parti à la flamme sont des idiots. L’électorat du Rassemblement national est donc composé de nazis et de cons, mais le raisonnement se heurte à un problème : à gauche, on aime le peuple. Comment expliquer que le peuple vote mal ? La réponse du militant de gauche tient en trois temps.

Les plus érudits mobiliseront la « fausse conscience », une notion-clé sur laquelle repose d’après eux une grande part de l’édifice théorique marxiste. Tant pis si on n’en trouve guère qu’une seule occurrence dans une lettre de Friedrich Engels à Franz Mehring, l’importance du « concept » tient à ce qu’il permet de dire que les gens se trompent tout en s’abritant derrière l’autorité du camarade de Marx, avec le vernis intellectuel qui va bien.

Les « classes populaires », soit les ouvriers et les employés qui représentent 45 % de la population, ne votent définitivement pas à gauche.

Les plus férus de statistiques interrogent quant à eux les chiffres. Le Rassemblement national fait 57 % chez les ouvriers et 44 % chez les employés1 ? Les choses sont plus compliquées. Ce ne sont que les suffrages exprimés, rapportez ces scores au nombre des inscrits, vous verrez qu’ils ne sont pas si importants. Et le militant Twitter de répéter les lieux communs des télés : « L’abstention ne serait-elle pas le premier parti des classes populaires ? » On pourrait pousser le raisonnement plus loin, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Intégrez les non-inscrits, les personnes résidant sur le territoire qui n’ont pas la nationalité et les moins de 18 ans, vous constaterez que le score du Rassemblement national baisse sensiblement.

Le troisième temps de la démonstration permet un heureux dénouement. À force de tronquer les tableaux et de sélectionner les données qui arrangent, on obtient les résultats que l’on souhaite. Car les chiffres sont trompeurs : le peuple, c’est les pauvres, et les pauvres votent bien à gauche. Au premier tour des élections législatives de 2024, le Nouveau front populaire obtient 35 % des voix chez les foyers dont le niveau de revenus mensuels est en dessous de 1 250 €, 7 points de plus par rapport aux 28 % obtenus nationalement. Même chose au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 où 30 % des plus bas revenus votaient Jean-Luc Mélenchon, soit 8 points de plus que le score général2. Une belle découverte. Une épiphanie. Quoique le Rassemblement national réalise des scores comparables – 31 % en 2022, 38 % en 2024.

C’est par ailleurs oublier un peu vite que le niveau de revenu n’est pas la classe sociale, qu’il ne dit rien du rapport à l’outil de travail et à l’appareil productif dans son ensemble. C’est oublier, donc, que cette catégorie de la population est celle qui bénéficie prioritairement des revenus de transfert et des minima sociaux, celle qui a intérêt à la dépense publique. Rien de problématique là-dedans, simplement un constat : les « classes populaires », soit les ouvriers et les employés qui représentent 45 % de la population, ne votent définitivement pas à gauche.

Mais les faits ont peu d’importance. Lorsqu’on ambitionne de transformer le réel, on ne s’arrête pas à ce genre de considérations. Seuls comptent les postulats de départ. Résumons. Lorsqu’il ne s’abstient pas, le peuple vote à gauche, sauf à être victime de l’épidémie de « fausse conscience » sciemment entretenue par des médias complices. Ces trois distorsions pouvant être complétées par l’explication initiale – et, reconnaissons-le, plus directe –, selon laquelle les électeurs du Rassemblement national sont fascistes parce qu’ils n’ont pas fait suffisamment d’études. Pourtant, le RN est aux portes du pouvoir, il importe donc de définir une stratégie. 

« Nouvelle France » : la note Terra Nova ressuscitée 

Parce qu’une analyse bancale a toutes les chances d’aboutir à un diagnostic erroné, il n’est pas étonnant que la solution déduite dudit diagnostic soit également fautive. De là l’idée de la « Nouvelle France » présentée à l’occasion des élections européennes. On croirait le bon mot de Brecht – puisque le peuple vote mal, ne serait-il pas plus simple de le dissoudre pour en élire un nouveau ? – formulé pour la circonstance. Le nouvel électorat de la gauche, celui de la France de demain, c’est cette vaste coalition rassemblant les diplômés, les jeunes, les minorités et les quartiers populaires.

En lisant cela, un ancien soutien de François Hollande pourrait croire qu’on lui parle d’autre chose. Peut-être la note Terra Nova de 2011 pourrait-elle même se rappeler à lui, tel le spectre d’un passé qu’on croyait révolu, celui d’un Parti socialiste hégémonique qui n’était pas encore devenu le cimetière des éléphants. Notre militant socialiste, un peu distrait certes, pourrait en effet trouver quelque ressemblance entre la formule actuelle et ce que présentait ledit rapport, notamment la possibilité d’un « nouvel électorat de la gauche : la France de demain », lequel électorat serait formé des diplômés, des jeunes, des minorités et des quartiers populaires.

Et Terra Nova d’insister sur la nécessité d’une « stratégie centrée sur les valeurs ». Tout en faisant le constat de la « fin de la coalition ouvrière ». Cette note a concentré les critiques de la gauche mélenchoniste pendant plus d’une décennie parce qu’elle actait l’abandon du prolétariat – comme on disait, dans le temps jadis –, parce qu’elle ne proposait aucune stratégie de reconquête de l’électorat face au Front national, parce qu’elle annonçait toutes les trahisons du quinquennat Hollande. Mais elle a été publiée il y a treize ans maintenant, sans doute que son apparente ressemblance avec l’idée de la « Nouvelle France » relève du hasard.

