François Piquemal : « la rénovation urbaine se fait sans les habitants des quartiers populaires »

François Piquemal dans son bureau de l’Assemblée nationale. © François Piquemal

Il y a 20 ans naissait l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU). Créée pour centraliser toutes les procédures de réhabilitation des quartiers urbains défavorisés, elle promettait de transformer en profondeur la vie des habitants, notamment en rénovant des centaines de milliers de logements. Malgré les milliards d’euros investis, les révoltes urbaines de l’été 2023 ont démontré combien les « cités » restent frappées par la précarité, le chômage, l’insécurité et le manque de services publics. Comment expliquer cet échec ? 

Pour le député insoumis François Piquemal, qui a visité une trentaine de quartiers en rénovation dans toute la France, la rénovation urbaine est réalisée sans prendre en compte les demandes des habitants et avec une obsession pour les démolitions, qui pose de grands problèmes écologiques et ne règle pas les problèmes sous-jacents. Il nous présente les conclusions de son rapport très complet sur la question et nous livre ses préconisations pour une autre politique de rénovation urbaine, autour d’une planification écologique et territoriale beaucoup plus forte. Entretien.

Le Vent Se Lève – Vous avez sorti l’an dernier un rapport intitulé « Allo ANRU », qui résume un travail de plusieurs mois mené avec vos collègues députés insoumis, basé sur une trentaine de visites de quartiers populaires concernés par la rénovation urbaine dans toute la France. Pourquoi vous être intéressé à ce sujet ?

François Piquemal – Il y a trois raisons pour moi de m’intéresser à la rénovation urbaine. D’abord, mon parcours politique débute avec un engagement dans l’association « Les Motivés » entre 2005 et 2008 à Toulouse, qui comptait des conseillers municipaux d’opposition (Toulouse est dirigée par la droite depuis 2001, à l’exception d’un mandat dominé par le PS entre 2008 et 2014, ndlr). C’est la période à laquelle l’ANRU est mise en place, suite aux annonces de Jean-Louis Borloo en 2003. Le hasard a fait que j’ai été désigné comme un des militants en charge des questions de logement, donc je me suis plongé dans le sujet.

Par ailleurs, j’ai une formation d’historien-géographe et j’ai beaucoup étudié la rénovation urbaine lorsque j’ai passé ma licence de géographie. Enfin, j’étais aussi un militant de l’association Droit au Logement (DAL) et nous avions de grandes luttes nationales sur la question de la rénovation urbaine, notamment à Grenoble (quartier de la Villeneuve) et à Poissy (La Coudraie). A Toulouse, la contestation des plans de rénovation urbaine est également arrivée assez vite, dans les quartiers du Mirail et des Izards, et je m’y suis impliqué.

Lorsque je suis devenu député en 2022, j’ai voulu poursuivre ces combats autour du logement. Et là, j’ai réalisé que l’ANRU allait avoir 20 ans d’existence et qu’il y avait très peu de travaux parlementaires sur le sujet. Bien sûr, il y a des livres, notamment ceux du sociologue Renaud Epstein, mais de manière générale, la rénovation urbaine est assez méconnue, alors même qu’elle est souvent critiquée, tant par des chercheurs que par les habitants des quartiers populaires. Donc j’ai décidé de m’emparer du sujet. J’en ai parlé à mes collègues insoumis et pratiquement tous ont des projets de rénovation urbaine dans leur circonscription. Certains connaissaient bien le sujet, comme Marianne Maximi à Clermont-Ferrand ou David Guiraud à Roubaix, mais la plupart avaient du mal à se positionner parmi les avis contradictoires qu’ils entendaient. Donc nous avons mené ce travail de manière collective.

LVSL – Ce sujet est très peu abordé dans le débat public, alors même qu’il s’agit du plus grand chantier civil de France. Les chiffres sont impressionnants : sur 20 ans, ce sont 700 quartiers et 5 à 7 millions de personnes, soit un Français sur dix, qui sont concernés. 165.000 logements ont été détruits, 142.000 construits, 410.000 réhabilités et 385.000 « résidentialisés », c’est-à-dire dont l’espace public environnant a été profondément transformé. Pourtant, les révoltes urbaines de l’été dernier nous ont rappelé à quel point les problèmes des quartiers en question n’ont pas été résolus. On entend parfois que le problème vient avant tout d’un manque de financement de la part de l’Etat. Partagez-vous cette analyse ?

F. P. – D’abord, les chiffres que vous venez de citer sont ceux du premier programme de l’ANRU, désormais terminé. Un second a été lancé depuis 2018, mais pour l’instant on dispose de peu de données sur celui-ci. Effectivement, lors de son lancement par Jean-Louis Borloo, la rénovation urbaine est présentée comme le plus grand chantier civil depuis le tunnel sous la Manche et les objectifs sont immenses : réduire le chômage et la précarité, renforcer l’accès aux services publics et aux commodités de la ville et combattre l’insécurité. On en est encore loin.

Ensuite, qui finance la rénovation urbaine ? Quand on regarde dans le détail, on se rend compte que l’Etat est peu présent, comme le montre un documentaire de Blast. Ce sont les collectivités locales et les bailleurs sociaux qui investissent, en plus du « 1% patronal » versé par les entreprises. Concernant l’usage de ces moyens, on a des fourchettes de coût pour des démolitions ou des reconstructions, mais là encore les chiffres varient beaucoup.

LVSL – Vous rappelez que les financements de l’Etat sont très faibles dans la rénovation urbaine. Pourtant, certains responsables politiques, comme Eric Zemmour, Jordan Bardella ou Sabrina Agresti-Roubache, secrétaire d’Etat à la ville de Macron, estiment que trop d’argent a été investi dans ces quartiers…

F. P. – C’est un discours que l’on entend souvent. Mais on ne met pas plus d’argent dans les quartiers populaires que dans d’autres types de territoires. Par exemple, on mentionne souvent le chiffre de 90 à 100 milliards d’euros en 40 ans, avec les douze plans banlieue qui se sont succédé depuis 1977. Dit comme ça, ça semble énorme. Mais en réalité, cela représente en moyenne 110€ par habitant et par an dans les quartiers de la politique de la ville (QPV), un chiffre inférieur aux montants dépensés pour les Français n’habitant pas en QPV. Néanmoins, nous manquons encore d’informations précises et j’ai posé une question au gouvernement pour avoir des chiffres plus détaillés.

LVSL – Parmi les objectifs mis en avant par l’ANRU dans les opérations qu’elle conduit, on retrouve tout le temps le terme de « mixité sociale ». Il est vrai que ces quartiers se sont souvent ghettoïsés et accueillent des populations très touchées par la pauvreté, le chômage et l’insécurité. Pour parvenir à cette fameuse mixité, il semble que l’ANRU cherche à gentrifier ces quartiers en y faisant venir des couches moyennes. Quel regard portez-vous sur cette façon d’assurer la « mixité sociale » ?

F. P. – D’abord, il faut questionner la notion même de mixité sociale. Ce concept, personne ne peut être contre. Mais chacun a une idée différente de comment y parvenir ! Pour la droite, la mixité sociale passe par le fait que les classes moyennes et populaires deviennent des petits propriétaires. Pour la gauche, c’est la loi SRU, c’est-à-dire l’obligation d’avoir 25% de logement public dans chaque commune, afin d’équilibrer la répartition sur le territoire national.

« L’imaginaire de la droite s’est imposé : aujourd’hui, vivre en logement public n’est pas perçu comme souhaitable, à tort ou à raison. »

Peu à peu, la gauche et la droite traditionnelles ont convergé, c’est ce que le philosophe italien Antonio Gramsci appelle le « transformisme ». En réalité, c’est surtout l’imaginaire de la droite s’est imposé : aujourd’hui, vivre en logement public n’est pas perçu comme souhaitable, à tort ou à raison. Ceux qui y vivent ou attendent un logement public ne voient cela que comme une étape dans leur parcours résidentiel, avant de devenir enfin petit propriétaire. Dès lors, habiter en logement public devient un stigmate de positionnement social et les quartiers où ce type de logement domine sont de moins en moins bien perçus.

Concrètement, ça veut dire que dans un quartier avec 50 ou 60% de logement public, la politique mise en œuvre pour parvenir à la mixité sociale est de faire de l’accession à la propriété, pour faire venir d’autres populations. Ca part d’un présupposé empreint de mépris de classe : améliorer la vie des personnes appartenant aux classes populaires passerait par le fait qu’elles aient des voisins plus riches. Comme si cela allait forcément leur amener plus de services publics ou de revenus sur leur compte en banque.

Quels résultats a cette politique sur le terrain ? Il a deux cas de figure. Soit, les acquéreurs sont soit des multi-propriétaires qui investissent et qui vont louer les appartements en question aux personnes qui étaient déjà là. C’est notamment ce que j’ai observé avec Clémence Guetté à Choisy-le-Roi. Soit, les nouveaux propriétaires sont d’anciens locataires du quartier, mais qui sont trop pauvres pour assumer les charges de copropriété et les immeubles se dégradent très vite. C’est un phénomène qu’on voit beaucoup à Montpellier par exemple. Dans les deux cas, c’est un échec car on reproduit les situations de précarité dans le quartier.

François Piquemal en visite dans le quartier de l’Alma à Roubaix. © Rapport Allô ANRU

Ensuite, il faut convaincre les personnes qui veulent devenir petits propriétaires de s’installer dans ces quartiers, qui font l’objet de beaucoup de clichés. Allez dire à un Parisien de la classe moyenne d’aller habiter à la Goutte d’Or (quartier populaire à l’est de Montmartre, ndlr), il ne va pas y aller ! C’est une impasse. Rendre le quartier attractif pour les couches moyennes demande un immense travail de transformation urbanistique et symbolique. Très souvent, la rénovation urbaine conduit à faire partir la moitié des habitants d’origine. Certes, sur le papier, on peut trouver 50% de gens qui veulent partir, mais encore faut-il qu’ils désirent aller ailleurs ! Or, on a souvent des attaches dans un quartier et les logements proposés ailleurs ne correspondent pas toujours aux besoins.

Donc pour les faire quitter le quartier, la « solution » est en général de laisser celui-ci se dégrader jusqu’à ce que la vie des habitants soit suffisamment invivable pour qu’ils partent. Par exemple, vous réduisez le ramassage des déchets ou vous laissez les dealers prendre le contrôle des cages d’escaliers.

LVSL – Mais cet abandon, c’est une politique délibérée des pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’ANRU ou de certaines mairies ? Ou c’est lié au fait que la commune n’a plus les moyens d’assurer tous les services ?

F. P. – Dans certains quartiers de Toulouse, que je connais bien, je pense que cet abandon est un choix délibéré de la municipalité et de la métropole. Par exemple, dans le quartier des Izards, il y avait un grand immeuble de logement public, certes vieillissant, mais qui pouvait être rénové. Il a été décidé de le raser. Or, beaucoup d’habitants ne voulaient pas partir, notamment les personnes âgées. Dans le même temps, d’autres appartements étaient vides. Certains ont été squattés par des réfugiés syriens, avant que le bailleur ne décide de payer des agents de sécurité pour les expulser. Par contre, ces agents laissaient sciemment les dealers faire leur business dans le quartier !

« Très souvent, la rénovation urbaine conduit à faire partir la moitié des habitants d’origine. »

Dans d’autres cas, le bailleur décide tout simplement d’abandonner peu à peu un immeuble voué à la démolition. Donc ils vont supprimer un concierge, ne pas faire les rénovations courantes etc. Et on touche là à un grand paradoxe de la rénovation urbaine : en délaissant certains immeubles, on dégrade aussi l’image du quartier dans lequel on souhaite faire venir des personnes plus aisées.

LVSL – Il semble aussi que la « mixité sociale » soit toujours entendue dans le même sens : on essaie de faire venir ces ménages plus aisés dans les quartiers défavorisés, mais les ghettos de riches ne semblent pas poser problème aux pouvoirs publics…

F. P. – En effet, il y a une grande hypocrisie. Faire venir des habitants plus riches dans un quartier prioritaire, pourquoi pas ? Mais où vont aller ceux qui partent ? Idéalement, ils visent un quartier plus agréable, qui a une meilleure réputation. Sauf que beaucoup de maires choisissent de ne pas respecter la loi SRU et de maintenir une ségrégation sociale. Résultat : les bailleurs sociaux ne peuvent souvent proposer aux personnes à reloger que des appartements trop chers ou inadaptés à leurs besoins. 

Donc on les déplace dans d’autres endroits, qui deviennent de futurs QPV. A Toulouse par exemple, beaucoup des personnes délogées par les programmes de rénovation urbaine sont envoyées au quartier Borderouge, un nouveau quartier avec des loyers abordables. Sauf que les difficultés sociales de ces personnes n’ont pas été résolues. Donc cela revient juste à déplacer le problème.

LVSL – Ces déplacements de population sont liés au fait que les programmes de rénovation urbaine ont un fort ratio de démolitions. Bien sûr, il y a des logements insalubres trop compliqués à rénover qu’il vaut mieux détruire, mais beaucoup de démolitions ne semblent pas nécessaires. Pensez-vous que l’ANRU a une obsession pour les démolitions ?

F. P. – Oui. C’est très bien montré dans le film Bâtiment 5 de Ladj Ly, dont la première scène est une démolition d’immeubles devant les édiles de la ville et les habitants du quartier. Je pense que l’ANRU cherchait à l’origine un effet spectaculaire : en dynamitant un immeuble, on montre de manière forte que le quartier va changer. C’est un acte qui permet d’affirmer une volonté politique d’aller jusqu’au bout, de vraiment faire changer le quartier en reconstruisant tout.

Mais deux choses ont été occultées par cet engouement autour des démolitions. D’abord, l’attachement des gens à leur lieu de vie. C’est quelque chose qu’on retrouve beaucoup dans le rap, par exemple chez PNL ou Koba LaD, dont le « bâtiment 7 » est devenu très célèbre. Ce lien affectif et humain à son habitat est souvent passé sous silence.

L’autre aspect qui a été oublié, sans doute parce qu’on était en 2003 lorsque l’ANRU a été lancée, c’est le coût écologique de ces démolitions. Aujourd’hui, si un ministre annonçait autant de démolitions et de reconstructions, cela soulèverait beaucoup de débats. A Toulouse, le commissaire enquêteur a montré dans son rapport sur le Mirail à quel point démolir des immeubles fonctionnels, bien que nécessitant des rénovations, est une hérésie écologique. A Clermont-Ferrand, ma collègue Marianne Maximi nous a expliqué qu’une part des déchets issus des démolitions s’est retrouvée sur le plateau de Gergovie, où sont conduites des fouilles archéologiques.

LVSL – Maintenant que les impacts de ces démolitions, tant pour les habitants que pour l’environnement, sont mieux connus, l’ANRU a-t-elle changé de doctrine ?

F. P. – C’est son discours officiel, mais pour l’instant ça ne se vérifie pas toujours dans les actes. J’attends que les démolitions soient annulées pour certains dossiers emblématiques pour y croire. Le quartier de l’Alma à Roubaix est un très bon exemple : les bâtiments en brique sont fonctionnels et superbes d’un point de vue architectural. Certains ont même été refaits à neuf durant la dernière décennie, pourquoi les détruire ? 

Maintenir ces démolitions est d’autant plus absurde que ces quartiers sont plein de savoir-faire, notamment car beaucoup d’habitants bossent dans le secteur du BTP. Je le vois très bien au Mirail à Toulouse : dans le même périmètre, il y a l’école d’architecture, la fac de sciences sociales, plein d’employés du BTP, une école d’assistants sociaux et un gros vivier associatif. Pourquoi ne pas les réunir pour imaginer le futur du quartier ? La rénovation urbaine doit se faire avec les habitants, pas sans eux.

LVSL – Vous consacrez justement une partie entière du rapport aux perceptions de la rénovation urbaine par les habitants et les associations locales, que vous avez rencontré. Sauf exception, ils ne se sentent pas du tout écoutés par les pouvoirs publics et l’ANRU. L’agence dit pourtant chercher à prendre en compte leurs avis…

F. P. – Il y a eu plein de dispositifs, le dernier en date étant les conseils citoyens. Mais ils ne réunissent qu’une part infime de la population des quartiers. Parfois les membres sont tirés au sort, mais on ne sait pas comment. En fait le problème, c’est que l’ANRU est un peu l’Union européenne de l’urbanisme. Tout décideur politique peut dire « c’est pas moi, c’est l’ANRU ». Or, les gens ne connaissent pas l’agence, son fonctionnement etc. Plusieurs entités se renvoient la balle, tout est abstrait, et on ne sait plus vers qui se tourner. Cela crée une vraie déconnexion entre les habitants et les décisions prises pour leur quartier. La rénovation se fait sans les habitants et se fait de manière descendante. Même Jean-Louis Borloo qui en est à l’origine en est aujourd’hui assez critique.

« L’ANRU est un peu l’Union européenne de l’urbanisme. Plusieurs entités se renvoient la balle, tout est abstrait, et on ne sait plus vers qui se tourner. »

A l’origine, les habitants ne sont pas opposés à la rénovation de leur quartier. Mais quand on leur dit que la moitié vont devoir partir et qu’ils voient les conditions de relogement, c’est déjà moins sympa. Pour ceux qui restent, l’habitat change, mais les services publics sont toujours exsangues, la précarité et l’insécurité sont toujours là etc. Dans les rares cas où la rénovation se passe bien et le quartier s’améliore, elle peut même pousser les habitants historiques à partir car les loyers augmentent. Mais ça reste rare : la rénovation urbaine aboutit bien plus souvent à la stagnation qu’à la progression.

LVSL – L’histoire de la rénovation urbaine est aussi celle des luttes locales contre les démolitions et pour des meilleures conditions de relogement. Cela a parfois pu aboutir à des référendums locaux, soutenus ou non par la mairie. Quel bilan tirez-vous de ces luttes ?

F. P. – D’abord ce sont des luttes très difficiles. Il faut un niveau d’information très important et se battre contre plusieurs collectivités plus l’ANRU, qui vont tous se renvoyer la balle. Le premier réflexe des habitants, c’est la résignation. Ils se disent « à quoi bon ? » et ne savent pas par quel bout prendre le problème. En plus, ces luttes débutent souvent lorsqu’on arrive à une situation critique et que beaucoup d’habitants sont déjà partis, ce qui est un peu tard.

« Le premier réflexe des habitants, c’est la résignation. »

Il y a tout de même des exemples de luttes victorieuses comme la Coudraie à Poissy ou, en partie, la Villeneuve à Grenoble. Même pour l’Alma de Roubaix ou le Mirail de Toulouse, il reste de l’espoir. Surtout, ces luttes ont montré les impasses et les absurdités de la rénovation urbaine. La bataille idéologique autour de l’ANRU a été gagnée : aujourd’hui, personne ne peut dire que cette façon de faire a fonctionné et que les problèmes de ces quartiers ont été résolus. Certains en tirent comme conclusion qu’il faut tout arrêter, d’autres qu’il faut réformer l’ANRU.

LVSL – Comment l’agence a-t-elle reçu votre rapport ?

F. P. – Pas très bien. Ils étaient notamment en désaccord avec certains chiffres que nous citons, mais on a justement besoin de meilleures informations. Au-delà de cette querelle, je sais qu’il y a des personnes bien intentionnées à l’ANRU et que certains se disent que l’existence de cette agence est déjà mieux que rien. Certes, mais il faut faire le bilan économique, écologique et humain de ces 20 ans et réformer l’agence.

Jean-Louis Borloo est d’accord avec moi, il voit que la rénovation urbaine seule ne peut pas résoudre les problèmes de ces quartiers. Il l’avait notamment dit lors de l’appel de Grigny (ville la plus pauvre de France, ndlr) avec des maires de tous les horizons politiques. Je ne partage pas toutes les suggestions de Borloo, mais au moins la démarche est bonne. Mais ses propositions ont été enterrées par Macron dès 2018…

LVSL – Justement, quelles répercussions votre rapport a-t-il eu dans le monde politique ? On en a très peu entendu parler, malgré les révoltes urbaines de l’été dernier…

F. P. – Oui, le rapport Allo ANRU est sorti en avril 2023 et l’intérêt médiatique, qui reste limité, n’est arrivé qu’avec la mort de Nahel. Cela montre à quel point ce sujet est délaissé. Sur le plan politique, je souhaite mener une mission d’information pour boucler ce bilan de l’ANRU et pouvoir interroger d’autres personnes que nous n’avons pas pu rencontrer dans le cadre de ce rapport. Je pense à des associations, des collectifs d’habitants, des chercheurs, des élus locaux, Jean-Louis Borloo…

Tous ces regards sont complémentaires. Par exemple, l’avis d’Eric Piolle, le maire de Grenoble, était intéressant car il exprimait la position délicate d’une municipalité prise entre le marteau et l’enclume (les habitants de la Villeneuve s’opposent aux démolitions, tandis que l’ANRU veut les poursuivre, ndlr). Une fois le constat terminé, il faudra définir une nouvelle politique de rénovation urbaine pour les deux prochaines décennies.

François Piquemal durant notre entretien. © François Piquemal

LVSL – Concrètement, quelles politiques faudrait-il mettre en place ?

F. P. – Des mesures isolées, comme l’encadrement à la baisse des loyers (réclamé par la France Insoumise, ndlr), peuvent être positives, mais ne suffiront pas. A minima, il faut être intraitable sur l’application de la loi SRU, pour faire respecter partout le seuil de 25% de logement public. On pourrait aussi réfléchir à imposer ce seuil par quartier, pour éviter que ces logements soient tous concentrés dans un ou deux quartiers d’une même ville.

Ensuite, il faut changer la perception du logement public, c’est d’ailleurs pour cela que je préfère ce terme à celui de « logement social ». 80% des Français y sont éligibles, pourquoi seuls les plus pauvres devraient-ils y loger ? Je comprends bien sûr le souhait d’être petit propriétaire, mais il faut que le logement public soit tout aussi désirable. C’est un choix politique : le logement public peut être en pointe, notamment sur la transition écologique. Je prends souvent l’exemple de Vienne, en Autriche, où il y a 60% de logement public et qui est reconnue comme une ville où il fait bon vivre.

Pour y parvenir, il faudra construire plus de logements publics, mais avec une planification à grande échelle, comme l’avait fait le général de Gaulle en créant la DATAR en 1963. Mais cette fois-ci, cette planification doit être centrée sur des objectifs écologiques, ce qui implique notamment d’organiser la démétropolisation. Il faut déconcentrer la population, les emplois et les services des grands centres urbains, qui sont saturés et vulnérables au changement climatique. Il s’agit de redévelopper des villes comme Albi, Lodève, Maubeuge… en leur donnant des fonctions industrielles ou économiques, pour rééquilibrer le territoire. C’est ambitieux, quasi-soviétique diront certains, mais nous sommes parvenus à le faire dans le passé.

Crise du logement : la difficile mobilisation contre les gestionnaires d’actifs

Manifestation pour le droit au logement début 2023 devant l’hôtel de ville de Paris. © Compte Facebook de l’association Droit au Logement

La spéculation foncière n’a rien de neuf. Mais ces dernières décennies, de nouveaux acteurs richissimes se sont engouffrés sur le marché immobilier : les gestionnaires d’actifs. Ces mastodontes financiers investissent à tour de bras dans les grandes métropoles, souvent via des sociétés sous-traitantes, pour réaliser de belles plus-values sur les logements, bureaux, entrepôts, ou commerces qu’ils achètent. Face à l’explosion des coûts du logement, les contestations se font néanmoins de plus en plus fortes. Pourtant, le mouvement social français autour de cet enjeu reste encore peu développé par rapport à nos voisins. Extrait de L’empire urbain de la finance. Pouvoir et inégalités dans le capitalisme de gestion d’actifs, ouvrage d’Antoine Guironnet et Ludovic Halbert aux Editions d’Amsterdam.

