Donald Trump et le désalignement électoral

Le verdict des urnes signe la faillite de la stratégie « anti-Trump » des démocrates. Il met à mal le grand récit des succès économiques de l’administration Biden. Frappée de stupeur, la gauche est incapable de proposer une analyse rationnelle du phénomène Trump. Loin d’être un OVNI, celui-ci est pourtant l’émanation d’une frange du Parti républicain, relativement classique en termes idéologiques. Si le caractère imprévisible du président élu laisse place à de nombreuses spéculations quant à son second mandat, il y a fort à parier qu’il se refusera à franchir certaines limites, malgré ses déclarations tonitruantes. Tim Barker, docteur en histoire économique, livre une analyse des dernières élections outre-Atlantique, dans un texte initialement paru dans Sidecar, traduit par Martin Barnay pour LVSL.

NDLR : sur un thème similaire, lire l’article de Politicoboy pour LVSL : « Donald Trump, le candidat antisystème ? »

Ça ne s’est pas joué à rien. Les manuels d’histoire ne parleront sans doute pas de la victoire de Donald Trump comme d’un « raz-de-marée » : son avance au vote populaire comme au collège électoral reste dans la moyenne des élections précédentes. Mais le verdict des urnes reste sans appel. En 2020, sept des fameux swing states s’étaient joués à moins de trois points d’écart – six avaient placé Biden en tête. La semaine dernière, Trump les a remportés tous les sept. Dans pratiquement tous les comtés du pays, le président élu a amélioré son score de 2020.

Ce résultat cadre mal avec la rhétorique de l’establishment démocrate, prêt à justifier toute espèce de compromission au nom du grand front anti-fasciste. Dès le départ, la base sociale censée soutenir cette stratégie relevait plus de l’union sacrée que du Front populaire. Au prisme de l’histoire politique américaine, Harris a semblé vouloir ressusciter la « nouvelle majorité » qui avait porté Richard Nixon au pouvoir en 1972. Les démocrates d’aujourd’hui n’ont à l’évidence ni l’aplomb ni la ruse de « Tricky Dick ». Mais, comme lui, ils ont misé sur une improbable coalition rassemblant les syndicalistes de l’AFL-CIO, les grands patrons du Business Roundtable et le mouvement néoconservateur (émergeant en 1972, largement déclinant en 2024).

Comme Nixon, Biden a distillé de petites touches de patriotisme économique pour faire avaler à l’opinion le coût faramineux de l’hégémonie mondiale des États-Unis. Enfin les deux administrations ont compensé leurs désengagements militaires (Vietnam à l’époque, Afghanistan aujourd’hui) en sous-traitant les fonctions de police régionale à des régimes brutaux et autoritaires (le Shah pour Nixon, MBS pour Biden).

La quête d’une large majorité centriste suppose un adversaire qu’on puisse facilement présenter comme hors du consensus national. Face à Nixon, George McGovern – pourtant fils de pasteur du Dakota du Sud et héros de la Seconde Guerre mondiale – faisait une cible idéale pour les tenants de cette stratégie. Son programme électoral prônait une refonte radicale de la société américaine : réduction d’un tiers des dépenses militaires, assortie d’un plan ambitieux de redistribution des richesses via de lourdes taxes sur l’héritage et les plus-values. À l’été 1972, l’hebdomadaire Business Week rapportait que « même les électeurs se déclarant démocrates de toujours parlaient d’ouvrir des comptes en Suisse et de voter Nixon en novembre ». En outre, ses attaques contre le prétendu exceptionnalisme américain séduisaient peu ceux qui n’avaient pas d’avoirs offshore, et moins encore ceux travaillant dans les usines d’armement que McGovern menaçait de fermer.

L’élection à peine terminée, le chauvinisme exacerbé des démocrates s’est mué en un anti-américanisme primaire. Une figure de la gauche culturo-mondaine écrivait ainsi : « Nous avons eu tort de croire que nous vivions dans un pays meilleur que ce qu’il est réellement ».

Donald Trump n’est pas George McGovern. La tentative de le présenter comme un élément étranger au corps politique américain était vouée à l’échec – pour la simple raison que Trump n’a absolument rien d’anti-américain. Son ADN politique le relie directement à Nixon, comme en attestent nombre de leurs associés communs tels Roy Cohn et Pat Buchanan, eux-mêmes archétypes de l’américanité. Ce qui chez Trump passe pour des vices rédhibitoires – racisme, xénophobie, misogynie – ne pouvait guère être perçu comme dérogeant aux standards américains que par les esprits les plus candides.

Le slogan Make America Great Again est emprunté à Ronald Reagan, un héros national qui se moquait des pauvres, comparait en privé les diplomates africains à des singes et qui, sur les conseils de Patrick Buchanan, proclamait que les Waffen-SS étaient « des victimes [du nazisme], tout autant que les déportés dans les camps de concentration ». Qui aurait pu sérieusement croire que le soutien apporté à Harris par d’anciens collaborateurs de Reagan allait marginaliser son adversaire ?

Les démocrates s’étaient préparés à une élection serrée, à la limite à une défaite au collège électoral qu’ils auraient pu relativiser par une victoire symbolique au total des suffrages. Mais leur ambition déclarée de former une « coalition de toutes les forces démocratiques » les a laissés sans réponse face à une défaite au vote populaire. L’élection à peine terminée, le chauvinisme exacerbé de la campagne s’est mué en un anti-américanisme primaire. Ainsi, l’écrivaine Rebecca Solnit, chantre de la gauche culturo-mondaine, déclarait dans une tribune : « Nous avons eu tort de croire que nous vivions dans un pays meilleur que ce qu’il est réellement ». Le New York Times évoqua pour sa part « une conquête de la Nation, non par la force, mais avec un carton d’invitation ».

Si la victoire démocratique de Trump a désarmé les éventuels appels à la Résistance, la sociologie de son électorat a également ébranlé les discours triomphalistes sur les prétendus succès des Bidenomics. En plein mois de juillet, alors que la sénilité du président passait de secret de Polichinelle à la Une des journaux, les stratèges de la Maison Blanche s’accrochaient à l’économie comme à une planche de salut. « L’économie américaine », affirmait une proche conseillère du président dans un tweet effacé depuis, « est aujourd’hui dans un état presque parfait. Alors que nous traversons le moment politique le plus difficile pour les démocrates de toute ma vie, autorisons-nous un petit rappel : cette administration a tenu ses promesses en instaurant un nouveau modèle économique. Il fonctionne à merveille, et quoi qu’il arrive, il ne devra pas être abandonné. »

Ce « quoi qu’il arrive » évoquait alors la perspective d’un remplacement de Biden par Harris comme porte-drapeau démocrate à la présidentielle. Aujourd’hui, ces mots prennent une tout autre résonance : deux tiers des électeurs interrogés à la sortie des urnes ont qualifié l’économie de « mauvaise » ou « médiocre », tandis que ceux désignant l’économie comme leur priorité ont, pour une écrasante majorité, voté Trump.

Après l’élection, Bernie Sanders déclara dans un communiqué qu’« il ne devrait surprendre personne qu’un parti démocrate ayant abandonné la classe ouvrière trouve qu’elle l’a abandonné en retour. » D’autres, refusant de reconnaître que les démocrates avaient tourné le dos à la classe ouvrière, admirent cependant que celle-ci avait quitté le parti, soit carrément par adhésion au fascisme, soit – hypothèse plus charitable – parce qu’elle aurait été victime de campagnes de désinformation sur l’état de l’économie.

Il paraît difficile d’affirmer avec certitude que c’est l’économie qui a fait la défaite de Harris, et encore moins qu’elle ou un autre démocrate aurait pu l’emporter avec un discours économique différent. Ce qui est certain en revanche, c’est qu’il n’est pas sérieux d’affirmer que les travailleurs qui ont rejeté Harris l’ont fait par ignorance de la réalité économique.

Comme le soulignait le mois dernier le Council of Economic Advisers nommé par Biden, « la fraction du revenu national revenant aux salariés a chuté avec l’inflation post-pandémie », de sorte que la part du travail – « un indicateur clé de la répartition des richesses », selon le Conseil – était plus faible en 2024 qu’elle ne l’était sous Trump. La lecture la plus prudente est sans doute que la classe ouvrière, en tant que classe, n’a pas eu de rôle décisif dans l’élection de Trump. Le scrutin témoigne en effet davantage d’un désalignement que d’un réalignement : les électeurs aux revenus inférieurs à 100 000 dollars se sont divisés presque à égalité.

Ce désalignement électoral de la classe ouvrière a-t-il eu un équivalent parmi les élites ? Harris l’a emporté chez les ménages dont les revenus dépassent 100 000 dollars par an, mais il s’agit là d’un groupe assez considérable représentant plus d’un tiers des foyers américains. Elle l’a également emporté dans des proportions similaires chez ceux gagnant plus de 200 000 dollars, une catégorie plus restreinte correspondant à un peu plus de 10 % des ménages. Ce dernier groupe recouvre à peu près les 10 % des foyers américains détenant 93 % des titres boursiers en circulation, soit les principaux bénéficiaires du boom économique du mandat Biden. Selon une étude des économistes Thomas Ferguson et Servaas Storm, ce décile supérieur a capté 59 % de l’augmentation globale de la richesse des ménages depuis 2019. Cet enrichissement profondément inégalitaire a, en retour, nourri des dynamiques de consommation tout aussi déséquilibrées : les 10 % des foyers américains les plus riches représentaient 36,6 % de l’augmentation totale de la consommation entre 2020 et 2023. Si l’on ajoute le décile suivant, les 20 % les plus aisés cumulent à eux seuls plus de la moitié de cette augmentation.

La position marxiste a toujours été de considérer que l’appartenance à une classe sociale est définie par une relation, et non par la tranche de revenu, encore moins par la possession d’un diplôme. Dans ce contexte, il n’est pas anodin que Trump ait reçu le soutien de secteurs influents du capitalisme américain, dont les préoccupations portent moins sur la quantité d’argent possédé (ils en auront toujours trop pour pouvoir le compter, quelle que soit la couleur politique du gouvernement) que sur le pouvoir et les privilèges qu’ils entendent maintenir. Cet été, le New York Times rapportait que « les entreprises du BTP non syndiquées fulminent contre les réglementations imposant des accords entre prestataires et syndicats pour les grands projets financés par l’État fédéral ». Le lobby des cryptomonnaies, représentant un secteur d’activité dont l’existence même dépend de la bienveillance des politiques, a dépensé en 2024 presque autant pour les élections fédérales que l’ensemble des autres intérêts corporatifs réunis. De manière plus générale, une part non négligeable de la Silicon Valley semble avoir décidé que le techlash (le retour de bâton contre l’industrie des hautes technologies) avait assez duré.

Si en tant que force politique elles apparaissent publiquement comme davantage associées à Trump, la tech et les cryptomonnaies sont également bien représentées au sein du Parti démocrate. On pense à une figure comme David Shor, jeune consultant en sondages d’opinion, qui lança un jour qu’« Obama avait eu raison de chercher le soutien des acteurs de la tech … et que les démocrates commettaient une grave erreur en abandonnant cette stratégie ». Selon le New York Times, l’équipe de campagne de Harris a confié à la société de conseil de Shor, Blue Rose Research, un budget de recherche de 700 millions de dollars, financé en grande partie par des entreprises de la tech. Et bien que la plus grande part des contributions de campagne des cryptomonnaies soit allée aux républicains, les démocrates en obtinrent suffisamment pour que le sénateur Chuck Schumer déclare, lors d’un événement baptisé Crypto4Harris, que « les cryptomonnaies ne sont pas près de disparaître quoi qu’il arrive … On croit tous au futur des cryptomonnaies ». Pour la masse des citoyens, le désalignement des classes sociales est synonyme de polarisation. Mais dans les hautes sphères de l’économie, ceux qui disposent de moyens suffisants pour couvrir leurs positions assurent leur prospérité quelles que soient les circonstances.

Cela étant, du point de vue du capital, aucune des deux options n’apparaissait idéale. Cet été, le Business Roundtable (qui rassemble 200 dirigeants de grandes entreprises) a rencontré les représentants des deux campagnes. Trump leur annonça en personne son intention de « réduire l’impôt sur les sociétés » tout en augmentant la production pétrolière. L’émissaire de Biden, Jeff Zients, rappela quant à lui l’engagement des démocrates en faveur « des alliances internationales » et de l’indépendance de la banque centrale, qui, selon lui, « inspire au reste du monde la confiance nécessaire à la pérennité du capitalisme américain ».

Antonio Gramsci lui-même n’aurait pas pu imaginer une manifestation plus claire de la tension entre l’intérêt étroit du capital à la maximisation des rendements, et ses intérêts plus larges qu’il appelait « hégémoniques ». L’essayiste Paul Heideman remarquait dans le même esprit que « la dérive droitière du Parti républicain a engendré un certain nombre d’externalités négatives pour le capital, qu’il s’agisse des inutiles incertitudes autour de la dette nationale ou de l’obsession pour une gouvernance minoritaire venant à menacer la légitimité d’un système politique ayant remarquablement bien servi l‘intérêt des grandes fortunes depuis le XIXe siècle ». De cette dernière dynamique, l’exemple le plus frappant fut sans doute l’incident du 6 janvier 2021, qui – exception faite des petits entrepreneurs – unit brièvement dans la terreur la quasi-totalité des milieux économiques.

