Au Portugal, le sacrifice annoncé d’un territoire d’exception au nom du lithium

Portugal lithium Barroso - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

La Serra do Barroso, à l’extrême nord du Portugal, est unique : par son histoire, son héritage, ses paysages et sa biodiversité. Elle figure parmi les huit territoires européens classés à ce jour au Patrimoine agricole mondial par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture [1]. Mais pour son malheur, son sous-sol regorgerait de lithium, élément indispensable à la fabrication de batteries pour téléphones et véhicules électriques. Y voyant une opportunité économique, le gouvernement portugais a donc donné son feu vert pour l’exploitation. Sur place, la population se bat contre le projet mais sans se faire trop d’illusions. Chronique d’un désastre écologique annoncé. Un reportage de Nicolas Guillon.

Le socle et l’élévation. Du sommet d’un castro datant du second âge de fer, la statue en pierre d’un puissant guerrier gaélique, retrouvée dans la région, contemple des millénaires et un paysage à couper le souffle dessiné par la seule patience du temps : celui du Barroso, un territoire de moyenne montagne s’étendant sur les municipalités de Boticas et Montalegre, dans le district de Vila Real (région historique de Tras-os-Montes). Le randonneur s’aventurant jusqu’ici n’est pas à l’abri de croiser une meute de loups ibériques, très nombreux dans le coin et qu’on entend hurler la nuit. Plus bas, ce sont les vaches de race barrosa, à robe fauve et longues cornes incurvées, dont le patrimoine génétique s’inscrit dans la profondeur des siècles, qui s’imposent dans cette toile de maître.

En août dernier, des écologistes du monde entier s’y étaient donné rendez-vous, précisément dans le village de Covas do Barroso, dans l’arrière-cour d’une ancienne quinta reconvertie en écomusée (en nombre dans la région [2]). Leur combat local : la mine de lithium qui menace de défigurer l’endroit, plus exactement l’exploration de pegmatites lithinifères pour la production de concentré de spodumène, un minéral utilisé dans la fabrication du lithium destiné aux batteries. Selon un rapport de l’Institut d’études géologiques des Etats-Unis, paru en 2023, le Portugal détiendrait les premières réserves européennes de lithium et les huitièmes au monde. Son Premier ministre Antonio Costa ne cesse d’ailleurs de répéter que le pays est assis sur un trésor.

Le projet prévoit un forage jusqu’à 1700 mètres de profondeur et un cratère à ciel ouvert de 800 mètres de diamètre. (…) Une méthode équivalente à celle du gaz de schiste, avec sa cohorte de dégâts collatéraux.

« La réalité c’est qu’il n’en sait pas plus que vous et moi car il s’agit de ressources déduites, coupe court Carlos Leal Gomes, professeur à l’Université du Minho et spécialiste du sujet. Cinquième, sixième, huitième place, pour l’heure on n’a rien du tout. On ne connaîtra ce rang que lorsqu’on commencera à produire. » Le groupe britannique Savannah Resources Plc [3], qui a obtenu la concession de l’exploitation, avançait pourtant des chiffres très précis avant l’été : une production de 25 000 tonnes équivalant à la quantité de matériau nécessaire pour fabriquer chaque année des batteries pour environ 500 000 véhicules. Mais là encore, Carlos Leal Gomes tempère l’enthousiasme qui préside à Lisbonne : « À ce stade, ce sont des chiffres uniquement indicatifs, sachant que dans ce domaine très peu d’estimations sont prouvées. Qui plus est, les minerais du Barroso ne sont pas les meilleurs en termes de qualité. Ils nécessiteront beaucoup de travail pour être exploitables. »

Le projet Barroso Lithium prévoit un forage jusqu’à 1700 mètres de profondeur sur une surface de 593 hectares et un cratère à ciel ouvert de 800 mètres de diamètre, à moins de 200 mètres des premières habitations ! La pire méthode d’extraction qui soit, équivalente à celle du gaz de schiste, avec sa cohorte de dégâts collatéraux. L’extraordinaire forêt de pins qui avait réussi le prodige de se régénérer après de gigantesques incendies il y a quelques années va encore être sacrifiée, mais sciemment cette fois. On avait beaucoup lu sur le sujet avant de venir voir sur place mais lorsqu’on découvre le site c’est à pleurer.