« Fonds de pension, cassez-vous ! » Ce graffiti, aperçu à Marseille en 2016, sur la palissade d’un chantier de la rue de la République, rappelle l’opposition locale que peut susciter l’action des grands investisseurs. Comme l’a montré l’urbaniste Susan Fainstein, l’existence – ou l’absence – de contre-pouvoirs est aussi importante pour comprendre la plus ou moins forte hégémonie de la finance et de l’immobilier. À New York et à Londres, ces secteurs ont acquis, à partir des années 1980, un pouvoir d’autant plus fort sur les politiques urbaines qu’il n’était pas contrebalancé par d’autres acteurs et par des mobilisations populaires. Aujourd’hui, la contestation de l’empire urbain des gérants d’actifs immobiliers fait face à des vents contraires. D’un côté, ce pouvoir alimente une fermeture du jeu démocratique, notamment illustrée par le Mipim. De l’autre, les luttes urbaines sont ravivées par la critique de la métropolisation et des grands projets « inutiles et imposés »

C’est dans ce contexte qu’il s’agit d’interroger l’émergence de contestations contre la financiarisation des villes et sa déclinaison sous forme de gestion d’actifs immobiliers. À côté de concepts plus établis dans la critique militante comme celui de gentrification, le terme « financiarisation » est en effet devenu la cible de différentes formes de mobilisation. La variété de ces formes de résistances dessine un continuum : il y a, à un pôle, les contestations « par le bas », menées par la société civile sur le terrain des luttes urbaines, mais qui, en France, paraissent limitées en nombre et en intensité ; au pôle opposé, se trouvent des acteurs qui empruntent des voies plus officielles ou institutionnelles. On constate aussi des reconfigurations spatiales, avec l’émergence de nouveaux acteurs, scènes et échelles de mobilisation transnationales, à l’image de la campagne #StopBlackstone contre le mastodonte du secteur. Ainsi, à mesure qu’il se déploie dans les villes et les quartiers, le secteur de la gestion d’actifs agrège contre lui des acteurs susceptibles de contester son pouvoir en nouant des alliances par-delà leur environnement immédiat.

D’une certaine manière, les effets politiques de la financiarisation ne concernent pas seulement les pratiques des acteurs qui la confortent, mais aussi, selon une logique dialectique, les formes de contestation qui s’y opposent. Si la question de leur multiplication et de leur succès reste entière en France, elles dessinent un nouveau paysage, celui des mobilisations contre Blackstone et son monde

Des luttes populaires en demi-teinte 

Promoteurs et élus déplorent régulièrement la multiplication des recours juridiques et des oppositions locales aux projets immobiliers. En France, les mobilisations contre les opérations financées par des gérants d’actifs ou contre la financiarisation dont ils sont porteurs demeurent néanmoins sporadiques – voire exceptionnelles – et largement incidentes. Pour dénoncer le mal-logement, certains collectifs ont occupé des bâtiments détenus par divers grands propriétaires. 

C’est le cas de l’association Droit au logement (DAL), dont les premières occupations, fortement médiatisées dans les années 1990, ont contribué à mettre la crise du logement à l’ordre du jour gouvernemental. Cette pression a contribué à l’annonce d’un plan d’urgence en faveur de l’hébergement d’urgence et de l’insertion, notamment fondé sur la réquisition d’immeubles laissés vacants par les investisseurs institutionnels. 

Ces pratiques restent d’actualité : en 2018, le DAL a par exemple occupé des bureaux vides appartenant à Amundi dans le 13e arrondissement de Paris, appelant le gouvernement à « appliquer la loi de réquisition sur les biens appartenant à de grands propriétaires privés, pour loger en urgence les personnes sans logis, vivant des situations de grande précarité dans la rue ». D’autres lui ont emboîté le pas, comme Jeudi Noir, collectif de jeunes militants proche des milieux écologistes et qui ciblait principalement le patrimoine de propriétaires privés, notamment celui des compagnies d’assurance et des fonds de pension, pour obtenir des victoires sur le terrain judiciaire et médiatiser la crise du logement. Ce type d’action vise donc les gérants d’actifs parmi d’autres propriétaires privés entretenant délibérément la vacance.

Et la ville, elle est à qui ? 

D’autres mobilisations ont ciblé prioritairement et explicitement les gérants d’actifs, au nom de la lutte contre la spéculation immobilière et, à mesure que le vocable s’est diffusé au sein des réseaux militants, contre la « financiarisation ». La plus massive a concerné la réhabilitation d’une artère du centre-ville de Marseille construite sous le Second Empire, durant le premier âge d’or de la propriété urbaine actionnariale. Entamée en 2004, dans le cadre du vaste projet d’urbanisme « Euroméditerranée », le réaménagement de la rue de la République a progressivement été perçu comme une menace par les classes populaires, dont une partie s’est mobilisée contre les deux sociétés de gestion d’actifs qui y détenaient des logements et des commerces. La concentration de la propriété et la similarité avec les opérations de vente à la découpe qui défrayaient alors la chronique nationale ont fourni des conditions favorables à l’émergence de cette mobilisation locale inédite

Avec l’appui de l’association Un Centre-ville pour tous (CVPT), les collectifs de locataires et associations d’habitants ont lutté contre les tentatives d’éviction menées à coups de non-renouvellement des baux et d’intimidation des locataires. Ils ont « partiellement » gagné leur bataille juridique en obtenant une obligation de relogement par les propriétaires. Ils exigeaient aussi que les gérants d’actifs s’engagent à vendre des immeubles à des organismes HLM pour qu’une partie de ces locataires y soient relogés. En définitive, le relogement des « locataires “récalcitrants” » a permis d’acheter la paix sociale et, plus généralement, « servi d’alibi » au reste des opérations. Mais l’association CVPT revient à la charge en 2016. Après la publication d’une enquête sur les stratégies et les montages fiscaux des gérants d’actifs en question, ainsi que sur la vacance des commerces de rez-de-chaussée et des logements qu’ils possèdent encore, elle demande des comptes aux pouvoirs publics. Son bilan est sans appel : la réhabilitation « a été une opération de spéculation financière, soumise à la dictature du taux de profit, au mépris des habitants, entreprises, acteurs culturels et commerçants initiaux. Sombre bilan pour la municipalité qui avait tout misé sur la capacité de la finance privée à rénover la rue, et pour les habitants qui vivent un désert social. » 

À la même époque, un collectif rassemblant des habitants, des militants d’Attac et de Jeudi noir et des élus communistes et écologistes se mobilise dans le 3e arrondissement de Paris, où Blackstone souhaite réhabiliter un îlot pour y réaliser 24 000 mètres carrés de bureaux. « Contre la transformation de quartiers du 3e en placements financiers », les tracts du « groupe des 24 000 » rappellent que la « vie de quartier vaut plus que leurs profits ». Concrètement, le collectif réclame une évolution du projet : des logements sociaux, une crèche, des locaux pour l’économie sociale et solidaire et l’accueil des associations. Entre manifestations et déambulations, pétition, happening au siège de Blackstone, échanges avec l’adjoint de la mairie de Paris chargé du logement, il multiplie les modes d’action. Sa mobilisation est relayée sur le terrain institutionnel par des élus communistes et écologistes.

Cependant, l’exécutif parisien est déterminé à poursuivre le projet. Jean-Louis Missika, alors adjoint chargé de l’urbanisme, déclare qu’il « présente d’autres attraits, répond à d’autres besoins » que le logement social, comme le développement économique : « Il permet de maintenir et ramener au cœur de Paris des entreprises que l’on avait vu partir [en banlieue] ces dernières années. » Une ligne de défense qui montre que l’argument de la concurrence entre territoires peut servir à contrer les demandes de la population mobilisée. En l’absence de débouchés au niveau municipal, la mobilisation s’essouffle. En 2018, Blackstone revend l’opération achevée à la branche immobilière de la compagnie d’assurance Generali, pour un montant trois fois plus élevé que son prix d’achat.

Des difficultés conjoncturelles ou structurelles ? 

Au-delà de ces deux épisodes, rares sont, en France, les contestations populaires qui ont visé les gérants d’actifs. Ailleurs, les mobilisations citoyennes combinant action directe et bataille juridique se sont multipliées, par exemple à New York, contre des fonds prédateurs, ou au Canada, contre des foncières cotées en Bourse. À Berlin, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté pour l’expropriation des fonds d’investissement devenus propriétaires des logements sociaux. À Barcelone, des exilés et militants ont occupé la rue et mené une campagne de dénonciation pour exiger, avec succès, leur maintien à un loyer modéré dans un hôtel détenu par Blackstone. De même, plusieurs centaines de locataires madrilènes ont combattu les hausses de loyer exigées par cette société, y compris devant les tribunaux, et certains ont obtenu gain de cause. Ces deux derniers exemples viennent s’ajouter aux nombreuses mobilisations menées par la Plateforme des affectés par les hypothèques (PAH), qui a déployé une variété de tactiques pour lutter contre l’endettement et les expulsions causées par l’éclatement de la bulle immobilière en Espagne en 2009 : groupes de parole et ateliers de recherche, présence lors des expulsions pour les freiner et occupations d’agences bancaires pour forcer les créditeurs à abandonner les poursuites, campagnes auprès des pouvoirs publics à diverses échelles, notamment européenne. Par-delà les traditions militantes propres à chaque pays ou ville, comment expliquer ce décalage français ? 

La faible politisation des marchés où se concentre l’activité d’investissement constitue une première piste. Parce que les bureaux, commerces et entrepôts privilégiés par les gérants d’actifs en France suscitent traditionnellement moins de mobilisations que le logement, leur choix de se tenir à l’écart du secteur résidentiel a pu contribuer à les préserver de la critique. Cet évitement est d’ailleurs délibéré pour certains gérants d’actifs, car, en plus d’être moins rentable, le logement est perçu comme politiquement sensible. La mauvaise presse associée aux ventes à la découpe est encore vive dans les mémoires. Dans le prospectus du fonds résidentiel Bepimmo, Blackstone joue cartes sur table, encouragé en cela, il est vrai, par les obligations réglementaires de communication : des « critiques », « manifestations » et campagnes médiatiques « pourraient amener [le fonds] à renoncer aux opportunités d’investissement et à être soumis à de nouvelles lois, litiges et changements dans la surveillance réglementaire ».

La comparaison internationale confirme cette inégale politisation. Si les luttes contre la financiarisation semblent plus vives ailleurs, elles portent exclusivement sur le logement. Pourtant, notre enquête a démontré que la concentration des gérants d’actifs dans l’immobilier non résidentiel s’accompagnait d’effets allant bien au-delà des murs des bureaux ou des commerces, que ce soit en matière de développement territorial, d’urbanisme, de transition écologique et d’artificialisation des sols, d’inégalités patrimoniales et même de risque financier systémique. 

Maintenant qu’ils s’intéressent au logement et à l’environnement, la donne va-t-elle changer ? Difficile de se livrer au jeu des prédictions, mais certaines caractéristiques de la financiarisation laissent penser qu’au-delà des types d’objets concernés, des défis structurels se dressent face aux mobilisations. La géographe Desiree Fields souligne les difficultés liées à la « distance » : une distance spatiale, au sens où l’infrastructure de la gestion d’actifs permet à des investisseurs d’opérer à l’échelle globale via toute une chaîne d’intermédiaires ; mais aussi relationnelle, car la multiplication des intervenants et instruments rend potentiellement plus difficile l’identification des donneurs d’ordre, l’imputation des responsabilités et, in fine, la défense de revendications. On est loin du mouvement ouvrier de l’époque industrielle, qui luttait au sein de l’usine contre un patronat local. Le capitalisme urbain financiarisé met en jeu d’autres subjectivités – ménages endettés, locataires menacés d’expulsions – et opère à une échelle qui, de plus en plus, est mondiale. Comment s’opposer à un gérant d’actifs dont l’identité n’est pas forcément connue, parce qu’il a recours à de multiples prestataires de gestion, et qui intervient pour le compte d’une multitude d’investisseurs, dont des fonds de pension colossaux en charge des retraites du secteur public ?

L’empire urbain de la finance. Pouvoir et inégalités dans le capitalisme de gestion d’actifs, Antoine Guironnet et Ludovic Halbert, Editions d’Amsterdam, 2023.

Rompre avec les logiques budgétaires et de marché dans le logement : autour d’une note de la Cour des comptes

© Anna Zakharova

Il y a deux semaines, la Cour des comptes publiait une note sur l’amélioration des politiques du logement en France. Avec plusieurs déclarations infondées ou oublieuses des enjeux de notre époque, ses imprécisions tant sur le fond que la forme, ce document révèle l’inquiétant appauvrissement de la réflexion portée par l’État sur le sujet. Mais surtout, il démontre combien la rigueur budgétaire et la consolidation du marché immobilier, lorsqu’elles deviennent des objectifs un peu trop dogmatiques, paralysent l’action publique et la condamnent à la passivité. Une politique du logement ambitieuse nécessite de rompre avec ces dogmes et de repenser les stratégies d’investissement public en matière de logement. Un tel chemin est aujourd’hui proposé par des économistes institutionnalistes ou néo-keynésiens anglo-saxons comme Josh Ryan-Collins.

« Éclairer le débat » ou l’obscurcir ?

C’est la question qu’on est en droit de se poser après avoir lu la note de la Cour des comptes intitulée « Assurer la cohérence de la politique du logement face à ses nouveaux défis », parue le 7 juillet dernier, et qui prétend « éclairer le débat sur les politiques publiques pour lesquelles les questions d’efficacité et d’efficience de l’action publique se posent avec acuité ». Derrière cette phrase, passons sur le fait qu’il aurait été plus utile de souligner à quel point notre pays est aujourd’hui touché par une crise du logement sévère et polymorphe, qui abîme le quotidien et hypothèque l’avenir de millions de Français, surtout des jeunes générations.

Mais c’est surtout l’argumentaire développé par la note qui pose question. Il ne faut pas chercher bien loin pour y trouver des énoncés problématiques. Page 4, on y lit par exemple que : « les fondamentaux de la politique du logement, élaborés il y a plus de cinquante ans » n’ont guère changé depuis et « ne correspondent plus aux réalités de la France de 2023 ». Vraiment ?

Affirmer que la politique du logement est un objet monolithique et inerte depuis plusieurs décennies tendrait à souligner son inadaptation aux enjeux actuels de notre société. Dresser un tel constat permet de plaider pour la suppression de certains dispositifs, jugés désuets ou redondants.

Or cette affirmation est fausse. Les politiques de logement ont considérablement évolué depuis les années 1970. Certes, on peut imaginer que derrière cette phrase, ce sont certaines lignes budgétaires structurantes qui sont pointées, comme la création d’un régime d’aides à la personne (prêts d’accession à la propriété, prêts locatifs aidés dans le parc social, prêts conventionnés, aides personnalisées au logement) en 1977. Pour autant, de multiples et coûteuses évolutions n’ont cessé de voir le jour dans d’autres domaines de la politique du logement, des années 80 à aujourd’hui. Quid des innombrables dispositifs de défiscalisation des investissements locatifs, perlés entre les années 1980 et 2010 (Périssol, Robien, Scellier, Duflot, Pinel), et qui représentaient un manque à gagner fiscal de plus d’un milliard d’euros en 2022 ? Quid de la création de l’ANRU, et du budget de fonctionnement du NPNRU, porté à 12 milliards d’euros depuis 2021, dont 1,2 milliards versés directement par l’État ? Quid de l’évolution des dépenses d’hébergement, passées de 2% à 15% des dépenses de la politique du logement entre les années 1980 et aujourd’hui, et qui représentent aujourd’hui plus de 5 milliards d’euros par an ? Quid même de la politique interministérielle de la ville, développée entre les années 80 à 2000, dont le coût annuel en matière de logement n’est certes « que » de 500 millions d’euros en 2023, mais dont ceux, transverses (en matière d’urbanisme, de politiques de proximité et de cohésion sociale), dépassent les 35 milliards d’euros ? Prétendre que les politiques de logement sont figées dans leurs intentions ou leurs équilibres économiques depuis les années 1970 est au mieux problématique.

Page 6, on y lit ensuite que « le contraste est fort entre une politique dont la conception et les moyens restent marqués par les années 1970 [sic], autour de priorités comme la reconstruction et la résorption de l’habitat insalubre, et les réalités de la France d’aujourd’hui qui ont largement évolué ». Cette affirmation justifierait de revenir sur les objectifs de résorption de l’habitat insalubre et de démolition-reconstruction, accusés ici sans détour d’être d’une autre époque.

Or s’il est indéniable que l’habitat insalubre a fortement régressé et que pour des raisons socio-urbanistiques et écologiques, la rénovation des logements est aujourd’hui souvent préférée aux démolitions-reconstructions, comment peut-on affirmer une telle énormité pour autant ? Les rédacteurs de cette note ont-ils compris les objets sociaux des deux agences nationales que sont l’ANAH et l’ANRU, par ailleurs créée en 2004 ? Ont-ils à l’esprit qu’encore aujourd’hui, selon la Fondation Abbé Pierre, plus de 2 millions de personnes vivent dans des logements très dégradés en France ? Qu’en cette décennie 2020, environ cinquante opérations de résorption de l’habitat insalubre concernant 15 000 à 20 000 logements sont toujours menées chaque année ? Qu’entre 2014 et 2030, le NPNRU se fixe encore pour objectif de démolir 110 000 logements identifiés comme insalubres ou aux mauvaises conditions d’habitabilité en France ? Savent-ils que notre pays compte aujourd’hui plus de 100 000 copropriétés dégradées ? Il y a une certaine légèreté à considérer que la démolition-reconstruction et la résorption de l’habitat insalubre constituent des « enjeux des années 70 ».

Plus loin, un propos encore plus confus est développé, avec des liens de causalité étranges voire franchement baroques, qui confirment une méconnaissance profonde de ces politiques, de leurs enjeux, de leurs objectifs ou même de leur bilan, comme avec ce paragraphe, cité verbatim : « Le trop grand nombre d’objectifs assignés à la politique du logement ne permet pas de tous les atteindre. S’y ajoute l’idée d’un parcours résidentiel – entre parc social et privé, statut de locataire et de propriétaire – des ménages à mesure que s’accroissent leurs ressources, devant permettre d’augmenter le nombre de logements offerts en rendant leur prix plus accessible. Au total, on constate un habitat de résidences individuelles dispersées et un parc de logement social particulièrement étendu ». Là encore, on est désemparé face au raisonnement. Non seulement les ménages, en déménageant du parc locatif social ou privé vers celui en accession, ne contribuent pas nécessairement à une baisse des loyers, régis par des mécanismes bien moins fluides (fixité des loyers du parc social, IRL stabilisant ceux du parc privé, etc.) qu’une simple « loi de l’offre et de la demande ». Mais surtout, quel rapport ici entre la diversité des politiques du logement, le parcours résidentiel des ménages d’une part et l’étalement urbain de l’autre ? Quel rapport également entre la part que représente le parc social dans le parc total de logements et sa dispersion spatiale ?

Ce sont ensuite des dispositifs plus spécifiques de la politique du logement qui sont passés au crible par la Cour, avec une étonnante tendance à déconsidérer systématiquement ceux introduisant davantage de régulation ou de coercition face au jeu du « marché », et à l’inverse à légitimer ceux faisant actuellement l’objet d’un sous-investissement chronique. Concernant les politiques d’encadrement des loyers actuellement développées dans un nombre croissant de métropoles françaises, est ainsi affirmé que : « Dans son bilan sur l’encadrement des loyers à Paris en 2020, l’observatoire des loyers de l’agglomération parisienne (OLAP) relève que cette modération a un effet limité sur les loyers ». Or c’est méconnaître leur principe même, qui consiste justement à fixer un plafond correspondant aux niveaux de loyers déjà pratiqués dans un territoire donné, avec pour objectif de limiter leur augmentation à venir. Il est donc évident que l’encadrement des loyers n’allait pas faire drastiquement baisser ces derniers. En réalité, c’est seulement sur le long terme que les effets d’un tel dispositif seront mesurables.  

Autre exemple, avec cette affirmation sur les politiques d’aide à la rénovation énergétique des logements des ménages, page 20, selon laquelle : « La transition du CITE au dispositif MaPrimeRénov’, administré par l’ANAH (…) s’est réalisée dans des conditions satisfaisantes ». Affirmer cela revient à considérer que les politiques actuellement menées par l’État en matière d’aide des ménages à la rénovation thermique de leurs logements seraient adéquates et suffisantes. Or ce n’est l’avis de personne. Les dysfonctionnements persistants du dispositif MaPrimeRénov’ – que ce soit concernant la faible connaissance ou lisibilité de l’aide, la complexité des démarches à entreprendre pour en bénéficier, l’accompagnement technique encore trop souvent défaillant des ménages, les minorations ex-post de montants qui leur avaient été promis et les placent dans une situation financière périlleuse, ou surtout la faible capacité de MaPrimeRénov’ à permettre une rénovation globale des logements (seulement 66 000 rénovations globales pour 670 000 gestes individuels au total, soit moins de 10% des actes de rénovation entrepris) – ont été pointés du doigt à d’innombrables reprises, de 2021 à aujourd’hui.

Pour finir cette trop longue liste, la Cour présente un tableau récapitulatif des instruments de politique du logement étonnamment lacunaire, sans qu’on sache d’ailleurs s’il s’agit juste d’un tableau des instruments fiscaux – et dans ce cas, les outils juridiques qui y figurent n’en relèvent pas – ou de l’ensemble des instruments de politiques publiques – et dans ce cas, il en manque beaucoup !

Dans les outils fiscaux, elle oublie la taxation de l’héritage, dont une grande partie concerne des biens immobiliers résidentiels, et qui est pourtant au cœur du débat actuel sur les inégalités patrimoniales croissantes en France, soulevé par Thomas Piketty, Lucas Chancel et Gabriel Zucman. Dans les outils juridiques, elle résume les règles du code de la construction et de l’habitat (CCH) à de simples « normes d’habitat et de construction », alors que ces dernières touchent aussi au droit de la copropriété, qui relève lui-même pour partie du code des assurances, également absent du tableau, malgré les réformes de la loi Hamon de 2015 et leurs conséquences en matière de droit des assurances habitation. La Cour omet aussi de mentionner les instruments de régulation des locations touristiques, qui figurent au code du tourisme et non de l’urbanisme, pourtant adoptés par un nombre croissant de collectivités et faisant actuellement l’objet d’une proposition de loi attendue, dont l’examen a par ailleurs été ajourné sine die par l’Assemblée nationale il y a deux mois. 

Plus grave encore, la Cour oublie de mentionner les coûteux rachats d’actifs et effacements de dette au bénéfice de puissants acteurs du logement (promoteurs, gestionnaires de logements non-ordinaires comme les EHPAD), à l’image des 3,5 milliards d’euros engagés il y a deux mois par la Caisse des Dépôts pour racheter les programmes de construction neuve invendus de promoteurs ou encore des 600 millions d’euros engagés il y a cinq mois pour effacer la dette d’Orpéa, qui gère 20 000 lits d’EHPAD en France, à l’issue du scandale provoqué par la publication des Fossoyeurs par Victor Castanet.

Au final, ce sont donc beaucoup (trop) d’oublis ou de raccourcis qui sont commis et qui, étonnamment, tendent toujours à souligner le caractère coûteux ou inadapté des politiques du logement et rarement leurs mérites, tout en passant opportunément sous silence les dépenses pharaoniques de l’État relevant de ce qu’on pourrait appeler, avec euphémisme, la « socialisation des risques et pertes » des acteurs privés.

Gouverner « à distance » ou pas du tout ?

Une deuxième question posée par cette note porte sur la place que l’État entend prendre dans la conduite des politiques du logement. En effet, depuis 1982 en France, un processus de décentralisation des politiques publiques locales est à l’œuvre. S’il est communément admis que ce processus a permis une amélioration de l’efficacité administrative de ces politiques grâce à un traitement au plus proche du terrain, « décentralisation » ne doit pas pour autant rimer avec « retrait de l’État ».

Il serait irréaliste et dangereux de penser que l’État aurait pour unique vocation de « gouverner à distance », pour reprendre l’expression de Renaud Epstein, et d’être le simple arbitre des bonnes pratiques et intentions de collectivités locales laissées seules à la manœuvre, auxquelles incomberaient l’initiative, la mise en œuvre et la responsabilité du « service après-vente » des politiques du logement. Au contraire, ces politiques appellent une intervention forte et structurante de l’État, tant du point de vue législatif, réglementaire et de l’harmonisation des objectifs fixés localement, que de la mise à disposition d’une ingénierie technique appropriée aux besoins des collectivités.

Et pourtant, à la lecture de cette note, on pourrait presque en douter. Selon ses rédacteurs, « les interventions de l’État devraient être resserrées autour d’objectifs stratégiques et d’interventions lors de crises de grande ampleur : à l’État de fixer les perspectives générales, d’assurer la solidarité entre territoires et d’exercer sa mission de contrôle des collectivités territoriales ; à ces collectivités de définir et mettre en œuvre ces politiques ».