De ce point de vue, le fait que Trump ait obtenu la majorité au vote populaire a de quoi rassurer les élites américaines. Quant à l’indépendance de la banque centrale, le sujet ne semble pas pour l’instant inquiéter particulièrement le Business Roundtable, sans doute parce que les grands patrons n’ont pas oublié 2019. Trump avait passé l’année à se plaindre du président de la Réserve fédérale, allant jusqu’à demander sur Twitter : « Qui est notre pire ennemi, Jay Powell ou le président Xi ? » Mais lorsqu’il demanda à ses proches s’il pouvait légalement renvoyer Powell, on lui répondit sans ambiguïté que c’était impossible.

Selon le correspondant auprès de la Fed du Wall Street Journal, même quelqu’un comme Larry Kudlow – personnalité de la télé et « loyaliste flatteur » du clan Trump – savait que remplacer Powell, voire laisser courir les rumeurs à cet effet, ne ferait que « précipiter la dégringolade des marchés ». Le secrétaire au Trésor Steven Mnuchin – suffisamment loyal lui-même pour demeurer en poste durant l’intégralité du premier mandat de Trump – échangeait régulièrement des textos avec le président de la Fed et « avait clairement fait savoir qu’il le soutenait ». Lorsque Trump est apparu devant le Business Roundtable à l’été 2024, il était accompagné de Kudlow – rappel opportun pour les dirigeants d’entreprise à quel point il leur fut aisé d’actionner le frein d’urgence la dernière fois que le « populisme économique » de Trump avait menacé de dépasser le registre de la simple rhétorique.

Les capitalistes se sont déjà laissés égarer par leur arrogance, y compris à propos de Trump, et il est raisonnable de supposer que son style imprévisible et personnel créera à nouveau des tensions avec certains secteurs du monde des affaires. L’euphorie de Wall Street au lendemain de l’élection suggère que « les marchés » ne prennent pas très au sérieux les déclarations de Trump sur les déportations de masse ou les droits de douane prohibitifs. Cependant, même s’il ne va pas au bout de ses promesses, toute initiative s’inscrivant dans une logique de nationalisme économique aura des effets différenciés sur les entreprises, susceptibles de créer de nouvelles fractures politiques. Il en va de même pour le déficit budgétaire, en particulier si l’inflation devait refaire surface.

La grande inconnue reste probablement la relation transatlantique. L’OTAN, comme l’expliquait l’un de ses fondateurs, n’a pas été le produit d’un « simple calcul militaire », mais traduisait une préoccupation plus profonde : « notre modèle de société survivrait-il si la démocratie disparaissait en Europe et que nos débouchés économiques s’en trouvaient réduits ? » Même en 1949, l’administration Truman avait eu bien du mal à convaincre les milieux d’affaires américains que leur prospérité dépendait de garanties de sécurité transcontinentales. Si l’on rouvrait ce débat aujourd’hui, il est possible que chacun finisse par conclure que le vieux credo du doux commerce n’a rien perdu de sa force de conviction. Cependant, quelle qu’en soit l’issue, le simple fait de rouvrir le débat suffirait à mettre en lumière les divisions au sein de la classe capitaliste.

Un chroniqueur du New York Times, Jamelle Bouie, déclara que « la plupart d’entre nous mourra probablement sous l’ordre politique issu de cette élection ». Nul besoin de jouer les prophètes pour savoir que cette analyse est fausse. La notion d’ordre politique a été introduite dans les sciences politiques américaines par Arthur Schlesinger Jr., historien et proche conseiller de JFK, auteur d’une chronique de la présidence Roosevelt dont le premier volume s’intitule en français La crise de l’ordre ancien. Pour le deuxième volume, L’avènement du New Deal, Schlesinger avait choisi comme épigraphe une citation de Machiavel : « Il n’est rien de plus difficile à entreprendre, de plus douteux dans sa réussite, ni de plus dangereux à gérer que d’instaurer un nouvel ordre des choses. »

Tant l’ère Roosevelt que celle qui l’avait précédée reposaient sur de solides alignements sociaux. Ce que certains historiens ont appelé « le système de 1896 » avait été bâti sur une consolidation capitalistique et un mouvement de fusions industrielles et commerciales sans équivalent dans l’histoire. Ce système avait trouvé dans les urnes le soutien constant des travailleurs d’usine, convaincus de tirer profit du développement de l’économie nationale sous l’égide d’imposantes barrières douanières.

L’ordre instauré par le New Deal, pour sa part, intégra le mouvement ouvrier en tant que partenaire junior aux côtés des quelques entreprises qui profitaient – ou pouvaient au moins tolérer – la combinaison inédite de libre-échange, d’expansion de la protection sociale et de reconnaissance du droit syndical mise en œuvre par l’administration Roosevelt. Même l’ère du néolibéralisme ouverte par Reagan, bien qu’elle ait été marquée par de profondes tensions entre les vieilles industries manufacturières et le secteur des technologies émergentes, s’appuya sur l’élan collectif du capitalisme américain au cours des années 1970 – période durant laquelle, comme l’écrivait le journaliste Thomas Edsall, « les milieux d’affaires affinèrent leur capacité à agir comme une classe, mettant de côté l’instinct de compétition au profit de la coopération et de l’action concertée sur la scène législative ».

L’hégémonie est bien davantage que le softpower, et le réalignement bien autre chose qu’un terme pompeux pour qualifier le spectacle d’une nuit électorale. Peut-être pourra-t-on un jour interpréter 2024 comme une étape clef dans la formation d’un nouvel ordre politique. Cela dépendra toutefois de ce qui suivra : ce que Trump fera de sa victoire, et comment chacun réagira aux forces déchaînées par son second mandat, tant sur le plan national qu’international.

La victoire de Trump, par-delà les fantasmes

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© Gage Skidmore

L’échec historique de la candidature de Kamala Harris va faire couler beaucoup d’encre. Masculinité toxique et suprématisme blanc ont directement été pointés du doigt. L’analyse des résultats démontre pourtant que l’électorat du milliardaire s’est féminisé et diversifié. Mais comment expliquer cet étrange paradoxe ? Par Daniel Zamora, professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles. Article initialement publié dans la revue belge Politique.

Alors candidat à l’investiture du parti démocrate pour l’élection présidentielle de 2008, le jeune sénateur de l’Illinois Barack Obama offrait un discours optimiste quant à l’avenir des relations raciales en Amérique. S’il concédait qu’une élection ne permettrait pas de dépasser les divisions raciales du pays, sa « ferme conviction » ajoutait-il, était de pouvoir « dépasser certaines de nos anciennes blessures raciales, et en fait, nous n’avons pas le choix si nous voulons continuer sur la voie d’une union plus parfaite ». 

L’optimisme du futur président était amplement nourri par la publication, six ans auparavant, de l’ouvrage de John Judis et Ruy Teixeira, The Emerging Democratic Majority. Pour les auteurs de cet influent bestseller outre-Atlantique, les évolutions démographiques indiquaient une inexorable hégémonie des démocrates et d’un « centrisme progressiste ». Une coalition de femmes et de minorités en passe de devenir majoritaires allait offrir les clés du pouvoir pour les décennies à venir au parti de Franklin Roosevelt. 

Seize ans et trois élections plus tard, Donald Trump a été réélu président pour un second mandat. Depuis, les analyses et commentaires sur une supposée « revanche » de l’Amérique blanche ont amplement nourri les rédactions de presse et les séminaires universitaires. Trump serait le visage, selon les termes de la journaliste du New York Times Nikole Hannah-Jones, d’une majorité blanche mise en péril par les évolutions démographiques. Face au déclin de son pouvoir et de ses privilèges, les blancs américains auraient « choisi l’autocratie » pour sauvegarder leur pouvoir face à ce  « grand remplacement » qui les guette. Depuis deux décennies, les fantasmes à propos du déclin démographique des blancs ont constitué un motif d’explication récurrent tant du succès de la rhétorique de Trump que de la nécessité pour les démocrates de gagner cette coalition d’avenir. 

Une diversité conservatrice ?

Si ce discours est désormais largement diffusé au sein des élites libérales états-uniennes, il pose cependant plus de questions qu’il n’apporte de réponses. En effet, si Trump est bien une réaction à l’idéal « post racial » d’Obama, comment expliquer sa réélection en 2012 ? Ensuite, si ce que craint cette Amérique est un changement dans les prétendus « équilibres raciaux », pourquoi le nombre d’électeurs se définissant comme blancs et votant pour le parti démocrate n’a cessé d’augmenter depuis 2016, passant de 37 à 43% ? 

Comment expliquer, encore, que les électeurs les plus à gauche sur ces questions soient très majoritairement blancs ? Plus interpellant encore, au cours des trois dernières élections, Trump a permis au parti républicain de conquérir des franges de plus en plus larges de l’électorat dit « non blanc ». Non seulement la majorité (59%) de ses électeurs sont des femmes et des personnes de couleur, mais la part de celles-ci n’a cessé d’augmenter.

En effet, d’un côté, l’écart qui séparait Trump des démocrates vis-à-vis des hommes blancs a considérablement diminué (passant de 31 points d’avance à 20), mais son retard auprès des minorités s’est fortement réduit. Trump a presque doublé son score chez les Latinos, qui votent aujourd’hui à 45% pour lui, et substantiellement augmenté ses résultats que chez les Asiatiques. Si son score auprès des Afro-Américains reste modeste (13%), c’est le meilleur du parti républicain depuis 1980, lorsque Ronald Reagan avait convaincu 14% de ceux-ci. 

Enfin, cette dernière élection manifeste de surprenantes dynamiques en matière de genre. Si beaucoup d’encre a coulé pour dénoncer la masculinité toxique du candidat républicain, ainsi que de ceux dont il s’entoure, la part des femmes ayant voté pour lui a pourtant augmenté depuis 2016, passant de 41 à 44%.

En l’espace de trois élections présidentielles, si le discours de Trump s’est manifestement radicalisé, son électorat est effectivement devenu plus jeune, plus féminin et moins blanc.

En l’espace de trois élections présidentielles, si le discours de Trump s’est manifestement radicalisé, son électorat est effectivement devenu plus jeune, plus féminin et moins blanc. Ces dynamiques ont naturellement joué un rôle central dans les défaites démocrates de 2016 et 2024. Loin d’avoir fait le plein de voix contre un candidat amplement dépeint dans les spots électoraux démocrates comme raciste et misogyne, le parti a pourtant vu sa base électorale fondre comme neige au soleil. 

Si plus de 81 millions d’Américains ont voté pour Joseph Biden, seuls 68 millions se sont mobilisés pour Kamala Harris. Trump, quant à lui, a mobilisé presque autant qu’en 2020. En un sens, il s’agit plus d’une défaite historique du parti démocrate que d’une victoire de Trump. 

Classe contre race

Si la mise en valeur de ces données n’a pas vocation à nier que les meetings de Trump aient été systématiquement ponctués de commentaires racistes et misogynes, elle pose question quant à la nature de sa victoire. Réduite à un « revanchisme racial » ou à un contre-mouvement « anti-woke », l’analyse électorale passe à côté de réalignements sociopolitiques beaucoup plus profonds. 

Comme l’avait déjà souligné Thomas Piketty en 2019, le système électoral américain a évolué vers ce qu’il a appelé un « système d’élites multiples, avec une élite à hauts diplômes plus proche des démocrates (la « gauche brahmane ») et une élite à hauts patrimoines et à hauts revenus plus proche des républicains (la « droite marchande ») »1

Pour la première fois dans son histoire récente, le parti démocrate a perdu le vote des bas revenus, tout en ayant inversé la tendance chez les plus riches. 

Cette dynamique, qui caractérise désormais également les clivages politiques sur le vieux continent, s’est profondément accélérée. En effet, l’un des éléments les plus marquants de cette élection n’est peut-être pas tant la percée des républicains auprès des latinos, que le bouleversement des alignements traditionnels de classe. En effet, pour la première fois dans son histoire, le parti démocrate a perdu le vote des bas revenus, tout en ayant inversé la tendance chez les plus riches. 

Si Hillary Clinton et Joseph Biden avaient tous deux réussi à creuser un écart de 10 points avec Trump, auprès des électeurs dans le bas de la distribution des revenus, Kamala Harris a perdu une grande partie de cet électorat au profit du milliardaire. 

Du côté des plus hauts revenus, le changement est tout aussi spectaculaire. Si Trump perd presque 10 points auprès des personnes qui gagnent plus de 100 000 dollars par an, Harris en gagne 12, pour récolter 54% du vote. 

Cette dynamique se manifeste également chez les minorités, de plus en plus divisées selon leur niveau de diplome. Ainsi, les gains de Trump au sein des minorités sont beaucoup plus importants chez les non-diplômés, que chez ceux ayant un diplôme d’études supérieures2. Cette évolution n’est par ailleurs pas étrangère aux écarts matériels, qui s’amplifient au sein même des différents groupes ethniques sur la même période. 

Ainsi, comme l’ont démontré Angus Deaton et Anne Case dans Deaths of Despair, entre 1990 et 2020, l’écart d’espérance de vie entre les blancs et les noirs a diminué alors que l’écart au sein de chaque groupe s’est considérablement amplifié. En d’autres termes, la classe est devenue plus prédictive que l’appartenance ethnique.