Il n’en reste pas moins que la stratégie actuelle fonctionne. La « Nouvelle France », c’est « le peuple des villes, des banlieues ». Toutes les cartes électorales dressées au lendemain des européennes le confirment : dans les villes et les banlieues, le succès est éclatant. Notons que c’est moins le cas dans le reste du pays, ce qu’on appelle vulgairement « la province », où le Rassemblement national arrive en tête dans 93 % des communes aux européennes. Mais à Paris, Lyon, Rennes et Toulouse, la performance mérite d’être saluée.

Une gauche coupée du pays

Traditionnellement, la France voit s’opposer le Paris révolutionnaire et les provinces conservatrices. En 1789, 1792, 1830, 1848 ou 1871, la configuration est toujours la même. À l’hiver 2018, cependant, les cartes étaient rebattues. Les provinces s’insurgeaient, Paris s’inquiétait. Cette inversion radicale du plan général de notre histoire se confirme aujourd’hui sur le plan sociologique. 

L’électorat d’Emmanuel Macron soutient toutes les réformes qui lui sont proposées pour protéger son patrimoine, garantir le versement des pensions de retraite et poursuivre toujours plus avant la dynamique de libéralisation de l’économie et son ouverture à l’international. Le point commun des catégories composant cet électorat ? Elles vivent du travail des autres et ont pour cette raison intérêt à la stabilité.

L’ensemble des forces de gauche recueillait quant à lui 53 % des intentions de vote chez les étudiants, 51 % chez les enseignants, 64 % chez les professionnels des arts et spectacles, contre 24 % chez les ouvriers qualifiés dans l’industrie, 16 % chez les ouvriers exerçant dans l’artisanat, et 16 % encore chez les chauffeurs3. La gauche d’aujourd’hui est quasi complètement coupée des classes productives, de ceux qui produisent de la richesse, de ceux qui travaillent dans le secteur privé et de plus en plus des travailleurs du secteur public. Son électorat est structurellement conservateur, au sens premier du terme, en ce qu’il a pour seule boussole la préservation de ses intérêts et de sa position privilégiée dans l’appareil productif.

Il s’accommodera d’une certaine mondialisation et d’une accélération des flux, mais contrairement à l’électorat centriste, il souhaite l’accroissement de la dépense publique et une politique de redistribution plus ambitieuse. Il n’empêche, pour la gauche, le monde du travail est devenu une terra incognita. Depuis l’enseignant payé par l’État jusqu’au travailleur de la culture dépendant des subventions, en passant par le jeune urbain ouvert d’esprit et attaché à la diversité qui est ravi de pouvoir se faire livrer son Deliveroo à moindre coût, de larges pans de la gauche ont intérêt au statu quo. Et l’on ne peut que constater avec tristesse que la volonté de renverser la table est aujourd’hui captée, non par le camp dont c’est le projet historique, mais par un parti réactionnaire parvenu à étendre sa toile sur l’ensemble du pays.

Le Rassemblement national, infiniment plus « populaire » que le Front du même nom, a engagé sa mue transclassiste, c’est-à-dire tendanciellement majoritaire.

En face, la structure du vote en faveur du Rassemblement national est d’une clarté sociologique édifiante. Après avoir conquis l’électorat ouvrier et emporté l’adhésion des employés, il a patiemment progressé dans les couches les plus précarisées des classes moyennes, les a progressivement grignotées jusqu’à atteindre des secteurs qui lui étaient jusqu’alors interdits – un enseignant sur cinq se prononçait ainsi pour le RN au premier tour des législatives de 20244. Cet alignement chimiquement pur entre la structure de classes et le vote constituait jusqu’à présent le miroir inverse du vote macroniste. C’est terminé. Le prétendu plafond de verre a volé en éclats : Jordan Bardella effectue une percée dans tous les segments de l’électorat, chez les femmes (+ 15 points entre les législatives de 2022 et celles de 2024), chez les retraités (+ 19 points) et les diplômés du supérieur (+ 11 points)5. Le Rassemblement national, infiniment plus « populaire » que le Front du même nom, a engagé sa mue transclassiste, c’est-à-dire tendanciellement majoritaire.

Sortir du déni de réalité

Malgré l’histoire du parti, malgré le nom de Le Pen, malgré le CV chargé de quantité de ses responsables, malgré l’ombre de son fondateur, malgré le racisme, malgré l’antisémitisme, malgré la nullité de ses dirigeants, malgré les reniements, les mensonges, les outrances, malgré l’opprobre : les gens votent pour le Rassemblement national. Et la question reste la même. Pourquoi ? On pense à un vote contestataire ? Ses électeurs répondent qu’ils votent contre l’immigration. Un vote anti-système peut-être ? Également. Serait-ce alors en raison d’un pessimisme foncier, d’un regard négatif porté sur l’avenir ? Toujours pareil. Quelle que soit l’hypothèse formulée, la réponse est toujours la même. Jusqu’ici, il ne semble pas avoir été envisagé de croire sur parole des électeurs qui votent systématiquement pour les mêmes motifs, toujours plus nombreux, élection après élection – que voulez-vous, les voies de la science politique sont impénétrables.