À une échelle plus fine, la décentralisation des politiques du logement pose également de nombreuses questions dans la façon dont elle est envisagée, notamment en ce qui concerne leur budget et le partage des charges financières. Ainsi, en matière de politiques d’hébergement, la Cour estime par exemple que : « La responsabilisation des acteurs pourrait inciter au partage du paiement des astreintes en matière de DALO [droit au logement opposable], qui sont le plus souvent à la charge de l’État, alors même que les leviers pour y répondre sont la plupart du temps partagés entre bailleurs sociaux et collectivités ». Là encore, il est inouï d’imaginer que l’État puisse se décharger de sa responsabilité de fournir une solution de logement aux ménages qui en font la demande, et ce d’autant plus que la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent, inscrite au Préambule de la Constitution de 1946, a valeur constitutionnelle.

Enfin et surtout, faut-il rappeler à quel point l’État maîtrise encore un large contingent de logements dans le parc social, qu’il pourrait utilement mobiliser pour loger les publics DALO ? Chaque préfet dispose par exemple d’un droit de réservation de 30% du total des logements de chaque programme HLM. Or en dehors de l’Île-de-France, seule une petite proportion des attributions au titre du contingent préfectoral ont bénéficié aux ménages DALO (moins de 11% en 2019). Il serait utile de commencer par là. Déjà en 2009, dans un rapport intitulé « Droit au logement, droit du logement », le Conseil d’État révélait que la gestion du contingent préfectoral était très imparfaite, car beaucoup de préfectures ne connaissaient même pas le volume de logements sur lequel s’exerçait leur droit de réservation. Encore en 2018, le dernier bilan national DALO soulignait que les droits de réservation de l’État n’étaient pas mobilisés voire même identifiés dans tous les départements.

On le voit ici, l’argumentaire développé par la Cour semble systématiquement militer en faveur d’un repositionnement de l’État, amené au mieux à devenir juge de la politique du logement sans en être partie.

La « cage d’acier » de la rigueur budgétaire

Au final, le plus grave dans cette note est sans doute son parti pris de défendre à tout prix une réduction des dépenses publiques liées au logement, au point d’en faire une raison totalisante, sans se donner la peine de chercher à comprendre les raisons pouvant en justifier des augmentations ponctuelles, ni souligner à quel point la politique du logement rapporte plus à l’État qu’elle ne lui en coûte.

En premier lieu la Cour a recours à ce savoureux syllogisme qui consiste à considérer que puisque la politique du logement coûte cher à l’État dans un contexte budgétaire contraint et que ses résultats sont globalement insuffisants, son financement devrait être revu à la baisse. Pas un seul instant n’est laissée ouverte la possibilité que c’est précisément parce que la politique du logement est sous-dotée pour certaines de ses missions qu’elle ne remplit pas correctement tous ses objectifs.

Ensuite, la Cour estime que les objectifs de la politique du logement devraient être priorisés, « entre maintien des loyers modérés dans le parc privé et production d’une offre locative neuve aux rendements attractifs ; maximisation du nombre de constructions neuves et concentration des moyens publics sur les zones tendues ; offre au plus grand nombre de ménages modestes de la possibilité d’un logement social et mixité dans ce parc ; ciblage des aides sur les populations qui en ont le plus besoin et simplicité des barèmes des aides ; lutte contre l’étalement urbain et la surdensité ». Au-delà du fait que certains de ces dilemmes ont déjà été résolus, avec l’extinction annoncée du dispositif Pinel en 2024 par exemple, c’est méconnaître le secteur du logement et ses réalités en France que de considérer que toutes ces questions appellent une réponse binaire. En France, de nombreuses politiques publiques comme le logement social ou les allocations logement avaient justement fait leur preuve en proposant une réponse nuancée, « ni tout blanc, ni tout noir ».

Dans le logement social par exemple, le modèle généraliste, à mi-chemin entre les modèles universaliste et résiduel, prétendait « remettre l’église au milieu du village » en offrant la possibilité à plus des deux tiers des ménages français, y compris les classes moyennes voire une partie des classes moyennes-supérieures, de se loger dans un logement PLUS, en faisant un objet apprécié et légitimité par une large partie de la population. Cette vision, déjà remise en question par la loi ELAN votée en 2018 sous le premier mandat d’Emmanuel Macron, est aujourd’hui encore plus mise à mal. Quant au resserrement du nombre de bénéficiaires des allocations familiales, versées uniquement aux ménages les plus précaires depuis 2014, il a participé à nourrir le sentiment que cette politique publique était désormais uniquement une politique d’aide, alors qu’elle nourrissait d’autres objectifs communément reconnus auparavant, comme la cohésion familiale ou la natalité. Ainsi, leur suppression pure et simple serait sans doute facilitée aujourd’hui, en ce qu’elle serait davantage plébiscitée, et ce, alors même que la natalité, en chute libre en France depuis 2014, est en passe de tomber en dessous des 1,8 enfants par femme.

En fait, la Cour ne semble pas souhaiter entendre cette réalité toute simple selon laquelle les politiques du logement sont aussi un puissant outil de cohésion sociale et démocratique. Enferrée dans son objectif de réduction des dépenses, elle considère que la meilleure politique publique est encore celle qui ne coûte rien ou peu, au risque de réduire sa portée et son sens. C’est en tout cas clairement ce qu’on comprend à la page 4 lorsqu’est conseillé « un recentrage des efforts (ie. des dépenses) des politiques du logement vers les publics les plus défavorisés ».

Plus spécifiquement concernant les politiques du logement social et des aides au logement, l’objectif de résidualisation (le fait de restreindre leur accès aux fractions les plus modestes de la population, souvent mal-logées ou non-logées) ou de rétrécissement de leur champ est clairement affirmé à la page 26 : « Il importe de recentrer les dispositifs de la politique du logement sur les publics les plus défavorisés et d’optimiser l’occupation du parc social en zones tendues » et « il apparaît nécessaire de mettre en œuvre un ciblage sur les aides les plus efficaces ».

Alors que la Cour constate elle-même plus haut dans la note, que le parc social est aujourd’hui complètement saturé et que c’est cet état de fait qui conduit à emboliser le parcours résidentiel des ménages, elle propose ainsi de traiter le mal… par le mal ! Il est surtout intéressant de noter que cette préconisation se fait à rebours des politiques publiques actuellement menées par certains pays européens (Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas) qui, comme Matthieu Gimat l’a montré, après avoir expérimenté cet objectif de résidualisation dans le sillage du right to buy thatchérien de 1980 et jusqu’aux années 2010, en reviennent aujourd’hui et tentent de redévelopper leur parc public.

Ainsi, au-delà de la posture commode à adopter, consistant à prôner un malthusianisme budgétaire de bon ton et à tancer systématiquement les administrations publiques pour leur mal-gestion, c’est bien la vue de l’esprit de toujours considérer la rigueur budgétaire comme preuve de bonne gestion que la Cour devrait quitter. À ce sujet, on peut encore questionner l’honnêteté de sa méthode. En effet, s’il est facile de souligner à quel point la politique du logement coûte cher à l’État, il serait a minima judicieux d’indiquer également combien elle lui rapporte. Si la Cour est prompte à rappeler qu’elle « mobilise, toutes administrations confondues, 38,2 milliards d’euros en 2021, soit 1,5% du PIB, une part deux fois plus importante que la moyenne de l’UE », aucune mention n’est faite des recettes. Or selon ces mêmes comptes du logement 2021, face à ces 38 milliards d’euros, l’État a perçu 88 milliards d’euros de prélèvements dans ce secteur, qui est donc largement excédentaire. Surtout, ce montant n’a cessé d’augmenter au cours des dernières années, en hausse de 14% en 3 ans, de 2018 à 2021.

Questionner les dogmes néoclassiques

Ainsi, c’est surtout l’absence de réflexion sur le fonctionnement du marché du logement, les stratégies d’investissement public en la matière, et leur valeur économique, sociétale et humaine de long terme, qui mérite ici d’être pointée et débattue.

En économie, le logement n’est pas un bien comme un autre. Ce n’est pas un bien pur et parfait au sens où des économistes néoclassiques comme Arrow et Debreu l’entendent. Le foncier sur lequel il se situe, et qui détermine une part considérable de sa valeur vénale, est une ressource chroniquement rare (sa quantité est limitée), inélastique (on ne peut pas en « créer » en réponse à un surcroît de demande) et non-homogène (il existe des terrains mieux placés que d’autres, dont les prix sont plus élevés en raison de leurs caractéristiques hédoniques, comme une localisation centrale ou stratégique, bien desservie en transports, proche d’aménités recherchées comme des espaces verts ou une offre d’emploi pléthorique ou avantageuse). En outre, la valeur de certaines de ses qualités comme sa localisation ne peut être « détachée » de lui, même en instaurant des dispositifs de dissociation foncière comme les OFS, souvent perçus à tort comme ayant cette capacité en France.

Concrètement, cela signifie non seulement que l’offre de foncier est particulièrement inélastique dans les territoires où son usage est majoritairement ou totalement affecté, mais par conséquent aussi que l’« offre agrégée de m² de logement » est également très inélastique, même en considérant la possibilité de densifier à la marge l’emprise bâtie au sol ou de surélever les immeubles existants. En résumé, l’offre de logement est très peu réactive à une pénurie provoquée par un surcroît de demande. Cela signifie également que plus la demande de logement augmente, moins le foncier a la même valeur en fonction de là où il se situe et de la rareté d’une telle localisation, a fortiori si on observe un « spatial mismatch » entre quartiers résidentiels et quartiers d’activité économique, et une compétition accrue pour accéder aux logements proches de l’emploi et des opportunités. Et de fait, les différences de prix du foncier n’ont cessé de s’accroître depuis 25 ans en France, particulièrement entre l’Île-de-France, les grandes métropoles et le reste du pays, produisant une hiérarchie des prix immobiliers beaucoup plus inégalitaire qu’auparavant.

Surtout, parce qu’il est chroniquement rare, le foncier est particulièrement vulnérable aux pratiques d’accaparement et de monopolisation. C’est à raison que Winston Churchill utilisait cet aphorisme en 1909 : « le monopole de la terre n’est pas un simple monopole. C’est de loin le plus puissant des monopoles. Il est durable et le plus souvent, les autres formes de monopoles et de rentes dans nos économies en découlent ».

Par ailleurs, le logement est un bien immeuble, profondément hétérogène et complexe de par ses caractéristiques et ses qualités (sa surface, son niveau de confort, son nombre de fenêtres, ses vues, son exposition ou non à des nuisances sonores, son aménagement intérieur, etc.). Leur caractère hédonique, et la mesure selon laquelle il est appréhendé comme tel ou non par les différents vendeurs et acheteurs, est variable. Dans un tel contexte, la démarche consistant à faire correspondre un prix « objectif » à des valeurs subjectives sur un marché est quelque peu périlleuse, sinon fallacieuse. C’est en tout cas la raison pour laquelle les valeurs des marchés immobiliers sont si fluctuantes et compliquées à déterminer.

Le logement est en outre un bien durable selon la nomenclature de Cooper. Ses coûts de production sont donc appelés à être amortis sur la longue durée. Par ailleurs, il s’échange sur un marché où la transparence de l’offre et de la demande, bien que récemment considérablement améliorée en France par des systèmes d’information comme DV3F ou la plateforme SeLoger, est loin d’être totale. C’est donc un bien qui a des coûts de production (construction), de transaction financiers (droits notariaux) ou informationnels (asymétries d’informations entre vendeur, acheteur et agent immobilier lors de la vente) considérables. Ces caractéristiques ne sont pas des défaillances du marché en soi (« market failures »), mais des propriétés qui lui sont intrinsèques. Elles n’ont pas vocation à disparaître.

Ainsi, croire que le « marché » du logement peut fonctionner correctement dans un contexte néoclassique de concurrence pure et parfaite est une hérésie absolue. Au contraire, dans un marché où l’offre est si inélastique et si imparfaitement révélée, une hausse même mineure de la demande de logement ne mène pas à une hausse de l’offre, comme dans des marchés ordinaires de biens et services. Elle mène plutôt à une hausse des prix immobiliers, et éventuellement aussi des loyers, si la demande s’accroît aussi sur le marché locatif et sauf si les loyers sont régulés.

En ayant ces réalités économiques en tête, on peut dès lors constater à quel point les politiques publiques des quarante dernières années se sont fourvoyées. Comme l’a montré Josh Ryan-Collins, subventionner la demande de marché en finançant massivement l’accession à la propriété et, pire encore, la (multi-)propriété d’investissement, a été une énorme erreur. Cela a conduit à la création d’un immense goulot d’étranglement financier, avec une explosion du surcroît de liquidités – et donc de la demande agrégée de m2 – cherchant à se placer dans une offre dont il était pensé qu’elle augmenterait mécaniquement alors qu’elle est inélastique, limitée et surtout fragmentée, c’est-à-dire constituée d’un stock de logements siloté selon des caractéristiques géographiques, typologiques et hédoniques propres, qui contribuent à former non pas un marché du logement monolithique, mais une infinité de « micro-marchés du logement » entre lesquels la demande ne circule pas nécessairement.

Ce phénomène entraîne inévitablement une hausse des prix des logements beaucoup plus rapide que les revenus, mais surtout des inégalités croissantes de prix immobiliers selon les territoires et de patrimoine selon les ménages, au bénéfice d’un nombre limité de ménages aisés, qui génèrent à leur tour une plus grande demande de logements en tant qu’actifs d’investissement. Ce mécanisme a été très bien mis en lumière par l’Inspection générale des finances et le CGEDD, dans une note de 2019 sur le dispositif d’investissement locatif Pinel et ses défaillances. Plus de 50% des logements en ayant bénéficié sont détenus par des ménages du dernier décile de revenus.

Ce cercle vicieux ne pourra pas être rompu sans une intervention considérable de l’État, sonnant un retour de tout ou partie du parc dans un secteur administré, c’est-à-dire un secteur où le logement redevient un bien plus égalitairement réparti, moins excluable et surtout moins rival, selon la matrice de Samuelson.

Repenser la valeur des investissements publics dans le logement

Parce que le fonctionnement actuel du marché du logement contribue à exacerber sa nature rivale de bien privé, parce que les inégalités de patrimoine et de pouvoir d’achat immobilier entre ménages et la concentration des investissements financiers dans la terre et la pierre – désormais plus que jamais considérées comme des actifs stratégiques par les agents économiques et les ménages, comme l’ont montré Étienne Wasmer et Alain Trannoy – n’ont cessé de se renforcer au cours des dernières décennies, et parce que le logement est évidemment un bien de première nécessité – étant entendu que les ménages ayant un toit sur la tête feront tout pour le garder, quitte à sacrifier tous leurs autres postes de dépenses autres qu’alimentaires auparavant –, il est urgent que la puissance publique le ramène vers le champ des biens communs, en investissant dans des politiques de développement du parc social et en construisant ou rénovant massivement le parc existant pour accroître sa qualité et son accessibilité.

Or partout dans le Monde, comme l’ont montré les travaux de Keith Jacobs, Leilani Farha ou Raquel Rolnik, les gouvernements ont conduit des politiques exactement inverses. Les ressources et investissements ont été réduits et l’engagement des gouvernements à la fois nationaux et locaux a été globalement plutôt minimisé.

À l’heure où Outre-Manche et Outre-Atlantique, nombre d’économistes néo-institutionnalistes ou néo-keynésiens comme Josh Ryan-Colinns ou Mariana Mazzucato, dans ses travaux sur les politiques publiques à mission (« mission-oriented policies ») ou dans sa récente note co-écrite avec Leilani Farha intitulée « The right to housing », montrent à quel point les grandes politiques d’équipements publics (construction ou réhabilitation de logements sociaux, opérations d’urbanisme et d’aménagement du territoire, etc.) sont vouées à être déficitaires à court terme mais rapportent à la puissance publique à long terme, à travers les multiples externalités positives engendrées, ne faudrait-il pas cesser de considérer le logement sous un angle budgétaire aussi étriqué, contraint et surtout statique que celui proposé ici par la Cour des comptes ? Les bilans des grands investissements publics et parapublics doivent-ils seulement prendre en compte les coûts engagés à l’instant T, lors de la réalisation dudit équipement, sans intégrer d’une manière plus dynamique les bénéfices futurs attendus des opérations ? Ces externalités positives, dont les effets multiplicateurs permettent par exemple de limiter les dépenses publiques dans d’autres domaines comme la santé (liées au coût sanitaire considérable du mal-logement) ou le retour à l’emploi (en raison du « spatial mismatch », de la précarité ou de l’inadéquation du statut d’occupation des ménages qui ne favorise pas leur insertion sur le marché du travail), ne constituent-elles pas des amortissements budgétaires à part entière, qui méritent d’être comptabilisés ?

Les travaux de Mariana Mazzucato démontrent en tout cas à quel point le marginalisme néoclassique – théorie selon laquelle c’est l’utilité marginale d’un bien qui détermine sa valeur et non l’inverse – ne fonctionne jamais en tant que raisonnement économique sous-tendant des politiques publiques d’investissement infrastructurel lourdes. Comme elle le résume : « Depuis les années 1980, les réponses des gouvernements à la crise du logement peuvent ainsi être comprises comme suivant une approche de « rafistolage ex-post du marché » plutôt que de « façonnage ex-ante du marché ». Cette approche curative limite dramatiquement les ambitions, la coordination et la responsabilité des politiques publiques ».

Le logement, qui influe si fortement sur la qualité de vie quotidienne des gens, leur santé physique et psychique, leur niveau de développement intellectuel, leur espérance de vie, leur capacité à s’insérer professionnellement et à entreprendre, la vigueur de leur cercle social, leur participation à la vie politique de la cité, et donc aussi l’IDH et le PIB de nos pays, a-t-il vocation à être systématiquement enfermé dans des équilibres comptables étriqués, quand bien même ils ne seraient pas fallacieux comme nous l’avons montré ici ? 

N’est-il pas plutôt cette « marchandise impossible » décrite par Christian Topalov qui, en raison de ses coûts considérables, n’a pas vocation à être rentable, ne l’est d’ailleurs souvent pas plus pour ceux qui le produisent que pour ses habitants, mais appelle plutôt une intervention massive et renouvelée de l’État ? Le tout récent rachat à milliards de logements des opérations de promotion immobilière qui ne trouvaient pas preneur par CDC Habitat et Action Logement, qui fait suite à d’innombrables opérations de rachat similaires depuis un siècle et demi en France et dans le Monde, ne nous le prouve-t-il pas ? Et même à supposer que le malthusianisme budgétaire des politiques du logement ait un sens en matière de finances publiques ou de développement économique, pourquoi seul le contribuable devrait-il en payer le prix ?

Le Portugal au bord du « capitaclysme »

© Pedro S. Bello

Il y a la carte postale et l’envers du décor. D’un côté, un pays vu de l’étranger comme le nouvel Eldorado. De l’autre, une population qui, avec de petits revenus, ne s’en sort plus face à une inflation galopante et à un marché du logement de plus en plus inaccessible. Selon les dernières données publiées, près d’un Portugais sur cinq vivrait sous le seuil de pauvreté, dont nombre de personnes âgées, qui doivent survivre avec un minimum vieillesse de 268 euros. L’Instituto Nacional de Estatistica (INE) a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros… Une décennie après le plan de sauvetage de la Troïka (FMI, Commission européenne et BCE), le Portugal a certes retrouvé une capacité d’investissement mais la réalité du quotidien le situerait plutôt au bord du capitaclysme – pour reprendre un néologisme localement à la mode. Un reportage de Nicolas Guillon.

C’est leur nouvelle route des Indes. Le Portugal a annoncé fin septembre la construction d’ici à 2031 d’une ligne de TGV reliant Lisbonne à Porto en 1h15. Au-delà de l’utilité d’un chantier aussi gigantesque pour relier deux villes distantes d’à peine 300 kilomètres et reliables en 2h30, une question se pose : qui montera dans ce train de la « modernité » ? Antonio Costa, le premier ministre portugais, a donné une partie de la réponse : « C’est un projet stratégique qui favorisera la compétitivité », en cohérence avec la volonté portugaise d’attirer des entrepreneurs et des investisseurs étrangers. All right, répond l’écho qui commence à parler la langue du business. « Qui montera dans ce TGV ? Des touristes riches car désormais le Portugal veut des touristes riches », complète Joao, en position d’observation en retrait de l’emblématique pont Dom-Luis, qui enjambe le Douro [1]. Son Portugal à lui ne prend le jour que par des soupiraux mais sa longue vue offre néanmoins une belle visibilité.

NDLR : pour une analyse du contexte politique et social portugais depuis une décennie, lire sur LVSL l’article de Mariana Abreu « La hantise de l’austérité et le spectre de Salazar : le Portugal à l’ère post-Covid », celui d’Yves Léonard « Portugal : les oeillets d’avril confinés », cet entretien avec Cristina Semblano sur les ravages de l’austérité au Portugal ou encore l’article de cette dernière sur les raisons politiques et économiques qui ont entraîné une hausse des feux de forêts ces dernières années au Portugal.

Les alentours immédiats peuvent en témoigner : le Portugal s’est amouraché des riches étrangers. Sur cette rive Sud du fleuve, qui jouit d’une vue imprenable sur la vieille ville de Porto, Vila Nova de Gaia, siège des plus grandes maisons de vin de Porto, s’est semble-t-il découvert un goût immodéré pour les projets immobiliers tape-à-l’oeil. Le plus spectaculaire d’entre eux, comme son acronyme l’annonce : le WoW, pour World of Wine. Impossible de passer à côté : dès l’aéroport, c’est dans cette direction que le voyageur est invité à s’engager. Inauguré en 2020, le WoW se présente comme le nouveau quartier culturel de la ville mais il serait plus juste de parler de parc d’attractions lié à la culture de la ville.

Sachant que le seuil de pauvreté s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population.

Le projet a été imaginé par le propriétaire des marques Taylor’s et Croft, Adrian Bridge. Le magnat anglais a investi 106 millions d’euros pour transformer 35 000 m2 d’entrepôts et de chais en un vaste espace de loisirs comprenant six musées, neuf restaurants, une école du vin, une galerie d’expositions, des lieux événementiels, des bars, des boutiques et un hôtel Relais & Châteaux avec son indispensable spa. Si les travaux de réhabilitation sont indéniablement de belle facture, l’ostentation du lieu (des carrés Hermès aux murs des couloirs et des escaliers) confine, de la part d’un lord, à la faute de goût dans une société qui cultive la simplicité. Inutile de préciser que tout est cher, et même très cher à l’échelle du niveau de vie portugais. Le manant peut néanmoins profiter gratuitement de la vue panoramique sur la ville.

Mais le WoW « en jette » et c’est précisément l’image filtrée que le Portugal veut aujourd’hui donner de lui-même : un pays qui a définitivement tourné le dos à la misère pour entrer avec ses plus beaux habits dans la salle de bal. Le futur TGV procède de cette même stratégie de développement mais Antonio Costa a beau en appeler au « consensus national » dans cette bataille du rail, le client des chemins de fer portugais, qui doit actuellement débourser une soixantaine d’euros pour un aller-retour en 2e classe Porto-Lisbonne, a d’autres préoccupations que celle de filer comme l’éclair du Nord au Sud. Car depuis qu’en 2011 la Troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne et Banque centrale européenne) est passée par là, les Portugais ont de très faibles revenus. Selon l’Instituto Nacional de Estatistica (INE), l’équivalent portugais de l’INSEE, la rémunération brute mensuelle moyenne était de 1 439 euros au 2e trimestre 2022, le salaire minimum s’élevant à 822,50 euros.

Toujours selon l’INE, la pension moyenne en 2021 s’élevait à 487 euros par mois. Au Portugal, le minimum vieillesse n’est que 268 euros. L’INE a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros. Sachant que le seuil de pauvreté (60% du revenu médian selon le mode de calcul de l’Observatoire des inégalités) s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population, sur la base des dernières données sur le niveau de vie divulguées par l’INE, largement commentées par les media portugais cet automne.

