Jafar Panahi et Asghar Farhadi, l’Iran à l’écran

Firoozeh dans les Les Enfants de Belle Ville @MementoFilms

Les idées reçues sur la République islamique d’Iran et sa société sont légion et tendent à ternir l’image d’un pays déjà vu de manière négative par les médias et les opinions publiques en général. Pourtant, le cinéma iranien et en particulier les œuvres de Jafar Panahi et Asghar Farhadi offrent un tout autre regard, celui d’un Iran pluriel et tiraillé par nombre de débats et conflits internes. L’occasion d’opérer un retour sur l’histoire du régime et de la société iranienne à l’aune des longs-métrages des deux plus grands cinéastes iraniens du XXIème siècle.

LE CINÉMA, UNE VOCATION PAS COMME LES AUTRES SOUS LA RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE 

Jafar Panahi voit le jour en 1960, à Mianeh, dans l’Azerbaïdjan orientale, au Nord-Ouest de l’Iran. 1960 n’est guère une année charnière. Mohammad-Reza Shah domine sans partage le pouvoir depuis que Mossadegh a été renversé en 1953, mettant un terme à une période de pluralisme politique commencée avec l’abdication de Reza Shah en 1941. (1) Pour le cinéma, l’heure est à l’essor du film farsi, sorte de « production commerciale de qualité médiocre, banale et lucrative de films populaires » pour prendre les mots de Mamad Haghighat, qui se contente de reprendre la plupart du temps des films américains ou égyptiens, les «adaptant aux coutumes et traditions de la société iranienne». (2) À la fin des années cinquante, de nouvelles formes de récits voient le jour, consacrant un cinéma populaire et populiste, lequel met à l’écran des gens du peuple et des délaissés. (3) 

Enfant des quartiers déshérités de Téhéran, Panahi commence par l’écriture et plus particulièrement par la nouvelle. C’est presque par hasard que le jeune Jafar rencontre le cinéma : à douze ans, il joue dans un film tourné en super 8. Fasciné, il se découvre très vite un maître, Abbas Kiarostami et tous ses désirs de jeunesse se concentrent sur une seule passion,  le cinéma.

Juste avant d’entrer à l’université, Panahi découvrait, comme nombre d’Iraniens , le visage de l’ayatollah Khomeyni. Sa face, discernable de tous, était rendue singulière par le port d’un turban noir et d’une épaisse barbe blanche. Soutenu par une myriade de courants, allant des laïcs aux communistes, il renverse l’ancien régime pour y instaurer un ordre ancestral et sans classes.  La République islamique était née. Très vite, il se proclame « guide suprême » et avec l’éclatement précipité de la guerre Iran Irak, chef de guerre. Par chance, Panahi échappera à la mort mais sera emprisonné durant près de 70 jours.

Pareille atmosphère, Farhadi en fera aussi l’expérience. Ce dernier est plus jeune, il fête ses 7 ans quand le Shah tombe. L’Iran de l’enfance de Farhadi frappe par son ambivalence : si Téhéran s’affirme comme le gendarme du Golfe persique et semble être  peu à peu un acteur politique et économique important au Moyen-Orient, elle s’engouffre dans des difficultés économiques, consécutives à la baisse des revenus pétroliers. (4) À la crise d’un monde, se joint une rupture cinématographique. Pour Mamad Haghighat, le cinéma motafavet (différent) impose un style plus réaliste et réfléchi, donnant l’opportunité aux  cinéastes de se libérer des carcans précédents, essayant tous les styles et genres. (5) Malgré une lourde censure politique, nombre de films se revendiquent de ce courant et sont porteurs d’une réelle réflexion politique et sociologique, allant même jusqu’à symboliser un cinéma du désespoir. Le film motafavet par excellence demeure La Vache (Gav), présent à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 1971 et à la Mostra de Venise ou Dariush Mehrjui dépeint avec réalisme le monde rural. C’est ce même film qu’Asghar Farhadi met à l’honneur dans Le Client (Fouroushandey), à travers sa projection par un des personnages principaux, Emad (Shahab Hosseyni), professeur dans le secondaire. 

La ville de Téhéran. Capture d’écran @Arte

Comme pour Panahi, Farhadi fera ses débuts dans le cinéma sous la République islamique. Comme pour Panahi, son attrait pour le cinéma lui vient tôt, dès l’âge de 13 ans. Cette vocation n’est pas sans origines et le cinéaste mentionne bien souvent la figure de son  grand-père,  remarquable conteur. (6) Poussé par celui-ci, il se met à tourner des films de 8mm, illustrant un réel penchant pour le « petit écran ». Il est vrai que les années soixante-dix demeurent l’acte de naissance du court-métrage et du super-8 en Iran, format idéal pour enregistrer la vie quotidienne des gens. Emporté par cette effervescence, le jeune Farhadi  s’efforce de produire, chaque année et ce jusqu’au bac, un court métrage.

De la Révolution de 1979, le cinéma iranien en sort vaincu. Symbole de la culture occidentale et de sa civilisation, les mollahs portent le pari d’en détruire toutes les représentations. (7) La fermeture des cinémas devient un phénomène massif et ceux-ci sont remplacés par des boutiques, des restaurants ou encore des bureaux des comités des Gardiens de la Révolution. Le cinéma résiste mais reste encadré, devant servir l’idéologie du régime : le scénario est contrôlé ; les acteurs choisis avec soin ; le tournage ainsi que le montage et la sonorisation sont eux aussi inspectés. La guerre Iran-Irak oblige l’État à se mobiliser davantage et le cinéma devient l’outil par excellence d’une propagande devant inciter les iraniens à aller au front. 

Il s’agit ici de créer un cinéma « détaché de toute corruption morale » selon l’expression d’Agnès Devictor, mais qui dans le même temps, s’éloigne d’une représentation fidèle de la société.

En 1989,  à la mort de Khomeyni, la censure est toujours aussi grande : la caméra ne doit pas être mahram (intime) ; celle-ci ne peut montrer une femme sans son voile, même lorsqu’elle est seule chez elle alors que les hommes eux, ne peuvent être montrés qu’en chemises manches longues. Enfin les couples, même mariés, ne peuvent se toucher. À l’évidence, il s’agit ici de créer un cinéma « détaché de toute corruption morale » selon l’expression d’Agnès Devictor, mais qui dans le même temps, s’éloigne d’une représentation fidèle de la société. (8) Cette volonté de bâtir une « communauté idéalement islamique » à l’écran conduit à des incohérences,  comme le port de la tenue islamique de façon encore plus contraignante que dans l’espace social réel. (9) Pendant le même temps, le cinéma continue de faire l’objet de vives convoitises, en particulier celles de deux institutions concurrentes :  le Département Cinématographique du Ministère de la Culture et de l’Orientation Islamiques rattaché au gouvernement et le  Centre Artistique de l’Organisation de la Propagande Islamique à la solde du Guide. (10)

C’est dans ce contexte singulier de la mise en place d’une vaste politique d’islamisation que Panahi entre à la faculté de Cinéma et de Télévision de Téhéran. Les années quatre-vingt dix symbolisent la reconnaissance internationale du cinéma iranien et de cinéastes comme Abbas Kiarostami, Bahram Beyzai, ou bien encore Mohsen Makhmalbaf. L’image et la technique générale ne cessent de se parfaire tandis que nombre de films s’exportent massivement à l’étranger. C’est l’époque du « nouveau cinéma iranien » et de la fin du paradigme blasphématoire du cinéma, caractérisé par le refus des mollahs, motivé par les hadiths, de toute forme d’image. (11) L’État, bien conscient de l’influence d’Hollywood, investit massivement dans la culture.

Les années 2000 constituent pour les deux cinéastes une consécration, lesquels vont reprendre les principaux thèmes du cinéma iranien, du drame social à la représentation de la femme, tout en contournant à leurs manières les drastiques règles qui régissent le cinéma.

Au même moment, la carrière de Panahi s’inaugure. Il réalise son premier court-métrage Deuxième regard et après un parcours universitaire sans embûche, brillant peut-on même dire, il devient l’assistant d’Abbas Kiarostami dans le tournage d’Au travers les oliviers. (Zir-e darakhatan-e zeytoun) C’est à la fin des années 1990 que Jafar Panahi réalise son premier film, Le ballon d’or (Badkonake sefid) empreint des idées de Kiarostami. Pendant ce temps-là, le jeune Farhadi, devenu étudiant, s’installe sur les bancs de la faculté de Téhéran. Ce n’est pourtant pas à l’étude du cinéma qu’il s’attellera, mais à l’art dramatique, le jury l’ayant contraint à aller dans cette direction. Alors que sa destinée semble basculer, il tombe rapidement amoureux du théâtre, qu’il décrit comme un « coup du destin». (12) Durant près de sept années, il se forge une personnalité artistique, s’initiant à Eugène Ionesco mais aussi à Henrik Ibsen dont il emprunte le pendant social. À Harold Pinter enfin, il consacra son mémoire de fin d’études. En 1998, il est diplômé et fait déjà preuve d’une grande expérience : tournage de six courts-métrages, scénarios et réalisation de deux séries pour la télévision.

Les années 2000 constituent pour les deux cinéastes une consécration, lesquels vont reprendre les principaux thèmes du cinéma iranien, du drame social à la représentation de la femme, tout en contournant à leurs manières les drastiques règles qui régissent le cinéma.

Asghar Farhadi, capture d’écran @Arte.

UNE GÉOGRAPHIE SOCIALE : TÉHÉRAN ET L’AILLEURS

L’univers de Panahi et de Farhadi est tout droit dirigé vers l’Iran. Leurs œuvres épousent la République islamique et en particulier sa capitale, Téhéran. De cette dernière, ils en font leur théâtre, leur scène la plus intime. Et le symbole même de Téhéran demeure l’avenue Ali Vasr, sorte de microcosme de la ville, qui relie riches et pauvres, religieux et laïcs. Nombre de films deviennent l’objet d’une véritable géographie sociale, à l’instar par exemple de Sang et or (Tala-ye sorkh), Prix du Jury d’un certain regard au Festival de Cannes en 2003. (13) Dans ce film, Panahi propulse le spectateur dans la routine et la monotonie de gens ordinaires, se faisant le passeur de Vittorio De Sica, réalisateur en 1948 du Voleur de Bicyclette.

Sous le sillage de la caméra de Panahi, « psychanalytique, chirurgicale, pénétrante, brutale » pour reprendre Hamid Dabashi, Téhéran apparaît comme un labyrinthe aux multiples lignes de frictions, où les plus paupérisés regardent les plus nantis, ou les hommes dominent les femmes, ou les détenteurs de l’autorité oppriment les autres.

Tel est le destin de Hussein Aqa (Hossain Emadeddin), que l’on voit déambuler dans la ville en scooter, arpentant le sud puis le nord de la ville, des bidonvilles aux tours d’habitation, en passant par les maisons palatiales. Ce livreur de pizza, animé par une éternelle quête de reconnaissance, ne peut être que frappé par l’ascension sociale de son ancien camarade de front, M.Shayesteh (Pourang Nakhael), membre à présent de la classe moyenne aisée. Il ressent d’autant plus d’humiliation quand il se fait rejeter d’une bijouterie, avenue Jordan, quartier cossu de Téhéran. Chez un client, expatrié revenu de Washington, il se met à rêver qu’à son tour, il deviendra riche et puissant. En compagnie d’Hussein, le spectateur découvre  aussi le poids de la présence policière, symbolisé par la discrète mais féroce police des mœurs, qui n’hésite pas à venir gâcher la soirée de jeunes téhéranais venus danser. Sous le sillage de la caméra de Panahi, « psychanalytique, chirurgicale, pénétrante, brutale » pour reprendre Hamid Dabashi, Téhéran apparaît comme un labyrinthe aux multiples lignes de frictions, où les plus paupérisés regardent les plus nantis, ou les hommes dominent les femmes, ou les détenteurs de l’autorité oppriment les autres. (14) En somme, le lieu idoine pour mettre en scène les promesses déchues d’une Révolution islamique qui s’était faite au nom des déshérités (mostazafan). L’occasion au passage de déroger à la règle qui interdit de dépeindre l’univers social avec noirceur , seul un « misérabilisme conventionnel » et moral devant prévaloir aux yeux du clergé. (15) Ce qui n’a pas échappé au pouvoir iranien, qui a interdit Sang et Or à la diffusion. Une telle action ne sera pas une simple parenthèse puisque à partir de ce moment, la totalité des films de Panahi feront l’objet d’une censure étendue.

Le jeune Hussein Aqa, capture d’écran @Youtube.

Il est aisé de retrouver une telle démarche dans le cinéma d’Asghar Farhadi. Chez le réalisateur iranien, cette expérience de la réalité des territoires se fait aussi sentir. (16) Dans Une Séparation (Jodai-yé Nader az Simin, 2011) Ours d’or du meilleur film, César du meilleur film étranger, Oscar du meilleur film en langue étrangère, le cinéaste donne à voir le quotidien harassant d’une jeune femme des quartiers populaires du Sud de Téhéran. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Razieh (Sareh Bayat) doit effectuer chaque jour un interminable trajet pour rejoindre un quartier bourgeois de Téhéran afin d’y faire le ménage et de garder un vieil homme atteint de la maladie d’Alzheimer. Flanquée de sa jeune fille, la femme semble vite dépassée devant l’ampleur de la tâche, alors que dans le même temps, elle doit gérer les aléas de sa grossesse qu’elle cache à son employeur Nader (Peyman Moadi) à l’aide de son tchador.

Réalisé peu de temps après le mouvement vert de 2009, Une Séparation illustre le climat social à l’orée de la décennie 2010, caractérisé par le gouffre toujours plus grand qui sépare certains pans de la population. Un tel mouvement de contestation est représentatif de ce fossé : s’il porte les revendications des couches intellectuelles aisées – droit des femmes, égalité, justice, liberté, démocratisation du régime – il a été incapable de mobiliser les classes les plus appauvries. (17) Comme en 2009, deux couples s’affrontent, aux univers mentaux et culturels opposés. D’un coté, Razieh et son mari Hodjat (Shahab Hosseini), un couple pieu et attaché aux traditions, membre des classes populaires, devant faire face aux conséquences de la pauvreté ; de l’autre côté, Nader et Simin (Leila Hatami) symbole de la classe moyenne aisé, qui par leur mode de vie urbain, par leur façon de se vêtir mais aussi de se mouvoir et de s’exprimer, pourraient vivre dans n’importe quelle métropole cosmopolite.

Dans l’œuvre de Farhadi, c’est finalement deux mondes qui se côtoient, lesquels apparaissent comme deux univers disjoints et presque totalement étrangers à l’autre. Deux mondes néanmoins visibles aux yeux de tous et notamment des iraniens, puisque la plupart des films de Farhadi sont autorisés à être diffusés.

Dans l’œuvre de Farhadi, c’est finalement deux mondes qui se côtoient, lesquels apparaissent comme deux univers disjoints et presque totalement étrangers à l’autre. Deux mondes néanmoins visibles aux yeux de tous et notamment des Iraniens, puisque la plupart des films de Farhadi sont autorisés à être diffusés. Quoi qu’il en soit, il ne va pas sans dire qu’Une Séparation sera une pleine réussite, rendant la presse iranienne totalement dithyrambique, surtout après que le film ait glané la plus grande des récompenses, en l’occurrence un Oscar. Alors que l’agence de presse Irna s’est réjouie du succès du réalisateur iranien, le quotidien réformateur et indépendant, Etemaad, titrera : « Le succès d’un Iranien dans une soirée très française ». Ce qui tranche avec l’accueil réservé à Jafar Panahi en Iran. (18)

Simin @Mementofilms

Les deux réalisateurs ne se contentent pas seulement de faire de Téhéran le centre de leur œuvre. Héritiers d’une « modernité cinématographique iranienne » dont le road-movie constitue l’un des piliers, Panahi et Farhadi poursuivent les traces de cinéastes comme Abbas Kiarostami ou encore Mohsen et Samira Mokhamalbaf lesquels ont dessiné une cartographie variée, allant de la province du Gilan au Nord de l’Iran, à Dezli et Palanga, dans le Kurdistan iranien et irakiens. (19)

Agissant en « cinéaste social », ils n’hésitent pas à se perdre dans les confins de l’Iran. Dans Trois visages (Se rokh), Prix du scénario au Festival de Cannes en 2018, Jafar Panahi retourne dans la terre de ses origines, au Nord-Ouest de l’Iran. Pendant quelques heures, il prend place au sein d’une communauté rurale aux accents azéries. Il y confronte son progressisme et aperçoit que dans ce coin reculé d’Iran, un important carcan religieux empêche une jeune fille, Marziyeh (Marziyeh Rezaei), d’aller au conservatoire. 

Farhadi s’échappe lui aussi vers d’autres rivages, délaissant la frénésie, l’anarchie et l’irrationalité d’une ville qui selon lui, « change de visage à une allure délirante, qui détruit tout ce qui est ancien, les vergers et les jardins, pour le remplacer par des tours ». Dans A propos d’Elly (Darbareye Elly), Ours d’argent en 2009, il filme la luxuriante mer Caspienne à travers les péripéties d’un groupe d’amis diplômé en droit. Suivant les traces de son confrère Bahram Beyzai, qui avait fait de cette mer un lieu d’élection, il décrit comme nombre de ses pairs – à l’instar de la jeune réalisatrice Ida Panahanedh – une Caspienne qui ne fait plus rêver, symbole d’une société déchirée qui tente péniblement de gérer ses contradictions. (20)

HEURTS ET MALHEURS DE LA CLASSE MOYENNE

Là ou le cinéma de Farhadi se démarque de celui de Panahi, c’est dans le pari fait à l’exploration d’un Iran « contradictoire, certes, néanmoins moderne, jeune, dynamique, perpétuellement en mouvement et en constante négociation ». C’est à une description exhaustive, détaillée d’une classe sociale, la classe moyenne, que Farhadi s’attelle.

Farhadi se fait alors observateur de son propre milieu social d’origine et met à l’écran des couples dont le principal point commun demeure le fait de devoir faire face à un imprévu et à un drame qui les questionne.

Pour être précis, le cinéaste iranien jette un regard froid sur la troisième génération (nasl-e sevvom). Celle-là précisément arrivée à maturité à l’époque post-révolutionnaire et qui a intégré la totalité des valeurs islamiques . Farhadi se fait alors observateur de son propre milieu social d’origine et met à l’écran des couples dont le principal point commun demeure le fait de devoir faire face à un imprévu et à un drame qui les questionne. Tant sur leur rapport à la tradition et la modernité, au passé et au futur, au juste et à l’injuste, au mensonge et à la vérité. La mise à l’épreuve de ces couples conduit le cinéaste à mettre en perspective de façon subtile l’organisation sociale iranienne, laquelle valorise l’honneur (namus). (21) Elle amène aussi les iraniens à pratiquer la taqiyeh populaire pour reprendre le terme de Stephen Poulson. En effet, afin de protéger leur intimité et de négocier les règles en vigueur, une majorité d’individus s’est adonné à des pratiques interdites par les autorités islamiques iraniennes, comme assister à des fêtes mixtes, boire de l’alcool, écouter de la musique occidentale et regarder des films hollywoodiens. (22) Au quotidien, la taqiyeh peut aussi conduire, comme nous le verrons,  à des mensonges dévastateurs.

C’est justement le rapport à la tradition et à la vérité qui accompagne le spectateur tout au long d’À propos d’Elly. Ici,  le réalisateur iranien met en scène trois protagonistes : trois couples et leurs enfants, Ahmad (Shahab Hosseyni), un trentenaire tout juste rentré d’Allemagne, après un premier mariage raté et une jeune femme, Elly (Taraneh Alidousti) – que Sepideh (Golshifteh Farahani), jeune épouse d’Amir (Mani Haghighi), souhaite présenter au jeune homme. Farhadi est à côté de ce groupe de jeunes, non pas pour montrer leur confort, mais pour nourrir l’infernale machine de leurs contradictions. Une scène est représentative de ce constat, lorsque Amir s’emporte contre Sepideh, justifiant sa violence par des propos qui pourront choquer le spectateur :  « elle m’a obligé à porter la main sur elle. » Le jeune homme, symbole de la classe moyenne cultivée, archétype des manifestants qui ont revendiqué une égalité des droits entre les sexes, porte néanmoins encore « les traces d’un passé traditionaliste »  pour reprendre les mots de Farhadi. (23)

Le groupe de jeune qui est au centre du drame d’A propos d’Elly @Mementofilms

Au-delà de cet attachement inconscient à la tradition, le cinéaste iranien  dépeint des relations sociales mises à mal par plusieurs mensonges, dont un plus grave que les autres : Sepideh explique à la logeuse, à l’insu des deux jeunes gens, qu’Elly et Ahmad sont jeunes mariés et qu’ils effectuent leur lune de miel. (24) Lorsque la jeune Elly disparaît, le groupe d’amis est mis en contact avec le véritable fiancé. Ils n’osent toutefois pas leur dire ce qui est arrivé à sa femme. Ce sera finalement la logeuse qui apprendra au fiancé qu’Elly et Ahmad lui ont été présentés comme mariés. Face à ce terrible drame, les acteurs mesurent les conséquences des dissimulations au sein de leur propre groupe et de leurs couples. Certainement aussi, le film fait écho au climat de son temps. Sorti quelques jours avant la réélection de Mahmoud Ahmadinejad et la fin du mouvement vert, il met en avant l’omniprésence de la dissimulation et l’importance du récit de la tristesse et du deuil – lui-même symbolisé par le paradigme de Karabala – dans la société iranienne. (25) Si les premières minutes du film semblent remplies de rire, de joie et de bonheur, rompant avec une tristesse institutionnalisée, le reste du film vire au cauchemar. Farhadi nous fait alors saisir l’essentiel, celui d’un sentiment profond de crise de la jeunesse iranienne. Il y dresse une allégorie de la classe moyenne aisée : à l’euphorie du début, que l’on peut assimiler à l’engagement de celle-ci, plein d’espérance, dans la campagne présidentielle de 2009 au côté du candidat réformateur Mousavi, se joint le désespoir. Celui-là même qui accompagne le reste du film avec la disparition d’Elly et l’effondrement tout entier d’un groupe d’amis. Celui-là même qui fait écho à la fin du mouvement vert et à sa sanglante répression. (26)

En 2016, dans Le Client, la mise à l’épreuve d’un couple de la classe moyenne occupe aussi Asghar Farhadi. Contraints de quitter leur immeuble en raison de travaux, Rana (Taraneh Allidousti) et Emad s’installent provisoirement dans un appartement qui a été auparavant occupé par une prostituée. Un soir où Rana est restée seule, elle est violée. La jeune femme doit alors faire face à son traumatisme. Silencieuse, elle éprouve une honte prononcée, tandis que dans le même temps, elle tente d’oublier ce qu’il s’est passé. Alors qu’elle refuse de porter plainte, son mari décide de mener l’enquête et se fait à la fois juge et bourreau. Au point que le spectateur interroge la démarche d’Emad : fait-il cela pour l’amour de sa femme, ou bien pour sauver l’honneur de sa famille ? Le film constitue à bien des égards un débat moral complexe autour de l’honneur et de la  tentation,  de la honte et du pardon. En témoigne la réaction de la presse conservatrice et de  Raja News qui affirme que le film constitue « le film le plus vicieux de Farhadi » parce qu’il « remet en question la colère sainte » d’Emad. (27) Il sera néanmoins autorisé à la diffusion et Farhadi continuera à être « l’élu des mollah ».

LA CENTRALITÉ DE LA FIGURE FÉMININE : L’HORIZON INDÉPASSABLE DU PATRIARCAT ? 

Ce qui frappe surtout dans l’œuvre des deux réalisateurs, c’est la place accordée à la figure féminine. Comme le décrit Agnès Devictor, sous le Shah, les femmes occupaient  à l’écran trois rôles principaux : « celui de mère traditionnelle », « d ’épouse docile » et de « séductrice dangereuse ». (28) Avant 1979, les femmes demeurent ainsi peu considérées et seul Bahram Beyzai s’attachera à dépeindre des personnages féminins plus complexes, éloignés des archétypes traditionnels. La Révolution islamique ne constitue guère une rupture puisqu’elle marginalise la femme, lui ôtant une grande partie de sa féminité. Elles doivent alors incarner la bonté, la droiture et l’honnêteté. Il faut attendre les années quatre vingt pour que  la femme joue un rôle plus positif, parfois même central. L’exemple le plus éloquent demeure le film de Kiyanush Ayari en 1988, Au-delà du feu, ou une femme « traditionnelle » réalise un acte dangereux qui permettra de sauver son mariage avec l’homme qu’elle aime.

Jafar Panahi, lui,  rompt clairement avec l’esprit des films islamiques et souligne le poids de la société patriarcale et traditionaliste iranienne. Dans Hors-Jeu (Offside), Ours d’argent à la Berlinale en 2006, un groupe de jeunes femmes tentent d’affronter l’ordre du genre spécifique à l’Iran. Ce qui les poussent à réaliser un acte banal, mais qui en Iran n’est pas anodin : se rendre à un match de football au Stade Yazidi de Téhéran. Depuis la révolution islamique, les Iraniennes se voient refuser l’accès aux stades pour les compétitions de football masculines – officiellement pour les protéger de la grossièreté masculine. Ici, les femmes sont au centre du récit, porteuses d’initiatives et de revendications. Tour à tour, les jeunes filles font preuve de malice, parvenant pour certaines à voir quelques minutes du match. Certes, elles échouent toutes, se retrouvant à la fin aux mains de militaires que le spectateur pourrait considérer comme machistes, paternalistes et zélés. Toutefois, Panahi n’enferme pas les deux sexes opposés dans d’irréductibles schémas, donnant à ceux-ci une épaisse identité. Les personnages féminins, si elles doivent quitter le stade, pour se retrouver aux mains de la police des mœurs, auront formé un collectif à la force inégalée, tout en coopérant avec leurs homologues masculins, lesquels sont loin d’être diabolisés. 

Un peu avant, en 2000, Panahi s’était fait remarquer en réalisant Le Cercle (Dayereh). Dans ce film, Lion d’or à la Mostra de Venise , le cinéaste iranien se concentre sur la vie de trois jeunes détenues : deux sont temporairement libérées de prison et la troisième s’est échappée pour se faire avorter. Sans issues, leur existence apparaît à l’écran comme sinistre, sans espoir, alors que dans le même temps, Panahi s’autorise à filmer une prostituée fumant devant la caméra. Jamais auparavant une critique de la société n’avait été aussi acerbe : «  Il n’y a de vie décente pour aucune d’entre elles, car chacune est structurellement condamnée soit par sa propre fragilité, soit par sa situation sociale – prostitution, grossesse, avortement, crime, oppression masculine – à vivre une vie en marge d’une société qui ne s’en soucie pas. » affirme Hamid Naficy. (29)

Mojdeh @Mementofilms

Moins idéaliste et engagé, Farhadi consacre aussi l’entièreté de son œuvre à la figure féminine. Faisant preuve de prudence, insistant sur la complexité et les contradictions inhérentes à la vie quotidienne, il dépeint des masculinités et des féminités. Loin de caricaturer les femmes, il fait de celles-ci une figure entreprenante, symbole du futur. Comme le rappelle Asal Bagheri, dans nombre de films du cinéaste iranien, la femme manœuvre pour changer la situation difficile dans laquelle le couple est enfermé, malgré l’obstination des hommes pour que rien ne change. Se fondant en autres sur la La Fête du feu (Cbabarshanbe Suri, 2007) elle appuie son propos sur quelques moments primordiaux du film, comme lorsque Mojdeh se fait battre par son mari après qu’elle ait tenté de découvrir qu’il lui était infidèle ou quand la maîtresse est celle qui met fin à sa relation avec le mari de Mojdeh, malgré ses pleurs. (30)

Dans chaque film de Farhadi, les décisions les plus importantes sont prises par un personnage féminin. Ce que le réalisateur assume parfaitement, évoquant « leur oppression dans l’histoire de l’Iran » qui «  les a tellement harassées qu’elles revendiquent aujourd’hui leurs droits et leur place ».

