« Le président est-il devenu fou ? » – Entretien avec Patrick Weil  

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

Le traité de Versailles est souvent considéré en France comme l’archétype d’une paix imposée par les vainqueurs sous la forme d’un diktat insupportable pour les vaincus, et justifiant dès lors la revanche de ces derniers. Dans cette histoire, les Français, et Georges Clemenceau le premier, tiennent le mauvais rôle : celui du gagnant, qui cherche à humilier son voisin et à l’asphyxier au prix de réparations inacceptables. Et si tout cela n’était qu’un mythe ? Cette lecture culpabilisatrice, initiée par le britannique John Maynard Keynes et instrumentalisée par Adolf Hitler pour susciter un sentiment revanchard au sein de la société allemande, est en tout cas remise en cause par un essai historique : Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’État. Son auteur, Patrick Weil, est politologue et historien, directeur de recherche au CNRS et Visiting Professor à l’université de Yale, spécialiste de l’immigration, de la citoyenneté et de la laïcité. Dans cet entretien, il nous présente ce dernier ouvrage documenté. L’auteur y mêle l’histoire du diplomate américain William Bullitt à celle de la biographie psychologique du président Wilson écrite par Bullitt et Sigmund Freud, dont il a retrouvé par hasard le manuscrit originel. Surtout, l’auteur nous invite à réévaluer notre lecture de cet événement historique décisif dans l’histoire du XXe siècle, et à interroger notre système politique présidentiel, en proie à la « folie » de nos dirigeants. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL – Votre ouvrage est particulièrement riche, notamment parce qu’on y lit plusieurs livres en un seul. Vous partez d’une biographie du diplomate américain William Bullitt, pour livrer en même temps l’histoire de la biographie du président Wilson qu’il a écrite avec Sigmund Freud. Dans quelles circonstances avez-vous découvert ce manuscrit originel et comment ces deux histoires se sont-elles articulées ? 

Patrick Weil – Ce livre provient d’un hasard. J’enseigne à l’université de Yale, aux États-Unis, depuis 2008. À l’été 2014, avant de reprendre mes cours, je tombe dans une librairie d’occasion new-yorkaise sur la biographie de Wilson publiée à la fin de l’année 1966 par William Bullitt et Sigmund Freud.  

Quand j’étais encore étudiant, j’en avais lu la traduction française publiée en poche en 1967. Ce livre m’avait beaucoup plu. Freud avait tenté un portrait psychologique d’un président américain de grande importance. Nombreux sont les citoyens qui essaient de comprendre la personnalité de leurs dirigeants parce qu’ils pressentent que celle-ci a une importance dans la conduite des affaires du pays. Freud l’avait fait avec les acquis de la psychanalyse et j’avais trouvé cette tentative très intéressante.  

J’achète donc cet ouvrage d’occasion en anglais pour six dollars, je l’ouvre et j’y retrouve le nom du colonel House, le principal et plus proche conseiller de Wilson pendant sa présidence et son représentant à la conférence de la paix à Paris en 1919. House y avait noué une amitié avec Georges Clemenceau, et j’avais trouvé leur correspondance dans les archives de Yale, alors que je préparais la publication des Lettres d’Amérique de Clemenceau, un ouvrage sorti il y a deux ans.  

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

J’ai recherché une correspondance entre House et Bullitt  sur le site de la bibliothèque de Yale et je me suis alors rendu compte que toutes les archives de Bullitt s’y trouvaient. Dans ces archives, il y avaient des boîtes concernant le manuscrit avec Freud. Je m’empresse de les commander, je trouve des textes manuscrits de Freud, des entretiens passionnants de Bullitt avec les plus proches collaborateurs de Wilson. Quelques semaines plus tard, je tombe sur le manuscrit original, qui n’était pas mentionné comme tel dans les archives de Yale. Je le compare avec le texte publié et constate qu’il a été corrigé ou caviardé trois-cents fois.

À ce moment-là, j’aurais pu me contenter de rendre publique l’existence de ce manuscrit, mais je me suis dit qu’il y avait un véritable travail d’historien à effectuer, pour résoudre cette énigme : comment avaient-ils écrit le manuscrit originel ? Et surtout, pourquoi ce manuscrit originel avait-t-il été autant modifié, pourquoi des passages essentiels avaient-ils été supprimés ? 

Après avoir travaillé plusieurs mois dans les archives personnelles de Bullitt, dans les archives de Wilson, de ses plus proches collaborateurs et biographes, je me suis rendu compte que la seule façon de résoudre cette énigme était de prendre comme fil conducteur la biographie de William Bullitt, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce qu’il avait été, pendant la Première Guerre mondiale et durant la négociation du traité de paix un proche collaborateur de Wilson, avec des missions assez extraordinaires, comme auprès de Lénine à seulement vingt-six ans, à l’issue de laquelle il obtient un projet de cessez-le-feu de la guerre civile russe, dont Wilson ne prend même pas connaissance.

Quelques semaines plus tard, à la lecture du projet de traité de Versailles, Bullitt démissionne de la délégation américaine, puis, il produit un témoignage au Sénat. Après avoir côtoyé Wilson et avoir cru en cet homme, comme un jeune peut croire en un dirigeant politique qu’il admire, il en était profondément déçu. Wilson était parvenu à attirer à lui toute la gauche intellectuelle américaine. Il apparaissait comme très progressiste, voulant instaurer une paix mondiale juste et la fin des empires. La déception de Bullitt était donc à la mesure de l’espoir que Wilson avait créé en lui. 

Après avoir rompu avec lui, il publie un roman sur la haute bourgeoisie de Philadelphie qui révèle ses qualités de romancier et se vend à 200 000 exemplaires. Mais Bullitt reste obsédé par Wilson. Il veut comprendre la défaillance de cet homme. Il se lance dans une pièce de théâtre à travers laquelle il se livre à une étude psychologique de Wilson. C’est alors qu’il se rend à Vienne pour consulter Freud pour une psychanalyse personnelle. Durant les séances d’analyse, il est certain qu’ils parlent ensemble de Wilson. La pièce est très bien reçue par les lecteurs de la Corporation des théâtres de Broadway mais n’est pas jouée, à cause du scandale qu’elle aurait provoqué.  

Freud se dit alors prêt à écrire quelque chose sur Wilson à condition que Bullitt lui apporte des faits vérifiés, des témoignages et qu’ensuite ils écrivent ensemble. C’est ainsi que commence cette aventure de l’écriture à quatre mains de la biographie de Wilson par Sigmund Freud et William Bullitt. 

Trois ans plus tard, Bullitt rend visite à Freud pour lui parler d’un  projet de livre sur la diplomatie. Freud lui avait dit qu’il avait envie d’écrire sur Wilson. Bullitt lui propose d’insérer un texte dans son livre. Freud se dit alors prêt à écrire quelque chose sur Wilson à condition que Bullitt lui apporte des faits vérifiés, des témoignages et qu’ensuite ils écrivent ensemble. C’est ainsi que commence cette aventure de l’écriture à quatre mains de la biographie de Wilson par Sigmund Freud et William Bullitt. 

LVSL – Vous avez dit que William Bullitt avait eu des fonctions extraordinaires pour son âge. Pourriez-vous revenir sur son parcours et sur l’importance qu’il a pu avoir sur la politique internationale de son pays, de la Première Guerre mondiale à la guerre froide ?

P. W. – Bullitt descend d’une famille protestante qui s’est enfuie de Nîmes au moment des guerres de religion, au XVIIe siècle. En arrivant aux États-Unis, son ancêtre prend le nom de Bullitt, qui est la traduction de son nom français, Boulet. Cette famille se lie par la suite à celle de George Washington. Son ancêtre crée la ville de Louisville dans le Kentucky, tandis que son grand-père rédige la charte municipale de Philadelphie.  

Sa famille appartient à la haute bourgeoisie conservatrice de Philadelphie, mais une bourgeoisie cosmopolite. Sa mère, issue d’une famille d’origine juive allemande convertie au protestantisme, parle l’allemand et le français, et impose le français à tous les déjeuners. Bullitt parle donc parfaitement français, d’autant plus que sa grand-mère maternelle, une fois devenue veuve, n’a qu’une fille mariée, la mère de Bullitt, et décide de quitter les États-Unis avec ses trois autres filles pour aller vivre à Paris. Tous les étés, avec sa mère, Bullitt prend donc le bateau et traverse l’Atlantique pour aller voir sa grand-mère et ses tantes. L’une d’entre elles se marie en Angleterre et l’autre en Italie. Il se prête donc à une sorte de promenade à travers l’Europe durant son enfance, du fait de ces circonstances familiales. C’est évidemment assez exceptionnel du point de vue de la formation intellectuelle et de la culture, familiale et politique.  

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

Ensuite, admis à Yale College, il y dirige la revue étudiante, fait beaucoup de théâtre et devient un étudiant brillant et charismatique. À la demande de son père, il rejoint la faculté de droit de Harvard, alors qu’il déteste cette discipline. Son père meurt pendant qu’il est encore étudiant et il démissionne aussitôt sans son diplôme de droit. Il se retrouve avec sa mère en Europe le jour du déclenchement de la Première Guerre mondiale, à Moscou, et suivant le périple, à Paris pendant la bataille de la Marne, après la mort de sa grand-mère. 

Initialement, il souhaite devenir correspondant de guerre, mais n’y parvient pas et devient alors journaliste. Après avoir réussi à convaincre la femme dont il est amoureux de se marier avec lui, ils partent dans les empires centraux – allemand et autrichien – d’où il ramène au State Department des tas d’informations et des interviews, puisqu’il est à la fois journaliste et, en réalité, espion pour son pays. Le colonel House lui propose alors de travailler au State Department pour le bureau de suivi de ces empires, après l’entrée en guerre des États-Unis. Il suit donc tout ce qu’il se passe en Allemagne et en Autriche, et donne à Wilson l’idée de reprendre dans ses discours ceux des libéraux et des socialistes allemands, pour séduire l’opposition allemande à la guerre.  

C’est l’une des premières contributions de Wilson à la cause des Alliés : convaincre l’opposition de gauche allemande de se révolter contre ses dirigeants. Bullitt est d’ailleurs passionné par la gauche européenne et lance une enquête sur l’état des forces politiques en Europe avec l’idée que Wilson pourrait devenir le porte-parole de la gauche européenne, socialiste et même bolchévique pour renverser tout l’ordre impérialiste mondial, dont le centre est évidemment en Europe. Pour Bullitt, la social-démocratie est au XXe siècle ce que le mouvement des nationalités a été au XIXe siècle, à savoir la grande force dirigeante. 

Quand il arrive à Paris dans la délégation américaine, on lui confie donc les contacts avec les socialistes. Il devient alors ami de Marcel Cachin et de Jean Longuet. Il est envoyé par les États-Unis comme représentant à la conférence de l’Internationale socialiste à Berne. Il y rencontre les principaux dirigeants sociaux-démocrates d’Europe et, avec le soutien de Cachin, il obtient une motion unanime de soutien à Wilson. Il rentre avec un amendement proposé par l’Internationale socialiste de créer au sein de la Société des Nations (SDN) une assemblée parlementaire qui soit représentative des forces politiques des pays, et non pas simplement des gouvernements. Bullitt cherche à convaincre Wilson qu’en portant cet amendement, il aurait le soutien des forces de gauche européennes mais Wilson ne veut pas en entendre parler, ce qui constitue pour Bullitt une première déception.  

Par un remarquable travail diplomatique, il remplit donc pleinement sa mission auprès de Lénine, avant d’être finalement désavoué et abandonné par ceux qui l’avaient envoyé. 

C’est à ce moment-là qu’il est envoyé auprès de Lénine avec un ordre de mission soutenu aussi par les Anglais, afin de créer les conditions qui permettraient, avec un cessez-le-feu dans la guerre civile russe, d’inclure les bolcheviks dans la négociation de paix. Non seulement il obtient toutes les conditions demandées, mais il convainc même les bolcheviks de participer au remboursement des emprunts, ce qui n’était pas prévu mais aurait probablement été une demande très forte de la France si Clemenceau avait accepté d’accueillir les bolcheviks dans la négociation. Par un remarquable travail diplomatique, il remplit donc pleinement sa mission auprès de Lénine, avant d’être finalement désavoué et abandonné par ceux qui l’avaient envoyé. 

Dès lors, il comprend que Wilson va choisir non pas la stratégie d’alliance avec la gauche européenne, mais la stratégie d’accord avec ses alliés plus classiques que sont Clemenceau et Lloyd George pour arriver, avec un front uni des Alliés en quelque sorte, devant la délégation allemande, pour lui présenter les conditions de la paix. 

Georges Clemenceau avec le Premier ministre du Royaume-Uni, David Lloyd George, et le président du Conseil des ministres d’Italie, Vittorio Emanuele Orlando, 1919 (domaine public).

LVSL – Pour autant, malgré ces désillusions, son parcours de diplomate ne s’arrête pas là…  

P. W. – En effet. Lorsqu’il démissionne à la suite de ce désaveu, il cherche une nouvelle vie. Il devient romancier, puis il écrit ce manuscrit avec Freud. Il aurait pu être publié dès 1932, sauf qu’à ce moment-là, Roosevelt gagne les élections présidentielles américaines. La question qui se pose alors est de savoir si les démocrates vont pardonner à Bullitt d’avoir dénoncé le traité de Versailles, d’avoir révélé lors de sa déclaration au Sénat que le secrétaire d’État y était lui-même opposé. 

Après quelques péripéties, Bullitt se retrouve à négocier aux côtés de Roosevelt la reconnaissance par les États-Unis de l’Union soviétique, et il y devient le premier ambassadeur de son pays. Cette fois-ci, la déception vient des changements qui ont eu lieu à Moscou. Il avait reçu le respect de Lénine, qui avait dit de lui que c’était un homme d’honneur, mais lorsqu’il découvre son successeur, à savoir Staline, en quelques semaines, il comprend ce qu’est le stalinisme, l’horreur de la persécution des opposants, et du régime de terreur imposé à la société. 

Staline bafoue aussi toutes les conditions que les États-Unis avaient mises à la reconnaissance de l’Union soviétique. Bullitt en tire donc un certain nombre de conclusions assez radicales, qui vont le guider pour le reste de sa vie par rapport au communisme. Il considère que c’est une religion qui se développe à la vitesse du cheval au galop et à laquelle il faut à tout prix résister pour sauver le monde libre. Il devient le premier lanceur d’alerte, si l’on peut dire, du State Department vis-à-vis du communisme et du stalinisme, à un moment où il y avait une tendance forte au sein de l’establishment démocrate à concéder, jusqu’en 1945, presque tout à Staline au nom de la lutte contre Hitler. 

LVSL – Vous évoquiez à l’instant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Durant cette période, Bullitt rejoint de Gaulle au sein des Forces françaises libres. Pouvez-vous revenir sur cet épisode de sa vie, qui le relie une fois de plus à l’histoire de notre pays ? 

P. W. – En 1936, après son expérience en Russie soviétique, il devient ambassadeur à Paris et se trouve directement confronté aux conséquences de la non ratification du traité de Versailles par l’Amérique. 

William C. Bullitt en 1937 (domaine public).

Quand on parle du traité de Versailles, il faut s’imaginer aujourd’hui l’ONU ou l’OTAN sans les États-Unis pour comprendre la situation d’alors. À l’origine, le traité avait été organisé autour des Quatorze points de Wilson et conçu autour d’un schéma qui plaçait l’Amérique au centre de la diplomatie transatlantique et européenne. Une société des nations était créée, chargée de prévenir les conflits, une ONU avant la lettre. En outre, un accord militaire – sorte d’OTAN avant la lettre – prévoyait que les États-Unis et le Royaume-Uni s’engagent à venir militairement au secours de la France si elle était de nouveau attaquée par l’Allemagne.

À partir du moment où, du fait de Wilson, le traité de Versailles n’est pas ratifié par les États-Unis, cet accord spécial de garantie militaire devient caduc et l’Amérique absente de la SDN, c’est tout l’équilibre du traité qui est déstabilisé. En l’absence de l’Amérique, il n’a de Versailles plus que le nom. La France y perd beaucoup, surtout la garantie militaire des États-Unis. Clemenceau a perdu son pari de l’alliance atlantique. 

LVSL – Pour préciser ces enjeux du traité de Versailles, à travers votre livre, on découvre le portrait psychique d’un président qui semble devenu, comme le titre l’indique, fou. Ce constat repose sur le fait que Wilson décide au dernier moment de saborder le traité de Versailles alors qu’il en avait été l’un des principaux artisans. Pouvez-vous revenir sur cet épisode de l’histoire qui est encore méconnu ?  

P. W. – Wilson rentre à Washington en juillet 1919. Entre le 13 décembre 1918 et le 28 juin 1919, il s’était installé à Paris pour négocier le traité de Versailles créant la SDN. Ainsi, en dehors d’une brève interruption de quelques semaines en février 1919, il passe six mois à Paris, d’où il dirige aussi les États-Unis, ce qui est tout à fait exceptionnel. 

Quand il rentre dans son pays, le sentiment anti-allemand est très élevé. Il n’y a donc pas de véritable rejet du traité pour sa « dureté » vis-à-vis de l’Allemagne. En revanche, ce qui inquiète une partie des sénateurs, c’est l’article X du pacte de la SDN, qui prévoit qu’en cas de violation des frontières d’un pays membre, les autres pays membres doivent immédiatement intervenir en soutien. Cela voulait-il dire que les États-Unis seraient directement impliqués si la Russie bolchévique envahissait la Pologne, par exemple ? 

On a raconté l’histoire à l’envers en disant que c’étaient les républicains qui avaient empêché la ratification. C’est complètement faux, les Américains comprennent et ressentent bien à ce moment-là que l’échec de la ratification du traité est provoqué par Wilson.

Wilson répond que non, car les conditions d’intervention devant être adoptées à l’unanimité au Conseil de la SDN. Le représentant américain qui y siège détient donc un droit de veto. Le Sénat rappelle alors qu’en cas de déclaration de guerre, Wilson devra respecter la Constitution, c’est-à-dire avoir l’approbation du Congrès. Le président américain est d’accord mais lorsque le Sénat demande qu’une réserve d’interprétation le rappelle dans l’instrument de ratification, Wilson le prend comme une sorte d’humiliation personnelle. Pour cette seule raison, il donne l’ordre de voter contre le traité mentionnant la clause de réserve, alors même que Lloyd George et Clemenceau n’y voyaient aucun inconvénient.  

On a raconté l’histoire à l’envers en disant que c’étaient les républicains qui avaient empêché la ratification. C’est complètement faux, les Américains comprennent et ressentent bien à ce moment-là que l’échec de la ratification du traité est provoqué par Wilson. 

LVSL – Et il appelle donc à voter contre le traité de Versailles, parce qu’il ne veut pas que soit apposé, à côté de son nom, celui de Cabot Lodge, le leader du Parti républicain au Sénat qui est son ennemi juré… 

P. W. – Tout à fait. Pour le comprendre, il faut saisir que Cabot Lodge représente pour Wilson un substitut de son père, à l’égard de qui une rage, une colère, une haine inconsciente ne s’était jamais exprimée. Je montre – ce que n’avaient pas trouvé Bullitt et Freud – combien son père « cruel et pervers », comme en témoignaient deux cousines de Wilson, l’humiliait publiquement quand il était enfant, dans des scènes familiales. Wilson répéta ensuite au fil de sa vie des ruptures douloureuses avec d’une part des amis très chers, d’autre part des figures paternelles lorsqu’il ressentaient qu’ils l’avaient publiquement humilié. Sa haine devenait alors absolument incontrôlable.  

Dès lors, quand Cabot Lodge, que Wilson respectait grandement auparavant, se moque publiquement de sa faiblesse vis-à-vis de l’Allemagne après qu’elle a envoyé par le fond le Lusitania, un paquebot sur lequel voyageaient des centaines d’Américains qui périrent, sa haine à l’égard de Lodge devint obsessionnelle. Il interdit même à ses ministres d’assister à des cérémonies religieuses parce que Lodge y était également présent. Il était donc pour lui hors de question d’avoir le nom de Cabot Lodge à côté du sien sur le document de ratification du traité de Versailles.

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

LVSL – À partir de cet exemple, quel rôle peut jouer la psychanalyse, selon vous, dans l’étude biographique et plus largement dans l’étude de l’histoire ? N’y a-t-il pas dans le même temps un risque à psychologiser les personnalités politiques et leur action ?  

P. W. – Ce risque était reconnu par Freud lui-même. C’est dans des conditions particulières qu’il a accepté de faire ce livre. En effet, il est tout à fait exceptionnel de tomber sur un homme, de surcroît un président des États-Unis, qui se confie de façon aussi intime sur ses affects, ses rêves, ses cauchemars, son enfance, à des proches ou des amis qui prennent des notes. Le colonel House, son principal conseiller dictait tous les soirs à sa secrétaire les confidences que Wilson lui avait faites dans la journée. À plusieurs reprises, il n’avait pas dormi de la nuit à cause des cauchemars qu’il faisait par rapport au temps où il était à Princeton. L’un de mes chapitres s’intitule d’ailleurs les cauchemars de Princeton, parce que c’est dans la période où Wilson est président de l’université de Princeton que l’on observe les déséquilibres de la personnalité de Wilson qui vont se reproduire quand il sera président des États-Unis.  

Bullitt recueille donc sur Wilson un matériau exceptionnel, unique en son genre, qui permet à Freud, très réservé au départ, non pas de faire une psychanalyse, puisque la psychanalyse implique que la personne soit active pour que les associations avec les rêves soient faites en présence du psychanalyste, mais une analyse psychologique co-écrite avec Bullitt. 

LVSL – Vous montrez également que John Maynard Keynes est l’un des premiers à s’interroger publiquement sur la psychologie de Wilson, dans son livre Les conséquences économiques de la paix. Cet ouvrage a joué un rôle important dans l’idée toujours admise aujourd’hui que le Traité de Versailles fut une humiliation inacceptable pour les Allemands, en raison de la cupidité française et de l’obsession prêtée à Clemenceau de détruire l’Allemagne. Comment expliquer une telle analyse de la part de Keynes, et sa persistance jusqu’à nos jours, que votre ouvrage vient remettre en cause ? 

P. W. – Clemenceau ne voulait pas du tout détruire l’Allemagne. Il est très réaliste par rapport à l’Allemagne. Sa priorité, c’est l’alliance militaire avec l’Amérique, l’alliance atlantique pour protéger la France en cas d’une nouvelle agression allemande. Il ne s’intéresse que peu aux réparations qui sont en revanche une priorité britannique. Mais Keynes souhaite au maximum camoufler le rôle de l’empire britannique, dans l’imposition à l’Allemagne des réparations très élevées.  

Keynes impute à Wilson une lourde responsabilité dans ce domaine quand il accepte soudain de faire payer à l’Allemagne le coût de la guerre. Wilson accepte une requête du général sud-africain Jan Smuts, membre de la délégation britannique qu’il apprécie particulièrement, d’imposer à l’Allemagne ces réparations extraordinairement élevées, qui correspondent au coût de la guerre. Requête que Wilson rejetait catégoriquement quelques jours auparavant au Premier ministre britannique. Keynes se garde bien de mentionner dans Les conséquences économiques de la paix que le président américain a soudain basculé à la lecture d’une note de Smuts, qui est le mentor de Keynes au sein de la délégation britannique. L’économiste ment volontairement par omission.

Cette note de Smuts est révélée quelques mois plus tard dans un livre publié par Bernard Baruch, le conseiller économique de Wilson, furieux de la perversité de Keynes qui rejette la faute des réparations élevées sur Wilson et sur les Français. Keynes s’affole quand il apprend que Bernard Baruch va publier cette note. Il s’indigne, se demande de quel droit il peut faire cela, publier des archives d’État confidentielles, alors que lui-même ne s’était pas privé de révéler des informations confidentielles. La position britannique était d’ailleurs facile à comprendre : si les réparations étaient trop limitées, elles seraient allées en priorité aux deux pays dont les territoires avaient été dévastés matériellement par les Allemands, à savoir la Belgique et la France, au nord-est. Il fallait donc, pour les Anglais, que les réparations soient beaucoup plus élevées pour que soient indemnisés les soldats du Commonwealth, qui sont venus de très loin pour participer à la guerre. La bêtise des Français, comme le dit d’ailleurs l’un des représentants français aux réunions sur les réparations, Étienne Weill-Raynal, qui y a consacré sa thèse, a été de suivre les Anglais dans leur demande.   

Ce que décrit Keynes n’est pas ce qui était prévu. Mais il a contribué, en encourageant les États-Unis à la non-ratification du traité, au résultat qu’il avait décrit.

Alors pourquoi le livre de Keynes fait office de vérité ? Baruch l’explique très justement. Keynes avait tort factuellement : le traité permettait de réduire les réparations à la capacité de l’Allemagne de les payer. Clemenceau, les Américains et les Anglais étaient d’accord pour qu’une fois que les opinions publiques, enflammées par l’horreur des exactions commises par les troupes allemandes dans leur retraite, se seraient calmées, les réparations baissent. La France n’était intéressée que par une seule chose, la sécurité accordée par le traité de garantie militaire. À partir du moment où le traité de garantie militaire devient caduc du fait de la non ratification par les États-Unis, dans une sorte d’affolement général, Poincaré va faire des réparations le totem de toute la politique française. Ce que décrit Keynes n’est pas ce qui était prévu. Mais il a contribué, en encourageant les États-Unis à la non-ratification du traité, au résultat qu’il avait décrit. Ce n’est pas moi qui le dis, mais Bernard Baruch, évoquant l’effet de son « livre pernicieux ». D’ailleurs, il ne le pardonnera jamais à Keynes…  

LVSL – Oui, parce qu’en même temps que Keynes transmet un sentiment de culpabilité chez les Anglais et chez les Français, il justifie un sentiment de revanche chez les Allemands, qui joue un rôle dans la montée du nazisme. Si l’on met en parallèle la publication de ce livre de Keynes avec la non-parution de la biographie de Wilson comme elle aurait dû en 1932, comment analysez-vous l’importance de cette « ruse de l’histoire » dans le contexte politique des années 1930 ? 