Et encore ! Les aides sociales retouchent le tableau : sans elles, ce sont quelque 4,4 millions de citoyens qui ne franchiraient pas la barre. Au Portugal, travailleur pauvre est presque devenu un statut. Déjà effrayants dans le contexte européen, ces chiffres de la misère explosent si l’on prend en considération la privation matérielle, l’éloignement du monde du travail et l’exclusion sociale : près d’un quart du pays connaîtrait une ou plusieurs de ces situations. Les enfants ne sont, malheureusement, pas épargnés : 10,7 % d’entre eux souffraient, l’an passé, de manque matériel et de coupure sociale (source : INE).

On ne se rend sans doute pas compte à Bruxelles de ce qu’on a demandé au Portugal, de s’humilier, et aux Portugais, de se sacrifier. Les dégâts commis ne sautent, c’est vrai, pas immédiatement aux yeux. Depuis la dictature, les gens d’ici ont une capacité à encaisser assez phénoménale, comme si leur principal trait de caractère était de subir. Et vous ne les entendrez jamais se plaindre. Livreur pour des multinationales de l’ameublement, Sergio confie « passer 15 heures par jour sur la route, six jours sur sept ». Et depuis deux ans, on lui a retiré son binôme pour l’aider à porter les colis. Il continue pourtant de faire sa tournée avec le sourire. Il s’estime bien loti avec un travail et 1 100 euros net mensuels. Ici, c’est une serveuse dans un bar de centre-ville dont le salaire pour 40 heures par semaine et des horaires difficiles peine à dépasser les 600 euros ; là, une institutrice qui, au terme d’une carrière complète, va devoir se contenter d’une retraite de 500 euros. Tout ça fait d’excellents Portugais.

« Il entre au Portugal beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises.

Les « bons élèves de l’Europe » ont, en effet, souvent été cités en exemple. En remerciement des efforts colossaux consentis durant la récession, ils voient aujourd’hui le robinet des crédits communautaires couler à gros débit. Les travaux du premier tronçon de la future ligne TGV, à hauteur de 2,9 milliards d’euros, seront financés au tiers par des fonds européens. « Le pays réunit aujourd’hui les conditions financières pour pouvoir réaliser ce type de projet », se félicite Antonio Costa, de la famille des socialistes convertis au modèle néolibéral. Le nouvel Eldorado a peut-être des finances saines mais en attendant, le citoyen doit faire face à l’inflation bondissante : 9,3% à l’amorce du dernier trimestre, 22,2% pour l’énergie et 16,9% pour l’alimentation (source : Trading Economics). L’Association portugaise des entreprises de la distribution (APED) a constaté depuis septembre une recrudescence des vols de produits alimentaires de base : morue congelée, boîtes de thon, bouteilles d’huile d’olive et briques de lait. Retraité de l’industrie pharmaceutique depuis dix ans, Rui sait qu’il compte parmi les privilégiés. Dans la ferme qu’il a rénovée à une heure de Porto, il coule une vie paisible entre son jardin et ses animaux. Tout en conservant une louable lucidité : « Après toutes ces années d’austérité, nous commencions à retrouver un peu de souffle, à voir le bout du tunnel. Et puis la pandémie est arrivée. Et maintenant c’est la guerre en Ukraine et l’inflation. Quand le week-end je reçois mes filles encore étudiantes, entre les courses et le plein d’essence j’en ai pour 300 euros. Combien de Portugais peuvent se le permettre ? Et je ne vous parle pas de la facture de chauffage. »

Se chauffer a toujours été un problème au Portugal et pas seulement pour les plus modestes. Héritage d’une autarcie qui dura un demi-siècle – « mieux vaut la pauvreté que la dépendance », avait l’habitude de dire Salazar -, peu de logements sont bien isolés et équipés. Et c’est une idée reçue de croire qu’il fait toujours beau et chaud en Lusitanie. Mais la crise de 2009, encore elle, n’a rien arrangé. En retour des 78 milliards d’aides reçus, le Portugal a dû privatiser des pans entiers de son économie, dont le secteur de l’énergie. Le groupe chinois China Three Gorges a ainsi repris en 2011 les 21% détenus par l’Etat portugais dans EDP (principale entreprise de production d’électricité du pays). Après ça, allez exercer le moindre contrôle sur les prix.

Bons princes, les Chinois se sont également portés acquéreurs d’une partie de la dette portugaise. Le Portugal et l’Empire du Milieu entretiennent depuis 1557 une relation étroite par le biais de l’administration de Macao, rétrocédée en 1999. Energie, banque, assurance : l’investissement chinois au Portugal est estimé à environ 3% du PIB.

L’immobilier n’échappe pas, bien sûr, à cet afflux de fonds étrangers, en provenance de Chine mais aussi des Pays-Bas, d’Espagne, du Royaume-Uni ou du Luxembourg. Dans certains quartiers de Lisbonne ce sont des rues entières qui sont rachetées, ce qui pose évidemment un problème : l’envolée des loyers, qui ont augmenté de 42,4 % en moins de cinq ans, un chiffre affiché en une, fin septembre, par le journal Publico et confirmé dans la foulée par l’INE. A Lisbonne et Porto, l’augmentation atteint même 50 %, voire 60 % dans certaines communes périphériques de la capitale, dont Vila Nova de Gaia – l’effet WoW sans doute. Le loyer moyen portugais s’élève désormais à 6,25 euros par mètre carré (9,29 euros dans la zone métropolitaine de Lisbonne). A Braga, Joaquim gère un portefeuille de locations modestes, issu d’un legs familial : « Nous avons beaucoup de locataires très anciens et si nous suivions le marché, ces gens ne pourraient plus payer leur loyer ni se reloger. Nous essayons donc d’entretenir nos logements sans engager de trop gros travaux afin de maintenir le statu quo et de préserver ces personnes que nous connaissons de longue date et qui ont toujours honoré les échéances. » Pour leur salut, les Portugais ont conservé cette fibre de l’entraide qui naguère était leur seul canal de survie.

« Je déteste dire que le Portugal est un petit marché mais on ne peut pas dire non plus que c’est un très grand marché, et le fait est qu’il entre beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises. Résultat : pour ceux qui en ont encore les moyens, acheter un bien au Portugal coûte en 2022 50 % plus cher qu’en 2016.

Il y a dix ans, le maire de Lisbonne était un certain Antonio Costa, qui, à l’époque, se battait pour maintenir les autochtones dans la place, en passant, par exemple, des accords avec les promoteurs : un terrain en échange de logements sociaux. Mais il semblerait que la lame de fond de la spéculation soit en train de tout emporter, avec la multiplication sur le marché de biens de luxe, comme, par exemple, un penthouse de 200 m2 à Cascais, station balnéaire du grand Lisbonne, mis en vente au prix de 6 millions d’euros.

Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Alors dans les quartiers, la résistance s’organise, comme, à Bonfim, à Porto. L’adega Fontoura annonce sur une affichette la tenue d’un « événement convivial de contestation contre l’intimidation immobilière et les expropriations illégales ». Les bars ont toujours été les réseaux sociaux du Portugal : on y regarde le football mais pas seulement, on vient y boire son café pour 70 centimes, prendre des nouvelles des amis, parler politique et parfois, fomenter la rébellion. Coincé entre l’hyper centre et Das Antas, où l’appel d’air provoqué il y a dix-huit ans par la construction du nouveau stade du FC Porto a été épuisé, « Bonfim est le dernier terrain de jeu des investisseurs et la pression qui y est exercée sur les habitants est énorme », explique Antonio, le patron. Philippe, un Français qui vient une fois par mois pour son travail (la recherche de terrains pour l’industrie), est convaincu que « la bulle va exploser » Plus qu’une information, un oracle déjà ancien. Dans l’attente de la déflagration, bonne nouvelle : la mairie de Porto a suspendu pour une période renouvelable de 6 mois les agréments de logement touristique (Alojamento Local) dans le centre et à Bonfim. Mais 940 requêtes de propriétaire sont déjà parvenues sur ses bureaux.

Car les investisseurs font feu de tout bois en rachetant, par exemple, des quintas, anciens domaines agricoles ou viticoles, qu’ils transforment en lieux événementiels. Une quinta dans la région de Porto peut se louer 25 000 euros la journée pour un mariage. Et prière d’avoir effacé toute trace de la fête au petit matin car une autre famille attend son tour. Les Portugais s’endettent pour offrir à leur enfants ces noces dignes d’une série Netflix, avec feu d’artifice et pool de photographes et vidéastes pour immortaliser la story d’une vie. C’est tout le paradoxe d’un pays pauvre qui n’a jamais autant consommé, notamment dans ces centres commerciaux à l’américaine dont les villes sont désormais truffées. Longtemps, le Portugal fut privé de tout alors, plutôt que de commander un plat du jour à 6 euros au restaurant du coin, on préfère s’attabler à la terrasse d’une enseigne de la malbouffe dans un food court, ce qui peut s’apparenter à une forme de liberté.

« Non à la mine, oui à la vie. » A Montalegre, dans la région de Tras-o-Montes (littéralement : au-delà des montagnes), à l’extrême Nord-Est du pays, les habitants ont un autre souci : leur terre est classée au patrimoine agricole mondial des Nations Unies mais pour son malheur regorge en sous-sol de lithium, or blanc des fabricants de batteries de téléphone et autres véhicules électriques. Le Portugal serait assis sur un trésor de 60 000 tonnes qui n’a pas échappé aux industriels. Au nom de la transition énergétique et avec l’espoir de donner naissance à toute une filière, le gouvernement a donc donné son feu vert pour l’exploitation dans six endroits du pays, dont Covas do Barroso, à une trentaine de kilomètres au Sud de Montalegre, à proximité immédiate des parcs nationaux de Peneda-Geres et du Haut-Douro. La concession a été accordée à l’entreprise britannique Savannah Resources. Dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses, jure la société. Mais les locaux, qui vivent ici depuis toujours en harmonie avec la nature, n’ont que faire de la communication de Londres. « Nous ne sommes pas contre le lithium mais vaut-il vraiment l’éventration de cette montagne ? s’indigne Aida, l’une des voix de la contestation, en contemplant ce paysage de rêve où ruminent paisiblement de magnifiques vaches à longues cornes dont la race est réputée et où il n’est pas rare de croiser des hordes de chevaux sauvages. Cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière. Ici, pas de magasins mais nous ne manquons de rien. Et nous savons très bien ce qui va se passer avec la mine : nous allons devoir partir pour rejoindre la ville où l’on vit moins bien avec 1 500 euros qu’ici avec 500 euros. » Les agriculteurs des régions concernées affirment, en effet, que l’extraction va interférer avec l’irrigation des terres, ce qui à terme condamnera la production.

Dans ce contexte explosif, l’extrême-droite n’a pas manqué de faire sa réapparition dans le débat politique pour la première fois depuis la Révolution des œillets et la chute de l’Etat nouveau en 1974. Fondé en 2019, le parti Chega est arrivé en troisième position des élections législatives en janvier dernier, avec plus de 7 % des suffrages : un véritable choc dans le pays, dont chaque enfant a dans les yeux une image en gris de la dictature. Quelle que soit leur génération, les émigrants qui reviennent chaque été au village perpétrer la tradition, n’ont rien oublié, même si une certaine pudeur les rend discrets sur ce sujet ô combien douloureux. Dans Histoire du Portugal (Ed. Chandeigne, 2020), Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Notes :

[1] Certains prénoms ont été modifiés.

La maison individuelle est-elle vraiment une impasse écologique ?

Un banlieue pavillonaire. © Thomas de LUZE

En invitant les Français à arrêter de rêver d’un pavillon, au nom de la contrainte écologique, la ministre du logement s’est attaqué à un totem du modèle français. Depuis les années 1980, le pavillon est devenu un symbole de réussite, en opposition aux grands ensembles de HLM. Cette polémique place le logement comme un sujet de la campagne à venir. Entre performance énergétique des immeubles neufs, et durabilité d’un bâti existant dispersé dans les campagnes, le débat reste ouvert. Pourtant, en sortant d’une vision manichéenne et moralisatrice, la maison peut devenir une réponse au déficit de logement. En effet, il existe un potentiel inédit de logements vacants dans le pays mais mal répartis. Ainsi, la solution à la question du logement ne peut être qu’une véritable politique d’équilibre du territoire.

L’immobilier est assurément une passion française. Au point que deux tiers des français confessent consulter les annonces même sans avoir de projet. Entre le souci porté à son intérieur, partie intégrante de notre art de vivre, et la recherche de prestige, dans un pays qui compte 45 000 châteaux. La ministre du logement est venue troubler ce rêve le 14 octobre, en condamnant l’habitat individuel comme une impasse écologique. Face à la polémique, elle a été contrainte de revenir sur ses propos.

Le déclin du pavillon individuel

Si de nombreux Français y restent attachés, la maison individuelle ne répond toutefois plus nécessairement à l’aspiration des ménages. Qu’il s’agisse du bâti ancien, souvent dispersé, ou des pavillons récents concentrés dans les zones périurbaines, le format du logement individuel était conçu pour le modèle de la famille nucléaire des années 70. Or, celui-ci a explosé, et l’augmentation du nombre de personnes vivant seules induit également de nouveaux besoins. En outre, le modèle du pavillon construit sur son garage ne correspond plus aux exigences croissantes d’accessibilité qu’entraîne le vieillissement de la population. Enfin, le logement individuel présente un vrai défi pour le chauffage, l’un des principaux postes de dépense en énergie.

La maison individuelle a perdu de sa superbe et ne répond plus nécessairement à l’aspiration des ménages.

En outre, le logement individuel fut associé à un vaste mouvement d’accession à la propriété, et ainsi à une certaine forme de promotion sociale. Cette politique a été encouragée par de nombreux dispositifs publics, non sans arrière-pensée politique. En effet, il s’agissait pour ses promoteurs de dresser un portail de petits propriétaires face à la tentation communiste. Le Plan épargne logement, créé en 1969, est l’un des instruments de cette politique. Il est devenu au fil du temps l’un des produits d’épargne les plus répandus, cumulant quelques 300 milliards d’euros d’économies.

Cette politique ne correspond désormais plus à un horizon sérieux. Tout d’abord elle a soutenu un marché spéculatif. Ainsi, fin 2017, l’immobilier et le foncier représentaient 56% du patrimoine des ménages. Or, ce marché demeure très volatile, et pourrait fragiliser l’épargne populaire. Sous l’effet de cette politique, le budget logement des Français est devenu l’un des plus importants en Europe. Enfin, compte-tenu des parcours de vie, moins linéaires qu’auparavant, l’acquisition d’un logement n’est pas toujours la meilleure option. En effet, l’achat implique déjà des frais fixes importants (frais de notaire, d’agence…). En outre, en raison des prix élevés, dans certaines villes comme Nantes, Bordeaux ou Lyon, il faut attendre huit ans d’occupation pour que l’achat devienne plus avantageux que la location.

Enfin, le logement individuel est maintenant mis en cause pour son bilan environnemental. Il est indissociablement associé à l’artificialisation des sols et à l’étalement urbain. Il brasse un imaginaire de voitures, de centres commerciaux et de nombreux trajets, cristallisé par la révolte des gilets jaunes. En effet, l’absence de densité contraint à envisager des services dispersés et ce faisant autant de trajets. Mal isolés, ils constitueraient une partie du parc de « passoires thermiques ».

Derrière ce discours, porté par la ministre, se déploie un nouveau paradigme urbain. Longtemps, le logement individuel, agrémenté d’un jardin, a représenté une certaine forme de lien avec la nature. Par opposition, la vie urbaine en immeuble et dans des villes polluées apparaissaient comme une fatalité malheureuse. Voilà que désormais la ville se retrouve à la pointe du combat climatique. Derrière les façades des éco-quartiers, se dessine la possibilité de rehausser les immeubles, et lutter ainsi contre l’étalement urbain. La ville nouvelle permet une gestion centralisée des besoins, en chauffage par exemple, une autonomie au travers de l’agriculture urbaine, et le développement des transports en commun.

Les logements vacants, un potentiel trop négligé

Or, la concentration des habitants, au même titre que la concentration des richesses, relève d’une vision libérale du territoire. La suivre consiste à l’accepter comme un phénomène inévitable, alors qu’une politique d’équilibre est pourtant possible. Sous ce régime, les grandes agglomérations ont capté 87,6 % des 5,4 millions de nouveaux habitants entre 1999 et 2013.

Cette tentation pour la densité se trouve renforcée par l’objectif de zéro artificialisation des sols. Cette démarche, louable, vise à réduire l’étalement urbain et son impact pour l’environnement. Compte tenu des besoins en logement, cet impératif écologique semble donc condamner le logement individuel, qui nécessite des surfaces importantes, pour lui préférer la densification de l’habitat. Toutefois, cette vision prend uniquement en compte la construction de logements neufs pour répondre en besoin en habitat, alors même que l’impact environnemental de la construction est souvent bien supérieur à celui de la rénovation. À ce titre, on observe depuis les années 1980, une baisse tendancielle de la construction de logements individuels. Elles restent néanmoins à un niveau important, en passant de 50 % à 25 % des mises en chantier. Au point que certains promoteurs restent spécialisés dans cette activité.

Les mises en chantiers en France selon le type de construction. Source : SDES, Sit@del2, estimations sur données arrêtées à fin septembre 2021 (publication de fin octobre)

Pourtant, cette optique laisse de côté deux faits importants. S’il est évident que ce modèle d’habitat ne peut être offert à tous les Français, faut-il pour autant le condamner ? Il reste que celui-ci ne correspond pas à une aspiration pour une majorité de Français. Ainsi, un sondage de 2020, montrait que 60 % des Français citadins cherchent à s’installer dans une ville moyenne, et non en banlieue ou dans les territoires ruraux. La période de confinement a mis à jour les aspirations de la population, parfois divergentes, entre recherche d’une certaine autonomie et d’espace pour les uns et besoin de socialisation et de densité pour les autres.

Le deuxième trait porte sur le stock inédit de logements vacants dans notre pays : environ trois millions de biens, un chiffre à rapprocher des besoins non pourvus. Ces derniers sont difficiles à évaluer précisément. Le nombre de sans-domiciles en France est évalué par la Fondation Abbé Pierre à 835 000 sur la base de données de 2013. Dans le même temps, le nombre de demandeurs en attente d’un logement social a atteint 1,7 million, selon l’USH, en hausse de 20 % sur les huit dernières années. Enfin, toujours selon la fondation Abbé Pierre, le nombre de mal-logés, c’est à dire prêts à quitter leur logement pour un autre de meilleure qualité, atteindrait lui les quatre millions de personnes.

Le type de logement dans lequel on vit est moins important que l’environnement dans lequel il se situe.

Cette inadéquation entre la demande et l’offre résulte principalement d’un déséquilibre géographique. En effet, la vacance atteint les 10 % du parc de logement dans un cercle à la jonction des régions Centre-Val-de-Loire, Nouvelle-Aquitaine, Auvergne-Rhône-Alpes et Bourgogne-Franche-Comté, selon la fameuse « diagonale du vide ». Bien sûr, ces logements étant souvent anciens et inadaptés, ils posent la question du défi de la rénovation. Toutefois, ils sont une immense opportunité, tant pour les personnes à la recherche de logement que pour les communes dépeuplées, pour peu que l’on accepte une politique globale d’équilibre du territoire.

Part des logements vacants dans le total du parc immobilier par bassin de vie. Source : Observatoire des territoires – sur les données de l’Insee et RP 1968-2018

En effet, ce modèle de la maison individuelle en milieu rural n’a pas perdu totalement de sa pertinence. Tout d’abord, contrairement aux apparences, et aux propos de la ministre, ce mode de vie n’est pas particulièrement polluant. Au contraire, la distance domicile-travail et les temps de trajet sont moins élevés en milieu rural qu’en zone urbaine. En raison de la grande disponibilité, il y est en effet plus facile de trouver une maison proche de son lieu de travail.

Distance en km entre le domicile et le travail. Source : Observatoire des territoires – sur les données de l’Insee et RP 1968-2018

En conséquence, le type de logement dans lequel on vit est moins important que l’environnement dans lequel il se situe. À ce titre, les territoires ruraux souffrent de l’éloignement des services publics, ou encore des soins médicaux, ce qui se traduit par des déplacements toujours plus longs et nombreux. Il s’agit d’ailleurs là de l’un des principaux facteurs de manque d’attractivité de ces territoires. De plus en plus, vivre hors des villes devient un acte de résistance, face aux effets de la dédensification. Il est dans un autre registre éloquent qu’à l’exception de l’ancien périmètre du Limousin, le plan de relance dans les transports laisse de coté le cercle rural enclavé du centre de la France.

Les projets liés aux transports et faisant l’objet d’un financement dans le cadre du plan de relance. Source : https://www.economie.gouv.fr/plan-de-relance/tableau-de-bord# – consulté le 1e novembre 2021

Lever les freins pour un équilibre du territoire

Les moyens alloués à la construction en zone tendue coûtent « un pognon de dingue ». Ainsi, le dispositif Pinel (ex-Scellier, ex-Duflot) est très coûteux et ses effets sont controversés. De tous les avantages fiscaux, celui-ci, focalisé sur l’investissement locatif en zone tendue, présente le coût moyen le plus important : 6 000€ par an et par bénéficiaire. Ardemment défendus par les promoteurs immobiliers, ces dispositifs visent à combattre la pénurie de logements en zone tendue plutôt que de la recherche d’un équilibre territorial.

Dans ce contexte, que vaut la proposition du candidat Montebourg d’engager la rénovation d’un million de logements vides en milieu rural ? Séduisante sur le papier, elle ne répond que partiellement au sujet de la concentration de l’habitat. En effet, les obstacles à l’installation en milieu rural ne sont pas liés au logement, plutôt bon marché. Selon une étude de Familles rurales de 2018, les premiers motifs portaient sur le manque de service public, d’emplois et les difficultés de transports. Or s’est établi un cercle vicieux, par lequel la baisse de densité compromet les services publics et la viabilité des commerces locaux. Pour le briser, il faudrait une volonté politique forte, et notamment en matière d’emploi, par exemple avec une vraie politique globale de retour à l’emploi.

Passé son côté spectaculaire, la proposition de mettre à disposition un million de logements apparaît donc peu réaliste et mal ciblée. Tout d’abord elle viserait un tiers du parc de logements vacants, ce qui semble très ambitieux. Pour rappel, l’objectif de construire 300 000 logements par an reste un horizon indépassable. Avec un montant moyen d’acquisition à 50 000€, sans doute sous-estimé, cette opération coûterait au bas mot 50 milliards d’euros, soit 10 milliards par an, auxquels s’ajouteraient surtout les dépenses de rénovation, qui risquent d’être très conséquentes. Qui plus est, ce chantier surmobiliserait les entreprises du BTP, déjà engagées sur les travaux de rénovation des logements habités, au risque de faire grimper la facture pour les particuliers acquéreurs. Enfin, les expériences réalisées dans certaines collectivités présentent des résultats équivoques. Compte-tenu de l’incertitude de conserver les nouveaux occupants sur place, l’État devrait également assurer les travaux pour mutualiser le risque de dérapage des coûts. L’opération promet aussi d’être mal ciblée, car les logements disponibles en zone rurale sont en majorité à vendre. Les ménages les plus modestes ou les plus jeunes, en recherche de location, peinent ainsi à s’implanter dans certains villages, ce qui les pousse vers les zones urbaines.

La proposition d’Arnaud Montebourg de rénover un million de logements en milieu rural est séduisante. Elle apparaît pourtant peu réaliste et mal ciblée.

Ainsi, plutôt qu’une politique d’accession à la propriété, il faudrait envisager une politique locative de revitalisation des campagnes. Une vision plus modeste du dispositif consisterait tout simplement à accompagner davantage les collectivités dans la rénovation de logements, au plus près des besoins. La mise en location peut alors se révéler être une source de revenus intéressante et mieux maîtrisables. Face à des dotations en baisse, les revenus locatifs des collectivités, qui représentaient seulement 2,5 milliards d’euros en 20141, pourraient fournir de nouvelles ressources financières très utiles.

Une autre option consisterait à réorienter l’action des bailleurs sociaux, qui ont déserté les zones rurales, par des mécanismes incitatifs. En raison d’une faible demande et des besoins techniques, la gestion d’un parc dispersé de logements sociaux s’avère plus complexe. À tel point qu’il n’est pas rare que des organismes procèdent à la démolition d’une partie de leur patrimoine. Enfin, plus modestement, on pourrait imaginer des mécanismes encourageant les particuliers à proposer à la location leurs logements vides, souvent issus de successions, plutôt que de les vendre. Quoi qu’il en soit, toutes ces pistes nécessitent d’abord d’engager une vraie dynamique dans les milieux ruraux, reposant sur la création de nouvelles activités, le retour des services publics et de meilleurs réseaux de transports. Autant d’éléments malheureusement très peu abordés dans la campagne présidentielle actuelle.