Un parti à ce point médiocre, dont l’idéologie et le programme se résument à la seule et unique question migratoire autour de laquelle sont vaguement articulées quelques mesures qui sont autant de variables d’ajustement, se trouve donc aujourd’hui au seuil du pouvoir. C’est sur ce seul thème que repose tout l’édifice. L’accès à l’emploi ? L’accès au logement ? Aux prestations sociales ? La question fiscale ? Dans le logiciel lepéniste, les problèmes compliqués trouvent une réponse simple. Une seule et unique solution qui répond à une inquiétude partagée par 67 % des Français6. Une inquiétude à laquelle la gauche répond par l’ouverture d’esprit et la moraline.

Marcher sur ses deux jambes

Sur cette question comme sur celle du besoin de protection économique, de la justice fiscale, de l’insécurité ou des fins de mois difficiles, une voie peut être ouverte : l’éventualité d’une prise en compte du réel. Envisager de tenir compte de ce que dit l’immense majorité du pays sur les inquiétudes du quotidien. La possibilité, aussi, d’essayer de se reconnecter aux structures sociales du pays et aux rapports de production qui en découlent. De parler à nouveau à la France qui travaille et à la France qui paie. À la France qui produit de la richesse, aux actifs, aux travailleurs pauvres, aux ouvriers, aux employés. À cette France qui doit être unie par les intérêts matériels qui sont les siens plutôt que fracturée par les querelles identitaires qui empêchent de faire advenir la voie majoritaire qui s’impose. Car c’est là l’image partagée par la majorité des gens : celle d’une gauche vivant aux crochets de la société et qui, en plus, donne des leçons. Une gauche généreuse, certes, mais irréaliste, coupée qu’elle est de la réalité commune.

Il n’en a pas toujours été ainsi. À une époque pas si lointaine, les enseignants et les ouvriers marchaient côte à côte. Ils étaient les « deux cœurs sociologiques de la gauche » chers à Emmanuel Todd. Deux forces sociales dont le divorce consommé nous a entraînés là où nous nous trouvons aujourd’hui. Deux forces dont la réunion pourra, demain, ouvrir de nouveaux horizons. 

Il n’en a pas toujours été ainsi. À une époque pas si lointaine, les enseignants et les ouvriers marchaient côte à côte. Ils étaient les « deux cœurs sociologiques de la gauche » chers à Emmanuel Todd.

À l’heure où l’effondrement des services publics essentiels fournit un puissant carburant au vote RN, leur défense, leur amélioration et leur redéploiement partout sur le territoire doit impérativement s’accompagner d’une nécessaire reconnexion avec les forces productives. C’est la mission de notre camp que de se battre pour les écoles, les postes, les stations-essence, les cafés, les boulangeries, les hôpitaux dont les fermetures s’enchaînent et sans lesquels il n’y a pas de vie. Ce n’est pas le Grand Soir, certes. C’est plus simple, mais c’est peut-être bien plus. Cette France des sous-préfectures, du périurbain, des villes moyennes et des villages, cette France-là est ignorée, oubliée, insultée. Considérée comme perdue au seul motif qu’on s’est acharné à la détruire. 

Inventer une autre voie

Deux voies s’opposent. Celle du peuple des villes et des quartiers d’une part ; celle de la France des classes moyennes et des classes populaires de l’autre. Une tactique avant-gardiste reposant sur une base géographique étriquée et un patchwork d’identités clivées d’un côté ; une stratégie nationale fondée sur un front de classe clairement défini de l’autre. La première option permet de verrouiller des bastions urbains ; la seconde ajoute à la conservation de ces derniers la reconquête d’un pays passé au RN. La première option est simple et perdante ; la seconde est difficile et potentiellement victorieuse. Seule la seconde embrasse la totalité du pays. Seule la seconde offre une ambition pour l’avenir.

Voilà l’issue. Voilà la seule voie dans laquelle s’engager. Voilà comment une force de bon sens pourra renouer avec le sens commun. Comment un grand récit pourra dépasser le chaos des revendications communautaires. Comment la République sociale pourra panser les plaies d’un pays blessé.

Notes :

[1] Ipsos Talan, Législatives 2024, premier tour : www.ipsos.com/fr-fr/legislatives-2024/legislatives-2024-retour-sur-le-premier-tour

[2] Ipsos, Présidentielle 2022, profil des abstentionnistes et sociologie des électorats : www.ipsos.com/fr-fr/presidentielle-2022/1er-tour-abstentionnistes-sociologie-electorat

[3] Enquête électorale Cevipof, Fondation Jean Jaurès, Institut Montaigne, Ipsos, Le Monde, Radio France, France Télévisions, vague 6, juin 2024.

[4] 3Ces profs qui votent RN : “C’est symptomatique de la crise qui traverse l’Éducation nationale” », Le Point, 28 juin 2024.

[5] « Résultats des législatives 2024 : âge, revenus, profession… Qui a voté quoi au premier tour ? », Le Figaro, 1er juillet 2024.

[6] 67 % des sondés considèrent qu’il y a « trop d’immigrés » en France selon une étude BVA Opinion pour RTL, mai 2023.