Les deux réalisateurs demeurent conscients du rôle prépondérant joué par les femmes dans l’histoire de l’Iran. Ce sont elles qui ont été à l’avant-garde de la Révolution constitutionnelle de 1906 ou encore de la Révolution islamique de 1979. Elles aussi qui aujourd’hui représentent 60 % de la population étudiante…

Les deux réalisateurs demeurent conscients du rôle prépondérant joué par les femmes dans l’histoire de l’Iran. Ce sont elles qui ont été à l’avant-garde de la Révolution constitutionnelle de 1906 ou encore de la Révolution islamique de 1979. Elles aussi qui aujourd’hui représentent 60 % de la population étudiante, occupent des postes de privilèges dans les grandes entreprises et siègent dans l’hémicycle du Parlement. (31)

Dans le même temps, le réalisme de Farhadi le pousse  à mettre en lumière la toute puissance de la figure masculine, laquelle est enfermée dans un système d’honneur et de fierté caractérisé par d’importants privilèges. Dans ses films, de nombreuses scènes de violences physiques sont filmées, en particulier contre les personnages féminins et notamment les plus démunis et subordonnés. Par ailleurs, Farhadi dépeint des couples portés par une vision traditionnelle de la famille, ou la femme est l’unique et seule actrice de l’économie domestique. Dans le domaine juridique, le deuxième sexe pâti de l’absence totale d’égalité juridique et du caractère dépassé de la jurisprudence islamique. Ce que les féministes islamiques ont ardemment critiqué, particulièrement dans la période de la reconstruction ( 1989-1997) à travers des magazines féminins comme Zanân, Farzaneh ou Zan, mais aussi durant la mandature de Ahmadinejad ( 2005-2013) ou les régressions dans les droits et les activités des femmes ont été légions. (32) À cet égard, la scène du début, au tribunal des affaires familiales,  constitue un exemple parmi tant d’autres du statut de seconde zone de la femme en Iran. Lorsque le juge avertit Simin, l’épouse de Nader, que ses raisons de divorcer sont insuffisantes (elle souhaite partir à l’étranger avec sa fille mais son époux refuse)  il se met à énumérer des motifs plus sérieux : l’addiction du conjoint à la drogue ; le fait qu’il la bat ; ou encore qu’il ne subvienne pas à ses besoins. Si ces divers motifs sont utilisées comme exemple, étant cités des article 1129 et 1130 du Code civil iranien, ils illustrent le caractère conditionnel du droit de la femme à divorcer en Iran, l’épouse de Nader ayant besoin de l’accord de ce dernier pour divorcer.

Il semble y avoir chez Farhadi et Panahi bien plus de ressemblances que de dissemblances. Certes, le premier est adulé en Iran et n’a jamais pris position contre le pouvoir en place. Respectueux de la norme islamique, il est autorisé à se produire dans son pays, devant alors jouer de la censure afin de filmer le réel avec le plus de fidélité possible. Le second quant à lui est  indésirable, connu tant pour son parti pris contre la mollarchie que pour être un  virtuose du contournement de la censure. En 2010, après s’être rendu à une cérémonie en mémoire de Neda Agha Soltan, manifestante tuée par les bassidjis (miliciens du régime) lors des manifestations de 2009, Jafar Panahi est condamné à six ans de prison et il lui est interdit de réaliser des films ou de quitter le pays pendant vingts ans. Rien pourtant n’arrête le cinéaste iranien : en 2015, il sort Taxi Téhéran (Taxi) et se mue en chauffeur muni de sa GoPro, prenant le pouls de sa ville natale. Au-delà de cette gestion des contraintes politiques, l’œuvre des deux principaux cinéastes iraniens porte en elle des similitudes somme toute bluffantes. Ils sont tous les deux des « pathologistes de la vie sociale » pour reprendre Stefan Zweig, s’attachant à dépeindre la lutte des classes qui fait de Téhéran une ville aliénante, dénonçant l’hypocrisie d’une prétendue République islamique porte-parole des déshérités, décrivant les multiples facettes de la condition féminine. Dans la droite lignée de Bahram Beyzai, d’Abbas Kiarostami, de Mohsen Makhmalbaf ou encore de Dariush Mehrjui, ils ont concouru à dresser un portrait fidèle de l’Iran, multiple, moderne, tiraillé par ses contradictions, mais aussi porteur d’universalité. Loin des poncifs décrivant la République islamique comme arriérée et archaïque.

1. Djalili, Mohammad-Reza, et Thierry Kellner. Histoire de l’Iran contemporain. La Découverte, 2017
2. Mamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, BPI Centre Georges Pompidou, 1999
3. Ibid.
4. Djalili, Mohammad-Reza, et Thierry Kellner. Histoire de l’Iran contemporain. op.cit.
5. Hamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, op.cit.
6. Laure Adler, Entretien avec Asghar Farhadi, L’heure bleue, France Inter,  13 novembre 2016
7. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, Paris, CNRS, 2004
8. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au présient Khâtami, op.cit.
9. Agnès Devictor. Corps codés, corps filmés : le contrôle du corps des femmes dans le cinéma de la République islamique d’Iran. In: Culture & Musées, n°7, 2006
10. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cit.
11. Hamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, op.cit.
12.Laure Adler, Entretien avec Asghar Farhadi, L’heure bleue, France Inter,  13 novembre 2016
13. Agnès Devictor, L’Iran mis en scène, Espaces et signes, 2017
14. Hamid, Dabashi, Masters and Masterpieces of Iranian Cinema, Mage Publishers, 2007
15. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cit.
16. Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
17. Max-Valentin Robert, « Iran : d’une insurrection l’autre », Le Vent Se Lève, 31 mai 2019. https://lvsl.fr/iran-dune-insurrection-lautre/ 
18. «Cinéma. Le succès d’un Iranien aux oscars. » Courrier International, 28 février 2012.
19. Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
20.Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
21. Digard J.-P., 2011, « À propos d’À propos d’Elly. Le mensonge à l’iranienne », Terrain, n° 57, pp. 36-47
22. Langford Michelle , Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, Bloomsbury Publishing, London, 2009 
23. Dossier de presse du film A propos d’Elly de Memento Films
24. Digard J.-P, « À propos d’À propos d’Elly. Le mensonge à l’iranienne »
25. Bataille commémorée chaque année, au cours de laquelle l’imam Hussain, sa famille et ses partisans ont été tués dans les plaines de Karbala par le calife omeyyade Yazid et ses forces. Voir Langford Michelle, Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, op.cit.
26. Langford Michelle , Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, op.cit.
27. «Vu d’Iran.“Le Client” d’Asghar Farhadi : un film qui irrite les conservateurs », 8 novembre 2016, Courrier international.
28.Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cité
29. Asal Bagheri,« Qu’est-ce que le cinéma d’Asghar Farhadi révèle de la société iranienne ? », in Iran, une société face à la mondialisation, Paris, Moyen-Orient, octobre-décembre 2016
30. Hamid Naficy, A Social History of Iranian Cinema: Volume 4: The Globalizing Era, 1984–2010. Durham: Duke University Press, 2012)
31. Minoui, Delphine. « Iran : les femmes en mouvement », Les Cahiers de l’Orient, vol. 99, no. 3, 2010, pp. 83-89
32. Kian-Thiébaut, Azadeh. « Le féminisme islamique en Iran : nouvelle forme d’assujettissement ou émergence de sujets agissants ? », Critique internationale, vol. 46, no. 1, 2010.

SWIFT : l’atout de l’Occident contre la Russie et la Chine ?

Parmi les sanctions envisagées contre la Russie, on trouve son exclusion du système SWIFT. Le réseau interbancaire SWIFT créé en 1973 constitue un impensé des enjeux géopolitiques contemporains. Fondé à La Hulpe en Belgique puis contrôlé indirectement par le Trésor américain dans les années 2000, ce réseau fait depuis une vingtaine d’années l’objet de nombreuses stratégies de contournement en provenance notamment de la Chine et de la Russie. Utilisé à des fins politiques lors de conflits internationaux tant par les États-Unis que l’Union européenne, le système SWIFT est critiqué par un nombre croissant de ses adhérents en raison de sa situation hégémonique. Il convient alors d’interroger non seulement le pouvoir exercé par les États-Unis sur ce réseau, mais également l’état d’avancement des alternatives en cours de développement par ses pourfendeurs et les conséquences qu’auraient ces dernières.

Au lendemain des attentats du 11 septembre, l’administration Bush entame une « guerre mondiale contre le terrorisme » ayant pour principal objet l’éradication de l’organisation Al-Qaïda. Pour ce faire, les agences fédérales commencent à chercher des moyens de remonter les réseaux de financement occultes ; « following the money » devient un mantra des agences de renseignement. La proclamation de l’état d’urgence par George W. Bush et l’adoption le 26 octobre 2001 par le Congrès américain du Patriot act – ainsi que d’une suite d’autres textes d’application extraterritoriale – vont offrir à ces agences un cadre légal d’exception. Le décret présidentiel 13224 1 confère ainsi au département du Trésor américain, placé sous l’autorité de l’un des membres du cabinet du président, une compétence partagée avec le FBI et la CIA 2 en matière de traque de ces réseaux financiers. Dans le cadre de l’exécution du décret, le département du Trésor ouvre secrètement le « Terrorist finance tracking program » (TFTP) dont l’un des volets principaux consiste à utiliser les données stockées sur les serveurs de la société SWIFT en Virginie. Ces données étant considérées par le droit européen comme des « données personnelles » 3, la société belge n’est en principe pas habilitée à les transférer au département du Trésor – ce qu’elle fera pourtant. Si l’existence du programme reste, un temps, confidentielle, une série d’articles publiés en juin 2006 par le New York Times, le Wall Street Journal et le Los Angeles Times en révèle l’existence.

L’affaire SWIFT : une affirmation de l’extra-territorialité du droit américain au détriment du droit européen de la protection des données personnelles

C’est à cette date que commence véritablement « l’affaire SWIFT » : la révélation du New York Times attire l’attention des institutions européennes, au premier chef du Parlement européen qui, quelques semaines plus tard, adopte une résolution 4, rendue notamment, en vertu de la Convention européenne des droits de l’Homme et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Le Parlement européen constate ainsi une violation du droit européen 5 et rappelle que tout transfert de données personnelles appartenant à des citoyens européens doit se faire dans le cadre légal définit par la directive 95/46/CE 6. En effet, si « (…) le système juridique américain ne considère pas le droit à la protection des données personnelles comme un droit fondamental dont la portée serait générale et préfère fractionner la protection au moyen de textes sectoriels » 7, la protection des données personnelles est, au contraire, en Europe, considérée comme l’une des articulations les plus importantes du droit fondamental à l’intimité de la vie privée. C’est à ce titre que la directive 95/46/CE impose aux entreprises traitant des données personnelles de communiquer aux utilisateurs de la plateforme l’identité des personnes morales pouvant y accéder. Il est presque absurde, tant cela paraît évident, de dire que les utilisateurs du réseau n’avaient pas été informés par la société SWIFT que leurs informations personnelles pourraient être transmises au département du Trésor américain.

Que comprendre derrière l’emploi de l’acronyme SWIFT ? Ce dernier peut prêter à confusion tant son caractère est polysémique. SWIFT, au départ, signifie en anglais prompt, rapide, immédiat. C’est le nom anglais du martinet, figure aérienne de l’extrême rapidité. SWIFT est aussi l’acronyme du réseau de communication financière ayant remplacé l’antique système des téléscripteurs. Ce « centre nerveux du secteur bancaire mondial » propose des services de messagerie bancaire standardisée. Il s’agit, une fois la négociation entre deux acteurs financiers achevée, de permettre la transmission des informations bancaires nécessaires à la future transaction. SWIFT c’est ensuite le nom de la société coopérative belge créée en 1973 pour gérer ces flux de messages financiers. Le groupe est détenu et géré par ses adhérents, au nombre desquels on compte certaines des plus importantes institutions financières mondiales – des banques, certes, mais aussi des sociétés de courtages et des bourses d’échanges. SWIFT c’est enfin le code contenant les informations bancaires relatives à l’auteur et au bénéficiaire de ladite transaction. On y trouve des données relatives au pays dont ils sont issus, mais également à l’établissement financier au sein duquel sont situés leurs comptes (Deutsche Bank, Banque postale, etc.) et à l’agence qui doit réceptionner la transaction.

Les informations transitant sur le système SWIFT sont donc nombreuses, avec plus de 5 milliards de messages échangés en 2014, mais également mondiales, puisque les transactions SWIFT mettent en lien les opérateurs financiers de tous les continents. Elles sont surtout cruciales car l’accès aux données SWIFT signifie premièrement, avoir la faculté de retracer les opérations financières à travers le monde, ensuite, pouvoir en identifier les auteurs et, enfin, pouvoir évincer du réseau certains États et/ou agents privés.

SWIFT est donc tout sauf un acteur neutre. Les données sont stockées sur deux serveurs, situés aux Pays-Bas et aux États-Unis, chacun ayant en mémoire l’intégralité des données échangées sur le réseau. De cette localisation géographique découle une domination du programme par deux acteurs : l’Union européenne et les États-Unis. La société privée SWIFT est en effet à la fois sujet de droit européen et sujet de droit américain. Elle peut, à ce titre, se voir contrainte à certaines actions par les deux entités politiques, ce qui n’est pas sans générer des conflits d’intérêts.

Imagine-t-on l’embarras et le dilemme de la société SWIFT au moment où l’administration Bush l’a secrètement sommée de communiquer certaines données sensibles présentes sur ses serveurs ?

Plus qu’un exemple des atteintes portées aux droits du citoyen européen, l’affaire SWIFT est l’illustration frappante des pressions dont peuvent faire l’objet les sociétés européennes présentes aux États-Unis 8. Imagine-t-on l’embarras et le dilemme de la société SWIFT au moment où l’administration Bush l’a secrètement sommée 9 de communiquer certaines données sensibles présentes sur ses serveurs ? Il lui aura fallu choisir entre enfreindre le droit européen à l’insu des autorités du même nom ou… regimber ouvertement à l’application du droit américain et assumer la confrontation avec les autorités fédérales. Aussi comprend-on aisément son choix de se plier aux injonctions américaines : un espoir subsistait pour la société belge de ne jamais voir sa collaboration avec le département du Trésor révélée et ainsi de ne point avoir à traiter du problème juridique majeur posé par sa double nationalité. Compte tenu du caractère stratégique du positionnement de la société SWIFT, il était évident que l’entreprise aurait, d’une manière ou d’une autre, à traiter avec les renseignements américains. Pourtant, jusqu’aux révélations du New York Times, l’Union européenne ne s’était pas inquiétée de cette situation.

L’affaire SWIFT est en cela l’illustration de l’inertie des institutions européennes. Une fois même la collaboration de la société SWIFT avec le département du Trésor dévoilée, leurs réactions à l’application extraterritoriale du droit américain furent non seulement lentes, mais également complaisantes. Lentes car il aura fallu non moins de dix ans à la Commission européenne pour parvenir à mettre entièrement fin à la situation désastreuse résultant du TFTP. Sur le plan pratique, trois ans auront été requis pour que la société SWIFT mette fin au système « back-up » 10 et rapatrie sur le vieux continent les données européennes stockées en Californie11.

Sur le plan juridique, en raison de sa volonté de ne négocier qu’une simple mise en conformité du programme américain au droit européen, l’Union européenne a, bien involontairement, laissé le TFTP prospérer. Les accords SWIFT II12, ratifiés le 05 juillet 2010 par le Parlement européen, maintenaient ainsi une transmission des données vers le continent américain et en conditionnait la transmission aux fins de la lutte contre le terrorisme. Très vite, un rapport de l’Autorité de contrôle commune d’Europol critiquait le caractère illusoire de cette convention internationale. En effet, l’autorité de contrôle constatait, dans un rapport remis au Parlement européen, que l’intégralité des données européennes demandées par les autorités américaines avaient été communiquées par l’agence chargée d’en limiter la transmission : Europol13.

Pour ce qui est de la complaisance on relèvera la phrase, prononcée en février 2009 à l’occasion de la présentation des conclusions d’un rapport sur le TFTP au Parlement européen, du vice-président de la Commission européenne, le centriste Jacques Barrot, en charge de la justice, de la liberté et de la sécurité : « Je suis heureux de pouvoir confirmer que, dès le départ, la département du Trésor américain s’est montré soucieux de respecter les garanties en matière de traitement des données personnelles (…), notamment en matière de limitation aux stricts besoins de la lutte contre le terrorisme. La valeur ajoutée apportée par le TFTP dans le domaine de la lutte contre le terrorisme est notable, en particulier en Europe »14.

In fine, force est de constater que le seul mérite de cette affaire aura été de sensibiliser la Commission européenne aux thématiques de la souveraineté numérique, la conduisant à proposer, en janvier 2012, un projet de règlement en matière de protection des données personnelles. Ce texte, adopté en mars 2014 par le Parlement, pose certains principes-clés tels que le consentement « explicite » et « positif » à la communication des données personnelles à des tiers ou encore le « droit à l’effacement ». Enfin, ce règlement fait partie des rares dispositions de droit européen à bénéficier d’un principe d’application extraterritoriale. Il aura donc fallu attendre plus de dix ans pour que la Commission européenne réponde, dans cette affaire, à l’extraterritorialité par l’extraterritorialité.

Une absence de position claire de la part de l’Union européenne qui demeure tournée vers les intérêts américains

La position des pays européens à l’égard de SWIFT est ainsi pour le moins paradoxale. L’Union européenne s’est retrouvée coup sur coup contrainte de trouver une alternative à un service de messagerie sécurisé de transferts interbancaires qui, bien que détenue par ses adhérents (plus de deux cents banques dans le monde entier), n’en est pas moins une société de droit belge. Le directeur du think tank berlinois Global Public Policy Institute y voit la conséquence directe de la « militarisation américaine de l’interdépendance et des goulots d’étranglement tels que SWIFT. L’Union Européenne a joué le jeu tant que c’était dans son intérêt et maintenant cela se retourne contre elle sous la forme de sanctions qui visent ses principaux intérêts de politique étrangère ». Comme rappelé, il faut attendre les attentats du 11 septembre 2001 ou plutôt l’article du New York Times en 2006 qui révèle que la CIA exploite clandestinement les données du réseau SWIFT, le tout sans aucune base juridique (après avoir écarté l’option d’un piratage pur et simple des serveurs SWIFT) pour que les Européens commencent à prendre conscience de la mesure du problème. Dans la confidence depuis 2002, les banques centrales suisses, néerlandaises et belges se contentent de garanties de la part du Trésor américain. Devant le rythme croissant des requêtes du ministère des Finances américain, SWIFT a bien tenté de restreindre le cadre de prélèvement de données mais sans jamais mettre en cause le transfert.

En 2006, la couverture médiatique des agissements américains rend plus difficile d’ignorer la position de faiblesse dans laquelle se retrouve l’Union européenne. La justice belge réclame une délimitation légale des injonctions américaines. À défaut de pouvoir réellement contrarier les plans d’ingérence américaine, il s’agit pour les Européens de sortir de l’ombre l’opération et de la poursuivre selon un compromis transatlantique encadrant les conditions de prélèvement de données. Cela permettrait de s’assurer qu’elles n’excèdent pas le motif de la lutte anti-terroriste. Ainsi, le refus de divulguer ces informations n’apparaît à aucun moment comme une possibilité, et l’indignation médiatique se traduit dans les négociations par une certaine résignation. En témoignent les modestes garde-fous que le premier projet des accords SWIFT met en place. Si le G29 accuse SWIFT d’avoir enfreint la législation européenne, l’accord SWIFT I en 2007, proposant notamment l’établissement de serveurs en Suisse et aux Pays-Bas et, qui conserve une copie de sauvegarde des données transférées ; les maigres mesures proposées sont loin de convaincre le Parlement européen qui demande une renégociation.

D’ailleurs, il est de notoriété publique que les Américains n’ont pas respecté les accords SWIFT II, n’ayant pas à subir les conséquences d’une Union européenne qui peine à faire respecter ses intérêts.

Plus satisfaisant, l’accord SWIFT II en 2009 instaure le principe du push plutôt que pull, c’est-à-dire la transmission de données bancaires depuis l’Union européenne et non directement puisées à la source par les Américains. Cette précaution était censée permettre un contrôle renforcé sur la nature des informations transmises et ne relâcher que le strict nécessaire. Elle s’est néanmoins révélée insuffisante alors que les requêtes américaines se faisaient suffisamment vagues pour y échapper. Là encore, le cap de la coopération inconditionnelle est maintenu. En dépit des protestations émanant de la commission de protection de la vie privée belge, Guy Verhofstadt, alors Premier ministre du royaume, s’empresse de rassurer les Américains : « Le système est en place et la commission ne demande pas que nous arrêtions ». Quand bien même les garanties sur la sécurité des données bancaires des citoyens européens se révéleraient insuffisantes, le transfert de données apparaît comme la position par défaut quand il s’agit d’une requête américaine. Cela rend difficile l’établissement d’un rapport de force crédible dans les négociations. D’ailleurs, il est de notoriété publique que les Américains n’ont pas respecté les accords SWIFT II, n’ayant pas à en subir les conséquences de la part d’une Union européenne qui peine à faire respecter ses intérêts 15.

L’utilisation du réseau SWIFT comme levier de pression géopolitique

Au regard des enjeux politiques, économiques et financiers, l’importance du programme SWIFT paraît évidente : être connecté à ce réseau revient à être connecté aux marchés financiers ; en être expulsé conduit alors inévitablement à un assèchement de ses canaux de financement. Bien qu’il existe des moyens de contourner ce type de sanction, la procédure est lourde, lente et coûteuse : elle « oblige à avoir des comptes partout à travers le monde »16.

Conscient de ce fait, États-Unis comme Union européenne usent de leur domination du réseau SWIFT comme d’un instrument de rétorsion. Ainsi, en 2014, le Parlement européen constatant d’une part « que l’intervention militaire directe et indirecte de la Russie en Ukraine, y compris l’annexion de la Crimée, constituent une violation du droit international, notamment de la charte des Nations unies, de l’acte final d’Helsinki et du mémorandum de Budapest de 1994 »17 et, d’autre part, « que la Russie s’attaque à la sécurité de l’Union en violant régulièrement l’espace aérien de la Finlande, des États baltes et de l’Ukraine (…) » décide de « condamner vivement la Fédération de Russie pour la « guerre hybride » non déclarée qu’elle mène contre l’Ukraine ». Ce faisant, dans sa résolution 2014/2841(RSP), l’institution européenne propose « d’envisager l’exclusion de la Russie de la coopération nucléaire civile et du système SWIFT ». Si la Commission n’est guère passée à l’acte, il faut bien voir qu’en matière financière la menace est une forme raffinée de sanction ; les banques hésitent toujours à valider des flux se dirigeant vers un pays menacé d’exclusion du réseau SWIFT, de peur d’investir dans des entreprises vouées, à plus ou moins court terme, à l’asphyxie financière. 

En revanche, contrairement à l’Union européenne, les États-Unis ont largement dépassé le stade des menaces. En raison du refus de Téhéran d’abandonner son programme nucléaire, trente banques iraniennes ont été, de 2014 à 2016, déconnectées du réseau SWIFT. À cette époque, les sanctions, bien qu’exécutées par les États-Unis, se font en concertation avec l’Union européenne 18. Il n’en va guère de même en 2018 quand le 45ème président des États-Unis, Donald Trump, décide de rétablir et d’alourdir les sanctions pesant sur Téhéran. Sont ainsi bannies cinquante banques iraniennes. Benyamin Netanyahou se réjouit : « Les sanctions américaines visant à déconnecter l’Iran du circuit bancaire international SWIFT asphyxieront le régime terroriste au pouvoir en Iran ».

Quand les Européens privilégient, entre Alliés, le dialogue, la concertation et le recours aux institutions onusiennes et multilatérales, les États-Unis privilégient, quant à eux, le règlement unilatéral des différends et le recours à la coercition.

Cet épisode met en évidence, une fois encore, la relation asymétrique pesant lourdement sur l’alliance transatlantique. Quand les Européens privilégient, entre Alliés, le dialogue, la concertation et le recours aux institutions onusiennes et multilatérales, les États-Unis préfèrent régler unilatéralement les différends et recourir à la coercition – allant même jusqu’à prendre le risque, au passage, de sanctionner les entreprises européennes installées en Iran entre 2016 et 2018 19. Notons également qu’au moment de rétablir les sanctions, les États-Unis ne tolérèrent même pas la mise en place entre l’Iran et l’UE 20 d’une « exemption humanitaire » visant à maintenir partiellement la connexion des banques iraniennes au réseau SWIFT afin qu’elles puissent poursuivre l’importation de biens de premières nécessités tels que les produits pharmaceutiques, agricoles ou agroalimentaires 21. L’administration Trump s’était ainsi montrée intraitable, excluant toute concession tant qu’« un changement tangible, démontrable et durable de la politique iranienne » 22 n’aurait pas eu lieu.

L’utilisation abusive par les Américains de leur pouvoir sur le réseau SWIFT a, ces dernières années, encouragé le développement de réseaux de communication financière locaux et régionaux. « Chaque réseau de communication possède ses propres spécificités. Ils sont plus ou moins développés, fiables et normalisés ; ils ne sont généralement pas compatibles avec tous les formats de message » 23 mais permettent tous de contourner SWIFT. Certains membres de l’Union européenne – la France, l’Allemagne et l’Autriche – ont eux-mêmes mis en place un « système de communication bancaire électronique standardisé » 24 régional.

Ce type d’instrument a connu un vif succès dans des pays tels que la Chine, la Turquie ou l’Iran, particulièrement susceptibles de voir le couperet américain s’abattre. La Banque centrale russe a, par exemple, en 2014, développé son propre réseau de communication financière baptisé « System for transfer of financial messages » permettant le transfert de données financières à l’intérieur de la Russie. Mais ces réseaux de communication, locaux ou régionaux, se concentrant sur un marché intérieur nécessairement restreint, ne sont néanmoins pas des alternatives convaincantes au réseau SWIFT, seulement des instruments permettant, au besoin, de le contourner.

Le cas iranien révèle les dépendances financières de l’Europe

De 2012 à 2015, puis en 2018 après une courte accalmie permise par les accords sur le nucléaire, le retour des sanctions financières américaines, promesse de campagne de Donald Trump, contraint donc SWIFT à suspendre une partie des banques iraniennes de son réseau. SWIFT s’est retrouvé pris en étau entre une double injonction, celle émanant de l’Union européenne menaçant ses entreprises de sanctions en cas de soumission aux sanctions américaines, et la menace que les Américains eux-mêmes faisaient peser sur le réseau s’ils ne respectaient pas le rétablissement des sanctions. Or, de ce nouveau bras de fer, les Américains sortent une nouvelle fois gagnants face à une Union européenne décidément incapable d’asseoir son autorité sur une société qui siège en son giron même.

Quelques voix européennes commencent tout de même à s’élever en faveur de la nécessité de créer une architecture financière en dehors du dollar. L’idée que la zone euro doit acheter son gaz et son pétrole iranien dans sa propre monnaie commence à faire son chemin 25. En 2019 l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni créent l’INSTEX qui reproduit les fonctions de SWIFT mais en dehors de son réseau et au sein d’un circuit restreint qui comprend aussi la Suède, le Danemark, la Belgique, la Norvège, la Finlande et les Pays-Bas et qui souhaite garder des liens économiques avec l’Iran hors du dollar afin de maintenir l’accord sur le nucléaire. Ce réseau alternatif reste néanmoins limité pour le moment aux denrées alimentaires et aux produits médicaux. En parallèle, plusieurs stratégies sont évoquées dont certaines relèvent du bricolage : des entreprises gardent un contact avec les banques iraniennes grâce à des messageries ad-hoc ou en proposant d’utiliser le code IBAN plutôt que SWIFT pour identifier les comptes bancaires. Des hypothèses plus sérieuses circulent comme celle de désolidariser SWIFT de Target 2, le système de règlement brut pour la zone euro. Il est trop tôt, toutefois, pour conférer un caractère doctrinal à ces velléités de court-circuitage de SWIFT comme en témoigne le recadrage public par Angela Merkel de son ministre des Affaires étrangères Heiko Maas pourtant soutenu par Bruno Le Maire dans ses ambitions de faire de l’Union européenne la référence en terme de contrepoids financier aux États-Unis dans le monde.