1Rapport de l’Observatoire des finances et de la gestion publique locales 2020 – page 61

Clémentine Autain : « Nous voulons un choc de solidarité pour l’Île-de-France »

Clémentine Autain © Pablo Porlan pour LVSL

Le 20 et 27 juin 2021 auront lieu les élections régionales. Candidate en Île-de-France d’une liste rassemblant diverses forces dont la France insoumise et le PCF, la députée Clémentine Autain a publié aux éditions du Seuil Pouvoir vivre en Île-de-France qui exprime une vision pour les années à venir. Pour la région à la fois la plus riche et la plus inégalitaire de France, Clémentine Autain propose un choc de solidarité à même de renverser la politique clientéliste menée ces six dernières années par Valérie Pécresse et s’inscrit de fait comme sa principale adversaire. Nous avons souhaité revenir avec elle sur son programme ainsi que sur ce qu’elle souhaite incarner. Entretien réalisé par Valentin Chevallier.

LVSL : Les élections régionales approchent en même temps que s’opère l’ouverture progressive des commerces, des lieux de vie et des établissements culturels. Tête de liste d’une liste rassemblant diverses forces de gauche dont la France insoumise et le PCF en Île-de-France, vous appelez à dépasser le règne de l’Homo œconomicus. De fait, de nombreux Franciliens ne peuvent profiter de ces loisirs, de ces activités sportives ou culturelles par leur coût et la réouverture de ces lieux ne change rien à leur quotidien. Comment la région peut-elle combler ces inégalités, très marquées en Île-de-France ?

Clémentine Autain : Notre axe de campagne majeur c’est l’égalité, sociale et territoriale, parce que les problèmes sont particulièrement marqués en Île-de-France. Nous sommes la région à la fois la plus riche et la plus inégalitaire. Notre priorité, c’est le rééquilibrage des moyens et des affectations des services publics, des emplois, des établissements de santé ou d’études supérieures, des équipements culturels ou sportifs, etc. En s’appuyant sur le document pilote et de prescription essentiel qu’est le schéma d’aménagement du territoire, le SDRIF, il faut repenser notre modèle de développement pour avancer vers une Île-de-France plus polycentrique. Je veux en finir avec les villes dortoir, d’un côté, et les centres d’affaires, de l’autre. L’enjeu, c’est que chacune et chacun ait accès à ce qui fait l’intérêt et le plaisir de la ville dans un rayon de proximité. La région a un pouvoir direct en matière d’aménagement du territoire, une capacité à nouer des partenariats avec les collectivités et à aller chercher des fonds européens. Forte de ses 5 milliards de budget et du rayonnement francilien, elle a aussi un grand pouvoir d’influence. Il faut jouer sur tous ces ressorts pour transformer le visage de l’Île-de-France, en tournant son développement vers la justice sociale et la transition écologique. 

La région ne peut pas résorber seule les inégalités sociales mais elle peut contribuer à limiter l’impact du carnage qui est en cours avec la pandémie et la mauvaise politique du gouvernement. C’est pourquoi nous proposons un choc de solidarité. En effet, dès juillet si nous sommes élus à la tête de la région, nous voterons toute une série de mesures d’urgence pour venir en aide aux plus fragilisés dans la crise : gratuité des transports pour les moins de vingt-cinq ans et les bénéficiaires des minima sociaux, multiplication par dix du budget alimentaire, gratuité des cantines dans les lycées pour les quatre premières tranches du quotient familial, SAMU culturel pour les structures artistiques en danger… Nous mènerons également la bataille vis-à-vis de l’État pour l’ouverture du RSA aux jeunes de 18 à 25 ans et pour l’augmentation des minima sociaux. Ce minimum pour ne pas sombrer dans la trappe à pauvreté aurait dû être voté depuis longtemps, d’autant que nous sommes de ce point de vue totalement à la traîne parmi les pays de l’OCDE. Enfin, nous donnerons l’exemple en conditionnant l’aide aux grandes entreprises à des critères sociaux et environnementaux, ce que Valérie Pécresse et le gouvernement se refusent à faire, continuant à déverser des milliards et des milliards à des grands groupes qui reversent des dividendes et licencient, qui tournent le dos à la vitale transition écologique.

Alors que la pandémie nous a profondément bouleversés, il est temps que l’on se pose la question de nos besoins. Je suis même convaincue que c’est la grande question du XXIe siècle. De quoi avons-nous vraiment besoin ? Qui en décide ? Comment la production peut-elle être adossée à ces besoins collectivement définis ? Les besoins ne sont pas les mêmes pour tout le monde et ils sont évolutifs, ce qui suppose un grand débat démocratique permanent sur ce qui est nécessaire pour une vie suffisamment bonne. Cette idée que c’est le marché qui tranche est une vieille lune. Nous savons que le capital crée des besoins superflus, que le marketing est là pour sur-solliciter nos pulsions d’achat, que nos désirs sont détournés à des fins marchandes pour accroître le profit. La période de confinement a ouvert une brèche pour qu’enfin nous nous interrogions sur ce qui est essentiel et ce qui est superflu, et comment la société peut s’organiser pour atteindre les objectifs importants pour notre bien-être et la préservation de l’environnement, au lieu de sombrer toujours plus dans l’austérité des comptes publics et la marchandisation de tout et n’importe quoi. Interroger le sens de la richesse est un enjeu politique majeur. Prenons un exemple en Île-de-France avec l’aménagement de la Gare du Nord qui va être transformée en complexe commercial. Au passage, la halle Dutilleul, qui n’a que vingt ans, va être détruite, ce qui est tout sauf écologique, et les trajets de passagers seront rallongés pour qu’ils puissent passer devant les vitrines commerciales. Je pense que c’est le vieux monde. Paris ne manque pas de galeries marchandes ! L’aménagement des gares doit répondre à d’autres objectifs, ceux qui améliorent nos vies. On pourrait y introduire des services publics pour faire des démarches, des locaux associatifs pour se réunir, davantage d’endroits pour garer de façon sécurisée son vélo ou faire un peu de gymnastique ou du yoga… Il y a plein de choses à faire dans une gare avant de nous coller encore plus de sollicitations pour acheter, acheter… Alors que nous remettons en cause les inégalités sociales, nous devons nous attaquer aussi au consumérisme. Allier ces deux enjeux, c’est se donner les moyens de l’émancipation pour le siècle qui vient.

LVSL : Vous exprimez dans votre livre, Pouvoir vivre en Île-de-France, une ambition qui paraît anachronique en 2021, à savoir vivre décemment, à proximité de son lieu de travail, dans un logement décent en utilisant des transports collectifs fiables. La multiplication et l’enchevêtrement des compétences entre les différentes collectivités, souvent dirigées par de nouveaux seigneurs féodaux contre l’État, y compris en Île-de-France, ne risquent-ils pas de limiter cette aspiration ? D’autant plus que de nombreuses collectivités sont dirigées par la droite.

C.A. : C’est tout le paradoxe de la région : elle impacte considérablement notre quotidien mais nous n’avons pas de conscience claire et partagée de ses compétences, de son influence. La région est souvent perçue comme un simple tiroir-caisse, notamment parce qu’elle travaille beaucoup en partenariat avec l’État, les départements, les communes. Et puis, dans cette campagne, les candidats des trois droites n’aident pas à éclairer les électeurs sur la réalité de la politique régionale puisqu’ils ont tous les trois décidé que c’était la question de la sécurité qui devait être au centre de la campagne. L’alignement sur l’agenda de l’extrême droite est en marche… La sécurité est une compétence typiquement régalienne, sur laquelle la région peut évidemment apporter une contribution mais elle n’est pas maître d’œuvre dans ce domaine. Or Jordan Bardella a choisi pour titre de son affiche : « Le choix de la sécurité », Laurent Saint-Martin a donné dans sa première interview de campagne pour La République En Marche cette mesure phare : la création d’une police régionale, et Valérie Pécresse parle quasi exclusivement sur tous les plateaux de sécurité, d’immigration et de terrorisme au point que l’on se demande si elle est candidate à sa propre succession à la région ou à la présidence de la République… C’est ainsi que le débat sur le bilan de la droite régionale est esquivé et que le cœur des politiques régionales échappe au débat public. C’est à nous de conjurer cette trajectoire.

Les grandes compétences de la région, ce sont les transports, les lycées, l’aménagement du territoire, la formation, l’activité économique. Nous avons là un pouvoir direct et indirect. Par exemple, la région cessera de donner des aides aux villes qui ne respectent pas la loi SRU imposant a minima 20% de logements sociaux, s’ils ne changent pas leur trajectoire en la matière. Cela représente 47 villes en Île-de-France, dont 46 de droite. Valérie Pécresse, elle, supprime les aides aux villes qui veulent continuer à construire des logements sociaux alors qu’ils en possèdent plus de 30%. Cet effort est donc empêché par la droite, toujours convaincue que le logement social n’est pas un moyen pour le grand nombre d’accéder à un logement digne, accessible contrairement au parc privé. Non, elle le fait rimer avec pauvreté, immigration, violences. Or 750 000 demandes de logement social sont aujourd’hui en souffrance dans notre région. Il y a urgence à agir. 

Autre exemple : en matière d’activité économique, nous n’avons pas tout pouvoir mais arrêter de déverser des millions à des entreprises du CAC 40 qui font d’énormes profits et qui licencient est une façon de faire pression en faveur de l’emploi. Les millions d’euros octroyés seraient plus utiles pour soutenir l’économie sociale et solidaire, le commerce de proximité, l’artisanat, la transition agricole vers un modèle paysan et bio. Soutenir la production locale à destination locale est essentiel car nous devons, pour des raisons écologique et sociale, relocaliser notre économie. J’étais très en colère la semaine dernière quand la région a décidé de donner un million d’euros à Renault alors que l’entreprise vient d’annoncer qu’elle allait se séparer de 2 400 salariés en Île-de-France. Valérie Pécresse continue aussi de donner des aides au groupe Total qui a décidé de fermer la seule raffinerie francilienne, à Grandpuits, avec pour conséquences 700 emplois en jeu et des camions sur les routes pour alimenter notre région en pétrole raffiné. Les exemples ne manquent pas de cette droite régionale qui dilapide ainsi l’argent public et ne mène jamais le rapport de force avec les puissances économiques pour exiger de la justice sociale et une transition écologique. Valérie Pécresse mise tout le développement de la région sur la sacro-sainte compétitivité, l’attractivité du territoire, la concurrence de tous contre tous. C’est ainsi qu’elle soutient le CDG express, train pour les riches qui relie pour 24 euros Paris à Roissy, plutôt que le RER B, train du quotidien dans lequel galèrent 1 million de passagers chaque jour. Elle veut aider les cadres d’affaires et les riches touristes pensant que c’est bon pour la course folle entre métropoles internationales… Pour ma part, je pense que l’argent public doit tout d’abord servir à améliorer le quotidien des Franciliennes et des Franciliens, en satisfaisant leurs besoins essentiels.

LVSL : Vous rappelez à juste titre la privatisation galopante – dès 2023 – des transports en commun franciliens, approuvée par Valérie Pécresse. Pourtant, seule, en tant que présidente de la région, vous ne pourrez pas revenir dessus ainsi. L’Union européenne et ses institutions sont les promotrices de ces privatisations au détriment de la qualité des usages quotidiens. Ne faut-il pas, au-delà de l’aspect de transports, imposer un rapport de force, par exemple avec l’État, contre les choix imposés par l’Union européenne ?

C.A. : En réalité, il y a beaucoup de règles que l’on peut contourner, comme les normes sur les marchés publics pour les cantines. L’approvisionnement des centrales de restauration, que je veux développer, ne peut pas aujourd’hui privilégier le circuit de proximité parce que ce serait une entorse aux règles de la concurrence si chères à l’Union européenne. Mais on a maintenant des experts un peu partout pour réussir à détourner de fait ces règles européennes. Nous le ferons dès lors qu’elles nous empêchent de mener à bien nos objectifs sociaux et environnementaux. Affronter le pouvoir européen s’il contrevient au développement juste et soutenable, c’est une question éminemment politique. 

Sur la privatisation, en réalité, ça peut être plus simple : si on crée une régie publique, on a la possibilité – même dans le cadre des normes européennes – d’empêcher la mise en concurrence voulue par les directives et la loi LOM. Nous utiliserons cette fenêtre de tir pour empêcher le mouvement de privatisation des transports en commun, qui serait une catastrophe pour les usagers et pour les salariés. Nous le savons au moins depuis la privatisation des chemins de fer par Thatcher, qui s’est soldée par une re-nationalisation je le rappelle, en raison des retards, des accidents, de la détérioration du trafic… Vous pouvez compter sur nous pour gagner cette bataille contre la privatisation.

LVSL : La création d’un nouveau Schéma directeur d’aménagement social environnemental avec une vision sur dix ans vient rompre une logique simplement gestionnaire des politiques publiques régionales. Mais pour que cela ne devienne pas un nouvel outil technocratique, avec de multitudes d’axes, comment comptez-vous concilier ce que vous prévoyez dans ce Schéma avec les autres politiques et autres schémas, pour ne citer en exemple que le SRADDET ?

C.A. : Le SRADDET n’existe pas en Île-de-France comme dans les autres régions. En fait, le document directeur en Île-de-France, c’est le SDRIF. Mais il a été mis à la poubelle par Valérie Pécresse à son arrivée. Or ce Schéma directeur permet de piloter le rééquilibrage entre les territoires franciliens. C’est grâce à ce document prescripteur que l’on pourra, demain, rapprocher les lieux d’habitation des lieux de travail, anticiper les lignes de transport, choisir les zones à aménager et celles à protéger… Il faut piloter la transformation de la région en fonction d’objectifs politiques. La droite régionale a navigué à vue et finalement, fidèle à elle-même, elle a laissé le marché trancher. Les inégalités sociales et territoriales se sont creusées. Nous, nous ne laisserons pas faire.

Clémentine Autain – Pablo Porlan pour LVSL

LVSL : Quelles sont les raisons qui font que Valérie Pécresse ne veut pas de ce schéma directeur ?

C.A. : Elle ne veut pas de rééquilibrage ! D’ailleurs, elle a baissé les dotations par habitants dans tous les départements à une exception, devinez laquelle… les Hauts-de-Seine ! C’est le seul département où la dotation par habitant a augmenté pendant qu’elle a diminué dans tous les autres. Vous pouvez ainsi constater que le rééquilibrage, ce n’est pas du tout ce que souhaite Valérie Pécresse. Or c’était un peu l’enjeu du SDRIF de la majorité de gauche précédente. Et quand je dis que c’est un document stratégique, c’est qu’il permet de regarder où sont les besoins. Par exemple en matière de logement, nous pouvons planifier où nous allons implanter les trente-cinq mille logements par an. Ces logements ne seront pas forcément neufs, nous voulons de la préemption et des requalifications en logements sociaux. De la même manière, nous jaugerons des déserts en matière d’entreprises, de santé et de sport, pour anticiper les implantations à même de les combler.

LVSL : Les lycées professionnels sont généralement les parents pauvres de l’éducation secondaire. De nombreuses régions, y comprises dirigées par la gauche, n’ont cessé de détricoter la formation enseignée en leur sein pour favoriser à tout prix l’apprentissage et les CFA. Dans votre ouvrage, vous pointez les déséquilibres dont souffrent les lycéens qui choisissent la filière professionnelle et qui sont davantage issus des classes populaires. Concrètement, quels moyens comptez-vous donner aux lycées professionnels sachant qu’ils pourraient rentrer en adéquation avec votre politique en matière d’emplois solidaires dans certaines filières comme le recyclage ou le BTP ?

C.A. : C’est une question très importante sur le plan éducatif déjà et pour des jeunes qui méritent particulièrement notre attention. Il n’y a pas beaucoup de ministres qui ont pris la mesure du problème comme l’a fait Jean-Luc Mélenchon quand il était chargé de l’enseignement professionnel. Depuis, on observe un démantèlement à bas bruit des lycées professionnels, et en particulier en Île-de-France. En effet, Valérie Pécresse a accompagné le mouvement des lycées polyvalents qui vise à mélanger les lycées professionnels avec d’autres pour des raisons non pas pédagogiques mais d’abord de réductions de moyens. Une logique de regroupement que l’on connaît bien dans les hôpitaux, qui n’atteint pas le but affiché d’améliorer le service public rendu. Pour ma part, je veux une dotation fléchée pour les lycées professionnels dans le budget global des lycées de la région. Mon attention, notre attention à l’égard de cet enseignement sera une priorité en matière de politique des lycées franciliens.

Ensuite sur la formation, l’idée c’est d’abord de booster la formation professionnelle qui a été sous-développée sous le mandat de Valérie Pécresse et là-aussi de l’orienter. On veut créer 20 000 formations pour les personnels soignants sur la mandature, notamment pour les infirmières, les aides-soignantes, et ces formations seront rémunérées au SMIC moyennant un engagement de travailler pendant cinq ans dans le système publique de soins. C’est une proposition phare que nous faisons mais ces formations, on veut aussi les développer dans les secteurs de la réparation et du réemploi qui, nous le pensons, proposeront beaucoup de métiers d’avenir. On créerait un débouché puisque je veux un service public de la réparation en Île-de-France. Pour revenir aux infirmières ou aides-soignantes, nous voulons créer 300 centres de santé avec des personnels soignants qui sont salariés. Ces 300 centres pourront constituer ainsi des débouchés pour les personnels que nous aurons formés. 

Quant aux 30 000 emplois solidaires que nous voulons créer, ils ne s’adressent pas qu’aux jeunes mais aussi aux profils peu qualifiés. Aide à la personne, soutien scolaire, entretien des espaces verts… Nous voulons d’ailleurs un lycée agricole par département, ce qui dynamisera les formations et les débouchés vers la transformation du modèle agricole que nous appelons de nos vœux. Nous pourrons ainsi réaliser en Île-de-France davantage de maraîchage, d’agriculture paysanne biologique de qualité qui contraste avec la dimension « grenier à blé » d’un modèle francilien encore très axé sur la production intensive et l’exportation. La bifurcation sociale et écologique doit se lire aussi dans les formations que nous voulons développer. Nous devons former les jeunes aux métiers que l’on veut voir grandir demain.  

LVSL : Le logement n’est pas suffisamment traité comme urgence alors qu’il représente le principal coût fixe pour les ménages, lorsque ces derniers ont la capacité de pouvoir s’en procurer un, ce qui relève d’une gageure en Île-de-France. Vous prévoyez, entre autres, un milliard d’euros dans le budget pour le logement et la fin des subventions aux communes qui ne cherchent pas à respecter la loi SRU. Au vu de la densité de la population et de la rareté du foncier, comment comptez-vous construire suffisamment de logements, notamment sociaux, dont sont éligibles 70% des Franciliens ?

C.A. : Il est certain que la question du foncier est un problème majeur en Île-de-France. Elle concentre des enjeux de spéculation, une logique capitaliste qui transforme le logement en une marchandise comme une autre, sur laquelle on spécule. En Île-de-France, c’est particulièrement terrifiant puisque cela aboutit à des phénomènes de gentrification voire de muséification au cœur de la région comme au centre de Paris. La gentrification s’étend dans la première couronne, et le monde populaire est sans cesse repoussé et mis au banc du cœur francilien. C’est un problème tout à fait majeur. Et dans ce contexte, c’est le logement social qui permet de contrarier la logique du marché et d’offrir une solution de logement à prix décent pour des personnes qui, autrement, ne pourraient pas se loger ou le seraient mal.   

Il faut savoir que Valérie Pécresse a divisé par deux et demi le budget dédié au logement social. C’est dire la catastrophe à bas bruit : ça ne fait pas la Une des journaux, personne ne le sait, mais en matière d’impact concret au quotidien, c’est considérable. Lorsque nous disons que nous allons investir un milliard dans le logement pour construire, faire de la rénovation thermique, lutter contre les puces de lit, aider les co-propriétaires et ainsi de suite, nous formulons un engagement très fort en rupture totale avec la politique de Valérie Pécresse. La politique que je mènerai ne nous donnera pas tout pouvoir face aux promoteurs et aux marchands de biens, mais nous serons un acteur de poids pour contrarier en tout cas les appétits du privé.

LVSL : Vous citez le numérique comme un des leviers du développement de la région. Aujourd’hui très dépendants de l’impérialisme américain et notamment de l’extra-territorialité de son droit, de nombreuses entreprises, laboratoires de recherche, de cerveaux et talents qui font la richesse de la région sont menacés. Quel rôle souhaitez-vous donner à l’intelligence économique à l’échelle régionale, qui semble être l’échelon complémentaire à celui de l’État pour préserver notre souveraineté et nos actifs ?

C.A. : En l’occurrence, je pense que ce sont des pouvoirs qui reviennent essentiellement à l’État. La région va avoir bien du mal à combattre la puissance des GAFAM…

LVSL : Il y a un exemple en Normandie où a été créé une fonds spécifique dédiée à l’intelligence économique qui permet davantage de coordination entre les entreprises et la région pour éviter la captation de données, le rachat d’entreprises et qui fonctionne directement auprès des acteurs sur le terrain. Avez-vous réfléchi à ce que vous pouvez faire à l’échelle régionale en l’Île-de-France ?

C.A. : Ce que je sais, c’est qu’il nous faut donner les moyens aux jeunes talents du numérique. Nous allons réaliser une cité du jeu vidéo indépendante en Île-de-France, pour les conforter et leur offrir des débouchés ici. Pour revenir à votre question, je pense que la région peut encourager et soutenir certains secteurs, mais elle ne peut certainement pas battre en brèche un mouvement qui est lié à celui de la globalisation. Nous n’avons pas de moyens suffisamment forts pour contrarier réellement ces phénomènes. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas nous en soucier, ni que nous ne devons pas développer des outils. Mais il ne faut pas raconter des histoires. Avec les compétences actuelles de la région et le budget qui, s’il parait énorme, n’est que de cinq milliards d’euros, ce ne sont pas les compétences régionales qui font la loi.  

Par contre, avoir une présidente de région qui prend des positions politiques et participe de la bataille des idées, de la bataille sociale, de la bataille politique contre cette globalisation néolibérale… Cela changerait beaucoup la donne. Aujourd’hui, nous avons une présidente de région qui adore cette « mondialisation merveilleuse », qui en est béate et pense qu’à force d’attractivité et de compétitivité, « ça ruissellera ». Ça ne ruisselle pas malheureusement, et en réalité ce sont les inégalités qui se creusent, ce sont les libertés qui sont menacées. Je pense donc que ce serait un très grand changement de passer d’une présidente de région acquise aux normes néo-libérales et à l’austérité budgétaire à une présidente de Région qui les combat vigoureusement et se dresse contre la dérégulation. Les conséquences se liraient dans de très nombreux domaines, dans les politiques concrètes menées par la Région bien sûr, mais aussi dans le rapport des forces idéologiques et politiques.

LVSL : Pouvez-vous revenir sur vos principales propositions en matière environnementale, et notamment celles concernant le plan vélo, la qualité de l’air, la gestion des rivières et fleuves de la région, la lutte contre l’artificialisation des sols ? 

C.A. : Dans le Schéma directeur, nous avons la possibilité d’inscrire des normes comme « zéro artificialisation nette » des sols, ce qui constitue une grande ambition qui permettra de préserver la biodiversité des espaces naturels, des parcs et des jardins. Je voudrais aussi attribuer une personnalité juridique à la Seine. Une association le revendique, à raison : cela permettra de protéger le fleuve et de garantir que l’aménagement de ses abords relève de l’intérêt commun. Au sujet de l’eau, qui est un bien commun, nous voulons créer une régie publique mutualisée afin que sur l’ensemble de l’Île-de-France, le prix de l’eau soit encadré et sa qualité assurée. C’est un engagement que je prends si je suis élue présidente de région. Nous ne pourrons pas le mettre en œuvre seuls, mais il y a de nombreux partenaires que nous pouvons accompagner, outiller, promouvoir, aider à cette transition. 