Le changement sur le long cours est donc profond. D’un parti associé aux électeurs peu diplômés et aux revenus et au patrimoine faible, le parti de Kamala Harris est désormais celui qui rassemble la majorité des hauts revenus et des diplômés. Inversement, Trump l’emporte chez les non-diplômés ainsi que chez celles et ceux gagnant moins de 50 000 dollars par an. La conclusion est sans appel : du parti des laissés pour compte, les démocrates semblent être devenus le parti de l’establishment. 

La fin des alignements de classe ?

L’approfondissement de ce que l’historien américain Matt Karp a nommé le « désalignement de classe » annonce une séquence politique ou le système électoral américain tend à se détacher de ses affiliations socio-économiques traditionnelles. Ce lent exode des travailleurs et travailleuses, ainsi que des moins diplômés, vers le parti républicain n’annonce cependant pas un retrait des questions socio-économiques3. Au contraire, cette élection a démontré l’importance centrale que l’électorat américain a donnée à ces problématiques. 

Ainsi, plus d’un tiers des électeurs ont indiqué que l’économie était leur priorité numéro un, alors que seuls 11% ont indiqué l’immigration. Et parmi ceux inquiets quant à l’état de l’économie, 80% ont préféré Donald Trump à Kamala Harris. Enfin, à peine 20% des États-uniens pensent qu’ils sont mieux lotis qu’en 2020. Si les causes de cette insatisfaction devraient faire l’objet d’une analyse plus approfondie, il semble indéniable que la stratégie démocrate n’a pas fonctionné. 

La stratégie du moindre mal ou d’une sauvegarde abstraite de la démocratie n’a manifestement aucun avenir, si elle ne s’adosse pas à un agenda économique capable de rassembler une coalition majoritaire.

Ces chiffres indiquent leur incapacité à offrir un programme économique plus clair, répondant aux inquiétudes largement exprimées au sein de leur électorat traditionnel. La focalisation autour du « danger fasciste » et d’une éventuelle « fin de la démocratie », nourrie depuis 2016 par des best-sellers sur le « nouvel Hitler » et des productions hollywoodiennes sur une « guerre civile » a malheureusement fait oublier que c’est en focalisant son message sur l’économie que Biden l’avait emporté il y a quatre ans. Si l’analogie avec les années 30 est peu convaincante sur le plan historique4, l’usage de cette rhétorique à des fins électorales est vouée à l’échec. La stratégie du moindre mal ou d’une sauvegarde abstraite de la démocratie n’a manifestement aucun avenir, si elle ne s’adosse pas à un agenda économique capable de rassembler une coalition majoritaire. Loin d’être une anomalie, le trumpisme apparait donc comme  le symptôme le plus visible d’un libéralisme en décomposition et, dans sa version européenne, d’une gauche encore incapable d’inverser le cours de l’histoire. 

(1) Thomas Piketty, Capital et Idéologie, Le Seuil, Paris, 2019.
(2) David Leonhardt, « The Morning: When class trumps race », The New York Times, 14 octobre 2024.
(3) Gardons cependant à l’esprit que dans un pays où la participation dépasse rarement les 60%, l’abstention reste l’un des comportements majoritaires au sein de l’électorat le moins nanti.  
(4) Richard J. Evans, “Why Trump isn’t a fascist”, The New Statesman, January, 2021.

« Hillary Clinton 2.0 » : comprendre le désastre Harris

Kamala Harris - Le Vent Se Lève

Kamala Harris a voulu rejouer la campagne de 2016, et mimer la stratégie de Hillary Clinton. Pour un résultat identique. Son refus de porter des mesures de redistribution sociale lui a coûté les voix de nombreux travailleurs. Sa défense de la production pétrolière record des États-Unis a découragé les mouvements écologistes. Sa promesse de renforcer « l’armée la plus létale du monde » et son soutien aux crimes du gouvernement israélien ont, quant à eux, détourné les électeurs progressistes du Parti démocrate dans les « swing states ». Par Luke Savage, traduction Alexandra Knez.

Durant la campagne, les démocrates ont ressassé de belles formules issues des années 1990 : éloge du bipartisme, appel au « pragmatisme », rejet explicite de l’idéologie en faveur de « solutions » vaguement définies. Ils se sont délestés d’engagements fondamentaux, tenant un remake hasardeux de la stratégie de Hillary Clinton en 2016 qui a fini en échec cuisant. Figure de proue de l’establishment californien et vice-présidente en exercice, Kamala Harris n’allait sûrement pas jouer la surenchère à gauche. Pourtant, le retrait de Joe Biden a offert au parti une occasion en or de se présenter sur la base d’un programme de renouveau.

Comme on pouvait s’y attendre, l’entrée surprise d’une jeune candidat dans la course a généré une manne de financement et un sentiment d’enthousiasme palpable. Surtout, la participation inattendue du gouverneur du Minnesota, Tim Walz, a même soulevé l’espoir d’un virage en faveur des classes populaires. Comme l’observe Branko Marcetic dans Jacobin, le slogan de Harris « Nous ne retournerons pas en arrière » suggérait non seulement un rejet de Trump, mais aussi une rupture avec les deux dernières années, hautement impopulaires, de la présidence Biden.

Au moment de la Convention Nationale Démocrate (DNC) d’août, il est devenu toutefois évident que la campagne de Kamala Harris allait plutôt s’inscrire dans la continuité – dans le ton, la substance et la stratégie – de celle de Hillary Clinton en 2016. La DNC, bondée de célébrités, a multiplié les louanges à l’égard des solutions technocratiques aux problèmes économiques et sociaux : partenariats public-privé, déductions fiscales pour les petites entreprises, effacement de la dette médicale du credit score (dossiers de crédit) des citoyens etc. Dans l’incarnation, elle marquait à la fois une rupture avec les aspects les plus progressistes de la présidence Biden, et une continuation avec les aspects les plus rejetés de cette même présidence.

Il suffit pour s’en convaincre de considérer la manière dont la question de Gaza a été traitée par Kamala Harris. Tout au long de sa campagne, elle a rejeté toute prise de distance, même rhétorique, avec la Maison Blanche. Elle a réitéré à maintes reprises son soutien à la campagne de nettoyage ethnique menée par l’extrême droite israélienne. Une posture qui, selon les sondages, a entravé de manière significative la participation des jeunes électeurs des États clés tels : le Michigan, l’Arizona, la Géorgie et la Pennsylvanie.

Dans une attitude qui fait fortement écho à Hillary Clinton, la campagne Harris/Walz a délibérément contrarié l’aile la plus progressiste des démocrates, vantant le bipartisme et s’adressant avec effusion aux conservateurs. Interrogée au début du mois sur sa différence d’approche avec Joe Biden, Harris n’a pas pu nommer une seule décision qui la distinguerait du président en exercice… hormis la nomination d’un républicain à son cabinet. Ayant chaleureusement accueilli le soutien de l’ancien vice-président républicain (et adepte de la torture) Dick Cheney, Harris a également affiché le soutien de dizaines d’anciens collaborateurs de Ronald Reagan, George Bush, John McCain et Mitt Romney.

Dans le cadre des mêmes efforts visant à séduire des républicains modérés imaginaires, Harris a martelé son « pragmatique » et son opposition à « l’idéologie ». elle a évoqué son amour des armes à feu et s’est engagée à maintenir « l’armée la plus létale du monde » entre les mains des États-Unis. En termes programmatiques, cela s’est traduit par une série de virages à droite sur tous les sujets.

La campagne démocrate de 2020, du moins, avait tendu la main à l’aile gauche du parti. En 2024, cette dimension était à peine perceptible.

Reniant son opposition à la fracture hydraulique, Harris vante aujourd’hui les mérites d’une production pétrolière record. En matière de santé, sa principale promesse – « faire des soins abordables un droit et non un privilège en élargissant et en renforçant la loi dite “Affordable Care Act” » – se révèle être un faux-fuyant dénué de sens.

La campagne démocrate de 2020, du moins, avait tendu la main à l’aile gauche du parti. En 2024, cette dimension était à peine perceptible. Harris a bien défendu l’élargissement du Medicare pour les personnes âgées, un soupçon de politique industrielle pro-syndicale et l’extension du crédit d’impôt pour chaque nouveau-né. Mais son programme était nettement moins ambitieux que celui de Joe Biden en 2020.

Après un bref interrègne, les démocrates ont renoué avec leur tendance historique à s’appuyer sur les propriétaires, les cadres et les diplômés, plutôt que les travailleurs. Une approche qui avait démobilisé de nombreux électeurs dans les swing states en 2016.

La victoire inattendue de Donald Trump il y a huit ans s’était expliquée par une stratégie peu orthodoxe d’attaques populistes contre les élites du Beltway, mais aussi d’attaques sélectives contre les dogmes du marché traditionnellement adoubés par les républicains. Comme l’a observé le politologue américain Corey Robin en 2018 : « La critique de la ploutocratie par Donald Trump, sa défense des acquis et sa dénonciation des fractures causées par le libre échange ont compté au nombre des innovations rhétoriques les plus notables de sa campagne. ».

Arrivé au pouvoir avec un projet prétendument révolutionnaire en main, Trump a rapidement renoué avec un programme républicain plus conventionnel. L’adhésion supposée de Trump à une inflexion étatiste, hormis sur les enjeux commerciaux, a rapidement cédé la place à des réductions d’impôts et déréglementations en cascade.

En 2024, Trump était privé de son aura d’outsider. Sans surprise, il a compensé cette lacune en redoublant ses attaques contre les immigrés, promettant « le plus grand effort de déportation de l’histoire de notre pays » et suggérant que la criminalité des immigrés est génétique. On mentionnera également des discours d’incitation à la violence raciale (avec l’appui de son colistier JD Vance) contre une petite communauté d’Haïtiens de l’Ohio.

Toujours aussi déséquilibré , le mouvement Make America Great Again (MAGA) n’a pas été en mesure de discipliner ses éléments conservateurs les plus impopulaires. Une limite particulièrement évidente sur la question du droit à l’avortement. Depuis l’invalidation (extrêmement impopulaire) de l’arrêt Roe v Wade par la Cour suprême des États-Unis, un déluge de projets de loi anti-choix s’est abattu au niveau de chaque État. Ce boulet électoral a sans doute coûté aux républicains un triomphe aux élections de mi-mandat en 2022.

Rien ne permet de penser que les responsables des deux partis impulseront un changement de direction. Les républicains seront confortés dans leurs choix. Les démocrates estimeront sans doute qu’ils ne se sont pas assez déplacés vers la droite.

Rien ne permet de penser que les responsables des deux partis impulseront un changement de direction. Les républicains, qui ont remporté un succès inattendu à grand renfort de théories conspirationnistes, seront confortés dans leurs choix. Les démocrates, quant à eux, estimeront sans doute qu’ils ne se sont pas assez déplacés vers la droite.

Aucune éclaircie ne poindrait à l’horizon si l’on ignorait les mouvements d’opinion au sein de la population américaine elle-même. Les dernières années ne l’ont pas rendue plus conservatrice – bien au contraire. Profondément insatisfaits de leurs dirigeants et du système politique en général, les Américains soutiennent massivement le remplacement du collège électoral par un simple vote populaire. Ils rejettent catégoriquement les pressions exercées par les républicains pour restreindre le droit à l’avortement et sont largement favorables au remplacement du dispositif américain de santé par un modèle socialisé. Ils sont de plus en plus nombreux à rejeter les bombardements sur Gaza, et s’opposent à ce que leur gouvernement continue d’armer la machine de guerre israélienne.

Les sondages révèlent que le public américain se situe à la gauche des deux partis sur les questions d’imposition et de redistribution, qu’une majorité est favorable à l’augmentation du salaire minimum et que plus des deux tiers voient d’un bon œil le renouveau actuel du mouvement syndical américain. Les auteurs d’une récente étude de l’Académie américaine des arts et des sciences le confirment : les Américains perçoivent l’économie comme accaparée par les riches et les puissants – et estiment que trop peu a été laissé aux travailleurs.

Le système politique américain semble verrouillé, mais des raisons d’espérer subsistent. Le renouveau, dans tous les cas, ne viendra pas d’un establishment démocrate qui a voulu mimer le Parti républicain dans ses pires penchants néolibéraux et militaristes.

Comment Trump est devenu favorable aux cryptomonnaies

Trump au congrès annuel du Bitcoin à Nashville. © Capture d’écran Bitcoin Magazine

Le ralliement de Donald Trump au monde des cryptomonnaies, où dominent les acteurs les plus réactionnaires et les plus stupides de l’industrie technologique, a transformé cette question en un enjeu électoral. Mais cela pourrait bien s’avérer être un faux pas. Par Dominik Leusder, traduction Alexandra Knez [1].

Si vous devez convaincre quelqu’un que quelque chose est de l’argent, il est presque certain que ce n’en est pas. Mais le monde des monnaies numériques et des actifs libellés en cryptomonnaies a connu une évolution marquée : leurs défenseurs ne semblent plus chercher à nous convaincre à propos de leur nouvelle et radicale alternative à ce qu’ils appellent presque ironiquement – et de manière presque imprécise – les monnaies « fiduciaires ».