P. W. – C’est une ruse du récit historique, lorsqu’il ne rend pas compte de faits dans la façon dont ils se sont produits et agencés. Et cela s’est produit pour deux moments, deux événements clefs. D’abord lorsque Wilson donne l’ordre aux sénateurs démocrates de voter contre la ratification du traité de Versailles qu’il a lui-même personnellement négocié à Paris où il a résidé six mois en 1919. Wilson avait créé chez les puissances défaites l’illusion d’une paix juste et perpétuelle, puis nourri leur déception et leur colère, en étant incapable de la réaliser.

Wilson fut le principal responsable de sa non-ratification et du déséquilibre immédiat pour le monde qu’elle provoqua. Il a successivement armé de colère les peuples des États ennemis, puis désarmé ses alliés.

Même perçu comme injuste, le traité de Versailles qu’il négocia créait une Société des nations et organisait une sécurité collective avec l’alliance militaire nouée avec l’Angleterre et la France. Wilson fut le principal responsable de sa non-ratification et du déséquilibre immédiat pour le monde qu’elle provoqua. Il a successivement armé de colère les peuples des États ennemis, puis désarmé ses alliés. Il faut le faire. Il avait exactement abouti à l’inverse du principal objectif qu’il s’était fixé, la paix perpétuelle : il avait créé les conditions de la guerre perpétuelle. C’est pour cela que sa personnalité intéressait Freud. 

Ensuite, Keynes a une responsabilité immense dans la création d’un sentiment de culpabilité, non seulement en Angleterre mais en France aussi où l’on se sent responsable encore aujourd’hui de la clause des réparations incluse dans le traité de Versailles. Cet ouvrage démontre toutefois que cela ne s’est pas passé comme cela, et qu’il faut donc repenser notre façon de rendre compte du traité de Versailles, et la transmettre d’ailleurs en Allemagne. 

Que ce serait-il passé si la biographie de Wilson était sortie en 1932 ? Freud était vivant et, aux côtés de Bullitt, aurait pu défendre ce livre, à la radio, dans les journaux, etc. Ils auraient pu ainsi saisir l’opinion mondiale d’une interprétation plus véridique du traité de Versailles démontrant que le principal responsable du désordre alors en cours en Europe était Wilson lui-même. C’eut été aussi une mise en garde, quelques mois avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, contre la folie des dirigeants. Bullitt croyait depuis le départ que la solution était dans la réconciliation franco-allemande.   

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

Si l’ouvrage est publié si tardivement, c’est parce qu’il craint, à partir de 1945, dans un contexte de guerre froide avec l’Union soviétique et le communisme, que certains passages du livre soient trop défavorables aux États-Unis. Il pense alors que le libéralisme politique ne peut pas résister au communisme et que seule une force sociale comme celle que crée le lien religieux peut résister à une autre idéologie religieuse, qui est celle du communisme, raison pour laquelle il coupe les passages qui pourraient nuire au christianisme. Pour autant, il n’a pas détruit le manuscrit original. Il savait donc bien qu’un jour ce manuscrit serait retrouvé, donc publié, et voilà ce jour venu. 

LVSL – Entre temps eut lieu le grand désastre du XXe siècle que l’on pouvait prévoir à travers la prophétie auto-réalisatrice de Keynes, lors de laquelle Bullitt s’engage d’ailleurs aux côtés de la France Libre. 

P. W. – Dans un premier temps, jusqu’en 1940, il va d’abord essayer d’aider la France à s’armer d’avions militaires parce que nous sommes très en retard dans la construction d’avions modernes par rapport à l’Allemagne. Avec Jean Monnet, il va mener une opération d’achats de centaines d’avions aux États-Unis.  Roosevelt le soutient, jusqu’à se fâcher avec le Congrès et son administration.  

Puis, rentré aux États-Unis, il alerte Roosevelt en janvier 1943 qu’il n’est pas nécessaire, dans le cadre d’un soutien légitime à Staline contre Hitler, d’aller jusqu’à lui abandonner l’Europe de l’Est et la Chine. Il n’est pas entendu et s’engage alors dans les Forces françaises libres. De Gaulle l’affecte auprès l’État-major de De Lattre du débarquement en Provence jusqu’à la victoire. Après la guerre, il poursuit sa propre diplomatie en liaison avec De Lattre, d’autres gaullistes de droite et toutes les forces internationales qui luttent contre le communisme. 

LVSL – Cette réflexion sur le pouvoir présidentiel et sur la folie potentielle des dirigeants, dictatoriaux mais aussi démocratiques, semble particulièrement pertinente dans la période que nous traversons. Vous concluez d’ailleurs votre ouvrage en estimant qu’« Aujourd’hui, la question posée par Freud et par Bullitt est plus que jamais d’actualité. Comment empêcher une personnalité instable d’accéder et de demeurer au pouvoir, de mener un pays et parfois le monde à la catastrophe ? » Au terme de cette étude passionnante, avez-vous trouvé une réponse à cette question ?  

P. W. – Bullitt en était arrivé à dire que quelque soit le président, fou comme Wilson, ou non, comme Roosevelt, le régime présidentiel est nuisible. Il isole le dirigeant politique et comme il est quasi inamovible, le rend irresponsable de ses actes. Bullitt était ainsi devenu partisan, ce qui est rare pour les Américains, d’un régime parlementaire. 

Nous devons réorganiser les rapports entre le président et le Parlement pour permettre à ce dernier d’être indépendant, afin qu’il soit un véritable contre-pouvoir. Puisque le président est devenu un pouvoir, et un pouvoir excessif, ce qui n’était pas prévu au départ dans la Constitution de la Ve République. 

Si l’on conserve un régime d’élection du président au suffrage universel, la question de savoir comment se prémunir d’une personnalité dont on n’a pas su saisir le déséquilibre est légitime. On fait passer moins de tests aux dirigeants politiques avant de les élire qu’une entreprise à un cadre lors d’un recrutement…  Quels pourraient être vis-à-vis du président les garde-fous ? Il y a d’abord la limitation de la durée des mandats, ce qui s’est passé aux États-Unis après les quatre exercices de Roosevelt. Ensuite, on l’a vu dans le cas de Trump, il y a le fait d’avoir un Parlement indépendant, ce que nous n’avons pas en France et ce qui constitue un vrai problème. Nous devons réorganiser les rapports entre le président et le Parlement pour permettre à ce dernier d’être indépendant, afin qu’il soit un véritable contre-pouvoir. Puisque le président est devenu un pouvoir, et un pouvoir excessif, ce qui n’était pas prévu au départ dans la Constitution de la Ve République. 

Enfin, il y a d’autres dispositions, qui existent aux États-Unis par exemple au niveau des États, comme le référendum révocatoire. Une procédure vient d’ailleurs d’être intentée contre le gouverneur de Californie, qui compte près de quarante millions d’habitants, ce qui en fait un très grand État. En France, on pourrait imaginer des référendums révocatoires, évidemment avec un certain seuil de signatures à atteindre et dans des conditions exigeantes, pas simplement vis-à-vis du président de la République, mais au niveau de tous les responsables qui détiennent un pouvoir exécutif.  

LVSL – À ce sujet, et à l’instar de Wilson, les crises internationales sont propices à la mise en scène d’hommes ou de femmes d’État dans la posture de faiseurs de paix ou au contraire de chefs de guerre. Pensez-vous que l’on peut déceler derrière ce type d’attitude narcissique une forme psychique particulière ? 

P. W. – Il y a un rapport à l’usage des mots. Un travail pourrait être fait par des linguistes et des psychologues sur ce sujet. Par exemple, Wilson a un très grand talent oratoire. Or, c’est par les mots, par le verbe, qu’un dirigeant ou une dirigeante séduit son électorat. Mais Wilson avait un rapport particulier aux mots : une fois qu’il les avait prononcés, il fallait que toutes ses actions puissent être rattachées à ce qu’il avait dit. Cela menait parfois à des situations absurdes, puisque dès lors qu’on arrivait à établir un rapport, même totalement alambiqué, il pouvait l’approuver.  

D’une certaine façon, avec Emmanuel Macron, c’est un peu l’inverse. Il n’a strictement aucun attachement aux mots qu’il prononce. Cela fut par exemple perceptible au moment du dernier sommet de Versailles sur l’Ukraine, lorsque interrogé sur une chaîne française, il se déclarait pessimiste et la minute d’après sur une chaîne américaine optimiste. Emmanuel Macron veut avant tout séduire son interlocuteur et va donc prononcer les mots que celui-ci veut entendre, sans avoir le moindre attachement à ses propres paroles. 

Il y a là un enjeu d’éducation civique à part entière : éduquer à l’usage des mots par le pouvoir.

Patrick Weil, Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’Etat, Grasset, 2022, 480 p., 25€.

En ce sens, ce sont deux rapports au langage qui sont particuliers, parce que les individus lambda ont un rapport sain à leurs mots, ils disent en général ce qu’ils pensent, ils disent les choses telles qu’il les ressentent, quitte après à convenir de s’être trompés ou d’avoir changé d’avis. L’inverse de l’attachement absolu ou du détachement total. Ces indices que l’on peut noter mériteraient d’être étudiés par des spécialistes, d’autant plus que c’est par les mots que l’élection se fait, par le rapport à la séduction qu’ils entretiennent. Ce travail d’étude du langage de nos dirigeants nous permettrait de prendre de la distance avec les discours politiques. Il y a là un enjeu d’éducation civique à part entière : éduquer à l’usage des mots par le pouvoir.

L’écologie, grande absente du second tour

© William Bouchardon pour Le Vent Se Lève

La dernière chance pour limiter le désastre climatique annoncé vient-elle de nous échapper ? Alors que le dernier rapport du GIEC évoque une fenêtre de trois ans pour échapper au pire, le retour du duel Macron-Le Pen promet au contraire cinq années d’inaction et de greenwashing supplémentaires. Les promesses maintes fois trahies du président sortant et la vacuité du programme écologique de la candidate du RN sont en effet le signe d’un dédain marqué à l’égard des enjeux environnementaux. Ceux-ci sont maladroitement instrumentalisés afin de séduire l’électorat de l’Union Populaire. Décryptage.

L’urgence climatique n’est plus à établir. La succession à un rythme toujours accéléré de vagues de chaleur, de sécheresses, d’ouragans, d’incendies colossaux et d’autres phénomènes de même nature nous le rappelle désormais régulièrement. En parallèle, d’autres crises environnementales majeures se précisent : sixième extinction de masse, zoonoses, pauvreté des sols, accumulation de déchets… Malgré l’importance de ces enjeux, le temps d’antenne qui leur a été consacré durant la campagne présidentielle est ridicule : 5% selon les calculs de l’ONG L’affaire du siècle. Avec la non-qualification de Jean-Luc Mélenchon au second tour, ces thématiques ont même pratiquement disparu du débat public. Multipliant grossièrement les appels du pied à l’électorat de ce dernier, les deux finalistes ont cependant quelque peu évoqué cet enjeu. Mais le vide absolu de leurs propositions a très peu de chances de convaincre.

Macron : des promesses creuses contredites par son bilan

Spécialiste des slogans publicitaires et des coups de com, Emmanuel Macron a récemment mis en scène un énième changement de sa personnalité et de sa « vision » de la France. Lors d’un discours à Marseille réunissant péniblement une audience de 2500 personnes, le Président-candidat a ainsi déclaré « la politique que je mènerai dans les cinq ans à venir sera écologique ou ne sera pas » et formulé quelques vagues propositions pour y parvenir. Un peu plus tard, au micro de France Culture, en bon énarque récitant ses fiches, il a également évoqué combien la pensée du philosophe écologiste Bruno Latour l’avait transcendée. Une confession qui rappelle celle d’Edouard Philippe, qui se déclarait en 2018 « obsédé » par la question de l’effondrement, tout en affirmant dans la foulée qu’il fallait bien sûr continuer de « croître ». Le logiciel de pensée des macronistes étant incapable d’imaginer autre chose que la maximisation des profits privés, une telle contradiction n’est guère surprenante.

L’environnement ne fait nullement partie des préoccupations d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, trop occupés à multiplier les cadeaux aux entreprises et à chercher des ennemis intérieurs, qu’ils soient « complotistes » et « populistes » pour l’un ou « Français de papier » pour l’autre.

Cependant, après cinq ans au pouvoir, les contradictions béantes entre les discours et la réalité sont devenues flagrantes. Sous le dernier quinquennat, l’État a ainsi été condamné deux fois pour inaction climatique, la sortie du glyphosate n’a pas eu lieu, les pesticides néonicotinoïdes ont été réintroduits, l’éolien offshore accuse toujours un retard considérable par rapport à nos voisins, les centrales à charbon n’ont pas toutes été fermées… La liste des renoncements et des fausses promesses est extrêmement longue et les militants écologistes qui les dénoncent ont été particulièrement caricaturés et violentés au cours des cinq dernières années.

Deux séquences ont particulièrement mis en lumière combien l’action écologique du pouvoir macroniste s’apparente à du simple greenwashing : la démission de Nicolas Hulot et la loi climat. Si l’entrée du présentateur de télé au gouvernement était un joli coup politique, sa démission fracassante sur France Inter, dès 2018, doucha les espoirs de ceux qui espéraient encore que le Président disrupteur se préoccupe de ces enjeux. En dénonçant les lobbys et la politique inefficace des « petits pas », Nicolas Hulot avait déjà pointé du doigt combien Macron avait fait le choix de l’inaction. Après l’éruption des gilets jaunes suite à une surtaxe sur le carburant destinée à compenser la fin de l’ISF et les nombreuses « marches pour le climat », Emmanuel Macron a de nouveau tenté de verdir son action en mettant en place la convention citoyenne pour le climat. Exercice démocratique intéressant, le dispositif permit l’émergence de propositions concrètes, aux effets tangibles sur l’environnement et étant largement approuvées par l’opinion publique. Mais revenant une nouvelle fois sur ses promesses, Macron finit par s’inventer des « jokers », renoncer au référendum et tout faire réécrire par des lobbys. Au final, seules 10% des propositions, évidemment les moins ambitieuses et les moins contraignantes, furent reprises. Invités à donner leur avis sur la loi supposée reprendre leur travail, les 150 citoyens tirés au sort lui donnèrent une note de 3 sur 10…

Pour moins trahir ses promesses, le chantre du « Make Our Planet Great Again » se contente désormais de blabla sans aucun engagement concret. A Marseille, il a par exemple proposé de nommer un Premier Ministre directement chargé de la planification écologique, mais sans fixer d’objectifs clairs ni de budget. Le destin du Haut-Commissariat au Plan, visiblement ressuscité avant tout pour offrir un poste à un allié encombrant (François Bayrou), n’est quant à lui pas précisé. Enfin, sur le modèle des applaudissements aux soignants méprisés, Emmanuel Macron a proposé une fête de la nature… qui existe déjà. En matière environnementale, le vote pour Emmanuel Macron se résumera donc à interdire les touillettes en plastique pendant que le Premier ministre se rend à son bureau de vote en jet privé.

Marine Le Pen : l’autre candidate de l’inaction

La candidate d’extrême-droite semble elle aussi survoler complètement l’enjeu environnemental. Dans son livret consacré à l’écologie, on trouve une litanie de phrases creuses et d’illustrations issues de banques d’image, mais bien peu de propositions concrètes. La plupart des assertions (« ce n’est pas la croissance qui doit s’arrêter, c’est le contenu de la croissance qui doit changer » ou « l’innovation technologique, sociale et territoriale, autant et plus que technique, sera la ressource essentielle de notre politique ») sont à tout le moins peu engageantes. Comme son concurrent, elle propose de laisser les lobbys fixer eux-mêmes les règles dans de nombreux domaines, via des concertations avec les entreprises et les syndicats agricoles. Dans la vision de Marine Le Pen, le changement est également supposé venir du consommateur, qui, « par simple lecture du QR code » aura accès à « tout ce qu’il peut désirer connaître sur la société productrice, le mode de production, d’élevage, d’abattage, les circuits de distribution. » En bref, la main invisible du marché est censée répondre à la catastrophe environnementale.

Certaines mesures relèvent même du registre du ridicule tant elles ne paraissent pas sérieuses. En matière énergétique, la candidate RN souhaite par exemple instaurer un moratoire sur l’éolien et le solaire et démonter les éoliennes existantes ! Pour sortir de « l’impasse énergétique provoquée par la préférence irrationnelle pour les énergies renouvelables », elle s’en remet aux barrages hydroélectriques – une énergie renouvelable dont le potentiel de développement est déjà pratiquement au maximum – et surtout au nucléaire. La construction de nouveaux réacteurs paraît pourtant aujourd’hui difficile, comme en témoignent les déboires de l’EPR de Flamanville. Du reste, le rapport de RTE affirme que le nucléaire seul, comprenant à la fois des nouveaux réacteurs et la prolongation de réacteurs actuels, ne peut assurer la demande prévue pour 2050. Sur le volet des transports, seule une baisse de la TVA sur les carburants est proposée (de 20% actuellement à 5,5%), le développement du train ou du vélo étant totalement ignoré. La mesure vise bien sûr à séduire l’électorat de la France périphérique, mais en condamnant ces derniers à rester dépendants de leur voiture. En outre, elle bénéficiera davantage aux plus riches, qui roulent plus et polluent plus de manière générale.

Enfin, le programme écologique du RN s’articule autour de l’idée d’une relocalisation des chaînes de production et de l’opposition au libre-échange. On ne peut qu’approuver l’orientation générale. Mais le « localisme » ne fait l’objet de pratiquement aucune proposition concrète. Une préférence nationale, voire locale, et en faveur des PME plutôt que des grandes entreprises est bien évoquée, mais celle-ci irait en contradiction avec la « concurrence libre et non faussée » chérie par Bruxelles. Or, contrairement à 2017, Marine Le Pen n’entend aucunement s’opposer aux institutions européennes. Les chances de voir une telle mesure traduite en actes sont donc proches de zéro. Pas à une contradiction près, la candidate se félicite d’ailleurs que « la France figure dans les cinq pays où l’environnement est le moins dégradé » – sans citer sa source – alors même que 49% de nos émissions sont importées. Oubliant ce léger « détail », Marine Le Pen estime par contre que la France doit « apprécier chaque année sa trajectoire de réduction carbone en fonction des trajectoires des autres pays ».

Ainsi l’environnement ne fait nullement partie des préoccupations d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, trop occupés à multiplier les cadeaux aux entreprises et à chercher des ennemis intérieurs, qu’ils soient « complotistes » et « populistes » pour l’un ou « Français de papier » pour l’autre. Face à une affiche aussi déprimante, la bataille pour la reconstruction écologique du pays apparaît bien mal engagée. Toutefois, malgré les pouvoirs considérables qu’offre le poste de Président de la République, les élections législatives et la rue peuvent permettre de changer le rapport de forces. L’abandon de grands projets inutiles, comme l’aéroport de Notre-Dame des Landes, le centre commercial géant Europacity ou le Center Parcs de Roybon nous rappellent ainsi que des victoires demeurent possibles. Sur le plan environnemental comme sur celui des autres luttes, le quinquennat qui s’ouvre s’annonce donc très agité.

Cette gauche qui n’en finit pas de mourir

La sanction est tombée : Yannick Jadot n’a pas atteint le seuil des 5% de voix permettant le remboursement des frais de campagne et en est réduit à quémander des dons. Anne Hidalgo réussit l’exploit de diviser le score de Benoît Hamon par trois, à 1,74%, faisant découvrir au parti de François Hollande de nouveaux abysses. Il ne s’agit nullement d’un accident mais de l’aboutissement d’un processus de long terme. Pris en tenaille entre la radicalisation du bloc élitaire – qui s’est massivement tourné vers Emmanuel Macron – et la lassitude des classes populaires, ces deux partis ont peiné à exister ces derniers mois. Vestiges d’une époque où la polarisation de la société française n’avait pas atteint de tels degrés, le Parti socialiste (PS) et Europe Écologie Les Verts (EELV) semblent condamnés à se replier sur leurs bastions locaux et à abandonner toute ambition nationale.

Qu’est-ce qui explique des scores aussi faibles pour les candidatures écologiste et socialiste, qui escomptaient pour des raisons diverses de biens meilleurs résultats ? Le vote utile pour le candidat de l’Union populaire est une explication certes tentante, mais trop facile : cet effondrement des gauches est largement dû à leurs propres limites. Médiocrité des dirigeants, faiblesse des programmes, inanité des stratégies déployées, fatigue des électeurs… Celles-ci ne manquent pas. Leur premier péché semble résider dans leur cécité vis-à-vis de l’époque. Qu’on se le dise, la France, le monde, ne sont plus en 2012 et encore moins en 1981. La pandémie et la crise polymorphe qu’elle porte a renforcé une tendance de fond. Nous assistons depuis des années à une intensification des antagonismes sociaux, qui se traduit dans le paysage politique par l’obsolescence des mouvements qui l’ignorent.

2017-2022 : cinq ans de déni aboutissent à l’humiliation

L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 avait à elle seule donné le signal d’une recomposition de ce paysage que la gauche sociale-démocrate a refusé de voir. En vampirisant ses électeurs comme ses cadres, le nouveau gouvernement lui laissait bien peu d’espace, tout en menant une politique mettant de plus en plus nettement la barre à droite. Un bloc portant un « projet d’extrême centre » se forme ainsi, comme le nomme Emmanuel Macron le 15 avril dernier au micro de Guillaume Erner. Ce bloc rassemble les « gagnants de la mondialisation » ou ceux pensant pouvoir en profiter. Face à lui, le Rassemblement national propose un bloc tentant d’unir agressivement les différentes classes contre l’ennemi intérieur qui sert d’extériorité constitutive au projet frontiste. Voilà pour les options en lice au second tour. Un troisième bloc, celui de l’Union populaire, s’affirme tout de même dans les urnes.

Beaucoup a été dit sur la composition sociale des différents électorats, et plus encore sera écrit sur cette question. Notons simplement que si le président sortant agrège très nettement les classes supérieures, ses deux challengers sont plus hétérogènes. Ce qui leur donne leur cohérence repose donc dans une adhésion identitaire à un ou une candidate, à un programme, à des symboles, voire à une histoire. Il n’est bien sûr pas certain que ces électorats soient pérennes tant les clivages évoluent rapidement en fonction des intérêts et opportunités du moment. Mais leur poids est suffisant pour avoir asséché tout espace intermédiaire.

Si ce qui reste du Parti communiste français ne pouvait attendre un miracle, le Parti socialiste comme Europe écologie faisaient leur calcul en se basant sur les bons résultats passés – en tant que principal parti de gauche pour le PS, ou lors des élections européennes et municipales favorisant l’électorat diplômé pour EELV. Ces partis refusent donc de s’inscrire dans les nouveaux blocs apparus dès 2017 : la proposition élitaire d’Emmanuel Macron comme le style populiste de Jean-Luc Mélenchon les révulsent, ne leur permettant pas d’assumer clairement de se placer dans le sillage d’un des deux. Ils ne comprennent pas le raidissement et la radicalisation du pouvoir face aux oppositions populaires. Leur logiciel est périmé. Il faut se rappeler qu’en 2011, le think tank Terra Nova proposait au PS une stratégie abandonnant définitivement les classes populaires au profit d’une coalition urbaine et diplômée. Le dégagisme chassant Nicolas Sarkozy du pouvoir semblait confirmer leur intuition. Dix ans plus tard, cette stratégie a fait exploser l’électorat socialiste, amenant le parti au bord du gouffre.

Plusieurs parcours pour une même trajectoire vers l’abîme

Si le PS a pu survivre jusqu’ici, c’est grâce à son maillage d’élus locaux, remplissant ses caisses, mettant à disposition leur logistique et leurs réseaux. Ces élus ne représentent pas un vaste soutien populaire mais résultent de conjonctures locales favorables, de jeux d’alliance et de baronnies fidélisant une clientèle. De tels élus habitués des conseils municipaux et des congrès se retrouvent soudainement propulsés dans une campagne électorale nationale, en butte à la violence sociale, à l’éternel retour du réel. Le poids du quinquennat de François Hollande les marque du stigmate de la trahison alors que le flou de leurs propositions actuelles ne les distingue guère de leurs concurrents. Anne Hidalgo comme plus tôt Christiane Taubira sont incapables de s’adresser à une vaste majorité de la population qui en retour perçoit bien que ces gens s’adressent à elle depuis leur bulle feutrée. Comment alors récolter autre chose qu’un grand mépris ?

Quant à EELV, ses cadres vieillissants ont pour la plupart abandonné les références altermondialistes au profit d’un social-libéralisme teinté d’éléments de langage environnementaux, qui feraient passer le greenwashing de la grande industrie pour un engagement radical. Le parti a bien intégré de nouvelles générations militantes avec les « marches pour le climat ». Mais celles-ci proviennent de couches sociales favorisées, rarement socialisées dans les mouvements contestataires classiques. Cadres et militants restent désespérément prisonniers de leur classe : leur progressisme est un libéralisme à l’américaine, compatible dans l’ensemble avec le gouvernement en place pour peu que celui-ci daigne leur donner quelques gages symboliques d’inclusivité verte.

EELV paye en 2022 le prix de sa terrible carence idéologique. Les pénibles interventions de son candidat Yannick Jadot, catastrophique sur les questions de géopolitique, paresseux sur les enjeux européens, inconséquent sur les questions sociales, lui aliènent des classes populaires pourtant de plus en plus sensibles aux enjeux environnementaux. Faute de pouvoir changer sa nature, EELV subsiste donc sous la forme d’un vote moral, permettant à des individus diplômés, progressistes et plutôt aisés de se donner bonne conscience. Trop bourgeois et libéral pour aller vers Jean-Luc Mélenchon, trop humaniste pour adhérer au néolibéralisme agressif d’Emmanuel Macron, l’électeur écologiste est tiraillé – et peut s’inquiéter de la survie de son parti.

