“Il y a une profonde différence entre être populiste et être populaire, qui est ce que nous essayons de faire” – Entretien avec Viola Carofalo

©Potere al Popolo

Potere al Popolo est un jeune mouvement qui a éclos en Italie à partir d’une convergence entre les centres sociaux et le Parti de la Refondation Communiste. Allié de Jean-Luc Mélenchon, le tout jeune parti a récolté 1,1% des voix aux dernières élections générales. Nous avons pu rencontrer Viola Carofalo à l’ex-OPG Je so pazzo de Naples et nous entretenir avec elle sur l’émergence du mouvement dont elle est porte-parole, et sur l’analyse plus générale qu’elle fait de la situation politique italienne. L’entretien a eu lieu le dimanche 22 avril, avant la formation du gouvernement Lega-M5S.


LVSL – Nous sommes venus hier au centre social observer les activités de l’ex-OPG. Nous voulions savoir comment vous êtes passés d’activités mutualistes à une activité électorale. Comment s’est opéré ce changement qualitatif ?

Pour nous, les activités mutualistes sont des activités politiques, dans le sens où nous ne comprenons pas le mutualisme simplement comme un geste de solidarité, mais comme la possibilité de développer une activité politique. Le foyer pour les migrants et les étrangers, par exemple, constitue un geste de solidarité, mais cela permet aussi de contribuer à la naissance d’un mouvement de revendication des droits des migrants.

Cela vaut pour toutes nos activités comme la médecine ambulatoire. Le mutualisme n’est donc pas une activité sociale séparée du politique : nous les concevons ensemble. Le passage à l’étape électorale a été naturel pour nous puisque c’était un moyen supplémentaire de continuer nos activités.

Mais surtout, c’était un moyen de nous mettre en réseau avec toutes les personnes en Italie qui travaillaient sur ces questions et sur d’autres. Cela nous a permis de mettre en commun ce travail et ces réalités politiques diverses.

LVSL – Comment avez-vous fait pour convaincre ces autres groupes de faire ce saut qualitatif?

Nous avons fait quelque chose de très simple. En novembre, nous nous sommes rendus compte qu’il n’y avait personne pour qui voter, qu’il n’y avait aucun parti ou mouvement qui se reconnaissait dans les valeurs de solidarité, d’antiracisme, et de la centralité du travail. L’offre politique était très à droite en Italie.

Nous avons fait une vidéo dans laquelle nous disions : “Essayons de nous organiser nous-mêmes pour les élections”. Nous l’avons postée sur internet en proposant de se retrouver à un théâtre à Rome pour évoquer cette question. Nous l’avons fait à partir des thèmes de la solidarité sociale, du travail, et de l’antiracisme.

Cette réunion a très bien fonctionné : près de 1 000 personnes sont venues de toute l’Italie. Nous avons alors compris que nous avions les bases suffisantes pour démarrer.

LVSL – Nous aimerions savoir comment s’est déroulée la politisation de ces groupes. Ce mouvement est un peu neuf en Italie. S’est-il construit sur des bases générationnelles, altermondialistes, ou est-il simplement lié à la crise économique ?

Au niveau italien ou au niveau de Naples ?

LVSL – Au niveau italien.

Chaque groupe a son histoire. Dans Potere al Popolo coexistent des subjectivités, des organisations, et des partis qui ont chacun leur histoire. Ce n’est pas nous qui les avons politisés. Nous sommes le produit d’une histoire plus longue. En ce qui nous concerne, l’inspiration initiale est venue de la Grèce, de Podemos, de La France insoumise, puisqu’il nous a semblé que ces mouvements avaient réussi à fournir une réponse à la crise économique et à la crise des modèles sociaux de leurs pays, en agrégeant de façon très large.

Le but était de commencer à former un ample mouvement d’opposition aux politiques néolibérales qui frappent l’Italie, qui était l’un des seuls pays dans lequel il n’y avait pas eu ce type de réponse à la crise.

LVSL – En France nous connaissons peu Potere al Popolo. Pouvez-vous nous parler des différents groupes, des différentes traditions du mouvement ?

Certains groupes comme le nôtre sont issus de centres sociaux [des centres auto-gérés qui accueillent, aident et soignent chômeurs, précaires et migrants en Italie] et de l’espoir qu’ils ont suscité à travers leur expérience et leur histoire. Il y a beaucoup d’expériences similaires à celle de l’OPG, par exemple en Toscane ou en Sicile.

Il y a également des groupes issus de partis : le Parti de la Refondation Communiste et le Parti Communiste, qui sont issus de la tradition du Parti Communiste Italien [longtemps un parti majeur de la politique italienne, avant d’exploser au début des années 1990], mais qui ont sensiblement évolué ces vingt dernières années.

Il y a également de nombreux comités et associations, qui s’occupent par exemple d’environnement et d’écologie, de la transformation et de la défense du territoire.  Il y a par exemple “No TAV”, qui est similaire aux mouvements d’opposition aux lignes à grande vitesse en France. D’autres associations s’occupent de questions liées à la pauvreté, à l’immigration et au féminisme.

C’est donc une coalition très hétérogène, du point de vue des mouvements, des militants ou des thématiques. Mais il y a surtout des histoires diverses, avec des personnes qui ont toujours été dans des partis, tandis que d’autres, comme moi, n’en n’ont jamais été membre. C’est la même chose du point de vue générationnel avec d’importantes différences liées à l’âge.

LVSL – Vous avez étudié la philosophie. Comment s’articulent selon vous ces deux activités, la politique et la philosophie ? Quelles sont vos références intellectuelles ?

Notre mouvement est collectif, donc mes références individuelles valent ce qu’elles valent ! Nous sommes évidemment marxistes, donc sur le plan philosophique je pense à Marx. Dans ma formation Franz Fanon a également beaucoup compté, ainsi qu’un certain nombre d’auteurs qui revisitent le marxisme et l’extirpent du contexte du XIXème siècle en essayant d’intégrer des dimensions plus complexes et variées.

“Étudier la philosophie me sert ainsi à juger ce que je fais quotidiennement, à évaluer les directions que je prends. Il y a aussi le risque inverse de se figer dans la pensée et de rester perdu dans les nuages, ce que je refuse.”

Fanon, comme Mao Zedong, a tenté de réactualiser le marxisme à partir d’un contexte différent. On dit souvent que l’activité militante prend le risque de la trahison du penseur, ce qui crée de la polarisation politique. Mais cette opposition est pour moi une trahison du marxisme car ce n’est que dans la dialectique entre l’action et la pensée qu’il est possible de trouver un chemin. Étudier la philosophie me sert ainsi à juger ce que je fais quotidiennement, à évaluer les directions que je prends. Il y a aussi le risque inverse de se figer dans la pensée et de rester perdu dans les nuages, ce que je refuse.

Ceci dit, nous avons des formations théoriques très hétérogènes, et c’est selon moi quelque chose de positif. Quand on effectue des actions politiques concrètes (à Naples, par exemple), nous n’évoquons quasiment jamais des aspects théoriques de manière négative : le fait que l’un soit trotskyste et que l’autre ne le soit pas n’a aucune importance. Nous avons des discussions transversales et sans a priori sur les références qui peuvent nous être utiles, sur celles qui sont actuelles, et qui ont de la valeur dans la conjoncture.

LVSL – On parle beaucoup, ces temps-ci, du populisme issu des théories de Laclau et de Mouffe, eux-même inspirés par Gramsci. Comment vous positionnez-vous sur ces questions ?

En Italie, le populisme a pris deux visages, tous deux néfastes : celui de M5S et celui de la Ligue. Nous avons un nom qui évoque à la fois le peuple et le populisme. Personnellement je crois la chose suivante : il y a une profonde différence entre être populistes et être populaires, qui est ce que nous essayons de faire.

Il existe un populisme que nous jugeons positif et que nous soutenons : celui de l’Amérique latine. Mais il existe également un populisme qui parle au ventre, aux sentiments les plus bas, au racisme, au nationalisme dans le sens négatif du terme, qui fleurit sur le culte du chef …

Si par “populisme” vous entendez la possibilité de parler au plus grand nombre avec des mots simples de manière à être compris, de faire autre chose que de répéter des slogans de gauche déconnectés du peuple – comme la gauche a eu tendance à le faire en Italie ces dernières années –, alors nous jugeons le populisme comme quelque chose de positif.

“Nous parlons de “peuple” car c’est un concept qui parle à beaucoup de monde, c’est un mot qui englobe plusieurs figures : le travailleur et le non-travailleur, l’étranger et l’Italien.”

Mais il y a une différence de taille qui tient au fait que nous sommes antiracistes, et cela n’est pas quelque chose de populiste. Car le populisme se fonde souvent sur une forme de pureté nationale, sur une démarcation entre le “dedans” et le “dehors”, entre ceux dans la nation et ceux qui sont étrangers. C’est ce que font la Lega et le M5S. À l’inverse, nous faisons un raisonnement de classe, et traçons une ligne de fracture entre le peuple d’un côté, les patrons de l’autre. Ce qui n’est pas un raisonnement transversal.

Nous parlons de “peuple” car c’est un concept qui parle à beaucoup de monde, c’est un mot qui englobe plusieurs figures : le travailleur et le non-travailleur, l’étranger et l’Italien. Ce terme reflète des aspects différents de la “classe” et il nous semble donc efficace, mais il n’a rien à voir avec le populisme de droite et la construction de la figure d’un chef qui transcende les masses. Le but est d’être parmi les masses, pas au-dessus d’elles.

LVSL – Pour la France insoumise et Podemos, Chantal Mouffe et Ernesto Laclau sont des références intéressantes pour leur stratégie …

Nous sommes inspirés par Gramsci, pas par Laclau, je vais vous expliquer pourquoi. Ce dernier porte un discours trop subjectiviste. Et cela se ressent dans certains secteurs de Podemos. Il existe bien sûr une conscience de l’être-peuple, et donc une dimension subjective. Mais Il faut conserver une grille de lecture en termes de classes sociales – c’est la raison pour laquelle, en simplifiant, je préfère Gramsci à Laclau. Sinon, on prend le risque de glisser vers un mécanisme purement idéologique, qui fonctionne uniquement en ayant les outils d’information de son côté, et en ayant les outils de production du consensus avec soi sur le plan médiatique et hégémonique.

Cela risque d’être politiquement pauvre, et je crois que nous devons surtout faire en sorte que les gens parviennent à comprendre leur positionnement dans cette société, non du point de vue subjectif mais du point de vue objectif, c’est-à-dire à l’intérieur du rapport d’exploitation. Cette question est laissée en arrière-plan chez Laclau, tandis que pour Gramsci elle se trouve au premier plan.

LVSL – Podemos et la FI doivent aussi leur succès au rôle du leader, du porte-parole, et en dernière instance à une forme de verticalité. À Potere al Popolo, vous semblez rejeter la figure du leader. Quel rôle lui conférez-vous ?

Nous n’avons pas de leader, je suis porte-parole. Nous aurons prochainement plusieurs assemblées, où ces questions seront débattues, notamment lors de l’assemblée constituante en septembre, au cours de laquelle nous revoterons sur tous les sujets, et nous déciderons donc de la personne qui doit exercer le rôle de porte-parole.

Il est nécessaire d’avoir un porte-parole afin d’avoir un représentant qui s’exprime à la télévision et lors des interviews. Le problème réside dans la part que l’on attribue à la dimension collective et à la dimension personnelle de ce porte-parole. Nous vivons une époque où il y a une forte personnalisation de la politique partout, à droite comme à gauche. C’est donc en partie inévitable. Mais compter uniquement sur la figure d’un leader serait en contradiction avec la construction d’un mouvement pluriel basé sur des processus horizontaux.

Il est donc important d’avoir un porte-parole qui soit identifiable, mais il est également important que son rôle reste celui de porte-parole et que les décisions soient prises par les assemblées territoriales, de façon horizontale. Cela vaut aussi pour Podemos et pour la FI. Le problème n’est pas de savoir s’il vaut mieux laisser parler une seule personne ou dix. Le problème reste que la décision doit être une décision collective.

Quand on parlait du populisme, je vous disais que nous refusions le fait que les décisions émanent des chefs. Moi je ne décide rien et je n’ai jamais rien décidé. Ce sont les participants aux assemblées qui prennent les décisions et qui me disent : « Regarde ce qui a été décidé ». J’applique les décisions prises par d’autres, et je pense que c’est une bonne chose.

LVSL – Dans le populisme, on trouve aussi une prise de distance par rapport au clivage droite-gauche. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Nous n’utilisons que rarement le terme « gauche ». Mais nous ne croyons pas que les idéologies soient dépassées. C’est une question de communication de ce qu’on veut transmettre, et qui vient du besoin d’utiliser des termes qui sont audibles au-delà des gens qui sont d’accord entre eux. Il faut faire attention aux mots utilisés. Pourquoi l’emploi du mot « gauche » est-il délicat ?

“Parler de “gauche” en Italie fait tout de suite penser au PD, et donc aussi à Renzi, lesquels ont fait beaucoup de dégâts. Ils sont restés loin des gens et sont détestés pour cette raison. […] C’est pourquoi je préfère paradoxalement utiliser le terme de “communiste”.”

Pas par rapport aux « valeurs de gauche », car je ne pense pas qu’elles soient dépassées. Au contraire, à chaque fois qu’on me l’a demandé, je n’ai pas eu de problème à dire que je suis communiste. Tout le monde ne l’est pas au sein de PaP, mais moi je le suis et il y en a beaucoup d’autres. Je n’ai pas de problème à m’identifier idéologiquement.

Il faut cependant faire attention, parce que parler de “gauche” en Italie fait tout de suite penser au PD, et donc aussi à Renzi, lesquels ont fait beaucoup de dégâts. Ils sont restés loin des gens et sont détestés pour cette raison. Les dernières élections en ont produit une démonstration éclatante : ils se sont effondrés et on a pu voir qui a voté pour la soi-disant « gauche », qui n’est pas de gauche, mais qui se définit comme « centre-gauche ». La majorité des voix du centre-gauche provient des classes aisées et des retraités. Les votes des prolétaires, des travailleurs et des chômeurs sont allés ailleurs.

Dans la communication politique, il faut faire attention, et c’est pourquoi je préfère paradoxalement utiliser le terme de “communiste”, qui est plus fort que le terme de “gauche”. Je préfère parler d’égalité sociale et d’antiracisme. Nous avons malheureusement beaucoup parlé d’antifascisme durant cette campagne électorale. Je dis « malheureusement » car, vu la quantité de petits partis fascistes, il fallait aborder le sujet. Pour nous cela ne représente pas une question fondamentale mais cela l’est devenu à partir du moment où ces partis ont eu la possibilité de se présenter – ce qui était normalement illégal du point de vue constitutionnel, et qui devrait être impossible.

Je préfère donc parler de tout cela que de “gauche” car, même si je peux m’y identifier, la plupart des gens ordinaires l’associent à une expérience, une histoire, dans lesquelles je ne me retrouve pas du tout. Je n’ai pas peur de dire que pour moi le « centre-gauche » [le Parti Démocrate] est identique au centre-droit. Cela ressemble à ce qui s’est passé en France après le quinquennat de François Hollande, y compris sur le plan électoral.

LVSL – Le Mouvement 5 Étoiles a connu un succès électoral considérable durant ces dernières élections, y compris au sein des couches populaires. Comment analysez-vous ce succès ?

C’est lié à ce que nous venons de dire. Il y a beaucoup de gens de gauche, pas de gauche modérée, mais d’extrême gauche et de gauche radicale, qui ont voté pour le M5S, et même pour la Lega dans certains cas au Nord. Bien évidemment, ce ne sont pas les seuls qui ont voté pour le M5S. Ce parti a récolté 53% des voix à Naples, ce qu’aucun parti n’a jamais réussi à obtenir dans toute l’histoire de la République Italienne, pas même la Démocratie Chrétienne [la Démocratie Chrétienne, parti de centre-droit, a longtemps été le principal parti politique italien entre 1945 et 1992, concurrencé seulement par le Parti Communiste]. Il faut donc avoir un peu de subtilité lorsqu’on analyse ce résultat.

“Il y a en tout cas un désir populaire, qui s’exprime peut-être de manière irrationnelle : l’envie d’envoyer un message, de dire à tous ceux qui ont voté le Jobs Act, qui ont détruit le système scolaire et les retraites, qu’ils doivent dégager.”

J’aime à dire pour plaisanter que c’est un « vote par procuration », dans le sens où je pense que la part des électeurs qui a vraiment été convaincu par les propositions du Mouvement 5 Étoiles existe, mais qu’ils sont une minorité. Je crois que la plupart des voix du M5S sont dues à un désir, dont je ne partage pas les modalités mais dont l’intention est légitime, de rompre avec la vieille classe politique. Quand je tractais, tout le monde me disait la même chose : « on n’en peut plus de Berlusconi et de Renzi, on ne veut plus les voir ». Nous répondions que voter pour le M5S ne signifiait pas que l’on allait en finir avec la vieille classe politique, en montrant concrètement ce que le M5S faisait, et en expliquant que ce n’était pas comme ça que la vieille classe politique pourrait être balayée.

D’ailleurs, l’actuelle loi électorale est faite pour éviter cela, mais aussi pour permettre la victoire de la Lega, ou la victoire des cinquestelle. Il y a en tout cas un désir populaire, qui s’exprime peut-être de manière irrationnelle : l’envie d’envoyer un message, de dire à tous ceux qui ont voté le Jobs Act [une loi portant sur la dérégulation du droit du travail], qui ont détruit le système scolaire et les retraites, qu’ils doivent dégager. Et pour les faire dégager, les gens votent pour le seul parti qui semble, pour le moment, porter cette discontinuité, entre autres parce qu’il a le poids électoral nécessaire pour le faire. Cela m’est arrivé de me faire arrêter par des gens qui me reconnaissaient, me félicitaient, et qui avaient voté M5S. Ils disaient : « je me reconnais dans vos valeurs, dans votre langage, dans tout ce que vous faites, mais pour ces élections j’avais besoin d’avoir la garantie que Renzi ne revienne pas ».

C’est le cas à Naples où ils ont fait 53%, mais c’est pareil dans le reste du sud du pays : en Sicile, dans les Pouilles, en Calabre, etc. Les résultats ont été similaires, et ils s’expliquent en grande partie par cette volonté de discontinuité. Les gens ne se sont pas convertis à l’idéologie du M5S de façon improvisée. Mais comme je vous l’ai dit, ils ne représentent pas une réelle rupture pour moi, malgré l’interprétation faite par les gens.

LVSL – Leur succès vient du fait qu’ils ont été capables de parler à différents secteurs de la population. Par exemple, ils se servent de deux figures complémentaires que sont Alessandro Di Battista et Luigi Di Maio. Comment analysez-vous cette stratégie ?

Voilà ce que je crois : ils ont une stratégie de marketing exceptionnelle qui est très adaptée à la période. Néanmoins, les stratégies de marketing ont une limite. Le M5S se présente avant tout comme un parti interclassiste. Di Maio représente la stabilité et Di Battista l’électron libre. Ils ressemblent un peu à Brandon et Dylan de Beverly Hills : il y a le bon gars et le rebelle. Cela peut fonctionner. Mais je pense qu’un parti, surtout un parti qui réussit à obtenir 30% des voix, doit être jugé par ses actes politiques. La question qui se pose donc est la suivante : quelles politiques vont-ils mettre en œuvre, au-delà de cette stratégie marketing du bon gars et du rebelle ?

“Le problème qui se pose, c’est ce que le M5S va réaliser concrètement. Il n’est pas prêt à rompre avec le néolibéralisme et avec les politiques racistes mises en place.

Sur le sujet du jus soli, le droit d’obtenir la citoyenneté italienne par le droit du sol, le M5S s’est abstenu, faisant un choix objectivement de droite. Sur les questions des politiques de l’emploi, et notamment sur leur mesure phare qu’est le revenu de citoyenneté, ils font un raisonnement qui va dans la direction d’un modèle très libéral. Au-delà du charme que ces deux figures peuvent avoir, une très grande partie de leur succès est due au fait qu’ils passent pour des personnes normales, et pas pour des politiques professionnels. Tous les deux, même Di Maio, qui joue un rôle plus institutionnel, ne cachent pas leurs origines sociales.

Di Maio ne cache pas le fait qu’il en est passé par des petits boulots et qu’il n’a pas toujours vécu dans le monde de la politique. Je crois que c’était ce qu’attendaient les gens. Le problème qui se pose, c’est ce que le M5S va réaliser concrètement. Il n’est pas prêt à rompre avec le néolibéralisme et avec les politiques racistes mises en place. Ils ont le nombre de députés suffisant pour abolir la réforme des retraites. Le M5S et la Lega ont promis l’abolition de la réforme Fornero [réforme historique du droit du travail et des retraites italiennes, qui a considérablement assoupli les normes sociales et reculé l’âge de départ à la retraite] : aujourd’hui, ils n’en parlent plus.

C’est la même chose pour le revenu universel, une promesse qui a si souvent été répétée durant la campagne électorale : ils n’en parlent plus. Il s’agit donc d’un excellent produit de marketing avant toute chose. Après tout, ils ont avec eux la Casaleggio associati, qui est la plus grande agence marketing du pays. Ce serait presque grave qu’ils ne soient pas en pointe dans ce domaine.

LVSL – Cela peut paraître bizarre, mais quand on regarde les votes du M5S au Parlement européen, ils sont très proches de ceux des partis de « gauche radicale ». Comment expliquez-vous cela ?

Il y a deux explications à fournir. La première concerne le caractère hétérogène et post-idéologique du M5S, ce qui se traduit au niveau des personnes. En l’occurrence, il faut voir quelle génération a été élue au Parlement européen en 2014. On a assisté à une profonde transformation des électeurs du M5S ces dernières années. Le parti a évolué vers une forme plus institutionnelle, et une orientation plus droitière.

Les élus M5S au Parlement Européen sont issus d’une phase antérieure du M5S, lorsque celui-ci était moins ancré à droite. Il s’agissait d’une phase que je ne partageais pas non plus à cent pour cent, mais qui était différente de ce qu’est désormais ce mouvement. Dans un parti post-idéologique comme le M5S, les électeurs sont déterminants dans l’orientation politique. Ce qui compte, c’est qui et à quel moment est allé voter.