Les lacunes de cette histoire ont toujours été évidentes. Tout d’abord, les cryptomonnaies n’ont jamais rien eu de particulièrement « nouveau » ou « radical » : le fantasme réactionnaire d’une monnaie apolitique a déjà une longue histoire. D’autre part, le statut de moyen d’échange des monnaies fiduciaires « politiques » (qu’il serait plus juste de décrire non pas comme des monnaies fiduciaires, mais comme des monnaies fondées sur le crédit, soutenues par d’innombrables obligations légales de paiement), en particulier celui des monnaies principales (le dollar, le yen, la livre sterling et l’euro), n’a jamais aussi peu été remis en question.

Pour le bitcoin et ses nombreux équivalents, c’est tout le contraire qui est devenu évident. Ce ne sont pas des moyens d’échange fiables en dehors des frontières de certaines dictatures d’Amérique centrale ; ce ne sont pas des instruments permettant de se prémunir contre l’inflation ; et leur valeur étant fortement influencée par les actifs financiers conventionnels et volatiles comme les actions (ainsi que par l’activité erratique des milliardaires sur les réseaux sociaux), ce ne sont décidément pas des réserves de valeur fiables. L’argument complémentaire, généralement évoqué par ceux qui reconnaissent ces défauts, selon lequel les technologies associées – notamment le système de registre de transactions connu sous le nom de « blockchain », qui n’est en réalité guère plus qu’une version glorifiée de Google Docs ou d’Excel – vont transformer notre relation avec l’argent, est également passé à l’arrière-plan. La consternation générale suscitée par les dommages environnementaux exorbitants associés au  « minage » de crypto-monnaies y est sans doute pour quelque chose.

Les crypto-monnaies se sont révélées être un instrument flagrant de spéculation financière et de fraude, et de surcroît très lucratif.

Au lieu de cela, les crypto-monnaies se sont révélées être un instrument flagrant de spéculation financière et de fraude, et de surcroît très lucratif. Loin d’éloigner la politique de l’argent et de décentraliser le pouvoir aux dépens de l’influence oligarchique, les crypto-monnaies sont devenues un vecteur de pouvoir et d’influence, non seulement pour les acteurs du marché financier – des traders professionnels et des gestionnaires de portefeuille jusqu’aux légions d’insupportables crypto-bros qui exhibent leurs gains dans les rues de Miami et de Los Angeles – mais aussi pour les puissants acteurs de l’industrie technologique qui souhaitent avoir une emprise sur la prise de décision politique. En conséquence, le secteur est devenu une arène importante de la contestation des élites. La campagne électorale en cours aux États-Unis est une parfaite illustration de cette évolution.

Les barons des cryptos craignent un tour de vis réglementaire

Les candidats démocrate et républicain sont tous deux intimement liés à l’industrie technologique californienne. Mais sous la présidence Biden, les Démocrates au pouvoir ont initié – bien qu’insuffisamment et tardivement – les premières réglementations applicables aux cryptos sur le modèle de celles qui existent dans l’industrie financière. Alors que la Securities and Exchange Commission (SEC), actuellement dirigée par Gary Gensler, un choix de Joe Biden, s’est avérée notoirement inefficace au cours de la dernière décennie pour limiter les excès (souvent frauduleux) de la haute finance, sa pugnacité à l’encontre des cryptos a surpris. Inquiets quant à la possibilité de continuer à réaliser d’énormes gains dans le monde peu réglementé des cryptomonnaies, les acteurs de la Silicon Valley ont mobilisé de nombreux acteurs clés derrière Donald Trump, en dépit des remarques initialement désobligeantes de l’ancien président au sujet du bitcoin.

Le catalyseur de ce processus semble avoir été le scandale autour de la faillite de la plateforme d’échange de crypto-monnaies et du fonds spéculatif FTX (dont l’ancien PDG, Sam Bankman-Fried, a récemment été condamné à vingt-cinq ans de prison) et le déploiement de moyens parlementaires et réglementaires (sous la houlette de Gensler et d’Elizabeth Warren) qui y ont contribué.

Le scandale autour de la faillite de la plateforme d’échange de crypto-monnaies et du fonds spéculatif FTX dirigé par Sam Bankman-Fried semble avoir été le catalyseur de la volonté de régulation des démocrates.

La crainte d’une réponse réglementaire concertée de la part d’une nouvelle administration démocrate n’est pas le seul facteur qui mobilise ce contingent particulier de la droite californienne. Comme l’a récemment souligné la journaliste Lily Lynch dans le New Statesman, les barons du secteur technologique qui s’opposent à l’ingérence du gouvernement dans les cryptomonnaies considèrent également Kamala Harris comme la représentante d’une « crise des compétences » en politique. Celle-ci serait causée par l’adhésion de l’élite démocrate à la politique identitaire et sa prétendue déclinaison sur le lieu de travail, les politiques de « diversité, d’équité et d’inclusion » (DEI), dont Harris aurait d’une certaine manière été la bénéficiaire.

L’ampleur de ces événements ne devient que trop évidente. La nouvelle dynamique partisane dans le monde de la crypto-monnaie a fait entrer dans la mêlée plusieurs éminents milliardaires de droite du secteur de la technologie, dont les vastes ressources se déversent dans de nouveaux super PAC, les principaux véhicules de soutien aux campagnes politiques aux États-Unis. Parmi ces étranges personnages, on trouve d’éminents capital-risqueurs et doyens de la néo-droite, Peter Thiel et Marc Andreessen, des investisseurs et des entrepreneurs tels que David Sacks, Cathie Wood, Tyler et Cameron Winklevoss, le gestionnaire de fonds spéculatif et activiste Bill Ackman, ainsi qu’Elon Musk.

La volte-face de Trump sur la question n’a pas seulement absorbé leurs préoccupations dans le baratin républicain pseudo-libertaire habituel (la plateforme du Comité national républicain, sous prétexte de « défendre l’innovation », parle du « droit de miner du bitcoin » et du « droit à l’auto-détention d’actifs numériques » et du « droit à faire des transactions sans surveillance ni contrôle du gouvernement »), mais a automatiquement mêlé le bitcoin à des questions de sécurité nationale. Parmi les nombreuses questions abordées dans son interview troublante à Bloomberg, Trump a proclamé qu’il s’opposerait à toute tentative des Démocrates pour réglementer l’industrie afin d’éviter que la Chine ne prenne l’avantage « dans cette sphère ». Le fait que les monnaies numériques ne confère aucun avantage géopolitique ou que la Chine ait été pionnière dans la répression sévère de la spéculation sans entrave sur les cryptomonnaies, n’importe ni à Trump ni à l’électeur américain moyen, peu informé.

Le soutien de milliardaires fous : un boulet pour la campagne de Trump ?

Le fait que les élections américaines soient littéralement inondées d’argent est loin d’être nouveau. En fait, le système est conçu pour être particulièrement sensible à l’influence de groupes d’intérêts spéciaux bien financés et très motivés. Et si la poussée politique de l’aile droite du monde des crypto-technologies est un facteur nouveau, les dons ne peuvent mener une campagne que jusqu’à un certain point – surtout lorsque le camp adverse est tout aussi bien financé, entre autres, par de grandes entreprises technologiques.

De fait, la prédominance des milliardaires de droite du secteur technologique dans la campagne de Trump pourrait même s’avérer être un handicap. Cela devient plus clair si nous supposons que le choix de Trump pour la vice-présidence, le sénateur de l’Ohio J. D. Vance, un protégé de Peter Thiel, a été motivé moins par des considérations de guerre culturelle (l’auteur de Hillbilly Elegy étant un vétéran de ce théâtre) que par le désir de Trump d’apaiser et de gagner la confiance des personnalités de la Silicon Valley proches du monde des cryptomonnaies qui l’inondent aujourd’hui d’argent.

Si cette manne permettra certainement de mener une vaste campagne publicitaire (les efforts médiatiques relativement bricolés mais fructueux de Trump en 2016 l’ont prouvé), l’enthousiasme de la droite, qui avait initialement applaudi l’ascension de Vance, a récemment été refroidi. La campagne démocrate visant à dépeindre les républicains obsédés par les guerres culturelles comme « bizarres » a été facilitée non seulement par certaines des apparitions publiques de Vance, mais aussi par le simple fait que les protagonistes de l’aventure de la Silicon Valley sont eux-mêmes indéniablement et profondément bizarres.

Trump promet de ne pas réglementer l’industrie afin d’éviter que la Chine ne prenne l’avantage « dans cette sphère ». Le fait que les monnaies numériques ne confère aucun avantage géopolitique ou que la Chine ait été pionnière dans la répression sévère des cryptomonnaies, ne semble pas lui importer.

Non seulement leur préoccupation monomaniaque pour des questions de guerre culturelle toujours plus obscures ne parvient pas à résonner suffisamment au-delà des limites des podcasts et des réseaux sociaux, mais les excentricités de personnes comme Elon Musk (avec son acquisition erratique, sous l’influence apparente de la drogue et de son recent divorce, et sa mauvaise gestion de Twitter, désormais X), Peter Thiel (avec son comportement maladroit et en proie à la sueur sur scène, sans oublier son penchant avéré pour le recrutement de jeunes étudiants de Stanford destinés à le rajeunir grâce à leur don de sang) et Bill Ackman (avec sa déconfiture très médiatique à propos de la fraude universitaire de sa femme israélienne et des manifestations d’étudiants pour Gaza) semblent désormais indissociables de Vance et de ses efforts maladroits pour garder son sang-froid.

La tentative de Vance de raviver les guerres culturelles a été douchée par le choix de la campagne de Harris de ne pas faire campagne sur les questions d’identité (rendant ainsi impuissants les arguments « woke » ou « DEI » avancés contre l’ancien procureur Harris) et de choisir comme colistier le gouverneur du Minnesota Tim Walz, dont les pitreries d’ « homme blanc populaire mais progressiste » mettent encore plus en évidence le caractère faussement terre-à-terre et anti-élitistes de Vance. 

Il est encore trop tôt pour savoir si les Républicains sont en train de se regrouper ou s’ils sont en train de se mettre au pied du mur. Les contributions de Thiel et consorts permettent indéniablement de remplir les caisses de la campagne Trump. Mais il n’est pas certain que cela soit un atout – l’ancien président avait gagné en 2016 bien qu’Hillary Clinton ait dépensé beaucoup plus que lui. Il est indéniable que le rapprochement de Trump avec la section la plus régressive de l’industrie technologique est un pari. S’il porte ses fruits, il rapprochera du pouvoir l’un des secteurs les plus vénaux et improductifs du capitalisme américain ; mais s’il échoue, il pourrait donner aux Démocrates l’occasion de resserrer encore davantage l’étau réglementaire autour du cou de l’industrie technologique. Reste à savoir s’ils se saisiraient alors de cette opportunité.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Kamala Harris : la nouvelle Obama ?

Kamala Harris - Le Vent Se Lève
Kamala Harris officialisant sa candidature © réseaux sociaux de Kamala Harris

Depuis le retrait de Joe Biden, le camp démocrate est en effervescence autour de la vice-présidente Kamala Harris, dont la candidature galvanise le Parti. Les sondages témoignent d’une indéniable remontée, qui s’accompagne d’un enthousiasme palpable auprès de l’électorat démocrate. « Du jamais vu depuis Barack Obama », à en croire de nombreux observateurs. Si la comparaison semble facile, sa pertinence ne se situe pas dans la candidature et le « style » de Kamala Harris. La similitude est à chercher dans sa proximité avec les grands argentiers du Parti démocrate. Et le programme politique qu’elle risquerait de mettre en place une fois élue. Analyse.

Cet article est le premier d’une série de portraits sur l’élection présidentielle américaine.

Dans sa newsletter du 29 juillet, le cinéaste et militant Michael Moore insiste sur la fulgurance inédite de l’enthousiasme suscité par la candidature de Kamala Harris. Il évoque les 170 000 militants inscrits en quelques jours pour faire campagne, les 120 000 participants à la première réunion en visioconférence et les levées de fonds impressionnantes – une grande partie provenant de petits dons citoyens. Des chiffres qui donnent le vertige, alors que la vice-présidente n’avait pas encore été officiellement investie par le Parti, ni n’avait sélectionné son colistier ou publié un début de programme. L’annonce de la sélection de Tim Walz comme colistier a été suivie d’une nouvelle levée de fonds spectaculaire auprès des Américains issus des classes moyennes. Et les foules qui se déplacent pour assister aux premiers meetings de campagne inquiètent Donald Trump.

Cet enthousiasme se reflète également dans la couverture résolument positive des principaux médias proches du Parti démocrate ou non alignés – les mêmes qui couvraient de manière dépréciative la campagne de Joe Biden avant de multiplier les coups de pression en faveur de son désistement. Comme souvent aux États-Unis, le retournement de la presse a été aussi rapide que prononcé. Il s’accompagne d’une inversion tout aussi notable des sondages. Cinq jours après le retrait de Joe Biden, le très conservateur Wall Street Journal titrait : « Kamala Harris efface l’avance de Trump, selon notre enquête d’intention de vote ». Désormais, elle a également rattrapé le retard de Biden dans les États clés. Trump ne semble pas bénéficier du « coup de pouce » qui fait habituellement suite à la Convention du Parti républicain, tout comme il n’avait pas profité d’une hausse des intentions de vote suite à la tentative d’assassinat à son encontre.