Au bar du village, le bien-nommé O nosso café (notre café), on sent les clients un peu réticents à parler. On ne sait pas grand-chose, on n’a pas bien suivi et on vous renvoie toujours à quelqu’un d’autre. « Les gens ne comprennent pas pourquoi, dans l’objectif louable de moins polluer, on va détruire des forêts, des cours d’eau, tout un environnement et au final, leur vie, résume Nelson Gomes, président de l’association Unis pour la défense de Covas do Barroso. L’effondrement climatique, nous l’observons déjà de nos yeux et pour le contrer on va donc l’accentuer chez nous. C’est une aberration. »

La communauté intermunicipale du Alto Tâmega, dont fait partie le Barroso, est l’abreuvoir du Nord du Portugal. L’eau y est partout, en abondance, à tel point qu’on l’entend en continu chanter son fado. L’Office du tourisme en a fait sa marque : « Le territoire de l’eau et du bien-être ». Mais l’éventration de la montagne va, bien sûr, venir perturber ce bel équilibre immémorial. « L’extraction va inévitablement interférer avec l’irrigation de nos terres, ce qui à terme condamnera la production, se désole Aida, une autre voix de la contestation [4]. Or cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière ». Surtout, il faut entre 41 000 et 1,9 million de litres d’eau pour produire une tonne de lithium.

Aussi José promet quelques réjouissances à la ville lointaine : « Au-delà du bouleversement du système d’irrigation et des projections de poussières, tout ce lithium il va falloir le laver avant de l’expédier. Et c’est l’eau d’ici qu’ils reçoivent à Porto, Braga ou Guimarães. » Les promoteurs du projet vous diraient que ce ne sont que fantasmes sans fondement scientifique tandis qu’eux ont réalisé des études très sérieuses. Mais les plus anciens de la région se souviennent que l’exploitation durant la Seconde Guerre mondiale de la wolframite, minerai contenant du tungstène, un métal très utile pour la fabrication d’armement, faillit condamner la race Barrosa.

Le Portugal est déjà le premier producteur européen de lithium avec 900 tonnes par an [5]. Un chiffre qui reste, toutefois, très modeste comparé aux 55 000 tonnes de l’Australie (46,3 % de la production mondiale) ou aux 26 000 tonnes du Chili (23,9 %). Mais ses réserves s’élèveraient – toujours au mode conditionnel – à 60 000 tonnes. Alors il a été décidé de creuser en six endroits de l’intérieur du pays, où des gisements ont été repérés. Ce qui avait sauvé le Portugal jusqu’à présent ? Le coût de l’extraction, deux à trois fois plus élevé en Europe qu’au Chili, par exemple. Mais l’avancée technologique tend à réduire cette différence et comme un certain malaise commence à se faire sentir quant à une éventuelle pénurie mondiale à venir, la décision a été vite prise.

Savannah Resources est déjà comme chez lui au Portugal (son site se décline désormais en langues anglaise et portugaise), où il a installé une agence de relations media ad hoc. De fait, le groupe britannique bénéficie d’une impressionnante opération portes ouvertes dans la presse lusitanienne, où à force d’articles fleurant bon le publi-reportage on déroule toutes les bonnes raisons de l’exploitation à venir en rassurant sur ses conditions. Braves gens, dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses.

Pour mener sa barque à bon port, l’entreprise s’est, certes, conformée à un certain nombre d’exigences : promesse d’un dédommagement aux communes concernées, construction d’une nouvelle route pour l’acheminement du lithium afin de limiter les désagréments pour les populations, interdiction de capter l’eau de la rivière Covas, mécanismes de compensation etc. Savannah va même jusqu’à vanter une renaturation possible des lieux une fois la mine épuisée (on parle d’une durée d’exploitation de dix-sept ans).

Fort de l’autorisation de l’Agence portugaise de l’environnement (APA), qui a donné son aval au printemps, Savannah Resources entend débuter l’excavation d’ici à 2026.

« Mais on nous a tellement menti depuis le début, opposé des arguments fallacieux, qu’on ne les croit plus, évacue Joao, qui revient chaque été dans son village natal. Ce n’est d’ailleurs qu’une fois le projet lancé que nous avons été informés. Et vous savez, il est difficile de protester au Portugal. Récemment, des militants ont voulu ériger un barrage sur la route nationale qui traverse le nord du pays d’est en ouest, en moins d’une heure ils avaient été délogés sans ménagement par les forces de l’ordre. » Alors la contestation se contente modestement d’inscriptions ou d’étendards où l’on peut lire : Nao a mina, sim a vida, (non à la mine, oui à la vie) ou plus simplement Nao litio.