“[Le M5S] n’a pas de véritable orientation politique. Ce parti s’adapte aux opportunités et change selon l’image qu’il cherche à donner.”

La seconde concerne l’échelle politique : le M5S s’est adapté à la droitisation de la politique italienne. Ce glissement doit nous faire réfléchir. Au départ, il y a 8 ou 10 ans, le M5S était très eurosceptique, c’était l’un de ses thèmes de prédilection et cela faisait partie de ses racines. Ils étaient très fermes sur le sujet. Mais lorsque le M5S a commencé à avoir un certain succès, cette position a été reniée. Ils pensaient qu’elle pouvait apparaître comme peu crédible et donner une image d’instabilité. La première chose faite par Di Maio pendant la campagne électorale a été de se rendre à la City de Londres pour rassurer les investisseurs quant à son euroscepticisme supposé.

Le M5S a donc totalement changé de registre et d’approche. Quel est le véritable M5S ? Celui qui, huit ans plus tôt, critiquait les institutions européennes ? Celui qui, aujourd’hui, se rend chez les investisseurs pour les rassurer ? Je l’ignore. Mais le seul fait que l’on puisse se poser cette question démontre une chose : il n’a pas de véritable orientation politique. Ce parti s’adapte aux opportunités et change selon l’image qu’il cherche à donner. Cela est dangereux parce que cela veut dire qu’on vote pour quelqu’un en signant un chèque en blanc. Demain, ce sont les élus du M5S qui vont décider s’ils seront eurosceptiques ou pas, s’ils seront racistes ou antiracistes. Le vote devrait, au contraire, investir nos représentants d’un mandat précis et déterminé.

Le M5S a donc évolué vers la droite, vers l’establishment, en partie parce qu’il était utile pour lui de s’adapter au discours dominant en Italie. C’est une contradiction qui n’en est pas une pour un mouvement qui ne possède pas d’identité. C’est inquiétant. La Lega tient paradoxalement un discours plus cohérent même si je ne le partage pas du tout. Du début à la fin, ils vous disent : « Nous sommes pour la souveraineté nationale et le rétablissement des frontières. Nous sommes eurosceptiques et nous critiquons fortement l’euro ». C’est discutable, mais il y a une continuité qui n’existe pas dans le M5S. Pour qui vote-t-on ? Pour quel type de parti ? Sur des questions aussi importantes que les politiques d’accueil, l’Union européenne, le travail et l’éducation, il faut avoir une position claire. Il ne s’agit pas de questions secondaires. Sans cette clarté nécessaire, il s’agit d’un vote à l’aveugle.

LVSL – Puisqu’on parle de l’Europe, Pablo Iglesias, Caterina Martins et Jean-Luc Mélenchon ont signé un document, l’Appel de Lisbonne. Quelle relation entretenez-vous avec ces mouvements, et pourquoi avez-vous signé cet appel ? 

Nous n’avons pas signé cet appel parce qu’ils ne nous l’ont pas demandé. Je plaisante, nous avons été très heureux de voir cet appel quand nous l’avons découvert. Nous avons des convergences avec Podemos et la France insoumise en particulier, que nous connaissons mieux et que nous apprécions beaucoup. C’est un bel espoir pour nous. Le risque était qu’il y ait des choix différents à faire pour les prochaines élections européennes. Nous avons immédiatement publié un communiqué pour soutenir l’Appel de Lisbonne.

“Les élections ne sont pas une priorité pour nous, donc la représentation ne l’est pas non plus. Mais s’il est possible de dépasser le seuil de 4% nécessaire à la représentation, pourquoi ne pas le faire ?”

S’ils nous demandent de le signer, nous le ferons. Ils ne l’ont pas encore fait pour le moment. Je pense qu’il faut créer des mouvements semblables en Italie, même si je ne sais pas dans quelle mesure ce sera possible. Reste que cette convergence entre Podemos et la France insoumise nous facilite les choses. Parce qu’il est évident que les choix effectués par les grands partis de la gauche radicale européenne affectent ceux des autres nations. L’absence d’unité nous aurait impactés.

Potere al Popolo participera aux élections européennes. Il faudra tenter de former une coalition plus ample que Potere al Popolo. L’objectif est de participer en essayant d’en faire un réel succès, même si le seuil est plus élevé pour la représentation que pour les élections générales, puisqu’il est fixé à 4% des suffrages. Nous allons devoir y réfléchir. Comme je vous le disais, les élections ne sont pas une priorité pour nous, donc la représentation ne l’est pas non plus. Mais s’il est possible de dépasser le seuil de 4% nécessaire à la représentation, pourquoi ne pas le faire ? Nous considérons donc favorablement toute possibilité d’élargir notre front. Beaucoup d’exemples ont germé ici et là.

Il y a par exemple le maire de Naples Luigi De Magistris, qui est une figure importante de la politique italienne, et qui s’intéresse aux prochaines élections européennes. Il a en effet organisé une rencontre à Naples avec Varoufakis et Guilhem. De Magistris semblait donc parti pour ce type rapprochement, mais je ne sais pas si cela va changer grâce à la convergence Podemos-France insoumise. Je souhaite qu’on puisse faire quelque chose de plus grand tous ensemble, à partir de principes clairs et bien définis.

Mais si cela ne s’avérait pas possible, je pense que nous participerions aux élections en tant que Potere al Popolo. Nous sommes en hausse, et pourrions dépasser le seuil nécessaire à la représentation : les derniers sondages nous placent à 2,4%, ce qui représente le double des résultats obtenus aux dernières élections. Par ailleurs, les élections européennes obéissent à une logique différente, le vote se fait différemment. En plus, nous avons déjà une députée européenne, qui est Eleonora Forenza, issue de la Rifondazione Comunista.

LVSL – Mais elle est plus proche de la Gauche Unitaire Européenne et du PGE non ?

Elle oui, mais je crois que la décision prise par Pablo Iglesias et Jean-Luc Mélenchon change beaucoup de choses. Il faut voir comment la réflexion va évoluer à l’intérieur des différents groupes au Parlement européen. C’est quelque chose que je ne peux pas prévoir. Je dis simplement que d’une façon ou d’une autre, quelle que soit la forme, c’est un rendez-vous que nous ne pouvons pas manquer, rien que pour pouvoir parler à nouveau d’Europe, afin de fixer un thème central dans l’agenda. Rien que pour cela, nous participerons. Nous serons donc présents, et si possible, à l’intérieur d’un front plus large.

LVSL – Quelles sont précisément vos positions sur l’Europe ? Seriez-vous prêts à sortir de l’Union européenne si elle ne s’avérait pas réformable ?

Nous sommes en accord avec la logique de Plan A – Plan B de Jean-Luc Mélenchon. L’idée n’est pas n’est pas de prévoir une sortie a priori. Il est possible que l’on puisse assister à une transformation des équilibres au sein de l’UE. Mais si ce n’est pas le cas, comme les contraintes européennes s’avèrent mortelles et le deviennent de plus en plus pour les classes populaires – entre autres à cause de l’équilibre budgétaire –, nous devons envisager un plan B, un plan de sortie.

Nous acceptons l’UE tant qu’elle n’impose pas de politiques excessivement dures à l’encontre des classes populaires. Mais vu que c’est ce qu’elle a fait jusqu’à présent, nous avons été très critiques à son égard. La sortie n’est donc pas la première option, mais si les circonstances l’imposent et qu’elle devient inévitable, ce ne sera pas un problème pour nous de l’envisager, même s’il s’agit d’un choix compliqué.

 

Entretien réalisé par Vincent Dain, Léo Rosell et Lenny Benbara. Retranscrit par Sonia Matino. Traduit par Rocco Marseglia, Francesco Scandaglini et Lenny Benbara.

 

Crédits photos : Potere al Popolo

Système médiatique et lutte des classes

Un mouvement agite de nombreux milieux militants, souvent très à gauche ou très à droite, qui vise à s’emparer de divers canaux de diffusion – au milieu desquels trônent les réseaux sociaux – et créer des médias autonomes pour contrecarrer une information dominante perçue comme trompeuse, voire manipulatrice.


A droite, on appelle ça volontiers de la « réinformation ». Sans être dupe quant à la haine historique d’une certaine droite et de l’extrême-droite vis-à-vis de la pluralité de la presse, il convient de s’interroger sur les causes profondes de ce malaise qui traverse toutes les couches d’une société de plus en plus polarisée. Les sondages divers le montrent bien : la confiance en la parole officielle s’érode, l’indépendance des médias est a priori remise en cause par des gens de bonne foi, qui se demandent avec impuissance : à qui accorder sa confiance ?

Le règne de l’extrême-centre

Il est devenu banal de renvoyer les divers mouvements de contestation dos à dos sur le mode d’une prétendue « union des extrêmes ». Extrême-droite et extrême-gauche (souvent mal définie, au demeurant) sont les lieux communs d’un discours dominant bienséant, bien-pensant même, puisque fixant lui-même les limites de ce qui est « bien » et ce qui ne l’est plus. C’est le fameux « cercle de la raison » théorisé par Alain Minc, qui rassemble, à des degrés variés, tous les tenants du néolibéralisme. Divisés durant de nombreuses années entre le PS et son rival de droite au nom fluctuant – RPR, UMP, Les Républicains–, élus et militants se refilaient le pouvoir au gré des alternances et approfondissaient leurs réformes respectives (de Rocard à Juppé, de DSK à Fillon, de Moscovici à Bruno Le Maire). Le triomphe d’Emmanuel Macron, en faisant tomber les frontières artificielles qui séparaient, pour le spectacle, cette caste de gens d’accord sur (à peu près) tout, a ainsi consacré un état de fait central de la vie politique française : la toute-puissance d’un extrême-centre qui gouverne, peu ou prou, depuis que la contre-révolution néolibérale est entamée.

Au pouvoir autour d’Emmanuel Macron, et pesant de tout son poids dans les médias principaux et les chaînes du service public de l’information, le « cercle de la raison » gouverne et communique, plus qu’il n’informe, sans partage, dans une haine viscérale de la démocratie et la crainte d’un réveil du peuple qui s’exprimèrent, notamment, lors du référendum de 2005 ou vers la fin de l’élection présidentielle de 2017, quand Jean-Luc Mélenchon risquait de se qualifier pour le second tour et qu’on usa pour le désigner de toutes sortes de sobriquets renvoyant, tour à tour, aux têtes tranchées de la Révolution de 1789, à l’URSS ou aux gauches sud-américaines – inlassablement présentées sous un jour chaotique, voire dictatorial. Chaque mouvement social, en outre, suscite les commentaires acerbes de ces éditorialistes cramponnés-à-leurs-sièges qui exècrent toute expression discordante qui viendrait ralentir la grande marche du monde vers toujours moins d’État, de protections, de solidarité – de verrous, diraient-ils…

« Dans tout le monde capitaliste industriel, les groupes dirigeants ont besoin d’un système de croyances qui justifie leur domination. »

Toute pensée politique un tant soit peu différente est dorénavant affublée du qualificatif de « populiste », un concept qui servait jadis à caractériser une idéologie précise mais n’est plus de nos jours qu’un paresseux paravent permettant de clore tout débat de fond avant même de l’avoir commencé. Les militants les plus récalcitrants, qui ne se satisfont pas d’une seule vision de l’économie, des institutions, de la démocratie, et revendiquent le droit à une information pluraliste, eux, s’exposent à l’accusation infamante, mais si tendance, de « complotisme ». À noter que « le cercle de la raison » ne connaît pas de frontières, et utilise partout dans le monde des procédés voisins : si vous êtes français ou espagnol et que vous appartenez à la gauche radicale, c’est le Venezuela qui servira à vous décrédibiliser ; si vous êtes anglais et que vous soutenez Corbyn, on vous traitera soit d’antisémite, soit d’agent de Poutine ; si vous êtes italien et que vous vomissez l’union-zombie qui se profile entre Renzi et Berlusconi, l’on vous accusera de faire le jeu des extrêmes et d’être anti-européen. Comme l’explique Chomsky, « dans tout le monde capitaliste industriel, les groupes dirigeants ont besoin d’un système de croyances qui justifie leur domination. »[1] Lorsque des décennies de politiques antisociales, sur fond d’inconséquence écologique, d’orgie financière et de corruption généralisée, ont jeté les peuples dans la misère et la colère, la seule solution pour continuer de les dresser en masse contre leurs intérêts objectifs est de décrédibiliser vigoureusement et violemment tout ce qui pourrait prendre la forme d’une alternative, jusqu’à ce que l’alternance s’impose d’elle-même, souvent dans le fracas, comme l’élection italienne récente l’a démontré, après le Brexit et le resurgissement, partout en Europe, des extrême-droites les plus féroces.

L’information barricadée

Le risque est qu’à force de se calfeutrer bien à l’abri de leur « cercle », – comme ces ultrariches qui vivent enfermés dans des ghettos dorés –, depuis lequel ils nous décochent hargneusement leurs flèches empoisonnées, les encastés qui font l’opinion à coups de sondages précommandés et de bourrage de crâne ininterrompu (la dette ! la dette ! la dette !), finissent par se couper totalement de la population. En soi, cela ne me poserait pas de problème ; j’aurais même tendance à m’exclamer : bon débarras ! Mais, nous l’avons dit, face à leurs tricheries et cette façon somme toute assez martiale qu’ils ont de nous appeler aux urnes pour nous obliger, nous, à faire leur sale boulot, et maintenir en place l’édifice qu’ils n’ont de cesse de démolir le reste du temps, de plus en plus de militants s’enferment dans des médias dits « de niche » ou dans des cercles hermétiquement fermés, où se mijote le pire comme le meilleur. Le corps social de la nation se délite et le sentiment d’appartenir à une communauté qui partage les mêmes intérêts, dans laquelle peuvent s’exercer la solidarité et le partage, se rabougrit.

« Il est tout de même problématique qu’on ne puisse plus allumer sa télévision et se poser devant le journal ou une émission qui traite de l’actualité en toute confiance, dans l’idée d’entendre et de voir des choses qui nourriront notre réflexion plutôt que de l’ankyloser. »

Que ces niches existent est heureux, et ce foisonnement de sites, de chaînes YouTube, de bons vieux journaux papiers qu’on se refile durant les manifs, témoignent d’un appétit certain et d’une vie démocratique encore vigoureuse, mais qui s’est déplacée et peut-être même retranchée. Chacun s’enferme dans son couloir et devient sourd à une partie du reste du monde, ce que les algorithmes de réseaux comme Facebook viennent aggraver en nous noyant sous des publications conçues pour aller dans notre sens, pour notre confort intellectuel. Comment organiser un débat collectif et citoyen sur les grands enjeux qui nous font face si nous n’avons plus de terrain commun ? J’aurais du mal à faire lire Fakir à mon pote un peu facho, comme il aura du mal à me convaincre de m’infliger la dernière chronique de Goldnadel sur La France Libre. Surtout, il est tout de même problématique qu’on ne puisse plus allumer sa télévision et se poser devant le journal ou une émission qui traite de l’actualité en toute confiance, dans l’idée d’entendre et de voir des choses qui nourriront notre réflexion plutôt que de l’ankyloser. Pour cela, il faudrait que les émissions tous publics, diffusées aux heures de grande écoute, nous proposent des interlocuteurs de bonne foi et loyaux, et non plus tous ces petits lobbyistes qui cirent les pompes de leurs commanditaires tout en nous déniant la possibilité même d’appréhender la complexité des sujets qu’ils prétendent traiter – laissez-nous entre grandes personnes, on s’occupe de tout !

Ce constat ne signifie évidemment pas qu’il y aurait un « complot » des journalistes visant à s’octroyer et se répartir le pouvoir entre gens de bonne compagnie, mais est révélateur d’un fait social majeur qui détermine les options choisies par les différentes écuries médiatiques : de par leur niveau de vie très élevé (trop élevé), les présentateurs vedettes, les éditorialistes migrateurs qui vont de chaîne publique en radio privée, les économistes en chef et autres responsables de services politiques, sortent de leur rôle de passeurs d’idées et de vérificateurs de faits pour se poser avant tout dans la défense acharnée de leurs intérêts de classe. C’est une évidence ! Il n’y a pas de complot, mais bien des stratégies communes mises en place qui sont dues, non pas à une concertation préalable, mais à une uniformité des conceptions du monde qui découlent d’intérêts particuliers. Qu’on révèle le salaire[2] d’un Christophe Barbier, d’un Patrick Cohen, d’une Nathalie Saint-Cricq, d’un Dominique Seux, d’un David Pujadas, d’une Ruth Elkrief, d’un Laurent Joffrin, d’une Léa Salamé, d’un Franz-Olivier Gisbert, d’un Jean-Michel Aphatie, d’un Yves Calvi ou d’un Nicolas Demorand, et voyons si l’on peut en tirer quelques enseignements. On me traitera de populiste (soit), de démago (ça reste à prouver) ou de complotiste (puisque c’est la mode) ; mais la vérité est là : le journalisme dominant – l’éditocratie – est gouverné par une petite bourgeoisie qui défend son bout de gras avec âpreté.

Une critique politique du système médiatique

La question des salaires, révélatrice mais pas centrale, devient cependant réellement significative lorsqu’on met en regard les rémunérations du gratin médiacratique avec les salaires de ceux qui font réellement vivre les rédactions – journalistes, reporters, pigistes, documentaristes – et qui sont si nombreux à redouter les fins de mois. Mais, fondamentalement, cette bourgeoisie se repaît plus de pouvoir, de prestige et d’influence que d’argent. Disons que c’est la cerise sur un gâteau déjà bien garni. Ainsi, il est crucial de ne pas se tromper de cible lorsque l’on prétend formuler une critique politique du système médiatique : en occulter les phénomènes de reproduction et de domination sociales pour ne pointer que les symptômes les plus criants de cette défaite collective qu’est notre presse, tels que les comportements individuels de certains parvenus, ne nous mènerait qu’à un placebo d’analyse. L’hégémonie culturelle, exercée par cette caste dominante et arrogante qui tient l’argent et l’information, est un enjeu fondamental de la lutte de classe, comme l’a analysé Gramsci, et c’est bien la bataille à laquelle nous devons nous employer.

« Que des états généraux du journalisme se tiennent, inspirés, par exemple, des travaux d’Acrimed. »

C’est pour cela que si je partage et soutiens la contestation militante du système médiatique, ce n’est pas par vengeance, ou pour inviter mes amis ou mes lecteurs à rejoindre les médias de ma niche ; c’est pour inviter la profession à un électrochoc salutaire. Que des états généraux du journalisme se tiennent, inspirés, par exemple, des travaux d’Acrimed, que l’on reparte sur des bases saines en traitant frontalement les grandes problématiques : la façon dont on enseigne le journalisme, les nominations dans le service public et au CSA, le financement des médias, l’influence des actionnaires sur les rédactions, la course au clic vulgaire et malsaine, les manquements à la déontologie que jamais rien ne sanctionne, l’indigence des micros-trottoirs qui tiennent lieu pour certains de travail d’enquête, les experts qui camouflent leurs activités privées pour mieux asséner leur catéchisme antisocial, l’uniformité des chefferies et de leurs options politiques…

Il est absolument urgent de ressusciter une véritable culture démocratique, riche et pluraliste, dans nos médias vampirisés par cette ribambelle de milliardaires aux intentions limpides (influence politique, marketing) qui peuvent compter sur leur armée de chefs de services politiques, de présentateurs vedettes, d’experts en café du commerçologie aux discrètes activités privées, de décodeurs drapés dans la croyance un rien arrogante et corporatiste – qui exècre toute forme de critique, fût-elle énoncée par des pairs – de toujours appartenir à un contre-pouvoir, ces chiens de garde du système qui s’emploient à faire taire, en les ridiculisant, les bestialisant, les traitant sous l’angle people et psychologique, ou tout simplement en les ignorant, les voix dérangeantes, et dominent de leur aigre superbe la grande masse des journalistes, sérieux, appliqués à la tâche, conscients de l’importance majeure de leur travail et pour qui la déontologie n’est pas qu’un concept mou dénué de sens.

A l’heure où la France et l’Europe sont traversées par tant d’ébullitions sociales et citoyennes, il est grand temps que notre système médiatique réapprenne à se faire l’écho, sereinement et respectueusement, des aspirations des peuples, dans toute leur diversité.


[1] N. Chomsky, « La restructuration idéologique aux Etats-Unis », Le Monde Diplomatique, mars 1979.

[2] À titre d’exemple, le salaire de N. Polony, du temps où elle travaillait pour la matinale d’Europe 1, avait fuité : 27 000€ par mois. Cela donne donc une petite idée du niveau de vie et des préoccupations de ceux qui « font » l’opinion.

“La gauche italienne a rompu avec les classes populaires” – Entretien avec Doriano Cirri

Doriano Cirri est maire depuis 10 ans de Carmignano, une ville au cœur de la Toscane, région historiquement marquée à gauche. Il est affilié au Parti Démocrate. Dans cet entretien en forme de témoignage, il revient sur les raisons de la défaite du Parti Démocrate ainsi que sur la désaffiliation de la jeunesse italienne, laissée sans perspectives par le chômage de masse. Il s’exprime sur les raisons du succès du Mouvement 5 étoiles et en appelle à un travail de réflexion pour arrimer les secteurs populaires à la gauche italienne.


LVSL – À l’occasion des élections législatives, les résultats ont-il été sensiblement différents dans votre commune par rapport au niveau national ?

Nous avons eu sensiblement les mêmes résultats qu’au niveau national avec la défaite du Parti Démocrate et de la gauche en général. Sur la commune de Carmignane, le PD était jadis le premier parti. La coalition de droite, menée par la Lega de Matteo Salvini et le parti Forza Italia de Silvio Berlusconi, est désormais passée en tête. Pour l’expliquer simplement, Berlusconi est un homme de droite modérée et la Ligue se définit comme une droite souverainiste et anti-européenne. C’est un parti qui entretient de très bonnes relations avec le FN en France.

LVSL – Comment a évolué le vote en faveur du Parti Démocrate à l’occasion de ces élections ?