Pour les militants qui avaient fait campagne pour Obama, ses deux mandats furent une amère déception. Wall Street n’eut aucun compte à rendre, mais dix millions d’Américains furent expulsés de leur logement

Aussi spectaculaire qu’il puisse paraitre, ce retournement reste compréhensible. L’ancien président républicain demeure profondément impopulaire et perçu, par une majorité d’électeurs, comme un dangereux extrémiste. De même, le vieillissement accéléré de Joe Biden avait plongé l’ensemble du camp démocrate dans une forme de léthargie fataliste. À commencer par les militants et sympathisants, très majoritairement hostiles à sa candidature dès son annonce début 2023. N’importe quel autre candidat démocrate disposant d’un profil national aurait vraisemblablement suscité un certain enthousiasme. Le projet politique de Kamala Harris reste à définir. Mais la perspective d’une victoire contre Trump suffit, pour l’instant, à provoquer cette « Kamalamania » que certains s’aventurent à comparer à « l’Obamamania » de 2008.

Du Yes we can à l’élection de Trump : le spectre d’Obama

Le premier président afro-américain de l’Histoire des États-Unis n’avait pas suscité un engouement si profond uniquement parce qu’il était jeune, métis et charismatique. Son éloquence s’accompagnait de prises de position annonçant un véritable tournant après huit années de présidence Bush, débutées par le fiasco de la guerre en Irak et achevées par la crise des subprimes. Celles-ci faisaient suite à huit ans de présidence Clinton, où les démocrates avaient peu ou prou appliqué le programme du Parti républicain, en matière de politique économique, sociale ou carcérale.

À l’inverse, Barack Obama s’était fait connaitre du grand public pour son opposition à la guerre en Irak, puis avait fait campagne sur la promesse d’une réforme de l’assurance-maladie et la prise en compte de l’enjeu climatique – entre autres marqueurs susceptibles d’expliquer pourquoi deux millions d’Américains avaient milité pour sa victoire. Un engouement qui avait aussi gagné Wall Street et la Silicon Valley. Les deux grands centres du capitalisme américain avaient abreuvé la campagne d’Obama de dons financiers, s’assurant de sa complaisance une fois élu.

Du point de vue des forces militantes qui avaient fait campagne pour Obama, les deux mandats du président démocrate furent une profonde déception. Wall Street n’eut aucun compte à rendre suite à la crise financière, mais dix millions d’Américains furent expulsés de leur logement. Le grand plan climat ne fut pas soumis au vote du Congrès. La grande réforme de l’assurance-maladie « Obamacare » fut écrite par les lobbyistes de l’industrie pharmaceutique et n’inclut pas la promesse d’une option publique.

Les soldats revenus d’Irak – où l’État islamique finit par prospérer – furent redéployés en Afghanistan. La relance économique votée en début de mandat fut trop timide, précipitant huit années de lente reprise qui débouchèrent sur une explosion des inégalités, des fermetures d’usines et l’élection de Donald Trump. Non seulement la victoire d’Obama ne marqua pas un tournant dans les problèmes de racisme que connaissent les États-Unis, mais après avoir vanté son investiture comme « le jour où le niveau des océans commencera à cesser de monter et la planète à se soigner » à la convention démocrate de 2008, il finira son mandat en se targuant d’avoir présidé à la plus grande hausse de production de pétrole de l’histoire récente…

Sur le plan politique enfin, les années Obama ont été marquées par un recul spectaculaire de la présence du parti démocrate à tous les échelons du pouvoir : perte de majorité aux deux chambres du Congrès, dans de nombreux parlements d’États et perte de nombreux postes de gouverneurs. Ce qui contribuera in fine à une ultra-majorité conservatrice à la Cour suprême.

Le bilan contrasté de Joe Biden et la responsabilité de Kamala Harris

Deux figures majeures du Parti démocrate ont tardé à soutenir officiellement Kamala Harris : Barack Obama et Bernie Sanders. Le premier pour des raisons purement stratégiques : comme beaucoup de cadres du Parti, Obama ne pensait vraisemblablement pas qu’Harris serait la meilleure candidate. Des gouverneurs issus de swing States au bilan solide auraient constitué de meilleures options. Dans son communiqué initial, l’ancien président avait évité de mentionner Harris et appelé implicitement à un processus de désignation aussi ouvert et démocratique que possible. Mais le fait que Joe Biden ait soutenu la candidature de Harris a enclenché une dynamique insurmontable.

Bernie Sanders, quant à lui, a refusé d’appuyer officiellement Harris pendant plus longtemps. Il espérait monnayer son soutien officiel contre le même type d’engagement programmatique qu’il avait obtenu de Biden. Promesses qui faisaient suite à une collaboration plus fructueuse qu’espérée.

En matière de politique intérieure, Biden a fait beaucoup plus en trois ans que son ancien patron en huit. Surtout, il a tenté de tourner la page du néolibéralisme, pour revenir à une forme de keynésianisme et dirigisme économique en rupture avec quarante ans de politiques économiques. Que l’on pense simplement à la grande loi « Chips Act », conçue pour rapatrier la production de composantes électroniques sur le territoire, au plan d’investissements dans les infrastructures et à la loi climat qui favorise, par différents mécanismes protectionnistes, le développement d’une industrie verte sur le territoire américain – au grand dam des Européens.

Dès l’annonce de sa candidature, Harris a reçu le soutien de pontes de la Silicon Valley. En échange : le limogeage de Lina Khan, la présidente de la Federal Trade Commission qui engage des actions judiciaires contre les pratiques monopolistiques des géants de la tech

Non seulement Joe Biden assume une forme de protectionnisme, mais il peut également se targuer de certaines victoires non négligeables contre les classes dominantes, via la mise en place d’impôts sur les grandes entreprises et les plus riches, tout en rognant les profits de l’industrie pharmaceutique par le plafonnement du prix de certains médicaments. Sa politique pro-syndicale a été marquée par un symbole fort : Joe Biden fut le premier président américain à se rendre sur un piquet de grève. Un geste qui s’inscrit dans une politique de hausse des salaires et du pouvoir d’achat, qui se reflète dans la nomination de Lina Khan à la tête de la Federal Trade Commission (FTC, l’agence fédérale en charge de protéger les consommateurs par l’application des lois antitrusts).

Pourtant, ces incontestables succès n’ont pas débouché sur une amélioration significative du niveau de vie de la majorité des Américains. Ces mesures, dont les limites sont évidentes, restent trop timides face aux fractures béantes qui traversent la société américaine. Et leurs effets sont contrebalancés par la conjoncture économique marquée par l’inflation, la hausse du prix de l’énergie, la stagnation de la productivité et une crise du logement de plus en plus intense.

La question se pose donc de savoir si Kamala Harris va tenter de poursuivre la voie tracée par Joe Biden ou si, davantage captive des intérêts financiers à l’instar de Barack Obama, elle en reviendra aux politiques néolibérales traditionnelles.

La candidate qu’appréciaient les grands argentiers démocrates

En 2020, les milieux financiers avaient salué la nomination de Kamala Harris à la Vice-présidence des États-Unis. Le Wall Street Journal titrait «  l’enthousiasme de Wall Street indique qu’elle estime que les réformes financières ne seront pas une priorité de cette administration » et notait que « Biden semble avoir réussi à contenir l’aile gauche de son parti ». La sénatrice de Californie revenait de loin. Candidate malheureuse aux primaires démocrates de 2020, elle avait abandonné la course suite à des sondages désastreux, qui la donnaient à moins de 3%. Cet échec cuisant, en dépit d’une campagne confortablement financée, qui comptait de nombreux anciens membres des équipes Clinton, et soutenue par de nombreux médias, s’expliquait par les problèmes inhérents à Harris elle-même. Ses tentatives de triangulation malheureuses, ses difficultés à prendre une position et s’y tenir, son inaptitude patente à diriger une équipe et son bilan très droitier lorsqu’elle était procureur général de Californie avaient contribué à alimenter la perception d’une politicienne opportuniste et dépourvue d’ossature idéologique.

C’est Joe Biden qui avait sauvé sa carrière politique en la choisissant comme colistière. Une décision quelque peu contrainte par l’engagement pris – pour mettre en difficulté son concurrent Bernie Sanders – de prendre une femme comme vice-présidente. Harris incarnait un compromis entre les profils jugés trop à droite et la progressiste Elizabeth Warren. La sénatrice de Californie avait aussi pour elle sa proximité avec les réseaux financiers, en particulier dans la Silicon Valley.

De même, Biden l’a quelque peu imposée comme successeur lorsqu’il a jeté l’éponge. Selon certaines informations publiées par la presse américaine, cette décision aurait été partiellement motivée par un désir de revanche contre les cadres du Parti démocrate (Obama, Pelosi, Schummer) qui l’avait poussé à renoncer, mais en préférant un processus de désignation plus ouvert, potentiellement à la Convention du parti. Biden lui-même doit son accession à la Maison-Blanche à une suite d’évènements fortuits : le ralliement de dernière minute des cadres du parti derrière sa candidature pour battre Bernie Sanders (alors qu’Obama lui avait déconseillé de se présenter et avait soutenu d’autres candidats en privé) et la crise Covid, qui avaient précipité la défaite sur le fil de Donald Trump tout en lui fournissant un alibi pour faire campagne depuis son domicile.

Le parcours de Kamala Harris doit davantage au hasard qu’au talent – contrairement à celui de Barack Obama, qui avait triomphé de la machine Clinton aux primaires avant de remporter deux présidentielles de suite. Harris est davantage tributaire des grands donateurs du Parti démocrate et des tractations internes avec les cadres que de la base électorale du parti. Dès l’annonce de sa candidature, elle a reçu le soutien de milliardaires californiens comptant parmi les pontes de la Silicon Valley. Reid Hoffman ne s’est pas contenté de contribuer à hauteur de 17 millions de dollars, il a également exigé que Harris limoge Lina Khan, la présidente de la FTC qui engage de nombreuses actions judiciaires contre les pratiques monopolistiques des GAFAM et souhaite réguler le secteur de la tech

Kamala Harris est également liée, via son entourage, à l’entreprise Uber. Son beau-frère siège au conseil d’administration et sa campagne a recruté David Plouffe, ancien stratège d’Obama et lobbyiste en chef d’Uber. À ces liens s’ajoute son bilan mitigé en tant que Procureur général de la Californie, où elle avait refusé de poursuivre les organismes financiers ayant eu des comportements frauduleux pendant la crise des subprimes.

Or, depuis qu’elle est promise à un rôle national, Harris a renoncé à de nombreuses promesses et engagements. Lorsqu’elle était sénatrice puis candidate aux primaires démocrates de 2020, elle avait défendu le projet de loi de nationalisation de l’assurance maladie (Medicare for all), soutenu l’idée d’une garantie à l’emploi fédéral (Federal job guarantee) et s’était prononcée contre le fracturation hydraulique. Ces renoncements peuvent être interprétés comme des calculs politiques pour recentrer son image, ou l’abandon de promesses qu’elle ne comptait pas tenir, en dépit des arguments convaincants qu’elle avait pu dérouler à l’époque pour les défendre.

Sur l’épineuse question du soutien à Israël, Harris prend ses distances avec Biden en matière de rhétorique mais ne remet nullement en cause sa ligne diplomatique. Elle a ainsi exclu de suspendre l’aide militaire, acceptant de soutenir ce que l’ONU estime être un génocide en cours. Et ce, dans le contexte où l’ONG israélienne Bet’selem a apporté la preuve de l’existence de centres de torture où les prisonniers palestiniens sont régulièrement violés

Absence de colonne vertébrale idéologique et proximité à l’égard des intérêts financiers : Harris ne semble pas mal partie pour emprunter le même chemin désastreux que Barack Obama.

Tim Walz, l’incarnation de l’espoir progressiste sur le « ticket » démocrate

La sélection de son colistier était le premier (et seul) grand choix à faire d’ici l’élection. Comme Obama, pour « équilibrer le ticket », Harris a voulu faire équipe avec un homme blanc issu d’un État rural. Le parti démocrate peut s’enorgueillir de compter plusieurs gouverneurs populaires élus dans des États du Midwest. La logique aurait voulu que Harris sélectionne Josh Shapiro, charismatique gouverneur de l’État décisif de Pennsylvanie.

Les milieux patronaux et la presse poussaient en sa faveur. Pourtant, Harris a créé la surprise en sélectionnant le gouverneur du Minnesota, Tim Walz, bien plus progressiste. La gauche démocrate, les grands syndicats ouvriers et d’instituteurs ont mené une campagne-éclair en faveur de sa candidature. La décision a tenu à peu de choses, mais Harris a surpris tout le monde en optant pour Walz.

Le gouverneur n’est pas seulement l’archétype du père de famille du Midwest : il fait partie des rares politiciens à ne pas être diplômé en droit et à venir de la working class. Outre son empathie affichée pour le monde rural et son profil atypique (adepte de la pêche, il est un ancien entraineur de football, instituteur et réserviste), il peut se vanter de l’un des bilans les plus à gauche du pays en tant que gouverneur. Il a par exemple instauré des congés parentaux et une cantine scolaire gratuite au Minnesota. Un bilan qu’il défend avec délectation lorsque la droite trumpiste l’accuse d’être un dangereux communiste…

En cas de victoire en novembre, ce qui est loin d’être acquis, il pourrait être un élément déterminant pour éviter à Kamala Harris de tomber dans les mêmes travers que Barack Obama. C’est du moins l’espoir nourri par la gauche démocrate, désormais rallié à la candidature de Harris…

Le retrait de Joe Biden sauvera-t-il le Parti démocrate ?