Le partenaire américain a pris l’habitude de pratiquer sur de nombreux membres de l’Union européenne « un espionnage paré des vertus de la légalité ».

Si l’édiction de sanctions commerciales à l’encontre d’États ou d’organisations ayant violé le droit international est un moyen de pression diplomatique courant – que ce soit de la part de l’ONU, des États-Unis ou de l’Union européenne – l’effet volontairement extraterritorial de ces mesures, c’est-à-dire leur application à des États tiers ne s’étant rendus coupables d’aucune infraction, est une spécificité de l’approche américaine.

L’affaire SWIFT est en cela, dans toutes ses dimensions, un révélateur. Un révélateur d’une mutation profonde de la perception des États-Unis de ce que sont les relations internationales : une « great power competition » (compétition stratégique), au sein de laquelle il s’agit avant tout de faire valoir les intérêts de la nation américaine. L’Union européenne et en particulier l’Allemagne et la France sont, dans ce cadre, particulièrement exposées, considérées comme des adversaires économiques qui nourrissent son déficit commercial. Raison sans doute pour laquelle, le partenaire américain a pris l’habitude de pratiquer sur de nombreux membres de l’Union européenne : « un espionnage paré des vertus de la légalité ». 26 – dont le TFTP (« terrorist finance tracking program ») ou encore le décret présidentiel 13224, évoqués plus haut, ne sont finalement que des avatars. Si cet enjeu semble avoir été, depuis peu, intégré par les autorités nationales 27 comme européennes, elles peinent encore, en réponse, à définir une « politique juridique extérieure » 28 globale et cohérente.

La Chine déploie en réponse son propre système alternatif

La Chine, dont les velléités impérialistes s’affirment de jour en jour, conteste de son côté l’hégémonie du dollar en se fondant sur une logique double : il est nécessaire pour elle de renforcer son pouvoir au sein d’un monde multipolaire, mais aussi d’obtenir un certain nombre de garanties vis-à-vis d’éventuelles sanctions américaines dans les années à venir. Pour y parvenir, dès 2009 et, à la suite de la politique de quantitative easing menée par la FED, Zhou Xiaochuan, le gouverneur de la Banque centrale de Chine avait appelé à un renforcement du rôle des DTS (droits de tirages spéciaux pour compléter les réserves des pays) du FMI face au dollar, même si cela n’avait en définitive pas abouti. Peu de temps après, la Chine a commencé à promouvoir, en parallèle de sa politique d’accumulation d’or afin de rétablir un étalon à terme, le règlement des échanges bilatéraux en renminbi (RMB) avec quelques avancées dans les pays en voie de développement et un axe clef avec Moscou.

En 2015, une nouvelle étape est franchie lorsque la Chine crée CIPS, infrastructure de paiements internationaux en RMB qui, bien que pensée pour concurrencer SWIFT, se coordonne toujours avec le système précédent en attendant que CIPS soit plus opérationnel et compétitif. Le conflit n’est donc pas frontal, CIPS concentre sa présence dans le domaine des « clearance and shimpent » tandis que SWIFT conserve son rôle central en matière de messagerie bancaire. Face à l’absence de succès escomptée suite à la mise en place du système SWIFT GPI accroissant la vitesse des transferts, la Chine a opté pour une solution, à la fois complémentaire et alternative afin de contourner SWIFT : le yuan digital. Encore balbutiante dans le domaine domestique bien que dotée d’atouts certains (le cryptoyuan recourt à la blockchain et peut faire office non seulement de monnaie mais aussi de système de paiement) 29, ce choix s’est récemment trouvé secondé par une autre voie, celle des circuits alternatifs. D’abord instaurés entre Moscou et Pékin pour le commerce bilatéral (réduisant de 50% les échanges en dollars entre ces deux nations au début de l’année 2020 30), ces circuits s’étendent de plus en plus et permettent également une légitimation autonome du système alternatif à SWIFT 31. CIPS compte par ailleurs différentes banques étrangères comme actionnaires 32 (HSBC, Standard Chartered Bank, la Bank of East Asia, DBS Bank, Citi Bank, Australia and New Zealand Banking Group et BNP Paribas).

La Chine, dont les velléités impérialistes s’affirment de jour en jour, conteste de son côté l’hégémonie du dollar en se fondant sur une logique double : renforcer son pouvoir tout en se protégeant d’éventuelles sanctions américaines.

Néanmoins, un véritable frein structurel demeure à l’internationalisation du RMB. Cette monnaie n’est pas librement échangeable et la Chine opère toujours, pour des raisons évidentes d’autonomie des circuits financiers internes au pays, un strict contrôle des capitaux. Consciente de ces difficultés, la Chine use notamment de sa présence dans d’autres territoires grâce aux Nouvelles routes de la soie. Son fort investissement dans ces territoires doit pousser les nations occidentales à investir dans leurs infrastructures en ayant recours à des emprunts en yuan et en rejoignant, directement ou non, son système alternatif à SWIFT, mais il doit aussi contrecarrer le vieux modèle américain du pétrodollar.

En outre, la Chine s’est constituée un véritable maillage financier capable de s’étendre davantage. Depuis 2019, un projet d’alliance en matière d’échanges monétaires entre la Russie, la Chine et l’Inde a vu le jour : l’Inde qui ne possède pas encore de système indépendant de transferts de fonds sur son territoire aurait ainsi recours à la Banque centrale de Russie afin d’autoriser ses propres transferts en dehors du système SWIFT 33. Si cette alliance renforce l’émergence et l’autonomisation de l’EAEU (Eurasian Economic Union), elle s’inscrit également dans la perspective que s’était fixée CIPS pour la fin de l’année 2020, à savoir rattacher mille institutions directement ou indirectement au sein de son système 34. Avec les conséquences de la pandémie du Covid-19, la reprise rapide de l’économie chinoise et les risques qu’elle fait peser sur la politique économique américaine, l’extension de CIPS et de ses canaux de diffusion au sein des BRICS semble être une nécessité pour la Chine dans les années à venir si elle souhaite se prémunir de nouvelles sanctions américaines vis-à-vis de ses transferts internationaux.

SWIFT, système cher, lent et faillible, aujourd’hui concurrencé

Pourtant, les efforts déployés paraissent démesurés face aux critiques que le système SWIFT subit. Comme indiqué au départ, un message envoyé par SWIFT contient en résumé toutes les informations concernant une transaction. Dans ce système, chaque institution possède un identifiant unique – le code BIC/SWIFT. Un message typique contient en en-tête l’identifiant BIC (Bank Identifier Code) de l’institution émettrice, suivi de l’identifiant de la nature de l’opération à réaliser, puis du BIC de l’institution réceptrice. Le corps d’un message décrit les montants et la devise utilisée, le compte du client dans l’institution émettrice, ainsi que d’autres informations sur la transaction. Toutes les institutions membres du réseau utilisent la même syntaxe de messages, mais aucun fonds ne transite par SWIFT lui-même : le système ne fait que gérer les messages qui permettent aux transactions internationales de se dérouler de manière fluide.

Pour pallier les défauts de ses prédécesseurs, il offre trois avantages centraux. D’abord, SWIFT utilise une syntaxe de messages simple et standardisée, de sorte à limiter l’erreur humaine dans l’exécution des ordres de transaction. Ensuite, il assure la non-répudiabilité des ordres passés, c’est-à-dire qu’un agent ayant effectué une transaction ne peut la nier. La trace de chaque transaction est ainsi conservée, et aucun des acteurs ne peut nier l’avoir effectuée. Enfin, il se veut être un système de messages extrêmement sécurisé.

Le système SWIFT est actuellement concurrencé sur chacun de ces points qui font sa force. Tout d’abord, la standardisation des messages liés aux transactions financières progresse dans le monde, avec notamment l’émergence de la norme ISO20022 35, qui propose une syntaxe unifiée pour toutes les transactions financières au monde. Cette norme est en passe de devenir le standard mondial de référence, puisqu’elle devrait couvrir environ 90% des virements à haute valeur d’ici à 2025 selon le cabinet KPMG 36.

Sur la non-répudiabilité des paiements ensuite, puisque d’autres technologies (notamment fondées sur la blockchain) permettent d’aussi bons résultats pour moins cher. Sur la sécurité enfin, avec les brèches révélées par des attaques récentes, la solidité du système SWIFT pose question. Tout cela est renforcé par la relative rigidité du système. Il est relativement cher, puisqu’un virement SWIFT sera facturé entre 15 et 60 dollars au client suivant l’institution bancaire, ou alors une commission variable de l’ordre de 3%. Il est de plus lent, un virement mettant 2 à 5 jours à arriver à destination – même si cette durée se trouve réduite à un jour avec le nouveau système SWIFT GPI, on reste très loin de transactions en temps réel.

Le système SWIFT est aujourd’hui concurrencé sur chacun de ses précédents points de force.

Face à un système cher, lent, centralisé, et comportant des brèches de sécurité, la technologie la plus couramment envisagée aujourd’hui pour mettre en place un système de paiement alternatif est la blockchain, qui répond en théorie à chacun de ces problèmes. Tous les projets basés sur la blockchain n’ont pas le même objectif, mais un en particulier vise précisément à faciliter les virements internationaux : il s’agit de Ripple, avec son produit RippleNet, dont l’ambition est de permettre à l’argent de s’écouler aussi facilement que l’information. Ripple est également en transition vers la norme ISO20022, et offre indéniablement une solution plus rapide que SWIFT : une transaction prend moins de 5 secondes et coûte environ 4 centièmes de centime de dollar 37, alors que la dernière version de SWIFT, baptisée SWIFT GPI, propose de régler un paiement en une journée pour le coût habituel d’un virement SWIFT. En ce qui concerne la sécurité, la grande force de Ripple est de reposer sur des transactions de pair à pair des membres du réseau. Il existe donc en théorie plusieurs chemins possibles pour faire parvenir des fonds d’un portefeuille A à un portefeuille B. Cependant, la faille principale identifiée par des chercheurs 38 de la Purdue University dans l’Indiana, est la dépendance d’un grand nombre de portefeuilles à des nœuds importants : si ceux-ci venaient à subir une attaque, quelque 50 000 portefeuilles pourraient être coupés du réseau. Cette étude, datant de 2017, est la seule de cette ampleur à avoir été réalisée, et il est donc probable que la situation ait évolué depuis.

L’émergence des monnaies digitales : une menace pour la suprématie financière américaine ?

Le précédent vénézuélien, où le recours au bitcoin a pu représenter une façon de contourner le blocus américain, et surtout l’émergence du Libra donnent des idées aux Iraniens, Européens et Chinois. La crainte de laisser l’enjeu des crypto-monnaies dans les mains d’un acteur privé doté d’une base d’utilisateur qui se chiffre en milliards inquiète même Washington. La BCE envisage elle le déploiement d’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) basée sur le blockchain, en prévision du yuan digital et de sa réponse américaine ; le dollar digital, fruit d’une collaboration entre le MIT et la FED. 

Les conditions d’élaboration de cet euro digital demeurent encore assez floues mais seront déterminantes pour une solution qui risque de faire émerger plus de problèmes qu’elle n’en résoudra. En l’état, cette MNBC européenne est pensée comme un système de cash digital distribué entre les banques commerciales et la banque centrale et constitue davantage qu’une simple monnaie, il s’agit d’une architecture financière qui contient son propre système de paiement. En cela, et en dépit des problématiques techno-politiques que le déploiement d’une telle monnaie risque de faire peser, l’enjeu du contrôle du système monétaire international a le mérite d’être posé. La BCE réfléchit d’ailleurs à la possibilité d’un déploiement à échelle extra-européenne et le gouverneur de la banque de France laisse présager un objectif ambitieux lorsqu’il considère la MNBC comme le moyen pour l’Union européenne de devenir rapidement « le premier émetteur au niveau international et (en) tirer ainsi les bénéfices réservés à une monnaie de banque centrale de référence ». Ces signaux faibles n’ont pourtant donné lieu à aucune réalisation concrète, et il est fort peu probable que l’institution européenne risque une guerre financière ouverte avec les États-Unis.

Du côté des acteurs privés, si la solution apportée par Ripple offre des avantages techniques indéniables, elle demeure sous le contrôle de son créateur, l’entreprise Ripple Lab, dont le fondateur Chris Larsen possède 5 milliards de tokens XRP (identifiant du Ripple), sur un total de 50 milliards en circulation. L’entreprise et son fondateur possèdent donc un pouvoir considérable sur le réseau. Si un pays l’utilise, il ne gagne donc fondamentalement pas en autonomie, et rien ne garantit qu’il ne se trouve pas sous la menace d’être déconnecté du réseau un jour, comme ont pu l’être certains pays dans le réseau SWIFT. Le réseau n’a pour l’instant pas montré de faillite conséquente, mais rien ne garantit non plus que cela n’arrivera pas. Enfin, là où la NSA utilisait SWIFT pour du renseignement 39, il serait probablement plus complexe de faire de la surveillance de masse à travers le réseau Ripple, mais certainement pas de surveiller tous les agissements d’individus ou d’organisations ciblées.

Notes :

1 : Renouvelé chaque année depuis.

2 : Compétence partagée avec le FBI et la CIA et en consultation avec le département de la Justice.

3 : Article 2 de la Directive 95/46/CE transposée en France par une série de décrets entre 1999 et 2007.

4 :  Pour consulter le détail de la résolution du Parlement européen du (06/07/2006) : https://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P6-TA-2006-0317+0+DOC+XML+V0//FR

5 : Plus précisément de la directive 95/46/CE (24/10/1995) sur la protection des données personnelles : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX%3A31995L0046

6 :  Abrogée en 2018.

7 : MONTBEYRE Richard, Le transfert de données bancaires à caractère personnel vers les Etats-Unis : aspects juridiques de l’Affaire SWIFT, Droit-Tic, févr. 2008 : http://www.droit-tic.com/pdf/Aspects-juridiques-Swift.pdf

8 : Voir à cet égard le récit du président de la division chaudière d’Alstom Frederic Pierucci dans son ouvrage Le piège américain, 2019

9 : Au moyen d’une « compulsory subponea », sorte d’injonction administrative se transformant en sanction pénale si elle n’est pas exécutée par le destinataire (amende, peine de prison) : les compulsory subponeas se passent de l’intervention du pouvoir judiciaire pour être contraignante. Cette catégorie d’actes du pouvoir exécutif américain s’est particulièrement développée au lendemain des attentats du world trade center, dans un article pour la Legal Opinion Letter (02/12/2005), Michael R.Sklaire constate : « The use of the administrative subponea has blurred the line between civil and criminal enforcment »

10 : Mécanisme de copie de sauvegarde aux Etats-Unis de l’ensemble des données conservées par la société sur les serveurs européens (et inversement).

11 : En Suisse.

12 : L’accord SWIFT I ayant été rejeté par le Parlement en février 2010 : force est de constater que les EUA auront continué à avoir un accès total au contenu de la base de données SWIFT de 2006 à 2009.

13 :  Le rapport constate que les demandes des services américains « étaient tellement succinctes que l’agence (Interpol) n’a pas été en mesure d’en vérifier la conformité avec l’accord », ce qui ne l’a au demeurant pas empêchée de les communiquer.

14 : Voir communiqué de presse 1 février 2009 : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_09_264

15 : Il va être intéressant à ce sujet de suivre les faits et gestes de Joe Biden sur ce dossier, lui qui avait prononcé un discours en vue de convaincre les européens de coopérer en pleine négociation des accords.

16 :  GARABIOL Dominique, banquier et professeur associé à l’université Paris 8 : https://fr.sputniknews.com/international/201807251037359973-brics-transactions-financieres/

17 : Résolution du Parlement européen du 13 mars 2014 sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie (2014/2627(RSP)) : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:52014IP0248

18 :  À l’instar des EUA, l’UE décide en 2011 de sanctionner l’Iran (Règlement 359/201) au moyen du gel de certains avoirs, d’un embargo militaire et d’embargos sectoriels ; pour plus de détails voir : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Institutionnel/Niveau3/Pages/39d02b33-eab4-4090-bff7-f44605fe2e6e/files/16127a0c-8a51-41db-a4bb-079b45083606

19 : On notera le commentaire du Ministre de l’économie français, Bruno le Maire : « l’Europe doit cesser d’être la victime collatérale des sanctions extraterritoriales américaines ».

20 : La « troïka européenne » : Allemagne, Royaume-Uni, France.

21 : Biens n’étant pourtant théoriquement pas frappés par les sanctions américaines.

22 : Bulletin d’information de l’Institut kurde de Paris (page 61) : https://www.institutkurde.org/publications/bulletins/pdf/400.pdf

23 : SENGMANY Paul, Mémoire Master 2019 : « Les alternatives au Correspondant Banking » https://www.afte.com/sites/default/files/inline-files/Mémoire%20du%203e%20prix%20ex%20aequo%20-%20SENGMANY%20Paul.pdf

24 : Electronic Banking Internet Communication Standard

25 : Pour rappel en 2004 l’Union européenne avait été incapable d’empêcher les américains lorsque Saddam Hussein avait décidé d’acheter son pétrole en euros. Pour convaincre un pays d’acheter en euros ou en yuan il faut pouvoir avoir la garantie de ne pas subir le courroux américain en représailles comme l’a montré récemment l’exemple de Total.

26 : Rapport URVOAS 2014 : https://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-off/i2482.asp (voir chapitre III : « Le défi du renseignement économique et financier »)

27 : Note DGSI 12/04/2018 « Panorama des ingérences économiques américaines en France » : « Les entreprises françaises […] font l’objet d’attaques ciblées, notamment par le biais de contentieux juridiques, de tentatives de captation d’informations et d’ingérence économique »

28 : LEBLANC-WOHRER Marion, « Le droit, arme économique et géopolitique des États-Unis », Politique étrangère, 2019

29 : Néanmoins, depuis le 13 novembre 2020, la deuxième plus grosse banque de Chine propose d’acheter des obligations en bitcoins (58 Mio le premier jour). À terme, la China Construction Bank entend mettre à disposition 3 milliards d’obligations sous cette forme. Il ne s’agit pas de bons destinés nécessairement à des investisseurs professionnels, 100 suffisent pour en obtenir un contre plus de 1500 pour les obligations habituelles en yuan. Sur ce sujet, voir : https://www.scmp.com/business/banking-finance/article/3109331/china-construction-bank-sells-us3-billion-worth-debt

30 : https://iz.ru/1041303/2020-07-29/dolia-dollara-v-torgovle-rf-i-kitaia-vpervye-opustilas-nizhe-50

31 : La Chine se sert ainsi de ses propres agences de notation pour mettre en avant l’utilisation de CIPS par des banques étrangères, russes en l’occurrence. Voir à ce sujet : https://www.rt.com/sponsored-content/504670-credit-bank-moscow-asian-award/

32 : https://www.reuters.com/article/china-banks-clearing-idUSL3N2F115E

33 : https://economictimes.indiatimes.com/news/economy/foreign-trade/india-russia-china-explore-alternative-to-swift-payment-mechanism/articleshow/72048472.cms?from=mdr

34 : https://asia.nikkei.com/Business/Finance/China-s-global-yuan-push-makes-inroads-in-Asia-and-Africa

35 : Détails de la norme ISO20022 : voir https://www.iso20022.org/

36 : A new standard for payments, https://home.kpmg/xx/en/home/insights/2020/02/payments-standard.html

37 : Site de Ripple : https://ripple.com/insights/speed-and-cost-of-payments-dont-need-to-be-at-odds/

38 : MIT Technology Review, “First Large Scale Analysis of the Ripple cryptocurrency network”, https://www.technologyreview.com/2017/06/16/151164/first-large-scale-analysis-of-the-ripple-cryptocurrency-network/

39 :  Reuters, “Hacker documents show NSA tools for breaching global money transfer system” , https://www.reuters.com/article/us-usa-cyber-swift-idUSKBN17H0NX

Iran contre Arabie saoudite : l’illusion d’un conflit religieux

http://www.alquds.com/articles/1571305856477612400/
© القدس

Le 3 janvier 2016, l’Arabie saoudite et l’Iran annonçaient une rupture diplomatique. Bien que soudaine, cette dégradation des relations entre les deux grandes puissances de la région n’a pas pour autant été perçue comme un coup de tonnerre ; les rapports qu’entretenaient Ryad et Téhéran étaient en effet loin d’être au beau fixe, les deux États s’opposant sur le plan politique et religieux, dans une région minée par les conflits confessionnels. Doit-on, dès lors, présenter la guerre froide que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran comme une rivalité d’ordre religieux ? Si la variable confessionnelle ne doit pas être négligée, elle est loin d’être le principal paramètre expliquant l’antagonisme entre les deux puissances régionales. Sous couvert d’une apparente lutte opposant le sunnisme au chiisme, le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran est avant tout géopolitique, les deux États se livrant une véritable guerre d’influence dans la région.


Aux origines du schisme de l’islam

À la mort du Prophète Mahomet en 632, la question de sa succession se pose. À la suite de quelques dissensions d’ordre politique, une véritable guerre civile éclate en 655. Pour les sunnites, défenseur de la sunna — la tradition —, le premier successeur du Prophète n’est autre qu’Abou Bakr, fidèle compagnon de Mahomet, nommé calife à la disparition de ce dernier. Pour les chiites, il s’agit d’Ali, gendre et cousin du Prophète, proclamé calife en 656. De ce schisme naissent alors deux conceptions doctrinales divergentes de l’islam. Pourvus d’un clergé très hiérarchisé, les chiites laissent place à une certaine interprétation de l’islam et du Coran ainsi qu’au culte des martyrs, tandis que les pouvoirs politique et religieux sont séparés. Les sunnites, quant à eux, prônent une application plus stricte du Coran, considéré comme une œuvre divine, et refusent son interprétation, tandis qu’ils consentent à ce que les pouvoirs politique et religieux soient exercés par la même autorité.

Majoritaires, les sunnites représentent aujourd’hui près de 85% des 1,8 milliards de musulmans. Les chiites, qui en représentent moins de 15%, se concentrent presque exclusivement dans la zone du Moyen-Orient. Majoritaires en Iran, en Irak, en Azerbaïdjan et à Bahreïn, ils constituent également d’importantes minorités religieuses en Syrie, au Liban, en Turquie, en Afghanistan, au Yémen et en Arabie saoudite. En revanche, leur présence au Maghreb, en Europe, en Afrique et en Asie reste très ténue.

Près de la moitié des chiites vit en Iran, seul État au monde ayant adopté le chiisme comme religion d’État — et ce dès le 16ème siècle, lorsque la dynastie safavide qui régnait sur la Perse en a fait la religion officielle. Suite à la Révolution de 1979 ayant déposé le Shah, l’ayatollah Khomeyni, figure de proue du chiisme iranien, proclame la République islamique d’Iran dont il devient le guide spirituel suprême. Au sein de cette théocratie « reposant à la fois sur les principes islamiques et sur des institutions républicaines et le suffrage universel »[1], le chiisme imprègne tant la sphère religieuse que la sphère politique.

Bien que l’on trouve également des chiites en Arabie saoudite, plus de 90% des saoudiens se réclament de la branche sunnite de l’islam. Il faut remonter au 18ème siècle pour que soient posés les premiers jalons d’un État saoudien, lorsque le chef tribal Mohammed ibn Saoud s’allie au prédicateur sunnite Mohammed ben Abdelwahhab, instigateur du wahhabisme, dans l’optique de se partager le pouvoir. En 1932, après avoir pris le contrôle de Médine et de La Mecque, Abdelaziz ibn Saoud fonde le royaume d’Arabie saoudite. Le wahhabisme, branche dérivée du sunnisme qui prône une application stricte de la charia, devient alors religion d’État de cette monarchie absolue. Très rigoriste, la doctrine wahhabite condamne l’interprétation du Coran propre au chiisme et tient les musulmans chiites pour mécréants.

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La distribution de l’islam dans le monde. En jaune, les régions à majorité chiite. En vert, les régions à majorité sunnite. En violet, les régions à majorité ibadiste, un troisième courant de l’islam majoritaire à Oman. © Ghibar

Une simple rivalité réligieuse ?

Les divergences, dans un premier temps d’ordre religieux, entre l’Arabie saoudite et l’Iran, s’ajoutent alors à l’ancestrale opposition entre le monde arabe et le monde persan. Cependant, comme le dit Bernard Hourcade, spécialiste de l’Iran : « ces explications ethniques et religieuses ont évidemment leur part, mais il serait absurde de vouloir donner ces deux facteurs comme explication fondamentale alors que l’opposition est politique et économique »[2].

En réalité, les rapports économicopolitiques qu’entretiennent Ryad et Téhéran sont relativement récents. En 1929, Saoudiens et Iraniens scellent en effet leurs relations diplomatiques par un traité d’amitié. Mais si l’Iran et l’Arabie saoudite cohabitent dans la région, les liens entre les deux États connaissent des périodes de fortes tensions religieuses (Ryad fait décapiter un pèlerin iranien en 1943) et géopolitiques (l’État iranien, sous le règne des Pahlavi, revendique le territoire de Bahreïn jusqu’en 1970, suscitant l’ire de Ryad).

Ainsi, l’avènement de la République islamique vient en effet considérablement bouleverser le contexte géopolitique au Moyen-Orient ; elle signe dans un premier lieu la fin de la bonne entente de l’Iran avec les États-Unis et Israël, désormais respectivement considérés comme le « Grand Satan » et le « Petit Satan ». En outre, « les Iraniens remettent en cause la prétention saoudienne à être les leaders hégémoniques de l’Islam »[3] d’une part, et rejettent de plus le modèle organisationnel saoudien et son idéologie wahhabite.

Ivre de son succès, la République islamique d’Iran entend exporter sa révolution — pourtant plus islamique que simplement chiite — à travers le monde musulman au nom d’un certain panchiisme. Dès lors, pour Téhéran, il convient de lutter contre la marginalisation des musulmans chiites et de soutenir l’émancipation globale du chiisme.

Ce « réveil chiite » et cet islam révolutionnaire ne sont pas sans inquiéter Ryad qui s’emploie alors à diaboliser la Révolution iranienne et l’idéologie que celle-ci entend véhiculer. À grand renfort de prosélytisme religieux, l’Arabie saoudite s’efforce d’exporter sa doctrine wahhabite dans la région. Elle utilise notamment le pèlerinage du hadj, et sa souveraineté sur Médine et La Mecque, lieux saints de l’islam, pour conforter sa qualité de représentant des musulmans. Après la Révolution iranienne, elle soutient également des mouvements islamistes et salafistes, allant même jusqu’à financer des groupes sunnites radicaux — à l’instar de nombreux groupes armés islamistes afghans dans les années 1980.

Les deux États s’affrontent alors sur le terrain religieux en opposant deux visions radicalement opposées de la même religion, se disputant ainsi la domination du monde musulman. Mais l’Arabie saoudite et l’Iran se disputent également une hégémonie régionale où « cette opposition entre chiites et sunnites va très rapidement dépasser la seule logique religieuse »[4]. En effet, « la Révolution islamique engendre une volonté de l’Arabie saoudite comme de l’Iran d’étendre leurs systèmes et donc leurs sphères d’influence »[5] dans la région, instrumentalisant pour ce faire le volet religieux de leur opposition. Commence alors une véritable guerre par procuration dans laquelle le volet confessionnel ne sert qu’à légitimer des intérêts purement stratégiques.