Le résultat des négociations en cours en vue des élections législatives, puis de ce scrutin, sont imprévisibles : vont-elles venir parachever la marginalisation du ventre mou social-démocrate au profit d’autres forces, ou lui permettront-elles au contraire de se refaire une jeunesse sur les bancs de l’Assemblée, sous ses couleurs ou celles d’un autre parti ? Il est en tout cas probable que le mouvement de prise en tenaille ayant dévasté le PS comme EELV en ce mois d’avril 2022 ne cesse pas. Au regard des nouvelles rythmant l’actualité mondiale ces dernières années, il serait dommage de ne pas en profiter pour solder les comptes avec les représentants d’une gauche qui aura trahi les intérêts des classes populaires jusque dans la tombe.

« C’est la révolution française qui a inventé l’idée du RIC » – Entretien avec Clara Egger

Le RIC était une revendication phare des gilets jaunes. © Olivier Ortelpa

Alors que la légitimité des représentants élus est particulièrement faible et que les pouvoirs sont fortement concentrés entre les mains du Président, la demande de démocratie directe se fait de plus en plus forte. Le mouvement des Gilets jaunes, expression d’un ras-le-bol envers les élites politiques et d’une exigence de rendre du pouvoir au peuple, a ainsi fait du référendum d’initiative citoyenne l’une de ses principales demandes. Pour mieux comprendre cet outil plébiscité, dont les subtilités ne sont pas forcément maîtrisées par tous, nous avons interrogé la politologue Clara Egger, candidate à l’élection présidentielle pour « Espoir RIC ». Bien qu’elle n’ait pas réussi à réunir les 500 signatures requises, sa détermination à mettre en place cet outil démocratique reste entière. Pour LVSL, elle présente le RIC et ses effets, répond aux clichés, revient sur la bataille politique et nous explique comment le mettre en place. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Pour débuter, pourriez-vous présenter brièvement le principe du RIC et les quatre versions qui existent ?

Clara Egger – L’idée est simple : dans une démocratie qui fonctionne, chaque citoyen doit avoir le droit d’écrire la loi. Le premier aspect, c’est l’initiative : chaque individu a le droit de proposer une loi. Ensuite vient le référendum : quand une proposition de loi atteint un certain nombre de soutiens, fixé par la loi, elle est soumise directement à référendum. Cela consiste à créer une nouvelle voie d’écriture de la loi, concurrente à celle du Parlement. En fait, seule une poignée de personnes a aujourd’hui la possibilité d’écrire les lois dans notre pays. Pour la loi ordinaire, c’est en gros le gouvernement, les députés et les sénateurs, soit un petit millier de personnes. Pour la loi constitutionnelle, c’est encore moins. L’idée du RIC est donc d’opérer une révolution démocratique et d’étendre ce droit à chaque citoyenne et citoyen. 

Entrons maintenant dans les détails. Le RIC « CARL » est une terminologie propre au mouvement des Gilets jaunes, qu’on ne retrouve pas dans d’autres pays, où on parle plutôt d’initiative citoyenne. Le « C » renvoie au RIC constitutionnel. C’est le plus important car, si l’initiative citoyenne porte sur les lois constitutionnelles, cela inverse le rapport de force entre citoyens et élus. Cela signifie que la souveraineté n’est pas seulement nationale, mais bien populaire : c’est le peuple qui a la main sur la Constitution. Il peut donc modifier les règles de la représentation politique ou agir sur les traités internationaux. Onze pays dans le monde en possèdent, notamment la Suisse et l’Uruguay. Environ la moitié des États appartenant aux États-Unis d’Amérique l’ont aussi, car les États fédérés ont eux aussi une Constitution. Les Californiens ont un pouvoir de décision bien supérieur au nôtre, même s’ils vivent dans un État fédéral. Par contre, il n’existe pas de RIC au niveau fédéral aux États-Unis d’Amérique.

Après on a le RIC abrogatif ou suspensif, qui permet d’abroger une loi déjà en vigueur. L’exemple le plus proche de nous, c’est l’Italie. C’est par exemple par le RIC abrogatif que les Italiens ont obtenu le divorce. Ce qu’on appelle « RIC suspensif » ou « RIC veto » est assez similaire : une fois une loi adoptée, il y a un temps de mise en œuvre qui permet aux citoyens de pouvoir s’y opposer. C’est le cas en Suisse.

Le « R » renvoie au référendum révocatoire, qui permet de révoquer des élus. Il est très présent en Amérique latine. Par exemple, au Pérou, environ les trois quarts des élus ont une procédure de RIC révocatoire au-dessus de leur tête. Le « recall » pratiqué aux États-Unis est assez similaire. Enfin, il y a le RIC législatif, qui permet de déposer une proposition de loi dite ordinaire, c’est-à-dire non constitutionnelle.

LVSL – Je voudrais rebondir sur la question du référendum révocatoire. Certains s’inquiètent d’une potentielle trop forte tendance à y recourir s’il était mis en place, ce qui pourrait créer une instabilité politique. Que répondez-vous à cet argument ?

C. E. – Personnellement, j’ai une préférence très forte pour les RIC fondés sur des propositions de loi qui permettent justement d’éviter des effets d’instabilité. Surtout, le droit de révoquer un élu reste finalement un droit mineur par rapport à celui de carrément écrire les règles de la représentation politique, c’est-à-dire de pouvoir changer les termes du mandat. En Amérique latine, par exemple, on observe ces effets d’instabilité, mais qui sont plutôt liés au fait que c’est le seul outil dont les citoyens disposent : quand ils ne peuvent pas prendre des décisions par eux-mêmes, ils utilisent la révocation puisqu’ils n’ont pas d’autres outils. Cela explique aussi cette inquiétude autour de l’instabilité.

Malgré tout, le référendum révocatoire apporterait quelque chose de positif dans notre pays. La France est dans une situation assez étrange : seul le Président peut dissoudre l’Assemblée nationale, alors même que le Président est une figure irrévocable ! On pourrait donc concevoir un droit citoyen de démettre le Président et de dissoudre l’Assemblée nationale. Comme on fonctionne par représentation nationale (un député est d’abord l’élu de la nation, avant d’être celui de sa circonscription, ndlr), il faudrait renouveler toute l’Assemblée.

LVSL – Avant de poursuivre sur des questions plus précises, j’aimerais savoir pourquoi vous défendez aussi ardemment la démocratie directe. Quels sont les effets de la démocratie directe sur le rapport qu’entretiennent les citoyens à la politique?

C. E. – Il y a plusieurs types de réponses, mais de manière générale un système de démocratie directe est clairement meilleur que ce que nous connaissons aujourd’hui. Bien sûr, le RIC a des défauts comme tout système de prise de décision mais l’amélioration est nette si on observe ses effets depuis 200 ans en Suisse ou dans la moitié des États-Unis.

Les effets les plus forts sont sur les citoyens : on observe que le RIC produit plus de connaissances politiques. Quand les citoyens décident, ils connaissent aussi beaucoup mieux le fonctionnement de leur système politique. Prenons l’exemple d’une étude menée en Suisse, où il est plus ou moins facile de lancer un RIC suivant les cantons, pour observer les effets en termes d’éducation lorsque l’on peut souvent décider directement, par référendum. Le résultat est sans appel : cela a le même effet que si on amenait toute la classe d’âge non diplômée au premier niveau de diplôme. C’est un effet considérable, comparable à des politiques éducatives coûteuses et offensives. 

Ce n’est pas surprenant : quand les gens décident, ils s’informent, ils connaissent mieux leur système. On l’a observé lors du référendum sur le projet de Constitution sur l’Europe en 2005. On a appris énormément du fonctionnement des institutions, bien plus qu’on en aurait appris dans un cours sur les institutions européennes, parce que les gens ont lu le traité et en ont discuté. Par ailleurs, cela entraîne un autre effet très fort sur la compétence politique, c’est-à-dire la capacité à expliquer pourquoi vous avez voté d’une certaine façon, en donnant des arguments. La qualité de la délibération politique est donc renforcée.

L’autre conséquence majeure du RIC, c’est son effet sur la vivacité du tissu associatif. On a énormément d’associations dans notre pays mais elles pèsent difficilement dans le débat public, à moins d’être un gros lobby avec de gros moyens. Au contraire, quand vous disposez du RIC, l’association qui défend des causes similaires aux vôtres est le premier lieu où vous allez. Vous allez chercher cette expertise. Le tissu associatif est donc bien plus fort.

Il y a aussi un effet attesté sur le degré de bonheur déclaré. Cela peut faire sourire mais les personnes déclarent un bonheur plus élevé quand elles ont plus de contrôle sur leur destin. C’est logique : aujourd’hui, on a la sensation d’être soumis à de l’arbitraire, de subir, ce qui nous rend malheureux. Si vous avez les clés du jeu en main, le bonheur déclaré est plus fort.

Il y a encore d’autres effets, notamment sur la limitation des privilèges des élus. Dans les pays qui ont le RIC, les premiers référendums portent toujours sur des mesures qui limitent les frais de fonction, les mandats, les rémunérations, sur la lutte contre la corruption ou pour plus de transparence politique. Le premier RIC dans l’histoire portait par exemple sur la limitation des rémunérations d’un gouverneur aux États-Unis.

« Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le suffrage censitaire. »

On a un effet aussi sur la qualité de la représentation politique et sur l’instauration de la proportionnelle. Souvent, quand on pense au RIC, on se dit qu’on va voter tout le temps sur tout, mais il ne fonctionne pas ainsi. Il fait surtout peser une épée de Damoclès sur la tête des représentants, qui travaillent différemment parce qu’ils savent que le peuple est souverain. Par exemple, en France, il ne viendrait pas à l’idée de la police d’éborgner un député dans une manifestation. Quand les citoyens ont des droits élevés, la police se comporte différemment, les services publics sont d’une autre qualité, les élus disent des choses différentes, prennent des décisions de façon alternative, car la crainte du pouvoir des citoyens est plus forte. 

Enfin, il y a des dimensions philosophiques. Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le vote censitaire, etc. Le RIC appartient à cette histoire de conquête des droits.

LVSL – Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur la nécessité que le RIC soit constitutionnel, c’est-à-dire que les citoyens puissent modifier la Constitution. Pourquoi ne pas se contenter d’un RIC législatif et abrogatif, permettant de changer les lois, en laissant les grands principes constitutionnels intouchables au-dessus ? Par exemple, dans certains pays, certains thèmes, comme les questions budgétaires ou les traités internationaux, ne peuvent faire l’objet d’un RIC. Qu’en pensez-vous ?

C. E. – J’ai une métaphore à ce sujet : le RIC est un peu comme le ski. Si vous voulez apprécier le ski, il faut vraiment se pencher dans la pente. Si vous êtes en arrière, vous allez tomber tout le temps et vous allez trouver cela décevant. Alors que si vous vous penchez vraiment, vous avez peur au début, mais au final vous y arrivez très bien, vous tournez et freinez sans problème.

Blague à part, trente-six pays ont aujourd’hui le RIC sous différentes formes, rarement constituant. Mais il est important qu’il puisse porter sur tous les sujets. Par exemple, le RIC a un effet extrêmement fort sur la limitation des dépenses publiques. Bien sûr, elles ne sont pas nécessairement mauvaises et l’effet du RIC porte sur des thématiques bien particulières : les niches fiscales et des cadeaux fiscaux électoraux notamment. Par exemple, quand Emmanuel Macron a été élu, il a fait des ristournes fiscales à son électorat, comme beaucoup d’autres avant lui. De même, certains grands projets de dépenses, comme les Jeux olympiques de Paris, posent question, en pesant lourd dans la dette publique pour des retombées qui ne sont pas très claires. 

Or, le RIC permet d’avoir des dépenses publiques plus contrôlées mais aussi plus redistributives : on ne sacrifie pas le social mais les dépenses inutiles. On arrête les cadeaux fiscaux et on se concentre sur les besoins de solidarité. Je vous donne un contre-exemple : en Allemagne, le RIC existe au niveau local, mais l’impôt est prélevé à un autre niveau et le financement des projets se fait à l’échelle régionale. Donc comme les gens ne paient pas directement, il n’y a pas vraiment cet effet sur la limitation des dépenses inutiles. D’où la nécessité de donner le contrôle plein et entier du pouvoir budgétaire aux citoyens.

« Si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant faire des gouvernements de technocrates. »

C’est un peu la même chose en matière internationale. Lorsque le RIC porte aussi sur les enjeux internationaux, on obtient des politiques internationales moins agressives, plus stables, plus coopératives et beaucoup moins d’effets de balancier. Aujourd’hui, quand un nouveau président arrive en France ou aux États-Unis, on rentre ou on sort d’un certain nombre de traités. Si les citoyens pouvaient décider sur ce plan là, on aurait des politiques beaucoup plus crédibles : lorsque la France s’engagerait sur un traité international, ce serait sur du long terme, parce qu’il y a la garantie de tous les citoyens derrière. Donc si on limite le RIC à certains sujets, on prend le risque de se priver de ces effets positifs. 

Enfin, il y a un argument philosophique : si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant pousser la logique jusqu’au bout et faire des gouvernements de technocrates.

LVSL – Je voudrais aussi vous interroger aussi sur certaines idées reçues. Les opposants du RIC disent par exemple souvent que celui-ci pourrait conduire à adopter des mesures rétrogrades comme le retour de la peine de mort. Ils mettent aussi en avant le risque d’oppression des minorités, en citant le référendum suisse de 2008 sur l’interdiction des minarets. Que répondez-vous à ces objections ?

C. E. – Il y a différents types de réponses possibles. La première c’est qu’il faut faire attention au cherry picking, c’est-à-dire aux exemples choisis. En réalité, les exemples vont dans un sens comme dans l’autre : par exemple la peine de mort a été abolie en Suisse dès 1918. De même, en 1936, lorsque le Front Populaire arrive au pouvoir en France, le mouvement ouvrier est majoritairement en faveur de l’abolition de la peine de mort. Si on avait eu la RIC à ce moment-là, on l’aurait fait en 1936 et pas en 1981. Ce qui a bloqué à l’époque, c’était le Sénat. 

Je peux vous citer une longue liste de référendums progressistes, par exemple celui qui accorde le droit de vote des femmes au Colorado en 1893, avant même la Nouvelle-Zélande, premier pays à le faire à échelle nationale, en 1894. C’est très précoce ! En réalité, une liste exhaustive montre que les référendums ont plus tendance à étendre les droits qu’à les limiter.

L’autre aspect, c’est de regarder ce que les minorités pensent du RIC. Le meilleur pays pour observer cela sont les États-Unis d’Amérique, avec les communautés noires et hispaniques, et c’est dans ces minorités que le taux de soutien au RIC est le plus élevé ! C’est finalement assez logique : aujourd’hui, c’est très difficile pour une minorité de défendre son agenda dans l’opinion publique, alors qu’avec le RIC, elles peuvent faire émerger des sujets dans le débat public. Par exemple, en Suisse, la minorité linguistique romanche, d’environ 15 000 locuteurs (sur 8,6 millions de citoyens suisses, ndlr), a obtenu une protection constitutionnelle par RIC. Concrètement, cela veut dire qu’une personne peut demander un formulaire en romanche et un interlocuteur qui pratique cette langue dans n’importe quelle administration.

Plus largement, les pays qui ont le RIC constituant sont les mieux classés dans leur région en matière de protection des droits des minorités : la Suisse, pour l’Europe, ou l’Uruguay, pour l’Amérique latine, sont tous les deux très hauts dans les classements internationaux sur ces sujets. Lors des récentes votations en Suisse, Il y a eu des choses intéressantes, des votations sur les droits des animaux, notamment des primates. Condorcet disait que ceux qui subissent l’arbitraire d’État sont plus à même de protéger les droits des individus. C’est vrai ! Quand vous êtes du côté de ceux qui subissent, vous n’avez aucun intérêt à écraser une minorité parce que cela peut se retourner contre vous.

La politologue Clara Egger. © Thomas Binet

Sur le référendum sur les minarets, je pense qu’il y a un peu de Suisse bashing, notamment en France. Il faut bien comprendre que c’était un référendum sur les minarets et pas sur les mosquées. Déjà la Suisse a plus de mosquées que la France par rapport à l’importance de sa population musulmane. Ce qui a été rejeté, c’est l’idée qu’il puisse y avoir un appel à la prière cinq fois par jour. C’est plus le fait de pas vouloir être réveillé par un appel à la prière à cinq heures du matin qu’une expression de racisme.

C’est un peu pareil sur la peine de mort. Aucun État n’a rétabli la peine de mort par RIC tandis que beaucoup l’ont aboli par cette voie. Si on regarde les États-Unis, qui ont un goût un peu particulier pour ce châtiment, on voit que les États qui ont le RIC mettent souvent en place des moratoires. En Californie par exemple, les juges condamnent très rarement à mort. On peut imaginer aussi ce qu’aurait donné un RIC sur l’instauration de l’état d’urgence. Je pense qu’il aurait été démantelé, les citoyens n’auraient jamais accepté un truc pareil. 

Pour finir, et pour m’adresser aux lecteurs de LVSL en particulier, il faut reconnaître que le RIC n’est pas directement un outil de lutte sociale. C’est un outil qui permet de prendre des décisions de façon à refléter le souhait du plus grand nombre, d’éviter que la prise de décision soit captée par une élite, en garantissant un pouvoir très fort aux classes sociales les moins représentées politiquement. Les luttes sociales pour l’antiracisme, le féminisme, l’environnement, etc. seront toujours nécessaires. Mais le RIC les rendra beaucoup plus faciles.

LVSL – A l’inverse de cet argument de la tyrannie de la majorité, ne pourrait-on pas dire que le RIC est parfois un outil de tyrannie de la minorité ? On voit par exemple que la participation moyenne dans les votations en Suisse tourne autour de 40 %, ce qui signifie que la majorité de la population ne s’exprime pas. N’y a-t-il pas un risque de laisser les plus politisés, une toute petite élite donc, gouverner au nom du peuple tout entier ?

C. E. – D’abord, la participation aux votations suisses augmente, plutôt autour de 50 % voire un peu plus ces dernières années. Ensuite, l’abstention ne signifie pas la même chose dans un système de démocratie directe où les gens votent tous les mois sur quatre ou cinq sujets ou une fois tous les cinq ans. Si vous passez votre tour une fois tous les cinq ans, les coûts sont élevés. Le RIC produit ce qu’on appelle un public par enjeu, c’est-à-dire il y a des sujets qui mobilisent tout le corps électoral, typiquement les votations sur la loi Covid ou sur l’adhésion aux Nations Unies (la Suisse n’est rentrée à l’ONU qu’en 2002, ndlr), autant de sujets qui rassemblent au-delà des différentes classes sociales. Et puis il y a des sujets de niche, très nombreux en Suisse. Je me rappelle d’une votation à Lausanne sur l’ouverture des bureaux de tabac à côté des gares après vingt heures le dimanche. Dans ces cas-là, beaucoup s’abstiennent car le fait que la majorité vote oui ou non ne va pas changer leur vie.

Surtout, il faut savoir qu’il n’y a jamais un groupe qui s’abstient toujours et ne vote jamais. L’intérêt des citoyens bouge selon les sujets. Il faut vraiment lire l’abstention aux RIC comme le fait que les gens font confiance à la majorité pour prendre la décision la plus adaptée, sur des sujets qu’ils considèrent secondaires. Si on regarde les dernières votations suisses, on est sur des sujets qui rassemblent beaucoup, avec des campagnes très polarisées et une fracturation du corps social. Là, la participation est forte. 

LVSL – Je voudrais aussi aborder la bataille politique pour le RIC, à laquelle vous consacrez tout un chapitre du livre. Le RIC naît en Suisse dès le XIIIe siècle mais l’idée commence vraiment à prendre seulement vers la fin du XVIIIe avec les idées des Lumières, notamment celles de Jean-Jacques Rousseau. Comment cette idée se diffuse-t-elle et pourquoi la France, qui connaît alors la grande révolution de 1789, n’adopte-t-elle pas le RIC ? 

C.E. – C’est ce qui me fait pleurer le soir ! C’est la Révolution française qui a inventé l’idée du RIC : l’idée que chaque citoyen doit avoir le droit de proposer une initiative et qu’il y ait ensuite un référendum, c’est Condorcet qui l’a inventée. La Constitution de l’An I, adoptée en 1793 (mais jamais appliquée, en raison de la guerre contre les monarchies européennes, ndlr), avait d’ailleurs le RIC constituant. Elle prévoyait aussi des mandats très courts, ce qui était très positif sur le plan démocratique. Mais il y avait un grand débat au sein des révolutionnaires de l’époque pour savoir si la démocratie directe est une bonne chose ou pas. Les rédacteurs de la Constitution de l’An I ont gagné une victoire et fait en sorte que les citoyens puissent exercer pleinement la souveraineté. Mais après la Terreur, les libéraux ont réussi ce coup de force de ressortir une constitution qui n’était absolument pas celle qui devait s’appliquer. C’est un hold-up de l’histoire qui nous a privé du RIC, ce n’est pas vrai de dire que la culture démocratique française est étrangère à ce processus. Les Suisses eux-mêmes disent que c’est grâce aux Français qu’ils ont le RIC !

« Des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. »

Il est temps de mettre fin à ce détour relativement long qui a fait que nos élus politiques refusent de concéder le pouvoir. Il est donc important de souligner que c’est la France qui l’a inventé pendant la Révolution française, que les Suisses l’ont repris et les Français se le sont fait voler, par ceux qui voulaient absolument éviter que les pauvres et les citoyens de base puissent décider dans notre pays. Tout aurait pu être autrement. 

Cette histoire nous apprend quelque chose pour le combat actuel pour le RIC : des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. A chaque fois que les partis politiques concèdent le RIC il y a un gros mouvement social derrière. On le voit durant les vagues de démocratisation post Deuxième Guerre mondiale avec des pays comme l’Italie qui ont adopté le RIC mais qui ne sont que des RIC de façade… En fait l’histoire est exactement la même que celle du suffrage féminin : c’est lorsqu’il y a la peur d’une révolution que les élites politiques concèdent le RIC. Ca marche aussi lorsqu’il y a une menace extérieure, comme à Taïwan, où le pouvoir a concédé le RIC à ses citoyens en 2016 par peur d’une invasion chinoise, afin de serrer les rangs et de créer une unité nationale.

La Révolution française a donc inventé le RIC et je crois qu’il est temps qu’on redécouvre cet outil. Ce qui est étonnant, c’est que les élites intellectuelles, médiatiques ou politiques n’y connaissent rien. J’ai récemment fait un débat chez Frédéric Taddeï où je parle du RIC constituant avec Emmanuel Todd et une représentante d’une élue ex-LR qui me dit qu’elle préfère le RIC à la suisse, je lui dis c’est la même chose et elle me répond « non pas du tout ». Donc elle ne sait pas ce que c’est ! Les médias nous disent que le RIC serait fasciste, les intellectuels pensent que laisser les gens décider entraînerait les dix plaies d’Égypte. Ce sont les mêmes discours que ceux des adversaires du suffrage féminin : on disait alors que les femmes sont trop émotives, qu’elles prendraient des décisions complètement chaotiques. On entendait la même chose sur le suffrage universel masculin : si on fait voter les gueux ils vont réduire toutes les libertés, détruire les droits, on va vivre dans le chaos absolu… Et pourtant aujourd’hui personne ne s’opposerait, en tout cas publiquement, au droit d’élire.

LVSL – En effet, le RIC n’a jamais été concédé gracieusement par les élites. Ce n’est arrivé que dans des situations où celles-ci étaient très sévèrement menacées par des mouvements sociaux ou des contraintes extérieures. En France le moment où cette question a réémergé a été durant les Gilets jaunes. Je partage votre analogie avec les autres mouvements pour les droits civiques, mais ceux-ci sont quand même assez peu nombreux. On aurait imaginé que les revendications des Gilets jaunes seraient restées sur des questions de redistribution et de justice fiscale. Comment expliquer que le RIC soit devenu la revendication phare du mouvement ? 

C.E. – Les mouvements de lutte pour le RIC en France datent des années 1980. En 1995, presque tous les candidats à l’élection présidentielle avaient ce qu’on qualifiait de référendum d’initiative populaire dans leur programme. Les premiers sondages où on demande si les gens sont favorables au RIC datent de 2011 et le niveau de soutien est déjà à 70%. Un travail de fond a été mené par des associations, je pense particulièrement à l’association Article 3, qui travaille le sujet depuis longtemps avec Yvan Bachaud. Nous avons aussi beaucoup de nos départements frontaliers avec la Suisse. Donc le RIC était déjà un peu connu.

Evidemment, l’idée a pris une tout autre ampleur avec les Gilets jaunes. Fin novembre 2018, un habitant de Saint-Clair-du-Rhône (Isère) avait invité Maxime Nicolle, un des leaders des Gilets jaunes, Etienne Chouard, qui militait sur l’importance d’écrire la Constitution par nous-mêmes mais pas vraiment sur le RIC, Yvan Bachaud, le grand-père du RIC, et son jeune lieutenant Léo Girod. Ils ont fait une table ronde et c’est à ce moment-là que le RIC a vraiment émergé, pour dire « et si au lieu de s’opposer à des lois à mesure qu’elles arrivent, on prenait le pouvoir ? ». Il suffit d’un entrepreneur de cause, de quelqu’un qui a cette capacité à disséminer cette idée dans les groupes mobilisés. Si vous allez sur des ronds-points en parler aux Gilets jaunes, ils ne savent pas forcément ce que c’est mais ils savent que c’est une bonne idée. Au contraire, si vous allez dans les cercles universitaires, ils ne savent pas non plus ce que c’est, mais ils savent que c’est une mauvaise idée ! 

Désormais, il ne faut pas relâcher cette pression en sachant que nous ne sommes pas seuls : le mouvement pour le RIC va bien au-delà de la France et concerne toutes les vieilles démocraties de l’Europe. Aux Pays-Bas, par exemple, le RIC n’est pas du tout un tabou. Notre système démocratique a un problème, les classes populaires sont dépossédées du pouvoir. L’Allemagne, elle, en parle aussi, mais toujours avec ce traumatisme qu’a été le régime nazi, et donc une crainte du référendum et du plébiscite. Les pays autour de nous sont un peu en train de tomber comme des dominos sur cette question. On est vraiment dans une période où, même si les Gilets jaunes sont aujourd’hui un peu moins visibles, l’enjeu est là. Dans le dernier sondage qu’on a fait sur le RIC constituant, à la question « seriez-vous favorable à ce que 700 000 citoyens puissent soumettre un amendement à la Constitution au référendum », on a eu 73% d’opinions favorables !