Pas de Front Populaire sans avancées démocratiques

Manifestation des Gilets Jaunes en 2019 pour le référendum d’initiative citoyenne (RIC). © Olivier Ortelpa

Les grandes manœuvres politiques observées depuis la dissolution de l’Assemblée nationale témoignent du caractère historique de la période que nous traversons. Mais l’ampleur de la crise politique appelle à des mesures immédiates pour redonner du pouvoir aux citoyens. S’il veut retrouver la confiance des électeurs et surmonter les blocages institutionnels, le nouveau Front Populaire doit mettre en place le référendum d’initiative citoyenne constituant au plus vite et s’inscrire dans l’héritage des combats qu’a portés le Front Populaire. Tribune des politologues Clara Egger et Raul Magni-Berton.

Sa création a peine annoncée, le nouveau Front Populaire est déjà sur toutes les lèvres. Après de premiers échanges par déclarations interposées où chaque parti posait ses conditions, un accord a très rapidement abouti sur la répartition des candidatures et un programme partagé. Ce programme met avant tout l’accent sur des mesures économiques et sociales en en faisant la priorité des premiers jours de la mandature et en reléguant au second plan les réformes institutionnelles et démocratiques. Disons-le franchement, ces manœuvres politiques et la volonté de chaque officine de vouloir imposer son agenda ne laissent présager aucun changement radical de méthode. Une nouvelle fois, la grande alliance de la gauche risque de se faire sans tenir compte des priorités des électeurs, notamment en matière de réforme démocratique.

Une demande de démocratie directe forte mais invisibilisée

Les signes que notre démocratie parlementaire s’essouffle se multiplient. Le poids du Parlement n’a cessé de se réduire au profit de l’exécutif ces dernières années sous l’effet des états d’urgence successifs permettant une surutilisation de procédures exceptionnelles comme le 49.3 et le recours aux ordonnances. De nombreux rapports alertent sur l’état des libertés publiques en France et notre pays occupe le bas des classements évaluant la qualité democratique des pays d’Europe de l’Ouest. La possibilité pour Emmanuel Macron de convoquer de nouvelles élections sous trois semaines sans consulter partis et groupes d’opposition est un des nombreux symptômes de cette prépondérance de l’exécutif. 

Face à cela, notre système politique dispose du meilleur antidote qu’il puisse exister : des citoyens soutenant fortement la démocratie et avides de nouveaux droits politiques. A rebours des discours regrettant un désintérêt des citoyens pour les questions institutionnelles et démocratiques conçues comme trop lointaines, techniques ou non prioritaires, les citoyens français expriment, dans la rue et dans les sondages, une soif de renouveau. 

Depuis le mouvement des Gilets Jaunes, la demande d’une participation directe à la prise de décision politique a le vent en poupe dans notre pays. Elle se cristallise autour d’un outil : le référendum d’initiative citoyenne constitutionnel (RICC) qui recueille le soutien de près de 75% des Françaises et des Français. Aucune autre réforme institutionnelle ne peut se targuer d’un tel soutien. Si on la compare à d’autres options envisagées dans le programme de la NUPES et maintenant du nouveau Front Populaire – comme la convocation d’une Assemblée constituante, la tenue d’assemblées citoyennes ou même la réforme du référendum d’initiative partagée – le RICC caracole en tête.

En Europe, les Français ne sont pas isolés dans leurs aspirations : en Allemagne, en Italie ou aux Pays-Bas, les citoyens exigent de pouvoir initier et voter directement les lois. Si exception française il y a, c’est dans la réponse des élites politiques – notamment de gauche – à ses revendications qui oscillent entre reprise de la mesure dans un programme sans toutefois la mettre en avant, indifférence et parfois même mépris. Alors que les Pays-Bas s’apprêtent à introduire le RIC suspensif dans leur Constitution sous l’effet de cette pression populaire et d’un soutien unanime des partis de gauche, la gauche française en est encore aux atermoiements.

Prendre au sérieux l’héritage démocratique du Front Populaire

Pourtant, François Ruffin, l’initiateur du projet de Front Populaire, le dit lui-même : il faut “arrêter de déconner”. La recherche en sciences sociales et l’exemple de près de 30 pays à travers le monde l’attestent : la démocratie directe renforce la qualité des institutions démocratiques, évite la concentration du pouvoir, renforce la protection des minorités et des droits fondamentaux et contribuent à des politiques économiques plus stables et plus justes. Ses vertus devraient suffire à faire du RICC la mesure phare d’une nouvelle alliance à gauche.

Par ailleurs, dans une France de plus en plus fragmentée et ingouvernable, le RICC peut être l’occasion de conduire des réformes demandées de longue date par le peuple français en surmontant les blocages institutionnels et l’influence des lobbys et autres cabinets de conseil. Justice fiscale, présence des services publics partout sur le territoire, factures d’énergie, renationalisation de biens publics comme les autoroutes… Nombre de mesures plébiscitées par les Français mais auxquelles la sphère politique reste majoritairement réticente pourraient enfin trouver un débouché démocratique. En outre, la menace d’un référendum contre les élus qui ne respecteraient pas leurs promesses de campagne limiterait sensiblement les revirements politiques qui brisent la confiance dans notre démocratie.

L’héritage démocratique du Front Populaire oblige celles et ceux qui s’en revendiquent. La défense de la démocratie et de la liberté de chacun était au cœur de l’accord de 1936. Comme aujourd’hui, la France était alors en retard sur nombre de ses voisins dans la conquête d’un droit politique : le droit de vote des femmes. Comme aujourd’hui, et lors de chaque avancée démocratique, la mesure était perçue par les élites comme trop radicale : les femmes n’étant pas assez éduquées ou autonomes pour voter par elles-mêmes. Les députés du Front Populaire votèrent pourtant massivement pour son introduction le 30 juillet 1936. En 1936, comme aujourd’hui, le Front Populaire ne peut sans faire sans prendre au sérieux les demandes de droits politiques des citoyens français. 