Car la vie a un sens dans le Barroso, où les habitants respectent le vivant depuis toujours. On sent chez Sofia, dont la famille possède une quinta près de Chaves, à une vingtaine de kilomètres, une véritable admiration pour eux : « Leur vie a longtemps été dure. Très dure. Ils étaient totalement isolés du reste du pays. L’électricité n’est arrivée là-bas qu’en 1966. Ils étaient donc organisés en communautés pour la gestion des ressources. » Un isolement tel qu’au Concile de Trente, en 1542, une dérogation avait été demandée pour autoriser les prêtres du Barroso à se marier ! Il n’en fut rien mais les villages les plus reculés, tels que Vilarinho Seco, n’ont pour autant rien changé à leur mode de vie, que d’aucuns compareraient sans doute à celui des Amish.

Le photographe Gérard Fourel immortalisa dans les années 80 ce « pays des derniers hommes » qui se passe de mots. Quarante ans plus tard, ses habitants y vivent toujours avec leurs bêtes et font encore le pain dans le four communautaire aux allures d’agora. Et les baldios, terres communales administrées collectivement, sont toujours nombreuses dans le secteur. C’est ce chef-d’œuvre de l’Humanité, dont l’Unesco a mentionné « la forme traditionnelle de travail de la terre, le soin apporté aux animaux et l’entraide entre ses habitants », que David Archer, l’ex-PDG de Savannah Resources, décrivait, en 2021, dans Diaro de Noticias, comme une région moribonde en cours de désertification, présentant sa mine comme « la » solution pour inverser la tendance et revitaliser, promettant « une demande immobilière (sic) et la relocalisation de services publics »[6]. Mise en regard avec la camionnette-épicerie qui ravitaille Covas de Barroso, la perspective frise le grotesque. Comme toujours dans pareil projet, on évoque la création de 600 emplois mais qui ne concerneront guère les autochtones puisque la mine, dite « intelligente », sera en partie gérée à distance.

André, Toulousain natif de Montalegre qui revient tous les étés randonner avec sa fille, dresse le triste constat que « même ici où l’on se pensait à l’abri, on est rattrapé par la politique du fric ». Le néolibéralisme européen a posé ses grosses pattes sur le Barroso et il lui sera désormais difficile de s’en extirper. Fort de l’autorisation de l’Agence portugaise de l’environnement (APA), qui a donné son aval au printemps, Savannah Resources entend débuter l’excavation d’ici à 2026. La route d’une trentaine de kilomètres pour acheminer le lithium jusqu’à l’autoroute reste, toutefois, à construire d’ici là. Joao y voit « peut-être un moyen de retarder l’échéance car beaucoup de communes doivent être traversées et un certain nombre de propriétaires terriens sont récalcitrants. »

Mais il demeure pessimiste : « Les gens ne se font pas trop d’illusions : le projet se fera car beaucoup d’argent a déjà été investi. » Début septembre, l’APA a même donné son autorisation pour un deuxième projet, au nom « de l’intérêt stratégique du lithium pour les objectifs de neutralité carbone et la transition énergétique », à Montalegre celui-là : la construction d’une usine de raffinage du métal extrait par la société portugaise Lusorecursos. Montalegre, « 750 ans d’histoire » et « une idée de la nature », comme elle aime à se présenter. Une partie du territoire de la commune s’étend, en effet, sur la réserve de biosphère de Peneda-Geres.

Les associations de défense du Barroso affirment pourtant que la lutte n’est pas encore terminée et promettent d’aller devant les tribunaux s’il le faut. Depuis l’été, Antonio Costa s’affiche, quant à lui, sur de grands panneaux 6×4, de trois-quarts dos, donnant l’accolade à des personnes âgées qu’on imagine fragilisées. Governar a pensar nas pessoas, dit le slogan. Gouverner en pensant aux gens. Allez savoir pourquoi les gens du Barroso ne se sentent pas concernés.

Notes :

[1] www.fao.org

[2] Une quinta est une grande demeure ancienne située au cœur d’une propriété de plusieurs hectares souvent plantée d’oliveraies et de vignes.

[3] www.savannahresources.com

[4] Certains prénoms ont été modifiés.