Désormais les gens connaissent le RIC et le souhaitent. Ce qui est difficile c’est cette résistance des élites politiques, on se heurte vraiment à un mur. Il faut donc réussir à augmenter la pression et toucher différents canaux comme celui électoral. Le suffrage masculin a triomphé quand le mouvement ouvrier s’est rassemblé sur cette question, lorsque les organisations se sont dit « on demande d’abord ça, on s’engueulera après ». Pareil sur le suffrage féminin : certaines suffragettes voulaient d’abord des droits économiques mais toutes se sont finalement rassemblées pour pouvoir décider par elles-mêmes.

LVSL – La grande majorité des Gilets jaunes n’étaient pas encartés dans des partis ni membres de syndicats ou même d’associations. Pourtant certains partis politiques ou candidats revendiquent aussi le RIC. Quels sont les courants politiques les plus favorables à cet outil, et à l’inverse ceux qui y sont le plus opposés ? 

C.E. – D’abord il faut distinguer les élites partisanes de la base. Concernant les électeurs ou sympathisants, les résultats sont clairs : plus le mouvement politique est perdant dans la compétition électorale, plus il soutient le RIC, moins il est perdant, moins il le soutient. On le voit dans le sondage que nous avons commandé. Les électeurs du Front National, de la France Insoumise, de Philippe Poutou, de Nathalie Arthaud, de Jean Lassalle et de Nicolas Dupont-Aignan sont très favorables au RIC. Ils le sont d’autant plus qu’ils viennent de classes populaires, avec des niveaux de revenus et d’éducation bas. Ce sont les perdants du système de la représentation politique, ceux dont les idées ne sont jamais au pouvoir. 

La ligne de clivage a toujours été la même dans l’histoire. Les anarchistes ont défendu le RIC, les marxistes aussi quand ils n’avaient pas le pouvoir, mais quand ils l’ont eu en URSS, ils ne l’ont jamais mis en place. Quand les chrétiens ou les libéraux étaient dans l’opposition, ils aussi l’ont défendu. Plus un parti a des chances d’accéder au pouvoir, moins il veut le partager et moins il défend le RIC. Aujourd’hui les poches de soutien du RIC sont les électeurs de la France Insoumise et du Front National, en marge du système politique classique. Pour les républicains et les socialistes, le soutien est assez tiède. L’électorat macroniste, lui, n’est pas pro RIC parce qu’il exerce le pouvoir et n’a pas du tout envie de le concéder. Mais si Emmanuel Macron est dans l’opposition demain, la République en marche se convertira immédiatement au RIC…

LVSL – Parlons maintenant de la mise en pratique du RIC : 36 pays dans le monde disposent du RIC, sous différentes formes. Pourtant, la moitié d’entre eux ne l’ont jamais utilisé. Parmi les autres, les exemples de référendum étant allé jusqu’au bout, c’est-à-dire où le choix de la majorité a été mis en place, sont encore plus rares. Vous expliquez que les modalités pratiques du RIC, comme le nombre de signatures requises, les possibilités d’intervention du Parlement, l’exigence d’un quorum ou encore les délais jouent un rôle décisif. Concrètement, comment éviter que le RIC ne soit qu’une coquille vide ?

C.E – Dans mon nouveau livre Pour que voter serve enfin (Éditions Talma, 2022), j’ai écrit dix commandements à respecter pour un RIC digne de ce nom. Il y a encore des malentendus, notamment avec l’électorat insoumis, qui est persuadé que le RIC constituant est dans le programme de Jean-Luc Mélenchon, alors que ce n’est pas le cas. De fait, il y a plein de pays qui ont le RIC dans leur constitution mais la loi d’application n’a pas été adoptée, donc on ne sait pas comment il est censé fonctionner. Or, il faut bien comprendre que les parlementaires n’ont aucun intérêt à adopter cette loi d’application.

Le RIC c’est le droit des minorités à influer sur les débats, Il faut donc que le seuil de signatures soit actionnable. S’il est trop élevé, comme au Vénézuela où c’est trois millions de personnes en quinze jours, c’est impossible, seuls de grands pouvoirs économiques peuvent s’en saisir. C’est d’ailleurs par l’achat de signatures par des grands groupes qu’a été lancée la procédure de destitution de Hugo Chavez (après plusieurs tentatives, un référendum révocatoire contre Hugo Chavez fut organisé en 2004. 59% des Vénézuéliens choisirent de maintenir Chavez à son poste, ndlr).

« Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle qui va essayer de différer sa mise en application. »

Il faut donc un seuil pas trop élevé – pour que le RIC puisse être lancé – mais aussi pas trop bas, pour ne pas voter tout le temps. Il est également primordial que la validité du référendum ne soit pas conditionnée. Par exemple, certains pays ont mis en place des quorums, c’est-à-dire que le référendum est valide sous réserve d’un certain taux de participation ou sous réserve qu’un certain nombre de personnes soutiennent la mesure. Ce sont des mesures qui tuent les RIC parce que tous les adversaires de la proposition ont intérêt à ne pas en parler, pour que le taux de participation soit le plus bas possible. 

Tous ces éléments sont importants : le type de pouvoir qu’il donne, le nombre de signatures, le délai de collecte des signatures, les conditions de validité du référendum, le fait que le référendum soit contraignant et non consultatif… Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle va essayer de différer sa mise en application. Pour rendre les choses plus concrètes, nous avons créé, avec « Espoir RIC », un jeu de société – « le jeu de l’oie du RIC » – avec les différentes étapes auxquelles il faut penser quand on met en place un RIC. 

LVSL – Juste une précision sur le nombre de signatures qui ne doit être ni trop faible, ni trop élevé. Concrètement ce serait combien, soit en nombre absolu, soit en proportion du corps électoral ? 

C.E. – Nous sommes favorables à un nombre absolu parce que ça représente la taille d’une minorité. C’est le génie des Suisses d’avoir fixé un nombre absolu qui a rendu les RIC beaucoup plus faciles à mesure que la population augmentait. Il ne faut pas qu’il y ait des éléments du type représenter différents quartiers, différents seuils de la population, etc. Donc nous proposons le chiffre de 700 000 citoyens pour le RIC constituant. S’il s’agit d’abroger une loi, on peut faire plus bas. 700 000 citoyens colle avec tous les RIC qui fonctionnent dans les autres pays. Enfin, cela prend aussi en compte le fait que la France est aussi un pays rural et cela permet aux campagnes et aux départements d’Outre-mer de pouvoir lancer un RIC. Enfin, je pense aussi qu’il est important que nous ayons plusieurs supports, à la fois en ligne et sur papier.

LVSL – Pour finir, après votre tentative de participer à l’élection présidentielle et dans le contexte de cette élection, avec plusieurs candidats qui promettent un RIC s’ils étaient élus, notamment Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, comment voyez-vous la suite de ce combat pour le RIC ? 

C.E. – J’ai peu d’espoir sur la campagne présidentielle. Il y a des mouvements citoyens qui se sont ralliés à des candidats sans rien obtenir en termes de changements dans leur programme. Nous ne nous sommes ralliés à personne, mais nous avons réussi à ce qu’un candidat reprenne notre engagement sur le RIC constituant (Jean Lassalle, ndlr) donc c’est de bon augure. Le gros problème, ce sont les confusions. L’électorat de la France Insoumise croit qu’il a le RIC constituant, mais lorsque je débat avec les personnes qui ont conçu le programme, elles me disent qu’elles sont contre. Marine Le Pen, elle, n’a jamais été aussi proche d’arriver au pouvoir, donc même si son électorat est pour, elle doit se dire qu’elle va avoir tous les gauchistes qui vont faire un RIC toutes les quatre semaines… Emmanuel Macron, lui, s’en fout.

Cependant, durant cette campagne, nous avons fait un pas. Désormais, nous entendons continuer cette stratégie de pression. Le mouvement de défense du RIC, et notamment du RIC constituant, est plus fort qu’il n’a jamais été. Il faut nous structurer et bâtir des liens à l’international, un peu comme l’internationale anarchiste ou l’internationale ouvrière. Nous devons obtenir des engagements crédibles sur cet enjeu, nous ne voulons pas voter utile, mais pour celui ou celle qui s’engagera à ce que les choses changent dans notre pays.

Eliane Assassi : « Le recours aux cabinets privés est devenu un réflexe »

La crise sanitaire a pleinement illustré la dépendance de l’Etat aux cabinets de conseil. Très présents dans les entreprises, ces sociétés ont peu à peu gagné en influence au sein des institutions publiques : en quatre ans, près de 2,4 milliards d’euros ont été engloutis par ces cabinets. La sénatrice Eliane Assassi, ainsi que ses collègues du groupe communiste républicain, citoyen et écologiste (CRCE), a utilisé son droit de tirage annuel pour enquêter sur cette situation préoccupante. Nous l’avons interrogé afin de revenir sur les principaux points soulevés par la « Commission d’enquête sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques ». Entretien réalisé par Jules Brion, retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Vous affirmez que, si la crise a mis en lumière l’intervention des consultants dans la conduite des politique publiques, ce n’est en réalité que « la face émergée de l’iceberg ». Votre enquête vous conduit à considérer la République prisonnière d’un « phénomène tentaculaire ».

Éliane Assassi : Beaucoup de journaux avaient déjà fait des travaux d’enquête sur l’évasion fiscale, sur l’utilisation du CIR (Crédit Impôt Recherche, ndlr), du CICE (Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi, ndlr). J’avais eu l’idée, il y a déjà un certain temps, de faire un travail d’investigation sur les cabinets privés. J’étais pourtant loin d’imaginer que ce puisse être une commission d’enquête. Puis la crise sanitaire est survenue. C’est lors de cet épisode que l’on a aperçu un consultant d’un cabinet prendre la parole dans une réunion en présence d’Olivier Véran. Nous pensions alors que c’était une personne de l’administration du ministère de la Santé. Que nenni, c’était un consultant ! Interrogé par les parlementaires, le ministre était déjà sur la défensive en expliquant que ce recours n’avait rien d’anormal. 

« Ces cabinets ont influé sur des décisions prises au Conseil de Défense, la boîte noire parmi les boîtes noires. »

Il est vrai que le recours aux cabinets privés existe depuis le XIXème siècle mais le réel marqueur de leur présence a été la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques) mise en place par Nicolas Sarkozy. Cette politique prônait la réduction des dépenses publiques et donc du nombre de fonctionnaires. On s’est donc aperçu, pendant le mandat Sarkozy, que l’Etat avait effectivement fait beaucoup appel à des cabinets privé et que ça s’était ensuite un peu tassé sous François Hollande. Dès l’arrivée d’Emmanuel Macron, c’est reparti de plus belle… Pour être honnête avec vous, j’ai moi-même été vraiment surprise par le côté vertigineux de ce recours à des cabinets privés sur des missions qui, me semble-t-il, auraient pu être assumées par l’administration. Le but de la commission d’enquête du Sénat n’était donc pas de faire un procès d’intention. Tout est factuel, nous avons les chiffres qui démontrent nos dires. C’est justement parce qu’il est sérieux et rigoureux qu’il a été voté à l’unanimité.

LVSL : En lisant votre rapport, on a l’impression que la classe politique française confie l’intérêt général de la Nation à des cabinets qui conseillent également des intérêts particuliers.

É.A. : Ce qui est étonnant, c’est que beaucoup dans la classe politique prônent la réduction du nombre de fonctionnaires, y compris noir sur blanc dans les programmes des élections présidentielles. Je pense qu’un certain nombre de ceux qui nous gouvernent aujourd’hui ont la volonté d’installer un autre système, d’en finir avec nos services publics et notre administration de façon générale. Il ne peut en être autrement quand des sujets aussi structurants pour la vie des gens et du pays sont confiés à des cabinets privés. On s’est aperçu que le recours à ces cabinets privés est devenu un réflexe. De fait, sitôt qu’il y a un problème, une question ou une urgence comme la crise sanitaire, l’Etat appuie sur le bouton pour faire appel à un cabinet privé afin d’intervenir en lieu et place de notre administration. C’est une logique ultra-libérale qui s’installe insidieusement. C’est cela même qui est choquant pour une femme de gauche comme moi. Quiconque a le sens de l’intérêt général et de la République est en droit de s’interroger sur ce phénomène. Je ne dis pas que ce rapport va régler le problème – mais au moins le sujet investit dorénavant l’espace publique. On ne pourra plus dire : « on ne savait pas ». On a fait la démonstration d’un système.

LVSL : L’Etat semble lui-même faciliter, voire automatiser, le recours à ces cabinets. Pouvez-vous revenir sur l’importance qu’ont pris l’accord cadre de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) et la règle du « tourniquet » ?

É.A. : Le gouvernement, différents ministres et même le Président de la République sont sur la défensive sur ce sujet et nous disent : « toutes les procédures sont respectées ». C’est vrai : les marchés publics et les appels d’offres sont réalisés dans le respect des règles. Sauf qu’il y a le problème du tourniquet qui tombe souvent en panne… Ce « tourniquet » interdit théoriquement à ce qu’un cabinet puisse effectuer deux fois de suite une mission afin d’éviter les monopoles. Pourtant, on s’aperçoit souvent que des cabinets, au titre du droit de suite (le cabinet qui a assuré une commande peut-être reconduit pour assurer la continuité d’une mission, ndlr), bénéficient de plusieurs contrats de suite. 

Normalement il y a des évaluations des cabinets mais on se demande parfois s’ils sont vraiment choisis pour la mission qu’ils devraient mener. On sait par exemple que des missions payées à ces cabinets n’ont pas été menées à leur terme. Des rapports ont été rendus par des cabinets conseil qui sont parfois de simples copiés-collés de missions qu’ils ont pu faire dans d’autres pays. Même si les cabinets sont, paraît-il, très intelligents, nous le sommes encore plus et nous nous sommes aperçus qu’un document rendu était exactement le même que celui qu’ils avaient produit en Australie…

« Les documents transmis par le ministère des solidarités et de la santé peuvent présenter une certaine ressemblance avec un PowerPoint conçu par McKinsey pour le gouvernement australien. »

Citation issue du rapport sénatorial.

Il y a également des rapports qui ont été réalisés, payés et qui se résument à cinquante pages d’un Powerpoint. C’est le cas d’une mission confiée à McKinsey sur la réforme des retraites, qui n’a pas eu lieu pour les raisons que l’on connaît. Il nous reviendra de renforcer la loi et d’aller beaucoup plus loin que les constats qui sont faits dans ce rapport, lorsque nous déposerons la proposition de loi transpartisane. Après ce rapport, il y aura donc un débat de nature politique et démocratique sur des propositions de réforme.

LVSL : Les interventions « behind the scene » sont devenues la norme : les consultants sont incités à rester discrets et à travailler en « équipes intégrées » chez leurs clients. Vous notez que les agents « sont alors quasiment assimilés à des agents publics, qu’ils considèrent comme des collègues de travail ». N’existe-t-il pas un risque que ces entreprises remplacent petit à petit les agents de l’administration publique ?

É.A. : Les cabinets de conseil ont une politique d’entrisme : ils intègrent des services de l’Etat. Parfois, sur les en-têtes de rapport, les logos des cabinets et des ministères se confondent. On ne sait pas qu’ils sont consultants, on pense que ce sont des agents de l’administration publique. C’est une stratégie assez bien rodée de la part des entreprises privées mais, comme nous sommes extrêmement sérieux et rigoureux, nous avons trouvé des notes produites par des consultants avec l’en-tête des ministères. On a le fameux cas d’une évaluation de la crise sanitaire réalisée pour le ministre Olivier Véran où n’apparaît pas le logo de McKinsey alors qu’on a connaissance d’autres missions qui ont été remises avec le logo du cabinet. C’est pour cela que nous disons qu’il y a un problème de transparence, d’opacité. On a des cabinets qui affichent leur logo alors que d’autres ne le font pas. 

NDLR : Pour en savoir plus sur le remplacement des fonctionnaires par les cabinets de conseil, lire sur LVSL l’article du même auteur : « McKinseygate : vers la fin de la fonction publique ? »

LVSL : Justement, s’il est de notoriété publique que l’entrisme est l’une stratégie des consultants, est-ce que l’État la facilite ?

É.A. : Vous savez, je m’interroge beaucoup, je me pose une question : qui dirige notre pays aujourd’hui ? De fait, je me rends compte que des ministres ne semblent pas être au courant de ces pratiques, ce qui est quand même assez grave… Quand on a des cabinets ministériels et des consultants qui produisent des notes avec leurs signatures sur l’en-tête du ministère, qui a validé cela ? Est-ce le ministre ou quelqu’un du cabinet ministériel ou quelqu’un du secrétariat général du gouvernement, du secrétariat général de l’Elysée ? Ça pose question. 

« Les livrables de McKinsey comportent dans un premier temps le logo du cabinet. À compter d’avril 2020, ils sont toutefois présentés sous le sceau de l’administration, ce qui ne permet pas de distinguer l’apport de McKinsey et celui des agents publics. »

Citation issue du rapport sénatorial.

LVSL : L’action publique devient donc de plus en plus opaque…

É.A. : Oui, exactement. Certains documents que l’on s’est procurés qui ont été produits par des cabinets de conseil étaient utilisés en Conseil de Défense où ils servaient de base de discussion. Ce qui veut dire que ces cabinets ont influé sur des décisions prises au Conseil de Défense, la boîte noire parmi les boîtes noires. Quand on parle d’opacité, en voilà un bel exemple… Moi-même qui suis présidente d’un groupe parlementaire, je ne sais pas qui fait partie de cette institution. 

LVSL : En théorie, ces entreprises ne sont pas censées avoir d’influence sur les décisions qui vont être prises par l’Etat. Pourtant, vous montrez que les cabinets de conseil priorisent souvent certains des scénarios qu’ils proposent.

É.A. : C’est une commande politique, donc les cabinets y répondent. Mais il arrive souvent que les cabinets produisent plusieurs hypothèses et que parmi celles-ci, certaines soient appuyées plus que d’autres.

Des cabinets de conseil – et je le répète, je ne suis pas contre les cabinets de conseil – étaient de connivence avec celui qui est devenu président de la République avant même qu’il soit candidat à l’élection présidentielle de 2017. Des cabinets ont travaillé à la rédaction du rapport Attali. Et qui était secrétaire général adjoint de l’Elysée à ce moment-là ? C’était Monsieur Macron. Et on retrouve ces mêmes cabinets après qui ont travaillé gratuitement dans la stratégie de campagne d’Emmanuel Macron. On ne me fera jamais croire qu’il n’y a pas le partage d’une certaine idéologie ou en tout cas de choix de société, c’est évident quand on trouve des mails échangés entre McKinsey et la République en Marche… 

LVSL : Vous notez le coût particulièrement élevé de certaines missions, l’Etat déboursant parfois jusqu’à 2400 euros par jour et par personne pour rémunérer ces cabinets. Certains défendent l’utilisation massive des cabinets de conseil en louant l’efficacité et les compétences du secteur privé. Le recours à ces entreprises apporte-t-il systématiquement une plus-value pour l’action publique ? 

É.A. : Les coûts sont évalués à 1500-2000 euros par jour et, quand vous enlevez les charges, on peut évaluer la journée des consultants comprise entre 800 et 1200 euros. Je rappelle quand même qu’un agent de la fonction publique territoriale de catégorie C touche à peine le SMIC… sur un mois. Donc ce sont quand même des sommes astronomiques qui sont versées. Je m’élève contre la fausse rumeur, qui est trop souvent dite et complètement fausse, à savoir que ce serait la crise sanitaire qui aurait provoqué le plus de dépenses. De fait, sur le milliard global, la crise sanitaire c’est 46 millions d’euros… 

LVSL : Vous notez d’ailleurs une dépendance totale dans le secteur de l’informatique.

É.A. : Oui. C’est l’argument que tous utilisent pour justifier la présence des cabinets de conseil. ll est vrai que la France a pris du retard dans ce domaine. Pour ma part, ce n’est pas le sujet qui me trouble le plus.

« On a parlé du milliard. Je vous invite à regarder le détail. Les trois quarts (…) sont des recours à des prestataires informatiques et des entreprises pour financer le cyber et l’évolution aux nouveaux risques. »

Emmanuel Macron, le 28 mars à Dijon

Ce qui m’interroge bien plus c’est la protection des données. Des cabinets interviennent pour organiser un réseau de logiciels, un réseau de cyber-sécurité. Premièrement ça ne fonctionne pas toujours comme prévu. Le projet « Scribe », porté par la police nationale et par le cabinet Capgemini, a échoué. Mais quand les projets fonctionnent, les cabinets repartent avec les clefs. De fait, ils peuvent avoir des données personnelles sur vous, sur moi, sur n’importe qui. Quand on a recours à des sociétés internationales, que font-ils de ces données ? Sans entrer dans du complotisme, c’est une question concrète de souveraineté. 

LVSL : De multiples évènements démocratiques du quinquennat – Grand Débat, Convention Citoyenne pour le Climat, etc. – ont été coorganisés par des cabinets de conseil. La République a-t-elle externalisé sa compétence la plus vitale ? 

É.A. : Effectivement, cet aspect est très choquant. D’autant plus lorsque l’on connaît le sort réservé à ces missions. La convention citoyenne sur le climat n’a abouti à rien, du fait du manque de volonté politique de la part d’Emmanuel Macron et non de celle des 150 citoyens qui y ont siégé. C’est une mission – et mon propos ne se veut pas péjoratif – somme toute basique. J’ai moi-même, lorsque j’étais directrice de cabinet auprès d’un maire, organisé des débats publics. On n’a pas besoin d’externaliser ce rapport de proximité avec nos concitoyens dans un espace géographique comme les collectivités. Comme je vous le disais en amont, dès qu’un élu a l’idée de faire une convention citoyenne, il appuie sur le bouton. C’est un pur réflexe. En réalité, ils n’en ont que faire de la démocratie ou des relations avec les citoyens. Ils ont une idée, veulent aller le plus rapidement possible et ne cherchent même pas à savoir si les compétences sont présentes en interne. On appuie sur le bouton et on a un cabinet privé qui répond aux exigences de celui qui fait la commande. Ça ne peut pas fonctionner comme ça ! J’en veux pour preuve que ça n’a pas fonctionné : ces consultations citoyennes, à part du vent, n’ont rien produit de concret pour changer la vie des gens alors que c’en était initialement l’objectif. Et c’est la même chose pour le grand débat national, la convention citoyenne, les débats sur la justice…. Toutes ces initiatives n’ont abouti à rien qui permette de mieux vivre aux Françaises et aux Français, en tout cas à tous ceux qui vivent et travaillent dans notre pays.

LVSL : Justemment, vous considérez qu’il est impératif de ré-internaliser nos compétences. Même si ce processus se ferait sur le long terme, tant notre dépendance à ces cabinets s’est accrue dans les dernières années, quelles mesures seraient à même d’endiguer leur influence ? 

É.A. : La première des choses serait de renforcer notre administration. On a perdu beaucoup de fonctionnaires ces dernières années dans certains secteurs. Tout ça a causé des pertes de compétences au sein de l’administration – même s’il en existe toujours, je tiens à le dire. Et puis, les exemples de ré-internalisation ne manquent pas. Je parlais précédemment du logiciel « Scribe » qui a échoué et qui devait permettre de dématérialiser un certain nombre de procédures policières. Pendant ce temps là, les gendarmes ont produit leur propre logiciel et il marche très bien

Il nous a été dit lors des auditions qu’au sein de la police il y avait la volonté de ré-internaliser un certain nombre de missions, et ce pas que sur l’informatique mais dans différents services. Il en est de même dans le champ de la cyber-sécurité, dans les armées avec la ministre Florence Parly qui nous a évoqué ses projets de ré-internalisation avec une formation des agents du ministère sur un certain nombre de sujets sensibles. 

Cela nécessite effectivement de renforcer quantitativement et qualitativement les effectifs, avec une formation un peu plus soutenue que celle qui existe actuellement dans la fonction publique. Il y a tout un système à revoir. Mais ce système aura la vertu évidente d’embarquer tous les agents de la fonction publique, quelque soit leur grande, dans le même bateau. L’objectif sera de répondre à l’intérêt général et non à celui d’intérêts mercantiles. Néanmoins, si le Président ou son successeur restent dans cette optique politique libérale de supprimer des fonctionnaires, il va arriver un moment où ça va poser des problèmes évidents… 

LVSL : Vous parlez d’une « influence croissante » des cabinets de conseil dans la conduite des politiques publiques. Vous dites même que la Nation s’est transformée en « République du post-it ». Quelle vision de la conduite de l’Etat se diffuse par le prisme des cabinets de conseil ?

É.A. : Le mépris ! De fait, cette affaire est assez troublante. Il y a une infantilisation évidente des agents fonctionnaires. J’ai auditionné des salariés, des hauts fonctionnaires de l’OFRPA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides, ndlr) qui nous ont écrit ou que nous avons entendus. Beaucoup montrent que les consultants débarquent dans une administration sans même parfois que les chefs de service soient informés de l’arrivée de ceux-ci. Cela prouve encore une fois que l’on ne cherche même pas à savoir si les compétences pour lesquelles on fait appel à un cabinet privé existent en interne. Les fonctionnaires voient ensuite débarquer dans leurs bureaux des gens qui s’imposent avec des paperboard, des post-it, des logos, des gommettes avec une posture et une attitude qui tend à mépriser les agents, à la fois physique et dans le verbe. 