Espagne : pourquoi Sumar reste dans l’ombre de Pedro Sánchez

Yolanda Díaz, vice-Première ministre d’Espagne et leader de Sumar. © AntonMST29

Récemment victime d’attaques judiciaires téléguidées par la droite, le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez a répliqué avec vigueur, ce qui lui a donné une poussée dans les sondages. Face aux bonnes performances du PSOE, ses alliés de gauche réunis au sein de la coalition Sumar, semblent de plus en plus éclipsés et divisés. [1]

Fin avril, l’Espagne a été stupéfaite de voir le Premier ministre Pedro Sánchez se retirer temporairement de la vie publique, se murant dans un silence officiel de cinq jours alors qu’il réfléchissait à une éventuelle démission. Après la publication d’une lettre ouverte émouvante dans laquelle il avouait ses doutes quant à savoir si cela valait la peine de continuer, les Espagnols se sont demandé si le leader de centre-gauche avait atteint un point de rupture. Cette décision spectaculaire de Pedro Sánchez a été prise alors qu’un tribunal de Madrid a ouvert une enquête criminelle manifestement infondée sur son épouse, Begoña Gómez, accusée de se livrer à du trafic d’influence.

Ces spéculations ont finalement pris fin lorsque Sánchez a annoncé qu’il resterait en poste. La confiance du Premier ministre espagnol dans son avenir politique – et le fait qu’il ait même laissé entendre qu’il pourrait se présenter aux prochaines élections générales – font toutefois entrevoir qu’un calcul politique a motivé son geste. Après des mois passés sur la défensive, Sánchez cherchait à reprendre l’initiative politique à la droite espagnole en donnant le coup d’envoi d’un débat national sur la « régénération de la démocratie ».

Après des mois passés sur la défensive, Sánchez cherchait à reprendre l’initiative politique à la droite espagnole en donnant le coup d’envoi d’un débat national sur la « régénération de la démocratie ».

Une fois de plus, il s’est présenté comme le champion progressiste de la gauche luttant contre les forces réactionnaires des médias et du système judiciaire. En Europe, peu d’autres hommes politiques de centre-gauche sont capables de jouer cette carte de la gauche populiste, même de manière opportuniste. Visiblement, cette réplique a fonctionné : un sondage conduit juste après les annonces de Sánchez indiquait une progression de 6 % pour le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), démontrant ainsi sa capacité à séduire les électeurs situés à la gauche de son parti. Un résultat confirmé dans les urnes le 12 mai avec la victoire du parti lors des élections régionales en Catalogne, devant le bloc indépendantiste.

Cependant, le succès de la manœuvre de Sánchez a également entraîné la mise à l’écart de son partenaire de coalition, l’alliance de gauche Sumar. En effet, la présentation de son nouveau comité exécutif a été éclipsée par les mobilisations progressistes en faveur de Sánchez. À bien des égards, cette situation témoigne du caractère éprouvant des six premiers mois de Sumar au sein du deuxième gouvernement de coalition de Sánchez, au cours desquels l’organisation a peiné à suivre le rythme du chef de file du PSOE. Une série de résultats électoraux régionaux désastreux et un factionnalisme handicapant ont en effet suscité de vives inquiétudes quant à la viabilité future du projet et à la capacité de la vice-première ministre Yolanda Díaz à mettre en place une structure durable.

Division et mise à l’écart

Le pacte électoral mené par Díaz en juillet dernier a réuni vingt formations issues de la gauche espagnole atomisée. L’accord de dernière minute avant un scrutin éclair a été marqué par un face-à-face tendu avec Podemos, qui a dominé la gauche radicale dans le pays dans les années 2010. Durant sa campagne, dirigée par la charismatique Yolanda Díaz, Sumar a réussi à préserver les forces de gauche après des années de baisse dans les sondages et de factionnalisme préjudiciable. Avec 12,3 % des voix et 31 sièges, Sumar a presque égalé le résultat obtenu par Unidas Podemos lors de la précédente élection générale en 2019. Mieux, elle a doublé le nombre de voix pour la gauche par rapport aux élections locales organisées seulement deux mois plus tôt.

L’euphorie a cependant été de courte durée. Le 23 mars, alors que Sumar organisait son congrès fondateur – afin de transformer cette coalition électorale en véritable parti – l’enthousiasme s’était déjà largement dissipé. L’unité de la gauche n’aura duré que jusqu’en décembre, lorsque Podemos a choisi de rompre avec Sumar après avoir été exclu des cinq postes ministériels obtenus par Díaz dans le gouvernement de coalition dirigé par le PSOE de Sánchez. Aucune des deux parties n’a fait preuve de volonté politique pour parvenir à un accord sur la nomination de Podemos, Díaz étant déterminé à imposer une élimination de la vieille garde du fondateur du parti, Pablo Iglesias, des premiers rangs de la gauche.