Biden Harris Le vent se lève

Le retrait de Joe Biden est-elle une bonne nouvelle pour le Parti démocrate ? Au-delà de son âge, le candidat avait abandonné ce qui avait permis le succès de sa campagne quatre ans plus tôt : la défense d’un programme politique de redistribution. Celui-ci avait permis, en 2020, la mobilisation de la base militante et de l’aile progressiste du Parti démocrate. En 2024, Joe Biden avait renoué avec une stratégie plus traditionnelle, focalisée sur la dénonciation du danger trumpiste, et centrée sur les classes moyennes. Une voie dont Kamala Harris ne déviera sans doute pas, et qui rappelle tristement celle empruntée par Hillary Clinton en 2016…

La dynamique en faveur de l’éviction de Joe Biden s’était renforcée parmi les démocrates au vu des mauvais sondages qui avaient fait suite à sa prestation ratée lors du dernier débat avec Donald Trump. La tentative d’assassinat contre ce dernier ayant fait exploser sa popularité, le retrait de Biden s’imposait. La succession de Kamala Harris est-elle pour autant une bonne nouvelle pour les démocrates ?

Le retrait de Joe Biden aurait pu être l’occasion, pour le Parti démocrate, de faire son aggiornamento sur la direction dans laquelle il l’avait entraîné au cours des dix-huit derniers mois. D’autant que ces deux dernières années étaient riches en enseignement quant aux stratégies efficaces et perdantes.

La stratégie du barrage au trumpisme, qui avait prévalu en 2016, consistait à répéter aux électeurs qu’il n’y avait pas d’alternative entre le Parti démocrate et le chaos. Elle a manifestement échoué. En 2020, une stratégie alternative avait été couronnée de succès : il s’agissait de faire cause commune avec les progressistes afin de proposer un programme ambitieux en matière sociale favorable aux classes populaires.

D’innombrables facteurs ont bien sûr joué dans les deux résultats – notamment l’impopularité de Trump, l’indignation et la lassitude que sa présidence chaotique avait suscitées. Mais comme de nombreux commentateurs l’ont souligné à l’époque et depuis, les efforts de Joe Biden – sans commune mesure avec ceux de Hillary Clinton – pour séduire les progressistes et unifier le parti ont permis de rassurer les sceptiques, de dynamiser les électeurs progressistes et les classes populaires et de motiver les militants de base à faire du porte-à-porte. Joe Biden avait ainsi offert un contrepoids à la stratégie cynique de Donald Trump consistant à dégeler des aides sociales éphémères et à effectuer des injections monétaires de dernière minute – qui lui ont cependant permis d’obtenir des résultats finaux assez surprenants.

Pourtant, quand bien même ces événements se sont déroulés il y a tout juste quatre ans – et quand bien même il s’agissait de leur propre stratégie gagnante – Joe Biden et son camp ont inexplicablement décidé de réitérer la stratégie de 2016.

Le jour de sa démission, le candidat Biden n’avait toujours pas de programme politique ; lors de ses apparitions publiques ou sur son site Internet, c’est à peine s’il mentionnait ce qu’il comptait accomplir au cours de son second mandat. Il semblait avoir renoncé aux propositions populaires qu’il avait échoué à imposer, comme la gratuité de l’enseignement supérieur ou l’abaissement de l’âge d’éligibilité à l’assurance-maladie. Face aux préoccupations croissantes des Américains, le président et son entourage ont simplement refusé de prendre au sérieux leurs inquiétudes.

Selon plusieurs sources, il s’agirait d’un choix délibéré de Biden et de ses conseillers, convaincus qu’il leur suffisait de ressasser que Donald Trump représente une menace pour gagner en novembre – même si cette approche a vu Joe Biden constamment distancé dans les sondages, malgré la condamnation pénale de l’ancien président et ses projets de plus en plus fous en vue d’un second mandat. Joe Biden et son équipe attendaient-ils que de bonnes nouvelles tombent du ciel – comme un hypothétique abaissement des taux de la FED – pour inverser les courbes ?

Pire encore : c’est vers les électeurs les plus conservateurs que Joe Biden avait manifestement décidé de se tourner, partant du principe que les électeurs de gauche n’auraient d’autres choix que de lui donner leur suffrage.

Cette année, Joe Biden a arraché deux victoires politiques, pour lesquelles il a remué ciel et terre : Les deux principaux combats politiques qu’il a arrachés cette année – remuant ciel et terre – ont été une nouvelle restriction du droit d’asile et l’affectation de 100 milliards de dollars à des guerres à l’étranger – après avoir depuis longtemps rompu avec son vœu d’une « politique étrangère en faveur de la classe moyenne ». Ces mesures ne l’ont manifestement pas aidé à gagner la confiance des électeurs républicains et, dans le cas de la guerre hautement impopulaire contre Gaza, elles ont déchiré son parti – et provoqué des levers de boucliers de la part d’un large éventail d’électeurs autrement fidèles aux démocrates.

Écarter le candidat Biden de l’équation permettra-il le retour à une stratégie similaire à celle de 2020 ? Cela nécessiterait de s’appuyer sur un programme audacieux, qui mettrait l’accent sur la lutte contre la précarisation économique dont souffrent les Américains. Le travail est déjà pré-mâché : il suffirait aux démocrates de défendre les idées les plus populaires que Biden a abandonnées après 2021 : salaire minimum à 15 dollars, programme universel d’éducation préscolaire, subventions pour la garde d’enfants, formule d’assurance maladie publique, dont il a d’ailleurs cessé de parler depuis son élection. La question du logement, préoccupation majeure pour les jeunes électeurs démocrates, pourrait constituer un axe stratégie central – l’occasion de défendre des mesures de plafonnement national des loyers, comme l’a proposé Bernie Sanders en 2020. Ce sont de telles mesures qui ont permis à Claudia Scheinbaum, successeur du président mexicain d’Andrés Manuel López Obrador (« AMLO ») de remporter une victoire écrasante lors du premier tour des dernières élections.

Plus urgent encore peut-être : un changement radical de cap sur la question de Gaza pourrait relancer la dynamique en faveur des démocrates. La politique israélienne du camp Biden – soutien inconditionnel à l’État d’Israël – s’est avérée catastrophique sur le plan électoral. Outre qu’il est devenu une figure détestée dans une partie de l’opinion publique – au point d’être physiquement empêché de faire campagne sur les campus universitaires -, le conflit menace d’éclater à tout moment en une guerre régionale calamiteuse, qui pourrait entraîner les États-Unis vers une énième confrontation militaire, que la majorité des Américains ne souhaitent pas. Au successeur de Joe Biden revient la lourde tâche d’éviter un nouveau bourbier au Moyen-Orient, et de laver l’honneur des démocrates sur la question palestinienne.

Un changement de cap improbable si l’on considère le curriculum de Kamala Harris – sauf si la force des choses contraint les démocrates à renouer avec une stratégie victorieuse ?

Prop 22 : 200 millions de dollars pour graver l’uberisation dans le marbre

A bord d’un VTC. © Dan Gold

En parallèle de la campagne présidentielle américaine, Uber et ses alliés ont dépensé plus de 200 millions de dollars pour faire passer la Proposition 22 en Californie, qui prive de protections légales les travailleurs des plateformes. Ce référendum, le plus cher de l’histoire américaine, illustre le caractère ploutocratique du système américain et la volonté de la Silicon Valley de généraliser l’uberisation. Article de notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.


Mardi 3 novembre, jour de l’élection américaine, les électeurs californiens ont adopté la proposition 22, une mesure soutenue par les entreprises de « l’économie de plateforme » qui les dispense de considérer leurs quelque trois cent mille travailleurs comme employés. Pire, la proposition 22 stipule aussi en petits caractères que la mesure ne peut être modifiée qu’avec l’approbation des sept huitièmes du Parlement de l’État, rendant l’annulation de la loi quasi-impossible.

Le succès de cette mesure est un jalon dans l’histoire du gouvernement des riches. Pour ceux qui en doutait encore, le succès de la proposition 22 prouve que les capitalistes peuvent écrire leurs propres lois. Et toutes les entreprises américaines l’ont bien noté.

Un cartel d’entreprises, comprenant notamment Uber, Lyft, DoorDash, Postmates et Instacart (des entreprises de livraison à domicile ou de VTC, ndlr), a consacré 205 millions de dollars à la campagne « Oui à la proposition 22 » pour faire passer cette législation qui les exempte des exigences du droit du travail en matière de soins de santé, d’assurance chômage, de sûreté des conditions de travail et d’autres avantages (y compris potentiellement les indemnités pour accident du travail, comme les prestations de décès). Les opposants à la proposition 22, en grande partie des syndicats et des organisations de travailleurs, ont eux dépensé 20 millions de dollars, soit dix fois moins que leurs adversaires.

Les partisans de la proposition ont bombardé les Californiens de mails, de publicités trompeuses et de notifications dans leurs applications avant le vote. Comme le rapporte le Los Angeles Times, Yes on Prop 22 a dépensé près de 630 000 dollars par jour : « Dans un mois donné, cela représente plus d’argent que tout un cycle électoral de collecte de fonds dans 49 des 53 circonscriptions à la Chambre des représentants en Californie. » En plus d’engager dix-neuf sociétés de relations publiques, dont certaines se sont fait un nom en travaillant pour l’industrie du tabac, Uber et ses alliés se sont cyniquement présentés en faveur de la lutte contre les discriminations en faisant un don de 85 000 dollars à une société de conseils dirigée par Alice Huffman, la directrice de la NAACP de Californie (National Association for the Advancement of Colored People, une organisation majeure du mouvement des droits civiques, ndlr). Un geste obscène tant la mesure va encore davantage appauvrir les chauffeurs et livreurs, dont la majorité sont des personnes de couleur. Ce véritable déluge d’argent fait de la Proposition 22 non seulement le référendum le plus cher de l’histoire de la Californie, mais aussi de l’histoire des États-Unis.

L’essentiel de la mesure consiste à exempter les entreprises de l’économie de plateforme de l’Assembly Bill 5, une loi de l’État qui oblige les entreprises à accorder aux travailleurs le statut d’employé sur la base du « test ABC ». Énoncée dans l’affaire Dynamex de la Cour suprême de Californie, la norme ABC stipule qu’un travailleur est un employé, plutôt qu’un entrepreneur indépendant, « si son travail fait partie de l’activité principale d’une entreprise, si les patrons décident de la manière dont le travail est effectué ou si le travailleur n’a pas établi un commerce ou une entreprise indépendante ». Malgré l’insistance des cadres des entreprises du numérique à considérer leurs entreprises comme de simples plateformes plutôt que comme des employeurs, les chauffeurs et livreurs de ces entreprises passent clairement le test ABC, ce qui a entraîné cette course pour créer une exemption.

Si ces entreprises étaient tenues de respecter le droit du travail, elles couleraient.

Si les entreprises de l’économie de plateforme étaient prêtes à débourser tant d’argent pour obtenir cette exemption, c’est bien car il s’agit d’une question existentielle pour leur business model. Aucune de ces entreprises ne réalise de bénéfices. Uber a perdu 4,7 milliards de dollars au cours du premier semestre 2020. Tout leur modèle économique est basé sur un arbitrage du travail, c’est-à-dire la recherche du travail le moins cher : ces firmes ne seront pas rentables tant qu’elles ne pourront pas adopter une technologie qui automatise le travail des conducteurs, ce qui signifie qu’elles ne seront jamais rentables, étant donné que cette technologie est loin d’être fonctionnelle. Mais en attendant, elles opèrent à perte, subventionnées par les fonds de pension et les spéculateurs, en se soustrayant à la responsabilité et au risque qui accompagnent le statut d’employeur. Le lendemain du vote, Uber a vu ses actions augmenter de 9 %, tandis que Lyft progressait de 12 %.

Si ces entreprises étaient tenues de respecter le droit du travail, elles couleraient. Par exemple, comme le rapporte le magazine Prospect, le refus d’Uber et de Lyft de verser des cotisations à la caisse d’assurance chômage de Californie a permis à ces entreprises d’économiser 413 millions de dollars depuis 2014. Au lieu de payer pour les avantages et les protections que la loi impose, ces entreprises ne seront désormais tenues que d’offrir des avantages limités et un salaire qui s’élève à 5,64 dollars de l’heure, au lieu des 13 dollars de l’heure prévus par la loi sur le salaire minimum de l’État, selon des chercheurs du Centre du travail de l’Université de Berkeley.

Certes, il y a des raisons de penser que même cette victoire historique ne suffira pas à sauver Uber et ses concurrents. L’entreprise, devenue le parasite le plus célèbre de l’économie de plateforme, est confrontée à une forte opposition à travers les États-Unis et dans le monde entier. Partout, les gouvernements se battent pour obliger Uber à régler des milliards de dollars d’impôts impayés. Une grève en 2019, le jour de l’introduction en bourse de la société, a été suivie des actions de travailleurs au Brésil, au Mexique, au Chili, en Argentine et en Équateur. En outre, « Uber perd des procès en France, en Grande-Bretagne, au Canada et en Italie, où les hautes cours ont soit statué que ses chauffeurs sont des employés, soit ouvert la porte à des procès les reclassant comme tels ».