« Le vocabulaire de la start-up nation me semble peu approprié à notre mission de service public. »

Un agent de l’OFPRA cité dans le rapport

Le cas de l’OFPRA est assez révélateur là dessus. Deux consultants arrivent dans un service avec pour mission officielle de réduire les « stocks » ! On parle de personnes qui demandent refuge en France, ce sont des êtres humains et donc il faut prendre le temps de discuter avec eux. Pourtant, les consultants parlent de stocks et les appellent les « irritants » parce que, parmi les réfugiés, il y a beaucoup de gens qui, selon eux, mentent. Il faudrait donc les traquer et les pister… Mais les agents fonctionnaires sont capables de discernement. Après tout, c’est leur métier d’écouter les demandes et de savoir si elles sont justifiées ou pas. À ce sujet, je ne sais pas quoi répondre. Il y a à la fois les compétences en interne, les personnels qui sont formés avec une formation continue à l’OFRPA puisque forcément la souffrance des gens est diverse. Les agents ont une certaine empathie d’écoute et ils voient débarquer des consultants qui leur disent « nous, on ne fonctionne pas comme ça, tout ce qu’on veut c’est réduire les stocks ». On a là tout le côté méprisant de la chose pour les agents eux-mêmes, leur travail et pour les gens qui souffrent. C’est absolument insupportable. 

Pendant cette mission, de nombreuses choses m’ont choquées mais comme je suis assez sensible à toutes les missions qui relèvent de l’immigration, des réfugiés et des demandeurs d’asile, j’avoue que cette inhumanité m’a bouleversée… Cette déshumanisation est considérable. Je n’en veux pas aux consultants eux-mêmes. Après tout, ils sont simplement missionnés par leur cabinet, ils sont formatés pour agir ainsi. Il y a d’ailleurs des collectifs d’anciens consultants qui expliquent avoir quitté les cabinets du fait de la dimension inhumaine de leur travail. 

LVSL : Comme vous l’avez dit, le rapport ne s’intéresse que marginalement aux collectivités territoriales. Pourtant, beaucoup ont recours à ces cabinets. Pourquoi ne vous êtes-vous pas intéressé à ce phénomène ? 

É.A. : On a 35.000 communes, 101 départements et treize régions. On pourrait faire une commission d’enquête mais il nous faudrait au moins deux ans… Après, le phénomène est bien différent dans les collectivités territoriales. Je vais vous expliquer mon propos à partir de mes expériences passées : j’ai été directrice de cabinet d’une ville de cinquante mille habitants (Drancy, en Seine-Saint-Denis, ndlr) et j’ai fait appel à une entreprise extérieure pour nous accompagner dans la définition d’une nouvelle stratégie de visibilité dans l’espace public. L’entreprise devait définir un nouveau logo et des signalétiques. Dans une collectivité, même de cinquante mille habitants, on n’a pas les compétences pour faire ça. Il y a bien un service communication qui s’occupe du journal, des relations publiques pour organiser des événements dans la ville. Pourtant, à la différence de la situation nationale, il existe de nombreux filtres au sein des collectivités territoriales. Les élus du conseil municipal qui délibèrent, le contrôle de la Chambre régionale des comptes… Ces filtres n’existent apparemment pas avec l’administration d’État. Je pense qu’il y a des ministres qui n’étaient même pas au courant de l’ampleur de ces recours à des cabinets privés. Dans une collectivité c’est différent, vous avez une réelle opposition. J’ai été élue dans une majorité puis ensuite dans l’opposition qui s’empare des arrêtés du maire et des délibérations du conseil municipal… D’emblée, dans la commission nous avons décidé de ne pas mettre dans notre périmètre de mission les collectivités, nous avons tous été élus locaux, nous savons comment elles fonctionnent et, de fait, nous savons la puissance de l’opposition dans une collectivité.

« Avec Macron, nous avons franchi un cap dans la violence et le mépris de classe » – Entretien avec les Pinçon-Charlot et Basile Carré-Agostini

Se définissant eux-mêmes comme des « sociologues de combat », spécialistes de la bourgeoisie, Monique et Michel Pinçon-Charlot sont à l’affiche du film À demain mon amour, réalisé par Basile Carré-Agostini. Celui-ci revient sur les quatre premières années du quinquennat Macron qui s’achève, avec pour sujet principal l’engagement à la fois amoureux et politique de ce couple de chercheurs atypique, et en toile de fond les mobilisations sociales qui ont rythmé le dernier mandat, en particulier la crise des Gilets jaunes et la mobilisation contre la réforme des retraites. Dans cet entretien, ils reviennent tous les trois sur ce film original, tourné dans l’intimité du couple, et sur leur parcours de sociologues engagés. Entretien réalisé par Raphaël Martin et Léo Rosell. 

LVSL – Pourriez-vous nous raconter comment vous est venue l’idée de faire ce film, quelle était votre motivation principale et comment vous vous êtes rencontrés ? De votre côté, Monique Pinçon-Charlot, qu’est-ce qui vous a incité à accepter ce projet, qui n’est pas simplement un film sur les luttes mais aussi un film assez personnel et intime ? 

Monique Pinçon-Charlot – Nous avons été présentés par une productrice, Amélie Juan, avec laquelle nous avions déjà fait d’autres films pour la télévision. Nous venions de publier un livre sur la fraude fiscale, pour lequel nous avions travaillé, Michel et moi, avec de nombreux lanceurs d’alerte. Nous étions fascinés par ces hommes et ces femmes qui sont capables de se mettre en danger et de mettre en danger leurs familles pour lancer des alertes d’intérêt général. 

Finalement, le réalisateur pressenti n’a pas pu poursuivre le projet, et c’est alors que nous avons rencontré Basile, que nous avons appris à connaître et peu à peu nous nous sommes apprivoisés mutuellement. À partir de cette rencontre, le projet initial d’un film sur les lanceurs d’alerte a peu à peu évolué. 

Basile Carré-Agostini – En passant du temps avec Monique et Michel, j’ai vite senti, du fait de leur humour, de leur vivacité exceptionnelle, que je pourrais m’appuyer sur l’efficacité du duo, éprouvée en terme dramaturgique. L’analogie entre les idéaux des Pinçon-Charlot et la chevalerie errante m’est vite apparue, Monique et Michel en Don Quichotte et Sancho Panza, avec pour moulins les sirènes du néolibéralisme. À la différence que, dans leur couple, les rôles s’inversent régulièrement et que les dégâts de la macronie sont bien réels. 

Nous nous sommes rencontrés fin 2016, peu de temps avant l’élection d’Emmanuel Macron. Je leur ai proposé de traverser le quinquennat ensemble. Je ne voulais pas le subir comme le précédent.  Si j’ai eu peu de difficultés à convaincre les Pinçon-Charlot de me laisser approcher leur intimité d’amoureux quand tout va bien, en revanche, il a été beaucoup plus compliqué pour eux de me laisser entrer dans leur véritable intimité : celle de leur travail de recherche, dans leurs disputes, dans les tourbillons de leur pensée ou encore quand ils se font bousculer par le réel ou par les remarques d’autres penseurs, qu’ils soient poètes, intellectuels ou simples passants.  

Pour rendre le geste de cinéma possible et espérer projeter avec émotion les questions existentielles qui sont au cœur de ce film, il m’a fallu ce temps long pour contourner puis dépasser deux particularités de mes personnages que sont leur militantisme et la conscience d’être des personnages publics. Le militant n’est pas par essence la personne qui fait le plus facilement part de ses doutes, de de ses contradictions assumées ou non, et quand de surcroit il se sent investi d’une mission, celle de donner de l’énergie à son auditoire, il lui est d’autant plus compliqué de bien vouloir exposer ses faiblesses.  

© Basile Carré-Agostini

Au cours des repérages pendant lesquels j’ai pu petit à petit introduire une caméra dans leur couple, j’ai gagné la confiance de Monique et Michel Pinçon-Charlot. Au bout de quelques mois ils se sont davantage livrés, sans représentation. Montrer leurs fragilités, leurs doutes, est d’abord une manière de leur rendre justice : dans l’intimité de leur travail, il est peu de difficultés qu’ils n’osent affronter. Montrer leurs peurs, les moments où tout semble sur le point de s’effondrer, devant les injustices du monde moderne, c’est aussi indispensable pour les voir se relever. Parce que sans peur, le courage ne vaut rien.  

J’ai documenté les stratégies existentielles du couple avec l’espoir de transmettre au spectateur leur vitalité et leur endurance dans la lutte. La liste des exemples qui font que les Pinçon-Charlot sont plus forts à deux est longue. Le fait de les voir s’entraider est un des aspects de leur couple qui m’a le plus touché et intéressé. Sans trop s’en rendre compte, ils proposent un contre-modèle : leur couple est un début d’ensemble. Il illustre le primat du collectif sur l’individuel.  

Monique Pinçon-Charlot : « Avec Michel, nous avons toujours revendiqués le bonheur dans le statut de chercheurs que nous souhaitions donc le plus vivant possible ! » 

M. P.-C. – Nos recherches sur le fonctionnement de la classe dominante ont révélé des inégalités sociales et économiques devenues abyssales, au point qu’il nous est vraiment impossible de rester neutres. Nous avons toujours souhaité être du côté de l’agneau et non du côté du loup.  

Pour revenir sur le caractère intime du film, cela ne nous a finalement pas déplu d’oublier la caméra et d’être tout simplement nous-mêmes. Au fond, de nous montrer, y compris dans le plus simple appareil pour ce qui concerne Michel – que l’on voit à un moment en slip – est aussi une manière de revendiquer une forme d’humilité et d’humanité qui est tellement absente du monde de la recherche académique ! Cet univers vogue beaucoup trop avec le moteur de la prétention et de la concurrence, ce qui entraine de la sidération et de la paralysie. Le fait de travailler en couple nous a permis de nous échapper de ce que nous vivions comme un véritable corsetage. 

B. C.-A. – En effet, cela m’intéressait de les faire descendre, dès la première séquence, du piédestal sur lequel certains de leurs lecteurs habituels peuvent les placer. Cela permet de désacraliser la figure du chercheur, de montrer ses fragilités et ses doutes.  

Basile Carré-Agostini : « Ce que j’ai envie de faire naître chez le spectateur, c’est de la curiosité. » 

LVSL – Pour autant, peu de séquences sont consacrées à expliquer des concepts et aspects techniques de sociologie ou d’économie, même de façon pédagogique. Était-ce un choix de réalisation délibéré ?  

M. P.-C. – Je pense que la grande force du film de Basile est la façon dont il présente notamment la violence symbolique, à la fois dans les discours évidemment, mais aussi dans les actes et les images. C’est par exemple le cas quand il fait dialoguer le malaise que les lycéens, au début du film, ressentent quand ils découvrent pour la première fois les trottoirs des beaux-quartiers, avec plusieurs dizaines de minutes plus tard dans le montage, la séquence de l’Acte 2 des Gilets jaunes, où sur la même avenue Montaigne, les manifestants maintiennent cette fois-ci le regard des bourgeois et décident de rester droits devant la violence symbolique qui leur est imposée. C’est très fort d’avoir réussi à mettre en image un concept de sociologie de manière aussi limpide et vivante. 

B. C.-A. – De fait, l’objectif du film n’était pas de résumer ou de donner à voir autrement le contenu des livres écrits par les Pinçon-Charlot. Il y a nombre de chercheurs compétents mais aussi de journalistes qui font un très bon travail de vulgarisation de ce type de notions. Personnellement, ce que j’avais envie de faire naître chez le spectateur, c’est une émotion qui devait leur faire vivre ces concepts dans leur chair. 

Le film suggère le travail de Monique et Michel, mais il donne à voir surtout leur regard sur le monde, la réalité de notre pays différemment que dans les médias traditionnels. Il a fallu du temps pour confronter cette vie tranquille de chercheurs avec la violence de la vie politique et du fonctionnement de la société de notre pays. Mon film cherche à poser un regard tendre sur leur vision acérée de la société. Il y a un contraste intéressant entre ce petit antre qu’est le pavillon de Monique et Michel et la rue, ainsi que leur combat pour transmettre leurs connaissances dans des conférences, dans des usines, etc. J’y ai vu la possibilité d’un film vivant où l’intérieur et l’extérieur pouvaient s’alimenter. 

J’ai mis du temps à trouver la bonne distance, j’ai essayé différents types de caméra. J’ai dû trouver les bons axes dans la maison, réfléchir à comment les suivre à l’extérieur, dans les manifestations par exemple. J’ai finalement utilisé une caméra à petit capteur, pour éviter l’effet de flou qui les aurait isolés du monde qu’ils observent et, dans le même esprit, je les ai beaucoup filmés de dos pour donner à voir ce qu’eux regardent. À l’extérieur du pavillon, j’ai essayé d’enfiler leurs lunettes de sociologues, tandis que chez eux, je réenfilais ma veste de documentariste ethnographe. 

M. P.-C. – Cela correspond bien à ce que Michel et moi souhaitions. Nous avons toujours accordé de l’importance aux connaissances – nous avons écrit vingt-sept livres tous les deux – mais ce qui est décisif pour nous à travers le support cinéma, c’est précisément la question de la transmission. Il s’agit d’un maillon essentiel de la chaîne scientifique. 

B. C.-A. – À un moment, Monique et Michel prennent un café avec l’économiste Liêm Hoang-Ngoc, qui leur explique des aspects du CICE [Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, NDLR] et Monique lui demande de parler plus doucement parce que c’est important qu’elle comprenne bien pour pouvoir l’expliquer à son tour.

Cette séquence résume une grande partie de l’énergie déployée par Monique et Michel pour faire partager à leurs camarades leur vision, leurs lunettes sur le monde. Ils ont cette humilité que peu d’intellectuels ont et qui fait qu’ils ont même accepté de se faire filmer en position d’écolier. C’est l’image de l’insatiable curiosité de ce couple que j’ai reproduite avec cette séquence tout en documentant pour l’Histoire la violence de ce quinquennat. 

LVSL – Votre film a justement pour toile de fond les mobilisations sociales du quinquennat d’Emmanuel Macron, et montre de façon chronologique leur évolution sur quatre ans. En tant que réalisateur, quel était selon vous l’intérêt d’exploiter cette prise de temps vis-à-vis des événements, que l’on retrouve également dans le film d’Emmanuel Gras, Un peuple ? 

B. C.-A. – Je suis vraiment heureux que le film d’Emmanuel Gras, qui est un réalisateur que j’admire, et le mien, soient sortis en salle presque simultanément. Ce sont deux regards très différents sur le mouvement des Gilets jaunes. La totalité de son film y est consacrée, alors que dans le mien, il s’agit certes d’un grand moment, mais parmi d’autres mobilisations. Ce sont tous les deux des films qui tissent la puissance vitale qu’offre la lutte et la puissance du rouleau compresseur à laquelle ceux qui rêvent d’un monde meilleur sont confrontés.  

Monique Pinçon-Charlot : « Michel et moi étions deux boiteux, mais pas de la même jambe. Nous partagions une sorte de névrose de classe inversée. » 

Il y a visiblement une petite exposition au cinéma pour les documentaires politiques en ce moment. Peut-être est-ce dû au fait qu’ils disparaissent significativement de la télévision ? Emmanuel et moi avons ce point commun d’essayer de mêler vie et politique, joie, amour ou amitié dans nos films. 

LVSL – Quels sont, Monique Pinçon-Charlot, les ressorts et l’histoire de votre engagement ? 

M. P.-C. – Nous avons expliqué avec Michel dans nos Mémoires, Notre vie chez les riches, publiées au mois d’août dernier, qu’il s’agit de deux histoires bien différentes. Michel est originaire d’une famille ouvrière des Ardennes, et moi, plutôt la bonne petite bourgeoisie de province. Mon père était procureur de la République, autoritaire comme le patriarcat l’autorisait. Par la suite, il est même devenu avocat général à la Cour de sûreté de l’État. C’est d’ailleurs comme cela que j’ai rencontré l’historienne et sociologue Vanessa Codaccioni, spécialiste des juridictions d’exception. Ainsi, Michel et moi étions deux boiteux, mais pas de la même jambe. Nous partagions une sorte de névrose de classe inversée. 

Dès que nous nous sommes rencontrés, ça a été le coup de foudre. Mais en réalité, à travers le coup de foudre, rétrospectivement, soixante ans après, on comprend que l’on s’est tout de suite repérés, que l’on a dû se dire à ce moment-là, sans doute inconsciemment, que l’on allait se compléter et que cette solidarité nous permettrait de parvenir à une espèce de « revanche » de classe. 

Nous partions de quelque chose de négatif, que nous avons cherché à transformer en colère positive. Dès notre mariage, nous avons échangé sur nos désirs partagés de faire de la recherche avec le projet de personnifier l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire d’arrêter d’employer des slogans sur le grand capital, sur le capitalisme monopoliste d’État, pour étudier et nommer les plus hauts responsables de ce système d’exploitation, comme Ernest-Antoine Seillière ou David de Rothschild, et de tous ceux qui figurent dans le Bottin mondain et le Who’s Who au plus haut niveau. Dès 1986, nous avons annoncé à ceux qui suivaient nos travaux de recherche au CNRS que désormais nous soumettrions à l’investigation sociologique, dans un travail de couple, les membres des dynasties fortunées de la noblesse et de la grande bourgeoisie. 

LVSL – Justement, comment parvenez-vous à concilier votre éthique de chercheur ou de chercheuse et votre engagement militant ?  

M. P.-C. – Tout d’abord, je trouve que les mots « engagé » et « militant » sont de jolis mots que je revendique. Même si ces mots sont aujourd’hui dévoyés par l’idéologie dominante par l’intermédiaire des médias qui appartiennent massivement à des milliardaires. Je pense que la meilleure façon de respecter la rigueur scientifique est de mettre toutes ses cartes sur la table afin que les lecteurs puissent se faire réellement leur opinion. 

Nous avons publié en 1997 un livre de méthodologie sur nos enquêtes aux Presses universitaires de France, aujourd’hui dans la collection Quadrige, Voyage en grande bourgeoisie. Après quatre ouvrages consacrés à l’aristocratie de l’argent et les diverses critiques dont ils ont fait l’objet, nous sommes lancés dans une réflexion d’épistémologie en actes, à une socioanalyse de nous deux, rompant ainsi avec le silence habituel qui règne sur les conditions pratiques de la recherche. La neutralité axiologique peut être parfois brandie pour ne pas avoir à déclarer des positions d’éditocrates dans des magazines appartenant à des oligarques. 

B. C.-A. – Je trouve cela plutôt honnête de la part de Monique et Michel d’affirmer leur engagement politique afin de ne pas se cacher derrière une pseudo-neutralité sur le sujet. Je sais qu’ils trouvent de l’énergie dans leur engagement pour faire un travail sérieux. 

Basile Carré-Agostini : « Comme Monique et Michel ont un visage connu, qu’ils attirent la sympathie, les gens viennent leur parler. L’immense majorité des échanges que j’ai pu filmer exprime une soif de résistance. »

Ce que je respecte énormément chez Monique et Michel, c’est qu’ils ne cachent pas leur idéologie. Ils l’assument. En ce sens, ils ne sont pas extrémistes. Ils défendent un idéal, que l’on peut nommer « communisme », mais surtout, ils sont bien conscients que c’est un choix de société parmi d’autres. 

Le film est construit autour de rencontres profondes et sincères. C’était une chance pour ma caméra. Comme Monique et Michel ont un visage connu, qu’ils attirent la sympathie, les gens viennent leur parler. L’immense majorité des échanges que j’ai pu filmer exprime une soif de résistance. Dans les quelques rencontres que j’ai déjà pu vivre avec le public, les spectateurs témoignent que le film leur donne envie de chercher des nouvelles formes de lutte et je suis heureux d’avoir fait naître ce désir en faisant le portrait de deux sociologues. 

Une séquence du film, celle du chauffeur de taxi, fait beaucoup parler lors des ciné-rencontres. Il y a une forme de fatalisme chez ce chauffeur de taxi, mais il dialogue avec Monique et Michel. Il apporte une contradiction à l’optimisme des Pinçon-Charlot. Cette scène placée à la toute fin du film est aussi le moment pour le spectateur de se positionner, de s’interroger sur son propre rapport à la lutte. J’aimerais que le spectateur se demande s’il trouvera la force de se battre ou si, inversement, il optera pour une forme de repli désabusé.  

Cette séquence alimente des notions qui nous sont chères à tous les trois : l’intelligence collective, la force du dialogue, le fait d’être capable de se parler même si on n’a pas les mêmes opinions. Si le constat existentiel du chauffeur de taxi est amer, mon film est un documentaire, pas une fiction, et en ce moment, si l’on désire être un peu sérieux avec le réel, il n’y a pas vraiment moyen de fabriquer des happy-ends... L’idée première de ce film est de trouver dans la robustesse de mes personnages la force de rester connecté au monde et au collectif et ce quelques soient les violences qui nous attendent mais qui sont surtout déjà bien présentes. 

M. P.-C. – Ce chauffeur de taxi, Noël, nous donne à tous les deux une leçon de courage qui est quand même extraordinaire. Parce qu’à la fin, lorsqu’il descend de son taxi, qu’il enlève son masque acceptant notre livre avec un grand sourire, il envoie un message qui rend optimiste et qui vient casser un discours fataliste si courant dans les classes populaires. J’espère qu’avec cette séquence et plus largement ce film, le spectateur s’interrogera sur son propre engagement et sur son propre courage. 

LVSL – Vous évoquiez votre livre Le président des ultra-riches : Chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron (éd. La Découverte). Comment percevez-vous le mépris social qui est au cœur de l’action politique du gouvernement d’Emmanuel Macron ? Et comment évaluez-vous par ailleurs la casse sociale qui a eu lieu pendant ce quinquennat ? 

M. P.-C. – C’est exactement à ces deux questions que le livre tente de répondre. Pour ce qui est de la casse sociale, c’est d’abord évidemment la remise en cause de l’État comme étant au service de l’intérêt général, et qui se retrouve évidé de manière systématique pour servir les intérêts des plus riches. Les mesures antisociales de ce quinquennat n’ont fait qu’augmenter les inégalités déjà criantes dans ce pays, et la réponse donnée aux mouvements sociaux a systématiquement été la violence de la répression.  

Monique Pinçon-Charlot : « Les “fainéants”, “ceux qui ne sont rien”, “les derniers de cordée”, nous n’avions jamais entendu parler ainsi du peuple français. Ce n’est pas pour rien que les Gilets jaunes ont été aussi nombreux dès le départ. » 

Bien sûr, le mépris social est aussi lié aux politiques menées contre les plus pauvres. Nous n’avions jamais vu un tel niveau de décomplexion au niveau des mots employés, quant à la violence et la corruption du langage. Les « fainéants », « ceux qui ne sont rien », « les derniers de cordée », nous n’avions jamais entendu parler ainsi du peuple français. Ce n’est pas pour rien que les Gilets jaunes ont été aussi nombreux dès le départ. C’était aussi en réaction à ce mépris qui était dirigé contre eux remettant en cause leur dignité et leur honneur. On peut avoir faim, on peut avoir du mal à payer l’essence. Mais le mépris, ce n’est pas acceptable. La question du carburant n’a ainsi été que le déclencheur, la petite goutte d’eau qui a fait déborder le vase.  

Tout cela relève d’un processus qui s’est mis en place en 1983 avec « le tournant de la rigueur » sous la présidence de François Mitterrand pourtant membre du parti socialiste. La transformation de l’État providence par le néolibéralisme où tout est petit à petit marchandisé et financiarisé a été réalisée par la social-démocratie. Cela a même été théorisé dans un livre qui est maintenant épuisé et non réédité car jugé bien trop dangereux, La gauche bouge, et dont l’auteur, Jean-François Trans, n’est autre qu’un pseudonyme collectif renvoyant à Jean-Yves Le Drian, Jean-Michel Gaillard, Jean-Pierre Jouyet, Jean-Pierre Mignard et François Hollande. Il s’agit d’un chef-d’œuvre de néolibéralisme, dont toutes les recettes sont déjà là. Après, il n’y a plus qu’à aller placer les siens au FMI ou dans les grandes institutions de la finance mondiale pour les appliquer.  

B. C.-A. – C’est vrai qu’avec Emmanuel Macron, nous avons franchi un cap dans la violence et le mépris de classe. Peu de temps avant l’émergence du mouvement des Gilets jaunes, j’ai vu Monique et Michel analyser la violence des réformes en cours, nous avons entendu les insultes que le Président s’est autorisé à distiller par ses petites phrases au peuple français, rien ne bougeait. Monique et Michel, comme la nébuleuse contestataire que je découvrais grâce à eux, partageait un peu cette idée : « Ça y est, c’est fini, la bourgeoisie peut faire ce qu’elle veut, tout le monde est paralysé par la sidération. ». 

Cependant, il a suffi que le réel fasse irruption à la télévision pour que la France réagisse. Une des raisons de l’émergence du mouvement des Gilets jaunes tient à une erreur de diagnostic de la part des médias dominants, qui se sont dit que les Gilets jaunes étaient anti-écolos, anti-taxes et qu’ils pourraient alimenter la pensée réactionnaire des plateaux de télé. Ils les ont alors filmés et leur ont donné la parole pendant des heures et des heures d’antenne. 

© Basile Carré-Agostini

Des milliers de citoyens se sont sentis moins seuls en comprenant que leur situation sociale n’était pas le fruit de leur manque de volonté d’entreprendre, mais que s’ils étaient si nombreux à souffrir, c’était bien en raison d’un problème systémique dans ce pays. Quand la détresse qui est si habituellement cachée arrive à s’exprimer, une dynamique collective peut naître. Le réel est révolutionnaire. 

LVSL – Dans la perspective des élections à venir, pensez-vous qu’Emmanuel Macron constitue toujours celui qui représente le mieux la bourgeoisie, ou que cette hégémonie au sein du bloc élitaire peut encore lui être contestée par d’autres candidates ou candidats, tels que Valérie Pécresse ou Éric Zemmour ? 