La scission a laissé Sumar avec seulement vingt-sept députés, compliquant davantage la majorité parlementaire déjà fragile du gouvernement et affaiblissant la main de Díaz à la table des négociations avec le PSOE. En outre, les résultats humiliants des élections régionales en Galice en février, où Sumar a obtenu moins de 2 % des voix, ont de nouveau confirmé non seulement la faiblesse électorale de la gauche au-delà des grandes zones urbaines d’Espagne, mais aussi les limites d’une énième stratégie de rassemblement autour d’une ligne politique fixée par un leader tout puissant. Le 21 avril, les élections régionales basques ont été marquées par de lourdes pertes, Sumar et Podemos ayant présenté des candidats concurrents qui ont divisé le vote de gauche de manière relativement égale. Résultat : un seul siège pour la gauche – obtenu par Sumar, contre six il y a quatre ans.

Les résultats humiliants des élections régionales en Galice ont confirmé la faiblesse électorale de la gauche au-delà des zones urbaines d’Espagne et les limites d’une énième stratégie de rassemblement autour d’une ligne politique fixée par un leader tout puissant.

À travers ses textes fondateurs, organisationnels et idéologiques, adoptés lors du congrès, Sumar cherche à jeter les bases d’une architecture politique plus durable pour la gauche espagnole. Pourtant, le factionnalisme interne s’est au contraire intensifié dans les semaines qui ont suivi, confirmant que ses problèmes vont bien au-delà de sa relation avec Podemos. L’alliance est en effet confrontée à des défis stratégiques et tactiques considérables si elle souhaite rester un projet politique viable dans les années à venir. 

L’obstacle le plus immédiat est l’impasse parlementaire actuelle. Les six premiers mois du nouveau mandat de la coalition ont été consacrés à la négociation d’une loi d’amnistie mettant fin aux accusations criminelles pesant sur les dirigeants indépendantistes catalans. « Pour l’instant, l’agenda du gouvernement est gelé – aucune législation majeure ou nouvelle mesure sociale n’est attendue avant juillet », a déclaré un conseiller de Sumar. « Et même après cela, ce ne sera pas facile car nous aurons besoin du soutien du parti nationaliste catalan [de centre-droit] pour obtenir une majorité parlementaire et faire passer quoi que ce soit. »

En particulier, l’annonce par Sánchez qu’il renonçait à faire adopter un budget gouvernemental cette année – son exécutif conservant à la place les plans fiscaux de l’année dernière – a laissé les quatre ministres Sumar nouvellement nommés sans ressources affectées à leurs priorités politiques dans les mois à venir. À l’origine, la plateforme Sumar a été lancée en s’appuyant sur le bilan de ses dirigeants, et en particulier sur celui de Yolanda Díaz en tant que ministre du travail. Pourtant, depuis les élections de juillet dernier, l’impasse législative a laissé peu de chances à Sumar de peser sur l’agenda politique.

Même sur la question de Gaza, Díaz – la dirigeante politique la plus haut placée en Europe à avoir qualifié le massacre de génocide – a été éclipsée par Sánchez. Le premier ministre a notamment lancé une initiative diplomatique visant à amener un petit groupe de nations européennes à reconnaître un État palestinien, qui vient d’aboutir. Sánchez parie qu’une telle démarche ralliera les électeurs à son PSOE dans les urnes.

Sumar, un parti populiste vert ?

Cette progression du PSOE au détriment de ses partenaires de gauche met en évidence le principal défi auquel Sumar est confronté : comment parvenir à rester au gouvernement en tant que partenaire minoritaire tout en évitant d’être marginalisé et sa subordonné au PSOE ? Sánchez est sans doute celui qui a le plus bénéficié de la présence de la gauche au gouvernement depuis 2020 : il s’est approprié certaines parties de son discours et de son programme tout en étant capable de négocier continuellement un équilibre entre la gauche et l’aile droite de son propre parti.

Comment parvenir à rester au gouvernement en tant que partenaire minoritaire tout en évitant d’être marginalisé et sa subordonné au PSOE ?

Même lorsque Díaz et ses collègues de gauche de l’ancienne alliance Unidas Podemos ont poussé la coalition à aller plus loin en matière de droits des travailleurs ou de lutte contre la crise du coût de la vie au cours du premier mandat de la coalition, Sánchez était en réalité le mieux placé pour tirer parti de ces avancées sur le plan électoral. De fait, lors des élections générales de juillet dernier, le PSOE a renforcé sa domination sur les catégories d’électeurs à faible revenu et au niveau d’éducation peu élevé.

Si Sánchez exerce un leadership quasi incontesté sur le bloc progressiste espagnol, Sumar a adopté son propre « texte fondateur politico-idéologique » lors de la congrès de mars. Le parti s’est proclamé « mouvement pour la démocratie, les droits de l’homme et les réformes radicales, c’est-à-dire pour la liberté ». Ce texte intellectuellement brillant, écrit en grande partie par Íñigo Errejón, combine une analyse historique de quatre-vingts ans de la gauche espagnole avec un plaidoyer pour son réarmement idéologique contemporain inspiré par Ernesto Laclau. Principal architecte du populisme de gauche de Podemos à ses débuts, Errejón est devenu, au cours de la campagne des élections générales de l’année dernière, le porte-parole médiatique le plus en vue de Díaz.

Au fond, ce document peut être lu comme un pari sur le modèle des stratégies « transversales » à connotation écologique qui ont permis de maintenir une large base électorale pour les principales forces régionales intégrées à Sumar, telles que Más Madrid, le Compromís (région de Valencia) et Catalunya en Comú. Il cherche à consolider et à développer la coalition trans-classe existante de la gauche, fortement axée sur les jeunes professionnels urbains, grâce à des messages plus doux, une esthétique pop et un programme « travailliste vert » qui cherche à construire un profil distinct de celui de Sánchez qui prône la stabilité sociale-démocrate.

