« Il y a un intérêt collectif à poursuivre la NUPES » – Entretien avec Laura Chazel

Discours de Jean-Luc Mélenchon lors de la Convention de la NUPES le 7 mai 2022. © Hugo Rota

Un an après son entrée en force à l’Assemblée nationale, la NUPES semble déjà appartenir au passé. A l’exception de la France insoumise, qui souhaite reconduire l’alliance pour les élections à venir, tous les partis entendent proposer leur propre liste aux européennes de 2024. Si chaque parti entend se distinguer de ses alliés, les divergences stratégiques sur la question européenne sont également souvent mises en avant comme raison du retour à une gauche divisée. Qu’en est-il vraiment ? Dans une note pour la fondation Rosa Luxembourg, la politiste Laura Chazel étudie l’évolution des programmes des quatre partis et leurs votes au Parlement européen. Selon elle, la théorie des « deux gauches irréconciliables » est désormais dépassée, la proximité idéologique étant de plus en plus forte. La chercheuse plaide donc pour la poursuite de la NUPES, qui serait dans l’intérêt de chaque parti et leur permettrait de peser face aux blocs libéral et d’extrême-droite. Entretien.

LVSL : Votre note débute par le fait qu’une nouvelle phase politique aurait été ouverte à partir de 2020, avec la crise sanitaire, puis la crise énergétique causée par la guerre en Ukraine. Selon vous, ces deux événements ont conduit à des réformes importantes de l’UE, par exemple sur les questions environnementales ou le fédéralisme budgétaire qui vont dans le sens des demandes portées depuis longtemps par la gauche. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Laura Chazel : Je n’irai pas jusqu’à parler de réformes majeures, mais trois événements pourraient être à l’origine d’un nouveau cycle politique au niveau européen : l’accélération du changement climatique et la prise de conscience de ses effets, la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine. Pour faire face à ces crises, l’UE et ses États-membres ont pris des mesures inédites. On peut notamment citer le Pacte vert pour l’Europe, le retour de l’État-providence durant la crise sanitaire, le plan de relance « NextGenerationEU », la suspension du pacte de stabilité et de croissance (traité d’austérité, ndlr), des interventions nationales et européennes sur le prix de l’énergie ou encore la taxe sur les superprofits.

« Ce que j’essaie de dire, c’est que ces crises ont affaibli le sens commun néolibéral, qui avait notamment prévalu durant la crise de la zone euro et avait entraîné des politiques d’austérité. »

Bien sûr, de nombreuses critiques peuvent et doivent être apportées à toutes ces mesures qui ne sont pas à la hauteur des crises que nous traversons. Par exemple, le Pacte vert ne rompt pas avec les logiques du libre-échange, ou encore des contreparties néolibérales, sous forme de réformes structurelles, sont demandées aux États-membres dans le cadre du plan de relance. On a aussi vu des multinationales polluantes profiter de subventions européennes. De même, le retour de la rigueur est prévu pour 2024. La gauche ne peut donc pas encore crier victoire. Ce que j’essaie de dire, c’est que, malgré la domination de la droite au Parlement européen, ces crises ont affaibli le sens commun néolibéral, qui avait notamment prévalu durant la crise de la zone euro et avait entraîné des politiques d’austérité.

LVSL : En effet, ces réformes restent cependant très mineures pour l’instant et pas du tout à la hauteur des crises que nous traversons. Peut-on néanmoins espérer qu’elles ouvrent une fenêtre d’opportunité pour la gauche ?