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Le président iranien Hassan Rohani à l’occasion d’une parade militaire.
© Mahmood Hosseini

Une instrumentalisation de la religion dans un conflit par procuration pour une hégémonie régionale

Si la révolution iranienne ne s’étend pas à l’ensemble du monde musulman, au grand dam de Téhéran, la création du Hezbollah au Liban en 1982 à la faveur de la guerre civile (1975-1990) confortera l’influence iranienne hors de ses frontières. Cet influent parti chiite, qui est également un mouvement politique et paramilitaire, sert de relai à la politique et à l’idéologie iraniennes dans la région. L’Iran soutient militairement et financièrement le Hezbollah, aussi les liens de l’organisation avec le régime iranien sont-ils très forts. L’Arabie saoudite, quant à elle, assiste largement la communauté sunnite libanaise, tout en exerçant une très forte influence sur la vie politique du pays : en mai 2008, elle contraint le Courant du futur, parti sunnite dirigé par Saad Hariri, à refuser un accord d’entente entre les groupes sunnites et le Hezbollah qu’elle considère comme le bras armé de son ennemi iranien. Elle ira même jusqu’à classer le Hezbollah comme organisation terroriste en 2016. En 2017, alors qu’il se trouve à Ryad, le premier ministre libanais Saad Hariri annonce sa démission en la justifiant par la trop forte emprise du Hezbollah et de l’Iran sur le Liban. Derrière cette annonce surprise se cache en réalité la main de la monarchie saoudienne qui, jugeant Hariri trop doux avec le Hezbollah, veut le contraindre à quitter le pouvoir. Découverte, la manœuvre saoudienne provoque un tollé, mais les négociations portées par la France permettent cependant à Hariri de regagner le Liban et de se maintenir au pouvoir. Parallèlement, Téhéran accroît son emprise sur son proxy libanais, réduisant l’indépendance de ce dernier. Acteur incontournable sur la scène libanaise, le Hezbollah, s’il s’oppose avant tout à Israël, se veut également très offensif à l’égard du régime saoudien. En septembre 2019, Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, met ainsi en garde les Saoudiens en les intimant de ne pas parier « sur une attaque contre l’Iran, parce qu’ils vous détruiront ». Véritable otage du conflit irano-saoudien, le pays du Cèdre est alors aux premières loges de cette lutte d’influence.

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Des militants du Hezbollah.
© khamenei.ir

Monarchie à majorité chiite, Bahreïn est gouverné par une dynastie d’obédience sunnite, la famille al-Khalifa, très proche de l’Arabie saoudite ; d’aucuns considèrent ainsi Bahreïn comme un véritable vassal de Ryad. Ce faisant, la minorité sunnite détient l’essentiel du pouvoir, tandis que la majorité chiite est marginalisée. En 2011, lorsqu’éclate le Printemps arabe, Bahreïn n’est pas épargné par les contestations. Revendiquant la démocratisation du pays, la mise en place d’une monarchie constitutionnelle et davantage de droits pour les populations chiites, les protestataires occupent pendant un mois la place de la Perle, dans le centre de la capitale, Manama. L’Iran observe la situation avec attention et apporte un soutien timide aux manifestants. S’inquiétant d’un possible renversement de la monarchie bahreïnite et des conséquences que ce mouvement populaire pourrait avoir sur sa propre minorité chiite, l’Arabie saoudite intervient militairement à Manama pour écraser les protestations. La répression est brutale et Ryad met l’accent sur la confession chiite des manifestants, qui se retrouvent alors accusés de complicité avec l’Iran. Ainsi, le mouvement populaire est fustigé et le coupable tout trouvé : l’Iran, pointé du doigt par Bahreïn et l’Arabie saoudite, se voit accusé d’être à l’origine des troubles. Cette confessionnalisation forcée de la contestation permet alors à l’Arabie saoudite de placer l’épisode bahreïnite dans le prisme du conflit chiisme/sunnisme, l’inscrivant ainsi dans sa guerre par procuration contre l’Iran.

L’année 1979 ne voit pas seulement triompher Khomeiny et la Révolution islamique ; musulman sunnite apôtre du baasisme et du nationalisme arabe, Saddam Hussein accède également au pouvoir en Irak, cette année-là. En 1980, l’Irak attaque l’Iran, et au cours des huit années de guerre qui suivront, de nombreux militants chiites opprimés par les autorités irakiennes trouveront refuge en Iran, tandis que l’Arabie saoudite financera largement le régime de Saddam Hussein. Si d’aucuns considèrent cette guerre comme empreinte d’une dimension religieuse, les véritables motivations en sont d’ordre géopolitique. Au prix d’un million de morts, le conflit prend fin en 1988 sans que l’on puisse réellement distinguer de vainqueur. Suite à cette guerre, « l’Irak joue le rôle de tampon entre les deux puissances, jusqu’à ce que l’intervention militaire menée par les États-Unis en 2003 bouleverse les équilibres régionaux »[6]. Aussi, à la chute du régime de Saddam Hussein, « les deux puissances essaient immédiatement d’occuper le terrain »[7]. Téhéran y voit une aubaine d’étendre son influence et de soutenir la mise en place d’un nouveau gouvernement pro-chiite — et ce avec, paradoxalement, l’approbation des États-Unis qui souhaitent avant tout tourner la page des années Saddam. À grand renfort de puissance douce, l’Iran étend donc son influence en Irak : il multiplie les gestes à l’égard de la population chiite irakienne et renforce ses relations diplomatiques avec son voisin — le tout accompagné d’un fort prosélytisme religieux. À partir de 2014, quand l’État islamique prend de l’essor, l’Iran apporte son aide militaire au gouvernement de Bagdad et pilote la création de puissantes milices chiites irakiennes qui lui assurent un relai politique efficace.

En Syrie, l’Iran est depuis longtemps en terrain conquis. Dès 1980, le régime syrien d’Hafez al-Assad signe une alliance avec Téhéran. Alors que la majorité des syriens sont sunnites, le clan al-Assad est de confession alaouite (une branche du chiisme). Ce faisant, le gouvernement d’Hafez al-Assad, puis celui de son fils Bachar, partagent bon nombre d’intérêts en commun avec le régime iranien. Leur proximité religieuse, leur opposition commune au sionisme et leur coopération politico-économique en font des partenaires privilégiés et permet à Téhéran d’avoir un soutien solide parmi les États arabes de la région. À partir de 2011 et du déclenchement de la guerre civile syrienne, dans le contexte du Printemps arabe, l’Iran comme l’Arabie saoudite tentent de prendre l’avantage. Puissant soutien politique et militaire du régime de Bachar al-Assad, Téhéran déploie ses Gardiens de la révolution et des miliciens chiites pour combattre rebelles et djihadistes et épauler son allié. Géopolitiquement parlant, Téhéran ne peut pas se permettre de voir son allié alaouite être renversé au profit d’un gouvernement rebelle ; ou pire encore, de voir des groupes sunnites radicaux comme Al-Qaïda ou l’État islamique entrer dans Damas. L’Arabie saoudite, quant à elle, soutient les groupes rebelles — y compris les factions djihadistes les plus radicales – en leur conférant armes et financement. Pour Ryad, l’avantage tiré de la chute du régime al-Assad serait double : il permettrait de voir un gouvernement sunnite prendre pied à Damas tout en refoulant les iraniens hors de Syrie. Cependant, grâce au soutien russe et iranien, le régime syrien reprend l’avantage et enchaîne les victoires. Aujourd’hui, bien que quelques régions échappent toujours à son contrôle, Bachar al-Assad semble avoir remporté la partie. La défaite est cuisante pour l’Arabie saoudite, qui a fini par reconnaître en 2018 que « Bachar al-Assad restera au pouvoir ». Pour l’Iran, le succès est total. Téhéran s’impose désormais comme un acteur majeur dans le dossier syrien et a considérablement renforcé son influence sur le régime al-Assad, lequel lui est plus acquis et subordonné que jamais.

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Le président syrien Bachar al-Assad et l’ayatollah iranien Ali Khamenei. © khamenei.ir

Depuis 2014, le Yémen est secoué par un violent conflit qualifié par les Nations Unies de pire crise humanitaire au monde. Dans le sillage du Printemps arabe, les rebelles houthistes, qui se revendiquent du chiisme zaydite (groupe qui représente environ un tiers de la population yéménite), renversent en 2014 le président Hadi et prennent le contrôle de larges pans du territoire. En 2015, arguant de la menace sécuritaire qu’ils représenteraient, une vaste coalition sunnite emmenée par l’Arabie saoudite lance une offensive contre les Houthistes, qu’elle accuse de collusion avec l’Iran et le Hezbollah. L’Arabie saoudite craint l’implantation d’un régime chiite à sa frontière et de perdre l’accès aux infrastructures portuaires stratégiques du détroit de Bab al-Mandab et du Golfe d’Aden. Condamnant l’intervention saoudienne, l’Iran apporte son soutien aux Houthistes. Pour autant, Téhéran n’intervient pas militairement au Yémen ; le régime iranien finance et arme cependant les rebelles. Les houthistes disposent ainsi d’équipements militaires leur permettant de résister aux offensives de la coalition et de frapper le territoire saoudien ; en témoigne l’attaque ayant détruit deux sites pétroliers saoudiens d’envergure le 14 septembre 2019. La guerre au Yémen s’est progressivement transformée en un conflit géostratégique qui n’a malgré les apparences rien de confessionnel, l’Iran comme l’Arabie saoudite espérant en tirer profit pour renforcer leur influence dans cette région au détriment de l’autre.

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La situation militaire au Yémen au 1er juin 2020. En rose, les territoires contrôlés par les loyalistes fidèles au gouvernement d’Hadi. En vert, les territoires contrôlés par les houthistes. En jaune, les territoires contrôlés par les séparatistes du Conseil de transition du Sud.
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S’ils ne se combattent donc pas directement, l’Iran et l’Arabie saoudite s’affrontent par acteurs interposés. Dans cette guerre par intermédiaires, les motivations ne sont pas confessionnelles ; elles sont géostratégiques.

Le croissant chiite, réelle menace ou chimère saoudienne ?

La stratégie iranienne visant à soutenir gouvernements et entités chiites à l’extérieur de ses frontières lui permet, si ce n’est d’exporter sa révolution, d’étendre considérablement son influence dans la région. Les gouvernements sunnites s’inquiètent alors de l’émergence de ce « croissant chiite ». L’expression est utilisée pour la première fois en 2004 par le Roi Abdallah II de Jordanie qui craint l’apparition d’une zone d’influence chiite s’étendant de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie. Seize ans plus tard, force est de reconnaître la justesse de ses propos. De Beyrouth à la frontière irano-afghane, les chiites sont en position de force et disposent d’une certaine continuité territoriale. Le croissant chiite est devenu une réalité géopolitique concrète. Face à cette menace, l’Arabie saoudite sonne l’alarme et se pose en rassembleur du bloc sunnite. Mais dénoncer ce péril sert aussi les intérêts de Ryad : « l’Arabie saoudite se positionne ainsi comme le leader du monde arabo-musulman » afin de « devenir le fer de lance de la majorité sunnite »[8]. En outre, bien qu’authentique, le croissant chiite se doit d’être relativisé ; il ne s’agit nullement d’un bloc homogène. Les courants confessionnels divergent (houthistes zaïdites au Yémen, chiites duodécimains en Iran, alaouites en Syrie), tandis que tous les chiites ne sont pas unis derrière la bannière iranienne. Et les alliances nouées entre partenaires chiites reposent avant tout sur des intérêts stratégiques réciproques : rappelons-le, les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts.

Le croissant chiite. Une carte établie par Manon Fribourg et diffusée avec son aimable autorisation.

Une rivalité économique placée sous le signe de l’or noir

Le volet économique du bras de fer que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran ne doit pas être négligé. Dans ce conflit, l’arme privilégiée porte un nom : le pétrole. Ryad et Téhéran comptent parmi les principaux producteurs d’or noir de la région et ont participé à la création de l’OPEP en 1960. Néanmoins, à la suite du sommet de Caracas en 1977, l’OPEP s’aligne sur l’Arabie saoudite, dont la doctrine productiviste s’oppose à celle de l’Iran[9]. Dans les années 1980, l’Arabie saoudite a ainsi augmenté sa production de pétrole et manipulé le cours des barils à la baisse afin de faire pression sur l’Iran[10]. Par ailleurs, à partir des années 1990, les sanctions économiques américaines rajoutent une pression supplémentaire sur les exportations de pétrole de Téhéran. La levée de ces sanctions suite à l’accord de Vienne de 2015 suscite alors l’ire de Ryad qui s’inquiète de voir l’économie iranienne supplanter la sienne ; en effet, l’économie saoudienne est intimement liée à ses exportations de pétrole, là où l’Iran dispose de revenus économiques plus hétéroclites. Une augmentation de la production iranienne de pétrole affaiblirait considérablement le royaume wahhabite, qui soutient donc corps et âme la reprise des sanctions par l’administration Trump. Signe de l’importance du pétrole pour l’économie saoudienne, l’attaque précédemment mentionnée menée en septembre 2019 sur deux de ses installations pétrolières avait contraint le royaume à diviser sa production de pétrole par deux. Bien que l’action fût revendiquée par les rebelles houthistes, l’Arabie saoudite et les États-Unis n’ont pas hésité à accuser l’Iran d’en être à l’origine — ce que Téhéran a toujours démenti — en brandissant la menace de nouvelles sanctions.

La géopolitique avant la religion

Si l’Iran et l’Arabie saoudite instrumentalisent la religion dans le cadre de cette guerre froide, force est de constater que leur positionnement géopolitique ne tient pas toujours compte de leurs sensibilités confessionnelles.

En premier lieu, notons le soutien indéfectible de l’Iran à la Palestine. L’ayatollah Khamenei rappelait encore, en mai dernier, que la lutte pour la libération de la Palestine constituait un devoir islamique. Si Téhéran n’entretient pas de relations avec l’Autorité palestinienne, il compte parmi les plus précieux alliés du Hamas ; les autorités iraniennes apportent ainsi une aide financière et militaire à l’organisation dans sa lutte contre Israël — qui, rappelons-le, est la bête noire de Téhéran dans la région. Pourtant, le Hamas est un mouvement sunnite, de même que la grande majorité des palestiniens. Le positionnement iranien transcende ainsi le clivage sunnisme/chiisme dans une optique de rassemblement des musulmans afin de libérer la Palestine. Faisant fi des divergences religieuses, la relation qu’entretiennent l’Iran et le Hamas se fonde sur des motivations politiques et stratégiques.

À l’inverse, l’Arabie saoudite, bien que sunnite, se détourne progressivement de la question palestinienne. Bien qu’elles ne soient toujours pas normalisées, les relations qu’entretient Ryad avec Israël sont désormais beaucoup plus chaleureuses qu’auparavant. Bahreïn et les Émirats Arabes Unis, deux pétromonarchies sunnites, ont quant à eux normalisé leurs relations avec l’État hébreu en septembre 2020. S’il apparaît politiquement compliqué pour l’Arabie saoudite de sauter le pas, nul doute ne fait que derrière les décisions de Manama et Abu Dhabi se trouve la main de Ryad. Alors, pourquoi ces États aux gouvernements sunnites se rapprochent-ils d’Israël ? Pourquoi délaissent-ils la cause palestinienne ? Une fois encore, les motivations sont géostratégiques. Pour les monarchies sunnites du Golfe, la principale menace régionale n’est plus Israël, mais l’Iran chiite. Du fait de l’inimitié qu’entretient Israël à l’égard de Téhéran et de son incontestable puissance militaire, elles ont alors tout intérêt à se rapprocher de l’État hébreu. Et ce, au détriment des palestiniens.

Au Haut-Karabakh, face à la guerre ayant opposé l’Arménie à l’Azerbaïdjan de septembre à novembre 2020, l’Iran a appelé les deux parties à cesser les hostilités, tout en proposant sa médiation. Pourtant, Téhéran se veut plus proche de l’Arménie. L’Iran entretient en effet des liens étroits avec l’Arménie chrétienne, tout en se méfiant de l’Azerbaïdjan chiite. Bien qu’alignés sur le plan religieux, l’Iran et l’Azerbaïdjan ont pu connaître des relations politiques compliquées. Téhéran voit d’un mauvais œil la relation fraternelle que Bakou entretient avec la Turquie, tandis que le gouvernement iranien s’est offusqué des accords de ventes d’armes (l’armée azérie utilisait notamment des drones israéliens au Haut-Karabakh) passés entre l’Azerbaïdjan et Israël. Enfin, face au nationalisme de l’Azerbaïdjan, Téhéran craint des déstabilisations dans le Nord du pays, où réside une importante minorité azérie. À l’inverse, l’Iran dispose de nombreux accords politiques et commerciaux avec l’Arménie, notamment en termes d’exportation de gaz et de pétrole. Les affinités confessionnelles ne résistent pas aux intérêts politiques et géostratégiques.

Une guerre qui restera froide ?

Délétères depuis 1979, en constante dégradation depuis le début du Printemps arabe, à leur paroxysme depuis 2016, les tensions irano-saoudiennes ponctuent la géopolitique du Moyen-Orient. Jusqu’où peut conduire cette rivalité ? Une guerre ouverte entre l’Iran et l’Arabie saoudite est-elle envisageable ? Début 2020, l’assassinat par les États-Unis du général iranien Qassem Soleimani, figure dirigeante de l’emblématique force Al-Qods des gardiens de la Révolution, avait fait craindre un embrasement de la région. Alors que l’Iran menait des représailles sur des bases américaines en Irak, le monde retenait son souffle. Mais la désescalade fut immédiate. L’Iran s’est déclaré vengé et les États-Unis n’ont pas souhaité riposter, tandis que l’Arabie saoudite s’est empressée d’appeler à la retenue. Un conflit entre l’Iran et les États-Unis aurait inexorablement emmené Ryad, solide allié de Washington, dans la bataille. La Russie, proche de l’Iran, entretient quant à elle de bonnes relations avec Téhéran et verrait d’un mauvais œil le déclenchement d’un conflit d’envergure dans la région.

“La lutte d’influence entre l’Arabie saoudite et l’Iran”, par Christophe Chabert.
© Christophe Chabert

En dépit de leurs différends et de la guerre par procuration qu’ils se livrent dans les États limitrophes, Ryad comme Téhéran souhaitent limiter tout affrontement ouvert. Dès 2019, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane mettait ainsi en garde contre « un effondrement total de l’économie mondiale » si l’Iran et l’Arabie saoudite venaient à entrer en guerre ; d’autant plus que l’issue d’un tel conflit serait plus qu’incertaine. Longtemps en position de force dans la région, l’Arabie saoudite est aujourd’hui en perte de vitesse face à l’Iran. La trop grande dépendance de son économie au pétrole et son incapacité à venir à bout des rebelles houthistes l’ont considérablement fragilisée et ont mis à mal ses prétentions hégémoniques. Ryad compte alors sur les sanctions américaines pour maintenir une pression maximale sur son ennemi iranien qui, bien qu’étranglé, est loin d’être asphyxié.

Cependant, la récente victoire de Joe Biden aux élections américaines pourrait changer la donne, le candidat démocrate ayant annoncé qu’il réintégrerait les États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien. Tout en accueillant cette victoire avec prudence, l’Iran appelle ainsi Joe Biden à ouvrir une nouvelle page dans les relations irano-américaines. Quoi qu’il en soit, les États-Unis ne peuvent plus se permettre de maintenir des relations conflictuelles avec l’Iran ad vitam aeternam. Ils ont au contraire tout intérêt à se rapprocher du géant perse avant que celui-ci ne tombe dans le giron chinois, quitte à froisser Ryad. L’antagonisme avec l’Iran ne sera pas éternel, à l’heure où se profile un combat sino-américain.

La levée des sanctions et la mise en œuvre durable de l’accord sur le nucléaire pourraient ainsi permettre à l’Iran de tirer son épingle du jeu et de revenir sur le devant de la scène avec un solide atout géopolitique. Reste à savoir comment réagira l’Arabie saoudite, qui misait sur la réélection du président républicain et qui n’acceptera pas aussi facilement un hypothétique rapprochement irano-américain sous l’administration Biden. Sur ce terrain, Ryad peut compter sur un allié de circonstance : Israël.

L’État hébreu, hostile à l’accord sur le nucléaire iranien, partage les mêmes préoccupations et tente de faire pression sur la future administration Biden, allant même jusqu’à affirmer que la position du candidat démocrate pourrait conduire à une confrontation ouverte entre Israël et l’Iran. Une réintégration américaine dans l’accord sur le nucléaire iranien pourrait ainsi remodeler la géopolitique régionale et sceller le rapprochement israélo-saoudien ; en témoigne la rencontre secrète entre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane qui s’est tenue le 22 novembre dernier. Y participait également le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, connu pour son hostilité à l’égard de Téhéran. En effet, Joe Biden n’est pas encore président et Donald Trump peut toujours accentuer la pression sur Téhéran. Les États-Unis viennent ainsi d’imposer de nouvelles sanctions contre l’Iran.

L’Arabie saoudite comme l’Iran suivront alors avec attention la tumultueuse période de transition américaine jusqu’à l’investiture de Joe Biden en janvier prochain, chacun espérant pouvoir en tirer avantage. Dans ce conflit qui ne dit pas son nom, les jeux ne sont pas encore faits. Cependant, si nul ne peut dire avec certitude qui de l’Arabie saoudite ou de l’Iran remportera cette guerre froide, il ne fait aucun doute que son grand perdant ne sera autre que l’harmonie confessionnelle de la région.

Notes :

[1] BURDY Jean-Paul, « Arabie saoudite Iran : rivalité stratégique, concurrence religieuse », in Vie-publique.fr, 13 octobre 2019. Disponible au lien suivant : https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/271102-arabie-saoudite-iran-rivalite-strategique-concurrence-religieuse

[2] DEVEAUX-MONCEL Arthur, « Iran – Arabie saoudite : Cette guerre froide… qui ne dit pas son nom ! », in Classe Internationale, 26 mars 2020. Disponible au lien suivant : https://classe-internationale.com/2020/03/26/iran-arabie-saoudite-cette-guerre-froide-qui-ne-dit-pas-son-nom/

[3] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, Mémoire de recherche, Sciences Po Lille, 2020, p.21.

[4] TEILLARD D’EYRY Julie, « Les fondements religieux de la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite dans la région Moyen-Orient », in MyPrepa, 5 mars 2020. Disponible au lien suivant : https://www.myprepa.fr/news/les-fondements-religieux-de-la-rivalite-entre-liran-et-larabie-saoudite-dans-la-region-moyen-orient/

[5] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, op. cit., p.27.

[6] DEVEAUX-MONCEL Arthur, « Iran – Arabie saoudite : Cette guerre froide… qui ne dit pas son nom ! », op. cit.

[7] Idem.

[8] Idem.

[9] Idem.

[10] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, op. cit., p.35.

Aux origines de l’autonomisme kurde

Dispersées dans quatre pays (Iran, Irak, Syrie, Turquie), les populations kurdes occupent régulièrement le devant de la scène médiatique en raison de leur volonté autonomiste persistante. Celle-ci, issue d’une histoire qui s’étale sur plusieurs siècles, est souvent laissée de côté en raison de sa complexité. Cependant, seule la prise en compte de la profondeur historique de leur conscience nationale permet de comprendre à quel point le facteur kurde est devenu déterminant dans les enjeux géopolitiques moyen-orientaux.


Au cœur du Moyen-Orient médiéval, les Kurdes occupent une position charnière entre des Empires hostiles. Au XIIIème siècle après la disparition du Sultanat ayyoubide fondé par le prince kurde Saladin, le Kurdistan est majoritairement dominé par l’immense Empire mongol qui s’étend de l’Asie centrale jusqu’à l’est Anatolien. Plus au Sud, on retrouve le Sultanat mamelouk comprenant l’Égypte ainsi que la Cisjordanie et une grande partie de la Syrie actuelles. Entre ces deux Empires, les Kurdes jouent un rôle stratégique en s’alliant à l’un ou l’autre. Ce rôle de pivot est de nouveau occupé par les Kurdes au milieu du XVIème siècle lorsque le sultan ottoman Soliman le Magnifique fait de ceux-ci ses alliés dans sa lutte contre la Perse. Bien que les Kurdes conservent une « irrépressible tendance à la sédition » (Boris James), ils sont intégrés à la stratégie ottomane en raison de leurs remarquables qualités guerrières.

Cependant à la fin du XVIème siècle, l’idée d’une nation kurde indépendante commence à faire son chemin et est théorisée dans le Charafnameh dès 1596. Cette conscience nationale repose sur la singularité historico-culturelle des Kurdes. Les origines de ces derniers sont difficiles à établir car ce peuple est mentionné dès 400 avant Jésus-Christ. On sait cependant que les Kurdes descendent des tribus iraniennes qui ont progressivement migré de l’Asie mineure vers des régions plus au Sud au début du second millénaire avant Jésus-Christ. En matière religieuse, les Kurdes sont d’abord zoroastriens avant la conquête arabe qui leur impose l’islam au IXème siècle. 80% des Kurdes sont aujourd’hui sunnites et 12% d’entre eux sont chiites. Il existe également des minorités yézidie, chrétienne et juive, principalement émigrée en Israël. Davantage que la religion, c’est donc surtout la langue qui cimente la conscience nationale kurde. Appartenant au groupe linguistique iranien, les langues kurdes comportent pourtant de nombreuses différences avec le persan. L’importance des persécutions visant ce peuple a également contribué à créer une communauté de destins entre les Kurdes peuplant aujourd’hui quatre Etats (Iran, Irak, Syrie, Turquie) mais qui demeurent comme le relève Camille Bordenet « le plus grand peuple apatride du monde. »

Les Kurdes et le Sultanat ottoman

En cette fin du XIXème siècle depuis son palais de Topkapı, le sultan-calife turc Abdülhamid II (1876-1909) sent que son autorité vacille. Son Empire, presque continuellement grignoté par ses puissants voisins depuis le XVIIème siècle, est également ébranlé par l’essor des revendications des minorités arabe et arménienne notamment. Aussi conscient de la nécessité de réorganiser son territoire, un de ses prédécesseurs, le sultan Mahmoud II (1808-1839) avait engagé dès 1839 des réformes modernisatrices appelées Tanzimat (réorganisation en turc). Pourtant, celles-ci ne semblent pas en mesure d’enrayer les difficultés structurelles qui menacent la survie même de “l’homme malade de l’Europe”. Aussi, confrontées à l’évolution rapide de la donne géopolitique, les relations entre le pouvoir impérial déclinant et les Kurdes suivent une trajectoire particulière et connaissent plusieurs revirements. Au milieu du XIXème siècle, craignant l’émergence d’autorités rivales sur son territoire, Istanbul achève d’abord de mettre au pas les principautés kurdes auxquelles le sultan Sélim Ier (1512-1520) avait accordé l’autonomie durant son règne. Cette réaffirmation de l’autorité impériale doit cependant affronter des révoltes princières qui parviennent parfois à ébranler l’assise ottomane dans la région. Mais, invariablement, la domination turque finit par y être rétablie plus ou moins rapidement. À la fin de ce siècle, Abdülhamid II tente de se concilier la faveur des Kurdes en s’appuyant sur des unités auxiliaires issues de leur rang pour protéger les frontières impériales ainsi que pour réprimer le nationalisme arménien : les hamidiyeh. En outre, le sultan insiste sur son statut de calife, symbolique de son autorité religieuse du monde musulman, et joue la carte du panislamisme pour obtenir le soutien des musulmans non-turcs de l’Empire. Ces politiques ont comme conséquence notable la marginalisation des minorités chrétiennes notamment arménienne. Elles renforcent un sentiment anti-arménien déjà présent au sein de plusieurs tribus kurdes qui participent aux massacres des Arméniens et des Chaldéens connus sous le nom de “massacres hamidiens” à la fin du XIXème siècle.