La Toscane a toujours été une région rouge. Historiquement, elle connaît un fort ancrage à gauche. C’est une région où le Parti Communiste Italien a toujours été fort, de même que l’aile gauche du Parti Démocrate pour lequel les électeurs votaient par tradition. Ce vote de tradition n’existe plus, en particulier chez les jeunes. Beaucoup de jeunes qui votaient traditionnellement à gauche ont voté pour le Mouvement 5 étoiles ou ne se sont pas déplacés. Néanmoins, il faut signaler que le taux de participation en Toscane est à peu près de 70%, ce qui est équivalent à ce qui s’est passé au niveau national. La mobilisation a été forte.

LVSL – Comment analysez-vous ce basculement alors que le Parti Démocrate était encore triomphant lors des dernières élections européennes ?

La défaite du PD peut être expliquée par un déplacement au centre de la ligne politique du PD. Ce déplacement des politiques vers la droite existe depuis plus de quinze ans. La partie la plus pauvre de la population ne se sent donc plus représentée par le Parti Démocrate.

Le deuxième motif de cette défaite réside dans l’importante immigration africaine en Italie. Elle arrive à Lampedusa et les flux migratoires cheminent alors à travers l’Italie. L’État italien a fixé aux préfectures des quotas pour accueillir les réfugiés politiques. Sur la ville de Carmignano qui compte 15 000 habitants, 30 personnes doivent être accueillies et hébergées. L’État italien subventionne à hauteur de 30 euros par jour ceux qui accueillent les immigrés. Par exemple, si c’est une association qui les accueille, elle reçoit des fonds pour subvenir aux besoins des réfugiés.

Une des raisons qui a déclenché la défaite du PD, c’est que les classes populaires, de la même manière qu’en France, ont vu des concurrents dans les immigrés, que ce soit des Chinois ou des réfugiés syriens. Ces catégories populaires ont alors l’analyse suivante : l’État donne de l’argent tandis que les immigrés prennent les travaux les plus bassement qualifiés et font concurrence aux travailleurs les plus précaires.

Depuis la crise économique et financière de 2008, l’Italie a connu une diminution de son PIB. La partie la plus pauvre de la population italienne est devenue encore plus pauvre. Un autre problème qui s’est mêlé à ça est l’inconsistance de la politique européenne. Les Italiens se sont sentis opprimés par l’Europe. Elle a été vécue comme une augmentation de la bureaucratie et des contraintes. C’est le ressenti des électeurs italiens.

LVSL – Une des spécificités de la Toscane réside dans les maisons du peuple. Comment fonctionnent ces structures ?

Il n’y en a que dans les régions rouges : la Toscane, l’Ombrie et l’Émilie-Romagne. Elles fonctionnent avec un président et un conseil d’administration. Les gens qui les fréquentent doivent être inscrits auprès de la maison du peuple. Initialement, elles concentraient les activités culturelles.

Elles fonctionnent de façon pyramidale avec trois échelons : l’échelon provincial, l’échelon régional et l’échelon national. Ces maisons sont actuellement en crise. Elles ont du mal à tenir leurs objectifs et se trouvent dans le rouge financièrement. L’équilibre financier est dur à trouver même si la majorité des activités reposent sur du bénévolat.

Ce sont essentiellement des gens de gauche qui s’investissent dans ces maisons même si d’autres associations catholiques existent et fonctionnent d’une façon similaire. Le bénévolat y occupe une place très importante.

LVSL – Comment interprétez-vous les percées du Mouvement 5 étoiles et de la Ligue ?

Le vote pour la Ligue provient de l’Italie du Nord, une zone plus industrielle et plus riche. Elle a fait une campagne très lourde contre l’immigration, les marginaux et les Tsiganes. Leur campagne était fondée là-dessus. Ils se sont par ailleurs fortement opposés à l’Union européenne.

Le Mouvement 5 étoiles est un mouvement qui n’a jamais été au pouvoir. Ils ont fait campagne sur une opposition plus générale. Ils ont insisté sur l’idée d’un revenu de citoyenneté, ce qui leur a permis de rencontrer un grand succès. Leur implantation est générale, mais se concentre plutôt dans le Sud de l’Italie qui connaît un taux de chômage énorme. Dans le Sud, 50% des jeunes sont sans travail. En proposant ce revenu de citoyenneté, ils ont eu un énorme succès.

La Ligue est en mesure de gouverner parce qu’ils ont déjà été au gouvernement. Ils dirigent des régions comme la Vénétie ou la Lombardie. La capacité du Mouvement 5 étoiles à gouverner est une inconnue complète. C’est un parti né il y a peu de temps.

LVSL – Quel rapport les Italiens entretiennent-ils avec l’Union européenne ?

Les Italiens n’ont pas confiance en l’Europe car le déficit public est important. Le déficit public de cette année est en-dessous des 3% mais nous avons un stock de dette accumulé. Toutes les dettes accumulées sont impressionnantes. Chaque citoyen italien a 30 000 euros de dette y compris les nouveaux-nés. Cela se traduit par un euroscepticisme important.

Quand nous étions maîtres de notre monnaie, nous pouvions dévaluer. Maintenant, c’est l’Europe qui décide de la valeur de l’euro. De plus, le prix des produits italiens est élevé. Résultat : la compétitivité italienne est en berne. Les partis de gauche n’ont pas su répondre au mal-être des populations envers l’Europe. On a un peu le même phénomène que pour le PS.

LVSL – A votre avis, comment faut-il repenser la question européenne ?

Après une telle défaite, c’est difficile de répondre à votre question. Toujours est-il qu’il faut réfléchir pour trouver une façon de répondre aux problèmes des populations les plus défavorisées. La gauche doit à nouveau porter les problèmes de ces classes qui ne se retrouvent plus actuellement au sein du PD. Ceux qui s’y retrouvent actuellement sont des personnes qui ne viennent pas des classes les moins favorisées : l’électorat du PD est constitué de retraités qui ont les moyens de vivre. Il faudrait réfléchir pour savoir comment porter les problèmes des groupes les moins favorisés, afin qu’ils se sentent soutenus par la gauche. Il faut de nouvelles réponses et pas uniquement reprendre les vieilles réponses du siècle dernier.

LVSL – On observe une vague d’extrême-droite puissante, notamment à l’Est de l’Europe. Pensez-vous que nous sommes à l’aube d’un nouveau risque fasciste en Italie ?

Plutôt qu’un regain du fascisme, on sent remonter le besoin d’un parti fort, d’un homme autoritaire qui décide et que les autres n’auraient plus qu’à suivre. C’est une caractéristique italienne que de faire confiance à un homme fort. Les personnes d’un certain âge et dotées d’un certain capital culturel sont plus proches du PD, mais les personnes plus démunies sont plus attachées à cette figure de l’homme fort.

C’est pour cela que l’on reparle de Mussolini. La démocratie c’est difficile, l’homme fort c’est plus rassurant, plus sécurisant. Au regard du contexte économique, les couches populaires ont besoin d’être rassurées car elles ne voient pas d’avenir à l’horizon. L’ascenseur social ne fonctionne plus et les jeunes n’ont que très peu de perspectives. Notre génération savait qu’à partir de la soixantaine, on aurait une retraite. Eux ont beaucoup de contrats à durée déterminée. C’est plus difficile de se construire un avenir dans ces conditions.

LVSL – Le contexte français est marqué par un regain d’intérêt pour Gramsci. Perçoit-on quelque chose de la même nature en Italie ?

Gramsci a été oublié depuis 20 ans. Il était très connu durant la période faste de la gauche italienne. Or, ces dernières années, les intellectuels de gauche n’ont pas su construire une globalisation alternative à celle du marché. D’après moi, le problème fondamental, c’est la mondialisation. Elle se traduit par l’évasion fiscale, la finance incontrôlée, l’économie de marché contrôlée par une minorité et les déplacements de populations des pays les plus pauvres vers les pays les plus riches.

Il y a un déplacement des populations qui ont été oppressées par la colonisation que cela soit en Afrique ou en Asie. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les nations avaient des pouvoirs mais après, la Russie, les États-Unis, la Chine ont pris le pouvoir tandis que le pouvoir européen a diminué. En Asie, on dit que l’Europe est un appendice de l’Amérique.

LVSL – Y’a-t-il selon vous des intellectuels qui commencent à faire ce travail à gauche ?

Depuis les dernières défaites, on a le début d’un processus de réflexion. En Toscane en tout cas, le processus est en marche y compris chez les citoyens de gauche. Le problème est surtout celui du Sud de l’Italie. Ce mouvement de renouveau peut partir du centre ou du Nord, car le Nord de l’Italie a une forte capacité commerciale et industrielle. Elle se situe au niveau des pays européens les plus riches comme l’Allemagne, ou encore de la Catalogne.

La Lega italienne, laboratoire politique de la droite d’après ?

L’annonce est tombée : Matteo Salvini, l’enfant terrible de la politique italienne, cousin transalpin de Marine Le Pen et Luigi Di Maio, patron du Mouvement 5 étoiles, viennent de terminer les négociations en vue de la formation d’un gouvernement de coalition en Italie. Qui est donc ce populiste à la barbe négligée et aux accents féroces qui agite tous les gouvernement européens ? Jadis axée sur la dénonciation des Italiens méridionaux, la stratégie de la Lega s’articule désormais autour de l’incarnation d’une droite identitaire et xénophobe, et d’une large union des droites et extrêmes-droites italiennes. Cette stratégie lui a permis de faire passer son parti d’un maigre score de 4% en 2013 à une position de leader d’un bloc alliant droites et extrême-droites. Au sein de ce bloc qui a réuni 37% des voix aux dernières élections, la Lega représente 18%. Fascinée depuis longtemps par l’Italie, l’extrême-droite française pourrait être tentée de s’en inspirer pour imposer à la France un funeste bloc réactionnaire, capable de prendre la tête de l’Etat comme c’est déjà le cas en Autriche et dans toute l’Europe de l’Est. 


C’est fait ! Le gouvernement italien est formé. Giuseppe Conte, un professeur de droit très lisse, en prendra la tête. Ce n’est pas officiel mais la presse italienne annonce que Luigi Di Maio et le Mouvement 5 étoiles prendraient le contrôle d’un grand ministère du travail pour mettre en place leur “revenu citoyenneté” d’un montant de 780 euros, Quant à Matteo Salvini, il devrait prendre la tête du ministère de l’Intérieur pour mener sa politique de répression à l’égard des migrants.

Outre la lutte contre l’immigration et le revenu de citoyenneté, cet accord prévoit  de renégocier le pacte budgétaire européen. Matteo Salvini et Luigi Di Maio prévoient également la mise en place de deux taux de flat tax à 15 et 20%. Ils promettent également de nationaliser les régies d’approvisionnement en eau, de développer l’agriculture biologique, de relancer les investissements dans les infrastructures publiques, de corriger la Loi Fornero, réforme très défavorable aux retraités et de fonder une nouvelle banque publique d’investissements. Les prochains mois nous diront probablement s’ils confirment cette orientation eurosceptique. En attendant, il s’agît pour nous de comprendre le tour de force opéré par Matteo Salvini car il pourrait malheureusement inspirer les droites et extrême-droites françaises.

L’Italie est notre passé, elle pourrait bientôt être notre avenir

«En politique, les Italiens furent nos maîtres» aime à rappeler Eric Zemmour. «De Machiavel à Mazarin, nos rois ont appliqué à la lettre leurs préceptes pour la plus grande gloire du Royaume de France. Au XXème siècle, l’Italie fut le laboratoire politique de toute l’Europe : ils ont inventé le fascisme dans les années 1920, la révolte des juges dans les années 1980, et le populisme anti-parti dans les années 1990» poursuit le polémiste réactionnaire dans une récente chronique sur RTL. On pourrait y ajouter le parti communiste italien qui a porté autant la régénération de la pensée marxiste sous la plume de Gramsci que l’euro-communisme par la voie d’Enrico Berlinguer. Le Berlusconisme est lui un signe avant-coureur, s’il en est, du Sarkozysme. Quant au Mouvement Cinq Etoiles, il est la version la plus pure du populisme, nouvelle vague qui abreuve la politique européenne.

Si la Lega obsède tant le prophète d’un nouveau bloc réactionnaire français, c’est qu’elle porte en elle les germes de cette « droite d’après » que Patrick Buisson appelle de ses vœux. Maniant la méthode populiste pour sortir de son carcan régionaliste, la Lega est parvenue à rallier à sa cause des masses d’électeurs italiens, y compris dans les régions historiquement sociale-démocrates ou démocrates-chrétiennes modérées comme le Friuli-Venezia-Giulia, où elle vient de mettre au tapis tous ses adversaires, à l’occasion d’une élection régionale. Pour passer d’un score de 4% en 2013 à un score qui avoisine les 18% en 2018, la Lega a ainsi opéré un tournant stratégique, et troqué le régionalisme anti-méridional contre un populisme réactionnaire à forte connotation xénophobe tout en ciblant l’Union Européenne. Surtout, la Lega est parvenue à réaliser « l’union des droites » si chère à Eric Zemmour, Patrick Buisson et autres Robert Ménard, ce qui la place ainsi en position de gouverner l’Italie. Elle a même réalisé le fameux « sorpasso », en coiffant au poteau la droite traditionnelle menée par l’éternel Silvio Berlusconi. Le Cavaliere est resté planté en dessous de la barre des 15%. Fascinée depuis longtemps par l’Italie, l’extrême-droite française pourrait être tentée de suivre la voie de son alter-ego transalpine pour constituer un bloc réactionnaire. Celui-ci unifierait 40% du corps électoral français et serait à même de former une coalition pour gouverner le pays, comme c’est le cas en Autriche.

Aux origines de la Lega, le mythe de l’indépendance de la Padanie

Créé en 1989 par Umberto Bossi, la Ligue du Nord est d’abord un rassemblement de ligues régionalistes, vénètes et lombardes. Son imaginaire se construit alors autour d’une utopique indépendance de la Padanie, région fantasmée, jamais clairement définie, bien qu’on la délimite en général par la plaine du Pô. Elle stigmatise alors « Roma Ladrona » (Rome la voleuse), et traite les Italiens méridionaux de « terroni » (cul-terreux). Selon les fondateurs de la Ligue, les riches régions vénètes et lombardes, plus européennes que méridionales, plus proches de Zurich que de Rome, sont malades de se traîner le boulet du Mezzogiorno italien.

« Sens comment ça pue ! Même les chiens s’enfuient, les Napolitains arrivent » chantait encore Matteo Salvini lors d’une fête de son parti en 2009.

Après l’opération Mains propres en 1992, une série d’enquêtes judiciaires qui a mis au jour un système de corruption et de financement illicite des partis politiques surnommé Tangentopoli, les Italiens balayent la quasi-totalité de leur classe politique. La Ligue du Nord capitalise alors sur le rejet de la caste politique et sur une stigmatisation des Italiens du Sud dont la traduction politique réside dans un autonomisme fiscal à tendance poujadiste. Le Midi italien est ainsi caricaturé en amas de feignants qui profitent des transferts sociaux venus des impôts vénètes et lombards, des transferts au demeurant captés par le règne de la Mafia et de la corruption. On retrouve d’ailleurs des restes de ce mépris à l’égard des Italiens méridionaux dans des paroles chantées par Matteo Salvini lors d’une soirée de ce qui était encore la Lega Nord en 2009 : « Sens comment ça pue ! Même les chiens s’enfuient, les Napolitains arrivent. » Son électorat comprend alors une forte composante populaire. 

Matteo Salvini opère la transformation de la Ligue du Nord en Lega italienne

Quand il arrive à la tête de la Lega en 2013, Matteo Salvini se trouve face à un champ de ruines. Loin de la barre des 10% qu’elle dépassait régulièrement dans les années 1990, la Lega est tombée à 4% lors des élections législatives de 2013. Umberto Bossi et son trésorier ont du se retirer de la direction du parti, dans un contexte d’accusations de détournements de fonds. Le jeune Salvini opère alors un changement radical de stratégie. Il le résume en une phrase : « Si nous marchions avec orgueil le long du Pô il y a quinze ans, aujourd’hui nous devons combattre l’extermination économique de l’Italie. Cette urgence est une question nationale ». Matteo Salvini entend ainsi mettre à distance, sans l’effacer totalement, le folklore régionaliste de son parti pour incarner la révolte du peuple italien.

« Bruxelles nous massacre avec l’euro et ses règles absurdes. L’immigration est désormais une invasion planifiée et le fisc nous tue tous, des commerçants aux artisans, des employés aux retraités, et cela à Brescia comme à Lecce », résume Matteo Salvini.

L’ennemi a changé : on ne stigmatise pas tant le terroni feignant et assisté que « l’invasion migratoire » qui frapperait l’Italie. Quant à la voleuse, elle s’est déplacée de Rome à Bruxelles. En octobre 2015, Matteo Salvini réunit ainsi 100 000 manifestants à Milan contre « l’invasion des clandestins. » Il demandait entre autres l’abrogation des accords de Schengen. La Lega a ainsi prévu d’expulser 600 000 clandestins en une mandature. Comme Marine Le Pen, Matteo Salvini s’appuie sur le rejet de l’Union européenne pour incarner la révolte du peuple italien contre Bruxelles : « Bruxelles nous massacre avec l’euro et ses règles absurdes. L’immigration est désormais une invasion planifiée et le fisc nous tue tous, des commerçants aux artisans, des employés aux retraités, et cela à Brescia comme à Lecce » explique-t-il dans des propos cités par Libération.  Il multiplie alors les actions coup de poing pour incarner ce Poujade à l’italienne : violent à l’égard de l’immigration, méfiant à l’égard de Bruxelles. On se souvient de ses visites impromptues dans des camps de nomades ou la récolte de signatures pour des référendums d’initiative populaire sur la sortie de l’Italie de l’euro, monnaie considérée comme « un crime contre l’humanité ».

Matteo Salvini emploie les mots qui tonnent et les formules qui claquent pour incarner le nouveau bloc nationaliste en naissance en Italie : « J’ai tout entendu : je suis un criminel, un raciste, un fasciste. Je fais peur à une petite fille de 7 ans (dont la mère adoptive a raconté qu’elle avait peur d’être renvoyée en Afrique). Elle ne doit pas avoir peur. Ce sont les trafiquants de drogue nigérians qui doivent avoir très peur de Salvini », a-t-il lancé en fin de campagne, rapporte Libération. Renouant avec les origines populaires de la Lega, il arrive à parler à l’électorat social-démocrate de l’Emilie-Romagne (habituel bastion communiste qui a accordé 20% de ses suffrages à la Lega lors des dernières élections régionales). Il a tiré une capacité à s’adresser aux secteurs populaires de ses jeunes années où il défendait un centre social en passe d’être expulsé à Milan et au cours desquelles il dirigeait les communistes padaniens. Pour séduire les électeurs Italiens, Matteo Salvini tente de personnifier la figure du père de famille : entreprenant, homme du commun pétri de défauts, de bon sens et de bonne volonté. Son poujadisme fiscal et ses régulières saillies contre la bureaucratie lui permettent également de rafler les voix des petits patrons, artisans et commerçants, et dépouille ainsi Berlusconi d’une partie de son électorat. 

Matteo Salvini se distingue également par des expéditions un peu plus baroques avec des visites à Moscou et Pyongyang. Pour Salvini, la Russie est « un rempart contre la mondialisation, l’islamisme et le pouvoir des Etats-Unis ». Il justifie ainsi sa visite à Moscou :  « Je n’y vais pas pour chercher de l’argent mais pour aider les entreprises italiennes exportatrices qui souffrent d’un embargo inepte. » Cette activité de « défense des intérêts » de l’Italie, le mène jusqu’en Corée du Nord avec des producteurs de pommes de Lombardie. A chaque fois, il est revenu enchanté de ses séjours en vantant « la tranquillité » et « la sécurité » de Moscou et de Pyongyang.

Dès 2014, Matteo Salvini a d’ailleurs créé « Noi con Salvini », une organisation dédiée à la conquête des cœurs méridionaux.

Cette nationalisation de la Ligue du Nord passe également par une attention particulière portée aux électeurs du Sud de l’Italie. Le Nord de la « Lega Nord » a été abandonné. Seule relique du passé : la figure d’Alberto da Giussano, un héros médiéval légendaire. On attribue à ce dernier d’avoir victorieusement défendu le Carroccio de la Ligue lombarde contre l’armée impériale germanique de Frédéric Barberousse. Sa silhouette s’affiche encore sur le logo de la Lega. Pour le reste, la Ligue communique surtout sur des slogans comme « Salvini Premier Ministre » et « Les Italiens d’abord ». Dès 2014, ce dernier a d’ailleurs créé « Noi con Salvini », une organisation dédiée à la conquête des cœurs méridionaux. Lors de ses meetings en Calabre, dans le Sud de l’Italie, il martèle ses thèmes  : l’immigration africaine, ces gens venus de ces pays « qui nous envoient leurs produits agricoles et leurs migrants », et l’insécurité. Il avance également des thèmes inhabituels pour un leader leghiste, notamment le développement des infrastructures de santé au Sud, ou la continuité territoriale que l’Etat doit assurer pour les îles (Sicile et Sardaigne), mais aussi pour les zones enclavées de la péninsule.

Il est désormais loin le temps où Salvini rejetait le drapeau Italien, ne ratait jamais une occasion de s’afficher avec un t-shirt « Padania is not Italy », ou soutenait la France à l’euro 2000 et l’Allemagne à la coupe du monde 2006. A l’époque, il tenait encore une émission sur radio Padania intitulée « Ne jamais dire l’Italie » .

Le Grand retour de la question méridionale

« Maintenant que l’Italie est faite, il faut faire les Italiens »  s’exclamait l’ancien président du conseil piémontais Massimiliano d’Azeglio après l’unification définitive de l’Italie. A en juger par les résultats des dernières législatives italiennes, la fracture Nord-Sud n’est toujours pas résorbée en Italie. Le pays est morcelé entre un Mouvement 5 étoiles aux scores mirifiques dans le Mezzogiorno italien et une Lega qui domine le Nord industriel. Quand le Mouvement 5 étoiles réalise 52% des voix à Naples et 48% des voix en Sicile, la Lega reste, elle,  cantonnée à 3 et 5 % dans ces deux zones. Bien que Matteo Salvini ait conquis près d’un million de voix au Sud, l’opération de « padanisation » du Mezzogiorno est loin d’être un succès. Malgré ses prétentions, la Ligue reste une Ligue du Nord. Elle domine notamment dans le Frioul Vénétie-julienne, en Lombardie ou encore en Ligurie. Cependant, il est vrai que la Lega a fortement progressé dans le centre du pays.