Sur la qualité de l’air, que j’aurais pu aborder en premier tant la pollution atmosphérique est une question urgente posée par le défi climatique, nous avons d’abord notre engagement en matière de transports publics. C’est un des nerfs de la guerre : il faut réduire la place de la voiture. Pour ce faire, il nous faut rapprocher les lieux de vie des lieux d’habitation. C’est ce vers quoi nous voulons aller avec le schéma directeur. Il nous faut assurer des alternatives à la voiture, développer les transports en commun, en donnant la priorité notamment aux transports de banlieue à banlieue. Nous voulons également développer la pratique du vélo, pour qu’elle passe de 2% à 12% des déplacements franciliens d’ici à la fin de notre mandature. C’est audacieux mais possible si l’on y met les moyens, ce que ne fait pas la droite régionale – le vélo est aujourd’hui le moyen de transport le moins subventionné. Nous voulons aussi remettre en place la gratuité dans les transports en commun les jours de pic de pollution, une mesure de gauche que Valérie Pécresse a supprimée. Nous souhaitons par ailleurs diminuer très fortement le transport routier, par le bais d’une taxe et en développant des alternatives avec le fret fluvial et le fret ferré. 

Ce n’est pas une mesure qui va d’un coup de baguette magique résoudre la crise climatique. La question environnementale traverse l’ensemble des politiques publiques. L’investissement dans la rénovation des bâtiments, par exemple, on sait que c’est une mesure extrêmement vertueuse sur le plan énergétique. C’est dans tous les domaines qu’il nous faut être actifs ! Nous voulons par ailleurs faire aussi de l’Île-de-France une région sans glyphosate. 

LVSL : La politique souffre chaque jour davantage d’un éloignement tangible avec le monde des lettres, et plus généralement des livres. Autrice de nombreux ouvrages, romans comme essais, on ne peut que louer votre démarche d’inscrire votre vision de la politique pour les années à venir sur papier. Alors que de moins en moins de Français lisent, quel regard portez-vous sur ce constat et quelles conclusions en tirer ?

C.A. : Le problème, c’est que ce sont les réseaux sociaux qui ont pris la main. Et il y a un rythme politique complètement effréné, c’est le zapping permanent. On passe d’une chose à l’autre, et en fait nous n’avons plus le temps de nous fixer. Pour écrire un livre, il faut concentrer son énergie sur un travail au long cours et non pas sur un rythme effréné où on perd le fil, c’est un défi dans le monde d’aujourd’hui. D’autres à la France insoumise écrivent, comme Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin, Alexis Corbière, Bastien Lachaud… C’est important, pour bien formaliser ses idées au-delà de la surface des choses, cela permet de travailler en profondeur et aussi de convaincre davantage, au-delà d’une impression générale. Il me semble qu’en politique, l’écriture est une arme décisive. Il est vrai que pour une élection régionale, ce n’est pas commun. J’ai eu la chance d’avoir un éditeur qui m’a accompagnée, Les éditions du Seuil, ce qui n’était pas gagné d’avance. Le fait que nous étions confinés et les conditions spécifiques de la campagne m’ont convaincue de le faire. Ne pouvant pas organiser des réunions publiques, il m’était compliqué de m’adresser aux Franciliennes et aux Franciliens. Alors une fois les librairies redevenues essentielles et ouvertes, je me suis dit que je me devais de le faire. Cela me permet de formaliser mes idées, et surtout de les transmettre. Ça reste court, je n’ai pas écrit 500 pages sur le programme régional. Ce que je voulais, c’était donner une vision, un sens aux politiques, de prendre le temps d’expliciter ce sens-là.  

Hébergements d’urgence : une réalité de terrain méconnue

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À l’issue d’une année de confinement où le « chez soi » n’a jamais pris autant d’importance, nombreux sont pourtant ceux qui sont restés sans domiciles. Les centres d’hébergement d’urgence accueillent ainsi en moyenne 160 000 personnes par an. Des lieux méconnus et discrètement accompagnés par les pouvoirs publics, alors que le président de la République assurait faire de l’habitat digne l’un des objectifs de son mandat. Reportage à travers les voix de trois professionnels du secteur, Arnaud* chef de service et sa collègue Lise* exerçant à Lyon, ainsi que Tom*, rattaché à un centre orléanais, qui assurent chaque jour leurs rôles de « travailleurs sociaux ». Des métiers essentiels à en croire l’augmentation exponentielle des chiffres du mal-logement : la France dénombrait ainsi 86 000 sans domicile fixe en 2001, 141 500 en 2011 et 300 000 en 2020, selon la Fondation Abbé Pierre.

Centres d’hébergement : derniers remparts face à la précarité

Il existe différents types de centres d’hébergement, qui ciblent chacun des publics spécifiques afin de répondre au mieux à leurs besoins : certaines structures disposent de dortoirs collectifs ou de chambres individuelles, d’autres acceptent les couples ou les animaux de compagnie, d’autres encore accueillent les personnes âgés ou les personnes en situation de handicap, selon des heures d’ouvertures le jour ou la nuit. Arnaud, Tom et Lise travaillent tous trois dans des centres d’hébergement d’urgence pour hommes dits « bas seuil », c’est-à-dire que « l’accueil y est inconditionnel, le lieu se voulant le plus accessible possible ». Ils recueillent donc les personnes les plus précaires. Des publics souvent marginalisés comme les SDF ayant un « long parcours de rue », des toxicomanes plus ou moins jeunes, des sortants de prison, des réfugiés régularisés ou en attente de l’être, des sans-papiers etc… Quand tous les échelons précédents n’ont pas pu leur apporter l’aide dont ils ont besoin, les centres d’hébergement d’urgence demeurent souvent le dernier rempart contre l’extrême précarité.

Le centre dans lequel travaille Arnaud et Lise se présente « comme un petit village ». À ceci près qu’il est composé de modules Algeco, qu’il se trouve dans une caserne désaffectée et qu’il est habité par un public dont « personne ne veut ». Initialement, le centre s’est constitué afin d’accueillir des personnes sans-abris durant la période hivernale. « Du fait du Covid, ce qui devait être du provisoire s’est installé dans le temps. Car l’État – et c’est tout à son honneur –, a prolongé les places disponibles entre les deux saisons hivernales », affirme Arnaud. Cette cinquantaine de modules Algeco permet de loger 150 personnes dans des chambres individuelles disposant chacune d’un lit, d’une armoire et de deux prises électriques. Les chambres individuelles sont « appréciées par les résidents » car cela n’est pas très répandu. Une fois la personne installée dans un centre, celui-ci devient son domicile, aussi son appellation de SDF devient-elle obsolète, fait remarquer Tom, dont l’objectif « n’est certainement par de les remettre dehors ».

Sociologie des résidents : marginaux et accidentés de la vie

Mais qui sont ces résidents dont personnes ne veut ? Bien que la généralisation ne soit jamais aussi précise que le cas particulier, il convient pour une meilleure vue d’ensemble de dresser les différents profils des personnes présentes dans ces centres bas seuil et pour lesquels se dégagent plusieurs sociotypes. Le sans domicile fixe, présent dans l’imaginaire collectif, est âgé de 40 à 60 ans et est passé par un long parcours de rue qui l’a physiquement abimé et qui l’a conduit à une consommation d’alcool addictive. Son réseau social (familial et amical) a disparu depuis longtemps ; disparition qui le plonge dans une immense solitude et occasionne une perte de repères ainsi que parfois une hostilité vis-à-vis du monde et de la société. Autre visage, le jeune précaire marginalisé (entre 18 et 30 ans), souvent accompagné d’un chien, souffrant la plupart du temps d’une dépendance ou d’une addiction à des substances comme l’héroïne ou le crack. Les centres d’hébergement d’urgence ne sont pas sa seule façon de se loger. Il peut avoir à sa disposition un réseau, lui permettant de dormir tantôt « dans un squat », tantôt « chez une copine ». Ce style de vie est parfois choisi mais souvent subi, en raison notamment d’une consommation abusive de drogues dures.

Depuis quelques années, on trouve aussi un public nouveau, composés d’étrangers arrivés récemment dans le pays. Régularisés chez Lise et Arnaud, non-régularisés chez Tom, ils sont jeunes pour la plupart (18-25 ans) et font face à des obstacles différents : ceux qui sont régularisés « doivent surmonter la barrière de la langue pour trouver un travail et s’intégrer » tandis que les sans-papiers se trouvent dans une situation bien plus précaire, dans la mesure où ils ne peuvent ni travailler ni se loger en dehors des centres. Enfin, également présents dans les centres, d’autres profils moins courants tels que « des sortants de prisons », « des gens sans prises avec le réel et qui n’ont pas d’autres endroits où aller », « des personnes ayant subi un revers de fortune qui y séjournent le temps de retomber sur leurs pieds » ou encore « des maris violents qui ont interdiction de retourner chez eux ». Autant de parcours qui traduisent une extrême marginalité sociale.

Les travailleurs sociaux, garants du lien social

Pour gérer les centres et les personnes qui les composent, l’État peut compter sur des travailleurs sociaux dévoués, dont l’engagement pour les autres remonte souvent très tôt dans leurs parcours de vie. Ces travailleurs ont deux missions principales qui parfois s’entrecroisent : l’accompagnement social et la gestion du collectif. La première de ces tâches consiste à aider les résidents dans les démarches administrative : la recherche de logement, l’ouverture de droits, etc. La seconde est axée sur la régulation du collectif. Il faut s’assurer du bon déroulement des activités, des repas, des relations entre les différents résidents.

Selon les profils, l’accompagnement peut s’effectuer dans un cadre standard ou dans des contextes informels, comme nous l’explique Lise : « Avec le public des réfugiés politiques, le travail est vraiment axé sur l’administratif qu’on effectue au bureau, tandis qu’avec les personnes sans domicile fixes on accompagne plutôt sur des temps informels, autour d’une pause-café, lors des repas, des activités. » Arnaud ajoute que « certains résidents doivent être accompagnés plus que d’autres. Cela se décide en fonction de la personne ; avec des gars autonomes, ce n’est pas nécessaire, mais pour d’autres, si tu ne les accompagnes pas sur quelques démarches, tu sais qu’il ne va rien se passer. »

À partir de 17h, place au collectif. « Les résidents jouent à la pétanque, aux cartes ; il va y avoir le repas : les collègues ne sont pas dans les bureaux, ils sont dehors, ils discutent. » Cependant, l’accompagnement se poursuit même sur les temps collectifs, au détour « d’une pause clope ; on travaille beaucoup sur l’informel ici », nous confirme Arnaud. Cette approche informelle permet la création de liens, établit une confiance plus naturelle que dans le cadre solennel d’un bureau. Car ce « lien de confiance » entre le travailleur social et le résident représente l’un des aspects essentiels du travail social. Tom résume ainsi : « Le lien de confiance réciproque et le respect mutuel sont des éléments essentiels à un bon travail d’accompagnement, pour aboutir à quelque chose (…), surtout sur des profils très dégradés, avec les gens qui ont une grande habitude de rue et qui sont très hostiles à tout. Avec ces personnes-là, tu es obligé d’établir un lien avant tout humain, personnel, du quotidien, pour pouvoir parler du reste, sinon le reste n’arrive jamais. »

Pour favoriser cette création de liens et plus largement améliorer la vie dans le centre, Arnaud et son équipe ont mis en place des petits événements récurrents. Ils organisent par exemple des barbecues toutes les deux semaines : « Le mercredi soir, c’est kebab », fait-il remarquer. Ce rituel est rendu possible grâce à un partenariat libre avec un snack local. « Il s’agit des petites choses de bases, de l’ordre de celles que toi et moi, on aime faire avec nos potes (…) Ce n’est pas grand-chose mais ça instaure des moments privilégiés, chaleureux, et ça soude le collectif. »

Entre la vie sur le site, les repas et les activités, les résidents sont en effet souvent amenés à être ensemble. Comme dans tout collectif, cette promiscuité entraîne « des tensions qui se cristallisent parfois, mais sans que cela soit un fait quotidien, dans des bagarres ». La gestion de ces dernières fait également partie des tâches des équipes : « Quand il y a un conflit, quand le ton monte, on intervient collectivement. Certains d’entre nous sont plus ou moins à l’aise face à la violence, mais quoi qu’il en soit, on ne laisse pas les gens se battre » nous explique Arnaud. Par ailleurs, une sorte d’autorégulation collective semble être monnaie courante dans les centres : « S’il y a une bagarre, d’autres gens du centre vont sortir de leur chambre et, si cela se passe le soir, ils vont intervenir. C’est très important, ça nous sécurise en permanence. Ici, on n’est jamais tout seul. »

Par-delà les très rares conflits, Arnaud tient à souligner que la majeure partie du temps, « entre les résidents, tout se passe plutôt bien, dans l’ensemble l’ambiance est bonne ». Cela est dû notamment aux travailleurs sociaux qui instaurent un climat de respect, de confiance et de proximité, comme le confirme Lise, qui travaille pourtant dans un milieu exclusivement masculin (excepté sa collègue animatrice) : « Il est important de s’imposer et de s’affirmer comme professionnelle avant tout et pas simplement comme le fait d’être une jeune femme. » Certains résidents aiment à la « tester » et, s’il faut parfois les « recadrer gentiment », Lise rappelle que dans ce milieu, « il est important d’avoir du caractère mais qu’il ne faut pas tout prendre au premier degré ». Elle ne se sent pas en insécurité, ses collègues, sa direction et les résidents étant en général « adorables et respectueux à [son] égard » et soutient qu’elle exerce son métier avec « passion ».

* Les prénoms et les villes ont été changés à la demande des intéressés.

Le libéralisme contre le « droit à la ville » : Lisbonne et la production de l’espace-capital

© Mariana Abreu

Au cours des dix dernières années, les villes du Sud de l’Europe ont vu leurs centres historiques « cannibalisés » par les locations touristiques de court-terme, et Lisbonne n’a pas fait exception. Dans la capitale portugaise, les locations de court-terme représentent aujourd’hui près d’un tiers des propriétés du centre-ville, et on y compte neuf touristes pour un habitant.1 Abandonnée à la seule loi du marché, la garantie constitutionnelle du logement a été pulvérisée après la crise de 2008 par les politiques néolibérales imposées au Portugal. L’arrivée en masse des touristes, accompagnée de l’envolée vertigineuse des prix immobiliers, menacent la capacité de nombreux ménages à se loger, et ces derniers se voient ainsi éjectés des centre-villes. Suite à trois mois de confinement qui ont vidé la capitale portugaise de ses flux touristiques massifs, et après une chute de 11,8% du PIB au deuxième trimestre 2020, Lisbonne, « comme de nombreuses villes, réévalue ses priorités post-pandémie ».2 Une rupture qu’il convient de relativiser.

À partir des années 2010, le Portugal a commencé à faire la Une des journaux pour deux raisons bien distinctes : d’une part, pour l’humiliation que constituait la mise sous tutelle du pays par la Troïka, d’autre part, pour une lignée record de victoires aux « Oscars du Tourisme ». Difficile alors de prédire que le couple « meilleure destination européenne » / « crise de dette souveraine » accompagnerait l’une des plus graves crises de l’État-providence portugais. En 2013, alors que le taux de chômage s’élevait à 17,5%, le Portugal connaissait une croissance à deux chiffres du nombre de touristes arrivés sur le territoire. Dix ans plus tard, Lisbonne apparaît comme la capitale européenne avec le ratio de locations touristiques le plus élevé sur Airbnb, avec plus de 30 logements pour mille habitants. Parallèlement, le nombre de maisons à louer sur le long terme a baissé de 30% au cours des cinq dernières années, touchant principalement deux villes : Porto et, bien sûr, Lisbonne, qui ont vu l’offre du parc locatif traditionnel chuter de 85 et 75%, respectivement. 

Aujourd’hui, le prix des appartements neufs à Lisbonne s’élève en moyenne à 6 500 € par m² et peut atteindre 7 700 € par m² dans les quartiers les plus recherchés du centre historique. Dans le même temps, le SMIC portugais ne s’élève pas au-dessus de 635€. L’article 65.3 de la Constitution portugaise, établissant que « l’État adoptera une politique visant à mettre en place un système de revenus compatible avec les revenus familiaux et l’accès à son propre logement », ne peut être évoqué autrement que sur le mode de l’ironie.

Selon Ana Cordeiro Santos, chercheuse au Centre d’études sociales (CES), de l’Université de Coimbra, la crise de l’Etat-providence remonte aux années 1980, à l’époque où le Portugal s’est libéré d’un demi-siècle de répression dictatoriale et s’est empressé de se joindre la construction européenne. « L’Etat a échoué dans sa mission de fournir une offre publique de logement », écrit-t-elle3. Depuis les années 1980, le Portugal compte seulement 2% de parc locatif public, un taux qui reste bien en-deçà de la moyenne européenne.4 L’auteure de La nouvelle question du logement au Portugal voit dans le processus d’adhésion à l’UE le corollaire d’une accélération des mesures libérales, principalement dans le secteur financier, qui ont accru l’accès au crédit et l’endettement. Depuis le début des années 2000, les politiques urbaines ont toujours favorisé une plus grande initiative privée dans le secteur immobilier. Parallèlement, le parc locatif des centres historiques s’est considérablement dégradé. En cause, une politique de gel des loyers remontant à 1948, qui a généré une faible compétitivité pour ce secteur sur le marché locatif, que n’ont compensé aucun investissement public conséquent – nécessaires à la réalisation des travaux d’entretien des bâtiments.

Au Portugal, les transformations de l’espace urbain se sont accentuées suite à la crise économique et financière de 2008, contribuant à la fragilisation des foyers défavorisés. Luís Mendes, philosophe, géographe et professeur à l’Université de Lisbonne, voit dans l’exemple lisboète un cocktail paradigmatique de la déréglementation du marché immobilier.5 En effet, au problème structurel de pénurie du parc locatif public s’est ajouté un ensemble de mesures néolibérales subordonnées aux intérêts fonciers et visant à flexibiliser le marché du logement. Le Nouveau régime de location6, promulgué en 2012 et imposé par la Troïka, est venu couronner la libéralisation du marché du logement, et particulièrement le régime de locations portugais, renforçant le pouvoir des propriétaires et dégageant la route à une augmentation excessive des prix des loyers et en facilitant les évictions, qui ont conduit à l’expulsion de nombreux foyers de leurs appartements dans les centre-villes. En 2016 on comptait 1931 évictions au Portugal, soit plus de 5 familles par jour qui se sont vues chassées de chez elles – contre 1003 en 2013. La plupart sont des retraités ou des pauvres, déjà fragilisés par l’impact des politiques d’austérité budgétaire. Parallèlement, la capitale a vu ses activités économiques traditionnelles et ses petits commerces locaux fermer leurs portes. Le quartier traditionnellement populaire d’Alfama a vu sa population chuter de 20 000 résidents en 1980 à 1 000 aujourd’hui.

Tel qu’il a été théorisé par le géographe et philosophe Henri Lefèbvre, le droit à la ville renvoie au droit des habitants à s’approprier les processus décisionnaires et les installations de production de la ville.7 Cette appropriation des processus décisionnaires implique une appropriation de l’espace public et une liberté de mouvements. Le « droit à la ville » s’inscrit donc dans une tentative de légitimation des rapports de souveraineté et de la reconnaissance du droit à occuper l’espace ; celui-ci n’est pas conçu comme une entité neutre et vide de contenu social, chaque société produisant ses espaces et déterminant ses rythmes, exprimant sa fonction sociale.

En 1930, Fernando Pessoa s’amusait à coucher sur le papier les toits et couleurs de Lisbonne du haut de sa fenêtre au quatrième étage d’un modeste appartement situé au coeur de la ville ; une situation inconcevable aujourd’hui, où les habitants modestes, privés des mille charmes attrape-touristes de la ville, sont relégués dans la périphérie et près des autoroutes. À qui appartient donc la ville portugaise ?

Au tournant néolibéral de 2012 et au processus de gentrification qui en a découlé, s’est ajoutée la mise en place d’une série d’instruments financiers et légaux destinés à soutenir l’investissement privé étranger au sein du marché immobilier local. La loi des Résidents Non Habituels (RNH) et des Visa Gold ont notamment institué un régime fiscal très avantageux pour les retraités ou investisseurs étrangers. Le premier est destiné aux citoyens de la Communauté européenne possédant un fort capital économique. Le second s’adresse aux citoyens d’autres pays en leur accordant un permis de résidence, à condition de stimuler l’investissement, à savoir le transfert de capitaux, la création d’emplois et l’achat de biens immobiliers dans les quartiers du centre historique de la ville. Selon Luís Mendes, « dans les deux cas, elle profite aux citoyens étrangers avec des réductions importantes et même des exonérations fiscales, introduisant des inégalités entre ceux qui bénéficient des promotions et des soldes fiscaux et les résidents permanents, portugais ou étrangers, qui ne bénéficient d’aucun avantage fiscal. » Entre 2013 et 2019, les recettes de l’Etat portugais issues des acquisitions de Visas Gold s’élevaient à 4 300 milliards d’euros, soit dix fois le montant accordé à la promotion d’un parc locatif public entre 1987 et 2011. 

Alors que des milliers d’habitants sont ainsi déchus de leur droit d’accès à la ville, la valeur du logement se voit réduite à la seule spéculation immobilière et à son appréciation par une élite transnationale. La tyrannie des chiffres, qu’Alain Supiot identifie comme une nouvelle forme de gouvernance, ne peut que faire écho à la réalité portugaise : « La raison du pouvoir n’est plus recherchée dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des normes inhérentes à son bon fonctionnement. Prospère sur ces bases un nouvel idéal normatif, qui vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes. »8 Les critères pour se voir octroyer la nationalité sont désormais financiers, la citoyenneté devient un marché comme les autres. 

Selon Fernando Medina, Maire de Lisbonne, « Le moment est venu de faire les choses différemment. » Paroles galvaudées par la classe politique et médiatique européenne pendant le confinement, elles mobilisent un lexique éculé. Qu’en est-il pour le parc locatif portugais ? 

Les réformes initiées par Antonio Costa, socialiste arrivé au pouvoir en 2015, semblent s’inscrire dans une dynamique de protection du droit au logement. Après la brutalité des politiques de financiarisation du logement de 2011, qui ont rasé le peu qui subsistait du parc social, il semblerait que le gouvernement cherche à combattre la « grave pénurie de logements » qui constitue l’une des plus grandes vulnérabilités du pays. À cet égard, Costa ne s’est épargné ni les grands mots ni les grands chiffres. En 2018, la coalition de gauche annonçait une « Nouvelle génération de politiques du logement », visant l’amélioration de la qualité de vie des habitants, la revitalisation des villes et la promotion de la cohésion sociale et territoriale.9 Les accords se multiplient avec les mairies dans le but de re-localiser des foyers vivant dans des « conditions indignes ». Le nombre de licences d’hébergement à court terme à Lisbonne a été plafonné dans sept des vingt-quatre quartiers de la ville – les plus touchés par l’afflux de visiteurs étrangers. Le premier ministre évoque aujourd’hui la nécessité d’un « régime public du logement » et il a annoncé vouloir consacrer 1251 millions d’euros, issus des fonds du plan de relance européen, à la revitalisation du parc locatif traditionnel.

Si l’on peut discerner dans le discours du gouvernement d’António Costa une volonté affichée de rompre avec le cycle néolibéral et austéritaire entamé par le précédent gouvernement, il serait erroné d’y voir un réel changement de paradigme. Alors que les réformes initiées par le gouvernement se nourrissent de l’investissement public, elles ne se sont nullement attaquées au problème structurel de la carence du parc locatif public. En effet, la nouvelle « génération » de politiques du logement reste principalement dirigée vers les propriétaires et le marché privé. On y retrouve des politiques de stimulation financière, d’avantages fiscaux et de financements publics destinées à compenser les pertes des propriétaires qui accepteraient de louer leurs biens à des prix plus raisonnables. La réalité des objectifs reste donc bien en-deçà des attentes ; l’augmentation du parc locatif public ne vise en outre qu’un objectif de 5%, contre 2% aujourd’hui. 

« Alors que nous rouvrons nos villes, nous ne devons pas retourner au business as usual », selon F. Medina. Dans une tribune publiée dans The Independent, le maire de Lisbonne affirme sa volonté de ramener les habitants dans le centre ville, au profit d’une Lisbonne plus équitable et plus verte. Mais au-delà des communications gouvernementales, force est de constater que la rupture demeure relative. La mobilisation des ressources publiques se fait dans le but d’attirer des investissements privés, et semble encore bien loin de la ré-appropriation de l’espace urbain rêvée par Lefèbvre. 