La révolution jeune-turque

Devant l’incapacité du sultan à enrayer le délitement ottoman, une révolution éclate et aboutit à la restauration du Parlement ottoman en 1908. À l’origine de ce mouvement, on trouve le Comité Union et Progrès (CUP), structure politique d’un mouvement révolutionnaire et nationaliste très populaire dans les rangs des officiers : le mouvement Jeune-Turc. De nombreux Kurdes soutiennent cette organisation et deux d’entre eux Abdullah Cevdet et Ishak Sükuti figurent parmi les principaux fondateurs du mouvement. Après l’échec d’une contre-révolution monarchiste l’année suivante, Abdülhamid II est déposé et remplacé par son demi-frère Mehmed V (1909 – 1918). L’objectif des Jeunes-Turcs est ni plus ni moins de sauver l’Empire. Afin d’y parvenir, le mouvement tente ce que Philippe Boulanger décrit comme “une synthèse entre le califat, la modernité et l’islam”. Différents courants s’opposent alors au sein du CUP concernant le rôle que doivent jouer les minorités constitutives de l’Empire et le courant ethniciste finit par l’emporter. La défaite ottomane de Sarikamis face aux Russes en 1915 lors de la Première Guerre mondiale fournit au triumvirat jeune-turc au pouvoir le prétexte pour planifier le génocide des Arméniens cette même année. Rendues responsables de la défaite, les populations chrétiennes de l’Empire sont massacrées et là encore plusieurs tribus kurdes y participent. Parmi ces dernières, il faut cependant noter que les Kurdes alévis de la région de Dersim protègent les persécutés. L’ampleur de l’implication kurde dans le génocide arménien est encore aujourd’hui un sujet de débat historique. Remarquons néanmoins que contrairement à l’État turc, plusieurs organisations kurdes ont reconnu la responsabilité kurde dans ces massacres.

Du traité de Sèvres au traité de Lausanne

À la sortie du premier conflit mondial, les astres semblent alignés pour permettre la réalisation des revendications autonomistes voire indépendantistes des Kurdes. D’abord, l’Empire Ottoman, obstacle à l’émancipation d’une large partie du Kurdistan figure au rang des vaincus de la Grande Guerre et est promis au démembrement. Ensuite, le principe d’autodétermination des nationalités affirmé dans les fameux 14 points du président américain Woodrow Wilson légitime la création d’un État kurde. Enfin, les Kurdes apparaissent à cette époque comme les meilleurs alliés des Occidentaux au centre d’un espace instable en pleine réorganisation géopolitique. La conjugaison de ces trois facteurs explique que le traité de Sèvres, acte de démantèlement de la Sublime Porte, prévoit la mise en place d’États arménien et kurde indépendants dans l’Est anatolien. Signé le 10 août 1920, ce traité qui cantonne globalement le territoire turc à l’Anatolie est immédiatement rejeté avec virulence par le nouvel homme fort d’Istanbul : Mustafa Kemal. Ce dernier reprend rapidement les combats contre les Alliés et rallie de nombreux Kurdes à sa cause. Ce soutien a priori étonnant au pouvoir kémaliste s’explique par la stratégie jeune-turque de l’époque. En effet, Kemal prône alors l’unité turco-kurde face aux puissances occidentales et se montre conciliant en promettant l’autonomie au Kurdistan turc. En outre, le discours kémaliste d’alors associe pleinement les Kurdes à son projet d’édification d’une Turquie moderne. C’est donc par milliers que les Kurdes viennent renforcer les troupes kémalistes qui remportent la victoire en 1923. Dans la foulée, celles-ci obtiennent la révision du traité de Sèvres par le traité de Lausanne ratifié le 21 septembre de la même année. La Turquie agrandit alors son territoire et Kemal exulte. Une fois son objectif atteint, ce dernier opère une complète volte-face en enterrant les promesses faites aux Kurdes et débute alors une politique brutale de négation de l’identité de ceux-ci. Désormais lâchés par les Occidentaux, trahis par le nouveau pouvoir turc et victimes de leurs divisions internes, les Kurdes viennent de subir un terrible revers dans leur quête d’un État. Cependant, cet échec ne suffit pas à éteindre leurs aspirations nationales qui se manifestent à nouveau dès les années suivantes.

 

Les Kurdes face au kémalisme

Comme le rappelle Philippe Boulanger, les Kurdes “ne sont pas des éléments extérieurs, étrangers aux dynamiques nationales” de leurs pays respectifs. Pour autant, leurs revendications autonomistes voire indépendantistes se heurtent à des États centralisateurs porteurs de nationalismes souvent opposés aux revendications kurdes. Le rapport conflictuel entre les Kurdes et Ankara – nouvelle capitale turque – est ainsi entériné par le traité de Lausanne et le nouveau tournant ethniciste du nationalisme jeune-turc. Une fois les Grecs et les Arméniens repoussés en dehors du pays, les Kurdes apparaissent comme le dernier obstacle à l’homogénéité ethnique de la jeune et très centralisatrice République turque. Aussi, cette dernière refuse la reconnaissance même de l’identité kurde et fait interdire l’usage de leur langue à l’école et dans l’Administration. Le mot même de “Kurdes” est banni du vocabulaire des nouvelles autorités qui le remplacent par l’expression “Turcs des montagnes”. Cette politique violente entraîne plusieurs soulèvements kurdes dans les années suivantes.

Les Kurdes face au nationalisme arabe

Hors de Turquie, les Kurdes traversent également d’autres évolutions géopolitiques lorsque l’Irak et la Syrie accèdent véritablement à l’indépendance après-guerre. C’est le cas de la Syrie en 1946 et de l’Irak qui devient vraiment souveraine lors du coup d’État nationaliste du général Kassem en 1958. Echaudés par les difficultés rencontrées durant leurs décennies de combat politique, les nationalistes arabes sont déterminés à ne pas céder un pouce de leur pays durement gagné aux nationalistes kurdes, si bien que le conflit entre les Kurdes et Bagdad commence dès l’immédiat d’après-guerre. Fondé en 1946 par Moustafa Barzani, le Parti Démocratique du Kurdistan s’oppose d’abord à Kassem avant d’affronter dix ans et un coup d’État plus tard le régime impitoyable de Saddam Hussein. Dans le même temps, les services secrets américains s’appuient sur les mouvements autonomistes kurde dans lesquels ils voient un instrument destiné à briser la construction nationale irakienne et brider la souveraineté de Bagdad. La répression du mouvement kurde par Saddam Hussein atteint son paroxysme en 1988 avec l’opération Anfal supervisée par le cousin du dirigeant irakien : Ali Hassan al-Majid surnommé “Ali le chimique” en raison de son utilisation des gaz chimiques pour massacrer les populations kurdes notamment dans la ville d’Halabja. Les bombardements des États-Unis et de leurs alliés contre l’Irak après l’invasion par celle-ci du Koweït en 1991 a pour débouché la mise en place d’une protection onusienne sur une grande partie du Kurdistan irakien. Celle-ci préserve les régions concernées des velléités génocidaires de Saddam Hussein. Elle entérine des décennies d’alliance entre les principaux mouvements kurdes et les États-Unis, et préfigure les nouvelles convergences entre la volonté autonomiste kurde et la vision géostratégique américaine qui apparaissent après l’invasion de 2003.

Les Kurdes face au centralisme du Shah puis de la République islamique

Enfin, les mouvements kurdes s’expriment également à l’Est du Moyen-Orient : au sein d’un Empire Perse qui en ce début du XXème siècle est vieillissant. En 1925, le jeune officier Reza Pahlavi (1925 – 1941) renverse le pouvoir qadjar pour lui substituer sa dynastie soutenue par les Britanniques. Dans le même temps, les Kurdes iraniens se soulèvent à plusieurs reprises dans les années 1920-1930. D’abord contre les autorités britanniques puis contre le régime du Shah en raison de sa politique violente de négation de la langue et de l’identité kurdes. L’année 1946 marque un nouvel épisode de la rébellion kurde contre Téhéran avec le soulèvement puis la création dans l’extrême Nord-Ouest du pays de la République de Mahabad. Établie par le Parti Démocratique du Kurdistan et soutenue par l’Union Soviétique, cette République est rapidement détruite par les troupes iraniennes en décembre suivant. Éphémère, cet État kurde de Mahabad occupe cependant une place importante dans l’historiographie kurde. Trois décennies plus tard, l’Iran et la géopolitique régionale sont profondément bouleversés par la révolution de 1979. Avant de devenir exclusivement islamiste, celle-ci est aussi bien soutenue par les partisans de l’ayatollah Khomeiny que par les libéraux, les communistes ainsi que les Kurdes en butte au centralisme autoritaire du Shah. Mieux organisés hiérarchiquement et idéologiquement, les mollahs partisans de Khomeiny imposent leurs vues et leur concept de République islamique. L’ayatollah Khomeyni, futur Guide Suprême de la Révolution avait feint de vouloir accorder aux Kurdes l’autonomie désirée mais retourne sa veste dès sa victoire entérinée. Une fois encore, les revendications autonomistes et démocratiques des Kurdes sont foulées au pied.

L’influence des mouvements marxistes

Le dernier quart du XXème siècle voit se produire une évolution majeure dans le nationalisme kurde avec la création en 1978 du PKK : le Parti des Travailleurs du Kurdistan. Fondée notamment par son charismatique leader Abdullah Öcalan en Turquie, cette organisation a ceci d’inédit que sa matrice idéologique et d’abord marxiste et issue des mouvements révolutionnaires turcs. À l’instar de nombreuses organisations d’extrême-gauches et d’extrême-droites de la période, le PKK s’engage dans la lutte armée contre l’État turc et organise des attentats dès la fin des années 1970. Isolée par rapport aux autres organisations kurdes en raison de sa radicalité, la formation d’Öcalan est engagée dans la guerre civile kurde de 1992 au cours de laquelle elle affronte les organisations kurdes irakiennes soutenues par Ankara. Cependant, l’aura indéniable de la formation marxiste conduit les autres partis kurdes à coopérer avec elle. Ainsi, au milieu des années 1990, le PKK se mue en un parti national kurde désormais intégré dans le mouvement nationaliste. Un autre tournant idéologique du parti intervient avec la théorisation par Öcalan du confédéralisme démocratique en 2005. Plutôt qu’un État kurde indépendant, ce principe politique cherche à établir un auto-gouvernement multiethnique “qui prône une société égalitaire, paritaire, respectueuse des droits des minorités” (Mireille Court et Chris Den Hond). Reprise par le Parti de l’Union Démocratique syrien (PYD), cette idée est expérimentée dans le Rojava à partir de 2014. Cet héritage idéologique met en lumière l’importante influence exercée par cette formation au sein des mouvements kurdes.

Le GRK irakien et la marche vers l’autonomie

Plus à l’Est en Irak, la fin du XXème siècle voit aussi la donne évoluer avec l’émergence du gouvernement régional du Kurdistan. Ce dernier est parfois considéré comme de facto un État kurde au sein de l’Irak tant son autonomie est large. Citons comme exemples la maîtrise par le GRK de son commerce et même l’existence d’une armée propre à la région : les peshmergas. L’établissement et la stabilisation d’une autonomie kurde en Irak étaient pourtant loin d’être acquis tant l’hostilité de Saddam Hussein fut violente vis-à-vis des revendications kurdes. Cependant, la protection onusienne permet au Kurdistan irakien de bénéficier d’une autonomie très importante à partir de 1991. Celle-ci est pérennisée lors de la chute d’Hussein en 2003 par l’union des clans de Barzani et de Talabani – ce dernier étant le fondateur de l’Union Patriotique du Kurdistan – qui cette fois sont parvenus à surmonter leurs divisions. Ces principaux mouvements soutiennent l’invasion menée par les Etats-Unis et leurs alliés, qui s’appuient sur les Kurdes pour saper l’autorité du régime de Bagdad. L’autonomie du Kurdistan irakien, perçue comme le produit de l’ingérence américaine, constitue depuis un sujet de tensions pour le gouvernement central irakien.

Les Kurdes face à Daech et l’expérience du Rojava

Né toujours en Irak à la fin des années 2000, le groupe État islamique connaît un essor considérable et international durant les années 2010 qui lui permet d’auto-proclamer son califat en 2014. Sa dimension profondément obscurantiste et la multiplication de ses attentats sur toute la surface du globe en font l’ennemi numéro un dans la région. Les grandes nations occidentales refusent cependant d’utiliser des troupes au sol et les rapports conflictuels qu’elles entretiennent avec le régime syrien de Bachar el-Assad vont les amener à trouver des alliés en se tournant vers les Kurdes. Ces derniers bénéficient également du soutien des Russes qui leur procurent de l’armement. Les peshmergas irakiens comme les YPG/YPG syriens se révèlent ensuite particulièrement efficaces dans la lutte contre les djihadistes. Les premiers l’emportent à Mossoul quand les seconds reprennent Kobané. Le prix payé est lourd : 36 000 Kurdes meurent au cours du conflit. Le 17 mars 2016, fort de ses succès militaires dans le Nord syrien, le PYD proclame la création d’une fédération démocratique (existante de facto depuis 2014) au Rojava. Cette dernière constitue une enclave féministe, démocratique et laïque au milieu des dictatures et des groupes djihadistes qui ensanglantent la région ; érigée en modèle exportable à l’ensemble des zones kurdes de la région, elle doit pourtant en grande partie son existence au soutien logistique des États-Unis…

Plus d’un siècle de combats nationalistes et autonomistes n’ont pas suffi à établir un Kurdistan indépendant. L’opposition de régimes autoritaires, l’inconstance des alliances occidentales – nouées avec les nationalistes kurdes ou leurs ennemis selon qu’ils se trouvent en Irak ou en Turquie – et les divisions internes des Kurdes ont constitué autant d’obstacles à l’accomplissement de cet objectif. À la question de l’autonomie kurde vis-à-vis des États-nations se pose celle de l’indépendance à l’égard des empires – américain et russe, qui n’ont jamais hésité à appuyer la cause kurde lorsqu’elle convergeait avec leurs intérêts géostratégiques. Le mouvement kurde compte plusieurs succès fragiles à son actif, comme la quasi-indépendance du Kurdistan irakien et l’autonomie du Rojava ; ces victoires contre les puissances régionales n’ont cependant été acquises qu’au prix d’un pacte conclu avec les puissances globales dont les termes sont incertains et fluctuants. Ces accès régionaux à l’autonomie mettent aussi au jour l’importante faculté d’évolution idéologique des nationalistes kurdes qui pour certains d’entre eux s’orientent vers l’autonomie dans un cadre confédéral (Syrie) bien que l’idée d’indépendance demeure un horizon souhaité notamment en Irak comme l’ont montré les référendums de 2005 et de 2017. Célébrés en raison de leur lutte contre le djihadisme, les Kurdes s’ils en ont été bien mal récompensés par le président américain Donald Trump, en ont néanmoins retiré une large sympathie auprès de l’opinion internationale et une attention nouvelle portée sur leurs aspirations. Notamment sur l’expérience démocratique et confédérale du Kurdistan syrien. Acteurs toujours centraux de la géopolitique du Moyen-Orient, les Kurdes demeurent toujours en butte à des États peu disposés à leur accorder l’autonomie. Pour autant, ces premiers n’ont pas renoncé à leurs revendications autonomistes dont l’épilogue risque de s’étirer encore pendant plusieurs décennies.

Crise iranienne : Trump, un faux isolationiste et vrai incompétent

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Donald Trump © Gage Skidmore

En assassinant le général iranien Qasem Soleimani, Donald Trump a apporté la preuve de son interventionnisme militaire, drapé dans l’incompétence et l’hypocrisie. Cependant, la réponse des médias, commentateurs et représentants politiques américains a été beaucoup plus critique et nuancée que ce que l’on observe généralement lorsque les États-Unis sont la cible de missiles, un fait révélateur de l’évolution du climat politique national en cette année électorale. 


« Des dizaines de missiles iraniens frappent des bases américaines abritant du personnel militaire ». Dans la soirée du 7 janvier, les gros titres anxiogènes des chaînes d’informations entretiennent une tension insoutenable. Pour autant, les tambours de guerre se font plus discrets qu’à l’ordinaire. Si une flopée « d’experts » grassement payés par l’industrie de l’armement défilent sur les plateaux pour affirmer que Donald Trump n’aura pas d’autre choix que l’escalade militaire, les présentateurs et journalistes tiennent des propos plus nuancés. Certes, Sean Hannity (FoxNews) suggère de bombarder les installations pétrolières iraniennes pour affamer la population, mais le cœur n’y est qu’à moitié. Pour une fois, la voie de la raison tend à prendre le pas sur le discours guerrier. CBS News nous rappelle que Soleimani était un personnage adulé par le peuple iranien et met en doute la légalité de son assassinat, Tucker Carlson (FoxNews) accuse pendant 45 longues minutes le Pentagone et les membres de l’administration Trump de mentir aux Américains pour manipuler l’opinion « comme pour la guerre en Irak », ABC News diffuse l’interview du ministre des affaires étrangères iranien ; CNN minimise l’ampleur des frappes et conteste la pertinence d’une réplique. Sur MSNBC, Chris Hayes conclut son JT en affirmant qu’« une guerre avec l’Iran serait une folie, un désastre du point de vue moral et stratégique. Et ne croyez personne qui prétendrait le contraire ». Même le New York Times, qui déplorait dans un éditorial du 31 décembre « la réticence de Donald Trump à utiliser la force au Moyen-Orient » (sic) multiplie désormais les tribunes et articles critiquant les choix de la Maison-Blanche et redoutant ses conséquences.

Dans ce contexte particulier et malgré les encouragements de ses principaux soutiens, Donald Trump a décidé de ne pas répondre immédiatement aux frappes iraniennes. « L’Iran semble reculer, ce qui est une bonne chose pour tous les partis concernés et le monde. (…) Nous n’avons subi aucune perte, tous nos soldats sont en sécurité et les dégâts sur nos bases militaires sont minimes » déclare-t-il au cours d’une conférence de presse minée par les mensonges, approximations et l’autosatisfaction. Une fois de plus, Trump doit reculer pour s’extraire d’une crise qu’il a lui-même provoquée.

Aux origines de la crise, l’incompétence de Donald Trump et la folie des cadres militaires américains

La crise iranienne remonte au moins au retrait unilatéral de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) décidé par Trump contre l’avis de l’ensemble de son administration, et aux sanctions imposées à l’Iran depuis, dans le but assumé de pousser son peuple au soulèvement.

Les manifestations récentes, réprimées dans le sang par Téhéran, semblaient conforter cette stratégie. Pourtant, cet objectif de long terme vient d’être compromis par la décision d’assassiner le personnage public le plus populaire du pays.

Si l’Iran perd un général, il gagne une excuse pour s’affranchir du JCPOA, obtient de l’Irak la demande officielle du retrait des troupes américaines, et unifie une population divisée contre un ennemi commun. De leurs côtés, les États-Unis ont été contraints de mettre fin à la coalition chargée de combattre l’État islamique et se trouvent dans une position délicate en Irak. Comment expliquer une telle erreur stratégique de la part de Donald Trump ?

Tout part des actions menées contre l’ambassade américaine à Bagdad, qui ont fait planer le spectre d’un nouveau « Benghazi » sur la présidence Trump. En 2012, deux bâtiments diplomatiques américains sont attaqués en Libye, coûtant la vie de l’ambassadeur et de membres du personnel. Cet épisode va cristalliser une obsession conservatrice contre l’administration Obama. Pendant trois ans, le parti républicain va multiplier les commissions d’enquête parlementaires pour accuser Hillary Clinton et Barack Obama de négligence et de trahison, tandis que les médias conservateurs vont repeindre la future candidate démocrate en criminelle ayant « du sang sur les mains ». Trump s’étant largement fait l’écho de ces critiques, il voulait à tout prix éviter un dénouement similaire en Irak, tweetant dès le début des évènements à Bagdad « ça ne sera pas Benghazi ! ».

Son obsession d’apparaître « fort » semble avoir été le principal moteur de sa décision, à laquelle s’ajouterait un acharnement à détruire l’héritage d’Obama et l’opportunité de faire oublier la procédure de destitution qui le vise. [1]

Dans une enquête approfondie, publiée le 12 janvier, le New York Times confirme cette lecture. Trump, qui s’attendait à être adulé pour son audace, devint furieux face au torrent de critiques diffusé sur les chaines de télévisions, avant d’être particulièrement soulagé par la faible intensité des représailles iraniennes, construites pour éviter un conflit généralisé.

Ceux qui pensaient que ses généraux et conseillers empêcheraient Trump de commettre l’irréparable en ont été pour leurs frais. Selon le New York Times, le commandement militaire avait présenté différentes options au président, incluant l’assassinat de Soleimani « pour faire passer les alternatives comme moins extrêmes et plus séduisantes ». Le Times décrit des officiers « choqués par la décision du président », mais qui n’ont vraisemblablement pas opposé de grande résistance.

Ceci s’explique par des raisons structurelles. Un grand nombre de généraux et conseillers militaires qui gravitent autour de Trump sont des vétérans de la guerre d’Irak particulièrement vexés par leur défaite, dont ils rejettent la responsabilité sur l’Iran. Les autres, au rang desquels on retrouve des membres de l’extrême droite évangéliste tel que le vice-président Mike Pence et le secrétaire d’État Mike Pompéo, veulent provoquer un conflit avec l’Iran pour des raisons idéologiques. Selon le Washington Post et CNN, Mike Pompéo poussait l’idée de tuer Soleimani depuis des mois, une option systématiquement écartée par les administrations précédentes.

Enfin, le complexe militaro-industriel qui finance massivement les élus républicains et influence médias et décideurs politiques à grand renfort de lobbyistes a tout intérêt à l’escalade. L’actuel ministre de la Défense, par exemple, est l’ancien lobbyiste en chef de Raytheon, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine.

Tous ces éléments s’ajoutent au caractère impulsif de Donald Trump, qui aurait réclamé des représailles musclées depuis son club de golf de Mar-a-lago après avoir vu les images des émeutiers entourant l’ambassade américaine tourner en boucle sur Fox News, selon le Washington Post.

Que Trump ait été encouragé à se lancer dans une escalade guerrière dans le but de provoquer un engrenage semble évident. Tout comme son inaptitude à anticiper les conséquences de sa décision.

En 2015, Trump confondait Soleimani avec le chef des Kurdes et avouait n’avoir jamais entendu parler des Gardiens de la révolution.

Après l’assassinat, son administration a produit des justifications contradictoires et mensongères, provoquant la colère des parlementaires américains ayant eu accès aux briefings officiels, y compris de certains élus républicains.

La Maison Blanche a justifié ses actions en prétendant que les Américains seraient plus en sécurité après cet assassinat, et que la mort de Soleimani serait acclamée par les Iraniens. Un récit rapidement ridiculisé par les images des mobilisations de masse aux funérailles de Soleimani, auxquelles s’est ajouté le vote du parlement irakien demandant le retrait de l’armée américaine, alors que les médias faisaient état d’une situation d’alerte maximale en Irak et aux États-Unis. Les arrestations de citoyens américains d’origines iraniennes aux postes-frontière et la mention du risque d’attentat terroriste ont achevé de dégonfler le récit de la Maison-Blanche, alors que le cafouillage provoqué par la lettre envoyée par erreur au Premier ministre irakien pour confirmer le retrait des troupes américaines d’Irak renforçait l’image d’une administration déboussolée.

Pris à son propre jeu, Trump a tenté de dissuader l’Iran de répliquer en menaçant de bombarder 52 sites culturels iraniens. L’évocation de ce crime de guerre a provoqué une levée de boucliers aux États-Unis, et un démenti ferme de la part de son administration, contraignant Trump à reculer une nouvelle fois.

Certains ont pu voir dans l’amateurisme du président un opportunisme politique, lui qui avait affirmé en 2011 « Obama prépare une guerre contre l’Iran pour être réélu, car le président est incapable de négocier avec Téhéran. N’est-ce pas pathétique ? », mais sa réponse à la crise indique qu’il n’avait pas anticipé les conséquences de sa décision et pensait à tort qu’il serait célébré pour son audace.

Donald Trump, la fable du non-interventionniste

En dépit des évidences, Trump continue d’être fréquemment dépeint comme un non-interventionniste dont la politique serait en rupture avec le fameux « consensus de Washington ». Dans le journal Le Monde du 9 janvier, le chef du service international Alain Salles décrit le président comme celui « qui n’aime pas la guerre et veut faire rentrer les GI chez eux ». Cette surprenante étiquette s’explique par sa posture politique durant la campagne présidentielle de 2016, et son style diplomatique « particulier ».

Sa volonté de négocier avec la Corée du Nord depuis qu’elle possède l’arme atomique, son manque d’enthousiasme à l’idée de provoquer une guerre totale avec l’Iran et son retrait brutal des troupes américaines du nord de la Syrie (qui ont forcé l’armée américaine à bombarder ses propres bases en catastrophe) seraient autant de preuves de son isolationnisme. Si Trump n’a pas encore rapatrié les troupes et quitté l’OTAN, ce serait à cause de la contrainte exercée par « l’État profond ».

Cette fable, largement entretenue par les médias américains, présente le risque de pousser Donald Trump à adopter des postures de plus en plus belliqueuses.

Certes, Trump n’a pas (encore) envahi de pays. Mais c’est un curieux seuil pour gagner ses galons de pacifiste. On imagine mal Hillary Clinton, dépeinte comme une va-t’en guerre face à un Trump isolationniste, frapper la Corée du Nord à l’arme nucléaire ou bombarder la population iranienne dans le contexte actuel.

À l’inverse, Trump a franchi toutes les lignes rouges d’Obama : il a accepté de livrer des armes lourdes à l’Ukraine contre les Russes, bombardé par deux fois le régime syrien hors du cadre de l’ONU et assassiné un haut dirigeant d’un pays souverain.

Sous sa présidence, les frappes de drones ont été multipliées par cinq, les villes de Mossul et Raqqa ont été réduites en cendres par des bombardements qui ont déplacé des millions de civils, Trump a apposé son véto à la résolution du Congrès demandant l’arrêt de l’engament américain dans la guerre du Yémen, augmenté le nombre de troupes déployées en Afghanistan et au Moyen-Orient, redéployé les troupes présentes au Rojava autour des champs de pétrole syrien, retiré les États-Unis du traité de non-prolifération nucléaire INF, soutenu des coups d’État au Venezuela et en Bolivie et violé l’accord sur le nucléaire iranien. Les conseillers dont il a choisi de s’entourer sont tous des « faucons » avérés, il a fait adopter des budgets militaires en hausse constante et obtenu la création d’une « space force » qui va militariser l’espace. Selon The Intercept, il était initialement favorable à une invasion du Qatar par l’Arabie Saoudite (avant de réaliser que les USA avaient dix mille hommes stationnés là-bas) et a proposé aux dirigeants sud-américains et au Pentagone d’envahir le Venezuela pour renverser Maduro dès 2017.

Si tous ces faits pouvaient encore laisser planer un doute, le refus catégorique de saisir l’occasion offerte par le vote du parlement irakien pour retirer les troupes américaines du pays vient de confirmer une évidence : la posture isolationniste de Trump, comme toutes ses postures, est un leurre électoral sans aucun rapport avec la réalité.

La politique de Trump ne consiste pas à un ambigu « America First » mais à un très clair « Trump first », quelques soit les conséquences. Comme l’explique Noam Chomsky, ses actions visent systématiquement à conforter sa base électorale tout en défendant les intérêts de ses donateurs et soutiens financiers (multinationales, lobbies et ultra-riches). Lorsque les priorités de ces deux « électorats » entrent en conflit, Trump a tendance à s’empêtrer dans des crises dont il est le principal instigateur. [2]

La réponse hétérogène des cadres démocrates et médias libéraux ouvre une nouvelle ligne de fracture en vue de la primaire démocrate

À en croire les reporters de terrain qui couvrent la campagne, les questions de politiques étrangères ne préoccupent guère les électeurs démocrates. Pour autant, les évènements récents ont permis d’exacerber des lignes de fracture entre les différents candidats.