M. P.-C. – La grande bourgeoisie telle que nous l’avons analysée Michel et moi est une classe qui est assez hétérogène, au niveau notamment des montants de richesse, mais aussi dans les traditions politiques, idéologiques ou religieuses. C’est d’ailleurs ce qui fait sa force. Si elle constitue un bloc mobilisé au sens sociologique, ce n’est pas le cas au niveau électoral car les nantis ne misent jamais tous sur le même cheval. Il leur en faut plusieurs afin de jouer au jeu du « face je gagne, pile tu perds ! »  

Regardez, lors des élections présidentielles de 2017, quand François Fillon est tombé, Emmanuel Macron est immédiatement devenu le candidat préféré des beaux quartiers. Toutes les composantes sont donc représentées, de l’extrême droite à la droite dure en passant par quelqu’un comme Emmanuel Macron qui a fait croire à l’alliance de la droite et de la social-démocratie ! 

L’agenda néolibéral des élections de 2022 est toujours celui des puissances d’argent qui détiennent les instituts de sondage, la majorité des médias sans parler du financement par les généreux donateurs qui peuvent déduire une grosse partie de ces dons de leurs impôts. Nous sommes donc finalement un peu les dindons de cette farce, puisque ce sont ceux qui ont le plus d’argent qui financent leurs camarades de classe en politique. Nous sommes face à un serpent qui se mord la queue. 

LVSL – Comment conservez-vous alors cet espoir si présent dans le film et dans votre discours ? 

M. P.-C. – Ce qui nous porte, à titre personnel, Michel et moi, c’est vraiment un diagnostic révolutionnaire, le capitalisme aujourd’hui en bout de course n’étant pas réformable. Ce sont les banques centrales qui ont fait tourner la planche à billets pendant la pandémie du Covid-19 pour payer les dividendes des actionnaires.  

© Basile Carré-Agostini

Toutes les formes du vivant, que ce soit l’humain et les mondes animal et végétal, ont été exploitées jusqu’à l’os. Et aujourd’hui, à cause de la déforestation, de cette exploitation irraisonnable de la terre et de la raréfaction des ressources, naturelles, nous sommes confrontés à des virus, à des guerres informatiques, à des conflits géopolitiques qui ont à voir avec la concurrence sur les matières premières. En tant que scientifique, j’ai été très émue de découvrir, le 20 février 2020, une tribune au Monde, signée par 1000 scientifiques travaillant dans différents domaines liés à la crise du climat, appelant à la désobéissance civile et au développement d’alternatives radicales contre le dérèglement climatique en rejoignant des associations comme Greenpeace ou Alternatiba.  

Si comme le déclarent ces chercheurs, « le futur de notre planète est sombre », il faut bien admettre que le système capitaliste basé sur l’exploitation de toutes les formes du vivant doit être aboli comme le furent l’esclavage et le colonialisme, au profit d’un autre système économique basé sur le partage, la solidarité et le respect de la planète. C’est ce à quoi invite le film de Basile : vivre heureux, vivre digne, vivre simplement dans l’amour et le bonheur de la plénitude de notre si bref passage sur terre !  

« Il y a une stratégie de mise en déficit du système de retraites » – Entretien avec Michael Zemmour

Manifestation contre la réforme des retraites le 24 janvier 2020 à Paris. © Force Ouvrière

Alors que le projet de réforme des retraites de 2019 consacrait un changement total d’architecture du système, Emmanuel Macron vient récemment d’abandonner cette stratégie systémique. Le décalage de l’âge de départ à la retraite à 64 ans – proposé par le candidat E. Zemmour – ou même à 65 ans – piste privilégiée par V. Pecresse et E. Macron – a désormais le vent en poupe. Michael Zemmour est maître de conférences en économie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et le coauteur du système français de protection sociale (La découverte, 2021). Ce dernier nous invite à reconsidérer certaines idées reçues sur le système de retraite français – insoutenabilité, hausse des dépenses… – tout en nous proposant quelques pistes de réflexion pour en améliorer l’architecture. Entretien réalisé par Jules Brion et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Dans vos travaux, vous montrez que la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron en 2019 entérinait le passage d’un régime à prestations définies à un système à cotisations définies. Ce nouveau paradigme fonctionnerait « en pilotage automatique » puisqu’aucun déficit ne serait possible en théorie. L’annonce récente du candidat Macron revient totalement sur cette volonté de changer l’architecture du système. Devons-nous pour autant nous réjouir de ce discours ?

Michaël Zemmour : L’intérêt du système en pilotage automatique est qu’il permet à la politique de se désengager des réformes. On met le système dans une trajectoire voulue et les ajustements se font automatiquement, sans débat politique. L’annonce qui vient récemment d’être faite met de côté cette volonté de changer l’architecture du système pour revenir à des discours plus habituels en France : on va faire des économies sur les retraites en décalent l’âge de pension. On assume frontalement la conflictualité. Est-ce que nous devons nous en réjouir ? Bien sûr que non, la réforme qui est proposée est plus dure dans ses paramètres que tout ce qui avait été proposé en 2019. Derrière la réforme Delevoye, il y avait une volonté de faire des économies mais celles qui sont proposées avec la retraite à 65 ans sont plus importantes. De tous les scénarios de 2019, aucun n’envisageait de décaler l’âge de la retraite à 65 ans en seulement neuf ans, comme cela a été récemment annoncé. Macron a durci sa position. C’est un véritable tournant car on va plus loin que l’objectif d’équilibre ; on veut carrément faire des économies sur les dépenses. Ceci peut s’expliquer par deux raisons. Soit c’est une sorte d’obsession pour la réduction des dépenses publiques qu’exprime souvent Bruno Le Maire, soit une volonté de mettre les gens au travail coûte que coûte, dans toutes les conditions.

LVSL : On se souvient que certains justifiaient la nécessité de mener à bien la réforme des retraites en 2019 par la volonté de ne plus faire de perdants, de mieux protéger les parcours atypiques et fragmentés. On sait en effet que le système actuel est loin d’être parfait. Comment pourrions-nous l’améliorer afin de protéger les plus précaires ?

M.Z. : Nous pouvons noter trois gros défauts du système actuel. Le premier problème c’est l’inégalité femmes-hommes qui n’est d’ailleurs pas spécifique au système français. Pour calculer les droits de pension, on prend comme référence une carrière typique masculine, plutôt ouvrière. Même si les personnes qui ne se conforment pas à ce modèle vont recevoir des aides pour qu’elles se rattrapent, elles ne seront pas au même niveau que les autres. Le deuxième problème sont les poly-pensionnés, à savoir les personnes qui passent d’un régime à un autre, en particulier du public au privé, ou qui ont un bout de leur carrière à l’étranger. Le calcul de la retraite pourra être très aléatoire pour ces dernières.

« Deux choses sont à craindre : une dégradation du niveau de vie des retraités et un glissement vers un système public-privé pour les plus fortunés. »

Pour l’instant, peu d’annonces laissent entendre une amélioration de la situation. Si de plus en plus de personnes sont dans des conditions défavorables, on pourrait mettre en place des minimas de pension généralisées plus élevées, à savoir qu’il n’y ait aucune retraite en dessous d’un certain montant. On pourrait également supprimer la décote, le coefficient de minoration des droits de la pension de retraite de base. Le dernier problème important du système c’est que, même sans réforme, le niveau des pensions est déjà orienté à la baisse.

LVSL : Justemment, le dernier rapport du COR (Conseil d’Orientation des Retraites) estime que, même en l’absence de réforme, l’âge moyen de départ à la retraite va atteindre près de 64 ans d’ici 2040. Ce résultat surprenant illustre l’impact des réformes passées et l’âge d’entrée dans le monde du travail qui se fait de plus en plus tardive. Assisterons-nous rapidement à un drame social ?

M.Z. : Un drame non, mais il y a un débat sur le rôle de la retraite qui a énormément évolué. A sa création en 1945, toute la population française n’arrive pas à l’âge de la retraite. Puis, dans les années 1970, 1980 et 1990, ça devient un nouvel âge de la vie. Aujourd’hui, la retraite dure quasiment vingt-cinq ans, le niveau de vie des retraités est comparable à celui des actifs et on vit uniquement de sa retraite publique sans compléter avec du privé. Il y a eu un vrai retournement dans les années 2010 : les retraites sont alors de plus en plus courtes et de moins en moins généreuses. Statistiquement, il y a une légère baisse du niveau de vie lors de la liquidation. S’en suit alors une dégradation du niveau de vie tout au long de la retraite puisque celle-ci est insuffisamment revalorisée.

Ce qui nous guette c’est que d’ici 20 ou 30 ans, les personnes qui passent de la vie active à la retraite subissent un réel choc économique. On va assister à une dégradation objective du niveau de vie des retraités. Les seules personnes protégées seront celles qui auront souscrit en parallèle à des offres de capitalisation. Deux choses sont donc à craindre : une dégradation du niveau de vie des retraités et un glissement vers un système public-privé pour les plus fortunés.

LVSL : On a l’impression que les réformes menées depuis plusieurs dizaines d’années nous éloignent de plus en plus du système actuel qui pense la retraite comme la continuation d’un salaire de référence.

M.Z. : Il existe deux paradigmes pour penser la retraite. Elle peut être la continuation du salaire de fin de carrière. L’exemple parfait c’est la fonction publique où l’on prend votre traitement des six derniers mois sans les primes et on vous en maintient 75% brut. C’est également un peu la logique de la retraite de base de la Sécurité sociale. Avec le deuxième paradigme, on pense la retraite comme une sorte de pseudo-épargne, comme une photographie de la carrière. Votre retraite est alors beaucoup plus contributive. Si vous avez une bonne carrière, vous aurez une bonne retraite. Par contre, si vous avez eu des chocs dans votre carrière, alors ils seront retranscrits à la retraite.

« On vit dorénavant dans un système où chacun est entrepreneur de ses droits sociaux. »

Dans les trente dernières années, on a assisté à un léger glissement de la retraite de base de la Sécurité sociale vers une approche basée sur la pseudo-épargne. De fait, les retraites de base étaient avant calculées sur les dix meilleures années, maintenant tout est calculé sur vingt-cinq ans. Il y a eu deux types de réformes : certaines visant à faire des économies, d’autres à promouvoir la capitalisation. Par exemple, une réforme de 1987 supprime subtilement l’indexation des retraites sur le salaire des Français par une indexation sur l’inflation. Depuis, les pensions de retraite décrochent par rapport aux actifs. La retraite perd son rôle de salaire puisqu’elle ne progresse plus avec la productivité. Il y a eu également l’idée d’avoir un fond de réserve des retraites, qui a assez vite été siphonné. On souhaitait créer une sorte de fonds par capitalisation pour amortir les chocs démographiques et macro-économiques. Ça a été lu par certains comme l’entrée d’une logique d’accumulation des propres capitaux dans le système de retraite français, qui est traditionnellement par répartition.

Quand on regarde à l’international, la France n’a même pas un an de retraite en réserve par capitalisation, on reste donc quand même dans un système très largement par répartition. Ce qui pourrait à terme renforcer le deuxième paradigme serait une réforme vers un système généralisé à points ou une plus grande place faite à la capitalisation. De fait, la capitalisation signifie que chacun est entrepreneur de sa propre retraite tout au long de sa vie. On touche ici à la manière de penser le social de Macron. Le montant de la prime d’activité varie en fonction du nombre d’heures travaillées, on va désormais calculer son assurance chômage en fonction du nombre de jours travaillés…On vit dorénavant dans un système où chacun est entrepreneur de ses droits sociaux. Si l’on a un accident de carrière, on a moins de droits.

LVSL : Existe-t-il un risque que nous nous rapprochions dangereusement du mode de calcul des pensions de l’AGIRC-ARCCO – la complémentaire retraite des salariés du privé – qui pense plutôt la retraite comme une épargne personnelle ?

Le système Agirc-Arrco fonctionne avec des points. Pour les salariés non-cadres, ça représente un petit quart de la retraite, pour les cadres c’est plus de la moitié. Si ce n’est pas complètement une pseudo-épargne, ça y ressemble fortement. Les droits à la retraite dépendent de chaque point acheté individuellement. La part qu’elle a prise a été croissante dans les années 1980, elle a été rendue obligatoire par les professions qui ne l’avaient pas et puis elle a aussi été rendue obligatoire pour les cadres avec un salaire très élevé.

De fait, certaines personnes à gauche critiquent ce changement en disant que, si les cadres vivent très vieux, alors pourquoi les faire bénéficier très longtemps de la solidarité collective ? A l’inverse, certains pensent – et c’est ma position – que nous avons intérêt à avoir tout le monde dans le système de Sécurité sociale. De fait, dès 1945, les cadres ne voulaient pas être dans le système des ouvriers et s’y mélanger. En Allemagne, ils ont obtenu des droits d’opting out : si vous êtes suffisamment riches, vous avez le droit de ne pas être dans le système. Il y a eu un débat similaire lors de la réforme Macron. Certains, à l’instar d’Antoine Bozio et de Thomas Piketty, pensent que la retraite ne doit concerner que les salaires jusqu’à deux plafonds de Sécurité sociale, donc jusqu’à quatre SMIC. Après, tous les gros salaires doivent se débrouiller pour gérer leurs biens en capitalisation. Cette piste était présente dans le projet Macron. Et ce n’est pas totalement aberrant :  on peut se demander pourquoi le système social offrirait aux riches de grosses retraites. De fait, qui a besoin d’une retraite de plus de quatre SMIC ? La vision alternative, bien plus socialisante, est de dire que tout le monde est dans le système socialisé pour ne pas alimenter le système par capitalisation. On remarque, en France comme ailleurs, que lorsqu’un système par capitalisation se développe pour les super-cadres, très vite les cadres s’en emparent et cela crée une concurrence entre le système social et celui par capitalisation

LVSL : Les complémentaires privées de retraite se sont-elles développées en France ?

M.Z. : Les retraites supplémentaires sont ce que chaque personne dans le privé, via son entreprise ou individuellement, peut souscrire sous forme de plan d’épargne retraite. En France ça ne se développe pas beaucoup par rapport à d’autres pays ; alors même qu’il y a eu de nombreuses réformes pour faire des incitations fiscales. Le phénomène progresse lentement et pourrait se développer si les gouvernements montrent leur volonté de réduire le niveau de la retraite…  Les cadres supérieurs pourraient alors s’en emparer.

« Il n’y a aucune hausse des dépenses de retraite. »

Deux raisons expliquent ce faible développement des complémentaires privées. La première c’est que les retraites de base sont de très haut niveau par rapport aux autres pays. Pour l’instant, les populations qui auraient les moyens de recourir à des retraites supplémentaires n’en ressentent pas le besoin. Deuxièmement, ceux qui souhaitent épargner pour leur retraite, les 10% à 20% des plus riches, utilisent d’autres véhicules comme l’assurance-vie et l’immobilier. Il y a donc un vrai sujet, celui de l’articulation entre l’immobilier et la retraite. 80% des retraités sont propriétaires de leur logement et ceux qui en ont les moyens vont même avoir du patrimoine constitué en assurance-vie.

LVSL : Il y a quelque temps, vous vous inquiétiez de la situation des NER (Ni Emploi ni Retraite). Ces 1,4 millions de citoyens, de 53 à 69 ans, ni salariés, ni retraités, dépendent souvent d’aides sociales diverses (chômage, RSA, pension d’invalidité…). N’existe-t-il pas un risque que le prolongement de l’âge de départ à la retraite n’engendre d’autres coûts annexes pour la Sécurité sociale ?

M.Z. : Nous avons constaté lorsque nous avons décalé l’âge de la retraite de 60 ans à 62 ans que les gens travaillent en moyenne deux ans de plus. Cela s’est fait au détriment de leur santé mais ça a permis d’augmenter le taux d’emploi des séniors. Par contre, les personnes qui étaient sans emploi restaient plus longtemps hors de l’emploi, souvent dans des situations socialement inconfortables. Si l’on est optimiste, on peut se dire que nous allons reproduire la même chose. Sauf que c’est plus compliqué de rester en emploi de 62 à 65 ans qu’entre 60 à 62 ans. De fait, vous êtes plus malades, plus fatigué, les employeurs veulent moins de vous. Il y aura inévitablement un coût social important pour ces NER.

Un relèvement de l’âge d’ouverture des droits de deux ans aurait induit en 2019 une augmentation des dépenses de prestations sociales hors retraite et assurance chômage de l’ordre de 3,6 milliards d’euros.

Drees, 3 janvier 2022.

En termes de coût économique pour la société, la Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques (DREES) a calculé qu’un décalage de l’âge de départ à la retraite de deux ans provoquerait de nombreux coûts annexes (RSA, Allocation Adulte Handicapé …). Ce qu’on gagne en retraite, on le perd ailleurs …

LVSL : Deux solutions sont souvent utilisées pour réformer la retraite : augmenter l’âge de départ ou modifier le niveau des pensions. Pourtant, une hausse du taux de cotisation est rarement, voire jamais évoquée. Serait-ce une solution souhaitable et si oui dans quelles conditions ?

M.Z. : Ce qui est fou, c’est que nous avons à notre disposition trois leviers et que nous nous privons complètement de l’un d’entre eux. On met en exergue un côté épouvantail : « vous voulez augmenter les prélèvements obligatoires ! »  Évidemment, personne n’est content de payer plus de cotisations, tout le monde préfère avoir plus d’argent, mais ce ne sont pas des choses qui sont nécessairement insupportables. Au moment de la réforme des retraites, j’avais calculé que pour empêcher les retraites de baisser dans les cinquante années à venir, il fallait augmenter le taux de cotisation de 0,2 points par an. Ce n’est pas rien mais ce n’est pas astronomique non plus, ça s’est déjà fait dans la fonction publique et personne ne s’en est rendu compte. Pendant dix ans, on a augmenté leurs cotisations de 0,27 points par an alors même que leur point d’indice était gelé.

« Il y a une stratégie de mise en déficit du système des retraites. »

On fait comme si on allait ruiner les actifs en augmentant les cotisations mais ce n’est pas ce qui va se passer : s’il y a de la croissance économique, les salaires augmentent et les retraites vont stagner ou baisser. Encore une fois, les retraites ne sont pas indexées sur le niveau des salaires mais sur l’inflation. Augmenter les cotisations, c’est juste un moyen de permettre aux retraités de suivre en partie la progression des salariés.

LVSL : De fait, le COR (Conseil d’Orientation des Retraites) estime que le déficit que va rencontrer le système entre 2025 et 2030 est davantage imputable aux baisses de ressources du système – baisse de l’emploi, des salaires dans la fonction publique et non-compensation des exonérations fiscales – que par une hausse des dépenses. Quelles conséquences en tirer ?

M.Z. : Il est clair qu’il n’y a aucune hausse des dépenses de retraite. Il y a eu un pic en 2020 et le COR montre que, depuis, les dépenses baissent. Pourquoi une telle situation ? La désindexation des pensions liquidées, la baisse des droits Agirc-Arcco, la durée de cotisation qui a augmenté … Si rien n’est fait, les dépenses de retraites en points de PIB sont censées diminuer de manière pérenne.

LVSL : On entend pourtant souvent dire que le système ne sera plus soutenable d’ici quelques dizaines d’années.

M.Z. : En fait c’est l’inverse :  si on lit bien les rapports du COR, les réformes ont équilibré le système. Même s’il y a toujours des ajustements à faire, on revient financièrement à l’équilibre en 2030. L’Etat contribue en partie au système pour la solidarité et pour la fonction publique et il aimerait se retirer pour payer tout simplement moins. Ce désinvestissement se traduit également une baisse du salaire des fonctionnaires. Il y a vraiment une stratégie de mise en déficit du système des retraites par de nombreux biais. On a développé des éléments de rémunérations, à l’image des primes, qui ne sont pas soumis à cotisations. Tout ça génère des pertes de recettes assez importantes…

La prime Macron, c’est vraiment une caricature de ce phénomène : on ne gagne pas de droit contributif, pas de droit retraite, pas de droit chômage et en même temps la Sécurité sociale ne gagne pas un centime. C’est une vraie menace. Les ordres de grandeur de ces cotisations qui ne sont pas payées ne sont pas très éloignés de ceux des déficits que nous constatons. Si l’on voulait plus de ressources, la première chose à faire serait de dire que tout élément de rémunération est inclus dans l’assiette des cotisations.

LVSL : La loi Veil de 1994 contraint l’Etat à compenser les exonérations de cotisations qu’il accorde aux entreprises. Pourtant, certains accusent l’Etat de déroger à cette promesse.

M.Z. : C’est vrai, mais c’est pour l’instant un phénomène marginal. Quand on a commencé à faire des exonérations dans les années 1990, il y a une loi qui a stipulé que toute exonération accordée doit être compensée par l’Etat à la Sécurité sociale. En 2018, le gouvernement a annoncé ne plus le faire automatiquement. Toutes les anciennes exonérations, qui sont quand même les plus importantes (les exonérations employeurs Fillon, le CICE…) restent compensées. Pourtant, beaucoup de nouvelles mesures ne le sont déjà plus.  

LVSL : Le rapport du COR de 2021 pointe du doigt « la forte dépendance du système de retraite à la croissance » économique. Pourtant il est maintenant de notoriété publique qu’une croissance effrénée provoque de nombreux dégâts environnementaux et sociaux. Existe-t-il des pistes pour penser un système de retraite résilient dans un monde sans croissance ou en est-il complètement prisonnier ?

M.Z. : De fait, la question des retraites est une pure question de répartition. On a un revenu produit par une société et la seule question à se poser est de déterminer la part de ce revenu que l’on affecte aux retraités, c’est-à-dire que l’on prend aux actifs. Il ne faut pas oublier que ces derniers sont en conflit avec le capital pour avoir une masse salariale plus ou moins élevée. Techniquement, l’absence de croissance n’est pas un problème, même si quelques réglages devront être modifiés, puisque le système français a été paramétré pour « voler » la croissance aux retraités pour faire des économies (du fait de l’absence d’indexation sur le niveau des salaires, ndlr).

Par contre, là où l’on va avoir un problème, c’est que l’on a pu développer le système de Sécurité sociale pendant les trente glorieuses. Nous étions dans une situation de forte croissance économique, on pouvait alors aisément dire aux capitalistes que leurs profits allaient augmenter, aux salariés que leurs salaires nets allaient augmenter et en même temps on pouvait augmenter les taux de cotisation pour faire face à de nouveaux besoins. Si l’on a des besoins qui augmentent, comme c’est le cas en ce moment (santé, retraite, dépendance, environnement, éducation…) et que notre croissance stagne, les capitalistes ou les salariés ne vont peut-être pas spontanément tomber d’accord. Il y a une réelle discussion à avoir pour déterminer la part du revenu national que l’on socialise.

Comment Macron a sacrifié la santé des Français

À l’heure du bilan du quinquennat, il est difficile de ne pas évoquer la question de la santé publique. Tandis que les hôpitaux français déclenchaient leurs plans blancs pour faire face aux vagues de contaminations et que les déprogrammations de soins se multipliaient, le gouvernement n’avait qu’une obsession : soigner sa communication « de guerre » et mandater des cabinets de conseils privés – au lieu de donner à l’expertise médicale, aux spécialistes et aux citoyens leur juste place dans la prise de décision. Niant toute forme de responsabilité dans le manque de moyens, dans la mise en difficulté des soignants et dans les nombreux dysfonctionnements du système de santé, le président s’est appliqué à entretenir un climat de tension sociale par un discours de culpabilisation et par des mesures arbitraires, au détriment des plus précaires. Ainsi, ces deux dernières années ont rendu d’autant plus tragiques le mépris du chef de l’État pour les principes fondamentaux de la santé publique et son projet de démanteler coûte que coûte ce qu’il restait encore de l’hôpital public.

La santé sous Macron : un bilan catastrophique, qui ne se résume pas à la période de la crise sanitaire

Force est de constater que les deux premières années du dernier quinquennat ont contribué à affaiblir notre système de santé publique. Ce bilan repose sur trois principales défaillances : la poursuite du démantèlement de l’hôpital public, la détérioration des conditions de travail des soignants, ainsi que les difficultés accrues d’accès aux soins pour les citoyens.

Devenue obsessionnelle depuis le tournant de la rigueur en 1983, l’austérité budgétaire soumet chaque année un peu plus l’hôpital public à la concurrence féroce des établissements privés de santé. Les hôpitaux ont ainsi subi 11,7 milliards d’euros de coupes budgétaires dans la dernière décennie. Dans ce sens, les trois projets de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) précédant la pandémie prévoyaient des économies sur les dépenses d’assurance-maladie dans les hôpitaux de 1,67, 1,61 et 1 milliards d’euros entre 2017 et 2019. Des moyens qui ont, par la suite, cruellement manqué.

Fin 2018, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, lançait le plan « Ma santé 2022 ». Une réforme « qui fai[sai]t la part belle au privé » comme le titrait l’Humanité, et qui prévoyait notamment de transformer les petits établissements hospitaliers en « hôpitaux de proximité », sans maternité, ni chirurgie, ni urgence. Dans le même temps, les déserts médicaux n’ont cessé de progresser sur notre territoire. Selon le géographe de la santé Emmanuel Vigneron, la diminution du nombre de médecins généralistes s’est accélérée entre 2017 et 2021. La densité médicale par département, c’est-à-dire le nombre de médecins généralistes rapporté à la population, a diminué de 1 % par an en France sur cette période, contre 0,77 % en moyenne sous le quinquennat de François Hollande. Comme le relevait alors un article du Monde, « les trois quarts des 100 départements français voient leur situation se dégrader, seuls dix-sept se trouvent en stagnation, huit en amélioration ». Or, la densité médicale est selon la Drees un « facteur aggravant » du non-recours aux soins, dans la mesure où les personnes pauvres ont huit fois plus de risques de renoncer à des soins dans les déserts médicaux. Une enquête de novembre 2019 révélait déjà que 59 % des Français ont dû renoncer à des soins, la majorité pour des raisons financières.