La soumission de la ville et du logement à la loi du marché met à nu l’une des plus grandes crises de l’État-providence. Le modèle de la « ville générique », théorisé par Rem Koolhaas, résonne profondément avec la situation actuelle : « Les villes qui se développent aujourd’hui se caractérisent par la disparition progressive de leur identité.10 La ville générique, c’est ce qui reste quand on a éliminé la prévalence de l’histoire, de la culture spécifique matérialisée dans le patrimoine (…). Il y a bien, presque partout, des centres historiques, dont certains ont été préservés, d’autres réhabilités, plus ou moins restaurés, parfois reconstruits à l’identique, et qui sont voués au prestige, au tourisme, au patrimoine. Ils sont en voie de muséification et la vie quotidienne s’en est presque retirée. Le reste, la vraie ville, c’est la ville de plus en plus libérée du centre historique. La ville générique est souvent médiocre, informe et interchangeable. Elle est éphémère, modeste, n’ayant pas été conçue pour durer ».11

1Aleksandra Wisniewska, “Are Airbnb investors destroying Europe’s cultural capitals?”, Financial Times, septembre 2019

2Fernando Medina, “After coronavirus, Lisbon is replacing some Airbnbs and turning holiday rentals into homes for key workers”, The Independent, juillet 2020

3Ana Cordeiro Santos, A nova questão da habitação em Portugal: uma abordagem de economia política, Actual Editora, 2019

4Ana Cordeiro Santos: A Nova Geração de Políticas de Habitação é um estímulo fiscal aos senhorios”, in Fumaça, 2019

5Luís Mendes, “Gentrificação, financeirização e produção capitalista do espaço urbano” in Cadernos do Poder Local, n.º8, 2017

6Pour un récapitulatif des mesures imposées par la Troïka: https://acervo.publico.pt/economia/memorando-da-troika-anotado

7Henri Lefèbvre, Le droit à la ville, 1968

8Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, 2015

9Pour le détail sur la “Nouvelle génération de politiques sur le logement”: https://www.portaldahabitacao.pt/pt/portal/habitacao/npgh.html

10Rem Koolhaas, La ville générique, 1994

11R. Robin, “L’après-ville ou ces mégalopoles qu’on dit sans charme…”, in Communications, 2009

La justice sociale, clé contre la précarité énergétique du logement ?

Illustration ©Nassim Moussi

Alors que les acteurs politiques imposent en premier lieu de « rester à la maison », comment procéder avec ceux qui en sont dépourvus voire mal logés ? Terrain d’action des architectes, aménageurs constructeurs, la thématique de la précarité énergétique du logement suscite appétits comme interrogations. Si la crise sanitaire n’a fait qu’amplifier la situation, elle a également révélé aux yeux du grand public une nouvelle forme de précarité silencieuse, moins connue car d’ordinaire invisible [1] : la question du mal logement. L’impératif est double : à la fois économique, tenant à la dégradation du pouvoir d’achat des ménages et à la fois environnemental, puisqu’il renvoie à la mise en cause des équilibres naturels. Ce sujet de fond se situe donc au cœur des enjeux d’égalité urbaine. Comment le logement peut-il répondre aux enjeux de santé ? De quelle manière transformer des parcs immobiliers qui se paupérisent et se dévaluent ? Comment créer des logements plus flexibles dotés d’espaces extérieurs plus verts à un coût foncier supportable et sans aggraver l’étalement urbain ? 


Emmanuelle Wargon, ministre déléguée auprès de la ministre de la Transition écologique, chargée du Logement prévoit, dans l’urgence, sur les 100 milliards d’euros du plan de relance de l’économie française, 30 milliards consacrés à la transition écologique dont 2 milliards pour la rénovation énergétique des logements privés sur 2021 et 2022.

Le secteur du bâtiment (résidentiel et non résidentiel) représente en France 45 % de la consommation finale d’énergie, 60 % de la consommation de chauffage et 27 % des émissions de gaz à effet de serre. La réduction de la consommation d’énergie constitue de ce fait une stratégie clé pour atteindre les objectifs climatiques à moyen et long terme.

L’Observatoire National de la Précarité Énergétique (ONPE) [2] précise que 11,7% des Français ont dépensé plus de 8% de leurs revenus pour payer la facture énergétique de leur logement. Il indique également que « 572 440 ménages ont subi une intervention d’un fournisseur d’énergie (réduction de puissance, suspension de fourniture, résiliation de contrat) suite aux impayés d’énergie ». Ces chiffres montrent donc l’ampleur de ce problème qu’est la précarité énergétique et l’importance d’accompagner les ménages dans leur parcours résidentiel.

En France, 6,7 millions de personnes sont en situation de précarité énergétique [3]. Les mauvaises performances thermiques des logements et la vétusté des équipements de chauffage et de production d’eau chaude sanitaire ont un fort impact sur les factures énergétiques des ménages, menant à des situations de grande précarité. La baisse des APL a entraîné une « ponction d’1,5 milliard d’euros » pour les bailleurs sociaux, comme l’estime Annie Guillemot, ingénieure des travaux publics de l’État. Ainsi, de nombreux ménages renoncent à payer leurs factures ou préfèrent se priver pour en limiter le montant.

Personnes âgées, familles aux revenus très faibles ou avec des emplois précaires, personnes isolées, malades, étudiants, habitants de passoires énergétiques nocives pour la santé et générant d’importantes factures d’énergie, sont concernés et entraînés dans une spirale de surendettement. Toutes ces personnes souffrent déjà de la crise sanitaire, du confinement dans des logements à risque pour leur santé [4], et des diminutions de revenus dans les prochains mois du fait des difficultés accrues pour reprendre leur emploi ou retrouver du travail.

Mais à l’heure où cette crise interpelle nos façons de travailler et d’habiter, construire des bâtiments confortables et respectueux de la santé constitue plus que jamais un enjeu majeur de justice sociale. Tous les éléments de tensions qui traversent la vie quotidienne sont en place avec d’un côté, la qualité des logements et la perte de la sociabilité récréative dans le lien familial, et de l’autre le monde professionnel et la désynchronisation de nos rythmes de travail.

Pourtant, des solutions constructives pour réhabiliter les logements ou en améliorer l’usage existent et peuvent apporter plus de confort. Pour autant, la transition énergétique n’est-elle qu’une affaire de choix géostratégiques ou technologiques ? N’est-elle qu’une histoire de grandes décisions – ou d’indécision – d’un État garant du fonctionnement de l’économie et de la sauvegarde de la nature comme bien commun ? [5]

Ce n’est plus uniquement la question du droit au logement, mais ce à quoi le logement donne droit qui est débattu, d’autant que ce visage de la pauvreté ne se limite pas qu’aux villes et demeure polymorphe entre métropoles, villes moyennes et territoires ruraux.

L’exercice est donc particulièrement complexe tant il devra intégrer et gérer des contradictions. Ainsi, le recours à l’urgence politique et l’immédiateté décisionnelle risquent de s’apparenter à une gestion de paradoxes et ses grandes lignes restent encore largement à préciser.

L’enjeu de cet article est multiple, il dressera un état des lieux et mettra en lumière les retours d’expérience, ainsi que les pistes innovantes d’acteurs engagés pour une urbanité qui protège et participe à la santé et au bien-être de tous.

Photographie ©Ronan Merot

Une définition complexe pour une notion restrictive

En France, la notion de précarité énergétique est définie par la loi dite « Grenelle 2 » de juillet 2010 : elle concerne toute personne « éprouvant dans son logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires en raison de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’habitat ».

Les projets de lutte contre la précarité énergétique peuvent intervenir auprès de trois cibles potentielles : les locataires, du parc privé ou social, les propriétaires occupants, accédant ou non, et les propriétaires bailleurs, accédant ou non. En France, 40 % des ménages sont locataires de leur résidence principale, 37 % sont propriétaires accédant et 23 % sont propriétaires non-accédant. La précarité énergétique touche particulièrement les locataires, qui représentent 58% des ménages en précarité énergétique selon l’approche budgétaire et 80% selon l’approche par le ressenti des ménages.

Parmi les facteurs accélérateurs du mal logement, on trouve la solitude, qui expose les personnes les plus vulnérables.

Dans cette poursuite, le gouvernement a annoncé fin juillet 2020 que le seuil maximal de consommation énergétique au-delà duquel un logement sera considéré comme non-décent à l’horizon 2023 (et ne pourra donc plus être loué) sera fixé à 500 kWh d’énergie finale par mètre carré et par an [6]. Cette annonce fait suite au projet de décret qui a été soumis à consultation publique et dont la synthèse [7] fait apparaître que 97% des contributeurs estiment que le seuil proposé n’est pas à la hauteur. En effet, le seuil ainsi fixé ne concernera au final qu’une part infime des passoires énergétiques (logements consommant plus de 330 hWh/m².an), à savoir les logements les moins performants de la classe G, ce qui représenterait 36 000 à 58 000 logements dans le parc locatif privé (soit 1 à 2% des passoires énergétiques de ce parc) [8].

Parmi les facteurs accélérateurs du mal logement, on trouve la solitude, qui expose les personnes les plus vulnérables au mal logement. Aujourd’hui, la mono-résidentialité est une réalité pour 35% des Français et place un bon nombre face à des défis du quotidien : payer le loyer avec un salaire unique, soutenir des charges trop importantes. La solitude accélère également le mal logement par sa tendance à amplifier la pénurie de logements abordables.

Si le taux d’effort énergétique d’un ménage est supérieur à 10 %, celui-ci est considéré comme étant en situation de précarité énergétique.

Cette définition qui traduit la complexité du phénomène ne permet pas de quantifier la précarité énergétique. Le « taux d’effort énergétique », qui se traduit comme la part des ressources consacrées par un ménage à ses dépenses d’énergie dans le logement, permet de caractériser une situation de précarité énergétique au-delà du seul critère de précarité financière. Ainsi, si le taux d’effort énergétique d’un ménage est supérieur à 10 %, celui-ci est considéré comme étant en situation de précarité énergétique.

Néanmoins, cette définition apparaît incomplète. En effet, les comportements de sous-consommation, les restrictions imposées ou délibérées ou encore les solutions d’appoint n’entrent pas en ligne de compte. En outre, la précarité énergétique se caractérise ici uniquement sous l’angle du logement. Or, la dépendance de certains ménages à l’automobile ou aux transports, et donc aux énergies fossiles, accentue leur situation de précarité énergétique [9].

Le phénomène de précarité – crédit photo ©fondation abbé pierre

 

Les dispositifs d’aides énergétiques : l’impossible mythe du choc de l’offre ?

Faudra-t-il observer la transition énergétique « par le bas » ? La notion de confort est un objet complexe qui, depuis le XIXe siècle, évolue en suivant les processus d’urbanisation, de sophistication technique, mais aussi selon le rapport à l’intime et aux relations familiales. Adossée à la question de l’énergie, sa définition est souvent d’abord pensée de manière plus restreinte, la réduisant au seul confort thermique – autrement dit, impliquant de n’avoir ni trop chaud ni trop froid dans un espace. L’espace habité fut pendant longtemps pensé comme devant répondre à des normes physiologiques de température, d’humidité et de mouvement de l’air [10].

Cet écho se fait encore ressentir par la surabondance des dispositifs de labellisation mais aussi parmi les nombreuses subventions d’amélioration de l’efficacité énergétique. Ainsi il est d’usage de décortiquer les solutions dites « passives » qui consistent à réduire la consommation d’énergie des équipements et des matériaux grâce à une meilleure performance intrinsèque et les solutions dites « actives » visant à optimiser les flux et les ressources.

Ces nombreuses stratégies de luttes contre la précarité du logement combinent deux approches, l’une « curative » et l’autre « préventive ».

Ainsi pour favoriser la rénovation énergétique, une multitude d’aides financières sont mises en œuvre au niveau national, pour les particuliers mais aussi pour les bailleurs:

– Les particuliers peuvent bénéficier du crédit d’impôt (CITE) pour la transition énergétique, des aides MaPrimeRénov’ [11], des primes délivrées au titre des Certificats d’Économie d’Énergie (CEE), des aides de l’Agence nationale de l’habitat (ANAH), des aides d’Action Logement via le Fonds de Solidarité pour le Logement, le chèque énergie [12], ou les aides des CCAS [13] aux impayés d’énergie.

– Peut s’ajouter un taux de TVA réduit de 5,5% qui est appliqué sur les travaux d’amélioration de la performance énergétique éligibles ou encore l’éco-prêt à taux zéro qui permet de réaliser des emprunts à taux d’intérêt nul pour des travaux d’écoconception et permet de financer le reste à charge.

– Les bailleurs sociaux quant à eux, peuvent prétendre à l’éco-prêt logement social (éco-PLS), aux Certificats d’Économies d’Énergie, au dégrèvement de taxe foncière sur les propriétés bâties et à un taux de TVA réduit également [14].

Finalement, ces nombreuses stratégies de luttes contre la précarité du logement combinent deux approches, l’une « curative » visant à accorder des aides financières (avec des effets incitatifs de fiscalité dite écologique) et l’autre « préventive » visant à améliorer la performance énergétique des logements.

Certes, de nombreuses aides existent et elles peuvent constituer un élément facilitateur, mais elles ne sont pas toujours aisément accessibles. Sans parler du cas particulier des travaux de rénovation dans les bâtiments en copropriété, où la complexité du processus de décision et de mise en œuvre s’intensifie. Ensuite, de plus en plus d’études d’évaluation des résultats des programmes de rénovation attestent d’une faible réduction effective des consommations énergétiques à la suite des travaux.

Comment l’expliquer ? En grande partie par « l’effet rebond » [15]. Imaginons une situation où la consommation (ici énergétique) ne peut augmenter par manque d’argent. Le marché est plafonné par le pouvoir d’achat des consommateurs. Arrive une amélioration de l’efficacité des systèmes de production réduisant les coûts par unité. Cette innovation va dégager des économies permettant de consommer plus de produits ou services jusqu’à atteindre à nouveau les limites financières. L’augmentation de consommation ne se fait pas forcément avec le même type de marchandises : ainsi le gain de performance d’un appareil engendre une réduction des dépenses, qui peut être réinvestie dans l’achat d’un autre appareil.

In fine, pour de nombreux ménages vivant dans des logements mal isolés et bénéficiant d’opérations de rénovation, l’amélioration du confort passe avant la préoccupation de réduction des consommations d’énergie [16]. Ainsi les économies attendues sont fréquemment contrebalancées par l’augmentation de la consigne de chauffage du logement (passage de 19°C à 21°C par exemple) –mais à consommation et facture énergétique inchangée grâce aux travaux.

Ce décalage s’explique aussi par la surestimation de la valorisation énergétique des opérations. Dans un rapport détaillé, les économistes de Mines ParisTech expliquent par exemple que les fiches techniques définissant les montants d’économie d’énergie des Certificats d’Économie d’Énergie surestiment très significativement l’impact énergétique, et identifient un impact très modeste de l’investissement moyen.

La précarité énergétique est donc un phénomène polymorphe qui regroupe un ensemble de situations très variées.

L’étude de Matthieu Glachant, directeur du Cerna MINES ParisTech [17], aboutit ainsi au résultat suivant : 1 000 euros de travaux ne diminueraient en moyenne la facture énergétique que de 8,4 euros par an … Pour un investissement moyen de l’enquête, cela correspond à une diminution de 2,7 % de la facture. La rénovation énergétique est alors loin d’être rentable si l’on s’en tient aux seules économies d’énergie puisque le temps de retour correspondant, c’est-à-dire le nombre d’années nécessaires pour récupérer le coût de l’investissement initial, est de 120 ans !

De plus dans certains cas, l’isolation extérieure sera impossible du fait des caractéristiques de la façade, alors même que la solution de l’isolation par l’intérieur peut significativement diminuer la surface habitable. L’isolation des parois reste possible dans la plupart des cas mais elle nécessitera le plus souvent des opérations « sur mesure » faisant appel à différents corps de métier et des intervenants qualifiés.

Or certaines aides – comme les opérations « coups de pouce » des certificats d’économie d’énergie vulgarisés à travers le slogan « isolation à 1 euro » – ont eu un effet pervers d’uniformisation des techniques d’isolation des parois avec des matériaux non adaptés, sans pour autant conduire à une massification des travaux favorables à la baisse des coûts; sans parler des nombreux cas de fraudes observés [18]. Ainsi, l’isolation ne règlera pas tout. La précarité énergétique est donc un phénomène polymorphe qui regroupe en son sein un ensemble de situations très variées.

Agence Bowtie Construction – Exemple d’intervention sur de l’existant ©Bowtie Construction

Partage d’expériences et enseignements

Même si l’État reste central dans la régulation des marchés énergétiques et dans la définition des dispositifs de redistribution et de prévention, tous ces résultats conduisent évidemment à s’interroger sur la pertinence des subventions pour l’efficacité énergétique dans le secteur résidentiel, si elles sont uniquement motivées par la réduction de la consommation d’énergie. Or, il est évident que l’impact énergétique varie beaucoup en fonction du type de travaux réalisés.

Ainsi, bon nombre de résultats apparaissent en décalage avec le consensus actuel des experts, néanmoins il existe des projets concrets et innovants qui offrent de précieux modèles. On peut citer notamment l’exemple de iudo, cette équipe d’architectes parisiens qui accompagnent les propriétaires fonciers dans l’étude de leurs droits à construire, le montage et la réalisation d’opération d’auto-promotion immobilière.

Permettre aux propriétaires d’obtenir un complément de revenus, mais aussi de revaloriser leur patrimoine, le tout dans une opération autofinancée.

Benjamin Aubry, architecte, nous explique : « Selon nous, il faut arrêter de penser la rénovation énergétique de façon isolée. Il n’y a pas de sens à dépenser des fortunes pour remettre un bien en état, tandis que nous construisons des lotissements à côté qui consomment des terres agricoles et vont générer de nouveaux besoins énergétiques, notamment sur la mobilité. Il faut penser la rénovation dans un tout, comme une occasion pour redonner une dynamique nouvelle aux territoires et trouver du sens qui aille au-delà de la simple perspective d’économie sur les factures d’énergie ».

L’équipe de iudo a notamment réalisé un projet aux Lilas (quartier de Paris, ndlr) pour le compte de propriétaires dont la maison est devenue trop grande pour leurs besoins. Le projet est le suivant : construire deux logements (1 T2 et 1 duplex T3) dans une partie de la maison couplée à l’ancien garage. Cette opération permet aux propriétaires d’obtenir non seulement un complément de revenus par la location de ces logements, mais aussi de revaloriser significativement leur patrimoine (3 logements valent au global plus qu’une maison) en intégrant une donation à leurs filles, le tout dans une opération quasi-autofinancée. Ainsi ce type de projet qui mêle rénovation, optimisation des existants et renouvellement urbain, nécessite une véritable ingénierie.

L’habitat pavillonnaire en France est aujourd’hui touché de plein fouet par le vieillissement de la population : rien qu’en Ile-de-France plus d’une maison sur deux est occupée par des ménages de plus de 55 ans qui vivent seuls ou à deux dans des pavillons devenus souvent trop grands et inadaptés pour leurs besoins. Plutôt que de simplement penser la rénovation de la maison de façon isolée, intégrer des travaux présente l’occasion de repenser plus largement l’opération au service d’une revalorisation patrimoniale via la création d’un ou deux logements additionnels sur le terrain.

Si ce type de solution n’est pas généralisable partout, tout dépend du contexte et des besoins des propriétaires : « nous soutenons le fait qu’elles devraient être beaucoup plus promue comme une solution qui répond de façon transversale à plusieurs enjeux : rénovation énergétique, lutte contre l’étalement urbain, renouvellement des quartiers, diversification de l’offre de logements, nouveaux liens intergénérationnels et création de richesses partagées… »explique Benjamin Aubry.

Autre innovation permettant de développer des projets immobiliers tout en rénovant l’ancien sans consommation de foncier : la surélévation. Dans certains cas elle peut aujourd’hui répondre aux besoins de rénovation énergétique du patrimoine et de création de logements. La surélévation, c’est la densification verticale du bâti existant. Il s’agit, concrètement, d’ajouter un ou plusieurs étages à un bâtiment, bien souvent en milieu occupé. La surélévation agit par touches, sans excès, en concertation avec la préservation patrimoniale et les formes urbaines.

Dans ce contexte, Didier Mignery, Architecte de UpFactor, explique que les avantages de la surélévation sont nombreux : création de nouveaux mètres carrés, réduction de l’étalement urbain, développement de la végétalisation. En outre, la surélévation favorise la (re)naturalisation des villes grâce à l’usage des toitures et contribue au projet « zéro artificialisation nette » promu par le gouvernement.

Partage de l’espace, partage des charges, partage des gains, tel est le triptyque propre à la surélévation que porte UpFactor pour les copropriétés et les bailleurs sociaux. L’idée est de promouvoir le foncier aérien et les toits pour rendre la totalité de l’espace urbain habitable et accessible au plus grand nombre.

Mais, si la définition de la densité perçue ou non n’est pas simple, celle de la compacité l’est encore moins. Les débats publics se focalisent donc sur la notion plus immédiatement appréhendable de densité. Les évolutions juridiques ont assoupli les règles en transformant le droit de veto de certains copropriétaires en droit de priorité et en abaissant les majorités en zone de préemption urbaine.

De là sont nés les premiers projets de surélévation perçus d’abord comme une aubaine financière avant d’apparaître comme une source de financement de la rénovation globale en copropriété.

Tout en sortant de la critique binaire entre choisir la ville horizontale ou ville verticale, aller plus loin dans l’obligation de végétaliser les toits, dans l’intégration de systèmes de production d’énergies renouvelables et de leurs usages mixtes, publics et privés, sont autant de pistes à développer.

Opération d’Édouard François Architecte à Champigny-sur-marne – ©Atelier Édouard François

Quelle finalité pour sortir du mal logement ?

Si la crise sanitaire a aggravé les situations d’isolement et révélé certaines inadéquations entre l’offre de logements privés ou publics et les besoins de la population en temps de confinement, ce cadre invite d’autant plus les professionnels de l’urbain, les autorités locales, les organisations caritatives, associatives, les chercheurs, et les citoyens à investir ensemble des solutions énergétiques.

S’agissant de l’espace domestique, le relogement dans de nouveaux immeubles standardisés s’est accompagné d’une déstabilisation de nombreuses pratiques. Car, en effet, la standardisation de nos espaces domestiques depuis 50 ans en France rend complexe la réversibilité du parc immobilier qui se confronte inlassablement à une volonté de limitation de l’artificialisation des sols et à la potentielle flexibilité de ces espaces.

Ces difficultés sont symptomatiques de la faiblesse de la réflexion théorique sur les manières d’habiter les logements sociaux ou non, un problème pourtant relevé dès les années 1950 par les travaux de Paul-Henry Chombart de Lauwe. Ce dernier avait mis en évidence les difficultés des classes populaires à s’approprier de nouveaux logements pensés pour les classes moyennes.

Dans un contexte où les questions de précarité et mal logement gagnent en visibilité, diverses feuilles de routes existent, comme la volonté de la Ville de Paris d’instaurer un PLU – Plan local d’urbanisme, dit « bioclimatique » [19] ou encore la Commission européenne qui vient, par exemple, de dévoiler son « Renovation wave » dans lequel elle incite à doubler le taux de rénovation d’ici 2030. La rhétorique de l’urgence mobilisée pour justifier chaque nouveau programme politique comme par exemple l’objectif climatique, avec une décarbonation quasi complète d’ici 2050 [20] apparaît présomptueux. Ainsi, l’intensité de l’urgence climatique et énergétique est rappelée par les responsables politiques à intervalles réguliers.

Mais ne nous restreignons pas à des innovations de contemplation, qui portent avant tout sur ce qui est observable à l’extérieur ; certes quelques promoteurs ou architectes s’entêtent en priorité à révolutionner l’image du quartier par le recours à une esthétique codifiée et clinquante. Mais en érigeant le façadisme comme identité urbaine ou alibi au patrimoine, se cache un culte de l’apparence qui ne s’intéresse en rien au besoin des usagers.

Il est néanmoins primordial de déployer des politiques de rénovation énergétique du logement ambitieuses et réalistes qui intègrent entre autres le parcours résidentiel des habitants, et donc la diversité des situations sociales que pourraient connaître les individus au cours de leur existence.