[5] www.ig.com/fr/strategies-de-trading/top-8-des-producteurs-de-lithium-dans-le-monde

[6] Depuis le 18 septembre 2023, le Portugais Emanuel Proença est le nouveau CEO de Savannah Resources Plc.

Evo Morales : « Les nationalisations ont permis des progrès sociaux historiques »

© Cesia Vargas

Président de Bolivie durant treize ans, Evo Morales est considéré comme une figure majeure du « virage à gauche » d’Amérique latine. Il a été renversé par un coup d’État pro-américain en novembre 2019, auquel Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles. Son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS), est à présent revenu au pouvoir suite à des élections remportées par son allié Luis Arce Catacora. Evo Morales continue d’occuper des fonctions politiques et diplomatiques essentielles. Il considère que l’élection de nombreux chefs d’État progressistes – Gabriel Boric au Chili, Gustavo Petro en Colombie et plus récemment Lula au Brésil – constituent une opportunité pour relancer l’intégration régionale d’une Amérique latine souveraine face aux États-Unis. Nous retrouvons Evo Morales deux ans après une première rencontre. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, retranscription Marielisa Vargas.

LVSL – Quel regard portez-vous rétrospectivement sur la médiatisation du coup d’État que vous avez subi, et le rôle des chancelleries occidentales ?

Evo Morales – D’une manière générale, je dirais que les médias qui défendent les revendications des peuples ou des mouvements sociaux sont rarissimes. Les médias boliviens sont une arme de destruction massive. Ils sont la voix officielle de l’oligarchie et de la droite bolivienne. Ils ont pour fonction de contaminer idéologiquement les nouvelles générations, qui utilisent surtout les réseaux sociaux, et sur lesquels nous ne sommes pas encore assez performants. Ils propagent la désinformation, comme récemment, à propos de la marche pour la patrie : les médias boliviens ont prétendu que nous étions « quelques centaines de marxistes », alors que nous étions plus d’un million, ce qui constitue un événement historique en Bolivie [fin novembre 2021, le gouvernement bolivien organisait une marche pour la patrie à laquelle Evo Morales a participé NDLR].

Quant aux États occidentaux, nous savons aujourd’hui que l’Union européenne – la Commission, pas le Parlement – a pris part au coup d’État. Nous savons également que l’Angleterre a financé le coup d’État.

LVSL – Selon de nombreuses spéculations, l’accaparement du lithium était l’un des objectifs des auteurs du coup dÉtat. Quelle est votre analyse à ce sujet ?

EM – La véritable cible du coup d’État, c’était notre modèle économique. Je rappelle que notre modèle économique a permis une croissance et une réduction de la pauvreté qui sont historiques. Il s’est fondé sur la nationalisation des ressources naturelles. Durant les treize années où j’ai gouverné, la Bolivie a pris la tête des États latino-américains en termes de croissance. La nationalisation nous a permis de progresser dans le processus d’industrialisation.

Revenons au coup d’État. Qu’a dit Elon Musk, le maître de Tesla, à propos du coup d’État ? « Nous renversons qui nous voulons. Faites-en ce que vous voulez ». Il y a deux semaines, on pouvait lire dans un média : « le commando Sud des États-Unis s’intéresse au lithium ». La dirigeante du commando Sud des États-Unis a qualifié l’Amérique latine de « quartier » des États-Unis.

Les sources faisant état d’un intérêt des États-Unis pour le lithium sont innombrables. Les États occidentaux ne souhaitent pas que l’Amérique latine s’industrialise. Ils veulent qu’elle continue à leur vendre des matières premières.

LVSL – Vous avez récemment participé au huitième sommet du Grupa de Puebla, forum politique qui a pour fonction de défendre l’intégration régionale sur des bases de progrès social et de souveraineté. Quelles sont les revendications que vous y avez porté ?

EM – Le Grupo de Puebla est une organisation qui rassemble divers ex-présidents, ex-ministres, responsables et partis politiques, et qui a émergé en réaction au Groupe de Lima [coalition politique qui est apparue en 2017, et qui a rassemblé jusqu’à 12 gouvernements conservateurs et pro-américains d’Amérique latine, avec pour fonction de trouver une « issue » à la crise vénézuélienne NDLR]. Il rassemble les acteurs qui, quelques années plus tôt, avaient été à l’origine de l’UNASUR et des diverses tentatives d’intégration régionale en faveur des peuples. Derrière les partis politiques, on trouve des mouvements sociaux qui défendent une perspective anti-impérialiste et anti-capitaliste.

Dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, nous souhaitons conserver notre autonomie et notre souveraineté.

Comment nous définissons-nous ? D’abord, par une perspective internationale en opposition à la doctrine Monroe, dont nous commémorons les 200 ans, qui proclamait « l’Amérique aux Américains ! » [Evo Morales fait référence à la doctrine géopolitique du président James Monroe. « L’Amérique aux Américains » était d’abord un slogan dirigé contre les menées colonialistes des Européens, mais il a rapidement justifié la mainmise de l’Amérique du Nord sur le sous-continent NDLR]. En opposition, nous proclamons : « L’Amérique plurinationale des peuples pour les peuples ». Pour nous, la plurinationalité est l’unité dans la pluralité pour affronter l’adversité.

C’est la raison pour laquelle nous souhaitons mener à bien un processus d’intégration régionale. Premier objectif : comment en finir avec l’OEA ? [Organisation des États américains, très controversée en raison de son exclusion de Cuba depuis 1962 NDLR]. Rappelons que cette organisation a exclu Cuba et a soutenu le coup d’État bolivien. L’OEA est une ennemie de l’intégration, et un instrument de l’interventionnisme. Ensuite, en renouant avec l’UNASUR et en institutionnalisant l’appartenance des États latino-américains à la CELAC [L’Union des nations sud-américaines et la Communauté des États latino-américains et caribéens concernent rétrospectivement l’Amérique du Sud et l’Amérique latine, à l’exclusion des États-Unis NDLR]. Nous souhaitons que la CELAC devienne une OEA sans les États-Unis d’Amérique. En cela, Lula renoue avec l’esprit des Chavez, Kirchner, Correa, Fidel…

D’un autre côté, nous souhaitons mener une campagne internationale contre l’OTAN. La désinformation est très forte à propos du conflit russo-ukrainien. On compte plus de de 200.000 victimes Russes et Ukrainiennes. Qui doit-on blâmer, l’Ukraine ou la Russie ? Qui a provoqué cette guerre, l’OTAN ou la Russie ? Dans ce conflit, nous souhaitons conserver notre autonomie et notre souveraineté.

« Nous devons garantir la souveraineté de la Bolivie sur le lithium » – Entretien avec Luis Arce Catacora, candidat à l’élection présidentielle

Evo Morales et Luis Arce Catacora © Marielisa Vargas

Luis Arce Catacora a occupé la fonction de ministre des finances du gouvernement d’Evo Morales, de 2006 à 2019. Il a supervisé les programmes de nationalisation des industries d’hydrocarbure, la mise en place d’un certain nombre de programmes sociaux et les débuts du programme d’industrialisation. Il est surnommé le « père du miracle économique bolivien » par les partisans de l’ex-président Evo Morales. Suite au coup d’État qui a renversé son gouvernement, il a été désigné par son parti (le MAS, « Mouvement vers le socialisme ») comme candidat aux élections présidentielles. Olivier Vargas l’a rencontré à Cochabamba. Entretien effectué par Olivier Vargas et traduit par Romain Lacroze.


LVSL – Vous avez été désigné candidat du MAS dans des circonstances particulières. Dans quelles conditions s’effectue la campagne présidentielle ?

Luis Arce Catacora – Tout d’abord, je dois dire que cette campagne est complètement différente des autres. Nous n’avons qu’un gouvernement de facto [issu du coup d’État et dirigé par Jeanine Áñez, ndlr] et nous devons affronter aussi bien les médias que des autorités judiciaires comme la Cour suprême électorale. Nous faisons donc face à une situation très difficile. Pourtant, dans les sondages, on nous donne gagnants au premier tour avec une avance de plus de 15 %. On avait dit que le MAS était mort l’an dernier, qu’il ne se relèverait jamais. Mais en moins de quatre mois, il est passé gagnant dans les sondages et nous sommes sûrs de gagner ces élections le 3 mai.

[Lire sur LVSL l’article de Baptiste Albertone : « Des coups d’État à l’ère de la post-vérité »]

LVSL – Pouvez-vous faire campagne librement et publiquement ?