Carte du vote par parti arrivé en tête au niveau régional.

La question méridionale préoccupait déjà fortement Gramsci dans les années 1920-1930. On retrouve de nombreuses réflexions sur ce sujet dans Quelques thèmes de la question méridionale et dans les Cahiers de Prison. Dans Alcuni temi della questione meridionale, le Sarde écrit ceci : « On sait quelle idéologie les propagandistes de la bourgeoisie ont répandue par capillarité dans les masses du Nord : le Midi est le boulet de plomb qui empêche l’Italie de faire de plus rapides progrès dans son développement matériel, les méridionaux sont biologiquement des êtres inférieurs, des semi-barbares, voire des barbares complets, c’est leur nature ; si le Midi est arriéré, la faute n’en incombe ni au système capitaliste, ni à n’importe quelle autre cause historique, mais à la Nature qui a créé les méridionaux paresseux, incapables, criminels, barbares, tempérant parfois cette marâtre condition par l’explosion purement individuelle de grands génies, pareils à de solitaires palmiers qui se dressent dans un stérile et aride désert. »

L’intellectuel communiste regrette alors que contrairement à la France, l’Italie n’ait pas connu d’élite jacobine capable d’abandonner une partie de ses intérêts matériels immédiats pour unifier l’Italie dans une construction nationale-populaire. Pour Gramsci, le jacobinisme français a réussi à incorporer les demandes du Paris populaire constitué d’artisans et celles des masses paysannes françaises pour les rallier et constituer un bloc historique capable de balayer la société d’ancien régime et l’aristocratie qui la dirigeait. La bourgeoisie jacobine est ainsi parvenue à remplacer l’aristocratie et le clergé comme classes dirigeantes et dominantes

. Au contraire, le Risorgimento italien est une révolution passive, une sorte de révolution sans révolution. La bourgeoisie septentrionale a pris le pouvoir sans agréger les masses paysannes du Sud et les ouvriers du Nord à un quelconque processus d’intégration nationale. Le transformisme, opération de rapprochement programmatique entre la gauche et la droite italienne, opère alors un lent processus moléculaire d’agrégation d’un ensemble de clans pour permettre à la bourgeoisie industrielle du nord de l’Italie de garder la main sur le pays. Gramsci revient sur les alliances produites par la bourgeoisie septentrionale pour se maintenir au pouvoir : une alliance capital-travail avec les ouvriers du Nord sous l’égide de Giolitti au début du XXème siècle puis une alliance avec les catholiques du centre de l’Italie. Quoiqu’il en soit, aucune élite ne fait scission pour balayer la société d’ancien régime comme en France. Gramsci appelle donc le prolétariat à constituer cette sorte d’avant-garde, capable d’incorporer les demandes des masses paysannes pour rompre le bloc méridional et prendre le pouvoir dans le pays.

« Quant au taux de chômage, il est de près de 20 % en moyenne dans les régions méridionales, contre 8 % environ dans les régions septentrionales »

Chez Gramsci, le bloc méridional est cet amas qui lie les paysans souvent révoltés mais jamais organisés et ces propriétaires terriens qui contrôlent les latifundia, tout en restant assez détachés de leurs terres pour ne pas se préoccuper de l’amélioration de la productivité de ces terres. On trouve là le nœud de la question méridionale. Pour Gramsci, le prolétariat du Nord industriel de l’Italie doit être la classe montante qui va briser l’unité du bloc méridional pour parvenir à rompre l’illusion d’une sorte de nation méridionale et attacher les masses paysannes du Sud à un bloc historique constitué avec le prolétariat du Nord de l’Italie afin de renverser le pouvoir de la bourgeoisie. Le prolétariat doit alors être cette classe muée par un esprit de scission qui, comme le jacobinisme français, parviendra à intégrer l’ensemble de la société italienne dans un processus national-populaire pour balayer les miasmes de la société d’Ancien régime.

Si les structures de la société italienne sont tout à fait différentes aujourd’hui, la question méridionale reste posée. Les disparités entre Nord et Sud ne se sont résorbées que partiellement lors des trente glorieuses pour s’accroître de nouveau à partir des années 1970. Le PIB par habitant dans le Nord de la péninsule équivaut à celui de l’Allemagne, alors que celui enregistré dans le Mezzogiorno est identique à celui du Portugal. Quant au taux de chômage, il est de près de 20 % en moyenne dans les régions méridionales, contre 8 % environ dans les régions septentrionales. Dans son rapport annuel, la Svimez (association pour le développement industriel du Mezzogiorno) révèle qu’entre 2000 et 2014, le PIB du sud de la péninsule n’a augmenté que de 13 %. Sur la même période, il a cru de 24 % en Grèce et de 37 % en moyenne dans la zone euro.

La Lega italienne, préfiguration d’une union des droites françaises ?

Si la Lega doit nous intéresser sur le plan analytique, c’est qu’elle pourrait préfigurer une lame de fond dans l’évolution des droites et extrême-droites européennes. Un nouveau bloc réactionnaire, capable de gouverner de nombreux pays, pourrait se constituer en marchant sur les deux jambes de la Lega : l’union des droites, et une “politique de civilisation” pour employer le terme cher à Patrick Buisson, homme central dans la reconfiguration à venir au sein des droites et extrême-droites françaises.

Matteo Salvini, en compagnie de Marine Le Pen, Gerolf Annemans (Vlams Belang belge), Geert Wilders (PVV néerlandais) et Harald Vilimsky (FPÖ autrichien). ©Euractiv.com

Au lendemain de l’opération Mains propres en 1992, la quasi-totalité de la classe politique italienne est balayée. Le vieux balancement entre la démocratie chrétienne et le parti communiste italienne s’effondre. Émerge alors une bizarrerie politique, le berlusconisme, qui si l’on veut bien s’en souvenir, préfigure l’émergence du sarkozysme en France. C’est dans ce champ de ruines que va se construire l’unité de la destra italienne. Quelques unes des ses figures politiques préparent alors le terrain pour faire émerger un nouveau bloc des droites, enfin réunifié et cimenté par l’anti-communisme. Forza Italia parvient ainsi à engager le dialogue avec les restes du MSI incarné par Gianfranco Fini et Alessandra Mussolini, et la Ligue au Nord. Au Nord, se constitue l’alliance électorale Lega-Forza Italia avec la formation du Polo delle Liberta, et au Sud, le MSI et Forza Italia s’allient au sein du Polo del Buon Governo.

« La droite ne se structure plus par son adhésion au néolibéralisme ni par un étatisme philippotien mais bien par un retour aux valeurs traditionnelles, à un césarisme autoritaire et à un identitarisme poujadiste et xénophobe. Elle offre la possibilité de constituer un bloc réactionnaire capable de prendre en main l’Etat. »

Cette coalition se fracture dix-huit mois plus tard, mais une rupture est opérée. Une grande coalition allant du néo-fascisme italien au libéralisme berlusconien, en passant par le régionalisme xénophobe de la Lega n’est plus quelque chose de totalement incongru.

La force de Salvini est d’incarner le pôle le plus dynamique de cette destra et de cimenter son logiciel idéologique. Le populisme anti-juges à forte tendance anti-communiste et libéral du berlusconisme est désormais dépassé par une critique réactionnaire de l’ordre néolibéral. Elle a notamment été théorisée par l’ancien ministre de l’économie Giulio Tremonti dans La paura e la speranza. Face au tout marché et aux désordres que provoque la globalisation, il propose d’en revenir à certaines valeurs cardinales : la famille, l’identité, l’autorité, l’ordre, la responsabilité et le fédéralisme. Ces valeurs font écho à la « politique de civilisation » défendue par Patrick Buisson en France ou au combat pour « l’identité nationale » d’Eric Zemmour. La Lega devient ce parti xénophobe, fer de lance de la lutte contre l’Islam et pour la défense des identités multiples (locales, régionales, nationales, et européennes) de l’Italie. Elle tente d’incarner la révolte du peuple italien contre l’Union européenne, la corruption, le déclin économique et la bureaucratie. Elle marche sur les deux jambes de l’extrême-droite : un identitarisme ethnique et anti-musulman, et un poujadisme anti-Etat et anti-impôts qui permet de rallier un électorat populaire et conservateur sans effrayer la petite bourgeoisie en crainte de déclassement, tare que subit encore le Front National. 

A ce titre, elle inspire fortement les partisans de l’Union des droites en France. La droite ne se structure plus par son adhésion au néolibéralisme ni par un étatisme philippotien mais bien par un retour aux valeurs traditionnelles, à un césarisme autoritaire et à un identitarisme poujadiste et xénophobe. Elle offre la possibilité de constituer un bloc réactionnaire qui s’estime capable de répondre aux désordres de la mondialisations. Une issue qui doit inquiéter tout le mouvement progressiste français tant la constitution d’un tel bloc rendrait la droite et l’extrême-droite françaises capables de s’emparer du pouvoir, et d’imposer une séquence politique réactionnaire à la France et à l’Europe. 

Crédits photos :

Matteo Salvini en 2017 au Parlement Européen. ©European Parliament

Sources : 

http://www.slate.fr/story/159385/matteo-salvini-avenir-droites-europeennes

http://www.lemonde.fr/politique/article/2014/11/28/matteo-salvini-le-cousin-italien-de-marine-le-pen_4531059_823448.html

http://www.lemonde.fr/decryptages/article/2018/02/23/les-deux-italie-de-matteo-salvini_5261709_1668393.html

https://www.lesinrocks.com/2018/03/11/actualite/qui-est-matteo-salvini-lhomme-qui-fait-renaitre-lextreme-droite-italienne-111055859/

http://www.liberation.fr/planete/2015/01/28/matteo-salvini-le-le-pen-du-po-a-la-conquete-de-l-italie_1190709

Antonio Gramsci et ses ennemis

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Antonio Gramsci, intellectuel communiste et fondateur du PCI.

Politique et morale ne font pas toujours bon ménage. La stérilité d’un journalisme enclin à l’indignation plus qu’à l’analyse en témoigne. Antonio Gramsci, qui maîtrisait cet art, ne se croyait pas tenu d’exprimer son déplaisir moral. L’indignation, à son sens, émousse le sens critique et dévoile la pruderie des militants enclins aux vœux de pureté idéologique et attachés aux programmes monolithiques.


Le cofondateur du parti communiste italien reprochait à beaucoup de ses camarades de lutte leur ignorance satisfaite, plus encline à l’indignation qu’à l’interrogation, et leur dédain à l’égard de toute culture associée au camp adverse, réactionnaire ou religieux. Il ne suffit pas, estimait Gramsci, de vouer les curés et les intellectuels réactionnaires à l’enfer obscurantiste pour qu’ils cessent d’exercer une influence tenace. Il ne suffit pas de mimer l’écoeurement à l’approche d’idées jugées « nauséabondes » pour éviter qu’elles ne se répandent. Sans le soutien d’une froide démarche d’analyse, l’indignation devient pour le journaliste une véritable tare et fait courir aux progressistes le risque de l’obscurantisme le plus crasse. Gramsci incitait plutôt, pour échapper aux connivences grégaires, à enjamber les barrières idéologiques et à s’aventurer en terre inconnue.

Le journalisme fut pour ce philosophe et militant marxiste une expérience décisive. S’y exerçant à juger avec prudence, il y satisfaisait son goût prononcé pour la confrontation des idées et des convictions les plus éloignées entre elles. « Il m’est nécessaire, écrira-t-il en prison à sa belle-sœur Tatiana, de me placer d’un point de vue dialogique ou dialectique, autrement je ne sens aucune stimulation intellectuelle ». Gramsci redoutait plus que tout le confort et l’hermétisme intellectuels : « je n’aime pas lancer des pierres dans le noir ; je veux sentir un interlocuteur ou un adversaire concret ». La peur de l’asphyxie intellectuelle, de l’entre-soi satisfait, engage Gramsci dans son titanesque projet de lecture et d’écriture de prison. Mieux qu’un essai définitif, ses Cahiers déploient une pensée vive, nourrie et amplifiée par l’assimilation et le dépassement des idées adverses.

I. Délivrez-nous des purs !

« Ah, les purs ! … Toutes les idées, tous les partis ont de ces gardiens de la pureté, hystériques et fanatiques, mauvais garçons qui se masturbent, ou vieux célibataires aigris, qui sont profondément convaincus d’avoir reçu la mission de propager le vrai christianisme, ou la vraie république, ou le vrai socialisme et sauvent à tout moment les faibles âmes des contacts peccamineux, et écrasent les hérétiques sous le poids de leur sainte immaculée indignation.

Qui nous sauvera, o Christ, o Marx, o Mazzini, de vos très purs et incorruptibles disciples ? »

En lançant ces imprécations, Gramsci clame son exaspération à l’égard des militants cramponnés à des étiquettes politiques périmées, à des principes abstraits, à des entités morales désincarnées. Les actuels missionnaires de la « vraie » gauche ou de la « vraie » droite pourraient allonger la liste. Ces « purs », comme Gramsci les appelle, risquent de s’aveugler sur les enjeux immédiats et sur l’évolution réelle des rapports sociaux. Confites dans une auto-complaisante intransigeance, ces bonnes âmes s’épuisent pour des absolus qui les décevront. A force de fuir le « contact peccamineux » des idées qui leur déplaisent, la possibilité même d’une contradiction leur paraît extravagante. L’existence de l’adversaire devient une aberration à traiter par le mépris ou la dérision. Et cela, quelque soit son crédit auprès du grand nombre. On doit à cette tendance l’infamant épithète « populiste ». Le traitement du peuple mal-votant, celui qui bascule vers les extrêmes, par des élites empanachées de vertu nous suggère que Gramsci avait vu juste.

L’esprit libre, à la différence du « libre-penseur », sait que son émancipation dépend d’une confrontation constante à la contradiction des points de vue. Sa liberté n’est jamais acquise une fois pour toutes.

Dans un article de juin 1918 intitulé « Libre pensée et pensée libre », Gramsci rejoint, contre ses camarades libertaires ou « libres-penseurs », le camp de la « pensée libre », c’est-à-dire de ceux qui conçoivent et comprennent la divergence des convictions grâce à une quête méthodique des causes historiques des conflits sociaux. Les socialistes, écrit Gramsci, en tant qu’ils « pensent librement, historiquement, comprennent la possibilité de la contradiction, et pour cela la vainquent plus facilement, et ainsi ils élargissent la sphère idéale et humaine de leurs propres idées. Les libertaires, en tant qu’ils sont des dogmatiques intolérants, esclaves de leurs opinions particulières, s’essoufflent dans de vaines diatribes, rapetissent tout ». L’esprit libre, à la différence du « libre-penseur », sait que son émancipation dépend d’une confrontation constante à la contradiction des points de vue. Sa liberté n’est jamais acquise une fois pour toutes.

Autrement dit, Gramsci défend une véritable éthique militante, une discipline incitant à voir dans l’adversaire politique un être conscient et raisonnable, même quand ses positions semblent à première vue aberrantes. Tout mobile, toute idée capable de mouvoir une collectivité est, aux yeux de Gramsci, digne d’intérêt, de compréhension.

 

II. Ne nous laissez pas succomber à l’indignation…

Renoncer à la « pureté » idéologique, aux étiquettes partisanes, aux codes et aux symboles d’initiés, s’avère pour Gramsci nécessaire au renouvellement des idées et des débats : une culture politique prisonnière de sa tradition se condamne à la marginalité. Or l’indignation, même légitime, condamne ceux qui la partagent à hoqueter en choeur, à « hashtaguer » férocement. Elle arrache la cause dont elle s’empare aux cadres sociétal et juridique pour la livrer à l’arbitraire vindicte collective. L’indignation dispense d’articuler, et donc de penser. Une ambition hégémonique engage à l’inverse une mise à distance des affects incontrôlés, propices aux interprétations toutes faites, aux automatismes aveugles.

Ainsi, pour dénoncer des exactions policières tout en déjouant les attentes du camp opposé, Gramsci refuse de s’installer dans une posture de contestation systématique et irréfléchie. Répudiant « la coutumière tirade sentimentale, et discrètement mièvre, contre la réaction sévissante », il propose, plutôt que l’expression d’un ressentiment, une expertise circonstanciée et historiquement située de ce à quoi « nous nous sommes habitués à donner le nom de réaction ». De la même façon, tout hostile qu’il soit à l’Église catholique, Gramsci renie l’anticléricalisme socialiste « pour sa confuse ou arbitraire et imbécile pétulance ». L’analyse se substitue aux anathèmes. Le journalisme n’est pas pour lui l’instrument d’expression de l’indignation mais celui de conquête d’une maîtrise théorique.

L’esprit de complexité, la prudence du jugement, que Gramsci prête aux « bons » socialistes, sont les premiers signes distinctifs d’un mouvement potentiellement hégémonique.

Gramsci en effet ne met pas l’outrance verbale au service de la morale mais de la rigueur. Il contient sa virulence pour étudier l’ennemi valeureux et pourfend impitoyablement l’allié médiocre. Si un camarade de parti se laisse aller à la caricature, Gramsci ne se prive pas de le remettre, parfois férocement, à sa place. Une certaine Cristina Bacci, camarade socialiste, apprit à ses dépens à ne pas attaquer sans connaître un mouvement d’extrême-droite aussi complexe et influent que l’était dans les années 1920 l’Action française. Après avoir opposé aux invectives de la militante un tableau nuancé et précis du courant monarchiste de Charles Maurras, Gramsci retourne contre les journalistes dilettante l’épithète d’« obscurantistes ».

Cette exigence de clarté idéologique ressurgit à l’occasion des querelles avec les libertaires qui reprochaient aux socialistes leur manque de solidarité. Gramsci, en réponse, réaffirme sans ménagement son impératif de critique méthodique, universelle et inconditionnée. « A l’indignation des libertaires, écrit-il, nous opposons l’affirmation de notre droit absolu à appliquer la critique prolétaire à tout le mouvement ouvrier ». Le partage d’une culture politique commune ne justifie pas à ses yeux une plus grande indulgence, au contraire. Considérant les socialistes « plus libres spirituellement (et donc plus libertaires, effectivement) que les libertaires », Gramsci désavoue le romantique spontanéisme des libertaires : « nous avons, estime-t-il, une meilleure perception de la complexité des faits mêmes et nous ne jugeons pas spontané (libertaire, volontaire, conscient) le mouvement d’une foule qui a entendu des discours anarchiques, mais nous disons : cette foule est elle aussi gouvernée, elle est elle aussi sous l’influence d’un pouvoir, et elle est mal gouvernée par ce que ce pouvoir est exercé de façon chaotique ». Décidément très malmenés par le jeune journaliste, les « libertaires » illustrent cette fois une compréhension binaire des conflits sociaux qui verrouille et dégrade le débat. Non seulement ce « gauchisme » s’égare dans une bataille donquichottesque contre un ennemi rendu invisible à force de caricatures, mais au-delà il esthétise les mouvements de foule sans interroger les mobiles et les déterminations souterraines en jeu.

L’esprit de complexité, la prudence du jugement, que Gramsci prête aux « bons » socialistes, sont les premiers signes distinctifs d’un mouvement potentiellement hégémonique.

III. Aimez – méthodologiquement – vos ennemis

Le principe de la sympathie méthodologique, de suspension provisoire du jugement en vue d’une plus intime compréhension des enjeux actuels, n’implique aucune affinité morale ou politique avec l’interlocuteur. C’est une discipline qui vaut, selon Gramsci, pour toute pensée, toute culture, capables de « faire histoire », c’est-à-dire d’emporter l’assentiment, la mobilisation de masses de personnes. Or l’intellectuel ne peut décréter cette capacité, il ne peut que la constater et en tirer enseignement.

Ainsi, à l’occasion d’une querelle avec des journalistes fascistes anticléricaux, Gramsci fait remarquer que la presse catholique, même médiocre, mérite qu’on la considère en tant qu’elle reflète « une puissance, l’Église romaine, qui est liée avec des millions et des dizaines de millions d’habitants du monde » et qui « développe, dans l’histoire du genre humain, une action positive, que l’on peut détester mais qu’il faut respecter et avec laquelle il faut faire ses comptes, justement parce que c’est une force positive, qui gouverne un immense appareil de domination et de suprématie ». Cette déclaration est révélatrice de l’exigence de justesse et de précision qu’a Gramsci. L’ambition de mesurer l’influence concrète des acteurs politiques non progressistes obéit à ce que Gramsci juge être le « premier canon de réalisme », à savoir « reconnaître la réalité des autres ».

En pillant les ressources argumentatives et rhétoriques de l’adversaire on l’affaiblit davantage que par une violente offensive. La démarche hégémonique, autrement dit, n’est pas affirmation triomphante de soi mais absorption subreptice de l’autre.

Pour ne pas risquer de sous-estimer l’adversaire, Gramsci s’applique avec zèle à le connaître. Abonné au quotidien monarchiste d’Action française très populaire alors en France, il proclame être aussi « un lecteur assidu de la presse catholique ». « Ma manie de la confrontation, écrit-il, s’exerce plus assidûment et plus perfidement parmi les journaux catholiques ». Ces lectures sont déterminantes pour le projet politique gramscien : l’Action française lui fournit en effet un modèle de technique journalistique et d’éducation militante, l’Église un réservoir d’expériences culturelles vouées à la diffusion d’une vision du monde. On gagne plus, apparaît-il, à imiter et à subvertir l’idéologie antagoniste qu’à l’ignorer hautainement. Si votre ennemi triomphe parce que le diable s’en est mêlé, envisage Gramsci en empruntant au folklore italien une expression haute en couleur (« se c’è stato di mezzo la coda del diavolo »), eh bien « apprenez à avoir le diable de votre côté ».

Avoir le diable de son côté, c’est appliquer les principes tactiques de Lénine, reformulés par Gramsci dans le quotidien communiste L’Unità : neutraliser les ennemis des classes populaires implique « une activité avant tout tactique, soucieuse de procurer au prolétariat de nouveaux alliés ». Pour cela, écrit-il, il faut « utiliser tous les alliés possibles, aussi incertains, oscillants et provisoires qu’ils soient ». En pillant les ressources argumentatives et rhétoriques de l’adversaire on l’affaiblit davantage que par une violente offensive. La démarche hégémonique, autrement dit, n’est pas affirmation triomphante de soi mais absorption subreptice de l’autre.