Il est primordial de déployer des politiques de rénovation énergétique du logement ambitieuses et réalistes, qui intègrent le parcours résidentiel des habitants.

Essentiellement guidés par des contraintes économiques et légales, ces choix sont marqués par l’absence de réflexion partagée sur l’agencement des logements et sur la prise en compte des usages. Le constat des nombreux décalages avec les usages des résidents appelle à une meilleure articulation entre conception de l’habitat et pratiques des habitants.

Changer les comportements, instaurer de nouvelles normes techniques et travailler à leur acceptabilité sociale sont autant d’injonctions qui pèsent sur les modes de vie pour les rendre plus « soutenables ». Mais loin de tout catastrophisme, il y a une réalité et cette réalité tue [21]. Il va donc nous falloir écouter pour savoir répondre aux besoins des plus précaires, ce qui est une priorité.

Même s’il reste encore bien des chantiers à ouvrir et à approfondir, notre patrimoine bâti est riche de sa diversité, de son histoire, de ses aires géographiques et climatiques. Gardons la conviction que les structures sociales et familiales, les relations sociales, peuvent enrichir la conception architecturale, puisque la finalité de l’architecture, c’est bien d’être habitée !

Il s’agira ainsi de travailler sur une meilleure interprétation du rapport entre des pratiques domestiques ou urbaines et la configuration des espaces dans lesquels elles se développent. Il paraît de fait important de pousser davantage l’effort sur cette interaction entre le social et le spatial, qui définira in fine une construction morale, politique et écologique visant à l’égalité des droits et qui fabriquera la nécessité d’une solidarité collective entre les personnes d’une société donnée, à l’image d’une action allant vers plus de progressisme.

“Energiesprong” à Melick, Pays-Bas. Processus de rénovation passive à moindre coût. ©Energiesprong

 

[1] Comme le souligne le sociologue Stéphane Beaud, « les « invisibles » ne sauraient constituer une catégorie homogène de population. On trouve les hommes et les femmes sans qualité, dont les difficultés ne sont pas prises en compte car ils se situent en dehors de la cartographie institutionnelle des politiques publiques et de l’aide sociale.» (Beaud et alii 2006).

[2] Créé en France en mars 2011 pour améliorer la connaissance et suivre les situations de précarité énergétique.

[3] Dans son rapport de suivi annuel de novembre 2018, l’ONPE – Observatoire national de la précarité énergétique, évalue à 6,7 millions de personnes, soit 11,7% des foyers du territoire (sur la base du taux d’effort énergétique).

[4] Développement de pathologies respiratoires, d’intoxications au monoxyde de carbone, alimentaires notamment. Insee 2019.

[5] L’article Observer la transition énergétique par le bas, est pertinent sur ce sujet. Cacciari (J.), Dodier) 2014

[6] Actuellement, la performance énergétique moyenne d’un logement en France « se situe autour de 180 kWh/m² par an en 2017, pour une facture énergétique annuelle moyenne de 1 519 € ».

[7] http://www.consultations-publiques.developpement-durable.gouv.fr/spip.php?page=article&id_article=2198

[8] Un second décret attendu en 2021 devrait rendre ce seuil plus exigeant au fil du temps et viser l’ensemble des passoires énergétiques d’ici 2028, en lien avec les dispositions de la loi relative à l’énergie et au climat.

[9] La Commission de régulation de l’énergie a annoncé que les tarifs réglementés de vente (TRV) de gaz d’Engie allaient augmenter en moyenne de 1,6% au mois de novembre (par rapport au niveau d’octobre 2020).

[10] à lire Hélène Subrémon, Pour une intelligence énergétique : ou comment se libérer de l’emprise de la technique sur les usages du logement, 2012.

[11] Depuis le 1er octobre 2020, MaPrimeRénov’ est ouverte à tous les propriétaires, qu’ils soient occupants ou bailleurs, ainsi qu’aux copropriétés pour des travaux dans les parties communes. Le montant de l’aide est calculé en fonction des revenus du foyer et du gain énergétique apporté par les travaux de chauffage, d’isolation ou de ventilation.

[12] Qui est adressé à 5,8 millions de ménages pour des montants compris entre 48 € et 277 €.

[13] Centre Communal d’Action Sociale.

[14] Il existe aussi les Programmes d’Intérêt Généraux (PIG) ou les Opérations Programmées d’Amélioration de l’Habitat (OPAH).

[15] Peut être défini comme l’augmentation de consommation liée à la réduction des limites à l’utilisation d’une technologie, ces limites pouvant être monétaires, temporelles, sociales, physiques, liées à l’effort, au danger, à l’organisation. En conséquence : les économies d’énergies initialement prévues par l’utilisation d’une nouvelle technologie sont partiellement ou complètement compensées à la suite d’une adaptation du comportement de la société.

[16] Les travaux de Carine Sebi Associate Professor and Coordinator of the « Energy for Society » Chair, Grenoble École de Management (GEM) et Patrick Criqui Directeur de recherche émérite au CNRS sont particulièrement pertinents sur le sujet.

[17] https://www.minesparis.psl.eu/Actualites/La-renovation-thermique-reduit-elle-vraiment-votre-facture-d-energie/4160

[18] à ce sujet, on peut lire l’article de The Conversation : https://theconversation.com/renovation-energetique-en-france-des-obstacles-a-tous-les-etages-147978

[19] En initiant cette nouvelle procédure, la municipalité veut se doter d’un outil destiné à limiter l’impact du réchauffement climatique et de la pollution (dont la lutte contre les îlots de chaleur, la promotion de la pleine terre, la rénovation énergétique).

[20] Notamment par le passage de l’ensemble du parc au niveau bâtiment basse consommation (BBC).

[21] Après le drame de Marseille qui a vu l’effondrement de trois immeubles, causant la mort, le 7 novembre 2018, de six personnes, Bernard Devert, président d’Habitat et Humanisme, appelle élus et responsables à cesser de temporiser et à construire des logements dignes pour tous.

Entre-soi et cooptation : le coliving, face cachée de la propriété marketée ?

©Illustration Nassim Moussi

La production de logements sécurisés et partagés se multiplie en France et dans le monde au travers du coliving. Le concept, encore embryonnaire, repose sur une formule d’hébergement en colocation à mi-chemin entre la prestation hôtelière et le logement classique, auquel il ajoute divers services. En ciblant principalement un entre-soi de jeunes bancables, ces lotissements résidentiels veulent monétiser l’expérience du logement de demain en s’appuyant sur 3 piliers : les espaces, les services et la communauté. Reposant sur un désir de vivre ensemble et sur des règlements qui imposent des normes de conduite et une répartition des coûts des services collectifs comme l’entretien, les installations sportives, le personnel de nettoyage et de sécurité, ce mode d’habitat alternatif questionne. Quel est le rôle de l’outil serviciel et affinitaire dans le processus immobilier qu’est le coliving ? Quel impact l’innovation servicielle pourrait-elle avoir sur la propriété ?


Qu’il s’agisse d’une évolution profonde ou d’une rupture, le coliving, formule clé en main de l’économie de service pour la production de logement, apparaît dans un contexte où les gens rencontrent de plus en plus de difficultés à se loger. Si la transformation du parc immobilier est inscrite dans des étapes lentes, l’habitat entraîne déjà des besoins nouveaux en termes de propriété. Le modèle familial se renouvelle, la taille des ménages se réduit. Divorces et séparations, nouvelles unions et familles recomposées augmentent et créent autant de variations dans la configuration du logement idéal. Le parcours résidentiel évolue et les manières d’habiter progressent plus vite que le parc immobilier. L’économie servicielle de la propriété est donc prise dans un contexte de transformation de la temporalité d’occupation des logements et le coliving semble vouloir apporter des éléments de réponse à cette évolution.

Ce dispositif correspond au mouvement de fond qui traverse le débat politique actuel : en effet, le coliving servirait de fondement à une réflexion sur ce que doit offrir un logement à l’heure de l’avènement de l’économie servicielle. « Les bailleurs sociaux facilitent le développement d’Airbnb et participent à la spéculation immobilière en vendant des droits de commercialité », accusait, le 31 janvier 2020, Danielle Simonnet, conseillère municipale la France insoumise de Paris, lors du débat entre candidats à la Mairie de Paris organisé par la Fondation Abbé Pierre sur la politique du logement. L’actuel ministre Julien Denormandie, chargé de la ville et du logement, se dit « en phase d’observation », tandis que le député Modem de la Haute-Garonne Jean-Luc Lagleize a remis un rapport au gouvernement le 20 novembre 2019 qui vise la création d’un nouveau droit de propriété, fondé sur la dissociation entre le foncier et le bâti, suscitant de nombreuses interrogations.

Autant de réflexions qui opèrent un changement de paradigme pour le droit de la propriété et qui nous ramènent aux préoccupations des différents acteurs du marché : l’État, les propriétaires, les locataires, les professionnels, les institutionnels, et bien sûr les utilisateurs dont le spectre est très large. L’innovation servicielle pourrait-elle être l’aiguillon d’une nouvelle production de la propriété ?

@ Illustration Nassim Moussi

État des lieux : historique de la servitisation et de la propriété

Emprunté du latin servitium (« esclavage, joug, servilité »), de servus « esclave » et servire « être asservi », étymologiquement, le mot service implique l’idée d’assujettissement à une volonté supérieure. La notion de servitisation[1] quant à elle, correspond au fait de vendre non pas un simple produit, mais une solution comprenant un produit et un service. Celle-ci a transformé la nature de la relation entre un client (le locataire) et son fournisseur (le propriétaire), et changé les rapports entre les produits et les services. Sans véritablement bouleverser l’industrie immobilière actuelle, le coliving reproduit un certain modèle hygiéniste du logement collectif, en se positionnant dans la continuité d’une colocation qui propose des services dans une formule toute inclusive.

« Le coliving reproduit un certain modèle hygiéniste du logement collectif, dans la continuité d’une colocation proposant des services. »

Si toute civilisation connaît des formes d’appropriation, l’élaboration d’un droit des biens commence avec les Romains qui ont, les premiers, opéré une classification juridique des biens et accordé une place déterminante à la protection de la propriété privée[2]. Historiquement, de l’Antiquité à l’époque actuelle, en passant par les révolutions industrielles, plusieurs archétypes de droit des biens se sont développés dans le cadre de systèmes politiques d’obligations et de services. La pratique du droit réel, en tant qu’outil serviciel, n’est pas nouveau dans l’histoire de la propriété : son origine remonte directement dans le droit romain à l’emphytéose, qui était à Rome un droit réel de jouissance appelé jus emphyteuticum, conféré sur un bien appartenant à autrui ; elle ne s’établissait que sur les propriétés rurales, moyennant le versement d’une redevance périodique, appelée canon.

Ce droit réel de jouissance d’un bien, investi de prérogatives, se retrouve dans différentes théories politiques et sociales, notamment dans les doctrines hygiénistes. Le projet de la Saline Royale d’Arc-et-Senans construite par l’architecte Claude-Nicolas Ledoux sous le règne de Louis XV en est l’exemple. Il s’agissait d’une manufacture destinée à la production de sel, qui fonctionnait comme une usine intégrée, où vivait presque toute la communauté de travail. Construite en forme d’arc de cercle, elle abritait les lieux d’habitation et de production. Chaque habitant devait donc verser aux commis – employés de l’administration chargés de la perception de l’impôt sur le sel – la gabelle, une taxe royale sur le sel.

Le principe de coopération s’inspirera plus tard du socialisme utopique. L’industriel idéaliste Jean-Baptiste André Godin mettra notamment ces principes en application pour la fondation du Familistère de Guise. Plus qu’un hôtel coopératif, il s’agissait d’une coopérative ouvrière de production où plusieurs familles vivaient ensemble, en communauté, avec autours d’eux des magasins, des écoles, des théâtres, des bains et des piscines. Cette réflexion autour du logement ouvrier permettra la création de lois relatives au logement social, tout en poursuivant les réflexions hygiénistes préexistantes, notamment sur l’ensoleillement et l’aération des logements.

Les immeubles à gradins, développés par l’architecte Henri Sauvage à Paris, sont l’une des constructions emblématiques de cette réflexion sur les HBM Habitat bon marché, l’ancêtre actuel de nos HLM). L’immeuble du 13 rue des Amiraux est construit sur un système ingénieux de gradins, offrant à chaque appartement une terrasse. Il compte 78 logements répartis sur 7 étages. Les équipements sont pensés avec une grande rationalité : chauffage, garde-manger, vide-ordures, coffres à linge sale etc. : tout est pensé pour le confort des ouvriers. Des caves sont même prévues aux 3e et 4e étages et une piscine est construite dans le volume central de l’immeuble.

Le coliving, ou l’opportunité d’apporter plus de valeur à la propriété ?

Aujourd’hui, la majorité des opérations coliving en France et à l’étranger, prétextant une « expérience utilisateur » ou « un lien communautaire », s’inscrivent dans cette logique hygiéniste. Par exemple, l’opérateur Axis, à la fois investisseur, promoteur et gestionnaire de la marque The Babel Community, propose une résidence coliving à Marseille. Dans un immeuble haussmannien intégralement rénové, se mêlent espaces privatifs et partagés, et autres espaces collectifs mis en commun. On y trouve des chambres meublées, en colocation ou individuelles, du studio au deux pièces. L’offre des services est extrêmement variée, elle va de la conciergerie aux cours de sports collectifs, en passant par le room service, un cinéclub ou encore un espace de cotravail avec restauration. Les offres locatives mensuelles sont, quant à elles, basées sur la flexibilité des baux et le sans engagement.

« Il reste fort à parier que l’on ne vendra plus de m² mais un abonnement comme si on louait « un service d’habitat ».»

Dans cette économie centrée sur la servitisation qui s’instaure, les opérateurs de coliving ne vendent pas uniquement des produits, mais ils vendent plutôt l’accès et les résultats que leurs produits génèrent. Cette nouvelle production de la propriété par le développement d’une culture de service prend de l’ampleur. Il reste fort à parier que l’on ne vendra plus de m² mais un abonnement comme si on louerait « un service d’habitat ». Tout en s’acquittant d’un forfait fixe mensuel, qui englobera la jouissance d’un logement, les colivers[3] contracteront des services additionnels type abonnements, de la même façon qu’ils s’abonnent à Netflix en payant pour la production et la valeur.

C’est, finalement, une question générationnelle et de maturité digitale : jusqu’à présent, les générations ont été habituées à acquérir des biens, mais sans payer le service ; demain, les générations futures achèteront des services sans débourser d’argent pour acquérir des biens.

Une surenchère dans les services proposés

Si les appels à projets « Inventons la Métropole du Grand Paris 2 » se propagent au travers de programmes innovants dédiés au coliving, la mise en concurrence des concepts a provoqué une réelle surenchère des services, qui n’est pas toujours en concordance avec les besoins spécifiques en matière d’habitat. Entre espaces de bureaux partagés, hacker house, makerspace, urban farming, fablabs et autres tiers-lieux, les propositions servicielles se sont donc démultipliées[4], au risque de leur fordisation, d’où une nécessaire interrogation de cette suroffre servicielle.

« Le coliving s’oriente vers un univers de cherté et raréfaction du foncier constructible, dans lequel le calcul de la rentabilité prime. »

Confronté à des zones tendues en Île-de-France, le contenu programmatique du coliving s’oriente vers un univers de cherté et raréfaction du foncier constructible, dans lequel le calcul de la rentabilité prime. Si la hausse du prix du foncier entraîne la hausse du prix de l’immobilier[5], plusieurs opérateurs immobiliers de coliving ont bien compris que l’ensemble de leur flux de trésorerie doit être généré par les activités servicielles, d’où l’importance d’établir une promotion servicielle la plus marketée possible.

Aujourd’hui, le contexte dans lequel émerge la ville servicielle pose la question de la causalité « service-propriété ». Elle constitue, de ce fait, un élément important du devenir de la propriété. Paradoxalement, les stratégies de nombreuses villes en France promeuvent l’esprit de la ville intelligente ou Smart City, s’enfermant sur des fantasmes ultra-concurrentiels de croissance, quand les villes appellent désormais la mesure et l’équilibre, qu’il s’agisse de leur taille ou de co-construction. Ce constat invite à réfléchir à une autre trajectoire, en misant moins sur les biens et davantage sur les services qu’ils permettent.

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© Jean-Pierre Dalbéra

Des ambitions collectives à reconsidérer

Touchant plusieurs générations et différents milieux socio-professionnels, ce segment alternatif immobilier qu’est le coliving arrive dans un contexte sociologique complexe. Et sur ce dernier point, des problématiques diverses se posent, à travers lesquelles la créativité juridico-servicielle est constamment sollicitée et impacte de facto l’usage de la propriété. Ce mode d’habitat qui se sert de la rareté et de la cherté du foncier explore de nouvelles formes de propriété : c’est en cela qu’il suscite un vif intérêt de la part des professionnels de l’investissement immobilier.

L’effet inflationniste de la propriété remet, de fait, sur le devant de la scène, des réflexions sur la maîtrise du coût du foncier en questionnant des pratiques servicielles et collaboratives par le biais du coliving. Le développement d’une culture de service exige du temps et cette dynamique servicielle semble de plus en plus en corrélation avec l’offre locative et les modes d’acquisition de la propriété.

« L’effritement des repères sociaux pousse les individus à se réfugier dans une consommation généralisée. »

Cette progression de l’économie de la fonctionnalité, caractérisée par des actes de consommation de services interchangeables, produit une incertitude constante, qui précarise des modes de vie dits « agiles ». S’il est vrai que toutes ces formes de propriétés rechargeables ou à caractère d’emphytéose servicielle calquent certains modèles anglo-saxons (Community Land Trust), l’avenir de la propriété ne se résumera pourtant pas à une innovation stratégique de rupture, telle qu’elle est énoncée dans l’économie de la fonctionnalité.

Effectivement, cette perte de sens liée à l’effritement des repères sociaux pousse les individus à se réfugier dans une consommation généralisée afin de « s’acheter une vie »[6], donnant ainsi une dimension volatile et éphémère à tous les domaines de la vie en société, ce que Zygmunt Bauman nommera la « modernité liquide ». Néanmoins, établir un parallèle entre la pensée de Godin, qui employait une forme de paternalisme afin de séduire les ouvriers pour mieux les détourner de leur émancipation, et le coliving, c’est-à-dire l’entre-soi de jeunes gens qui se ressemblent, se cooptent et refusent d’être adulte, est encore prématuré.

Prestation servicielle voulue ou subie, on pourra néanmoins objecter qu’une logique consumériste traverse bon nombre de ces projets de développement urbain. Il n’en demeure pas moins que de nouvelles formes collectives de propriété fondées sur des structures d’autogestions voient le jour. Élaborées sur des principes fédératifs, ces types d’habitats partagés accompagnent un mouvement profond de reconfiguration de la famille, et semblent en passe de devenir un phénomène de plus grande ampleur.

Des mécanismes fonciers imparfaits

Les avis sont partagés lorsqu’il s’agit de déterminer si la corrélation entre service et coliving est une réponse à la crise du logement ou une forme d’exploitation des personnes les plus exposées à cette crise. Le Guardian a récemment publié un article qualifiant le coliving de « dortoirs d’entreprises cyniques ». Les amateurs de coliving célèbrent la liberté et la flexibilité qu’offre ce type de propriété. Les critiques disent qu’il ne fait que masquer un problème plus profond et profiter de la solitude qui est au cœur de la lutte de la génération Y pour se trouver un logement.

À San Francisco, ville la plus chère à vivre des États-Unis avec un lit en moyenne pour 3 490 $, la société de gestion locative « Tribe-coliving », qui se qualifie de réseau social instantané, facture 2000 $ la capsule de lit. Les cohabitations sont en grande partie dues à l’afflux de startupper qui prennent le bus vers les campus de la Silicon Valley. Certains lotissements sont clôturés avec des murs imposants, d’autres avec des grillages ; les accès sont surveillés 24 heures sur 24 par le personnel de sécurité et réglementés avec des cartes magnétiques. S’ajoute à cela des systèmes de vidéosurveillance dans la cuisine et le salon, certains locataires ont même reçu des messages insistants d’avertissement par SMS et mail comme « veuillez laver votre vaisselle ». Ce dispositif semble ainsi donner aux colivers le sentiment d’être surveillés constamment sans le savoir véritablement, à tout moment.[7]

Quoiqu’il en soit, le coliving et ses surenchères servicielles sont en hausse en Europe et dans le monde, mais avec des différences significatives dans la maturité du marché selon les juridictions. Ce modèle économique en forte demande dans un environnement de taux bas, voire négatifs, suscite également un vif intérêt des professionnels de l’investissement. Tous s’intéressent de près à cette classe d’actifs, et l’emplacement des biens est généralement stratégiquement bien localisé, ce qui en préserve la valeur en cas de retournement de marché. Aujourd’hui, en France, il n’existe pas de statut juridique propre aux résidences de coliving, fruit d’un flou réglementaire qui soulève des questions sans apporter de réponses, mais qui feront l’objet de textes spécifiques dans les mois à venir.

« Le problème est donc bien là, vous achetez votre logement, mais vous resterez locataire à vie. »

Au regard de ce nouveau droit de propriété, le député Jean-Luc Lagleize envisage de créer des organismes fonciers libres dit « OFL ». Un fond qui sera géré par Action Logement pour dépolluer les friches industrielles et les transformer en terrains constructibles visant à réduire le coût du foncier et à augmenter l’offre de logements accessibles. L’idée est de généraliser un nouveau droit de propriété en permettant de posséder les murs mais pas le terrain. Sur le plan théorique, les bénéfices de ce mécanisme sont évidents. D’abord, il permet de découpler le terrain et l’objet, et fait, par-là même, chuter significativement le prix de l’immeuble. Selon Norbert Fanchon, « en zone très tendue, le foncier peut représenter plus de 50 % du coût de production : l’extraire de l’équation fait baisser mécaniquement les prix de 20 à 30% ».

En facilitant la préemption, ces organismes détenus en majorité par des capitaux publics, auraient pour mission d’acheter et de conserver la propriété des terrains sur lesquels des logements seront bâtis. Les ménages détiendraient la propriété des murs des logements et bénéficieraient du droit d’usage du foncier par le biais d’un bail emphytéotique reconductible. Le problème est là : vous achetez votre logement mais vous resterez locataire à vie.

Calqué sur des modèles anglo-saxons de rente à verser, on se dirigera alors vers une société de l’usage qui justifiera un servage moderne, puisque cela nécessite de rendre chaque personne en capacité de payer chaque mois, chaque année, ses abonnements, ses loyers ; rien ne lui appartient plus, tout lui est loué. Et l’État en restera l’unique propriétaire et détenteur foncier.

Faudra-il donc régenter la propriété ? Il parait évident que les pouvoirs politiques confortent leurs monopoles en créant des formes de propriété « par le haut »[8], à travers des procédures administratives paralysantes et un environnement institutionnel qui peine à s’adapter aux logiques d’expérimentation. Plutôt que de la laisser s’établir « par le bas » en transformant les situations de fait en situations de droit, comme l’ambitieux projet pilote du village vertical à Villeurbanne, où finalement, l’acte collectif d’une propriété partagée a permis d’influencer la loi ALUR et de faire prendre conscience qu’une réinvention de la propriété est réalisable.

© Dorte Mandrup Architects

[1] Anglicisme né de servitization.

[2] Halpérin, JL. 2008. Histoire du droit des biens, Editeur : Economica.

[3] Nom donné au locataire de coliving.

[4] La majorité des 23 projets lauréats IMGP2, intègrent des programmations mixtes questionnant des nouveaux modes d’habiter et de travailler. Notamment avec 15 000m² prévues exclusivement pour du coliving.

[5] S. Levasseur,2013. « Éléments de réflexion sur le foncier et sa contribution au prix de l’immobilier » n°128, parue dans la revue de l’OFCE.

[6] Titre de l’ouvrage de Zygmunt Bauman « S’acheter une vie » paru en octobre 2008.

[7] J’oriente volontairement le lecteur vers l’œuvre « Surveiller et punir » (1975) de Michel Foucault.

[8] La proposition de loi du 20/11/2019 adoptée à l’Assemblée nationale en première lecture, du député Jean-Luc Lagleize, en est le parfait exemple.