À droite, Pete Buttigieg et Joe Biden ont d’abord critiqué la procédure utilisée pour assassiner Soleimani, dénonçant la décision de ne pas informer le Congrès à l’avance et l’absence de stratégie de long terme. S’ils ont souligné le risque d’escalade, ils n’ont pas remis en question la légalité de la frappe ni le récit Trumpien visant à peindre Soleimani comme un dangereux terroriste responsable de la mort de centaines d’Américains.

Un discours similaire pouvait être entendu de la part des principaux cadres démocrates au Congrès, dont la cheffe de la majorité Nancy Pelosi et le président de la commission du renseignement Adam Shift, qui pilote la procédure de destitution.

Ce double discours qui légitime une action militaire sans précédent historique tout en condamnant le « style » Trump prend racine dans le « consensus de Washington ». Démocrates comme républicains comptent sur l’appui des industriels de l’armement pour financer leurs campagnes, et Washington et les grands médias sont sous l’influence d’une constellation de think tanks, analystes et lobbyistes qui poussent au militarisme. [3] Ceci explique le soutien de cette faction du parti aux coups d’État au Venezuela et en Bolivie, les votes quasi unanimes pour les budgets de défense demandés par Trump, l’aval donné à son projet de « space force » ou le refus de légiférer pour limiter le pouvoir du président en matière de guerre.

À ce titre, il est révélateur d’observer qu’en pleine procédure de destitution visant à établir l’abus de pouvoir du président, les démocrates votaient pour le prolongement du « patriot act » qui donne aux présidents des pouvoirs discrétionnaires très importants, alors que Nancy Pelosi refusait d’inclure dans le vote du budget militaire les amendements proposés par l’aile gauche du parti pour encadrer les pouvoirs du président en matière d’actions militaires.

De l’autre côté, Bernie Sanders, la gauche du parti, les associations militantes et, dans une moindre mesure, Elizabeth Warren critiquent l’idée même du recours à la violence, appelant l’attaque contre Soleimani un « assassinat » et dénonçant un interventionnisme qui sert les intérêts financiers aux dépens des familles américaines, ancrant la critique dans une analyse de classes.

Cette posture, critiquée par une partie de médias, a tout de même ouvert une brèche et contraint le parti démocrate à reprendre ses esprits. Après une première réponse ambiguë, les cadres du parti ont saisi l’opportunité de dénoncer les actions de Donald Trump, et (enfin) voté une résolution à la chambre des représentants pour limiter son pouvoir en termes de décision militaire.

Les médias traditionnellement proches de l’aile droite du parti démocrate (CNN, MSNBC, le New York Times et le Washington Post) s se sont également trouvés dans une posture quasi schizophrène, pris entre leur passions interventionnistes et leur opposition viscérale à Donald Trump.

Un conflit avec l’Iran désormais inévitable ?

Si la catastrophe a été provisoirement évitée, le meurtre de Soleimani devrait, du point de vue du complexe militaro-industriel et de l’extrême droite évangéliste, continuer à générer des dividendes. Il ne s’agit pas simplement d’un affront au gouvernement iranien qui aurait perdu un haut dirigeant, mais d’une attaque contre les populations chiite indépendamment des frontières. Il est probable qu’une milice chiite décide, sans l’aval de Téhéran, de mener ses propres représailles.

C’est le risque évoqué par Michael Morell, ancien sous-directeur de la CIA, qui estime que l’assassinat de Soleimani entraine un engrenage inarrêtable. À cause de la possibilité de représailles des milices chiites et de la reprise du programme nucléaire iranien, les États-Unis risquent de se trouver durablement embourbés au Moyen-Orient, quel que soit le locataire de la Maison Blanche en 2021.

En attendant, la propagande de guerre tourne à bloc sur les médias conservateurs pour vendre une escalade contre l’Iran, malgré la reculade temporaire de Donald Trump et la tragédie de l’avion de ligne ukrainien abattu par erreur par Téhéran.

[1] : À ce propos, lire ce fil twitter reprenant des sources proches de la Maison-Blanche https://twitter.com/rezamarashi/status/1214031169173348352

[2] Par exemple, il avait provoqué un « shut down » du gouvernement pour obtenir un financement pour son mur à la frontière mexicaine, avant d’être contraint de capituler par les forces économiques du pays. Il a retiré les troupes du Nord de la Syrie pour les redéployer autour des champs de pétrole Syrien tout en augmentant la présence militaire dans la région, refusé de répondre militairement au drone abattu par l’Iran et aux frappes contre les installations pétrolières saoudiennes après avoir adopté une posture confrontationnelle avec l’Iran, etc.

[3] https://theintercept.com/2020/01/10/iran-pundits-defense-industry/

Aux origines de l’antagonisme entre l’Iran et les États-Unis

Graffiti anti-américain dessiné sur le bâtiment qui abritait l’ambassade des États-Unis à Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

La mort du général iranien Qassem Soleimani, tué par un drone américain, sonne comme une revanche pour les États-Unis contre leur principal adversaire géopolitique au Moyen-Orient. L’humiliation de la crise des otages de 1979, les multiples revers diplomatiques infligés par l’Iran aux États-Unis, le soutien logistique et financier aux groupes anti-américains du Liban et d’Irak, ont contribué à faire de la République islamique d’Iran un représentant emblématique de « l’axe du mal » des néoconservateurs américains. L’hostilité des Iraniens aux États-Unis, quant à elle, puise à une source plus profonde. Elle trouve ses racines dans la volonté américaine, jamais ébranlée, de s’emparer du pétrole iranien et d’en faire une tête de pont de sa politique moyen-orientale.


L’ancienne ambassade américaine de Téhéran, lieu de pouvoir incontournable, est désormais un musée dédié tout entier à la dénonciation de l’impérialisme américain. Le devenir de cette construction, couverte de peintures murales de propagande associant les symboles américains à la mort et aux bombes, semble matérialiser l’hostilité entre la superpuissance américaine et la République islamique d’Iran, une tension continue depuis la Révolution de 1979. Celle-ci clôt une longue période de coopération et d’alliance diplomatique entre Washington et Téhéran, au cours de laquelle l’Iran, alors connu comme le « gendarme des États-Unis », était le principal soutien de la super-puissance américaine dans la région.

Les États-Unis en Iran : une puissance lointaine devenue un partenaire hégémonique

Les rapports irano-américains trouvent leur obscur commencement dans un accord signé en 1856 à Constantinople, entre l’ambassadeur américain et le représentant du pays que l’on appelle encore, à l’international, la Perse. Désireux de desserrer l’étau dans lequel les influences rivales de la Russie tsariste et de l’Empire britannique maintiennent son pays, le jeune Shâh Naser od-Din cherche à multiplier les alliances, et le traité de commerce signé avec la jeune république suit de près celui signé en juillet avec le Second Empire français. La signature du traité n’est néanmoins pas suivie par l’entretien de relations permanentes, qui devront attendre la fin du siècle. Si la présence américaine croît en même temps que l’importance mondiale des Etats-Unis, et que le pouvoir iranien a parfois recours à des experts américains dans ses projets de réforme, la jeune nation reste dans l’ombre des influences russes et britanniques, qui après des décennies de tensions se partagent le pays en 1907, grâce, entre autres, aux bons offices de la IIIe République Française.

Si l’importance de l’action américaine dans le coup d’État de 1953 fait toujours débat, les États-Unis apparaissent dès lors aux yeux de l’opinion comme un ennemi de la souveraineté nationale iranienne

Tout change après la Seconde Guerre mondiale : au Moyen-Orient comme ailleurs, les États-Unis, qui ont participé aux côtés des britanniques à l’occupation préventive du pays, remplacent progressivement le Royaume-Uni et la France comme principale puissance occidentale. La nomination, suite aux élections de 1951, du populaire nationaliste Mohammad Mossadegh au poste de Premier ministre du jeune Shâh Mohammad-Rezâ Pahlavi, est l’occasion d’une première immixtion des États-Unis dans la politique iranienne. Face à la volonté de Mossadegh de nationaliser le pétrole iranien, lésant notamment la puissante firme anglaise Anglo-iranian Oil Company (actuelle British Petroleum), les services secrets américains participent à son renversement. Les entreprises expropriées appellent à un boycott mondial contre l’Iran, soutenu par les compagnies américaines. Le président Eisenhower, cédant à la pression du lobbying des pétroliers américains et de la CIA, donne son aval à l’opération « Ajax » en août 1953. Les services secrets américains supervisent un coup d’État en coopération avec les réseaux britanniques, le Shâh, l’opposition parlementaire iranienne et les entreprises pétrolières lésées, qui aboutit à la démission forcée de Mohammed Mossadegh.

Le premier ministre iranien Mohammed Mossadegh, considéré comme “l’homme de l’année” par le Time en 1952 © Worth point.

Si l’importance de l’action américaine [1] dans ce coup de force fait toujours débat, les États-Unis apparaissent dès lors aux yeux de l’opinion comme un ennemi de la souveraineté nationale et un soutien du pouvoir royal qui commence à se renforcer après une brève période de démocratie parlementaire.

La pièce maîtresse dans le dispositif d’endiguement du communisme

Solidement installé au pouvoir, Mohammad-Rezâ Shâh ne va cesser d’approfondir ses liens avec les États-Unis, malgré un discours officiel axé sur l’indépendance nationale et la construction d’un modèle alternatif à la démocratie libérale et au marxisme-léninisme. Devant les exemples catastrophiques donnés par les révolutions nationalistes dans les pays arabes (Egypte en 1952, Irak en 1958, qui renversent toutes deux des monarchies pro-occidentales), il devient impératif pour les Etats-Unis de maintenir au pouvoir ce monarque conciliant.

Ainsi soutiennent-ils le Shâh dans ses principales initiatives, qu’elles soient économiques ou militaires. La « Révolution blanche », vaste entreprise de transformation sociale dont la pièce maîtresse est une réforme agraire, se fait avec les encouragements et les conseils américains, prêts à accepter par pragmatisme ses accents vaguement socialisants. Surtout l’Iran devient, par rapport à sa taille, l’un des principaux acheteurs d’armes américaines, le Shâh menant une politique de défense largement au-dessus des besoins de l’Iran, tant par peur du voisin soviétique que par passion personnelle pour la chose militaire.

Le soutien américain, sans faille jusqu’à Jimmy Carter malgré les dérives autoritaires et mégalomaniaques du régime royaliste (le Parti unique est définitivement imposé en 1975, mettant fin au cadre parlementaire qui s’était maintenu au moins formellement jusque là) s’explique par l’importance de la position du pays, frontalier de l’URSS de part et d’autre de la mer Caspienne, dans le dispositif de lutte contre la pénétration communiste au Moyen-Orient. L’Iran fait ainsi partie des membres fondateurs du Pacte de Bagdad, alliance de pays musulmans alignés sur les Anglo-Américains. Le basculement de l’Irak dans le camp soviétique renforce encore l’importance de l’Iran, à la fois potentiel champ de bataille et contre-exemple pro-occidental. Le rôle de l’Iran dans les plans américains est plus important encore dans le Golfe persique, où le pays se voit doté du rôle officieux de « gendarme des États-Unis », accueillant des bases militaires américaines et s’impliquant dans la répression des soulèvements pro-soviétiques des États voisins[2].

En dépit de relations diplomatiques courtoises avec le bloc de l’Est (le Shâh se rend en URSS en 1968 puis accorde au représentant soviétique une place à ses côtés lors des célébrations des « fêtes de Persépolis » en 1971) et des dénonciations morales de l’Occident contenues dans les œuvres publiées du souverain, l’association entre le régime monarchique et l’influence américaine se fait naturellement dans l’esprit des Iraniens comme du reste du monde ; les États-Unis deviennent pour l’opposition – qu’elle s’inspire du marxisme ou de l’Islam politique – l’ennemi à chasser du pays en même temps que le tyran honni. Dans le même temps, les transformations économiques et sociales qui s’accélèrent après la crise pétrolière de 1973, entraînent une occidentalisation de façade d’une partie de la société, rejetée par de larges parts de la population. Ces transformations sont ainsi associées au modèle américain, d’autant plus détesté que les laissés pour compte du boom économique sont de plus en plus nombreux. Sûr du soutien américain et de ses succès économiques, le régime s’enferme dans ses rêves de grandeur et un autoritarisme qui ne s’embarrasse plus des formes démocratiques.

De l’indispensable allié à l’irréductible ennemi

C’est paradoxalement une inflexion dans la politique américaine qui entraîne la chute du régime royaliste, fragilisé dans le même temps par un ralentissement économique et la maladie du souverain. L’élection de Jimmy Carter en 1976 et la mise en avant par son administration de la question des droits de l’homme annonce une complaisance moindre envers les dictatures pro-américaines. Mohammad-Rezâ est obligé d’entamer une timide libéralisation, qui aboutit dès 1977 sur un « Printemps de Téhéran », libération de la parole, y compris politique. Si les États-Unis souhaitent contraindre leur allié à une démocratisation progressive, il ne s’agit néanmoins en aucun cas de le lâcher, et Carter affiche jusqu’au bout son soutien, en passant notamment le nouvel an 1978 aux côtés de la famille impériale, à Téhéran.

L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique d’Iran, et son successeur Ali Khamenei, représentés sur les murs d’une mosquée de Téhéran © Vincent Ortiz pour LVSL.

Le chute, début 1979, du régime monarchique après plusieurs mois de confrontation violente, entraîne la création d’un régime politique d’un genre nouveau, qui se réclame à la fois du conservatisme religieux de du tiers-mondisme révolutionnaire. La nouvelle République islamique devait-elle naturellement s’engager dans un bras de fer sans compromis avec les États-Unis ? Rien n’était moins certain, dans le contexte d’une révolution encore traversée par des tendances contradictoires et d’une guerre froide où l’URSS représentait un autre objet de détestation pour les nouveaux dirigeants iraniens, tant pour son athéisme qu’en raison des anciens contentieux entre Iran et monde russe. Beaucoup espéraient une politique d’équilibre et le maintien de relations diplomatiques entre la nouvelle République et les pays occidentaux, facilités par la popularité de la révolution khomeiniste parmi les intellectuels de l’Ouest.

En violant ouvertement le droit international, l’aile dure des révolutionnaires interdisait tout retour en arrière et mettait à l’écart les partisans du libéralisme politique.

La prise de l’ambassade américaine par des « étudiants suivant la ligne de l’Imam », légitimés à posteriori par le pouvoir, marque la rupture définitive. Provoquée par l’hospitalisation de Mohammad-Rezâ Pahlavi aux États-Unis, elle est surtout un coup de force politique interne à l’Iran : en violant ouvertement le droit international, l’aile dure des révolutionnaires interdisait tout retour en arrière et mettait à l’écart les partisans du libéralisme politique. Le premier ministre Mehdi Bazargan, grande figure de l’Islam politique et de l’opposition au Shâh, est contraint de démissionner, alors qu’il venait de serrer la main à un diplomate américain. Les tensions s’accroissent encore alors que le nouveau régime remet en cause les contrats d’exploitation qui permettaient aux entreprises pétrolières anglo-américaines d’exploiter le pétrole iranien – la question de la propriété pétrolière, on s’en rappelle, avait motivé le coup d’État de 1953 qui avait placé le Shâh au pouvoir – et procède à une nationalisation massive de l’économie dont les investissements américains font les frais.

L’Iran devient ainsi irrémédiablement un ennemi à abattre pour les stratèges américains, désireux de laver l’affront, d’autant plus que l’élection de Ronald Reagan en 1980 marque le retour à une politique étrangère plus agressive. De rempart face au bloc de l’Est, l’Iran devient un ennemi dont il faut contenir à tout prix l’influence, quitte à agir pour empêcher la défaite de Saddam Hussein, qui envahit l’Iran fin 1980 (ce qui n’empêche pas l’Amérique de Reagan de mettre en place une combinaison pour financer la guérilla Contra du Nicaragua par le trafic d’armes avec l’Iran).

Les États-Unis (et avec eux la France de François Mitterrand) vendent massivement des armes au régime irakien, ce qui ne peut que renforcer l’anti-américanisme, dans le cadre d’un conflit à l’origine d’un traumatisme comparable à celui laissé par la Première guerre mondiale (l’Iran perd entre 350 000 et 500 000 citoyens, dont de très jeunes combattants). Dans le même temps, l’anti-américanisme devient l’une des principales sources de légitimité du régime iranien, au même titre que la « défense sacrée » face à l’envahisseur baasiste. L’année 1988, la dernière du conflit, est marquée par une intervention directe des États-Unis qui détruisent l’ensemble de la flotte iranienne en réaction aux dégâts causés à une frégate américaine par des mines iraniennes. Le 3 juillet, c’est un Airbus civil qui est détruit par l’armée américaine, laquelle plaide la bavure. La détermination des États-Unis à empêcher la progression iranienne dans le Golfe persique ruine les dernières chances de victoire et obligent Khomeini à accepter le cessez-le-feu du 18 juillet.

Le bras de fer se poursuit sans discontinuer au cours des décennies suivantes, avec cependant une intensité variable. Après un activisme important de la République islamique à l’étranger (soutien au Hezbollah durant la guerre civile libanaise, coup d’Etat d’Omar El-Bechir au Soudan en 1980), l’Iran adopte un positionnement plus modéré sous la présidence de Mohammad Khatami (1997-2005). L’élection à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, consécutive à la dénonciation de l’Iran comme membre de l’ « axe du mal » par George W. Bush, entraîne une nouvelle période de tensions caractérisée par les ambitions nucléaires iraniennes.

Le dialogue amorcé par les présidents Obama et Rohani, qui aboutit sur l’accord de Vienne de 2015 et la levée d’une partie des sanctions économiques américaines, s’achève avec l’élection de Donald Trump, dont l’administration accueille les partisans les plus acharnés de la poursuite du bras de fer, jusqu’à envisager l’affrontement direct.
La situation de crise actuelle semble indiquer une désespérante poursuite de la confrontation entre deux pays se définissant mutuellement comme des ennemis. L’anti-américanisme iranien continue de s’afficher à travers le slogan Marg bar Amrikâ (« mort à l’Amérique ») lors de toutes les occasions officielles ; une propagande qui n’avait pas cessé même au plus fort de la détente. Côté américain, l’Iran est perçu comme un avant-poste dont le contrôle est essentiel dans l’affrontement qui oppose les États-Unis à la Chine et à la Russie – et dont l’indépendance géostratégique à l’égard du gouvernement américain fragilise son hégémonie régionale.

Le dialogue amorcé par les présidents Obama et Rohani, qui aboutit sur l’accord de Vienne de 2015 et la levée d’une partie des sanctions économiques américaines, s’achève avec l’élection de Donald Trump, dont l’administration accueille les partisans les plus acharnés de la poursuite du bras de fer, jusqu’à envisager l’affrontement direct

Malgré l’omniprésence de la propagande, le sentiment anti-américain s’est largement estompé dans la population iranienne, comme a semblé le montrer l’étude d’Abbas Abdi (déjà connu pour avoir mis en lumière le traditionalisme d’une large partie de la population dans les années 1970) qui a valu un emprisonnement à son auteur. Dans le même temps, l’appréciation du régime iranien n’est pas monolithique du côté des élites américaines. Les stratèges du Pentagone continuent de voir dans l’Iran un irréductible ennemi, confortés en cela par le lobbying saoudien, émirati et israélien, ainsi que par l’expansion croissante de la Chine dans la région, qui sonne comme un défi à leur hégémonie. Le son de cloche est différent dans les milieux économiques américains, où l’on se demande pourquoi les États-Unis se privent d’un marché de 80 millions de consommateurs, pas plus hostiles que d’autres au modèle culturel qu’ils représentent. Les compagnies pétrolières, quant à elles, mènent un intense lobbying en faveur de l’accord iranien[3]. Moins qu’une nécessité irrémédiable, l’hostilité irano-américaine est davantage le résultat de choix stratégiques et idéologiques anciens, marqués par une vision du monde impériale et unipolaire. Des choix qu’il s’agit, dans l’intérêt de la paix mondiale, de questionner.

 

Notes :

[1] Pour un compte-rendu détaillé de l’implication de la CIA dans le coup d’État qui a renversé Mohammed Mossadegh, voir William Blum, Les guerres scélérates, ed. Parangon, 2004. Le chercheur Yann Richard (L’Iran : de 1800 à nos jours, ed. Flammarion, 2009) tend quant à lui à relativiser l’importance du rôle des services secrets américains.

[2] Le rôle de l’Iran comme “gendarme” des États-Unis avant la révolution de 1979 est détaillé dans l’ouvrage de Yann Richard, L’Iran : de 1800 à nos jours, ed. Flammarion, 2009.

[3] Tara Shirvani, Siniša Vuković, Foreign Affairs, « Tehran’s power lobby – How energy concerns drive the nuclear deal », 2015. On trouvera dans cet article un compte-rendu du lobbying des principales entreprises pétrolières américaines en faveur de l’accord nucléaire avec l’Iran.

Les Kurdes, éternels instruments des grandes puissances

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Un défilé de soldats du YPG. @Kurdishstruggle

Comment les fers de lance de la lutte contre l’État islamique ont-ils pu être abandonnés à leur sort ? Posée de cette manière, la question ne permet pas de comprendre la manière dont la question kurde s’insère dans les agendas des grandes puissances. Les populations kurdes, à tendance séparatiste, rétives aux constructions nationales irakienne, syrienne ou turque, installées sur d’abondantes ressources naturelles et dans des zones stratégiques capitales, représentent des moyens de pression idéaux pour les grandes puissances – qui instrumentalisent avec cynisme la cause kurde pour faire prévaloir leurs intérêts dans la région.


Considérer les Kurdes comme une entité culturelle homogène, qui serait habitée par la conscience d’appartenir à un seul et même peuple, n’aide en rien à comprendre les enjeux qui traversent cette question. D’un nombre d’au moins 35 millions, descendants des tribus indo-européennes installées depuis 4000 ans au Proche-Orient, les Kurdes sont, loin de l’image que l’on s’en fait, un peuple divisé en plusieurs groupes linguistiques (on y parle sorani, kurmandji, gorani, zaza) mais aussi confessionnels (il existe au sein des Kurdes des alévis, des yézidis, des chiites). Surtout, ils sont dispersés entre quatre pays : l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. Une série de facteurs qui apparaissent comme autant de freins au nationalisme kurde. 

Les territoires du Kurdistan syrien, irakien et turc abritent d’importantes ressources naturelles et constituent de ce fait des zones stratégiques d’une importance capitale pour ces États. Comme l’a montré le géographe Fabrice Balanche, au Rojava, la zone située à l’est de Deir el-Zor – à proximité de la frontière irakienne – contient une quantité considérable d’hydrocarbures ; 50% du pétrole de Syrie y serait produit. Cet espace a également constitué, au début de la guerre civile, le grenier à blé de la Syrie. Sur les zones kurdes de Turquie, Ankara contrôle différents amonts dont celui de l’Euphrate et du Khabour, indispensables à l’irrigation. Le territoire kurde d’Irak abrite quant à lui un tiers des ressources pétrolière du pays, exploitées par des compagnies étrangères – notamment la compagnie russe Rosneft. Cette abondance de ressources permet de comprendre pourquoi les États turc, syrien et irakien ne souhaitent aucunement l’apparition d’un Kurdistan indépendant ; elle explique également l’ingérence d’une multiplicité d’acteurs internationaux.

La genèse des États-nations qui abritent les populations kurdes permet également de comprendre pourquoi celles-ci sont loin de souhaiter unanimement leur indépendance ; elle a en effet été caractérisée par une volonté d’homogénéisation culturelle calquée sur les groupes dominants. Pour le sociologue Massoud Sharifi Dryaz, « En général, dans ces pays, la manifestation de l’identité ethnique, linguistique, culturelle et religieuse des groupes minoritaires a été interprétée comme une attaque sérieuse qui compromet l’unité nationale, l’intégrité territoriale et la sécurité nationale ». La Turquie a expérimenté cela avec vigueur, dès 1923. Les Kurdes de Turquie, plus grande minorité non turcophone du pays, ont dû se plier à la politique nationaliste d’Atatürk et abandonner la perspective d’obtenir des droits particuliers. Si en Irak, la royauté au pouvoir – de 1932 à 1958 – ignore les Kurdes, en 1958, le nouveau régime gouverné par Qasim, à tendance communiste, s’appuie sur cette population pour combattre les baassistes. En 1968, dès l’arrivée du Parti Baas, les dirigeants au pouvoir promeuvent un nationalisme arabe, qui vise à unir tous les peuple arabes dans une seule nation. On retrouve la même configuration en Syrie dès 1963 avec l’arrivée du Parti Baas au pouvoir, puis en 1970 avec Hafez el-Assad, Président de la Syrie jusqu’en 2000. Les baassistes se sont attachés à mettre en avant « l’exception arabe sur les autres minorités ethniques », avec des mesures coercitives visant à réprimer l’affirmation de l’identité kurde, précise Massoud Sharifi Dryaz. Pour le sociologue français, « dans le cadre du système international des États-nations, les acteurs non étatiques qui défient le pouvoir politique dominant sont considérés comme une menace pour la paix, la sécurité et l’intégrité territoriale et la souveraineté des États ».

Nul ne s’étonnera, dans ces circonstances, que la déstabilisation du Moyen-Orient par les États-Unis à partir des années 1990 puis 2000 ait profité, à bien des égards, au mouvement kurde.

Carte réalisée en 2006 illustrant la vision du Moyen-Orient de Ralph Peters, ancien lieutenant-colonel membre d’un think thank néoconservateur. Source: Ralph Peters, “blood boders : how a better Middle East would look”, Armed Forces Journal, carte réalisée par Chris Broz.

Au Kurdistan irakien et syrien, d’éternelles divisions.

C’est dans ce contexte – mais aussi du fait du rapprochement turco-syrien (1) – que le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé en 1978 en Turquie, juge opportun de changer radicalement de doctrine. En 1995, au cinquième congrès du PKK, les dirigeants dont leur leader Abdullah Öcalan abandonnent la revendication de l’indépendance d’un Kurdistan, pour privilégier l’autonomie démocratique au sein de la Turquie. Puis, dès 2003, à la faveur de l’intervention en Irak et de la guerre civile syrienne en 2011, le PKK opte pour une régionalisation de la cause kurde (2). Avec un agenda socialiste, communaliste et libertaire – dans une région marquée tant par des régimes autoritaires que par la prédation des entités économiques multinationales -, la principale organisation kurde mise alors sur l’effondrement des États d’Irak et de Syrie en s’appuyant sur ses « organisations sœurs ». Le Parti de l’Union Démocratique (PYD) syrien a lui aussi fait de l’autonomie démocratique – par le biais d’institutions parallèles capables de concurrencer celles de l’État en place – un de ses fondements.

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À côté de soldats des Unités de résistance de Sinjar, le portrait d’Abdullah Öcalan, l’un des fondateurs du PKK. @ Kurdishstruggle

Les interventions en Irak et la guerre civile en Syrie ont aussi accéléré le processus d’autonomisation du mouvement kurde, tout en le poussant paradoxalement dans une logique de fragmentation. Après la guerre en Irak, en 2003, les États-Unis font endosser aux nationalistes kurdes irakiens le rôle de partenaires. Profitant de cette situation nouvelle, les dirigeants de ce Kurdistan irakien décident alors de ne plus se focaliser sur la lutte kurde dans les pays voisins. Selon le sociologue franco-kurde Abel Bakawan, « La « carte du Kurdistan » n’était plus commune à tous, car le Kurdistan du GRK s’arrêtait bien à la frontière de la Turquie, de l’Iran et de la Syrie. Le combat des Kurdes d’Irak ne se livrait plus pour l’intégration de Mahabad (Iran), de Diyarbakir (Turquie) et de Qamichli (Syrie) à la carte du Kurdistan du GRK.» Cette stratégie s’avère fructueuse et le Kurdistan irakien a pu acquérir une véritable autonomie – certes en partie acquise dès 1991 via le concours de la puissance américaine – en se dotant en 2005 d’une région fédérale reconnue dans la Constitution irakienne. Estimant que leurs revendications ont été suffisamment prises en compte et voyant la situation se dégrader grandement en Syrie, la majorité du mouvement kurde irakien ne souhaite guère s’étendre au delà du territoire du Gouvernement du Kurdistan Irakien (GRK). Un indicateur, s’il en est, que l’idée d’un État kurde est loin d’être unifiée et monolithique. 