Pour décrire sa propre entreprise, Karl Marx se comparait à Dante, citant ces vers du poète florentin, lorsque, à l’entrée de l’enfer, il constatait que

ici il convient de laisser tout soupçon

toute lâcheté ici doit être morte1

Gramsci ne dit en somme rien de plus. Congédier le souci de pureté idéologique, se dépouiller du soupçon instinctif et de l’indignation systématique, surmonter le lâche dégoût pour une façon de penser jugée immorale, ces trois canons d’un journalisme véritablement éclairé sont aussi les principes d’une stratégie politique gagnante.

1 « Qui si convien lasciare ogni sospetto

Ogni viltà convien che qui sia morta ». Dante Alighieri, Inferno, chant III, v. 14-15

L’anomalie de la gauche italienne, entre scission et déjà-vu ?

Nous publions ici un article de Loris Caruso paru initialement le 2 décembre 2017 dans la revue italienne Senso Comune.

Comment se fait-il que la gauche italienne, qui fût un temps la plus grande et la plus influente d’Europe, soit devenue aujourd’hui la gauche la moins puissante du continent ? Comment se fait-il que l’Italie demeure le pays européen incapable faire naître des projets à la fois novateurs et mobilisateurs ?

Aux racines du mal : la compromission avec les forces gouvernementales néolibérales

Ce sont des questions qui vaudraient la peine d’être étudiées. Le spectacle qu’a donné la gauche italienne au cours de ces derniers mois, mais plus généralement dans la dernière décennie, impose une réflexion, et cela peu importe le résultat des prochaines élections législatives.

Gramsci était convaincu que la réduction de la politique au seul terrain électoral était le premier indicateur de sa crise organique. Depuis dix ans, la gauche italienne n’a rien fait d’autre que d’essayer de se reconstruire sur le terrain électoral, sans y réussir. Au contraire, elle s’est engagée dans des positions toujours plus paradoxales. Pourquoi ? On peut y répondre par quelques hypothèses qui devront toutefois être approfondies ultérieurement.

La première cause déterminante réside dans le fait qu’au sein des gauches « radicales » européennes, seule l’italienne a assumé le pouvoir d’Etat. Au moment où il gagne les élections, Tsípras n’a jamais gouverné, de même pour Corbyn ou Podemos, lorsqu’ils se sont imposés sur la scène politique. De son côté, la droite, quand elle gouverne, déçoit ses électeurs. Mais elle soulève, elle, beaucoup moins d’attentes et d’espoirs. Le vote de droite est quasiment toujours un vote de conformation à l’ordre social et à l’hégémonie existante. La gauche s’affirme à travers la contre-hégémonie et le conflit qui promet des changements profonds et visibles. Elle doit toujours faire un travail plus difficile, et ne pas décevoir les attentes. Quand elle les déçoit, la désillusion de ses électeurs est quasi-définitive.

“Cet héritage a laissé à la gauche italienne l’instinct de devoir constamment se faire reconnaître comme étant une force« hyper-institutionnalisée », non menaçante pour les élites. C’est la raison pour laquelle elle n’a pas du tout été en mesure d’interpréter les fractures centrales de la politique contemporaine, alors que la société est divisée entre le sommet et la base, les inclus et les exclus du système politique.”

C’est pour cette raison que, des forces qui ont gouverné avec Prodi, il n’a jamais pu naître un nouveau projet politique. La crise de la gauche italienne commence là. A cela on ajoutera que, lorsque la gauche radicale pesait encore, elle a trop peu fait pour ne pas être perçue comme une « caste de gauche ».  Elle ne s’est pas assez démarquée de l’image de la classe politique privilégiée et perçue comme déconnectée de la réalité.

L’incapacité de la gauche italienne à capter les fractures nouvelles de la société italienne

Antonio Gramsci, auteur des Cahiers de Prison.
©eugeniohansenofs

Le second problème couvre un cycle plus long. Toutes les forces actuellement classées à gauche du PD (Parti démocrate) sont le fruit de l’histoire du PCI (Parti communiste italien) : elles sont les héritières des mille et une scissions qui ont frappé ce parti. Ce cycle interminable n’est-il pas révolu ? Cela ne renvoie-t-il pas à un moment trop lointain pour pouvoir transmettre et passer aux électeurs quelque chose qui a trait avec le présent ? Cette histoire est finie mais demeure encore vive et pesante. Cela constitue tout le paradoxe : cet héritage a laissé à la gauche italienne l’instinct de devoir constamment se faire reconnaître comme étant une force fiable, « hyper-institutionnalisée », non menaçante ou dangereuse pour les élites. C’est la raison pour laquelle elle n’a pas du tout été en mesure d’interpréter les fractures centrales de la politique contemporaine, alors que la société est divisée entre le sommet et la base, les inclus et les exclus du système politique.

Quelles sont, en revanche, les conditions qui, dans des contextes aussi bien européens qu’extra-européens, ont favorisé l’émergence de nouveaux projets portés par de nouveaux leaders comme par exemple la France Insoumise, Podemos, Corbyn ou Sanders ? Avant tout, et comme dit précédemment, le fait ne pas avoir gouverné  reste un élément central de l’explication – ou du moins, dans le cas de Mélenchon, il y a une dizaine d’années maintenant au sein du gouvernement Jospin ; une expérience de gouvernement un peu différente de celles de Prodi, Monti ou Renzi. Deuxième élément de l’analyse : le fait d’avoir lancé quelque chose de nouveau et de ne pas avoir simplement « remixé » les partis déjà existants.

“De ces élections législatives émergera, selon toute vraisemblance, une situation de chaos, de crise structurelle autant pour le système politique et pour nombre de ses principaux acteurs.”

Viennent ensuite les conditions contextuelles fondamentales qui favorisent l’émergence de nouvelles forces : le fait qu’un pays soit frappé simultanément par une crise à la fois politique et socio-économique qui délégitime les élites existantes ; la présence d’une forte mobilisation qui construit une nouvelle identité collective ; la forte audience médiatique d’un leader ou d’un groupe ; la nécessaire existence d’un outsider au système politique existant, ou le fait d’être un outsider à l’intérieur des partis comme pour Sanders et Corbyn ; la possibilité de pouvoir tirer parti d’un vaste réseau d’activistes et de militants, jeunes et porteurs de nouvelles pratiques et de nouvelles identités.

A chacune des occasions au cours desquelles se sont développés de nouveaux projets politiques, trois de ces conditions étaient alors réunies. En Italie, seule la dernière est pour le moment présente. Le problème réside donc surtout dans la nécessité de construire ces quelques conditions manquantes, celles sur lesquelles on peut agir (la mobilisation collective et la visibilité médiatique de nouvelles figures), en prévision de ce qui sera le moment décisif de la politique italienne. Ce moment ne sera pas les élections, mais après les élections.

De ces élections législatives émergera, selon toute vraisemblance, une situation de chaos, de crise structurelle autant pour le système politique et pour nombre de ses principaux acteurs. Ce qui se fait maintenant doit être fonctionnel et efficace afin de pouvoir agir dans ce contexte, en travaillant sur les conditions nécessaires, mais pour le moment absentes, à l’invention d’un nouveau progrès. La gauche italienne doit regarder devant pour une fois, avec un esprit visionnaire et stratégique à la fois sur la probable crise future, les élections européennes de 2019 et la possibilité de nouvelles élections législatives.

Traduction réalisée par Pinelli Talcofile

Crédits photos : Massimo D’Alema. Ancien membre du Parti Communiste Italien et ministre des affaires étrangères de Romano Prodi, il fait partie des personnalités à l’initiative de l’alliance de gauche MDP – articolo 1.  ©WeEnterWinter. Licence :  Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0

“Macron est un joueur de flûte” – Entretien avec Gaël Brustier

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure

Gaël Brustier est conseiller politique, essayiste et politologue. Il est notamment l’auteur de Le Mai 68 conservateur : que restera-t-il de la Manif pour tous ? paru en 2014 aux éditions du Cerf et de A demain Gramsci, paru en 2015 chez les mêmes éditions.


 

LVSL : Vous évoquez dans la première partie de votre ouvrage la « fascination de l’extrême-droite pour Gramsci ». Dans quelle mesure la référence à Gramsci a-t-elle joué dans l’élaboration de leurs stratégies ?

D’abord la fascination de l’extrême droite pour Gramsci est ancienne. Franco Lo Piparo dit qu’il est très probable que le premier lecteur des Cahiers de Prison ait été Mussolini. De manière plus significative, en Italie, Ordine Nuovo et une partie du MSI, les camps Hobbits dans les années 1970, se sont réclamés de Gramsci. La fille de Pino Rauti dit de lui qu’il était un intellectuel gramscien. En Italie, et en France dans les années 1970, avec la Nouvelle droite autour d’Alain de Benoist, il y a l’idée d’un gramscisme de droite. Il y a bien sûr des angles morts dans le gramscisme de droite. Jean-Yves Le Gallou l’a reconnu devant Nicolas Lebourg : il n’y a pas de prise en compte du bloc historique. Pour eux, le combat culturel se résume à imposer des mots. La conception que se font les droites italienne et française de Gramsci est assez simpliste.

Ensuite, l’extrême droite a toujours un complexe d’infériorité par rapport à la gauche. Les gens de droite sont fascinés par ce qu’ils estiment être le pouvoir culturel de la gauche. Dès qu’on interroge un militant d’extrême droite, qu’il soit païen ou ultra-catholique, il est béat d’admiration devant les marxistes, devant le PCF, etc. Le Printemps français, par exemple, puise son iconographie dans le PCF des années 1950, la Manif Pour Tous allait puiser ses identifiants et ses symboles dans l’histoire de la gauche et de Mai 68. Le complexe d’infériorité par rapport à la gauche est donc pour beaucoup dans cet usage de Gramsci.

C’est une utilisation de Gramsci très hémiplégique, résumée à l’idée du combat culturel pour imposer une vision du monde. On ne retrouve pas l’idée que l’hégémonie commence à l’usine, qu’il existe une pluralité de fronts : le front social, le front culturel, le front économique, qu’il faut mener en même temps. La droite française est rétive à l’idéologie et est fascinée par les gens qui organisent leur pensée. Ils sont persuadés que les socialistes ont une idéologie, un projet, c’est vous dire…

LVSL : Comment expliquez-vous le succès de l’extrême droite nationale-populiste ? A travers notamment la réappropriation des signifiants liberté, démocratie, etc.

A partir de 2011 et jusqu’à maintenant, on observe un cycle de cinq années au cours desquelles ces droites ont été extrêmement dynamiques. Ce cycle correspond aux suites de la crise. Dans ce dernier cycle, on remarque une prise en compte des mutations des sociétés occidentales et des préoccupations liées aux libertés individuelles. Il y a une demande d’Etat social paradoxalement combinée à une méfiance à l’égard de l’Etat concernant les libertés individuelles jugées menacées. C’est Andreas Mölzer, du FPÖ autrichien, qui misait sur les questions de libertés numériques par exemple. Ils tentent de conquérir un électorat qui jusque-là leur échappait. Par exemple, les femmes et les homosexuels, à qui ils expliquent que les musulmans sont leurs ennemis mais aussi les diplômés. Il y a donc une mutation des droites national-populistes à partir de la crise à la fois sur la relative prise en compte de l’individu autonome, et sur la question démocratique car ils se posent comme les principaux contestataires des malfaçons démocratiques et comme les défenseurs d’une démocratie idéale. Ils prennent en considération un certain libéralisme culturel, paradoxalement combiné au conservatisme qui a pour clé de voûte la haine de l’islam et un occidentalisme, dont ils n’ont pas le monopole puisqu’il est partagé jusqu’au cœur de la « gauche ».

LVSL : Vous écriviez en octobre 2016 l’article « Et à la fin, c’est Wauquiez qui gagne », dans lequel vous reveniez sur l’ambition du président de la région Auvergne-Rhône Alpes de fédérer toutes les chapelles de la droite en un seul et même parti. Cette ambition vous semble-t-elle réalisable aujourd’hui, malgré l’émergence d’un pôle néolibéral représenté par La République en Marche et les vifs débats qui agitent actuellement le Front national ? L’union des droites est-elle possible ?

Oui, je le pense. Il y a un obstacle, c’est le patronyme Le Pen. Pour le reste, et Philippot l’a compris, c’est le triomphe des mégretistes : Bruno Mégret a dit récemment que dans la stratégie actuelle, ce qui manque, c’est l’union des droites. Evidemment, tout cela est bloqué par le fait que le mode d’organisation du FN ne permet pas une évolution rapide. Le FN est tout de même une affaire familiale, même sur le plan juridique. C’est assez compliqué de faire évoluer les choses rapidement. Personne ne veut tenter sa chance au Front national car il risquerait d’être viré au bout de quelques années, comme Florian Philippot.

Je pense qu’un espace se constitue à droite. Ils bâtissent une droite qui est l’antithèse totale de la droite gaulliste qui a dominé les débuts de la Ve République. C’est assez amusant de voir l’utilisation de l’Algérie pour liquider l’héritage du gaullisme. Les droites se recomposent à partir d’éléments anciens et nouveaux, et la grande victime sera De Gaulle, qui va finir déboulonné : ils diront qu’on a abandonné les harkis, mettront en avant les massacres d’Oran, parleront de crime contre l’humanité. Valeurs actuelles et Le Figaro Magazine s’en donneront à cœur joie et ce sera fini : à partir de là, il n’y aura plus de barrière idéologique entre le FN et la droite parlementaire car ils seront dans la même vision idéologique identitaire-sécuritaire. Anti-mai 68 ? Non, pro-avril 61 ! Ce qui se passe à droite c’est un Petit-Clamart qui est en passe de réussir.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Le gaullisme existe-t-il encore aujourd’hui ?

Non, je ne pense pas. Il y a des reliquats, mais l’héritage va être liquidé. Cela a commencé avec Juppé il y a 25 ans. Il se prétend gaulliste aujourd’hui, mais il a liquidé les cadres gaullistes du RPR, impitoyablement. Dupont-Aignan qui prétendait être gaulliste a prouvé, en se ralliant à Le Pen, qu’il était étranger à la culture d’une France qui avait en mémoire le maquis. Il existe des familles, il existe une France où l’idée de voter pour le parti de Victor Barthélémy et Roland Gaucher ou de leurs séides locaux, des Sabiani aux Henriot, est impossible. Ce n’est pas massif dans le pays mais ça existe.

LVSL : Cela implique une rupture radicale avec les classes populaires, ou une tentative de les conquérir uniquement à travers le prisme identitaire ?

Oui, je ne pense pas que ce soit une option viable dans l’évolution des clivages aujourd’hui. Il y a des conséquences de la crise qui sont matérielles, et une gauche radicale qui monte. Je pense que la question identitaire est un peu derrière nous. La dernière présidentielle ne s’est pas jouée sur les propositions de droite ou d’extrême droite, aucun de leurs thèmes ne s’est imposé dans la campagne. Je pense qu’on en est à la fin de la droitisation, c’est-à-dire du processus continuel de déplacement à droite du débat public. En revanche, je ne vois pas pour l’heure de signe de « gauchisation » mais plutôt la possibilité d’activation d’autre clivages et d’articuler des demandes, des colères, d’une nouvelle façon.

C’est comme après un tremblement de terre : tout s’est écroulé. Même s’il n’y a pas de secousses à venir, le monde d’hier est révolu. On ne peut pas pointer l’arabe du coin de la rue comme fauteur de troubles dans une ville où il n’y a plus d’usines, c’est aussi une réalité. A un moment donné, les gens commencent à réagir, à réfléchir, ils subissent les conséquences des inégalités scolaires, territoriales, etc. C’est pourquoi l’hypothèse Mélenchon a pu avancer auprès d’un électorat populaire qui jusqu’ici était mu par des constructions plus identitaires. Même s’ils n’ont pas voté pour lui, l’hypothèse Mélenchon a pu s’installer. Et l’hypothèse Mélenchon ce n’est pas que la personne Mélenchon, c’est une gauche radicale de gouvernement qui s’adresse à tous.

LVSL : Comment définiriez-vous l’ « objet politique » Macron ? Certains auteurs parlent d’un populisme néolibéral, vous employez l’expression de « populisme élitaire ». Sa victoire n’est-elle pas la manifestation d’une révolution passive, sur le mode du « tout changer pour que rien ne change » ?

Emmanuel Macron, c’est l’homme qui part de 6% d’électeurs sociaux-libéraux et qui agglomère autour de lui un électorat composé des groupes sociaux les plus favorisés, et une France « optimiste » notamment ceux de l’ouest qui ressentent la situation comme meilleure qu’il y a trente ans. Il vise à adapter le pays au capitalisme californien et à une Ve République régénérée. Cela suppose de liquider le système partisan précédent pour imposer une armée de clones. Íñigo Errejón parle de populisme antipopuliste. C’est un populisme qui nie les clivages, les frontières entre les Français, qui utilise l’idéologie du rassemblement national. C’est une tentative de transformisme, un populisme des élites dans le sens où son projet va bénéficier aux groupes sociaux les plus favorisés qui essaient de reprendre le contrôle du pays. Lui, c’est le joueur de flûte qui raconte une histoire à laquelle sont supposés adhérer les Français.

LVSL : L’élection d’Emmanuel Macron en France, de Justin Trudeau au Canada, de Mauricio Macri en Argentine, ou encore l’émergence de Ciudadanos en Espagne, n’est-ce pas la preuve que le néolibéralisme est résilient, réussit à s’adapter à l’époque ?

En 1981, on élisait en France un Président socialiste quand les Etats-Unis et le Royaume-Uni choisissaient Reagan et Thatcher. Il est vrai qu’il est surprenant qu’un Président libéral soit aujourd’hui élu dans un pays qui ne l’est pas. Il ne faut pas néanmoins oublier le carambolage électoral et le score élevé de Marine Le Pen qui questionne sur le fonctionnement démocratique, le candidat « anti-Le Pen » était élu d’avance. On ne construit pas un projet durable en faisant voter une nation sur un enjeu tel que « Pour ou contre les Le Pen ». Mais je pense que le néolibéralisme est battu en brèche parce que ces évidences ne sont plus là : l’individualisme triomphant, il faut se faire de l’argent, le ruissellement, l’égalité des chances, etc. Je crois que beaucoup de gens n’y croient plus.

LVSL : Pour Emmanuel Todd, la dynamique serait à la renationalisation. Il prend Donald Trump et Theresa May comme les exemples d’un populisme conservateur, comme formes de reprise en charge de la question nationale. C’est comme si on assistait à une divergence dans le monde occidental.

Il est vrai que la critique des excès du thatchérisme et du reaganisme est aussi venue de la droite en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, alors qu’on l’attendait de la social-démocratie dans le monde occidental qui n’a pas cessé de s’aligner sur l’idée de l’expansion du marché. May est un peu inspirée par Philipp Blond. Il y a un paradoxe. Les droites radicales ont bénéficié de la colère des classes populaires, on le voit en Autriche avec le vote FPÖ ou avec la ligne Philippot en France, qui n’était d’ailleurs qu’une reprise de la ligne Martinez dans le FN de Jean-Marie Le Pen. Je pense que dans la population, l’idée qu’il faut privatiser les services publics ne prend plus. Mais il n’y a pas forcément d’appareils politiques capables d’incarner un projet alternatif qui succéderait au néolibéralisme, il n’y a pour l’instant pas d’issue à cette crise. On est dans un état transitoire, dans un interrègne qui peut durer très longtemps.

LVSL : En octobre 2016, vous parliez d’une « Ve République entrée en crise finale ». En Espagne, les gauches radicales évoquent régulièrement la « crise du régime de 1978 ». Vous reprenez cette expression à votre compte et parlez d’une « crise de régime de la Ve République ». En quoi la Ve République traverse-t-elle une crise de régime ?

Cette grille de lecture s’applique à la France mais aussi à l’Italie, assez bien à l’Autriche et à l’Union européenne plus généralement. Le régime de la Ve République a eu deux évolutions majeures : la décentralisation et l’intégration européenne. Le récit de l’intégration européenne a chuté en 2005, quant à la décentralisation on commence à s’apercevoir du fait que c’est une machine à accélérer les inégalités. Toutes les promesses de la Ve République, qui est au départ un régime modernisateur, où les élites techniques étaient censées être au dessus des clivages, de même que le Président, tout cela est aujourd’hui battu en brèche, les gens n’y croient plus. On observe une chute de la confiance dans les institutions, jusqu’aux maires d’ailleurs. C’est une vraie crise de régime : par exemple, au cours du dernier quinquennat, on a vu deux grands mouvements, la Manif pour Tous et le mouvement contre la Loi Travail, dont le leitmotiv était non seulement de contester la légitimité de la loi mais aussi la légitimité de ceux qui font la loi. C’est un fait nouveau. Il y a la défection de groupes sociaux qui étaient jusqu’alors porteurs de la Ve République. Les élections législatives ont montré un taux de participation minable. Il y a un pourcentage de votes blancs et nuls qui n’a jamais été aussi important.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Vous revenez dans votre livre sur les caractéristiques de la déclinaison française du mouvement des places, Nuit Debout. En Espagne, le mouvement des Indignés a eu un réel impact sur les trajectoires des militants et a fortement contribué au remodelage du sens commun de l’époque. Iñigo Errejón parle à ce propos de l’émergence d’un « discours contre-hégémonique » à même de bousculer les certitudes qui ordonnaient jusqu’alors la vie politique espagnole et le bipartisme pour laisser place à des grilles de lecture du type « ceux du haut » contre « ceux d’en bas ». D’après vous, Nuit Debout et le mouvement contre la Loi Travail au printemps 2016 ont-ils eu ce type d’impact ? Si non, pourquoi ?

Nuit Debout était d’une certaine manière la rébellion des diplômés des villes qui sont aujourd’hui déclassés. Quand on observe le vote pour Benoit Hamon à la primaire socialiste, on observe la même cartographie que Nuit Debout. Cela ne signifie pas que les gens de Nuit Debout ont voté Hamon, cela signifie que les préoccupations de cette sociologie là se sont retrouvées à un moment donné dans Nuit Debout, puis dans le vote Hamon. Il y a un mouvement des diplômés vers une radicalisation : ils ont dégagé Valls, ils ont voté Hamon et Mélenchon. C’est le même mouvement qu’en Espagne, qu’au Royaume-Uni avec Corbyn. Il y a un vrai mouvement des classes moyennes éduquées qui subissent les conséquences matérielles de la crise et qui se voient privées de perspectives.