En tant que ministre du travail, Yolanda Díaz s’en est d’abord tenue à un modèle travailliste classique. Elle fait ainsi régulièrement référence au gouvernement britannique de Clement Attlee (1945-51) – notamment connu pour avoir créé la Sécurité sociale britannique et mené de nombreuses nationalisations – comme modèle. Elle peut également mettre à son crédit une protection réussie des travailleurs lors de la pandémie et une réforme historique du droit du travail espagnol en 2022, qui a fait fortement régresser le nombre de contrats précaires. Mais au cours de la campagne électorale de 2023, l’accent mis sur le travail et la protection sociale a été dilué – voire effacé – au profit de formulations telles que le « droit à un projet de vie » (c’est-à-dire aux conditions nécessaires pour avoir de bonnes perspectives de vie et de carrière), avec l’accent mis sur le temps libre, l’égalité des chances et la santé mentale.

Comme le note le journaliste Antonio Maestre, cette démarche s’est également accompagnée d’une tentative de cultiver une « image plus glamour [de Yolanda Díaz] basée sur une attitude souriante et amicale » et d’un refus de perpétuellement s’engager dans des polémiques politiques, comme l’avaient fait les ministres de Podemos. Dans une campagne énergique, Sumar a mélangé des annonces politiques innovantes conçues pour plaire à sa base, telles que la proposition d’un système d’héritage universel, avec des memes Barbie et une démolition impitoyable de l’antiféminisme de Vox durant un débat télévisé.

Ce tournant a été accentué par le document de congrès d’Errejón qui a rapproché la stratégie rhétorique de Sumar de celle du Podemos de la première heure – avec un programme articulé autour de la promesse d’une démocratisation de la société, de l’économie et de l’État. Infusé par la lecture originale que fait Errejón du populisme laclauien, le texte affirme que « la bataille pour la liberté est le grand combat idéologique de notre temps », Sumar devant passer à l’offensive pour contester l’appropriation de cette notion par la droite. Le « droit à un projet de vie » ne peut être lié « au fait d’être né dans la bonne famille », affirme-t-il par exemple dans une récente interview. « Le projet de nos adversaires est celui de la liberté pour quelques-uns et de l’arbitraire et de la peur pour une majorité. . . . Sumar se veut un mouvement pour la démocratie et pour une démocratisation de la liberté ».

Dispersion façon puzzle

Derrière cette façade sympathique, les discordes sont pourtant nombreuses. Le désaccord le plus vif concerne la relation exacte entre Sumar et les forces régionales clés qui y sont intégrées. Un débat qui a fini par faire oublier toute discussion sérieuse sur les orientations idéologiques et stratégiques de la plateforme. Organisation souple et centralisée conçue pour affronter la campagne des élections générales de 2023 (un modèle comparable à celui de la France insoumise, ndlr), Sumar peine depuis à assurer une cohérence organisationnelle entre les différentes forces qui s’y rallient, et ce même après que Podemos s’en soit détaché.

Initialement, l’objectif de Sumar était de dépasser la seule alliance électorale et parlementaire en créant un « front large » combinant des structures collectives bien identifiées et un activisme partagé entre les différents partis membres autour de campagnes communes.

Cherchant à développer des procédures internes et à se mettre d’accord sur la répartition des nominations institutionnelles, Díaz et son équipe principale se sont retrouvées piégées dans des négociations de plus en plus conflictuelles avec les autres parties impliquées dans Sumar. Parallèlement, il leur faut organiser des campagnes électorales régionales et européennes difficiles, avec peu de structuration sur le terrain.

Après l’échec électoral en Galice, territoire d’origine de Díaz, il est apparu clairement que la vice-Première ministre n’avait pas l’autorité nécessaire pour transformer son organisation. Initialement, l’objectif de Sumar était de dépasser la seule alliance électorale et parlementaire en créant un « front large » combinant des structures collectives bien identifiées et un activisme partagé entre les différents partis membres autour de campagnes communes. De nombreuses questions organisationnelles fondamentales ont tout simplement été reportées au congrès de mars, car les formations régionales se sont opposées à tout empiétement de Sumar sur leurs territoires. Parallèlement, les plans de Sumar pour construire ses propres structures extraparlementaires, aussi minimes soient-elles, restent vagues.

De fait, au cours de la semaine précédant le congrès de Sumar, le parti Más Madrid (dirigé par Íñigo Errejón, ndlr) a menacé de boycotter l’événement s’il n’obtenait pas une autonomie politique totale, notamment sur le programme de la gauche pour la région madrilène. Díaz a finalement concédé un accord de dernière minute pour garantir tant bien que mal un semblant d’unité. Celui-ci présente Más Madrid comme le « point d’ancrage collectif » d’une gauche divisée dans la capitale espagnole. Quant à Izquierda Unida, la formation qui regroupe les communistes et s’est opposée à Más Madrid lors des élections locales et régionales, elle a dénoncé l’accord comme « inadmissible », les laissant « à l’écart » du projet Sumar à Madrid. 