C’est bien sûr plus difficile pour nous, sous ce gouvernement. Il cherche à arrêter toutes les personnes issues du MAS, des mouvements sociaux ou de l’ancien gouvernement du président Evo Morales. Elles sont régulièrement convoquées devant la justice sous des prétextes divers. Il est donc très difficile pour nous de mener campagne librement. Nous faisons face à la persécution, la surveillance, à des personnes qui nous recherchent – pas seulement nous, mais aussi notre famille. C’est une situation très difficile pour nous, mais nous y faisons face du mieux que nous pouvons.

LVSL – Des rumeurs avancent que les élections pourraient être suspendues, et que le gouvernement pourrait vouloir utiliser la crise du coronavirus pour annuler les élections ou les suspendre, maintenant que le MAS est en tête dans les sondages.

Le virus et tous les problèmes de santé qui y sont liés, c’est une chose. Mais il y a une autre chose qui me préoccupe beaucoup : l’économie. Chaque jour, l’économie sombre davantage. Il n’y pas d’emploi, pas de revenu, aucune activité économique. Ce n’est pas seulement à cause du virus, c’est aussi dû au fait que les dirigeants ont commencé à remplacer notre système par le modèle néolibéral. Le gouvernement utilise le virus comme un prétexte pour justifier ses échecs des derniers mois, donc il est très important de séparer ces deux réalités. Les problèmes économiques qui ont commencé l’an dernier [après le coup d’État, ndlr] se ressentent maintenant, mais le virus est utilisé comme une excuse pour éviter le débat sur ce sujet. D’une certaine façon, c’est une excuse bien trouvée, parce que tout le monde est inquiet de ce virus.

LVSL – Qu’en est-il de l’impact économique du virus ? Est-ce que le modèle économique actuel est prêt à absorber la crise économique due au coronavirus ?

Ce modèle néolibéral est incapable d’entretenir le lien social et une politique sociale. Ils [les membres du gouvernement issu du coup d’État, ndlr] prennent seulement des mesures favorables au milieu des affaires. D’autre part, ce virus est utilisé comme une excuse en Amérique latine, et en Bolivie en particulier, pour cacher les problèmes économiques et sociaux qui ont émergé depuis novembre de l’an dernier. Les mesures générales qu’ils ont prises ne sont bonnes ni pour l’économie ni pour la santé. Ils ont permis au virus d’entrer dans le pays et n’ont rien fait contre cela. Maintenant qu’il est entré, ils lancent des opérations qui n’aident pas, et les gens y sont désormais exposés.

Les élections du 3 mai vont sans doute avoir lieu. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. C’est un gros problème qu’un gouvernement démocratique devrait prendre en compte.

LVSL – La présidente Áñez est candidate aux côtés de Samuel Doria Medina, ex-ministre de gouvernements néolibéraux dans le passé. Áñez a dit que ce serait lui qui s’occuperait de la stratégie économique dans le prochain gouvernement. Quel est son modèle économique ?

C’est du pur néolibéralisme, il n’a fait que cela, il ne conçoit pas d’autre modèle. S’il est élu, il n’y aura que des mesures néolibérales en faveur du libre marché.

Ils vont certainement recommencer avec les privatisations, se tourner encore vers les grandes entreprises qui gagnent beaucoup d’argent et laisser un nombre important de gens dans la pauvreté. C’est ce qui est arrivé dans les années 1980 et 1990 pendant l’ère néolibérale, je ne pense pas qu’ils aient changé d’avis depuis.

LVSL – Est-ce que la Bolivie aura des ressources fiscales suffisantes pour continuer à financer les programmes sociaux et ses infrastructures si les entreprises publiques rentables sont privatisées ? Où est-ce que la Bolivie va prendre l’argent ?

S’ils privatisent ce mois-ci, nous devrons renationaliser, bien sûr. S’il n’y a pas de privatisation, nous pouvons garantir l’argent pour nos programmes sociaux, parce que les programmes sociaux ne dépendent pas seulement des impôts, mais aussi des recettes tirées des entreprises publiques que nous avons depuis 2006. Nous avons besoin d’entreprises publiques, par conséquent, mais aussi de recettes fiscales stables pour garantir tous nos programmes sociaux.