Des idées, des projets, des réseaux ont germé à Nuit Debout. Le mouvement aura des conséquences, mais pas les mêmes que les Indignés, ce n’est pas le même nombre de personnes, il y avait un poids plus important des autonomes. Il y a une question de fragmentation territoriale. Certains m’ont dit que la victoire serait acquise dès que les ouvriers investiraient la place de la République. Mais les usines de l’Oise n’ont pas débarqué en masse à Paris. C’était une illusion.

LVSL : La campagne présidentielle française a opposé, parmi les gauches, deux stratégies politiques bien distinctes. Celle de Benoît Hamon, supposée incarner une « gauche de gauche », et celle de Jean-Luc Mélenchon, se fixant pour objectif de “fédérer le peuple”. Pouvez-vous expliciter ces différends stratégiques qui sont aujourd’hui loin d’être tranchés au sein de la gauche française ?

Le deuxième a eu une logique plus transversaliste. Au PS, l’idée de la transversalité était inenvisageable. Le mot « peuple » est déjà mal perçu. Jean-Luc Mélenchon s’est donné les moyens d’élargir sa base électorale, même s’il faut relativiser, car à la fin il a bien un électorat majoritairement de gauche. C’est la même chose pour Podemos. Cependant, la subversion du clivage gauche droite a un intérêt sur un plus long terme.

Benoît Hamon a quant à lui payé l’éclatement du noyau électoral socialiste. Il a été lâché et trahi de toutes parts et n’était dès lors plus crédible pour incarner le candidat de la gauche. Ses thématiques sont des thématiques d’avenir, de même que son électorat composé de jeunes diplômés. Mais il ne mordait plus du tout sur d’autres segments électoraux, puisque l’essentiel du noyau socialiste s’est tourné vers Macron. Par ailleurs, les choses sont allées trop vite. Pour gagner en crédibilité, Benoît Hamon a technocratisé sa proposition de revenu universel au point d’en dénaturer l’idée. Puisqu’il a un peu reculé, les gens se sont dits que ce n’était pas sérieux. Il est allé trop loin dans l’utopie pour laisser des technocrates déformer sa proposition, il aurait dû poursuivre dans sa ligne de la primaire.

LVSL : Benoît Hamon n’a-t-il pas été incapable d’incarner la figure présidentielle ? N’a-t-il pas payé son inadéquation à la Ve République ?

Oui, je pense. Quand il se présente à l’élection présidentielle, il est candidat pour succéder aux rois capétiens ! On ne peut pas faire un projet participatif, horizontal, pour gouverner le pays. Quand il explique qu’il n’a pas la vérité infuse, qu’il consultera pour prendre une décision collégiale, cela passe mal. Les gens ne votent pas pour quelqu’un qui veut diminuer son propre pouvoir. C’est comme le Président normal, personne ne veut avoir son voisin comme président de la République ! Tant qu’on est dans le Vème il y a des figures imposées.

LVSL : De Podemos à la France Insoumise, la transversalité a fait du chemin. Au-delà de la construction de nouvelles lignes de fracture politiques et de l’éloignement vis-à-vis des codes des gauches radicales traditionnelles, quelle stratégie adopter pour ces mouvements désormais installés dans leurs paysages politiques respectifs ? Iñigo Errejón, par exemple, insiste sur la nécessité pour les forces progressistes de proposer un ordre alternatif et d’incarner la normalité pour obtenir la confiance de « ceux qui ne sont pas encore là »…

Cela suppose qu’une culture de gouvernement s’ancre dans les forces telles que la France Insoumise. Ce n’est pas gagné, car une grande partie de la technostructure de gauche est partie chez Macron. C’est plus rentable et c’est fait avec des bons sentiments du genre « parlons aux centristes », ce qui ne veut pas dire grand chose. Les propositions viennent après la vision du monde et la construction discursive du sujet politique, mais tout cela est bien arrimé si on a des propositions concrètes, crédibles, dont on peut imaginer la mise en œuvre par un personnel politique auquel on peut fait confiance. Je ne suis pas persuadé que les cadres de la France Insoumise inspirent aujourd’hui confiance à tous les Français.

LVSL : Cette recherche de la confiance en politique ne passe-t-elle pas par la conquête de bastions dans la société, à travers l’échelon municipal par exemple, à l’image du Parti socialiste avant la victoire de François Mitterrand en 1981 ?

Les projets municipaux originaux aujourd’hui sont difficiles à mettre en œuvre, les budgets sont de plus en plus contraints. La France Insoumise a conquis la centralité à gauche, sa responsabilité est de tendre la main. D’autant que le Parti socialiste, à défaut d’avoir une idéologie et une stratégie, n’est pas dépourvu de ressources et dispose encore de réseaux d’élus locaux de gauche.

LVSL : Y a-t-il un espace pour la social-démocratie aujourd’hui en France ?

Non, je ne pense pas, et c’est justement pour cela qu’il faut tendre la main. La radicalisation de la social-démocratie est la seule voie qu’il reste, sinon elle sombre comme le Pasok.

Crédits photos Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

“Le populisme fleurit là où on masque la lutte des classes” – Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie

Crédits photo
Guillaume Roubaud Quashie, directeur de la revue Cause Commune

Directeur de la revue Cause Commune, Guillaume Roubaud-Quashie est membre de la direction du PCF. A ce titre, il a dirigé l’organisation de la dernière université d’été du parti, lors de laquelle le populisme est entré au coeur des débats.

Vous êtes directeur de la revue Cause Commune, éditée par le PCF et auparavant intitulée La Revue du projet. Pourquoi ce changement de nom ? S’agit-il, aussi, d’un changement de projet ?

Plus que d’un changement de nom, il s’agit d’un changement de perspective. La Revue du Projet, comme son nom l’indique, portait essentiellement sur la question du projet du Parti communiste. Mais ce dont le Parti communiste a besoin va au-delà : c’est de faire davantage parti, c’est-à-dire, de mettre davantage en coordination les différentes forces, les différences expériences pratiques, théoriques et politiques. Et pour mettre en coordination ce qui reste sans doute la première force militante du pays, cela demande un peu d’organisation. De ce point de vue, la revue a un objectif de convergence. Pourquoi une revue pour le Parti communiste ? Pour offrir aux communistes la possibilité de savoir ce qui se fait, ce qui se travaille, ce qui se cherche. Pour permettre aux communistes de participer mieux et davantage. C’est pourquoi nous considérons que Cause Commune est une revue d’action politique. Nous traitons aussi des problématiques plus immédiates. Par exemple, dans notre premier numéro, nous nous sommes intéressés à la façon de constituer un collectif de défense de La Poste.

Il y a donc un changement de perspective important. Il s’agit plus d’une nouvelle revue que d’une simple version 2.0 de la précédente. Nous abordons les questions d’organisation, les questions électorales et la vie politique en général. On y ajoute donc une dimension plus concrète. Vous savez, le Parti communiste produit beaucoup de choses – et c’est une de ses forces –, mais le niveau de lecture peut parfois être faible. La raison en est que les communistes, confrontés à un temps limité et à une pléiade de possibilités de lectures, finissent parfois par faire le choix de l’abstention. L’idée, ici, est de leur dire qu’en dehors de l’Humanité qui a une autre fonction et une autre périodicité, Cause Commune entend traiter le large spectre des sujets communistes. À cela, s’ajoute un objectif de mise en mouvement et de formation des militants, tout en conservant à la revue un caractère très ouvert.

Le nom, Cause commune, vient du fait que nous affirmons qu’il faut plus de parti et non moins de parti, qu’il faut plus de mise en commun. Notre rôle est d’être un des acteurs de cette mise en commun. C’est une perspective qui est, en un sens, opposée à celles qui prennent acte de la vie en lignes parallèles des luttes émancipatrices voire la théorisent. Nous croyons qu’il faut au contraire faire cause commune.

Votre revue a pour but explicite de s’adresser aux adhérents du PCF et d’animer la vie démocratique et intellectuelle du parti. Comment expliquez-vous ce choix spécifiquement interne ? N’avez-vous pas peur de négliger l’extérieur et que cela implique un cloisonnement intellectuel ? On reproche souvent aux partis d’être repliés sur eux-mêmes…

Le Parti communiste est évidemment celui qui est le plus accusé d’être une espèce de secte absolument repliée sur elle-même. C’est une légende bien connue. Il suffit pourtant de lire l’Humanité, « le journal de Jean Jaurès », qui n’est pas l’organe du Parti communiste, même s’il y a des liens et des proximités. S’il y a un journal qui est largement ouvert au-delà des communistes, c’est bien celui-ci. Donc il n’y avait pas de raison de fond de faire une espèce de version mensuelle de l’Humanité. Il faut soutenir et développer ce journal et, en même temps, ce qui manquait, c’était justement cet outil qui permet d’utiliser la richesse de ce parti. C’est là la mission propre de Cause commune, sans esprit de secte : la revue reste pleinement ouverte à tous les lecteurs !

Vous avez organisé l’Université d’été du PCF dont nous avons rendu compte dans nos colonnes. Parmi les thèmes qui ont suscité le débat, il y a eu la question du populisme, à laquelle nous ne sommes pas insensibles à LVSL comme l’illustre notre dossier sur les gauches espagnoles. Le populisme, comme méthode politique, est largement critiqué au PCF. Pouvez-vous revenir sur ces critiques et leurs fondements ?

Le débat est en cours au PCF et je ne veux pas fermer des portes à l’heure où notre congrès entend les ouvrir en grand, donnant pleinement la parole et la main aux dizaines de milliers d’adhérents communistes. Je n’exprime donc ici qu’un point de vue personnel, tel qu’il est pour l’instant stabilisé avant le large débat collectif qui s’annonce. Je sais les réflexions plurielles et mon camarade Alain Hayot qui a beaucoup écrit sur le sujet, a sans doute un autre regard, par exemple. Pour moi, il y a deux questions. Le populisme est présenté comme la grande forme de proposition alternative importante. Et il ne faut pas prendre ça de haut puisque la force qui présente cette option politique comme une alternative – la France insoumise – est la principale force progressiste du moment.

La première question, c’est celle du populisme tout court. C’est un mot très employé et dont le contenu n’est pas toujours très clairement défini. En réalité, ce mot a une étrange histoire qui renvoie à des moments très différents. Le premier moment lexical du populisme renvoie au socialisme agraire russe, les Narodniki, qui n’a rien à voir du tout avec ce qu’on appelle « populisme » aujourd’hui : c’est eux qui ont introduit les textes de Marx en Russie ; c’est avec eux que Lénine polémique… Le second moment renvoie à une expression progressiste plus vague : le populiste est celui qui est favorable au peuple. Après tout, c’est ce que dit le mot, étymologiquement parlant, et tout le monde est à même de l’entendre ainsi sans être un éminent latiniste. C’est pourquoi il y avait le prix populiste, ce prix littéraire qui était remis à des auteurs progressistes qui parlaient du peuple et pas uniquement de héros de la bourgeoisie.

Et puis, il y a le moment qui commence dans les dernières décennies du XXe siècle. C’est le moment Pierre-André Taguieff qui vient relancer cette espèce de conception du populisme qui consiste à dire qu’il n’y a plus de lecture gauche-droite, mais une lecture de type cercle de la raison, au centre (libéraux de gauche, libéraux de droite, etc.), versus les fous à lier, de part et d’autre de cet axe central. Il s’agit, en quelque sorte, du décalque, en politique, de la lecture sociale insiders versus outsiders. Ce dernier modèle sociologique dont l’essor est d’ailleurs contemporain de celui du « populisme » façon Taguieff prétend ainsi qu’il n’y a plus de classes car la société a été confrontée à une gigantesque « moyennisation » ; ne reste plus que les insiders (ouvriers, cadres, patrons…) d’une part et les outsiders, vrais miséreux qui, seuls, ont droit à quelque (maigre…) charitable intervention. Je ne développe pas, mais la simultanéité n’est jamais fortuite aimait à rappeler le grand historien Ernest Labrousse… Bref, avec le populisme de Taguieff, c’est-à-dire le populisme, tel qu’il est repris par la grande masse des journalistes et des hommes politiques : soit vous êtes au milieu, entre personnes raisonnables qui acceptent l’économie de marché, soit vous êtes dans la catégorie des déments indifférenciés, celle des populistes.

 

“Vous dénoncez les exilés fiscaux ? Populiste ! Vous attaquez les grands média ? Populiste ! Vous notez les proximités entre le monde de la finance et celui des dirigeants politiques des grandes formations ? Populiste ! Accepter la notion, c’est accepter de voir invalidé tout discours de classe.”

 

Pour ma part, je trouve cette conception dangereuse et inopérante. D’un simple point de vue descriptif, mettre Marine Le Pen et Hugo Chavez dans la même catégorie politique, ce n’est pas un progrès de la pensée politique.. Il s’agit de pensées profondément différentes, donc forger un mot qui explique qu’il s’agit de la même chose, c’est une régression au plan intellectuel. Cela ne permet pas de mieux nommer et comprendre les choses ; au contraire, cela crée de la confusion. Plus profondément, cette dernière est dangereuse puisque cela consiste à dire que tout ce qui est une alternative à la situation actuelle, tout ce qui conteste le dogme libéral relève de ce terme qu’est le populisme. Pire, si le populisme est cette catégorie infâmante désignée à caractériser ceux qui opposent « le peuple » aux « élites » alors qu’il n’y aurait, bien sûr, que des individus dans la grande compétition libre, comment ne pas voir combien cette notion forgée par des libéraux invalide immédiatement toute option de lutte des classes ? Comment penser que ce n’est pas aussi un des objectifs de cette théorisation ? Vous dénoncez les exilés fiscaux ? Populiste ! Vous attaquez les grands média ? Populiste ! Vous notez les proximités entre le monde de la finance et celui des dirigeants politiques des grandes formations ? Populiste ! Accepter la notion, c’est accepter de voir invalidé tout discours de classe.

Gérard Mauger a raison selon moi quand il dit dans son intervention, que le populisme, c’est une forme d’« insulte polie », une façon de discréditer. Par ailleurs, lisez Taguieff, pour lui, le populisme, c’est d’abord un « style ». Personnellement, je ne classe pas les forces politiques en fonction de leur style, mais en fonction des objectifs qu’ils nourrissent. Le style est secondaire. J’ajoute que c’est faire un beau cadeau à la droite et à son extrême. Puisque l’extrême droite, en n’étant pas qualifiée comme telle, devenant « populisme », n’est plus le prolongement de la droite, c’est mettre des digues absolues entre Eric Ciotti et Marine Le Pen ; le premier étant censé appartenir au monde raisonnable central et la seconde relever de la catégorie distincte et sans rapport du « populisme ». Beau cadeau de respectabilité à la droite au moment même où elle court après son extrême… Ensuite, renoncer à qualifier l’extrême droite en usant du mot de droite et du mot d’extrême pour lui privilégier la notion de « populisme », c’est lui retirer deux fardeaux (personne n’est « extrême » ; le discrédit de la droite parmi les couches populaires reste large) et lui offrir le peuple (tout le monde entend bien « peuple » dans « populisme », sans agrégation de lettres classiques !). Bref, je sais que ce point de vue n’est pas celui de tous mais, à mes yeux, cette notion est une régression et un danger. Le débat se poursuivra car il n’est pas question de le trancher ici !

La seconde question renvoie évidemment aux conceptions de Chantal Mouffe autour du « populisme de gauche ». Au départ, Mélenchon expliquait aux journalistes qui lui collaient cette étiquette populiste : si le populisme, c’est dénoncer les collusions, etc., etc., alors qu’on me taxe de populiste. Néanmoins, il le faisait sur le mode de la récusation et de la provocation. Aujourd’hui, sa position a changé puisqu’il assume cette stratégie « populiste de gauche » théorisée au départ par la philosophe belge. La tâche se complique ainsi et il faut faire la différence entre le populisme taguieffien des journalistes quand ils parlent de Marine Le Pen (… et de Mélenchon) et le populisme de Mouffe. Pour ce qui est de Chantal Mouffe, il s’agit d’un projet théorique qui est plus solide que ce que fait Taguieff. Annie Collovald refuse d’ailleurs de parler de concept pour le populisme de Taguieff, et considère que c’est à peine une notion qui frise l’inconsistance. C’est ce qu’elle explique dans un ouvrage qui selon moi reste fondamental, Le populisme du FN, un dangereux contresens [2004].

 

“Le populisme nait donc d’une recherche de renouveau de la pensée social-démocrate, quand d’autres vont inventer, avec Giddens et Blair, la « troisième voie ».”

 

Chez Mouffe, et en réalité chez Laclau, on est face à une réponse, dans le domaine de la social-démocratie, élaborée dans la panade des années 1980. Période au cours de laquelle toutes les grandes conceptions social-démocrates traditionnelles sont mises en difficulté, sans parler bien évidemment de la situation des socialismes réels qui étaient par ailleurs combattus par la social-démocratie. Les amis de Mouffe et de Laclau, depuis longtemps en opposition aux communistes, ne vont bien sûr pas se rapprocher des communistes soviétiques dans les années 1980, au moment même où triomphe la grasse gérontocratie brejnévienne et post-brejnévienne où le système soviétique montre toutes ses limites et son inefficience. Le populisme nait donc d’une recherche de renouveau de la pensée social-démocrate, quand d’autres vont inventer, avec Giddens et Blair, la « troisième voie ».

Quels problèmes cela pose pour nous ? D’abord, la question de classe est complètement explosée. Dans la pensée de Chantal Mouffe, c’est clair, net, et précis : il n’y a pas de classe en soi, mais des discours des acteurs. Il s’agit d’un postmodernisme caractéristique de la pensée des années 1980, pensée d’ailleurs très datée : il n’y a pas de réalité mais d’indépassables discours. Il n’y a pas d’intérêt objectif de classe ; d’où l’importance accordée au mot plus vague de « peuple ». Est-ce un progrès ou une régression ? Nous considérons que la question de classe est une question centrale ; elle l’est même nettement plus aujourd’hui qu’hier. Il suffit d’ouvrir les yeux sur les évolutions du capitalisme contemporain. On est ramenés aux socialismes utopiques que Karl Marx combattait. C’est amusant de voir aujourd’hui le beau film de Raoul Peck, Le Jeune Karl Marx, qui évoque ces débats avec tous ces socialistes rêvant en dehors du monde de classe…

Deuxièmement, l’horizon des communistes reste un horizon universaliste qui pose le communisme comme objectif. Cet horizon est complètement absent chez Mouffe pour qui il faut trouver une manière de gérer les dérives du capitalisme et les antagonismes dans ce qu’elle appelle un cadre « agonistique » (un cadre de combats, de tensions, de conflits – agôn, en grec). Puisque pour elle, les conflits sont inépuisables et penser les abolir serait contraire à l’anthropologie profonde, selon sa lecture de la « nature humaine » qui se revendique de Freud. Tout cela me semble poser plus de problèmes que cela n’en résout… Dire qu’on renonce à l’objectif de dépassement des conflits de classe, au moment où le capitalisme est de plus en plus inefficient et criminel, me paraît être inopérant et négatif. Donc même si la proposition de théorique de Mouffe est intéressante – au sein de la social-démocratie, elle refuse la capitulation pure et simple façon Blair et Schröder et permet ainsi que se mènent bien des combats communs –, elle débouche sur un horizon limité. Il s’agirait de renoncer au communisme au moment même où le capitalisme ne parvient clairement plus à répondre aux possibilités de développement de l’humanité. L’humanité a les ressources et les savoirs pour répondre aux grands défis (faim, santé, logement, culture, développement durable…) mais le capitalisme, parce qu’il vise le profit étroit et maximal de quelques-uns, tourne le dos à ces perspectives et approche le monde de l’abîme.

Pourtant, lorsque Pierre Laurent écrit un ouvrage intitulé 99%, il oppose un « eux » et un « nous », qui va plus loin que la simple classe traditionnellement révolutionnaire aux yeux des marxistes – le prolétariat. Bref, il fait lui aussi du populisme, non ?

Absolument pas, ici, on est dans la logique qui est celle de l’alliance de classe, qui est une logique que le PCF a souvent adoptée. Thorez faisait déjà cela dans les années 1930 ; ce n’est pas du populisme. D’ailleurs, une des lectures bien connues des communistes de ces années là est Ce que sont les amis du peuple de Lénine dans lequel il détruit les populistes russes. Donc non, ce n’est pas du populisme, c’est l’idée, déjà développée par Lénine, selon laquelle il est possible de faire des alliances avec d’autres classes, loin du « solo funèbre » de la classe ouvrière.

Pierre Laurent part d’une analyse du capitalisme contemporain qui ne profite plus qu’à une toute petite minorité. Il ne profite même pas aux petits entrepreneurs. Donc certes, il y a les salariés tout court, qui représentent une très large majorité des travailleurs, mais il y a aussi les petits patrons, qui sont insérés dans des chaînes de donneurs d’ordre qui font d’eux des quasi-salariés, puisqu’ils sont dominés par de grandes entreprises. Ils pâtissent donc aussi du système capitaliste. Ajoutons l’ubérisation et sa masse d’auto-entrepreneurs et on comprend pourquoi Pierre Laurent a raison d’élargir l’horizon au-delà de la seule classe définie par la place dans les rapports de production.

Mais en termes de méthode il y a une convergence, sur l’idée d’opposer le « eux » de la petite minorité et le « nous » du reste de la population…

Sur le « eux » et le « nous », entendonsnous bien. C’est une expression largement utilisée avant Mouffe, par exemple chez le chercheur britannique Richard Hoggart dans La Culture du pauvre. Pierre Bourdieu diffuse cet essai qui popularise cette dichotomie entre un « eux » et un « nous » dans les sciences sociales. Hoggart ne se définissait pas pour autant comme populiste, donc cette idée du « eux » et du « nous » n’est pas une marque déposée du populisme.