Face à cette situation dégradée, les dirigeants politiques se sont rendus coupables de négligence et d’irresponsabilité, en faisant la sourde oreille aux revendications des soignants qui rappelaient une évidence : l’hôpital public ne remplit plus sa mission d’accueil inconditionnel depuis des années. En janvier 2018, une grande grève dans les Ehpad de toute la France réclamait déjà « davantage de moyens humains pour plus de dignité ». En avril 2018, des personnels d’hôpitaux psychiatriques, au Rouvray, menaient une grève de la faim pendant trois semaines. Leurs collègues de l’hôpital psychiatrique du Havre ont dans la foulée occupé le toit d’un bâtiment pendant trois semaines. À l’hôpital psychiatrique d’Amiens, un campement de protestation a duré pendant près de cinq mois. En avril 2019, des services d’urgences des hôpitaux parisiens se sont mis à leur tour en grève. Un mouvement s’est structuré à travers le Collectif inter-urgences (CIU) qui a rapidement essaimé à travers le pays de telle sorte qu’en juin, 120 services étaient en grève. En août, ils étaient 200. Toujours sans que l’exécutif ne prenne au sérieux les revendications de ces soignants qui ont pourtant tiré, à de maintes reprises, le signal d’alarme.

En janvier 2020, à l’aube de la crise du Covid-19, Agnès Hartemann, chef du service de diabétologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, avait ému les Français en déclarant que, faute de moyens, elle était obligée de jouer le jeu de l’économie de moyens et du rationnement des soins. Avec des centaines d’autres médecins du Collectif inter-hôpitaux (CIH), elle démissionnait de ses fonctions administratives. Cette décision était symbolique du malaise de certains soignants forcés de rompre avec leur éthique médicale pour des raisons de rentabilité et de perte d’humanité au sein de leur profession. Des enjeux qui s’annonçaient d’autant plus problématiques à mesure que la pandémie devenait une réalité concrète dans les services hospitaliers.

Face à la crise, un « chef de guerre » qui continue de désarmer ses soldats

Emmanuel Macron nous l’a répété ad nauseam : face au virus, nous étions « en guerre ». Et pour mener cette guerre à ses côtés, en pleine crise hospitalière, il a fait le choix de nommer Jean Castex comme Premier ministre, à la suite de la démission d’Édouard Philippe. Si les médias se sont empressés – sans doute à raison – d’y voir l’influence de Nicolas Sarkozy sur l’actuel locataire de l’Élysée, ce choix était également révélateur du programme macronien en matière d’hôpital public. Ancien directeur de l’hospitalisation et de l’offre de soins au ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale, de 2005 à 2006, Jean Castex a été le maître-d’œuvre de la réforme de la tarification à l’activité – la funeste T2A –, pilier de la transformation de l’hôpital en entreprise et des soignants en experts-comptables.

La suppression de 5 700 lits d’hospitalisation en pleine épidémie […] invite à relativiser « l’effort de guerre » et le « quoiqu’il en coûte ».

L’indicateur le plus frappant de cette fuite en avant du gouvernement reste le scandale provoqué par la suppression de lits d’hospitalisation au plus fort de la crise. Fin 2016, la France comptait plus de 404 000 lits d’hospitalisation à temps complet. Fin 2020, le chiffre était tombé à 386 835, soit plus de 17 000 lits supprimés en quatre ans. La suppression de 5 700 lits d’hospitalisation en pleine épidémie, selon la Drees, invite à relativiser « l’effort de guerre » et le « quoiqu’il en coûte » dont se sont gargarisé le chef de l’État et ses équipes gouvernementales.

Pendant que plans blancs et déprogrammations de soins se multipliaient pour faire face à la cinquième vague, une étonnante bataille de chiffres agita les autorités sanitaires en décembre 2021. En effet, alors qu’une étude du Conseil scientifique faisait état de « 20 % de lits publics fermés sur le territoire » depuis 2019, faute de soignants pour s’en occuper, la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) publiait quant à elle, le 16 décembre 2021, une enquête sur les ressources humaines commandée par le ministre de la Santé Olivier Véran, qui avançait le chiffre de 2%.

Au-delà de ces éléments de langage qui visaient à rassurer les Français sur l’état de leur hôpital public, de telles stratégies de communication semblaient bien vaines face aux remontées « du terrain ». Dans un article de Marianne, Arnaud Chiche, médecin anesthésiste-réanimateur dans les Hauts-de-France et président du collectif Santé en danger, alertait sur le fait que « ces déprogrammations sont moins la conséquence d’un afflux massif de patients Covid à l’hôpital, que d’une pénurie de soignants médicaux et paramédicaux ». Contrairement à ce que nous assurait le gouvernement, la cause de l’engorgement des hôpitaux n’était pas conjoncturelle, c’est-à-dire liée à la crise du Covid, mais bien structurelle, en raison d’une aggravation des conditions de travail et d’un épuisement des personnels soignants. « Ces réorganisations incessantes ont en outre accéléré l’effondrement du système sanitaire, en désorganisant le travail du soin et en poussant les soignants, déjà épuisés par des décennies d’austérité, au découragement et à la démission », notent quant à eux Barbara Stiegler et François Alla, auteurs du tract Santé publique année zéro paru chez Gallimard.

Le ministère de la Santé a ainsi déserté la bataille pour l’hôpital public et laissé s’aggraver la santé générale des Français. Avec une baisse de 13% de séjours hospitaliers hors Covid en 2020, de nombreux Français souffrant de maladies chroniques, de cancers, d’AVC ou d’infarctus, n’ont pas pu être pris en charge. Dans une tribune parue dans Le Monde, un collectif de médecins de l’AP-HP déplore la normalisation de ces ruptures de soin et estime qu’« en imposant aux soignants de décider quel patient doit vivre, le gouvernement se déresponsabilise de façon hypocrite ».

Ce hiatus entre le discours et la réalité concrète de l’action du gouvernement fut particulièrement flagrant lorsque Emmanuel Macron décida de placer le 14 juillet 2020 sous le signe de la « reconnaissance » envers les personnels soignants, alors même que ces derniers manifestaient le même jour pour dénoncer un Ségur de la santé qualifié d’« imposture » par les syndicats. Christophe Le Tallec, vice-président du Collectif inter-urgences, dénonçait en ce sens un « hommage bling-bling » et réclamait « un soutien matériel et financier, pas juste un jeu de communication raté ». Dans le même article de Libération, Murielle, cadre en Ehpad, témoigne : « Tant que l’on continuera à faire des Ségur avec des gens qui n’y connaissent rien, sans demander directement aux soignants ce qu’ils en pensent, on ne changera jamais rien ! » Une nouvelle occasion manquée.

Un reniement historique des principes de santé publique, au détriment de celle des Français

Par-delà le démantèlement de l’hôpital, c’est le principe même de santé publique qui a été sérieusement ébranlé par la gestion gouvernementale de la crise sanitaire. S’il était presque impossible, en mars 2020, de mettre sérieusement en cause les décisions prises par l’Élysée, dans un contexte d’urgence sanitaire inédit, nul ne peut ignorer la dimension idéologique de celles-ci. Des choix politiques ont été faits. L’application uniforme des restrictions sanitaires sur l’ensemble de la population, d’une part, sans prise en compte des inégalités géographiques, économiques et de santé préexistantes. Une enquête publiée par la Drees en juillet 2020 permettait déjà d’identifier les principaux facteurs de vulnérabilité face au virus : présence de comorbidités aggravantes (obésité et diabète entre autres), forte exposition à la contamination (sur le lieu de vie ou de travail), difficultés d’accès aux soins.

À cette vulnérabilité sanitaire se sont ajoutées de nouvelles problématiques, liées au confinement et aux restrictions sanitaires : dégradation de la santé mentale, de la sécurité matérielle et physique, des conditions de logement, difficultés à maintenir une activité scolaire ou professionnelle. Refusant de reconnaître le caractère cumulatif des inégalités sociales et niant toute forme de responsabilité dans la mise en difficulté des populations les plus vulnérables, le gouvernement s’est contenté d’appliquer de façon arbitraire et selon des principes prétendument « universels » une feuille de route dictée par une poignée de proches conseillers. Se rêvant héros de guerre, le chef de l’État a laissé une partie considérable de la population basculer dans la grande précarité. En octobre 2020, un article du Monde comptait ainsi un million de personnes supplémentaires sous le seuil de pauvreté, par rapport aux 9,3 millions d’avant crise.

Après avoir savamment dilapidé l’hôpital et poussé une grande partie du pays dans la précarité, Macron faisait, malgré lui, le constat de son impuissance politique.

La mise au ban des réfractaires à la politique sanitaire a, d’autre part, constitué un autre point fort de cette « gestion de crise ». Accusées indistinctement de complotisme, les personnes émettant parfois de simples doutes sur le bien fondé de la stratégie du « tout vaccinal », ou hésitant à se faire vacciner, quelle qu’en soit la raison, ont enfin été qualifiées d’« irresponsables » par le président.

Cette déclaration, volontairement polémique, a permis de révéler un tournant dans la stratégie macronienne. Dépassé par l’augmentation continue des cas graves à l’hôpital et ne parvenant pas à répondre aux appels à l’aide du personnel soignant, le gouvernement a surfé sur le climat de méfiance latent, accusant lui-même les non-vaccinés d’être à l’origine de l’effondrement du système de santé. Un discours d’autant plus contre-productif qu’il a suffi à radicaliser les positionnements de chacun.

Créant ainsi un lien de causalité entre la « seule » attitude civique qui vaille – aller se faire vacciner – et le sauvetage de l’hôpital public – et, par-là, la remise en marche de la société tout entière –, le discours gouvernemental a rigoureusement établi une inversion des responsabilités. Nos responsables politiques n’étaient plus condamnables, puisqu’ils se plaçaient eux-mêmes du côté des victimes. Ils n’étaient plus tributaires de l’engorgement des hôpitaux, de l’épuisement du personnel soignant, ni même du tri des patients en réanimation. Après avoir savamment dilapidé l’hôpital et poussé une grande partie du pays dans la précarité, Emmanuel Macron faisait, malgré lui, le constat de son impuissance politique.

Pour y remédier, et en déclarant vouloir « emmerder » les non-vaccinés, Emmanuel Macron est passé du « paternalisme soft » (d’après la formule d’Henri Bergeron) à la guerre ouverte contre tous les ennemis de l’intérieur. S’il est évident que, derrière la fracturation du pays et la désignation d’un adversaire politique commun, se cachait une stratégie rhétorique rondement menée, on peut également y voir le triomphe du libéralisme autoritaire, version restaurée du libéralisme thatchérien visant à évincer du système collectif les individus inadaptés.

C’est donc une interprétation pervertie des principes républicains qui sert au gouvernement à justifier l’application indifférenciée des politiques sanitaires sur l’ensemble de la population et à imposer un schéma ami/ennemi en éliminant les seconds. À travers cette distinction entre citoyens exemplaires et citoyens de seconde zone, au cœur du dispositif du « passe sanitaire » bien que contraire aux principes les plus élémentaires de notre pacte social, Emmanuel Macron enterre définitivement toute conception d’une santé publique démocratique et inconditionnelle.

Une gestion de crise confiée aux cabinets de conseil privés au détriment de l’expertise médicale

La révélation récente de la place donnée aux cabinets de conseil privés – notamment l’américain McKinsey – dans la gestion de crise, et de l’instrumentalisation de l’expertise médicale à des fins politiques, illustre bien le cynisme du gouvernement, dont la principale bataille a été celle de l’opinion. Ainsi émancipé des avis du Conseil scientifique avec une décomplexion désarmante, Emmanuel Macron pouvait laisser libre cours à sa posture de savant et de politique. Les médias eux-mêmes ne pouvaient que souligner « comment l’entourage d’Emmanuel Macron met[tait] en scène un président qui serait devenu épidémiologiste ».

Le faible crédit accordé à l’expertise médicale témoigne ainsi d’un éloignement des enjeux de santé publique au bénéfice d’un jeu de double légitimation entre le pouvoir politique et les instances sanitaires. Après avoir démontré que dans la stratégie du gouvernement, le calcul coût/bénéfice, censé orienter toute politique de santé publique, ne relevait plus d’un raisonnement médical mais d’un calcul politique, Barbara Stiegler et François Alla expliquent que « les structures d’expertises en étaient dorénavant réduites à assurer le service après-vente d’une série de décisions déjà prises par le président de la République ou par les membres de son gouvernement ». Autrement dit, le rôle des autorités sanitaires était limité à justifier les décisions prises par Macron et une poignée de conseillers en communication, a posteriori, au lieu de les précéder. Les « recommandations » n’étaient plus que des alibis au cœur d’une « légitimation réciproque » : l’exécutif justifiait ses mesures par des avis d’experts qui justifiaient eux-mêmes leur utilité par la prise de décision politique dont ils prenaient acte.

Une telle phrase permet de percer à jour le logiciel de gouvernance d’Emmanuel Macron, pour qui les limites de la démocratie sanitaire commencent là où la prétendue rationalité du chiffre s’impose.

La mise en conflit permanente des disciplines entre elles a également conduit à l’isolement et à l’atomisation des véritables experts médicaux. L’Académie des technologies, dans un rapport intitulé « Covid-19 : modélisations et données pour la gestion des crises sanitaires », rappelait les limites de la modélisation en santé puisque « les humains ne sont ni des plantes, ni des animaux, mais des êtres sociaux ». Une vision purement biomédicale de la crise s’est pourtant imposée, focalisée sur la légitimité du chiffre, sur les courbes d’incidence et sur les taux d’occupation des lits.

Dès lors, on ne peut que s’interroger sur le bien-fondé d’une vision aussi biaisée, d’autant plus lorsqu’elle s’exprime à renfort de slogans simplistes tel celui du ministère de la Santé d’Olivier Véran qui décrétait en août dernier qu’« on peut débattre de tout sauf des chiffres ». Une telle phrase suffit à révéler le logiciel de gouvernance sous Emmanuel Macron, pour qui les limites de la démocratie sanitaire commencent là où la prétendue rationalité du chiffre s’impose.

Le recours aux cabinets de conseil a évidemment joué un rôle clé dans cette religion du chiffre qui a dicté la gestion comptable de la pandémie. La place qu’ils ont prise dans la gestion de crise, de même que leur rémunération exorbitante avec de l’argent public, quand les soignants se voyaient toujours refuser des moyens nécessaires, constituent à ce titre un grave scandale d’État. Une plainte contre les cabinets McKinsey, JLL France et Citwell pour « détournement de fonds publics, favoritisme, corruption et prise illégale d’intérêts » a d’ailleurs été déposée début avril 2022 par l’association Coeur vide 19. Par exemple, ne serait-ce qu’entre décembre 2020 et mai 2021, le ministère de la Santé a rémunéré le cabinet américain McKinsey pour près de 10 millions d’euros, pour avoir participé à l’élaboration de la stratégie vaccinale du gouvernement.

Il est dès lors compliqué de déterminer la frontière entre les fondements idéologiques et purement médicaux dans le discours gouvernemental en matière de vaccination, comme le montrent Barbara Stiegler et François Alla qui dénoncent à ce titre la « rhétorique de la promesse largement entretenue par les services de marketing des laboratoires ».

Une telle stratégie conduit in fine à un appauvrissement regrettable du débat public, qui contraint les citoyens, spectateurs de querelles entre experts et non-experts, à se positionner au sein d’un clivage artificiel : « pour » – le masque, le confinement, et finalement le vaccin, de façon indifférenciée – ou « contre », sur des enjeux politiques et non sanitaires. À l’occasion d’une campagne de communication en partenariat avec la ministère de la Santé, la radio Skyrock allait jusqu’à inciter ses jeunes auditeurs à dénoncer leurs amis « pro-virus ».

Alors qu’une lutte contre toute pandémie nécessite d’avoir recours à l’intelligence collective pour être efficace, le gouvernement condamnait délibérément le débat public à une opposition manichéenne, qui n’a fait que renforcer la défiance d’une partie croissante de la population envers les autorités politiques, médicales et scientifiques. Ainsi, il abimait définitivement la possibilité d’un consentement éclairé des citoyens et, par là même, le fonctionnement démocratique de notre société, à la veille d’une échéance électorale primordiale.

Tirer les conséquences du mandat passé, pour éviter le pire

Faire le bilan de ces cinq années de mandat, et s’efforcer de voir une cohérence politique entre toutes les décisions prises avant et pendant la crise sanitaire, permet d’esquisser quelques hypothèses sur l’évolution de notre système de santé, en cas de réélection du président Macron. À ce titre, la question de la prise en charge de nos aînés est particulièrement éloquente. Celui qui promettait, en 2017, une loi Grand âge destinée à une meilleure prise en charge de la perte d’autonomie, l’a finalement abandonnée, au plus fort de la crise sanitaire. À la place, il a condamné les personnes âgées à l’isolement social pendant plusieurs mois, entraînant, pour beaucoup, une perte définitive de leurs capacités physiques et cognitives. Comme si les nombreux témoignages en ce sens ne suffisaient pas, la série de scandales sur les conditions de vie et de travail dans les Ehpad, montre avec violence les conséquences de la négligence du gouvernement en matière de réglementation et de contrôle des établissements de soin privés.

Comment est-il possible, alors que deux ans de crise sanitaire avaient enfin mis en lumière l’urgence de repenser la prise en charge de nos aînés, qu’il ait fallu attendre la parution d’un livre – Les Fossoyeurs, en janvier 2022 – pour « découvrir » la maltraitance des résidents, les dérives bureaucratiques et les pratiques frauduleuses normalisées dans l’un des plus gros groupes d’Ehpad français ? Comment peut-on expliquer que Brigitte Bourguignon, nommée par Emmanuel Macron en juillet 2020 pour travailler sur les questions d’autonomie en fin de vie, n’ait pas jugé utile de s’assurer elle-même du bon fonctionnement de ces établissements ? Comment ne pas s’interroger, enfin, sur les réticences de cette dernière à rendre public le rapport du gouvernement sur Orpea ; une décision qualifiée de « choquante » par le sénateur LR Bernard Bonne, co-rapporteur de la commission d’enquête du Sénat, qui a dû faire preuve d’« obstination » pour se le procurer ?

Ainsi la santé n’aura plus rien de « public », puisque seules les personnes suffisamment aisées, ou ne souffrant pas de pathologies impliquant une prise en charge trop onéreuse, pourront y avoir accès.

Une chose est sûre, la réélection d’Emmanuel Macron à l’Élysée sera, pour ce dernier, la garantie de ne pas être inquiété pour la gestion douteuse de ces affaires. Il pourra donc poursuivre en toute liberté son entreprise de privatisation du service public, renforçant la mainmise des grands groupes hospitaliers sur le système de santé et faisant fi des scandales politiques et sanitaires encore brûlants. À titre d’exemple, la signature en avril 2021 d’un « protocole de coopération » entre l’hôpital public et Clinéa, une filiale d’Orpea, permettra au groupe de s’étendre encore davantage, voire de se rendre indispensable en répondant à la problématique des déserts médicaux français.

Cette extension du privé dans de nombreux territoires rendra le transfert des patients inévitable, malgré l’augmentation des frais de prise en charge. Ainsi la santé n’aura plus rien de « public », puisque seules les personnes suffisamment aisées, ou ne souffrant pas de pathologies impliquant une prise en charge trop onéreuse, pourront y avoir accès. Les soignants aussi devront s’adapter, car comme l’indiquait Philippe Gallais, ancien salarié de Clinéa et délégué à la CGT Santé privée, « là où le privé se fait le plus de marge, c’est sur la masse salariale ». Cela implique, entre autres, des évolutions de salaire et de carrière négociées au cas par cas (comme c’est déjà le cas dans la plupart des établissements privés), l’obligation de se plier aux injonctions budgétaires et de combler, continuellement, le manque d’effectifs.

Certes, l’épidémie de Covid-19, comme toutes les autres avant elle, a mis nos sociétés, partout dans le monde, en grande difficulté. Nul ne peut nier les conséquences dévastatrices engendrées par un simple virus, et probablement que nul n’aurait su apporter une réponse idéale à l’urgence sanitaire. Néanmoins, il s’agit maintenant de tirer les leçons de cet épisode, qui a eu pour – seul – mérite de mettre en lumière la fragilité de notre système de santé. Désormais, il est non seulement urgent de remettre nos dirigeants face à leurs responsabilités, mais également de retrouver nos droits et d’exercer notre devoir de citoyens en conséquence.

Baisse du chômage : la fausse victoire d’Emmanuel Macron

© Aitana Pérez pour LVSL

Si le chômage a récemment diminué, cela s’est fait en contrepartie d’une précarisation croissante de l’emploi. L’intérim, l’auto-entrepreneuriat uberisé et l’apprentissage sont en effet les domaines qui recrutent le plus. Pour les partisans d’Emmanuel Macron, les politiques de libéralisation du monde du travail doivent être poursuivies durant un nouveau quinquennat, comme en témoignent les annonces sur l’assurance chômage et le conditionnement du RSA. Le développement de l’apprentissage, qui a joué un rôle essentiel dans la réduction du chômage risque par ailleurs de prendre fin dès l’année prochaine. Au « quoi qu’il en coûte » succédera l’austérité, qui mettra en danger les fragiles avancées obtenues en la matière. Concilier plein-emploi et protection des salariés est pourtant possible, à condition de lancer des politiques keynésiennes et d’instaurer une garantie d’emploi.

« Le taux de chômage atteint son plus bas niveau depuis quinze ans » a déclaré Emmanuel Macron lors de la présentation de son programme le 17 mars dernier. Cet élément de langage est depuis constamment repris par les membres de la majorité en brandissant le chiffre de 7,4% calculé par l’INSEE, afin de présenter le bilan économique du quinquennat comme un succès. Après des décennies marquées par le chômage de masse et l’échec de François Hollande à « inverser la courbe », les récents résultats semblent en effet de bonne augure pour celui qui brigue un nouveau mandat.

Une baisse en trompe-l’oeil

Si les indicateurs sont à première vue plutôt bons, avec un taux d’emploi des 15-64 ans historiquement haut (67,5%) et une chute importante du chômage des jeunes (15,9% chez les 15-24 ans), d’autres statistiques dessinent un tableau bien moins reluisant. D’abord, les statistiques de l’INSEE et celles de Pôle Emploi divergent de plus en plus depuis 2010, conduisant le pouvoir en place à toujours choisir le chiffre qui l’arrange le plus. De même, les chiffres mensuels du chômage évoqués dans les médias se limitent généralement à évoquer la catégorie A, qui concerne les personnes qui n’ont aucun emploi. Or, si le nombre de personnes dans cette case a baissé de 15% depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, la baisse n’est que de 6% si l’on prend en compte les catégories B et C, qui recensent ceux qui ont un peu travaillé mais souhaitent davantage d’heures de travail. De plus, le « halo du chômage », c’est-à-dire les personnes qui recherchent un emploi mais ne sont pas immédiatement disponibles – pour des raisons très diverses – continue de s’étendre et concerne désormais 1,9 million de personnes. Il faut également mentionner le cas des chômeurs radiés par Pôle Emploi, c’est-à-dire qui ne bénéficient plus d’aides, mais sont toujours sans emploi.

La France suit de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

En outre, si la baisse récente inverse la tendance à la hausse observée depuis la crise de 2008, elle est largement obtenue au prix d’une précarisation accrue de l’emploi. Ainsi, l’INSEE révèle que les deux tiers des 107.000 créations d’emplois du dernier trimestre 2021 ont eu lieu dans l’intérim, où les contrats ont une durée moyenne de deux semaines. Si l’intérim apporte certes du travail, celui-ci n’est donc pas toujours synonyme de retour pérenne vers l’emploi. De même, le gouvernement s’est largement félicité du nombre historique de créations d’entreprises, qui a atteint un million en 2021. Mais près des deux tiers de ces créations sont le fait des auto-entrepreneurs, dont la rémunération moyenne est de 590 euros par mois et dont la protection sociale est très faible. La France suit donc de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

Enfin et surtout, le recul du chômage semble reposer très fortement sur la montée en puissance de l’apprentissage : entre fin 2019 et fin 2021, le nombre de contrats en question a presque doublé, passant de 480.000 à 900.000 ! Un chiffre qui expliquerait à lui seul les deux tiers de la hausse de l’emploi salarié… Or, les salaires et les cotisations sociales des apprentis sont quasi-intégralement payés par l’État. Si un tel dispositif a des mérites, notamment en matière de formation, il n’est donc pas certain que les apprentis seront ensuite embauchés, surtout si l’employeur peut, presque gratuitement, les remplacer par de nouveaux apprentis. L’explosion de l’apprentissage depuis deux ans paraît en outre fortement dictée par une logique électoraliste : ces nouveaux contrats sont largement issus des milliards déployés dans le cadre du plan France Relance, à travers le dispositif « 1 jeune, 1 solution ». Mais ce plan de relance ne s’étend que jusqu’à la fin 2022 et le budget consacré à l’apprentissage aurait déjà été dépassé de quatre milliards selon l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE), qui qualifie la situation de « difficilement soutenable ». Qu’arrivera-t-il une fois que le plan de relance aura pris fin et que les élections seront passées ?

Tout pour les entreprises, rien pour les salariés

On l’a vu, la baisse du chômage mise en avant par le gouvernement est donc fragile et obtenue par la création d’emplois low cost. Mais qu’importe, pour Emmanuel Macron et ses soutiens, cette inversion de la courbe du chômage justifie les politiques antisociales mises en place depuis cinq ans, qui se déclinent en trois parties. D’abord, la doctrine de LREM en matière d’emploi s’articule autour de la fameuse flexibilité des contrats de travail, afin d’offrir le plus de liberté possible aux employeurs, au détriment des salariés. La première loi travail, sous François Hollande, puis les ordonnances Pénicaud dès 2017 ont donc considérablement affaibli le code du travail, notamment en simplifiant les licenciements et en inversant la « hiérarchie des normes », pour instaurer le rapport de forces à l’échelle de l’entreprise, c’est-à-dire là où les salariés sont les plus faibles. Ensuite, les « marcheurs » ont encore accentué la « politique de l’offre », qui consiste à multiplier les cadeaux aux entreprises pour espérer susciter des embauches. Leur action en ce sens a été particulièrement forte : pérennisation du CICE – pourtant très peu efficace en matière de création d’emplois -, baisse des impôts de production, loi PACTE, flat tax ou encore baisse de l’impôt sur les sociétés (de 33,3% à 25% entre 2017 et 2022)…

Enfin, il s’agit « d’encourager le retour vers l’emploi » des chômeurs, considérés comme des fainéants ayant besoin d’être mis au pied du mur pour se lancer dans la recherche d’un travail. La récente réforme de l’assurance chômage, qui a profondément durci les conditions d’indemnisation et leurs montants, va pleinement dans ce sens. En cas de réélection, Macron prévoit de poursuivre cette chasse aux chômeurs, via une nouvelle réforme et la transformation de Pôle Emploi en « France Travail, annoncée comme un « changement profond ». En outre, en conditionnant le RSA à 15 à 20 heures de travail hebdomadaire, le chef de l’Etat entend étendre la logique du workfare, c’est-à-dire du travail obligatoire en échange d’allocations. Une logique qui rappelle les « jobs à un euro » d’Outre-Rhin, mis en place par le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder dans les années 2000, et dont le bilan social est déplorable. Un tel changement conduirait en effet à accroître le dumping social, puisque les personnes concernées seraient moins payées que les smicards à mi-temps. Quant à ceux qui refuseraient ces heures de travail, ils risquent de basculer encore davantage dans la pauvreté, alors que le RMI, l’ancêtre du RSA, visait au contraire à assurer un revenu minimal aux plus en difficulté.