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Carte issue d’un reportage de France 24 intitulé 24 HEURES À ERBIL. Au nord, en violet le Gouvernement régional du Kurdistan, avec comme capitale Erbil. En blanc, le pouvoir central irakien avec comme capitale Bagdad. Capture / @France24

En Syrie, les Kurdes sont résolument divisés. Les populations kurdes ne sont pas uniformément réparties sur le territoire ; selon la politologue syrienne Bassma Kodmani, ils seraient plus d’un millions entre Damas et Alep, et le reste dans le Nord-Est Syrien. C’est à la faveur du retrait volontaire en 2012 des troupes de Bachar el-Assad des provinces Nord et Nord-Est syriennes qu’est formé le Rojava (nommé en septembre 2018 AANES, pour “Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie”). Dans cette zone, on retrouve environ un million de Kurdes, dont de nombreux partisans du PYD – fondé en 2005 par certains militants du PKK turc. Le Rojava n’est pas pour autant un bloc homogène puisque les Kurdes y côtoient des Assyriens et des Arabes. La lutte contre l’État islamique constitue la raison d’être de la branche armée du PYD, les Unités d’élites de protection (YPG), auxquelles s’ajoute la brigade féminine des Unités de protection de la femme (YPJ).

Le 23 mars 2018, à Baghouz, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), dont beaucoup de combattants sont des Kurdes, mettent fin au Califat de l’ÉI, après des mois d’une âpre bataille. Les nombreuses victoires acquises par les Kurdes ne doivent cependant pas voiler une réalité essentielle : celle de l’impotence des forces armées kurdes. Si les Kurdes possèdent une longue tradition guerrière et excellent largement dans l’art de la guérilla, leurs forces armées sont cependant caractérisées par un sous-équipement chronique. Sans un soutien occidental appuyé, leur efficacité militaire aurait été bien moindre.

L’obsession turque face à la question kurde

L’intervention turque du 9 octobre dernier, approuvée un bref temps par le président américain Donald Trump, avait pour objectif de briser la stratégie transnationale des Kurdes, sur fond d’enjeux électoraux internes (3). Depuis que le PKK a déclaré la guerre à l’État turc en 1984, les gouvernements n’ont eu cesse de vouloir endiguer toute menace (4), Ankara voyant dans le PYD syrien une émanation du PKK. Le 24 août 2016, avec l’opération « Bouclier de l’Euphrate » en Syrie, la Turquie décide de chasser Daech de la rive occidentale de l’Euphrate et d’empêcher le PYD de s’y installer.

Erdoğan lance alors, avec l’aval de Moscou, l’opération « Rameaux d’Olivier » qui débouche sur la bataille d’Afrin, visant une nouvelle fois le PYD. Finalement, avec l’opération « Source de paix », lancée le 9 octobre et terminée le 22 octobre, Erdoğan a de nouveau cherché à affaiblir le PYD et à sécuriser la partie orientale de la frontière syrienne. Une réussite relative, puisque le Président turc, qui avait présenté à l’ONU son plan d’installation d’un million de réfugiés Syriens dans cette poche de de 480 kilomètres de long, ne garde finalement la main que sur une zone longue de 120 kilomètres et large de 32 kilomètres.

Si la Turquie se réjouit de l’opération « Source de Paix », elle a pourtant multiplié les échecs en Syrie. L’instauration d’un régime à tendance islamiste, qu’elle appelait de ses vœux, a échoué. Le pays, qui s’est engouffré dans les affres d’une crise économique profonde, doit absorber dans le même temps trois millions de réfugiés syriens. Sans oublier que l’attitude pour le moins permissive de l’administration turque à l’égard des djihadistes étrangers qui ont rejoints les camps d’al-Nosra et de l’État islamique a largement favorisé l’entrée en scène des milices des YPG.

https://www.arte.tv/fr/videos/086138-003-F/arte-regards-que-vont-devenir-les-detenus-combattants-de-l-ei/
Carte issue d’un documentaire d’ARTE regards, intitulé “Que vont devenir les détenus combattants de l’ÉI ?” En vert est matérialisée la zone tampon que le Président turc Recep Tayyip Erdogan veut instaurer. Capture / @Arte

La Syrie, précurseur d’un Moyen-orient « post-américain » ?

Donald Trump met quand à lui fin à une longue coopération avec les Kurdes, que les États-Unis ont pourtant abondamment aidés, notamment durant la bataille de Kobané. Un revirement qui ne surprendra guère ceux qui se sont penchés sur l’histoire tumultueuse des relations entre les Kurdes et les États-Unis. Après le déclenchement de la rébellion kurde de septembre 1961 dirigée contre l’État irakien, les États-Unis choisissent de ne pas intervenir, se rangeant de facto dans le camp de Bagdad. Tout change lorsqu’en 1968 Ahmad Hassan al-Bakr et Saddam Hussein prennent le pouvoir et se rapprochent de Moscou. Washington décide alors d’aider militairement les Kurdes, afin de conserver son hégémonie intacte dans la région. Une aide à laquelle les États-Unis mettent fin en approuvant les Accords d’Alger du 6 mars 1975, qui sonnent la fin du projet d’autonomisation des Kurdes irakiens.

De la même manière, en l’espace de quelques jours, Donald Trump est parvenu à approuver la décision turque d’intervenir au Rojava avant de sanctionner Ankara pour cette même intervention. Un tel revirement était prévisible. Le soutien américain aux entités kurdes d’Irak et de Syrie a envenimé les relations avec la Turquie.

Faut-il voir dans la décision de Donald Trump le souhait de maintenir une présence militaire, directe ou indirecte, dans la région ? Une telle motivation irait à l’encontre de la critique des endless wars, que le candidat Trump n’a cessé de marteler durant la campagne présidentielle et que la plupart des médias considèrent encore comme étant à l’origine de nombre de ses décisions politiques. En réalité, par-delà les discours et les cérémonies officielles, la politique étrangère américaine est marquée par un expansionnisme sans précédent depuis l’ère Bush et caractérisée notamment par une hausse considérable des sanctions économiques, ainsi qu’une augmentation faramineuse du budget militaire. La dimension isolationniste de l’agenda de Donald Trump au Moyen-Orient doit donc être considérablement relativisée. Le Secrétaire à la Défense Mark Esper a d’ailleurs déclaré que les Américains resteraient présents en Syrie, non loin de Deir ez-Zor, pour aider les FDS à protéger les puits de pétrole face à l’Etat islamique.

Trump maintient ainsi sa politique de palinodies et de revirements à l’égards des Kurdes syriens et du gouvernement turc, s’alliant avec les uns et les autres au gré des circonstances. Michael Klare, professeur au Hampshire College, l’a résumé de façon limpide : « « L’Amérique d’abord », et tous les autres pays appréciés en fonction d’un seul critère : représentent-ils un atout ou un obstacle dans la réalisation des objectifs américains fondamentaux ? ».

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Le Président américain Donald Trump en compagnie de son homologue russe Vladimir Poutine lors du G20 à Osaka. @ TheKremlin

Le moment Poutine

Alliée historique de Damas, la Russie a porté en Syrie son implication à des niveaux inégalés (5). Les dirigeants russes, à l’instigation de Bachar el-Assad, ont décidé d’intervenir en Syrie. Pour Vladimir Poutine, il fallait à tout prix éviter un scénario à la libyenne, marqué par une désintégration de l’appareil étatique. Le chef d’État russe avait également en tête la lutte contre le terrorisme. Un spectre hantait toujours les plus hautes sphères, celui de la vague de terreur qui a frappé la Fédération de Russie durant les deux guerres de Tchétchénie. Pour le Kremlin, la perspective d’un déferlement de combattants russophones venus rejoindre les rangs des organisations terroristes n’était pas à exclure. Elle s’est matérialisée lorsque plus de 5000 russophones, provenant principalement du Caucase du Nord et du reste de la Russie, se sont rendus en Syrie pour y combattre.

Finalement, le 30 septembre 2015, la première opération armée de Moscou en dehors des frontières de l’ex-URSS depuis 1979 est lancée. La Russie aura tout au long du conflit usé d’une fine stratégie géopolitique, prenant en compte le mauvais souvenir de l’intervention afghane de 1979 mais aussi celles des États-Unis en Irak et Afghanistan. Bien qu’elle ait terni son image sur la scène internationale en raison des bombardements meurtriers sur Alep, cette intervention lui a permis une victoire à moindre coût, sans enlisement.

Moscou a par ailleurs entretenu des relations globalement bonnes avec les Kurdes. Le conflit syrien n’a guère changé le donne, même si la Russie a pu faire pression sur l’AANES et les FDS afin qu’ils abandonnent leur alliance avec Washington. Si les relations entre la Russie et les Kurdes ont connu des refroidissements (lors de la bataille d’Afrin, les Russes ont donné le feu vert aux Turcs pour intervenir), le gouvernement russe a porté la cause kurde au forum d’Astana en janvier 2017, évoquant la perspective d’une « autonomie culturelle ». Avec l’accord du 22 octobre 2019, les dirigeants russes sont parvenus à stopper l’intervention turque, ce qui continue de démontrer leur faculté à déterminer les orientations en Syrie.

Quels arguments les représentants du Rojava peuvent-ils avancer pour accéder à une forme d’indépendance ou d’autonomie, hormis la nécessité de devoir anéantir l’État islamique ? Au confluent de divers États-nations bien décidés à garantir leur souveraineté, lieu d’abondantes ressources, il est destiné à jouer les subalternes. Une situation qui satisfait les grandes puissances, qui s’appuient sur les Kurdes au gré de leurs intérêts. La déstabilisation du Moyen Orient qui a conduit à la désintégration de la Syrie et de l’Irak aurait pu constituer la première étape vers la constitution d’un État kurde ; il n’en a rien été. Aujourd’hui, seul le Gouvernement du Kurdistan irakien semble tenir, même si le référendum d’indépendance organisé par Erbil a provoqué l’ire de Bagdad (6). Un Kurdistan irakien qui a mis de côté toute idée de solidarité avec son voisin syrien, le laissant en proie aux agendas des puissances locales et mondiales…

 


1. Le 20 octobre 1998, la Syrie déclare retirer son soutien au PKK et Abdullah Öcalan est expulsé de Syrie pour être remis aux autorités turques. La principale organisation kurde a alors largement craint pour sa survie.

2. Voir le très bon livre d’Olivier Grojean, La révolution kurde, le PKK et la fabrique d’une utopie, publié en 2017 aux Éditions La Découverte.

3. Sur l’action de la Turquie en Syrie et particulièrement sur l’instrumentalisation des enjeux de politiques internes, l’article de Jean-Paul Burdy intitulé « La Turquie d’Erdoğan dans un environnement régional recomposé » et paru dans le numéro de novembre-décembre 2018 de Questions internationales, apparaît fondamental.

4. Sur un récit exhaustif de la guerre en Syrie et de l’implication des grandes puissances, on conseillera l’excellent dernier livre de Gilles Kepel, Sortir du chaos, les crises en Méditerranée et au Moyen Orient, paru en 2018 aux Éditions Gallimard. 

5. Un exemple tout récent le donne à voir : le lancement de l’opération « Griffe », en mai 2019, visant à affaiblir le PKK au Nord de l’Irak.

6. Bagdad a par ailleurs repris dans le même temps la province pétrolifère de Kirkouk, ce qui montre une nouvelle fois l’importance des ressources naturelles dans la question kurde.

7. En 2017, Erbil a organisé un référendum d’indépendance, approuvé à 92% par les Kurdes irakiens en 2017. Cependant, le pouvoir central a brisé toute velléité d’émancipation en refusant de reconnaître le référendum d’indépendance.

« Les sanctions américaines contre l’Iran sont d’une grande brutalité et les Européens laissent faire » – Entretien avec Thierry Coville

Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

Frappée par les sanctions américaines, l’économie de la République islamique d’Iran est proche de l’asphyxie. La doctrine de « pression maximale » des États-Unis, visant à faire chuter le régime des mollahs, est une manifestation de l’extra-territorialité du droit américain et de la portée mondiale des sanctions qu’ils édictent. Thierry Coville, chercheur à l’IRIS, auteur de plusieurs ouvrages dédiés à l’Iran et spécialiste de l’économie iranienne, revient pour LVSL sur ces questions. Entretien réalisé par Antonin Hoffmann et Vincent Ortiz.


LVSL – On évoque souvent la République islamique d’Iran à travers son système politique complexe ou son action à l’international, mais généralement peu son économie, sinon sous l’angle des sanctions étrangères et de leurs effets. L’image que l’on en a est souvent celle d’une économie très étatisée ou largement contrôlée par le corps politico-militaire des Gardiens de la Révolution. Quel rôle jouent, dans les faits, les différents acteurs privés, publics et para-publics?

Thierry Coville – Nous avons affaire à une économie étatisée, contrôlée par le secteur public ; même si les chiffres officiels ne sont pas disponibles, on pense que ce secteur englobe 80 % de l’économie, et le secteur privé 20 %. Dans les 80%, il faut distinguer le public de ce que l’on appelle le para-public, qui concerne les entreprises qui appartiennent aux pâsdârân [ndlr « corps des gardiens de la révolution islamique », organisation para-militaire fondée en 1979] et aux fondations. Le secteur proprement public contrôle néanmoins une bonne partie de l’économie, autour de 50%, ce qui laisse 30 % aux pâsdârân et aux fondations. Il est donc faux de dire que l’économie iranienne est dominée par les pâsdârân. Cela fait partie d’un discours visant à présenter l’Iran de la manière la plus dépréciative possible dans tous les domaines : une dictature qui serait de surcroît dominée par des militaires sur le plan économique.

Il existe un véritable secteur privé en Iran dans l’agroalimentaire, le textile ou encore le domaine de la construction, bien qu’il soit dominé par l’État. Le secteur public est prédominant du fait de la prévalence d’idées tiers-mondistes de gauche au lendemain de la Révolution [ndlr la révolution de 1979, qui renversé le régime du Shah et abouti à la proclamation de la République islamique d’Iran]. On trouvait également l’idée – pas totalement exacte – selon laquelle le secteur privé d’avant la Révolution était lié au pouvoir précédent. Pour ces raisons, on a assisté à une nationalisation massive de l’économie iranienne dans tous les secteurs.

Le secteur para-public est constitué de fondations religieuses basées sur un système que l’on nomme waqf dans lequel les musulmans sont censés effectuer des dons à une institution religieuse qui elle-même est ensuite chargée de faire œuvre de charité. En vertu de ce système de waqf on trouve, par exemple, une institution qui s’occupe du tombeau de l’Imam Rezâ à Machad, lieu de pèlerinage très important pour les chiites, ce qui permet d’amasser une fortune qui est ensuite réinvestie dans l’économie. On trouve donc ces fondations religieuses qui jouent un rôle très important en Iran depuis longtemps, aux côtés d’autres fondations qui ont été créées juste après la Révolution. Dans tous les cas, c’est le même système qui prévaut : des organisations autonomes par rapport à l’État, exemptées d’impôts, à qui un rôle social est dévolu. Elles ont développé une activité économique importante et leur proximité avec le pouvoir religieux iranien leur permet un accès facile aux crédits bancaires. Elles sont le produit d’une hybridation entre économie et politique. Les pâsdârân fonctionnent sur le même principe ; ils développent des activités économiques qui ne sont pas contrôlées par l’État – ils ne rendent de compte qu’au Guide [ndlr le président de la République islamique d’Iran, Hassan Rohani, partage le pouvoir avec le « Guide » Ali Khamenei, principale figure de l’autorité religieuse iranienne].

Pour comprendre le fonctionnement de l’économie iranienne, il faut prendre en compte la nature duale du pouvoir iranien. Les pâsdârân ne sont pas contrôlés par l’État et ne paient pas d’impôts, mais ils assurent une base économique, sociale et politique au pouvoir politique conservateur et religieux d’Iran. En retour, les employés qui travaillent pour les pâsdâran et les fondations sont conduits à voter en faveur de ce système qui leur permet d’avoir un travail. Le système des pâsdârân est donc important, mais il est faux de dire qu’il domine l’économie iranienne.

LVSL – Le président Hassan Rohani, centriste et soutenu par les courants réformateurs, a été élu sur la promesse d’un développement économique rapide grâce à l’ouverture du pays, elle même permise par la négociation sur le dossier nucléaire. L’Iran semble en effet disposer d’un certain nombre d’avantages en terme tant de capital humain que de ressources naturelles, et un marché intérieur de 80 millions d’habitants. Entre la signature de l’accord de Vienne et l’élection de Donald Trump, les Iraniens avaient-ils des raisons d’espérer un boom économique ? 

TC –  Le programme économique de Hassan Rohani, visant à attirer des investisseurs étrangers en Iran, était assez classique. Lorsque les sanctions ont été levées, la croissance économique s’est accrue et les investisseurs ont commencé à affleurer en Iran. Le pays partait de loin, et les obstacles à l’investissement étranger n’étaient pas uniquement liés aux sanctions. L’Iran était un pays très fermé depuis la Révolution, en voie de développement, grevé de tous les obstacles habituels à l’investissement : bureaucratie, corruption, etc. Le calcul était assez bon ; les investissements étrangers sont passés de 2 ou 3 milliards de dollars en 2016 à 5 milliards de dollars en 2017, juste avant la sortie des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien. Rohani voulait également augmenter la part du secteur privé dans l’économie iranienne. Il s’agissait donc d’un programme assez classique de libéralisation. Cela aurait-il répondu aux problèmes sociaux que connaît l’Iran ? C’est un débat très classique. J’aurais tendance à répondre par la négative car l’Iran est notamment marqué par un chômage élevé, qui frappe en priorité les jeunes diplômés. Je pense cependant qu’elle aurait permis à l’économie iranienne de connaître davantage de croissance. L’Iran souffre de problèmes qui sont davantage structurels, liés au mauvais fonctionnement de l’État, qui demanderaient des réformes irréductibles à une libéralisation de l’économie. La situation macro-économique, si les sanctions américaines n’avaient pas été imposées, se serait sans doute améliorée, et le secteur privé aurait pris une place grandissante.

Il faut évoquer un autre problème : la dépendance de l’Iran par rapport aux revenus pétroliers, qui rend le pays vulnérable aux sanctions américaines. Pour attaquer l’économie iranienne, il suffit de la priver des ses exportations pétrolières. Le programme de libéralisation économique porté par Rohani aurait-il permis de diminuer la dépendance pétrolière ? On peut en douter. 

LVSL – L’élection à la présidence des Etats-Unis de Donald Trump, puis sa sortie de l’accord de Vienne le 8 mai 2018 ont ruiné les espoirs des Iraniens et les projets des investisseurs étrangers, avec le retour des sanctions économiques destinées à faire plier le gouvernement de Téhéran. Dans les faits, quelles formes prend la guerre économique menée par Washington, et comment le gouvernement américain parvient-il à imposer à tous la fermeture du pays ? 

TC – Les sanctions américaines sont d’une brutalité absolue. C’est simple : le projet américain est d’étouffer l’économie iranienne, dans l’optique de contraindre les Iraniens à négocier. Ils souhaitaient stopper les échanges de l’Iran avec le reste du monde, et y sont finalement assez bien arrivés par la mise en place – selon leurs propres mots – d’un chantage vis-à-vis des entreprises du reste du monde. Le contrat est clair : si une entreprise travaille avec l’Iran, elle n’a plus le droit de commercer avec les États-Unis. C’est une stratégie gagnante pour les États-Unis, au mépris total du droit international et de la souveraineté des autres pays. La Russie est l’un des seuls pays à avoir refusé ce diktat, mais il s’agit d’un pays exportateur de pétrole : l’Iran ne peut donc compter sur la Russie pour lui acheter le sien. Plus important : la Chine résiste également à ce diktat, n’étant pas en situation d’immédiate dépendance par rapport aux Etats-Unis, comme peut l’être l’Europe. Les entreprises chinoises, qui n’ont pas d’intérêts aux Etats-Unis, peuvent donc commercer avec des « États-voyous », sans crainte de sanctions américaines. Cela reste insuffisant pour l’Iran, dans la mesure où le pétrole représente pour lui 80% des exportations et entre 40 et 50% des recettes budgétaires. Tous les pays à part la Chine ayant cessé d’acheter du pétrole à l’Iran, la croissance est devenue négative et l’inflation a augmenté.

La situation est simple : les États-Unis violent le droit international et imposent brutalement un chantage au reste du monde. C’est une stratégie quasiment assumé par le gouvernement américain et acceptée dans une certaine mesure par les Européens. Conscients du fait que leur souveraineté nationale est piétinée par les États-Unis, ils ont laissé faire. Leur situation est compliquée, et ils n’étaient pas prêts à résister aux États-Unis pour un certain nombre de raisons – du fait de l’alliance transatlantique entre autres. Par ailleurs, l’Europe ne dispose pas nécessairement des instruments juridiques qui permettent de s’opposer à l’extra-territorialité du droit américain. Mais si l’on met à part ces facteurs, on n’a pas senti de volonté de s’opposer à l’agenda du gouvernement américain de la part des Européens, qui ont validé les sanctions comme un état de fait. À partir de mai 2018, Trump impose aux entreprises européennes le chantage suivant : ou bien le marché américain, ou bien le marché iranien. Il ne s’est trouvé aucun représentant politique européen pour protester ; les entreprises européennes ont donc été abandonnées face au droit américain. Un rapport de force est à l’oeuvre, au mépris absolu du droit international ; s’il s’agit d’une expérimentation visant à tester l’application du droit américain au reste du monde force est de constater que l’Europe a laissé faire. 

LVSL – Peut-on dire aujourd’hui que l’économie iranienne est exsangue ? Les mesures prises par le gouvernement pour faire face à la crise, comme l’introduction d’une nouvelle monnaie annoncée le mois dernier, peuvent-elles avoir une certaine efficacité ?

TC – L’inflation, qui avait ralenti et était tombée en-dessous de 10%, est remontée au-dessus de 40% si ce n’est pas plus. L’économie est en récession et le chômage, qui était déjà élevée, ne cesse d’augmenter. On peut penser qu’il est au moins à 20% actuellement, et sans doute beaucoup plus élevé chez les jeunes diplômés.

Quelles sont les marges de manœuvre du gouvernement iranien ? Il essaie d’exporter son pétrole, mais la plupart des pays cèdent aux pressions des États-Unis. La deuxième stratégie concerne les ajustements internes. L’Iran, qui avait bénéficié des exportations de pétrole entre la levée des sanctions début 2016 et leur rétablissement en mai 2018, avait accumulé quelques devises que l’on estimait, fin 2018, à 100 milliards de dollars. Ils les dépensent de manière très parcimonieuse dans le but de tenir un certain temps. Le gouvernement essaie également de limiter ses dépenses, dans la mesure où il est privé d’une grande partie de ses recettes budgétaires. Il tente d’augmenter les exportations non-pétrolières avec les pays voisins comme l’Irak, le Qatar, la Syrie – bien que ce soit compliqué du fait de l’état de la Syrie. Il devient difficile pour les États-Unis d’imposer des sanctions sur ces exportations car les pays de la région sont fortement dépendants des échanges avec l’Iran. Certains, comme l’Afghanistan, ne possèdent pas forcément d’entreprises qui ont d’importants intérêts aux États-Unis, et il n’est alors pas aisé d’exercer un chantage sur elles.

Il peut y avoir des modes de paiement qui ne sont pas contrôlés – le liquide par exemple – qui ne peuvent pas être contrôlés. Les Iraniens tentent de les favoriser. Dans tous les cas, et cela vaut pour n’importe quel pays, face à des sanctions aussi brutales, il est difficile de mener une stratégie de contournement. On ne peut qu’amortir le choc. 

LVSL – Suite au retour des sanctions américaines, l’Iran a à son tour outrepassé l’accord en dépassant les limites imposées à l’enrichissement d’uranium. La relance d’un programme nucléaire est-elle un moyen de pression réelle dans l’état actuel des choses ou s’agit-il surtout de menaces symboliques ? 

TC – C’est une réaction logique de l’Iran face à la sortie unilatérale de l’accord de la part des États-Unis et à l’imposition de sanctions brutales et massives. Les sanctions américaines ont conduit à une véritable crise économique en Iran. L’accord de 2015, rappelons-le, prévoyait que l’Iran limite le développement de son programme nucléaire, en échange de la levée des sanctions. On a donc affaire à une réaction rationnelle du côté de l’Iran : l’attitude des États-Unis ne lui permet aucun bénéfice économique, mais bien la plongée dans une crise économique.

Pendant un an, malgré le rétablissement des sanctions, l’Iran a proclamé son respect de l’accord, tout en demandant aux Européens de respecter leur engagement lié au JCPOA et de faire en sorte que l’Iran reçoive les bénéfices économiques de l’accord. Ce qui signifiait concrètement que les Européens « résistent » à la pression américaine en continuant de commercer avec l’Iran. Les Européens n’ont rien fait. L’Iran a donc rompu avec cette politique de « patience stratégique » qui a prévalu de mai 2018 à mai 2019, avant de prendre des mesures contraires à l’accord – qui demeurent réversibles dans le cas où les Européens tiendraient leurs promesses et permettraient de compenser les sanctions américaines.

Cela va faire trois fois que les Iraniens vont à l’encontre de l’accord. La première fois, ils ont augmenté le stock d’uranium faiblement enrichi en dépassant les limites prévues. La seconde fois ils ont accru leur taux d’enrichissement d’uranium de 3,7% à 4,5%. La dernière mesure qu’ils ont annoncée, c’est le développement du programme de recherche, qui était limité par l’accord, avec l’utilisation de nouvelles centrifugeuses. Il s’agit d’un moyen de pression visant à faire comprendre aux États-Unis et notamment aux Européens – s’ils continuent à rester passifs – qu’ils finiront par sorti de l’accord.

LVSL – Le but avoué des sanctions américaines est de fragiliser le régime afin de provoquer sa chute ou de l’obliger à accepter une renégociation de l’accord dans un sens plus favorable à Washington et au crédit du président Trump. Peut-on penser que, discrédité par ses échecs économiques devant une société civile de plus en plus autonome, le pouvoir iranien soit contraint de céder, validant ainsi le calcul des stratèges américains ? Ou au contraire, que face à l’échec de la présidence et des réformateurs, on assiste à un renforcement du Guide de la Révolution et des courants les plus conservateurs, menant à une escalade de tensions toujours plus rapide ? 

TC – Officiellement, les États-Unis ne souhaitent pas un changement de régime. Initialement, Trump réimpose toutes les sanctions en mai 2018 et Mike Pompeo conditionne leur levée au respect de douze points qui ne correspondraient à rien de moins qu’une reddition de l’Iran. Ils exigent du gouvernement iranien qu’il mette un arrêt au programme nucléaire, à son programme balistique, qu’il mette fin au soutien au Hezbollah du Liban et à son interventionnisme en Irak et Syrie. Il s’agirait d’une reddition sans conditions qui permettrait d’entrer dans une phase de négociations, lesquelles autoriseraient éventuellement la levée des sanctions. 