Un des éléments qui a cristallisé les oppositions est l’utilisation du terme « gauche ». Il est évident qu’analytiquement, la gauche existe. Mais est-il nécessaire, après le quinquennat de François Hollande, et le discrédit qui porte sur cette étiquette, d’utiliser le terme « gauche » ? Ainsi que le dit Iñigo Errejon dans LVSL, la bataille politique ne devient-elle pas, dès lors, une bataille pour l’étiquette ?

C’est une question très importante et l’entretien d’I. Errejon est très intéressant. Dans les forces de gauche, beaucoup raisonnent « toutes choses égales par ailleurs » (ce qui était, est et sera, etc.). Or, il est certain, et ça tout le monde le sait, que le positionnement de la population par rapport à l’étiquette « gauche » s’est largement détérioré, même si beaucoup d’acteurs politiques se sont aveuglés là-dessus. Ces derniers sont restés attachés à ce signifiant (le mot « gauche »), alors qu’il avait un signifié (le contenu, le sens) de moins en moins clair dans le pays. D’ailleurs, « l’existence analytique » de la gauche dont vous parlez mériterait peut-être d’être interrogée. C’est un peu une manie de métaphysicien que de rattacher des contenus définitifs à ce mot « gauche » alors que ce terme recouvre des contenus très variables. Il est vrai que lorsque le PCF est la principale force de gauche, celui-ci opère une redéfinition du mot « gauche », le dotant d’un solide et indubitable contenu de classe. François Mitterrand, verbalement, laisse faire un certain temps et l’opération lexicale des communistes connait un certain succès, bien au-delà de ses rangs. Ces combats d’hier ont toujours une efficace aujourd’hui : voyez combien il a été difficile pour François Hollande d’être considéré comme « de gauche » au vu de la politique qu’il menait. Ça lui a coûté très cher.

 

“Je crois donc qu’il faut avoir un point de vue dialectique sur le sujet. Il faut toujours se référer à la gauche, puisque cela veut encore dire quelque chose de fort pour beaucoup de gens, mais il faut éviter d’utiliser ce terme seul et sans contenu explicite puisqu’il est aujourd’hui associé négativement à des expériences libérales comme celle de François Hollande.”

 

Après le LEM, j’ai proposé des éléments d’analyse de cette difficile question dans feu La Revue du projet (dossier « Quatre essais sur la gauche », La Revue du projet, n°50, octobre 2015). Sauf qu’en même temps, ce qui a moins été vu, c’est que le PCF a moins de pouvoir de définition qu’avant sur le contenu du mot « gauche », et donc que la force subversive de cette étiquette s’est érodée. Les expériences sociallibérales ont petit à petit vidé de son sens ce terme pour une partie notable de la population, sans faire disparaître son contenu passé pour une autre.

Je crois donc qu’il faut avoir un point de vue dialectique sur le sujet. Il faut toujours se référer à la gauche, puisque cela veut encore dire quelque chose de fort pour beaucoup de gens, mais il faut éviter d’utiliser ce terme seul et sans contenu explicite puisqu’il est aujourd’hui associé négativement à des expériences libérales comme celle de François Hollande. La proposition de la France insoumise, de LREM voire du FN de ne pas se situer clairement par rapport à ce terme consistait à essayer d’aller récupérer ces gens pour qui le mot gauche est un mot perdu, associé à des expériences négatives et à des conceptions politiciennes de la politique. Il s’agissait aussi de composer avec le rejet du clivage gauche-droite, qui est devenu un repoussoir pour beaucoup de monde.

Continuer à utiliser le terme « gauche » comme si de rien n’était impliquerait alors de s’adresser uniquement à ceux à qui le mot parle, mais s’aliéner le reste de ceux pour qui il ne veut plus rien dire. Je crois donc que la solution consiste à utiliser cette notion avec modération, mais surtout, insister sur les contenus. Plutôt que de dire seulement « nous sommes pour une politique de gauche », qui est un discours abstrait et qui n’est pas compris par tous, il est sans doute préférable d’expliquer que « nous sommes pour l’augmentation des salaires, les droits des salariés, les services publics, etc. » voire « Nous sommes pour une politique de gauche, c’est-à-dire pour l’augmentation des salaires… ».

L’un des reproches régulièrement adressés au populisme repose sur la place des affects en politique. Ceux qui se revendiquent du populisme affirment qu’il est nécessaire de prendre en compte les affects et l’esthétique lorsque l’on construit un discours et un programme, et de ne pas s’appuyer uniquement sur la raison, c’est-à-dire sur la véridicité des idées et des discours. Est-ce pour vous de la démagogie ? Doit-on refuser les affects en politique ?

Non, bien évidemment que non. Avec la politique, il y a forcément des dimensions affectives et esthétiques qu’il faut prendre en compte. Et il faut reconnaître, de ce point de vue, que la France insoumise a réfléchi à ces questions et a fait des choses intelligentes et plutôt fortes. Quel est le point de désaccord ? Revenons à Mouffe. Elle est dans une relation postmoderne dans lequel l’horizon rationnel se dissout. Le problème, ce n’est pas juste d’intégrer la dimension affective, c’est de renoncer à la dimension rationnelle. Personnellement, je veux bien qu’on utilise toutes les armes de communication à notre disposition, mais toujours avec une finalité rationnelle et avec un primat rationnel. Ce n’est pas le cas chez Mouffe, chez qui les discours flottent sans lien avec le réel.

 

“L’affect est une contrainte nécessaire, et non un objectif en soi, si l’on veut que le peuple soit acteur, et qu’on ne se limite pas à vouloir emporter les foules grâce à un leader charismatique…”

 

Portrait de Lénine ©Wikimédia commons

Utiliser les affects n’est donc pas problématique en soi ; tout le monde utilise les affects. Là où les choses deviennent plus dangereuses, c’est lorsqu’on considère qu’on doit patauger dans ces affects et s’y soumettre. Il faut au contraire avoir en permanence l’objectif de les dépasser très vite. Il est primordial d’amener au maximum vers une large réflexion rationnelle. L’affect est une contrainte nécessaire, et non un objectif en soi, si l’on veut que le peuple soit acteur, et qu’on ne se limite pas à vouloir emporter les foules grâce à un leader charismatique… qui est par ailleurs mortel. L’horizon du communisme ne consiste pas à être guidé par des bergers éloquents, mais à avoir un peuple acteur et conscient. Et puisque nous sommes en plein centenaire, faut-il rappeler la perspective de Lénine ? “C’est à l’action révolutionnaire consciente que les bolchéviks appellent le prolétariat.”

Précisément, sur cette figure du leader charismatique, on peut avoir le sentiment que le PCF est un peu traumatisé par son passé stalinien et la façon dont des figures ont pu faire l’objet d’un culte. À tel point que le parti semble être dans le refus de cette fonction tribunicienne. Faut-il s’en tenir au « ni dieu, ni César, ni tribun » de l’Internationale ou faut-il être capable de penser la nécessité des médiations et la façon dont un individu est capable d’incarner quelque chose à un moment donné, et d’exercer une fonction de traduction des demandes politiques dans le champ politique ?

Le mouvement ouvrier a toujours eu des figures de proue, bien avant Staline. Il y avait des bustes de Jaurès dès son vivant. L’idée que Staline a inventé le culte de la personnalité, que celui-ci relève de la pure importation est complètement absurde et ne résiste pas à l’analyse. La figure tribunicienne est pour nous une limite, parce qu’on quitte le domaine rationnel pour renforcer le domaine affectif. Quand ce n’est plus un objectif politique qu’on soutient mais une personnalité, quand le peuple troque son esprit critique contre l’adoration d’une figure humaine (et donc faillible…), il y a toujours danger. Cette limite a bien évidemment une force puisqu’elle permet aussi d’entrainer les individus vers un but commun. Gramsci disait “Il est inévitable que la révolution, pour les grandes masses, se synthétise dans quelques noms qui semblent exprimer toutes les aspirations et le sentiment douloureux des masses opprimées […]. Pour la plus grande partie des masses […], ces noms deviennent presque un mythe religieux. Il y a là une force qu’il ne faut pas détruire.” Encore une fois, il s’agit d’une contrainte, et non d’un objectif. Reste que, la présence d’un tribun peut aider, et il n’y a pas besoin de remonter si loin que ça. Une figure comme Georges Marchais – mon ami Gérard Streiff y revient un peu dans sa belle petite biographie – a bien sûr pu, un temps, incarner et rendre visible l’option communiste.

 

“Pourquoi est-ce que Georges Marchais, aussi, avait cette puissance d’évocation et d’entrainement ? Parce qu’il s’agissait d’un ouvrier d’une famille populaire.”

Crédits Photo
Antonio Gramsci, intellectuel communiste et fondateur du PCI.

 

Aujourd’hui, les responsables communistes sont confrontés à cette question de l’incarnation. Et Pierre Laurent, de ce point de vue, a eu raison de signaler qu’il est important de poser la question sociale et ce à quoi renvoie l’incarnation. Pourquoi est-ce que Georges Marchais, aussi, avait cette puissance d’évocation et d’entrainement ? Parce qu’il s’agissait d’un ouvrier d’une famille populaire. Cela joue beaucoup, même si ce n’est pas tout. Même chose pour Maurice Thorez, qui était au départ mineur, et qui était capable d’argumenter et de vaincre des technocrates de la bourgeoisie. C’est important, parce que cela opère en creux la démonstration que les travailleurs, si profondément méprisés, sont capables, en travaillant, d’avoir les ressources pour diriger le pays. Cela envoie un signal important, puisque l’objectif des communistes est bien de faire parvenir cette large classe laborieuse au pouvoir, ce qui implique qu’elle sente bien qu’elle en est capable et que le mépris que la bourgeoisie lui voue est infondé. C’est un objectif essentiel lorsqu’on voit à quel point les incapables qui gèrent ce monde sont en train de l’envoyer dans le mur.

Pierre Laurent a donc expliqué qu’il nous fallait davantage cet objectif jusque dans la direction du Parti, en donnant une forte place aux diverses facettes du large spectre du salariat. Je suis parfaitement d’accord avec lui : je crois que nous avons à travailler vite et fort sur cet enjeu. Aucun des autres grands partis ou « mouvements » ne semble s’en préoccuper lorsqu’on observe que leurs dirigeants sont presque tous issus de CSP+. Le problème dans le pays est qu’il y a des millions d’ouvriers et d’employés, et qu’ils sont très peu représentés en politique aux échelons de direction. C’est une situation qui nous préoccupe, nous, et qui ne peut pas durer.

Parmi la bataille de tranchée intellectuelle que se livrent marxistes orthodoxes et populistes post-marxistes, Gramsci fait figure de point nodal. Les intellectuels populistes s’appuient largement sur le concept de sens commun développé par Gramsci et sur l’idée qu’il est nécessaire de construire une hégémonie nationale-populaire. Mais les marxistes reprochent à ceux-ci de vider la pensée de Gramsci de son contenu de classe. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Gramsci a écrit beaucoup, mais assez peu en réalité, et sur de nombreux sujets. Ses réceptions sont très nombreuses, très variées et très contradictoires. Parmi les usages fréquents de Gramsci, et qui vont contre ses textes, il y a l’idée qu’il serait un marxiste… antimarxiste ! C’est-à-dire, un marxiste qui relègue les questions économiques au second plan. Ce n’est pas du tout ce que dit Gramsci, mais c’est l’usage de masse. C’est la camelote soi-disant gramscienne qu’on nous refile souvent.

Selon celle-ci, Gramsci aurait compris l’importance des questions culturelles alors que les marxistes ne les prenaient pas en compte. Ça, c’est le « gramscisme pour les nuls ». Donc effectivement, les « populistes », Alain de Benoist et d’autres, piochent dans Gramsci ce qui leur permet de se dire qu’on peut s’occuper d’autres questions que les questions de classe. C’est un usage alibi de Gramsci.

C’est une erreur profonde, puisque Gramsci réfléchit dans un cadre marxiste et qu’il prend en compte les questions économiques qui restent déterminantes en dernière instance. L’usage qui est fait de Gramsci par les populistes est donc un usage assez banal qui s’arrête à la crème du capuccino pour bazarder le café, comme le font tous les libéraux.

Par ailleurs, il est reproché à des intellectuels comme Chantal Mouffe ou Iñigo Errejon leur excès de constructivisme et la dimension postmoderne de leur analyse lorsqu’ils parlent de construire un peuple. Il s’agit pour eux de dire qu’il n’y a pas de pour soi déjà là – ni d’en soi, du moins pour Chantal Mouffe –, que c’est aux acteurs politiques, par leurs pratiques discursives, d’élaborer ce sujet politique pour soi. Marx ne faisait-il pas déjà la même analyse lorsqu’il distinguait le prolétariat en soi et le prolétariat pour soi ?

Mais justement non, parce que ce n’est pas seulement dans la « pratique discursive » que l’on construit les sujets politiques, mais par la lutte, et cela n’existe guère dans le référentiel populiste qui met en avant les discours. Comment est-ce que les gens se mettent en mouvement ? Bien sûr, les discours ont leur importance, mais cela n’est pas l’essentiel…

Mais précisément, le terme de pratique discursive ne renvoie pas uniquement aux discours, mais à toutes les actions qui ont un effet symbolique…

Historiquement, on a fait une distinction entre ce qui relève du discours et de la parole, et à l’inverse, des choses concrètes. Cette distinction est utile et pertinente, notamment en matière politique. Pourquoi ? Parce que la politique, lorsqu’elle se met en place, est d’abord une affaire de discours. Par là même, cela met à distance les couches populaires dont le métier et la formation ne tournent pas de manière centrale autour de l’usage des mots, des bons mots, des belles formules… D’où, à l’inverse, la présence de nombreux avocats en politique La grande majorité du peuple n’a évidemment pas appris la rhétorique, ce qui la place d’emblée dans une situation d’infériorité et de délégation visàvis de ceux qui « parlent bien ».

Chantal Mouffe en conférence ©Columbia GSAPP

Donc, lorsque l’on s’intéresse au salariat, il est très important de distinguer ce qui relève du discursif et ce qui relève de l’expérience concrète. Les personnes et les consciences ne se mettent pas en mouvement par une simple démonstration, comme dans les rêveries du socialisme utopique et le gauchisme où l’on vient avec son petit plan rationnel qu’il suffit d’exposer et le socialisme se fait comme deux et deux font quatre. Une des grandes leçons de Marx en la matière remet à sa place la force du verbe. En effet, c’est à travers les luttes, et notamment les luttes victorieuses, que l’on met en mouvement le grand nombre.

 

“Lisez donc les discours de Maurice Thorez ou de Jacques Duclos, ce n’est ni Sarkozy ni O’Petit ! Néanmoins, plus que le verbe, c’est l’action qui est la plus déterminante. Il faut faire la démonstration que l’action collective marche.”

 

Revenons à Cause Commune. Pourquoi fait-on un dossier sur la façon dont on peut sauver le bureau de poste proche de chez soi ? Parce que le fond du problème, et de ce qu’a été le déclin du PCF (années 1980-1990-début des années 2000), c’est lorsque vous avez une démonstration concrète de l’impuissance et de l’inutilité de l’action collective. Le déclin du PCF n’a pas eu lieu de la façon dont certains fabienologues [les spécialistes de la place du Colonel Fabien, là où siège le PCF, ndlr] le disent. Pour eux, il provient de décisions du comité central (« Le 4 avril 1983… », « le 3 avril 1987 », « le 1er août 1978, lorsque Georges rentre de la chasse… »). Ces explications sont superficielles et ne vont pas au cœur du problème. Je vais vous donner un exemple. À la fin des années 1970, il y a une grande marche des sidérurgistes, qui sont beaucoup mieux organisés que le reste du salariat. La masse des gens est moins organisée et observe l’action des sidérurgistes, très impliqués et qui bénéficient d’un fort soutien syndical et politique. Or cette action échoue malgré leur lutte acharnée. Cela entraine des conséquences immédiates, incomparables à la force des discours et des résolutions de Georges, Charles ou que sais-je. Les gens se disent « si on lutte, on perd, donc autant que je me débrouille tout seul » et « c’est inutile de monter un syndicat dans ma petite entreprise où il n’y en a pas, puisque même les sidérurgistes, si organisés, se font laminer ». Cela révèle toute la puissance de l’expérience. La vérité du déclin du PCF est celle-là : l’expérience concrète de l’inefficacité de l’action collective qui conduit au repli des individus sur leur sort personnel.

Certes, le verbe est important, et il est aussi apprécié par les couches populaires qui apprécient le bon mot et la belle phrase. D’ailleurs, c’est l’honneur du Parti communiste de n’avoir jamais été démagogue et de n’avoir jamais « parlé mal » pour « faire peuple ». Au contraire, nous avons toujours eu à cœur de nous exprimer de la façon la plus belle et la plus noble possible. Lisez donc les discours de Maurice Thorez ou de Jacques Duclos, ce n’est ni Sarkozy ni O’Petit ! Néanmoins, plus que le verbe, c’est l’action qui est la plus déterminante. Il faut faire la démonstration que l’action collective marche. Plus encore, il faut faire faire aux gens l’expérience que l’action collective est efficace. Parce que cela réamorce des pompes essentielles pour l’emporter politiquement. Je me réjouis des 19,5% obtenus par Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle, mais ils ne suffisent pas, on n’ira pas au bout simplement avec ça et la puissance du verbe.

Par ailleurs, chez Marx, ce n’est pas le verbe qui permet de passer d’un prolétariat en soi à un prolétariat pour soi. C’est justement par les luttes et les relations dialectiques que le prolétariat entretient avec les autres classes qu’il prend conscience de lui-même. Aujourd’hui, on a un problème de conscience de classe, et il est de taille. Celle-ci a reculé très fortement au profit d’autres grilles « eux/nous » comme les délirantes mais ascendantes grilles raciales. Cependant, plutôt que d’être dans la nostalgie du « c’était mieux avant », il faut se poser fermement la question de savoir comment il est possible de reconstruire une conscience de classe. Nous devons amplifier ce travail mais vous pouvez compter sur les communistes pour le mener.

 

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL

Crédits photo :

Roger Gauvrit

©Columbia GSAPP

Wikipédia

LVSL : Un média dans la guerre de position

LVSL part d’un constat : celui d’une défaite historique des forces de progrès. Notre projet s’annonce donc comme une entreprise de reconquête. Exposé d’une méthode.

 

La parole confisquée

L’époque actuelle a pour caractéristique première la domination sans partage – quoique contestée – de l’hégémonie néolibérale. Si le néolibéralisme refuse de dire son nom, s’il refuse de se donner un visage unique, il est cependant parvenu à construire une hégémonie solide, laquelle s’incarne dans une variété d’acteurs : journalistes, politiques, partis. Ce sont là les expressions les plus visibles de cette hégémonie, ensemble de théories, de pratiques, d’idées, de valeurs et de méthodes qui infusent dans la société tout entière, font système et fondent le règne d’une pensée dominante répandue partout.

Le phénomène le plus évident qui résulte de cette dynamique de conquête est la concentration médiatique et l’appropriation par une poignée de milliardaires des médias de masse. L’information serait un bien comme un autre que l’on achète et que l’on vend, de sorte qu’on la soumette aux lois du marché. Il est cependant permis de douter du sens des affaires de nos grandes fortunes nationales qui se précipitent dans la course à la monopolisation des moyens de communication et d’information. Surprenant en effet que ces gens s’acharnent à vouloir investir dans des titres de Presse à peu près tous déficitaires qui ne promettent pas de perspectives de profits très importantes… Aurions-nous alors affaire à une démarche philanthropique ? Peut-être. On n’imagine en tout cas pas que messieurs Niel, Bergé, Pigasse, Drahi, Dassault, Arnault, Pinault, Lagardère, Bouygues ou Bolloré, heureux propriétaires du Monde et de l’Obs, de Libération et de l’Express, du Figaro, des Echos, du JDD et du Point, d’Europe 1, du groupe TF1 et du groupe Canal, puissent vouloir contrôler tous les titres de Presse du pays à des fins d’influence.

Or donc, il convient de faire ce constat froid que la quasi-totalité des moyens d’information d’une démocratie sont concentrés entre les mains de quelques oligarques. La subordination de l’information aux intérêts privés, économiques ou financiers, est aussi préoccupante que l’était l’alignement de l’information sur les intérêts étatiques au temps de l’ORTF. En quelques décennies, les moyens de communication seront simplement passés des mains de l’Etat aux mains des puissances privées. Il n’est pas évident que la démocratie ait gagné au change si l’on considère que les médias dominants se sont contentés de troquer un ministre de l’information ayant une ligne directe dans toutes les rédactions contre une multitude d’actionnaires et d’annonceurs publicitaires qui, de la même manière, censurent, licencient et influencent les lignes éditoriales malgré la résistance et le travail indépendant que continuent de mener certains journalistes.

Pourtant, des débats se tiennent, des idées sont échangées, des points de vue contradictoires se confrontent et plusieurs titres de Presse sont concurrents. Seulement la pluralité ne fait pas le pluralisme. CNews, BFMTV et LCI se disputent des parts d’audience, peut-on pour autant parler d’un pluralisme des points de vue pour cette seule raison que ces chaînes occupent des fréquences différentes ? Les mêmes présentateurs lisent les mêmes prompteurs, donnent la parole aux mêmes éditorialistes, au-dessus des mêmes bandeaux déroulants où s’accumulent les mêmes informations jusqu’à la perte totale de sens. Il faut bien faire preuve du dernier aveuglement pour voir dans le matraquage médiatique aux allures de spectacle permanent la condition d’une information libre. Nous sommes en droit de nous interroger : l’espace public qui garantit l’existence d’un débat réellement démocratique existe-t-il encore dans ces conditions ? Il n’a certes pas été détruit comme dans les régimes autoritaires, il existe ! Mais il est occupé, colonisé par les intérêts privés et pour tout dire, anesthésié, toute contradiction véritable s’en est trouvée évacuée, ou placée dans une situation de faire-valoir.