LVSL- Qu’en est-il du lithium ? Est-ce que la privatisation des réserves de lithium de Bolivie est à l’ordre du jour ? Si ces ressources sont privatisées, il sera extrêmement coûteux de les renationaliser…

Nous ne savons pas ce qu’ils veulent faire avec le lithium, mais il est clair qu’ils sont en train de le négocier avec des entreprises américaines. Quoi qu’il en soit, nous devons garantir que le lithium sera bel et bien exploité par notre entreprise publique en Bolivie, ce qui créera de l’emploi et nous apportera des recettes issues de la valeur ajoutée – au lieu de seulement exporter le lithium comme une matière première. Nous continuerons donc notre politique d’industrialisation de toutes les ressources naturelles dont nous disposons.

LVSL – La Bolivie semble avoir fait des progrès dans le secteur du gaz naturel, en termes d’industrialisation. La Bolivie était un importateur net de gaz raffiné avant l’élection d’Evo Morales. Quelle est actuellement la situation ?

Aujourd’hui nous disposons d’une usine d’urée et d’ammoniaque que nous avons ouverte il y a quatre ans, et qui fonctionne. Nous devons améliorer le processus et exporter davantage d’urée, qui est un produit à valeur ajoutée. Nous avons à l’esprit de nombreux projets pour industrialiser toutes les ressources naturelles dont nous disposons.

Nous continuerons à appliquer la même politique qu’auparavant. Elle est fondée sur quatre piliers : nationaliser les ressources naturelles, en tirer des recettes et les redistribuer à la population. Notre modèle repose donc sur la nationalisation des ressources naturelles, mais pas seulement sur leur nationalisation : nous devons également les industrialiser afin d’en tirer davantage de recettes pour pouvoir poursuivre le processus de redistribution en Bolivie.

LVSL – Quand vous étiez ministre des finances, vous avez diversifié vos partenaires commerciaux. Pourquoi vous êtes-vous tournés vers la Chine et la Russie ?

Nous ne croyons pas aux marchés libres, et encore moins aux marchés libres à l’échelle internationale. Nous croyons aux accords commerciaux qui bénéficient aux populations, davantage qu’à ceux qui reposent seulement sur les marchés libres, dans lesquels le cours détermine tout. Les États-Unis ne plaidaient qu’en faveur d’accords de libre-échange basés sur le libre marché. À l’inverse, la Chine, la Russie, et d’autres pays, mettent l’accent sur l’investissement ou le tourisme en même temps que sur le commerce. Par conséquent, il est plus opportun pour l’économie bolivienne de passer des accords avec ce genre de gouvernements, qui proposent des accords plus adaptés à nos conditions que ceux qui sont régis par le libre-échange.

Nous assistons actuellement à une tentative du gouvernement visant à rejeter les accords impliquant des investissements russes et chinois ; nous avons vu, par exemple, que la centrale nucléaire d’El Alto a été laissée à l’abandon…

[Lire sur LVSL l’article de Guillaume Long : « Le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État »]

LVSL – En parlant de politique étrangère, on observe un changement de paradigme opéré par le gouvernement bolivien depuis le coup d’État : il s’est éloignée de divers alliés traditionnels de la Bolivie, comme Cuba ou le Venezuela, pour se rapprocher des États-Unis et d’Israël. Mettrez-vous fin à ce tournant ?

Bien sûr : nous allons mettre fin à l’orientation en politique étrangère qui a cours et revenir à la nôtre, qui était utile à la Bolivie. Nous reviendrons à tous les traités et accords qui étaient en vigueur auparavant. Nous avons besoin de relations avec Cuba et la Chine. Observez ce qu’ils sont en train de faire dans le domaine médical, en pleine crise du coronavirus [Jeanine Añez a ordonné le départ des médecins cubains qui travaillaient en Bolivie, ndlr]. Les Cubains ont effectué des recherches, possèdent des vaccins : nous sommes plus qu’heureux de travailler avec eux, ainsi qu’avec la Chine. Ce gouvernement ne peut pas le faire, puisqu’il a mis fin à ces relations.

LVSL – Pour terminer : rétrospectivement, concernant les quatorze années de pouvoir du MAS, des choses auraient-elles pu être améliorées ? 

C’est une question très compliquée. Il y a bien des choses que nous aurions pu faire pour éviter ce coup d’État. Par exemple, il est clair que les progrès économiques à eux seuls ne suffisaient pas ; nous avons besoin d’une éducation politique étendue à tous. À l’évidence, nous n’avons pas fait un travail suffisant. Nous avons travaillé seulement sur l’économie, mais il est clair que l’économie et la pensée politique doivent aller de pair.