Si l’Iran acceptait toutes ces conditions, ce serait l’équivalent changement de régime puisque cela ne s’appellerait plus la République Islamique d’Iran. Le chercheur Clément Therme a écrit à ce propos : « les seules sanctions que les Américains n’ont pas mises est le fait d’obliger tous les musulmans à devenir chrétien (la population est à 99% musulmane) ». Ce qui est intéressant de voir est que c’est justement Trump qui, depuis quelques semaines, a complètement changé de stratégie, et a annoncé qu’il était prêt à rencontrer Rohani sans conditions. Il se rend bien compte qu’on lui a promis qu’il y aurait un changement de régime s’il sortait de l’accord de 2015. Une erreur manifeste a été faite par les experts, car quand on connait la réalité en Iran, il n’était pas possible qu’il y ait un changement de régime. On constate un raidissement du pouvoir en Iran depuis la sortie des Etats-Unis de l’accord. Les radicaux ont de plus en plus de pouvoir. Le politique du regime change est inefficace. Regardez, au Venezuela par exemple, on voit que cela ne fonctionne pas. Alors en Iran, avec un régime qui existe quand même depuis la Révolution, qui a résisté à la guerre avec l’Irak… Ce n’est pas un système imposé de l’extérieur et qui n’aurait pas de liens sociaux-économiques et politiques avec la population qui peut remplacer le régime actuel, même si ce dernier suscite du mécontentement à l’intérieur du pays. Malgré son aspect dictatorial, il s’agit d’un régime qui est totalement imbriqué dans la réalité sociale et politique de l’Iran. Il est donc impossible d’imaginer un changement de régime.

Trump se rend compte que cette stratégie ne fonctionne pas et qu’il faut trouver une issue pour les pousser à négocier sur les 12 points. Pour preuve, alors que l’Iran a abattu un drone américain fin juin, Trump a refusé de répondre militairement, contrairement à ce que lui demandait John Bolton. Il a également réalisé que cette stratégie américaine conduit à faire monter les tensions avec l’Iran. Or, il réalise que la situation est mauvaise et ne veut pas une guerre. Trump s’est tout de même fait élire sur l’idée que ces conflits sans fin au Moyen-Orient sont terminés. Un conflit avec l’Iran est donc compliqué, surtout que ce pays a bien fait comprendre que cela pourrait embraser la région très rapidement. Trump cherche donc une échappatoire qui lui permette de sortir la tête haute. Cependant, il lui est difficile de revenir dans l’accord de 2015 sans se déjuger complètement. De plus, il y a les élections dans un peu plus d’un an aux Etats-Unis. Le souhait de Trump est donc d’essayer d’avoir une rencontre avec Rohani, et de donner l’impression qu’il renégocie cet accord en y mettant sa marque. 

LVSL – Les sanctions économiques sont contestées par un nombre important d’acteurs privés aux États-Unis, qui y voient un frein à leur prospérité. L’intense lobbying des multinationales pétrolières américaines visant à concrétiser l’accord nucléaire iranien sous Obama en est un indicateur. Quels sont les déterminants politiques qui poussent l’administration Trump à adopter cette politique de sanctions à l’égard de l’Iran ?

TC – La question est : pourquoi est-il sorti de l’accord ? C’est une question que tout le monde se pose, parce que finalement, on peut se dire « tout ça pour ça ». Il a quand même fortement réduit ses ambitions, il veut maintenant une rencontre avec les dirigeants iraniens, mais ceux-ci ont bien compris qu’il voulait juste donner l’impression de renégocier l’accord a minima. Il y a plusieurs explications. Premièrement, le parti Républicain n’a pas accepté le principe de normalisation des relations avec l’Iran qu’avait signé Obama. Il considère associe en effet l’Iran à plusieurs événements : la crise des otages, les attentats du Hezbollah au Liban sur les marines, etc. Ce pays un ennemi, au même titre que l’était l’URSS auparavant. L’idée est que ce pays n’a pas changé depuis la révolution. On ne négocie pas avec un ennemi. Ce point de vue est très puissant dans le parti républicain, et dans une partie de la population américaine, qui a été quand même traumatisée par l’affaire des otages. La deuxième explication est plus personnelle. En effet, l’accord de 2015 était la grande réussite diplomatique d’Obama, donc Trump a voulu s’y attaquer. La troisième explication est, sans doute, le lobbying d’Israël, de l’Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis. Il est impossible de dire quelle proportion a pris chacune de ces explications. Netanyahou se vante même d’être derrière la décision de Trump. Mais je pense que le premier facteur est important, car tous les candidats de la primaire Républicaine lors des élections de 2016 étaient pour la sortie de l’accord. Ce n’était donc pas Trump tout seul. Derrière lui on trouve tout le parti Républicain, qui refuse l’idée d’une normalisation des relations avec ce pays et ne le voit que comme une menace pour les intérêts américains. Dans ce contexte, ce qui est en train de se jouer sur le plan diplomatique, peut être intéressant. Le parti Républicain peut réaliser que la stratégie de changement de régime est inapplicable au cas de l’Iran. Etant donné que la guerre n’est pas souhaitable, il faut donc bien entamer les négociations.

MBS : après l’hubris, l’aveu de faiblesse du prince saoudien

Donald Trump et sa femme Melania, en compagnie du général Sissi et du roi Salman d’Arabie Saoudite. © Wikimedia Commons Official White House Photo by Shealah Craighead

Depuis son arrivée au pouvoir il y a deux ans, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane (abrégé en MBS) a multiplié les démonstrations de force sans obtenir de succès sur la scène internationale. Au contraire, les récentes attaques sur des installations pétrolières saoudiennes démontrent la faiblesse militaire de la pétromonarchie surarmée qui peine à réagir. Alors qu’Abou Dhabi s’est désengagé de la guerre au Yémen, il semble désormais que ce soit les limites de l’alliance avec les États-Unis qui aient été atteintes. Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait pourtant excessif.


Une puissance militaire à relativiser

Premier importateur mondial et troisième budget militaire mondial avec 68 milliards de dépenses en 2018, l’Arabie Saoudite ne rechigne devant aucune dépense pour accroître ses stocks d’armes. À tel point que 10% de son PIB y aurait été consacré en 2017, selon les données du SIPRI. Une aubaine pour les fabricants d’armes occidentaux, qu’ils préfèrent le cacher ou s’en vanter ouvertement, comme lors d’une rencontre avec MBS où Donald Trump avait énuméré les montants des commandes conclues. Si le royaume importe autant d’armes, c’est en raison de la faiblesse de son industrie militaire nationale, qui ne couvrait en 2017 que 2% de sa demande. Un chiffre que MBS souhaite faire grimper à 50% en 2030, notamment en regroupant plusieurs entreprises du secteur au sein de Saudi Arabian Military Industries. Cet objectif a toutes les chances de rester un vœu pieux. Malgré les annonces en grande pompe d’une sortie du tout-pétrole sous le nom de “Vision 2030”, l’économie saoudienne reste en effet fondamentalement centrée autour de la rente des hydrocarbures et de la spéculation qui nourrit le secteur du BTP.

Plus généralement, c’est la puissance toute entière de l’armée saoudienne qu’il faut nuancer: malgré un équipement très moderne et l’appui des pays occidentaux pour former ses troupes, les résultats sont encore très décevants. Preuve en est que tous les systèmes de défense n’ont pas suffi à contrer totalement les récentes attaques de missiles courte-portée et de drones contre des installations pétrolières stratégiques pour le royaume. Un spécialiste des ventes d’armes à l’Arabie saoudite interrogé par Mediapart déclare ainsi : « c’est un secret de Polichinelle depuis fort longtemps que l’armée de l’air saoudienne ne vaut pas grand-chose en dépit de ses jets flambant neufs, et que ses officiers, de manière générale, préfèrent les bureaux climatisés au désert ». Cette faiblesse oblige l’Arabie saoudite à compter sur le soutien de ses alliés dans chaque conflit où elle s’engage. Ainsi, les achats militaires faramineux du royaume des Saoud permettent d’acheter le soutien des pays occidentaux. Pour les États-Unis, qui ne cessent de se plaindre du coût de la protection qu’ils offrent à leurs alliés, notamment européens, cela compte.

Ainsi, si la coalition en guerre contre les rebelles houthistes au Yémen est chapeautée par l’Arabie Saoudite, l’aide américaine en matière de renseignements et de ravitaillement aérien est indispensable pour mener les bombardements. Surtout, Riyad pouvait compter jusqu’à récemment sur la présence au sol de troupes émiraties très entraînées. Cependant, après 4 ans de conflit au bilan humain et sanitaire désastreux et en l’absence de perspectives de victoire, Mohammed Ben Zayed (dit MBZ), leader des Émirats arabes unis depuis 2014, a choisi de rapatrier ses troupes. Si la proximité entre MBS et MBZ demeure forte, les Émirats semblent avoir choisi de se contenter d’une partition du Yémen dans laquelle la moitié Sud serait contrôlée par des milices sous perfusion, permettant à Abou Dhabi d’avoir accès au port d’Aden, proche du très stratégique détroit de Bab-el-Mandeb. N’ayant pu empêcher ce retrait, l’Arabie saoudite se retrouve obligée de choisir entre la poursuite d’une guerre ingagnable ou l’acceptation d’une division entre Sud sous influence émiratie et Nord aux mains des rebelles houthis soutenus par son ennemi de toujours, l’Iran. Des négociations secrètes au Sultanat d’Oman pourraient même avoir été initiées. Les rêves de victoire rapide de MBS semblent avoir fait long feu…

Qatar : le frère ennemi

Une seconde décision majeure de MBS a également tourné au fiasco: la confrontation avec le Qatar. Depuis longtemps déjà, la réussite insolente de l’émirat gazier, notamment l’obtention de la coupe du monde 2022 de la FIFA et le succès de Qatar Airways et d’Al-Jazeera, suscitait la jalousie des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite. Mais les printemps arabes ont marqué une rupture: l’émir Tamim Ben Hamad Al-Thani a fait le choix de soutenir les Frères musulmans en leur offrant armes, financements et propagande sur ses chaînes satellites. Un acte inacceptable pour MBS et MBZ puisqu’il s’agit de la principale force d’opposition à leur pouvoir autocratique. Invoquant la relation cordiale que le Qatar entretient avec l’Iran – qui lui permet d’exploiter des gisements sous-marins en commun – MBS et MBZ ont annoncé un embargo et une interdiction de leur espace aérien aux appareils qataris du jour au lendemain et exigé l’impossible pour le lever. Trump, qui connaissait très mal la région, s’est laissé duper par ses partenaires très doués en lobbying et est allé jusqu’à dénoncer publiquement le soutien du Qatar à des groupes terroristes, avant de réaliser que la plus grosse base militaire américaine au Moyen-Orient y est située.

Alors que l’Arabie saoudite et les Émirats préparaient l’invasion de la péninsule qatarie, qui dispose des troisièmes réserves mondiales de gaz, Washington fit marche arrière au dernier moment. Le blocus, lui, demeure. Doha a pourtant su s’y adapter grâce aux moyens illimités dont il dispose, allant jusqu’à importer des milliers de vaches pour satisfaire sa demande intérieure de produits laitiers. La cohésion nationale s’est renforcée et l’émir a bénéficié d’une vague de soutien populaire inespérée. L’augmentation des achats d’armes et des dépenses de lobbying auprès des Occidentaux a fait le reste, garantissant une certaine tranquillité au Qatar dans la période à venir. Humiliée, l’Arabie saoudite est allé jusqu’à menacer de transformer son voisin en île en creusant un canal le long des 38 kilomètres de frontières que partagent les deux pays! Une surenchère verbale qui peine à masquer un nouvel échec, qui a contribué à décrédibiliser MBS aux yeux des Occidentaux.

 

Iran : Trump ne veut pas la guerre (pour l’instant)

Donald Trump et Mohamed Ben Salmane à la Maison Blanche en 2018. © The White House

Or c’est bien un désintérêt des Américains pour le Moyen-Orient que Riyad doit craindre le plus. À la suite des attaques récentes, qui ont interrompu la moitié de la production saoudienne de pétrole, Washington s’est contenté d’annoncer des envois de troupes en Arabie saoudite, de nouveaux systèmes anti-missiles et de nouvelles sanctions contre la Banque centrale et le Fonds souverain de l’Iran. Au vu de la rhétorique extrêmement belliqueuse de l’administration Trump contre l’Iran depuis des mois et de l’ampleur des dégâts, on pouvait s’attendre à une riposte plus violente encore. Alors que Mike Pompeo, “faucon” en charge des affaires étrangères et ancien directeur de la CIA, a parlé “d’actes de guerre”, le président américain est resté très flou sur ses intentions et a rappelé le bilan catastrophique de la guerre d’Irak lorsqu’on l’a interrogé sur la possibilité d’un nouveau conflit. Bien que le Pentagone soit encore truffé de néoconservateurs impatients d’en découdre avec Téhéran malgré le départ symbolique de John Bolton, l’hôte de la Maison Blanche a donc choisi la modération. 

Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

L’Iran, qui exige un retrait des sanctions économiques pour tenir des discussions avec Washington, a pris Trump à son propre jeu. Bien qu’il ait passé son temps à multiplier les gestes offensifs envers le régime chiite, Trump préfère éviter une guerre autant que possible. Celui qui déclarait en 2011 qu’Obama déclarerait la guerre à l’Iran pour se faire réélire sait bien que ce jeu est risqué. Un récent sondage indiquait d’ailleurs que seulement 13% des Américains soutiennent une guerre contre Téhéran, et que 25% souhaitent que leur pays se désengage totalement de la région. Certes, un conflit peut permettre de souder la population américaine derrière son président pendant quelque temps, mais risque surtout de finir en bourbier. Avec une population galvanisée dans son hostilité aux USA depuis longtemps, le renforcement des ultraconservateurs suite au retour des sanctions et des forces militaires tout à fait en mesure de défendre leur pays, une guerre en Iran aurait toutes les chances de terminer en nouveau Vietnam. Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

Or, Trump a fait de la critique de la guerre d’Irak un point majeur de sa critique de l’establishment politique américain, qu’il s’agisse de ses concurrents à la primaire républicaine ou d’Hillary Clinton. Le désengagement total de la guerre d’Afghanistan a certes été compliqué par la multiplication récente du nombre d’attentats perpétrés par les talibans, qui souhaitent renforcer leur poids à la table des négociations, mais les effectifs américains sur place vont fondre de 14 000 à 8 600. Et Trump semble ne pas avoir renoncé à annoncer la réalisation de cette promesse de campagne d’ici l’élection présidentielle de l’an prochain. En Syrie, l’occupant de la Maison Blanche a pris acte d’une victoire à la Pyrrhus de Bachar El-Assad et a renoncé à toute ingérence ou presque, laissant Erdogan et Poutine gérer la situation. Plus généralement, avec une popularité limitée et les menaces de récession économique, le président américain préfère aborder sa dernière année de mandat de façon prudente et parler immigration. Enfin, grâce au développement spectaculaire de la production de gaz de schiste, les USA sont désormais capables de satisfaire leurs besoins énergétiques eux-mêmes, voire d’exporter.

Une pétromonarchie entourée d’alliés fragiles

Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait toutefois excessif. Même s’il est contraint de modérer ses ardeurs depuis la révélation de l’assassinat effroyable du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien d’Istanbul, MBS sait que Washington ne l’abandonnera pas. Depuis le pacte du Quincy en 1945, le royaume partage en effet une grande proximité stratégique avec les États-Unis. Bien qu’il ait toutes les chances d’échouer, “l’accord du siècle” préparé par Jared Kushner, gendre de Trump, autour de la question israélo-palestinienne, devrait offrir une nouvelle occasion d’affirmer la solidité de cette alliance. En échange d’une participation financière des Émiratis et des Saoudiens à une “reconstruction” de la Palestine à laquelle personne ne croit, MBS et MBZ scelleraient définitivement leur alliance avec Israël. Ce rapprochement avec Tsahal, qui dispose de la bombe nucléaire et d’une industrie de défense parmi les plus développées au monde, est recherché depuis longtemps par Riyad.

L’Arabie saoudite peut également compter sur l’Égypte du général Al-Sissi, qui a renversé le président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, en 2013. Néanmoins, l’annonce en 2016 de la restitution par l’Égypte de deux îles de la mer Rouge, Tiran et Sanafir, à son voisin saoudien a été très mal perçue. Malgré les 25 milliards de dollars d’investissements saoudiens obtenus en contrepartie, Sissi a compromis son propre discours nationaliste par cette décision. Plus généralement, les difficultés économiques rencontrées par l’Égypte et l’insurrection dans la péninsule du Sinaï empêchent Le Caire de participer pleinement aux opérations de la coalition saoudienne au Yémen. Plus au Sud, la révolution soudanaise a fait craindre le pire à Riyad et Abou Dhabi. S’ils semblent pour l’instant avoir repris la main en soutenant à bout de bras “l’État profond” soudanais, la situation demeure instable.

En définitive, la stratégie très offensive de MBS et de MBZ a fini par montrer ses limites. Au lendemain d’attaques sur son industrie pétrolière, l’Arabie saoudite va devoir rassurer les investisseurs potentiels dans la future privatisation d’Aramco, et donc éviter la surenchère guerrière. Alors que les escarmouches avec l’Iran sont sérieusement montées en puissance cette année, Riyad a besoin de s’assurer du soutien d’Israël et des États-Unis en cas de conflit. Or, Israël est actuellement en crise politique tandis que Donald Trump doit faire campagne et combattre une procédure d’impeachment. Cela suffira-t-il pour que MBS, grand adepte des jeux vidéo de combat, calme ses pulsions de va-t-en-guerre ?

L’Iran, la nouvelle cible des néoconservateurs

L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique d’Iran, et son successeur Ali Khamenei, représentés sur les murs d’une mosquée de Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

L’Iran, qui a fêté le 11 février 2019 le quarantième anniversaire de sa révolution islamique, s’est de nouveau retrouvé au cœur de l’actualité avec la menace d’une guerre américaine qui pèse sur lui comme une épée de Damoclès. Si le pays traverse de réelles tensions internes, accrues par les sanctions unilatérales en provenance des États-Unis, il jouit également de sa position géopolitique la plus confortable depuis 1979. État des lieux de la situation paradoxale dans laquelle se trouve la nouvelle proie des néoconservateurs. Par Léa Meyer et Benjamin Terrasson.


Le mois de mai a été particulièrement tendu dans le Golfe persique. Les États-Unis, guidés par leur doctrine de pression maximale visant à faire chuter le régime iranien, ont annoncé au début du mois leur intention de mettre fin aux passe-droits permettant à certains États d’acheter du pétrole iranien. Ces pays sont au nombre de huit, parmi lesquels la Chine, l’Inde, la Turquie, l’Irak… Une telle décision a des conséquences plus que problématiques sur une économie iranienne déjà exsangue. Le 12 mai, lorsque 4 tankers ont été attaqué dans le détroit d’Ormuz – dont deux saoudiens – les projecteurs se sont braqués sur l’Iran, sans que l’on en sache plus à l’heure actuelle. Deux jours plus tard un oléoduc saoudien était visé par un drone venu du Yémen. Ces prétextes ont été immédiatement saisis par Donald Trump, son secrétaire d’État Mike Pompeo et John Bolton, conseiller à la sécurité nationale proche des néoconservateurs, pour faire monter la pression. La 5ème flotte américaine (un porte-avions, plus de 1500 hommes et des bombardiers) ont été envoyés dans le Golfe, les représentants diplomatiques américains présents en Irak ont été pour partie rapatriés, le tout accompagné de discours en provenance des deux bords soufflant le chaud et le froid sur la perspective d’une guerre. Les tensions ont légèrement décru jusqu’à une nouvelle attaque de tanker, le 13 juin, encore attribuée à l’Iran, qui s’en est défendu. Une étincelle, peut-être celle-là, pourrait suffire pour enclencher une mécanique d’escalade des tensions.

Cet état de tension critique contraste avec la situation géopolitique d’ensemble de l’Iran, relativement confortable.

L’invasion américaine de l’Irak a paradoxalement favorisé un régime désigné membre de « l’axe du mal » par George W. Bush et les néoconservateurs américains.

L’Iran – ce n’est pas la moindre de ses réussites – est parvenu à transformer son plus grand rival régional, l’Irak, en allié. L’intervention américaine de 2003 a bouleversé les relations entre les deux pays et l’équilibre de la région. La chute de Saddam Hussein est celle d’un adversaire personnel de l’Iran. En 2015, lorsque les Gardiens de la Révolution (aussi appelés Pasdaran) récupèrent la ville de Tikrit des mains de l’État islamique, ils atteignent la ville d’origine de Saddam Hussein. Ils plantent alors un drapeau iranien sur le mausolée de l’ancien dictateur. L’invasion américaine de l’Irak a paradoxalement favorisé un régime désigné membre de « l’axe du mal » par George W. Bush et les néoconservateurs américains. Pour l’Iran, un concurrent régional majeur a subitement disparu. Mieux : le nouveau système politique irakien a permis à la population chiite, majoritaire, de prendre le pouvoir. Un rapprochement s’est naturellement opéré. L’Iran a dès lors envoyé ses unités d’élites, les Force Al-Qods, secourir l’Irak chiite contre l’État Islamique, influencé par les généraux sunnites déchus du régime baasiste. Le 11 mars, à l’occasion de la première visite d’État du président iranien Hassan Rohani à Bagdad, son homologue irakien, Barham Saleh, s’est déclaré « chanceux » d’avoir l’Iran pour voisin.

Ces relations de voisinage apaisées ouvrent de belles perspectives à l’Iran, et la porte de la Méditerranée. Bachar el-Assad est un allié historique de l’Iran. En survivant à la guerre civile débutée en 2011 et à l’État islamique officiellement disparu en mars 2019, il représente un atout de choix pour les Iraniens. À proximité de la Syrie, le Liban est lui aussi très attentionné vis-à-vis de l’Iran. Téhéran est le grand argentier du Hezbollah libanais chiite et de sa branche armée, qui constituent pratiquement les seules forces militaires de ce petit pays. La route semble donc toute dégagée pour permettre au pétrole et au gaz iraniens de faire leur chemin jusqu’à la Méditerranée et à l’Europe. Toutefois, rien n’est encore certain. L’assise territoriale de l’EI a disparu mais pas son influence dans la région. La guerre a particulièrement frappé les infrastructures pouvant permettre l’acheminement des ressources.

L’Iran semble également avoir maîtrisé la menace saoudienne, du moins sur le court terme. Par son soutien particulièrement appuyé à la rébellion des Houthis chiites relancée en 2014, le pays des mollahs a contraint les Saoudiens à s’embourber dans une guerre atroce et interminable qui les a considérablement affaiblis. Le Qatar, placé sous embargo par l’Arabie saoudite, l’a en grande partie été pour la relation qu’il entretient avec l’Iran. Le Bahreïn et sa population majoritairement chiite a menacé de basculer avec les printemps arabes. Enfin, les Émirats Arabes Unis et Oman partagent des intérêts économiques et géographiques sur le Golfe Persique et le détroit d’Ormuz avec l’Iran.

Incontestablement, les Iraniens jouissent aujourd’hui des meilleurs atouts géopolitiques de la région. Un état de fait qui a le don d’agacer prodigieusement Donald Trump. La ratification de l’accord de Vienne, qui a mis fin aux ambitions nucléaires de l’Iran, a été particulièrement complexe. Longtemps bloqué par la position ferme du président conservateur Mahmoud Ahmadinejad, un accord de principe est signé en 2013 entre les cinq membres du conseil de sécurité, suivis de l’Allemagne et de l’Iran, suite à de fortes pressions exercées par les États-Unis.

L’objectif avoué de Donald Trump, conseillé par le néoconservateur John Bolton, est de provoquer la chute d’un régime honni des Etats-Unis depuis sa naissance en remettant en cause l’accord sur le nucléaire. La révolution islamique de 1979 a fait perdre aux États-Unis un véritable pays de Cocagne – des contrats d’armement juteux, des ressources pétrolières abondantes, etc. -, un vassal géopolitique dans la région, et lui a infligé un revers diplomatique humiliant. La crise des otages, l’enlèvement sous les yeux du monde entier de 56 Américains pendant plus d’un an, ont infligé une blessure d’orgueil profonde au pays de l’Oncle Sam. Un courant néoconservateur très influent au sein de l’État américain pousse en permanence à une action vengeresse contre l’Iran. Donald Trump, qui y est sensible, a agi pour le rétablissement des sanctions économiques. Elles infligent des dommages généraux à la société iranienne, mais touchent avant tout les foyers les plus modestes. Entre mars et novembre 2018, l’économie iranienne s’est contractée de 3,8%. L’anticipation des sanctions et une politique extérieure très ambitieuse ont eu un impact sur l’économie iranienne dès 2016. Le pays était déjà frappé en 2017 d’un taux de chômage dépassant les 11%. La population, qui a été la première à subir les conséquences des sanctions, doit de nouveau faire face à une inflation galopante et à une pénurie des biens de consommation.

L’élection présidentielle à venir marquera un tournant décisif quant à l’avenir du régime de la République islamique et de sa capacité à répondre aux aspirations de sa population, qu’elles soient sociales ou économiques.

Dès fin 2017 près de Machhad, au nord-est du pays, les manifestations fleurissent, touchant même la cité sainte de Qom, une première sous ce régime théocratique autoritaire. Les mouvements sociaux se multiplient et fragilisent le président Hassan Rohani, déjà très impopulaire depuis sa réélection en 2017. Pourtant, le régime conserve une forme de stabilité que les États-Unis souhaitent mettre à mal en jouant sur le nerf de la guerre : le pétrole. Dès le 22 avril, Donald Trump promet d’empêcher la totalité des exportations iraniennes ; menaces mise à exécution début mai.

L’élection présidentielle iranienne a mis en lumière le clivage entre une élite révolutionnaire vieillissante, nationaliste et conservatrice représentée par l’ayatollah Khamenei, et le réformiste Rohani, réélu en 2017 pour un mandat de quatre ans. Une réélection suivie fin décembre 2017 par une vague de contestations, la plus importante que le pays ait connue depuis 2009 et la réélection du conservateur Mahmoud Ahmadinejad. Rohani semble avoir perdu une grande partie de ses soutiens réformateurs et reste la cible des critiques conservatrices. Les deux camps politiques semblent déconnectés des réalités sociales de leur pays et inconscients des aspirations de la jeunesse iranienne. Les manifestations contre le régime sont violemment réprimées. Selon les chiffres d’Amnesty International, en 2018, 7 000 personnes ont été arrêtées et au moins 26 manifestants ont été tués dont 9 sont morts dans des conditions suspectes pendant leur détention. En cinq ans, le gouvernement de Rohani a exécuté pas moins de 87 femmes. Le 11 mars, l’avocate et militante des droits de l’Homme Nasrin Sotoudeh, emprisonnée pour « rassemblement et collusion contre le régime » a été condamnée par le tribunal révolutionnaire de Téhéran à 38 ans de prison et 148 coups de fouet. Des manifestations en son soutien ont eu lieu, principalement dans la capitale iranienne. Ces tensions représentent une vraie menace intérieure de déstabilisation pour le régime. L’élection présidentielle à venir marquera un tournant décisif quant à l’avenir du régime de la République islamique et de sa capacité à répondre aux aspirations populaires, qu’elles soient sociales ou économiques.

L’autre grande menace pour la stabilité du régime vient de sa force armée, le corps des Pasdaran. Constituée comme une troupe fidèle à la révolution face aux militaires de métier du Chah dont se méfiait l’Ayatollah, elle joue aujourd’hui un rôle de plus en plus important. Les anciens combattants Pasdaran engagés lors de la guerre contre l’Irak, ont une forte influence politique. Mahmoud Ahmadinejad a été élu grâce à eux en 2005 en jouant sur un discours anti-élites, y compris anti-élites religieuses. Aujourd’hui, les gardiens de la révolution continuent de jouer un rôle de contrôle social par leur milice intérieure : les Bassidj. Mais d’après Gilles Kepel, chercheur spécialisé sur le Moyen-Orient une des menaces pour le président pourrait être « la montée de la figure charismatique de Qassem Soleimani [ndlr : chef des forces d’élite des Gardiens de la révolution]. Il pourrait signifier qu’un militaire prendrait l’ascendant sur les religieux ; on assisterait alors à la montée d’une sorte de nouveau Reza Chah, un homme fort, à la fois soutenu par les nationalistes et adoubé par les mollahs ? » Après avoir connu un nationalisme ethnique, arabe, perse, kurde, puis des tensions intimement liées aux questions religieuses, le Moyen-Orient pourrait s’acheminer, à l’image de l’Iran, vers un nationalisme teinté d’une religiosité bien stratégique.