Ainsi, même si les partisans de la proposition 22 voient l’étau se resserrer, leur quête pour se soustraire à leur responsabilité envers les travailleurs n’est pas unique aux entreprises de l’économie de plateforme. Quoi qu’il arrive à Uber et consorts, les innombrables chauffeurs qui dépendent actuellement de leurs algorithmes pour payer leur loyer risquent d’en faire les frais. L’industrie technologique est unie par son fondement dans l’arbitrage du travail et l’exploitation des lacunes juridiques. N’est-ce pas le prix à payer pour l’innovation ? Et cela ne concerne pas seulement les travailleurs à bas salaires : la majorité des effectifs de Google, qui emploie une majorité des cols blancs, est composée d’entrepreneurs indépendants. Voici l’avenir du travail pour nous tous si la Silicon Valley a son mot à dire.

La majorité des effectifs de Google, qui emploie une majorité des cols blancs, est composée d’entrepreneurs indépendants. Voici l’avenir du travail pour nous tous si la Silicon Valley a son mot à dire.

La création d’une nouvelle catégorie de travailleurs dont aucune entreprise n’est tenue de respecter les droits durement acquis ne restera pas non plus réservée aux serfs californiens de l’économie de plateforme. Depuis le succès de la Proposition 22, les dirigeants des entreprises victorieuses ont annoncé leur intention d’exporter ce modèle au niveau fédéral. « Maintenant, nous nous tournons vers l’avenir et vers le pays tout entier, prêts à défendre de nouvelles structures de prestations qui soient portables, proportionnelles et flexibles », a déclaré le PDG de DoorDash, Tony Xu, peu après l’adoption du vote. Lyft a envoyé un courriel de célébration, qualifiant la loi de « pas révolutionnaire vers la création d’une « troisième voie » qui reconnaît les travailleurs indépendants aux États-Unis ». « La proposition 22 représente l’avenir du travail dans une économie de plus en plus axée sur la technologie », proclame quant à lui le site Yes on Prop 22.

La volonté de ces entreprises de transformer l’essai en passant un texte similaire au niveau fédéral rencontre peu d’opposition parmi les élus. Ces entreprises ont lancé leur offensive dans le propre district de Nancy Pelosi, la leader démocrate de la Chambre des Représentants, qui n’est guère mobilisée contre. Certes, Joe Biden et Kamala Harris disent s’opposer à la proposition 22. Mais Joe Biden a-t-il jamais pris la peine de se battre pour les droits des travailleurs, si ce n’est pour une photo de campagne ? Quant à Kamala Harris, elle a des liens sans précédent avec la Silicon Valley, y compris au niveau familial : Tony West, son beau-frère, haut fonctionnaire de l’administration Obama, a effectué un travail juridique pour des entreprises de l’économie de plateforme.

Personne ne viendra sauver les travailleurs. L’avenir dépend de la capacité de ces derniers à s’organiser pour défendre leurs droits, alors même que le capital déploie des montants presque infinis pour les empêcher de réussir. L’unité entre les travailleurs, syndiqués ou non, employés ou entrepreneurs indépendants, n’a jamais été aussi urgente. Si l’on en croit la proposition 22, l’avenir de la démocratie, même limitée, encore exercée aux États-Unis en dépend.

À Détroit, l’éveil de la gauche américaine

© T. Grimonprez pour Le Vent Se Lève.

La primaire démocrate entre dans une phase d’accélération. Dans ce contexte, il est intéressant de se pencher sur les militants de Détroit dans le Michigan. Leur réaction à la tenue d’un débat télévisé entre candidats en plein cœur de l’été donne des clés utiles. Elles permettent de comprendre où en est la gauche américaine. Loin de se résigner à un deuxième mandat de Trump elle n’a cependant pas encore dépassé ses nombreuses contradictions.


11 heures, le 29 juillet à Détroit, Michigan. Une poignée de militants se tient devant la Cour de Justice pour réclamer la libération d’Ali al-Sadoon. Ce jeune père de famille irakien a été arrêté par la police fédérale quatre jours plus tôt. Il vit pourtant aux États-Unis depuis l’âge de sept ans. L’arrestation est motivée par un cambriolage survenu six ans auparavant. Un délit pour lequel il a déjà payé le prix fort : cinq ans de prison. Il venait à peine de retrouver ses enfants au sortir de la prison qu’il s’est vu convoqué par les services de l’immigration.

La politique migratoire ulcère les militants mais ne mobilise pas…

La chasse aux exilés est ouverte depuis des années aux États-Unis. 2,5 millions de personnes avaient été expulsées sous Obama, y compris le frère d’Ali al-Sadoon dont la famille est sans nouvelles après qu’il a été ramené de force en Irak il y a quatre ans. Mais la pression s’est intensifiée sous l’ère Trump et les cas comme celui-ci se multiplient. Dans le même temps cette situation a largement aidé à motiver les militants de Détroit. Ils se mobilisent pour protester contre les expulsions presque quotidiennes dans cette ville. Détroit accueille en effet la plus grosse communauté américaine issue du Proche-Orient.

Ils sont une bonne dizaine de militants rassemblés l’après-midi pour s’opposer à la nomination de Aaron Hull dans leur ville. Ce dernier est le nouveau responsable des douanes et de la sécurité sur la frontière américano-canadienne. Cette nomination est en réalité une mise au placard, dans une ville plus calme, de celui qui fut à la tête des services d’immigration de la ville d’El Paso (Texas). Hull s’est rendu tristement célèbre pour les conditions déplorables dans lesquelles étaient détenues les personnes sous sa garde. Des journalistes ont rapporté qu’il remplissait des cellules à plus de cinq fois leur capacité, et que des enfants étaient laissés sous la surveillance de mineurs, sans lits et sans vêtements propres. Autant dire que les militants locaux n’apprécient pas la venue d’un tel personnage. Ils se tiennent donc face à son bureau, au moment même où il prend ses fonctions, avec des panneaux appelant à sa démission. Certaines voitures marquent leur soutien en klaxonnant.

La question migratoire rassemble des soutiens assez divers. On trouve des militants masqués, arborant des symboles antifascistes. L’un d’eux explique qu’il ne se reconnaît pas entièrement dans cette étiquette mais qu’il a endossé le costume à cause de l’hostilité que Trump a manifesté pour ce groupe. Le masque est venu naturellement depuis que la mairie a décidé de tester un système de reconnaissance faciale (réputé pratiquer du profilage racial) et ne dénote pas non plus une appartenance politique. Ce type de technologie, employée par le FBI, par les services d’immigration et par de plus en plus de municipalités, suscite des inquiétudes croissantes.

Les militants de “By Any Means Necessary” s’entretiennent avec les journalistes de Fox 2 (la déclinaison locale de Fox News). Une militante tient un panneau “Défendez vos voisins ! Expulsez ICE ! Par tous les moyens nécessaires”.© T. Grimonprez pour LVSL.

Les autres militants présents appartiennent pour la plupart au groupe By any means necessary. Signifiant « Par tous les moyens nécessaires », leur nom est inspiré d’une phrase célèbre de Malcolm X. Emily, une jeune militante de cette organisation, s’est engagée pour défendre l’accès à une assurance santé pour tous (une promesse de campagne de Sanders) étant concernée au premier chef par cet enjeu en tant que personne handicapée. Elle a ensuite diversifié ses revendications au fur et à mesure qu’elle s’engageait. Tous comptent bien sûr porter leurs revendications auprès des candidats démocrates qui doivent débattre dans la ville le lendemain devant les télévisions de tous le pays.

« Sous la direction d’une administration non-élue, un empoisonnement massif au plomb a touché plusieurs milliers d’habitants de Flint, affectant notamment le développement cérébral des enfants. »

By any means necessary compte dans ses rangs des Latinos, des Américains d’origine irakienne et des blancs. Mais on y compte assez peu de noirs dans une ville au sein de laquelle ils représentent 82% des habitants. Quand on lui en fait la remarque, Stephen Boyle (à gauche sur la photo), un vétéran d’Occupy Wall Street – Detroit, explique que la communication n’est pas toujours facile entre les organisations à majorité blanche et la communauté noire de Détroit. Celle-ci a sa propre tradition militante et ses propres organisations, plus concernées par les questions de violences policières que d’immigration.

Des liens existent néanmoins et le militant grisonnant est présent le lendemain après-midi avec une poignée de jeunes, dont une majorité de Noirs, au lancement de la première marche des gilets jaunes de Détroit.

Naissance des gilets jaunes de Détroit

Le rassemblement est organisé par Meeko A. Williams. Un jeune activiste noir principalement engagé dans le problème de l’accès à l’eau potable qui a co-créé l’association Hydrate Detroit (« Hydratons Détroit »). Ce problème, dans une ville où le chômage conduit de nombreuses familles sans ressources à se voir couper l’eau courante, est en effet éminemment politique.

Pourtant, la situation pourrait être pire encore. La ville voisine de Flint s’est retrouvée en 2012 sous l’autorité d’une administration non-élue, suite à son endettement record après la crise des subprimes. Sous sa direction et celle de l’ancien-maire, un empoisonnement massif au plomb a touché plusieurs milliers d’habitants de Flint, dû à l’usage de la rivière polluée qui coulait à travers la ville pour l’alimentation en eau. Cet empoisonnement a notamment affecté le développement cérébral des enfants.

Si la crise a beaucoup fait parler d’elle, on oublie qu’elle n’est toujours pas résolue. Peu de personnes mentionnent également le rôle de l’entreprise General Motors qui, non contente d’être en partie responsable de la pollution de la rivière par sa production, obtint de la municipalité qu’elle cesse de l’alimenter avec l’eau de la rivière de Flint… car celle-ci corrodait les voitures sur les lignes d’assemblage. Personne n’a alors pensé que ce qui n’était pas bon pour les carrosseries pouvait ne pas être bon pour la consommation par des êtres humains.

Les gilets jaunes marchent pendant une demi-heure et interpellent les (rares1) passants. Sur la QLine, un monorail qui dessert le centre-ville et lui seul et qui a coûté des sommes faramineuses. Sur l’énorme complexe commercial construit autour d’un Little Cesar (une chaîne de pizza) avec de l’argent destiné aux écoles. Sur tous ces investissements faits par une municipalité proche des milieux d’affaires qui cherche à revitaliser la ville en développant son CBD2 et en attirant de nouvelles populations dans le centre-ville.

À l’opposé de ce que les habitants eux-mêmes ont fait pour contrer le déclin de Détroit, à savoir développer de nouvelles solidarités à travers les jardins communautaires, des projets collectifs, la réhabilitation de maisons délabrées sous forme de squats occupés par des associations ou des particuliers, etc.

À Détroit les jardins communautaires sont devenus le symbole d’une résilience locale et de l’entraide. Nulle part ailleurs aux États-Unis l’attachement à une ville – pourtant à moitié en ruines – n’est aussi perceptible chez ses habitants. © T. Grimonprez pour LVSL.

La marche est joyeuse. Meeko crie dans son mégaphone “Impeach the Peach” (“Démissionnez la pêche” : une référence à la carnation particulière de Donald Trump et aux velléités de certains démocrates – désormais sur le point de se réaliser – d’employer contre lui la procédure d’Impeachment). Mais le cortège est interrompu lors de son arrivée en centre-ville par un barrage de police. S’engage une altercation virulente avec des policiers calmes mais méprisants. Sûrs de leur force mais néanmoins désireux d’éviter un scandale à trente mètre du stade, dans lequel les candidats à la primaire démocrate commencent à arriver.

Les relations avec la police locale restent tendues malgré la présence d’une majorité de noirs dans ses rangs. Une militante filme la scène alors qu’un autre demande au nom de quoi on lui interdit l’accès à une rue de sa ville pour un événement organisé par une chaîne privée (CNN). La tension monte mais le cortège se disperse finalement et tente de contourner le dispositif pour rejoindre le centre-ville.

DSA et TYT : Deux organisations et deux conceptions de la lutte

Déjà les autres cortèges approchent de l’esplanade sur laquelle les télévisions ont installé leur plateau, devant le stade des Tigers de Détroit (l’équipe de baseball locale). Les premiers à arriver sont les démocrates-socialistes du DSA avec leurs banderoles rouges représentant une poignée de main (symbolisant le dépassement des clivages liés à la couleur de la peau par l’alliance de tous les travailleurs) au creux de laquelle pousse la rose socialiste. Si l’esthétique des bannières est vintage, les slogans sont à l’ordre du jour et appellent au Green New Deal. Le climat politique américain fait du DSA un parti beaucoup plus radical que les sociaux-démocrates européens ; le parti se réclame toujours du marxisme. Certains de ses membres arborent le foulard et les lunettes des black-blocs en même temps que le t-shirt rouge. D’autres ont un look plus conventionnel.