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus

Pour justifier cette chasse aux chômeurs, les soutiens du chef de l’Etat ne cessent de mentionner les emplois non pourvus et de reprendre les témoignages de chefs d’entreprise ayant du mal à recruter. En somme, comme l’a résumé crûment Emmanuel Macron face à un chômeur en 2018, il suffirait de « traverser la rue » pour trouver un emploi. Si cette petite phrase est évidemment empreinte de mépris de classe, elle symbolise finalement bien la mauvaise foi du discours macroniste autour du travail. Les emplois non pourvus, estimés à environ 300.000, sont bien trop peu nombreux pour employer les 3,2 millions de demandeurs d’emplois de catégorie A recensés par Pôle Emploi. Ce dernier chiffre est d’ailleurs amené à augmenter à nouveau en cas de réélection du Président sortant, puisque repousser l’âge de départ à la retraite à 65 ans conduira mécaniquement de nombreux seniors au chômage plutôt qu’à la retraite. 

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte par ailleurs les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus. En effet, si certains secteurs ont indiscutablement des difficultés à recruter, les employeurs ont parfois une part de responsabilité : les conditions de travail, la rémunération, les trajets, les horaires, les possibilités d’évolution ou les diplômes demandés peuvent ne pas convenir aux salariés potentiels. Ce phénomène est par exemple particulièrement visible dans les « métiers du lien », où les salariés gagnent souvent bien moins que le SMIC malgré un dévouement considérable et des horaires à rallonge. Le secteur de l’hôtellerie-restauration connaît une situation similaire, le chômage forcé durant la crise sanitaire ayant conduit de nombreux employés à l’introspection sur leur travail et à plus d’exigences en matière de salaires et de conditions de travail lors de la reprise.

Allier plein emploi et protection des travailleurs

Faut-il en conclure que le plein-emploi est donc nécessairement inatteignable ? Ou que celui-ci ne pourrait se faire qu’en tordant le bras aux chômeurs pour les forcer à accepter n’importe quel emploi ? Non. Certes, la création d’emplois bas de gamme parvient à réduire le niveau d’inactivité. Mais elle a aussi pour conséquence de faire baisser le pouvoir d’achat – et donc la demande -, d’encourager le travail mal fait ou encore d’augmenter le nombre de maladies et d’accidents liés au travail, ce qui a des coûts importants pour la Sécurité sociale. Un tel scénario n’est donc pas souhaitable. Bien sûr, une adéquation parfaite entre les besoins des patrons et les souhaits des demandeurs d’emploi est impossible. Mais l’histoire économique nous rappelle que le chômage et la précarité de l’emploi n’ont rien d’une fatalité.

Le vivier d’emplois dans la reconstruction écologique et le renforcement des services publics est considérable.

Ainsi, face à un chômage de masse et à l’appauvrissement de la population américaine suite à la crise de 1929, le Président Franklin Delano Roosevelt (FDR) mit en place une protection sociale minimale et lança de grands projets pour relancer l’économie. Ce « New Deal » comportait bien sûr une vaste programme de construction d’infrastructures essentielles pour l’avenir du pays, telles que des routes, des barrages ou des réseaux électriques. Étant donné l’impréparation de nos sociétés face au changement climatique, de plus en plus violent, un programme similaire devrait aujourd’hui être une priorité. Concrètement, ce « Green New Deal » proposé par la gauche anglo-saxonne depuis quelques années consisterait à employer des millions de personnes pour isoler les bâtiments, améliorer les transports en commun, réparer les dégâts infligés à l’environnement ou encore préparer nos réseaux (électricité, eau, gaz, internet) aux impacts d’une météo de plus en plus folle. Le vivier d’emplois est donc considérable. Si la reconstruction écologique et le renforcement des services publics doivent être le cœur d’un nouveau « New Deal », d’autres professions y auraient également leur place. Par exemple, le monde artistique, très sévèrement affecté par la crise, fut fortement soutenu par FDR, via le Federal Arts Project. Concrètement, l’État employa directement 10.000 artistes, qui enseignèrent leurs savoirs dans les écoles et réalisèrent plus de 200.000 œuvres pour des bâtiments publics. Ici encore, un tel programme serait sans doute bien préférable au régime d’intermittent du spectacle.

Un autre aspect du New Deal mérite également l’intérêt : la garantie d’emploi. Mis en place aux Etats-Unis par le biais du Civilian Conservation Corps, ce dispositif a aussi été déployé en Argentine en pleine crise financière au début des années 2000 ou en Inde dans des régions rurales défavorisées. L’idée est simple : tout chômeur souhaitant travailler – c’est-à-dire l’écrasante majorité – se voit proposer un emploi. Pour définir le poste de travail, des réunions sont organisées au niveau local avec les employeurs, les chômeurs, les collectivités, les habitants et les syndicats pour définir les besoins non pourvus et voir comment les chômeurs pourraient y remédier. Loin d’être une forme de travail forcé et mal payé, comme le prévoit Emmanuel Macron pour les bénéficiaires du RSA, les personnes sous le régime de l’emploi garanti sont payées au salaire minimum, avec des cotisations.

La garantie d’emploi est de surcroît relativement simple à financer, grâce aux économies en matière d’indemnisations et pour les autres branches de la Sécurité sociale, ainsi qu’en supprimant les dispositifs tels que le CICE. Si une telle mesure soulève de vastes questions, elle permettrait néanmoins de briser la spirale destructrice du chômage et de répondre à de nombreux besoins inassouvis. Enfin, en établissant une garantie d’emploi, le chantage des employeurs au licenciement ferait beaucoup moins peur. Dès lors, un cercle vertueux de plein emploi et d’amélioration des conditions de travail pourrait se mettre en place. Tout le contraire, en somme, du dilemme entre exploitation et misère que promettent Emmanuel Macron et ses alliés.

Corse : pourquoi l’autonomie n’est pas la solution

La mort d’Yvan Colonna a embrasé la Corse. © Marius Petitjean pour LVSL

Les émeutes qui ont suivi l’attaque, puis le décès, d’Yvan Colonna ont conduit le gouvernement à proposer officiellement des négociations sur l’autonomie de l’île. Un tel statut serait pourtant doublement problématique : pour la France, il acterait la fin d’un modèle de solidarité nationale et d’unicité de la République, ouvrant la boîte de Pandore du nationalisme régional ; pour la Corse, il mettrait celle-ci aux mains d’une oligarchie locale qui n’a guère fait ses preuves depuis 2015. Une véritable solidarité nationale avec l’île et une enquête impartiale sur le décès de Colonna sont indispensables pour faire baisser la tension et éviter la balkanisation de la France.

Depuis une semaine, de violentes manifestations ont lieu en Corse. Celles-ci font suite à l’agression et au décès d’Yvan Colonna, reconnu coupable de l’assassinat du préfet Claude Erignac en 1998 et figure des groupes armés indépendantistes. Depuis, sous la pression populaire, le statut de détenu particulièrement surveillé (DPS, empêchant jusqu’ici le rapprochement pénitentiaire en Corse) a été levé d’abord pour Yvan Colonna le 8 mars avant son décès puis pour Alain Ferrandi et Claude Alessandri, tous deux membres du « commando Erignac » le 11 mars.

Le contexte nationaliste

Le retour de la violence de rue en Corse marque un tournant depuis l’arrivée au pouvoir de la coalition nationaliste en 2015. Au sein d’un paysage politique qui s’est encore recomposé aux dernières élections territoriales en 2021, les différents groupes politiques espèrent capitaliser sur cet événement autour de ce personnage clé du récit nationaliste, pour obtenir la « libération des prisonniers politiques » et « l’autonomie de plein droit et de plein exercice ». Sur fond de relations tendues depuis deux ans avec les autorités de l’État, marquées par des faiblesses et échecs successifs de la collectivité de Corse à peine masqués par les « gesticulations » de Simeoni (autonomiste, fondateur de « Femu a Corsica »), lui-même mordu aux talons par les autres formations nationalistes, plus radicales…

Gilles Simeoni semblait régner en maître sur la collectivité de Corse, depuis qu’il s’est débarrassé de ses encombrants comparses Jean-Guy Talamoni (indépendantiste, membre de « Corsica Libera ») et Jean-Christophe Angelini (autonomiste, membre de « Partitu di a Nazione Corsa »). Ces anciens alliés siègent désormais séparément, et non sans rancœur, du parti de Simeoni, et ont été rejointes en 2021 par une autre formation nationaliste : Core in Fronte, indépendantiste, largement critique du bilan jugé faible de Simeoni.

Ces formations nationalistes (regroupant 70% des suffrages aux dernières élections territoriales), comme l’ensemble de la classe politique insulaire sur les bancs de l’assemblée de Corse, réclamaient la levée du statut de DPS pour l’ensemble des membres du commando Erignac. Cette revendication nationaliste ancienne est reprise dernièrement par un collectif « L’ora di u ritornu » (« l’heure du retour », mené notamment par le fils d’Alain Ferrandi) dont une poignée de jeunes membres s’étaient introduits à la préfecture de Corse le 22 février 2021 et avaient été finalement expulsés manu militari. Le spectre de l’action violente, tant récusée par Simeoni commençait déjà à ressurgir, au sein d’une jeunesse issue des organes « préparationnaires » des partis nationalistes implantés à l’université de Corte, des « syndicats » étudiants, exclusivement de mouvance nationaliste plus ou moins prononcée, mais sans positionnement gauche-droite.

Mais au-delà, où en est la Corse après 7 ans de nationalisme ?

Loin de la sympathie guévaro-trotskiste des militants de la première heure qui mêlaient à leur combat contre la « France coloniale » dans les années 70-80 celui d’un reversement social alter-mondialiste au sein de cette société clanique méditerranéenne où les dynasties de propriétaires terriens se succédaient au pouvoir politique, le nationalisme de Gilles Simeoni est bourgeois. Centriste, urbain, avec un accent identitaire moins affiché, il manie les allers-retours avec la ligne originelle (« anti-coloniale », rurale, quasi-xénophobe, issus de classes sociales prolétarisées) avec une souplesse qui s’est dégradée à mesure de son installation au pouvoir. Nombre de communications de militants historiques « retraités » du FLNC publiées dans la presse se montrent ainsi critiques de l’action des nationalistes élus sur les autres fondamentaux : urbanisation galopante, renforcement des oligarques locaux, tourisme effréné…

Si les nationalistes étaient attendus comme ceux qui mettraient enfin un terme à la défaillance généralisée de la classe politique traditionnelle corse, vassalisée auprès de partis continentaux, sans discours politiques, ils ont fortement échoué sur ce point. Un clan a remplacé l’autre, c’est l’ère du « néo-clan ».

La composition même du parti de Simeoni a considérablement évoluée ces dernières années, comme autant de signes clairs envoyés aux électeurs, dans une île où la présence « au côté de » dit plus de chose qu’un programme électoral : anciens « giacobbistes » (Paul Giacobbi, ancien président PRG du conseil exécutif de Corse de 2010 à 2015) recyclés : promoteurs immobiliers, patrons locaux, cadres territoriaux, portes flingue de tel ou tel oligarque… Et toujours moins de militants de la première heure.

Clientélisme et népotisme

Pour beaucoup sur l’île, il a vite repris les recettes du clanisme tant honnis, comme si la volonté de conserver le pouvoir dépassait l’un des piliers du nationalisme 2.0 : l’anti-clanisme. En effet, si les nationalistes étaient attendus comme ceux qui mettraient enfin un terme à la défaillance généralisée de la classe politique traditionnelle corse, vassalisée auprès de partis continentaux, sans discours politiques, ils ont fortement échoué sur ce point. Un clan a remplacé l’autre, c’est l’ère du « néo-clan ».

Le renouveau attendu n’aura donc jamais été appliqué sur l’île. Pour ce qui est gestion de la collectivité, celle-ci est toujours autant déficitaire, endettée et les dépenses de fonctionnement sont très largement supérieur aux investissements : 73% contre 27% pour l’investissement public insulaire. Il faut dire qu’un emploi sur cinq provient de la collectivité, ce chiffre ayant augmenté significativement depuis la victoire des autonomistes en 2015 pour atteindre le nombre de 4420 agents en 2021. Malgré une augmentation du PIB régional plus importante que dans d’autres régions françaises, l’île reste la région la plus pauvre de France, les infrastructures publiques tombent en ruine et les denier publics sont toujours aussi mal gérés.

Cette embellie économique ne profite qu’à un cercle très restreints d’entreprises et d’hommes d’affaires surfant sur les situations quasi-monopolistiques d’un grand nombre d’entreprises dans le secteur du traitement des déchets, du BTP, de la grande distribution ou de l’agroalimentaire. Or, la majorité territoriale ne s’est nullement occupée de casser ces monopoles ou de réformer son fonctionnement. Pire, celle-ci aura récemment approuvé un rapport visant à maintenir les inégalités patrimoniales à la succession au profit des grands patrimoines immobiliers (en lien avec la fin annoncé des abattements de droits de succession en 2028, régime dérogatoire propre à la Corse).

Cette absence de rupture avec les mesures libérales et de consolidation de l’oligarchie locale se marie avec le « business as usual » et les anciennes pratiques frôlant le conflit d’intérêt. Un exemple parlant de pratique de « l’ancien monde » est celui de l’affaire « de la Fibre optique » corse. Ce marché monopolistique attribué contre toute attente à SFR aux dépens d’Orange, opérateur historique sur l’île, et de Covage, spécialisé dans la construction de fibre optique, n’aurait pas autant fait grincer des dents s’il ne faisait pas un pont d’or à l’entreprise « Corsica Fibra », créé pour l’occasion avec, entre les lignes, le recrutement pour l’occasion du frère de Gilles Simeoni, Marc, au sein de l’exécutif local de SFR. Le divorce de « Corse GSM » et SFR, validé par la Collectivité de Corse en 2021 au profit d’un entrepreneur s’étant attaché les services de Marc Simeoni a également suscité les questions et des tags injurieux sur les façades d’SFR visant Simeoni sur une île où tout se sait, mais rien ne se dit publiquement. Une affaire qui relance les soupçons autour des marchés publics corses longtemps sujet aux conflits d’intérêts et aux affaires mafieuses.

Une situation explosive

C’est donc dans ce brasier de pauvreté et de désespoir social que le feu s’allume avec l’agression violente d’Yvan Colonna en prison à Arles dans un premier temps, puis avec son décès le lundi 21 mars dernier. Yvan Colonna était un membre avéré d’un commando ayant assassiné dans des circonstances macabres le préfet Claude Erignac, en 1998. Un assassinat ayant eu pour conséquence une marche blanche le lendemain de l’événement rassemblant plus de 40 000 personnes. Le criminel est alors quasi-unanimement mis au ban de la société, tant son geste fou discrédite durablement la rhétorique nationaliste.

C’est dans ce brasier de pauvreté et de désespoir social que le feu s’allume avec l’agression violente d’Yvan Colonna en prison à Arles.

Mais l’État, à travers une enquête désastreuse et une procédure rocambolesque, ouvre des brèches pour une réhabilitation inespérée du commando, repeint en victimes d’une « vengeance » par les avocats d’un procès où le nationalisme corse peut tout perdre. Et le miracle se produit, grâce au récit victimaire de la défense, où l’on retrouve Gilles Simeoni à la barre, ainsi que l’actuel ministre de la justice Eric Dupont-Moretti.

Il n’en faut pas plus pour ressaisir les troupes sur fond de récit identitaire où le droit serait bafoué en raison de l’origine corse des accusés. Fusent, toute honte bue, les « Yvan, gloria a tè » et les soutiens publics face à ce qui parfois, il faut le reconnaître, tient du véritable acharnement judiciaire. Seulement en s’opposant à l’irrégularité de la procédure, les nationalistes corses en profitent également pour réhabiliter l’homme et son geste. Pour une génération entière, Colonna est donc un « martyr de la cause nationale », niant même son implication dans l’assassinat, pourtant avérée. Le refus des autorités gouvernementales de lever le statut de DPS pourtant acquis devient ensuite la nouvelle bataille pour la « justice ».

Cette génération est aujourd’hui entrée à l’assemblée de Corse. Et pour cause, Colonna lui a servi de tremplin dans le système de sélection du mouvement nationalisme : celui de la violence étudiante organisée autour des syndicats de l’université de Corte dont sont issus tous les « responsables » politiques nationalistes (souvent sans avoir jamais exercé le moindre métier ni obtenu leur diplôme). Ceux qui ne se sont pas illustré par des faits de violence (vites repeints en martyrs et prisonniers politiques) ne sont autres que les « fils de » pour qui l’accession aux fonctions est plus aisée.

« Sept ans de dialogue institutionnel, de négociations, moins efficaces que 7 jours d’émeute ». C’est en ces termes que les mouvements concurrents Core in fronte et Corsica Libera, tous deux indépendantistes, résument la situation.

Ainsi, quand Yvan Colonna est ignoblement passé à tabac par un co-détenu islamiste radicalisé, pas question de laisser passer l’occasion de faire ses preuves. Tout le monde le sait, des lycées aux bancs de la fac : des occasions comme celle-ci n’arrivent que tous les 10 ans. La xénophobie, la violence et le complotisme s’affichent depuis sans état d’âme, avec le soutien des médias locaux – certains journalistes reconnus de l’île, tels que Jean-Vitus Albertini, étant des anciens du FLNC – , pour certains à la main de l’oligarchie locale qui voit les nationalistes comme un facteur de l’affaiblissement de l’État, propice aux affaires. Gilles Simeoni en tête, accusant publiquement l’État d’avoir commandité l’agression ; n’hésitant pas à se faire menaçant à travers une exclamation « on sait d’où on vient » (faisant référence au rôle de son père Edmond dans l’occupation de la cave d’Aleria en 1975). Dans le cortège des manifestations, à Corte puis à Bastia, le message dépasse largement la demande, légitime, d’un traitement impartial du commando Erignac : « État Français assassin », « Français de merde », « I Francesi Fora » « Français = sous-race » : le vernis craque sous le poids de la haine et d’une apologie à peine voilée du terrorisme.

« Sept ans de dialogue institutionnel, de négociations, moins efficaces que 7 jours d’émeute ». C’est en ces termes que les mouvements concurrents Core in fronte et Corsica Libera, tous deux indépendantistes, résument la situation à quelques heures de la manifestation de Bastia. Car, suite aux événements de Bastia et de Corte, un démon s’est bel est bien réveillé en Corse, celui de la violence, et même de la violence essentialiste : sous l’apparence d’une « francophobie », les partisans d’une France unie ou ceux qui n’ont pas de liens familiaux sur plusieurs générations en Corse sont stigmatisés par une partie du mouvement nationaliste.

Une autonomie dangereuse

Car si les nationalistes se targuent d’une légitimité électorale, la question de l’autonomie et du rôle de la collectivité de Corse divisent au sein de la société insulaire et n’a jamais fait l’objet d’un questionnement et d’un débat démocratique frontal et via une parole libérée. La moindre des choses avant d’envisager une évolution institutionnelle est de comprendre la dynamique du territoire et ses enjeux. Or, tout conduit à penser que la Corse devrait revenir dans un régime moins décentralisé. Une meilleure application de la loi, la réalisation des objectifs de politique publique et un développement plus harmonieux ne seront pas possibles en conférant toujours plus de marges de manœuvre à l’île. Car si la gestion ubuesque des nationalistes de la collectivité peut interroger, naturellement, le problème est en réalité structurel : entre soi, corruption, pression mafieuse, effet d’aubaine et conflits d’intérêt sont le lot quotidien des élus et de la fonction publique territoriale insulaire. Une véritable solidarité nationale, pas seulement financière mais également législative et humaine, est donc nécessaire de la part de la France à l’égard de la Corse.

L’analyse des mouvements régionalistes européens prouve qu’accorder des statuts dérogatoires aux régions nourrit les velléités sécessionnistes.

En outre, l’autonomie apparaît également comme la dynamite qui pourrait faire exploser le pays, en rompant non seulement avec le principe constitutionnel d’une République une et indivisible mais en étant également le cheval de Troie d’une dislocation progressive de la France. L’analyse des mouvements régionalistes européens prouve qu’accorder des statuts dérogatoires aux régions nourrit les velléités sécessionnistes. Au Royaume-Uni, le cas de l’Ecosse, à qui l’État a accordé au fur et à mesure davantage d’autonomie, a alimenté les demandes toujours plus fortes des ethno-régionalistes gallois. Cette compétition résultant dans la situation que nous connaissons aujourd’hui : des régions britanniques toujours plus autonomes et une Ecosse demandant aujourd’hui une indépendance vis-à-vis du royaume britannique, accentuée par la sortie de ce dernier de l’Union européenne. Un scénario déjà en œuvre en France, les ethno-régionalistes alsaciens et bretons ayant déjà réagi à la proposition de discuter l’autonomie pour la Corse, en demandant le même statut.

En l’occurrence, le statut demandé par les autonomistes est hérité d’une France coloniale. L’article 74, centre des tractations entre une partie des autonomistes et l’État, a pourtant été accordé aux actuelles collectivités françaises d’Outre-mer et anciennes colonies comme Wallis et Futuna, historiquement autonomes à l’époque coloniale et dont le statut a peu évolué. Or, la Corse, depuis son rattachement à la République française, a toujours été considérée comme une région pleine et entière de la métropole française, dotée consécutivement d’un département unique au 19ème siècle, puis de deux départements en 1975, et est donc traitée de la même façon que le département du Rhône ou de Belfort. Profitant pleinement de la solidarité nationale, les salariés corses cotisant avec les salariés du Havre et du Midi pour profiter des mêmes retraites et de la même Sécurité sociale. Ce qui, dans le cadre d’une région aussi pauvre que la Corse, est bénéfique à l’ensemble de l’île qui n’aurait rien à gagner à se couper progressivement de la solidarité des continentaux… En particulier pour les salariés les plus pauvres et les populations les plus fragiles.

L’exemple même qu’une partie des problèmes corses pourraient être traités à l’échelle nationale est celui de l’accès à l’immobilier en Corse. En février dernier, les nationalistes plaidaient, dans le cadre du statut actuel, pour instaurer une taxation anti-spéculative sur l’île. Une mesure rejetée car considérée comme anticonstitutionnelle par Jacqueline Gourault, alors ministre en charge de la cohésion des territoires. Or, si cette mesure s’avérait efficace, pourquoi son application se limiterait-elle à un territoire particulier alors que la crise liée à la spéculation immobilière est un problème national, partagé par bon nombre de régions comme le montre l’exemple breton ? C’est là toute la manipulation ethno-régionaliste, détournant des problèmes concrets pour les insérer dans un discours ethnique. Jean-Félix Acquaviva, député nationaliste et cousin de Gilles Simeoni en charge de cette proposition de loi, n’a ainsi pas hésité à parler « d’indiens dans la réserve » pour évoquer les citoyens insulaires.

Selon lui, « une société, ce n’est pas un agrégat informe d’individus, ce n’est pas la coexistence plus ou moins pacifique de communautés », faisant à demi-mots une critique applicable à son propre discours. La France ne peut être l’agrégation de plusieurs identités nationales locales, comme le souhaitent les nationalistes corses.

En Corse, personne n’est dupe sur la finalité de la question autonome : si celle-ci est atteinte, l’étape d’après sera l’indépendance. La jeunesse du pays étant formée par les organisations indépendantistes, qui pèsent déjà 15% des voix au premier tour des élections territoriales et 26% au second tour en étant alliés au « Parti de la nation Corse ». L’autonomisme n’étant plus une finalité lorsque celle-ci sera atteinte, elle laissera place aux demandes toujours radicales de cette frange du mouvement nationaliste corse qui aura bercé les générations futures dans un climat de crise sociale, identitaire et environnementale très forte.

L’autonomie n’est qu’une solution de façade, puisqu’elle prône un désengagement de l’État toujours plus poussé, phénomène pourtant à la source de nombreux maux de l’île et de sa société.

Il est compréhensible que le discours autonomiste prenne racine là où l’abandon de l’État est le plus criant. Le souhait, toujours plus fort, d’une gestion autonome et locale des affaires publiques apparaît comme une solution face aux désordres du néolibéralisme, au mépris des gouvernements et à l’urgence écologique, en particulier dans une région où l’identité locale est résolument conservatrice, sur les mœurs comme sur la préservation de l’environnement. Or, l’autonomie n’est qu’une solution de façade, puisqu’elle prône un désengagement de l’État toujours plus poussé, phénomène pourtant à la source de nombreux maux de l’île et de sa société. Des problèmes partagés par une grande partie de la population des banlieues populaires à celles des régions désindustrialisées… Au final, l’autonomie n’est que l’autre nom du repli sur soi voulu par les ethno-régionalistes. Ceux-ci profitent des problèmes insulaires pour faire avancer un discours – sous couvert d’une identité culturelle incompatible avec la France – en faveur d’une sécession de l’île vis-à-vis des Français. Ces Français avec qui, pourtant, la Corse actuelle s’est construite et a évolué, faisant de l’île la région la plus riche de Méditerranée de l’Ouest.