Disons-le clairement au risque d’en décevoir certains : nos industriels fortunés n’ont pas investi la sphère médiatique dans l’unique but de renflouer des titres en difficulté. S’offrir un journal ou une chaîne de télévision c’est s’acheter de l’influence. C’est-à dire une influence personnelle et aussi – et surtout – une influence politique qui s’inscrit dans un projet de classe. Le rachat de la Presse est l’étape ultime de la conquête de l’hégémonie culturelle par les néolibéraux. Sont ainsi répétés en boucle les mêmes credos néolibéraux, les mêmes mots-valise matraqués ad nauseam (« compétitivité » ; « coût du travail » ; le « courage » du « chef d’entreprise » ; le « dialogue social » qu’il faudrait « fluidifier » etc.) jusqu’à faire accepter ces mots pour évidents. Cette construction d’une grille de lecture, prétend à une forme de naturalité. Elle interdit la mise en avant de cadres d’analyse différents. En l’espèce, ces dernières années ont achevé de marginaliser la parole de gauche, pourtant devenue déjà très minoritaire dans le monde médiatique. Il est vrai, cependant, que la parole de gauche s’est elle-même disqualifiée, n’ayant pas su se réinventer, ni établir de stratégies pour faire face à un tel contexte. Les voix dissonantes, expropriées de l’espace public, se regroupent autour de pôles de résistance et de potentielle renaissance intellectuelle (on citera Le Monde Diplomatique, Là bas si j’y suis, Les économistes atterrés, Fakir, Acrimed dans des domaines très différents…). Mais ces quelques bastions enclavés se trouvent bien seuls au milieu d’un océan de silence, et s’adressent à un public restreint.

Face au Mur médiatique : Guerre asymétrique

Faire de la situation actuelle une fatalité serait une grave erreur car notre adversaire a des points faibles. Il importe aujourd’hui de jeter les bases d’un nouveau cycle et d’entamer la construction d’une nouvelle hégémonie.

L’ampleur de la tâche à accomplir a pourtant de quoi briser les élans les plus déterminés. Parce que les conditions historiques ont changé, les règles de la lutte politique ont également changé. C’est pourquoi cet article se veut l’exposé d’une méthode, de notre méthode.

Préalablement à tout développement, il nous faut admettre comme point de départ une représentation spatiale du monde social dans la lignée d’Antonio Gramsci. Il faut comprendre par là l’idée d’un monde social comme un vaste champ de bataille découpé entre leurs positions et les nôtres, entre notre ligne de défense et la tranchée adverse. Les positions de l’adversaire ont ceci de particulier qu’elles sont bien mieux défendues que les nôtres et qu’il peut de ce fait se permettre de mener l’offensive contre nous. Ce schéma, c’est celui de la guerre de position élaboré par Gramsci au lendemain de la première guerre mondiale. Il transpose le vocabulaire propre à la tactique militaire à l’analyse du monde social. Il parle ainsi des médias, des églises, des universités, des usines, des palais de justice, comme d’autant de bunkers et de casemates, de forteresses et de bastions qu’il importe de défendre ou de conquérir avant de pouvoir prétendre à l’exercice du pouvoir. De là la distinction fondamentale dans la pensée de Gramsci entre la société politique et la société civile, qui fabrique le consentement et assure le règne de la classe dominante par la diffusion de ses idées dans la société.

Ce qui importe ici, c’est de comprendre l’effort d’actualisation de la pensée marxiste entrepris par Gramsci. Ce dernier écrit dans un contexte d’échec généralisé des tentatives révolutionnaires en Europe de l’Ouest et d’arrivée du fascisme au pouvoir en Italie, plus précisément, il écrit depuis la cellule de prison où Mussolini l’a fait jeter. Afin de comprendre cet échec historique des révolutions socialistes, il opère une distinction d’importance entre l’Est et l’Ouest, entre la Russie où la révolution bolchévique a triomphé et l’Europe où tous les mouvements révolutionnaires ont été défaits. La société russe se caractérisait alors par une structure sociale simple, une société civile quasi-inexistante, un appareil étatique affaibli : le pouvoir était à prendre. Cette situation appelle une guerre de mouvement, rapide, frontale, pour se saisir du pouvoir.

En Europe de l’Ouest tout au contraire, la structure sociale est complexe, nervurée de tranchées, la société civile est puissante et la classe dominante s’appuie bien davantage sur les idées que sur la force brute pour régner. Ce qu’il appelle l’Etat intégral peut ainsi se définir comme une « hégémonie cuirassée de coercition », la domination par les idées encadrée par la possibilité du recours à la contrainte, l’aspect coercitif occupe ici le second rôle. Dans une telle configuration, opposer le fusil à la plume est impossible, inefficace et contre-productif. Gramsci pense ici aux grandes offensives frontales sur des tranchées ennemies trop bien défendues au cours desquelles des centaines de milliers d’hommes se faisaient faucher par les mitrailleuses pendant la Grande Guerre, sans aucun résultat militaire. Il faut adapter les méthodes de lutte et substituer la guerre de position à la guerre de mouvement. Cette guerre de position se mène avant toute chose par une praxis politique propre à un parti et à une classe sociale, par la guerre culturelle. La “bataille des idées et des mots” joue ici un rôle important quoique non exclusif : il s’agit, pour les acteurs de cette guerre, de conquérir des positions sociales, d’avancer leurs pions, et de faire progresser leur vision du monde. C’est une stratégie de conquête plus lente, plus laborieuse, mais la seule à même de réussir. A travers cette guerre de position, ce qu’il s’agit de faire – comme le formulent Ernesto Laclau et Chantal Mouffe -, c’est de tracer une ligne de démarcation claire, à l’endroit le plus pertinent, entre l’adversaire et nous, de créer un eux et un nous de part et d’autre d’une frontière intérieure à la société et de nous battre toujours pour faire avancer cette frontière antagonique, pour faire avancer nos lignes et faire reculer l’adversaire.

Aujourd’hui, face à un adversaire tout-puissant qui nous contraint au repli sur les dernières positions qu’il nous reste, tout assaut frontal est voué à l’échec. Attaquer une forteresse trop bien défendue est au mieux stupide, au pire suicidaire. C’est pourquoi nous refusons de lui livrer bataille directement. L’hégémonie néolibérale domine et toute parole alternative est disqualifiée de manière systématique lorsqu’elle se confronte à la parole de l’adversaire sur son terrain, dans ses journaux ou sur ses chaînes de télévision. Prenant acte de cette situation, nous affirmons notre stratégie : face au mur médiatique, menons une guerre asymétrique.

Nous n’avons pas les moyens de l’adversaire, aussi nous investissons un terrain où nous pouvons être meilleurs que lui. Cette lutte pour l’hégémonie culturelle, cette bataille des idées, nous choisissons de la mener sur internet, sur les réseaux sociaux, sur un champ de bataille où nous pouvons avoir l’avantage. La guerre de position est présentement quasi-impossible à mener ? Soit ! Menons ce que nous appellerons une guérilla de position. Toute guérilla, une fois qu’elle est devenue suffisamment puissante affronte cependant l’adversaire sur son terrain et mène une guerre régulière. La guerre asymétrique que nous avons choisi de mener n’est donc ni une fin en soi, ni une initiative qui doit interdire la guerre de position sur un champ de bataille traditionnel, dans le domaine de la lutte politique classique, bref, dans la réalité matérielle. Elle est un préalable, elle est un complément. A la guérilla devra succéder la guerre de position.

La devise que nous avons adoptée « Tout reconstruire, tout réinventer » ne veut pas dire autre chose : tout réinventer dans le monde des idées, réformer un logiciel politique sclérosé, pour tout reconstruire dans le monde matériel, forger une force politique nouvelle dans la réalité concrète.

C’est l’unité de ces deux termes qui fonde le projet que nous nous efforçons de construire. Suivant cette idée, et empruntant une distinction déjà énoncée ailleurs, on peut comparer le rôle d’un média comme LVSL au rôle d’un échafaudage. L’échafaudage est une structure temporaire, il n’est pas une fin en soi, il a pour seule fonction d’assurer la construction du bâtiment auquel il est adossé. Pour construire le grand mouvement qui émergera demain, un échafaudage solide est nécessaire. L’émergence d’une force politique nouvelle est conditionnée à l’élaboration d’une grille de lecture alternative par des médias comme le nôtre, par l’imposition de nos mots dont Íñigo Errejón dit qu’ils « sont des collines dans le champ de bataille de la politique » et que celui « qui les domine a gagné la moitié de la guerre », par la mise à l’agenda de nos thèmes et de nos termes afin d’œuvrer à la conquête de la centralité de l’échiquier politique. Et nous pouvons en cela compter sur les très nombreuses initiatives qui émergent ici et là, des médias écrits, des blogs, des chaînes Youtube, des revues, des collectifs etc. LVSL n’est de ce point de vue qu’un pion dans la large constellation d’initiatives en train de naître.

La construction d’un média d’opinion

Cela étant, le terrain que nous investissons, c’est-à-dire internet et les réseaux sociaux, n’est pas un terrain vierge. Une multiplicité d’acteurs s’y affrontent déjà. Les plus combatifs parmi eux sont les médias d’extrême droite dont le succès fulgurant et l’omniprésence sur les réseaux sociaux constituent la raison première de la fondation de LVSL, démarche qui se concevait comme une contre-attaque nécessaire. Ces sites constituent, aux côtés des médias officiels évoqués plus haut, notre second adversaire. Une clarification s’impose ici. La guerre asymétrique doit être une stratégie simplement temporaire le temps de gagner en puissance. Cette stratégie ne doit pas faire oublier cette loi fondamentale du combat politique que pour vaincre son adversaire il faut jouer sur son terrain et selon ses règles. 

Dès lors, cela implique de comprendre les raisons du succès de ces sites d’extrême-droite. La raison en est assez évidente : leur capacité à rester proche du sens commun, des représentations majoritaires dans la société, et à travailler ce sens commun dans leur sens par des discours adéquats. A l’inverse, la gauche s’est depuis trop longtemps murée dans son idéologie, sûre d’être le “camp du bien”, quitte à être de plus en plus déconnectée des subjectivités politiques du commun des mortels. LVSL ne veut pas laisser le monopole de l’efficacité politique à ces sites et ces groupes. Nous nous revendiquons de ce que Gramsci appelle le journalisme intégral. Celui-ci part du sens commun, afin de le travailler et de l’amener là où il est désirable de l’amener. Jusqu’alors, au sens commun populaire, la gauche opposait son sens commun militant et toutes ses évidences. C’est cet échec historique qu’il faut dépasser, si nous voulons être en mesure de gagner cette bataille culturelle. Le journalisme intégral implique de façonner son lectorat à travers la production d’un discours alternatif. Cette idée est à la base du projet de média populiste qu’est LVSL : forger de nouvelles identités politiques pour construire un peuple.

Or donc, les réseaux sociaux possèdent des règles qui leur sont propres, l’une d’elles est la suivante : l’opinion prévaut sur la soi-disant objectivité journalistique. Les sites dont nous parlons l’ont bien compris et doivent leur succès au modèle qu’ils ont su élaboré. Assumer sa subjectivité, prendre position de façon argumentée, s’annonce comme la tactique la meilleure pour faire avancer ses idées sur ce terrain particulier. L’horizontalité qui caractérise le fonctionnement des réseaux sociaux place les acteurs sur un relatif pied d’égalité. La disqualification de la parole alternative ne fonctionne pas sur internet. Les récentes polémiques sur les fake news et la création en réponse du très critiqué service Décodex par le journal Le Monde, dont la mission consiste à décerner des brevets de respectabilité aux sites d’information, témoigne d’une tentative de régulation de la diffusion de l’information sur les réseaux sociaux – sans grand succès pour le moment.

Le média d’opinion tire sa force de ce fait qu’il assume sa subjectivité. Nous affirmons que la neutralité n’existe pas pour cette raison simple que l’auteur d’un article est engagé dans des rapports sociaux et influencé (pour ne pas dire déterminé) par une multitude de discours antagonistes. Que l’on combatte ou que l’on serve les intérêts de la classe dominante de manière active, de manière consciente ou de manière inconsciente, on ne peut pas prétendre s’extraire d’un monde social conflictuel et accéder à une neutralité quelconque, on est toujours du côté de l’une des forces en présence. Aussi, assumer un parti pris revient à une forme d’honnêteté. Cela permet par ailleurs de capitaliser sur le discrédit dont souffrent les médias officiels, c’est là pour nous une arme puissante.

Restent encore les médias d’opinion d’extrême droite. Nous le disions, lorsque le combat est possible, il faut affronter l’adversaire en jouant avec ses règles. En l’espèce, nous adoptons les codes de l’adversaire, nous les subvertissons, les transformons, les adaptons et les retournons contre lui. Nous conservons le parti pris, nous conservons le style polémique, mais nous nous assurons une légitimité supérieure en prenant le lecteur au sérieux et en ne l’abreuvant pas de mensonges ou d’articles insipides.

Nous ne sommes pas seuls à mener ce combat, nous venons juste d’intégrer une chaîne qui compte déjà de nombreux maillons qui sont autant d’alliés. Nous parlons des très nombreux projets qui reposent sur l’écrit ou la vidéo, et qui fleurissent un peu partout et vont dans le même sens que nous. Nous prenons nos adversaires au sérieux, et nous sommes ici pour les combattre pied à pied. Ils ont prospéré sur un terrain vierge, à nous de leur contester le monopole de la parole alternative, à nous d’être meilleurs qu’eux.

LVSL, c’est tout ça. Un projet qui veut faire converger les forces existantes pour fédérer autour d’une parole alternative, autour d’un discours de rupture pour jeter les bases d’un renouveau. En ces temps de montée des périls, il est indispensable de porter un autre projet de société, un système de pensée nouveau qui pave la voie à la construction d’un autre avenir. Ainsi nous engageons le combat, animés par cette conviction profonde, étayée par les faits et l’histoire, qu’à l’hiver, toujours, succède le printemps.

Pour aller plus loin :

Médias français, qui possède quoi ? Le Monde Diplomatique

https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/ppa

Projet pour une Presse libre, Le Monde Diplomatique,

https://www.monde-diplomatique.fr/2014/12/RIMBERT/51030

Médias : pourquoi 10 milliardaires contrôlent-ils notre information ?

http://osonscauser.com/medias-pourquoi-10-milliardaires-controlent-ils-notre-information/

Notre projet, Tout reconstruire, tout réinventer

https://lvsl.fr/notre-projet-reconstruire-gauche

Macron ou l’illusion de la radicalité

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©Jeso Carneiro

« Vouliez-vous une révolution sans révolution ? » demandait Robespierre aux conventionnels critiques vis-à-vis de sa radicalité en 1792. La question se pose en des termes exactement similaires aujourd’hui aux millions de Français qui songent à voter pour Emmanuel Macron.

Pourquoi lui ?

Car c’est bien là le nœud du problème : chacun s’accorde à déplorer l’état lamentable du pays, et pourtant, pourtant le chœur des bienheureux s’apprête à porter à l’Elysée un jeune premier encravaté tout juste sevré de Rothschild, tout droit sorti de l’ENA.

Alors pourquoi ? Pourquoi ce jeune homme au sourire hollywoodien et à la voix mielleuse arrive-t-il à créer un tel enthousiasme autour de sa seule personne ? Il est vrai qu’il est charmant, il présente bien quoi ! Mais enfin, cela ne pouvait pas tout expliquer. Certes, il n’a pas de programme, et limite ainsi les risques de créer des désaccords – malin ! Et puis il y a le matraquage médiatique : plus on parle d’un produit quelconque, plus on a envie de l’acheter. Et il est vrai qu’avec 17 000 articles en seulement 2 ans, les médias auront su propulser un total inconnu brusquement nommé ministre de l’économie au rang de superstar hexagonale. En cela, les médias auront vendu le candidat Macron comme ils auraient en temps normal vendu une marque de lessive, en y ajoutant cependant des sondages en cascade qui répètent combien les Français aiment leur jeune ministre de l’économie. 

Et puis il y a le storytelling à propos de son mouvement et le gonflage systématique des chiffres quand il parle de ses 170 000 (!) « marcheurs »… Alors quoi ? Le phénomène Macron comme résultat de tous ces facteurs ? Ce serait oublier autre chose : la peur du changement.

Absorption de la contradiction

A l’instar de ces conventionnels qui voulaient « une révolution sans révolution », l’électeur français est pleinement conscient de la situation du pays, mais s’imagine que tous nos maux seront résolus si l’on passe un coup de peinture sur la devanture. Je m’explique, et m’autorise au passage un petit détour par la théorie.

Nos sociétés industrielles ont généré des oppositions fortes en leur sein. Des partis socialistes, communistes, des syndicats ont émergé, les tensions sociales se sont accrues, la lutte des classes s’est réchauffée. Bref : l’avènement de la modernité a rimé avec le développement de la contradiction dans nos sociétés. Pourtant, à la faveur des « Trente Glorieuses », on a vu s’amorcer un mouvement qu’Herbert Marcuse nomme l’absorption de la contradiction. Concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ? Eh bien que les forces contestataires qui ont été générées par le capitalisme moderne ont été progressivement intégrées par le système, absorbées par lui, diminuées, recyclées, de sorte à ce qu’elles ne représentent plus une menace pour l’ordre établi. Le meilleur exemple de ce phénomène, c’est le cas des Partis Communistes occidentaux qui, de puissantes forces révolutionnaires, ont été intégrés, transformés en vagues entités réformistes et ringardisés.

Notre constat est le suivant : la contradiction a été absorbée. Et déjà, pourtant, elle tente de se libérer. Entendez-moi bien : s’il est une loi de l’Histoire dont on ne peut douter, c’est celle-ci, la conflictualité est inhérente à toute société humaine. En cela, nos sociétés post-modernes (censées appartenir à une soi-disant « fin de l’histoire ») sont des sociétés malades. Elles ont enchaîné les forces contestataires générées par elles, mais n’ont pas résolu les contradictions qui les ont produites. C’est donc un progrès très précaire que celui-là. Une société qui fonctionne sur le mode de la cocotte-minute, qui criminalise et qui réprime les explosions contestataires de manière systématique et qui accumule ainsi la pression en son sein, n’est pas viable à long terme. 

Ainsi M. Manuel Valls vérifie par exemple toutes les thèses de ce dernier. Pour Marcuse, afin d’absorber la contradiction et de ne permettre l’expression d’aucune dissidence, la classe dominante a façonné des « sociétés de mobilisation totale » : aucune dissidence ne peut être tolérée car ‘il y a urgence’. L’exemple pris par Marcuse dans les années 1960 s’inscrit dans le cadre de la guerre froide : vous ne pouvez pas faire grève ou exiger des droits sociaux ! Nous sommes en guerre avec les communistes ! On a besoin de tout le monde, vous faites le jeu de l’ennemi ! Le coup de génie de Manuel Valls – on peut au moins lui reconnaître ça – a été de parvenir à renouveler le concept. Je veux parler de l’inattendue confusion entre manifestant et terroriste au printemps dernier, l’utilisation de l’état d’urgence pour réprimer la mobilisation contre la Loi Travail, l’interdiction des manifestations au nom du risque terroriste, l’arrestation de militants écologistes pendant la Cop21 et la création de concepts qui feront date comme par exemple le désormais classique « djihadistes verts ». Mais tout cela ne suffit pas à étouffer la contradiction.

Ce début de XXIème siècle se caractérise par une tentative de libération de la contradiction. Le XXIème siècle commençant signe le retour de la contradiction. Le retour des passions politiques, les populismes de droite et de gauche… L’aspiration collective au retour de la conflictualité est là. Le désir de rupture également. Conséquence logique, le paysage politique se polarise (vous savez, la fameuse « montée des extrêmes » bouhouhou). Et dans un tel contexte, qui voit-on pointer son nez ? Emmanuel Macron… Illogique vous pensez ? 

La révolution sans la révolution

Macron n’est pas une volonté d’apaisement. Il est la révolution sans la révolution dont nous parlions. Vous voyez une arnaque ? C’est normal. Appeler son livre Révolution quand on connaît son parcours, il fallait oser. Alors, « révolutionnaire » Macron ? En un certain sens oui ! Comme l’a très justement souligné Gaël Brustier dans un article publié sur le site Slate, le macronisme a toutes les caractéristiques de la révolution passive telle que théorisée par Gramsci. Comprenez : une « révolution par le haut » qui ne met pas en danger les intérêts de la classe dominante et lui permet de s’adapter aux temps nouveaux et de survivre dans une période de décomposition politique. Son programme peut se résumer par la formule utilisée pour qualifier l’unification italienne dans le film Le Guépard : tout changer pour que rien ne change. Mélenchon progresse, Le Pen joue son rôle d’épouvantail, Fillon est trop clivant et risquerait de mettre tout le pays dans la rue, Hamon est tout seul – il n’y a que Macron. On assiste ainsi au spectacle d’un homme porté à bout de bras par un système à bout de souffle. Soutenu par la classe dominante dans sa quasi-intégralité, adoré des médias, soutenu même par l’Elysée. Il faut sauver le soldat Macron car lui seul maintiendra les choses en l’état.

Le nom de Macron rime donc au mieux avec imposture, au pire avec trahison. Macron, c’est l’illusion de la radicalité, l’apparence du changement. Il se pare des atours de la révolution mais appartient tout entier au vieux monde en train de s’affaisser. Face à la montée des populismes, il se déguise en populiste lui aussi, il prétend mettre le peuple « En Marche » (le temps d’une campagne seulement bien sûr), adopte une rhétorique anti-système…

Ce à quoi nous avons ici affaire a un nom, M. Macron n’a pas inauguré à lui seul une nouvelle façon de faire de la politique, il reprend à son compte la notion de catharsis qui nous vient de la Grèce antique. Soyons clairs. Lorsque vous regardez Game of Thrones, vous ne vous mettez à aucun moment en danger, vous vivez votre vie par procuration. Vous vivez des batailles, des aventures, des luttes de pouvoir, sans jamais être acteurs, seulement spectateurs. C’est la fonction cathartique du cinéma : purger les passions.

Dans un XXIème siècle marqué par le retour des passions et la montée des populismes, le ciel, dans sa grande mansuétude, nous envoie M. Macron avec une mission : purger les passions du peuple de France. De là l’imposture d’un homme sans idées, de là le bonapartisme tranquille de « l’homme providentiel » raconté par les médias. Macron est l’expression dernière de la politique avec un « » minuscule, celle qui n’a ni solutions ni ambitions. C’est la tentative dernière de faire bifurquer la contradiction en train de se libérer vers une solution qui ne dérangera personne et ne changera rien. Macron, c’est la révolution sans la révolution, bref, le plus sûr moyen de perdre encore cinq ans et d’éviter tout changement.

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