Les Démocrates-Socialistes de Détroit défilent sous des banderoles “Un monde meilleur est possible” et “Le capitalisme ne marche pas / ne travaille pas [ndt : jeu de mot sur ‘working’ qui signifie ‘travailler’ – par opposition au capital – autant que ‘marcher’ dans le sens de fonctionner]”. © T. Grimonprez pour LVSL.
Le DSA a de bonnes raisons de se sentir fort. Sa figure de proue est Alexandria Ocasio-Cortez, élue sous l’étiquette démocrate mais issue de ses rangs, le parti autorisant la double appartenance. À la tête du Squad, un groupe d’élues de couleur aux tendances radicales, elle est la personnalité émergente la plus influente du pays. Avant même qu’elle n’attire à elle la lumière, le parti avait largement bénéficié de la remise au goût du jour de l’étiquette “socialiste” par Bernie Sanders pendant la primaire de 2015-2016. Le DSA ne comptait ainsi que 6 500 membres en 2016 contre presque 50 000 aujourd’hui.

« Le DSA ne comptait ainsi que 6 500 membres en 2016 contre presque 50 000 aujourd’hui. Cette fois encore ils soutiennent Bernie Sanders.»

Cette fois encore ils soutiennent Bernie Sanders lors de la primaire Démocrate. Ils considèrent le vieux sénateur comme leur meilleure chance d’avancer leurs idées sur l’échiquier politique américain. Par ailleurs, son projet d’assurance santé universelle (Medicare for all) représente pour eux une avancée pour les droits des travailleurs. Leur stratégie consiste en effet à créer un contexte favorable au basculement des États-Unis vers le socialisme démocratique qu’ils appellent de leurs vœux.

Mais le DSA n’incarne pas à lui tout seul la gauche américaine actuelle. De l’autre côté du Grand Circus Park (qui incidemment avait accueilli Occupy Wall Street Detroit en 2011) se rassemblent les Young Turks. Derrière ce nom se cache en réalité un ensemble de chaînes présentes sur internet défendant des idées progressistes et anti-establishment. Un équivalent indépendant du Média. Depuis que son charismatique fondateur et principal présentateur Cenk Uygur a lancé la Progressive Economic Pledge campaign (une sorte de charte de gauche), la TYT Army (comme ils s’appellent) se comporte de plus en plus en organisation politique. Aux banderoles maisons du DSA s’ajoutent donc leurs pancartes en papier glacé généreusement distribuées au public. Le style diffère mais les slogans sont les mêmes : “Green New Deal”, “Higher Wages” (“Des salaires plus haut”), “Medicare for all”, “Free College for all” (“Université gratuites”) et “End private campaign financing” (“Mettez fin au financement privé des campagnes politiques”). Tout comme le DSA leurs égéries ont pour nom Ocasio Cortez et Sanders.

Cenk Uygur prend la parole : “Nous avons deux candidats progressistes”. The Young Turks défendent autant Sanders (socialiste) que Warren (interventionniste). © T. Grimonprez pour LVSL.

Pourtant quand Cenk Uygur se perche sur le socle d’une statue et prend la parole une différence commence à apparaître. “J’adore que pour la première fois dans ma vie il n’y ait non pas un mais deux candidats progressistes et qu’ils mènent tous deux la course [pour la primaire]”. Uygur fait référence à Bernie Sanders mais aussi à Elizabeth Warren. Cette dernière a souscrit aux cinq points de son programme (ci-dessus) mais n’en demeure pas moins une défenseure avouée d’un système capitaliste modéré. Le TYT soutient ces deux candidats. Le SDA au contraire ne soutient personne à la droite de Sanders. Nonobstant les différences les deux groupes se rassemblent pour crier leurs slogans ensemble. Ils espèrent être entendus jusqu’au stade où le débat s’apprête à débuter.

Le SEIU : figure de proue d’un syndicalisme en pleine renaissance

Survient alors un troisième acteur, numériquement le plus important, le SEIU : Service Employees International Union (Union Internationale des Employés des Services). Un immense cortège de plusieurs milliers de personnes, le seul à être majoritairement noir, rejoint le parc. Ils brandissent des bannières à leurs couleurs, celles de “l’océan violet”, réclamant “des syndicats pour tous”. Mais aussi d’immense panneaux verts en forme de poings levés disant “Nous voulons un air respirable”. Ce syndicat de deux millions de membres qui regroupe des travailleurs hospitaliers, des agents d’entretien et des fonctionnaires a inspiré à Ken Loach son film Du pain et des roses. Aujourd’hui le plus gros donateur du Parti Démocrate s’est emparé de la question environnementale.

Le SEIU fait face à un impressionnant dispositif policier. Au violet emblématique du syndicat se mêlent le vert du Green New Deal. © T. Grimonprez pour LVSL.

Et ils ont eux aussi des raisons de croire dans l’avenir, malgré Trump et malgré le changement climatique. Le SEIU a été à la tête du mouvement pour un salaire minimum à 15$ de l’heure. Et ils ont déjà gagné ce combat non seulement contre Amazon (on en beaucoup parlé en France) mais aussi dans la Loi de sept États dont New York et la Californie. Malgré leur rupture avec l’AFL-CIO (plus modérée) le SEIU a vu ses rangs gonfler depuis plusieurs années consécutives. Et il n’est pas seul : tous les syndicats ont vu leur taille augmenter alors qu’ils étaient au plus bas il y a encore peu de temps. Les syndicats américains n’ont pas été aussi populaires depuis les années 1970. Tous ont intérêt à voir l’un des candidats de l’aile gauche l’emporter. Sanders surtout, mais aussi Warren et la démocrate plus centriste Kamala Harris, ont promis la création d’un système de conventions collectives aujourd’hui inexistant, s’ils l’emportaient.

D’autres organisations étaient présentes. Trop nombreuses pour les dénombrer toutes. Parmi les plus en vue les activistes climatiques de Extinction Rebellion et du Sunrise Movement. Les soutiens de Andrew Yang, candidat démocrate promouvant un revenu universel à 1000$ financé par une taxe sur les robots. Mais aussi les Justice Democrats qui se sont jurés de “dégager du Congrès tous les Démocrates soutenus par des grandes entreprises”.

Et si la gauche l’emportait ?

De l’autre côté de la rue quelques supporters de Trump sont venus montrer que le président a encore des soutiens. Ils ont cependant plus de pancartes que de volontaires. Un groupe de “Pro-Life Democrats” défend l’interdiction de l’avortement en exposant des photos agrandies de fœtus sanguinolents. Une jeune femme se place devant eux et crie “My Body : My Rights” (“Mon corps : mes droits !”). La foule répond “Son corps : ses droits !”.

Une militante pro-choix devant des militants anti-avortement. Au sein du Parti Démocrate l’IVG ne fait pas vraiment débat. Cette minorité active tente donc d’attirer l’attention sur elle par l’utilisation d’une communication choc. © T. Grimonprez pour LVSL.

Un dispositif policier impressionnant empêche l’accès à l’esplanade : police montée, miradors roulants, chars, canons à eau, motos, etc. Quelques militants s’échauffent. Finalement les autorités cèdent et ouvrent l’accès à l’esplanade. Les différents cortèges devront cependant se contenter de la traverser. Ils passent devant les caméras de CNN mais bien loin du stade et des candidats. La foule se disperse après quelques face-à-face tendus avec des supporters de Trump. Ces derniers, caméras portatives harnachées, cherchent à déclencher une altercation pour prouver la violence des “gauchistes” et des “antifascistes”. Ils repartiront bredouille.

Le président américain est historiquement bas dans les sondages d’opinion. Après une brève remontée durant l’été il stagne désormais autour de 40% de soutiens dans l’électorat. En 2016 il ne l’avait emporté que de justesse dans trois États du Nord. Aujourd’hui il devra se battre pour conserver le Texas que les Républicains ont failli perdre en 2018. La situation ne lui est clairement pas favorable. D’autant qu’il est désormais accusé de toutes parts d’avoir tenté de faire pression sur le président Ukrainien pour mettre en cause son probable adversaire, Joe Biden.

Les soutiens explicites de Warren sont peu nombreux mais on en trouve quelques-uns. Outre ces panneaux “Warren Fight” qui rappellent le combat de la sénatrice contre Wall Street, on peut aussi voir une pancarte où elle est représentée sous les traits d’Hermione Granger. En légende : “Quand vous combattez les forces du mal mieux vaut avoir une intello de votre côté”. Warren fait largement campagne sur son sérieux et son approche supposément plus réfléchie des problèmes. Son slogan “She has a plan” (“Elle a un plan”) fait oublier que son programme est moins détaillé que celui de Sanders. © T. Grimonprez pour LVSL.

Le vieux vice-président qui incarnait l’aile droite du parti et profitait de l’image d’Obama (qui a refusé de se prononcer pour l’instant) caracolait depuis des mois en tête des sondages. Mais avant même que n’éclate l’affaire ukrainienne il venait d’être dépassé dans un sondage de l’université Quinnipac par Elizabeth Warren (avec respectivement 25 et 27%). Si le sondage était déjà inquiétant, l’affaire ukrainienne vient rajouter un clou supplémentaire à sa chaussure.

Dans le même temps si Sanders est toujours loin derrière Biden et Warren il vient de remporter la course au financement en levant plus de 25 millions de dollars auprès de plus d’un million de donateurs. Mais le doyen d’une primaire dominée par les septuagénaires se voit attaqué sur sa capacité à mener le pays après l’opération du cœur qui l’a maintenu trois jours à l’hôpital. Warren le suit de près sur les financements et vient de lever 24,6 millions. Ils prouvent ainsi une nouvelle fois que les petits dons, au moins dans la primaire, permettent de l’emporter largement sur les candidats qui recourent au soutien des milliardaires et des entreprises. Biden et Buttigieg, les deux candidats centristes du quatuor de tête, n’ont levés à eux deux que 35 millions.

Le retard que Biden semble accuser dans les financements et désormais dans les sondages ne surprend personne qui soit allé sur le terrain. Le lendemain du “Revolution Rally” se tient le deuxième jour du débat et les rues sont désespérément vides. Des milliers de soutiens avaient fait le déplacement pour soutenir Sanders et Warren la veille. Quand le débat se tient entre Biden et Harris, les seuls démocrates qu’on peut voir hors du stade sont les “Pro-life Democrats”.

« Certes Warren n’est de gauche que comparée à Joe Biden. Pour autant les gages qu’elle a dû donner à la gauche du parti feraient passer le programme d’Obama en 2008 pour un programme conservateur.. »

On peut encore craindre de voir le scénario de 2016 se reproduire. La désignation d’un candidat centriste, sans soutien sur le terrain, par défaut, qui ne tiendrait pas face à la virulence de Trump. Mais de nouveaux scénarios semblent se dessiner. Certes Warren, qui prône la régulation du capitalisme, n’est de gauche que comparée à Joe Biden. L’espace politique entre elle et Sanders est au moins aussi grand qu’entre elle et Biden. Pour autant les gages qu’elle a dû donner à la gauche du parti, Green New Deal, université et système de santé gratuits, feraient passer le programme d’Obama en 2008 pour un programme conservateur (ce qu’il était à certains égards). Son projet d’ISF et de démantèlement de certains géants du numérique comme Facebook agace déjà Mark Zuckerberg.

Le risque reste grand qu’une présidence Warren soit décevante. Surtout si elle se tournait pendant la campagne post-primaire vers des gros donateurs, comme son silence à ce sujet et le choix d’un conseiller plus que trouble a pu le laisser entendre. Mais une candidature Warren représenterait néanmoins un formidable décalage vers la gauche du parti Démocrate. Déplaçant le curseur là où le parti se trouvait dans les années 1960-70 à l’époque des frères Kennedy. Et en cas de victoire l’importance croissante de la question environnementale pèsera certainement d’un poids très lourd pour garder la gauche du parti mobilisée.

Le vrai test se fera sur les questions de sécurité, de justice et de politique étrangère. Les années Obama ont été sous le feu de la critique lors de la primaire comme jamais auparavant. Warren a, elle, refusé de critiquer l’ancien président sur sa politique migratoire ou son usage des drones. Mais elle défend une ouverture sur cette question ainsi que l’abolition de la peine de mort et des prisons privées. Difficile donc de savoir dans quel sens penchera la balance mais la proximité de la candidate avec Hillary Clinton (qu’elle avait soutenue en 2016 contre Bernie Sanders) est tout sauf rassurante.

En 2008 Obama avait galvanisé la jeunesse par de vagues promesses de changement et rassuré l’establishment par un relatif conservatisme économique. Ce combo gagnant semble désormais impossible. La jeunesse américaine s’est largement radicalisée et a pris à bras-le-corps la responsabilité qui était la sienne. Mais la vieille génération peine à voir au-delà de l’obstacle Trump. Peut-être ne le veulent-ils pas. La gauche en tout cas a compris que tout ne se jouerait pas à l’intérieur d’un parti encore sur le fil du rasoir et investit davantage groupes de pression, partis alternatifs, et syndicats.

Quel que soit le choix que fera le Parti démocrate cette année il sera critique et une nouvelle division générationnelle comme celle observée en 2016 peut faire perdre une élection que tout le monde annonce de plus en plus comme gagnée d’avance.

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1 – Les rues américaines sont peu fréquentés du fait de l’usage systématique de la voiture. C’est particulièrement vrai à Détroit. La ville a vu sa population s’effondrer de 1.8 million d’habitants en 1950 à à 700.000 en 2010.

2 – Central Business District : Centre d’affaire.