L. C. : Effectivement, il n’y a pas eu de changement drastique au niveau européen. Je ne suis pas naïve : toutes ces mesures ne signifient pas la fin du dogme néolibéral, de l’austérité ou de la logique de marché. Mais des principes défendus par la gauche jugés irréalistes il y a encore peu de temps entrent désormais dans le sens commun. Cela ne signifie pas que la bataille culturelle est gagnée, mais plutôt qu’une fenêtre d’opportunité s’est ouverte pour la gauche, et qu’elle doit être saisie rapidement. Si nos adversaires politiques reprennent nos idées ou notre lexique politique – comme le « Green New Deal » promu par Alexandria Ocasio-Cortez –  on peut, bien sûr, crier à la récupération politique, mais dans la note, j’envisage plutôt cela comme un moment clé pour la  réarticulation de l’hégémonie culturelle autour de nouveaux principes et comme une occasion pour la gauche d’imposer son récit dans l’espace public.

LVSL : À l’aide d’une vaste base de données, vous analysez les évolutions des programmes nationaux du PS, du PCF, d’EELV et de LFI depuis le milieu des années 2000. Selon vous, il y a eu deux moments de rupture importants : le référendum de 2005 et le quinquennat de François Hollande. A chaque fois, une fracture entre « deux gauches irréconciliables », l’une radicale et l’autre néolibérale, apparaît. Est-on toujours dans cette phase, ou les choses ont-elles changé, du moins dans les programmes électoraux ?

L. C. : La donne a un peu changé. Il y a une première phase, au moins de 2005 à 2017, durant laquelle la gauche s’est fortement divisée, sur toutes les dimensions (européenne, économique, sociale, culturelle, environnementale, internationale). On avait alors, d’un côté, EELV et le PS et, de l’autre, LFI et le PCF, qui se sont opposés sur la construction européenne – notamment sur le TCE – et sur le quinquennat du socialiste François Hollande, qui a été analysé comme un « virage à droite » de la social-démocratie et a renforcé l’idée de « deux gauches irréconciliables ».

La politiste Laura Chazel.

Mais l’analyse quantitative et qualitative des programmes des quatre partis en question montre qu’à partir de 2014, les divergences commencent à diminuer. Par exemple, LFI et le PCF deviennent plus favorables à l’intégration européenne, tandis qu’EELV devient plus critique des politiques néolibérales de l’UE et que le PS commence à se diviser en interne. Les programmes pour l’élection présidentielle de 2022 confirment ces résultats et surtout le programme partagé de la NUPES montre cette trajectoire convergente entre ces partis. La Sixième République, le SMIC à 1500€ net, la retraite à 60 ans, le gel des prix des produits de première nécessité, la planification écologique forment désormais un socle commun. Le rapprochement se fait sur toutes les dimensions : l’ambition de « radicaliser » la démocratie libérale, pour reprendre l’expression de Chantal Mouffe ; l’écologie, avec le « verdissement » de la gauche radicale ; ou encore un programme plus social de la part d’EELV et du PS. Bref, la parenthèse ouverte en 2005 s’est refermée en 2022. 

Il faut aussi ajouter que cette convergence s’est faite notamment autour de LFI, qui est devenue hégémonique à gauche en 2017 puis en 2022, tandis que la social-démocratie a été balayée avec le mandat de François Hollande. On voit que le programme de la NUPES reprend largement celui de LFI, car c’est celui que les électeurs de gauche ont plébiscité.

LVSL : Vous effectuez aussi une comparaison des votes au Parlement européen lors du dernier mandat, débuté en 2019. L’analyse de ces votes, bien que le PCF ne soit pas représenté car il n’a plus d’élus européens, fait apparaître une forte convergence sur de nombreux points (questions de genre, respect de l’Etat de droit, et dans une moindre mesure, sur les questions économiques et environnementales). Finalement, quels sont les enjeux sur lesquels les différences restent les plus fortes ?

L.C. : Déjà, il était important de regarder ces votes pour savoir ce qui se passait concrètement dans l’arène politique européenne, au-delà des programmes et des divergences qui sont souvent mises en avant par les uns et les autres pour se différencier. Je me suis appuyée sur près de 15.000 votes, répartis en 21 catégories. Le résultat est celui d’une assez forte cohésion : 76% entre LFI et le PS, 91% entre LFI et EELV et 86% entre le PS et EELV. Cette convergence s’observe sur à peu près tous les sujets, y compris les questions liées aux institutions européennes. L’opposition un peu réductrice entre le PS et EELV, qui seraient très pro-européens, et LFI qui serait anti-européen est donc à nuancer, car, dans les faits, ils votent de manière similaire.