Il est désormais clair pour Izquierda Unida qu’elle est marginalisée dans le processus de construction de Sumar, tout particulièrement depuis que la sortie de Podemos a modifié l’équilibre des forces au sein de l’alliance. Pourtant, Izquierda Unida a joué un rôle déterminant dans la mise en œuvre initiale du projet et Yolanda Díaz est elle-même issue de ses rangs. Les partis plus écologistes Catalunya en Comú, Más Madrid et Compromís sont désormais deux fois plus nombreux que Izquierda Unida au sein du groupe parlementaire Sumar. Comme le précise un membre de la direction nationale d’Izquierda Unida avant le congrès, « Notre poids au sein de Sumar a été affaibli depuis la scission avec Podemos ».

Les négociations désastreuses autour de la composition de la liste commune pour les élections européennes de juin ont à nouveau confirmé la profonde division de Sumar. La tâche impossible de Mme Díaz consistait à satisfaire les ambitions de chacun des partis d’obtenir une représentation au Parlement européen, mais un consensus s’est vite dégagé au sein de toutes ces formations quant à l’inadéquation du candidat qu’elle avait choisi pour diriger la liste. Que ce soit pour le candidat de la plateforme en Galice ou pour ses principales recrues sur la liste de Sumar pour les élections générales de l’année dernière, Díaz a choisi à plusieurs reprises des personnalités indépendantes et moins politiques, projetant l’image technocratique d’un parti de gouvernement. Cependant, ces personnalités n’ont eu que peu d’impact dans le paysage médiatique actuel, fortement polarisé.

Sumar, comme Podemos, se révèle incapable de surmonter un modèle d’organisation mal définie reposant sur le charisme numérique d’un leader et sur un groupe de militants avec lesquels il établit une relation définie davantage par le marketing que par une structure organique.

Au grand dam de tous, Díaz a répliqué cette tactique pour les élections européennes, en choisissant la discrète directrice du conseil espagnol pour les réfugiés comme candidate au lieu d’Irene Montero de Podemos, l’ancienne ministre de l’Égalité et l’une des personnalités politiques les plus connues d’Espagne. Elle a également approfondi son désaccord avec Izquierda Unida qu’elle a placé en quatrième position sur la liste, derrière Catalunya en Comú et Compromís, alors qu’il s’agit de la seule force de la plateforme disposant d’une structure à l’échelle nationale. En réponse, Izquierda Unida s’est retirée de toute participation au sein du nouvel exécutif de Sumar, son porte-parole déclarant notamment que la plateforme « se révèle inefficace en tant qu’espace d’unification de la gauche ». Le parti va maintenant revoir sa relation avec Sumar après les élections de juin, mais a néanmoins souligné qu’il ne contribuerait pas à « une plus grande atomisation » en présentant une liste séparée.

De nombreux écueils à surmonter

L’écrivain Daniel Bernabé déplore que Sumar, comme Podemos avant lui, se révèle incapable de surmonter un modèle d’« organisation mal définie reposant sur le charisme numérique d’un leader et sur un groupe de militants avec lesquels il établit une relation définie davantage par le marketing que par une structure organique ». En Espagne, au cours de la dernière décennie, une série de projets de gauche, diversifiés sur le plan interne aux niveaux local, régional et national, ont connu un premier essor électoral. Pourtant, opérant dans un vide organisationnel, nombre d’entre eux se sont rapidement effondrés sous l’effet des pressions externes et des tensions internes. La trajectoire de Sumar au cours de sa première année d’existence suggère qu’elle est elle aussi tombée dans une impasse organisationnelle, confrontée aux contradictions croissantes liées à la construction d’une nouvelle plateforme politique depuis les hauteurs du pouvoir.

Après une campagne européenne houleuse, la gauche espagnole devra remettre les pendules à l’heure et revenir à la promesse initiale de Sumar, à savoir « s’unir » ou « s’additionner ». Si le bilan de Díaz en tant que ministre est assez inégalé au sein de la gauche européenne, elle n’a pas encore réussi à convaincre en tant que leader politique. Même en tenant compte du factionnalisme agressif de Podemos et des tentatives de saper son autorité, ce fut une erreur majeure de ne pas offrir publiquement à sa dirigeante Ione Belarra l’opportunité de rester ministre des Affaires sociales – une décision qui aurait pu préserver le statut rassembleur de Sumar.

Toutefois, il est également clair que Sumar doit sortir de son carcan de respectabilité, la sobriété de ses communications ne faisant que renforcer la marginalité de la plateforme sur la scène nationale. Certes, on peut comprendre que Díaz n’ait pas souhaité reproduire le type de controverses hautement conflictuelles dans lesquelles Podemos s’était précédemment engagé, notamment au sujet de l’application de la loi et de la partialité des médias. Celles-ci semblaient éloignées des préoccupations quotidiennes de la plupart des électeurs pendant la pandémie – et n’ont pas été en mesure de susciter l’engagement du public, contrairement à la récente manœuvre opportuniste de Pedro Sánchez.

Cependant, l’aversion plus générale de Sumar à s’engager dans des controverses, ainsi que son désir de maintenir son image en tant que force de gouvernement, sapent maintenant aussi la capacité de Díaz et de ses ministres à gagner du terrain sur des questions importantes ou à passer à l’offensive. Comme le note Maestre, « Díaz et Sumar doivent être capables de se différencier du PSOE de manière radicale … sinon ils n’auront plus d’avenir politique ». Avec Sánchez qui revendique le leadership de la gauche, Sumar doit se démarquer par sa différence.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.