Analyse des votes des partis de gauche français au Parlement européen depuis 2019. © Fondation Rosa Luxembourg

En matière de politiques internationales, les divergences restent importantes, par exemple sur la question des rapports de l’UE avec les États-Unis. Malgré tout, l’analyse montre tout de même des taux de votes identiques non négligeables : 58% entre LFI et le PS, 64% entre LFI et EELV et 83% entre EELV et le PS. Sur la guerre en Ukraine, contrairement à ce qui a été fortement mis en avant, la convergence est forte. Les trois partis ont ainsi tous voté en faveur de 29 rapports concernant la guerre. La différence se voit surtout entre le soutien militaire demandé par EELV et le PS, par rapport à la nécessité de faire pression pour une sortie diplomatique de la guerre, soutenue par LFI.

LVSL : Concernant ces points de divergence, vous évoquez de possibles compromis, telle que la création d’une défense européenne autonome de l’OTAN, un élargissement de l’UE conditionné à une convergence fiscale et sociale, la démocratisation de l’UE etc. Si ces positions semblent possibles, voire souhaitables sur le papier, n’est-il pas un peu naïf de penser qu’elles pourront être appliquées ?

L. C. : Ces possibles compromis ne seront certes sans doute pas directement appliqués. Mais les divergences souvent mises en avant par les médias de masse et les politiques eux-mêmes se résument souvent à de simples stratégies de différenciation. Compte tenu de la forte convergence programmatique entre les quatre partis et de ces compromis possibles, la division entre « pro » et « anti » UE est en réalité assez artificielle, ou du moins très réductrice. De même pour l’opposition entre « gauche  viandarde » représentée par Fabien Roussel et une « gauche soja » qui serait incarnée par EELV.

Les quatre partis ont mené des stratégies de campagne identitaires (c’est-à-dire faisant appel à l’identité propre de chaque parti, ndlr) afin de se distinguer de ses concurrents, alors qu’ils votent globalement la même chose au Parlement européen, et que l’on trouve de fortes similarités dans leurs programmes nationaux. Même si ces divergences seront sans doute difficiles à dépasser, je pense que ces forces ont une responsabilité à travailler ensemble, étant donné leur cohésion générale et la nécessité de faire bloc pour battre les libéraux et endiguer la montée de l’extrême-droite.

LVSL : En effet, chaque parti cherche à se distinguer des autres et met en avant sa singularité sur les points de désaccord. On le voit bien en ce moment : la FI souhaite la poursuite de la NUPES, les Verts veulent partir seuls aux européennes, le PCF de Fabien Roussel est assez critique de l’alliance et le PS est divisé. La désunion et le retour à ces stratégies de différenciation ne sont-ils pas inéluctable ?

L. C. : Au-delà du programme commun et des compromis dont nous parlions, la poursuite de l’alliance est aussi dans l’intérêt individuel de chaque parti. Bien sûr, il est légitime que le PS, le PCF et EELV ne souhaitent pas voir leur identité diluée dans celle de la NUPES, dominée par LFI. Mais la survie de leur identité ne nécessite pas forcément de candidatures individuelles. Par exemple, les quatre partis pourraient siéger dans leur propre groupe européen, tout en formant, comme à l’échelle nationale, un intergroupe qui leur permet de mener des batailles communes. On peut aussi repenser un peu l’équilibre des forces au sein de la NUPES : LFI a ainsi proposé la tête de liste aux européennes aux Verts.

« Les observations faites à l’étranger plaident dans l’intérêt d’EELV, du PCF et du PS à faire partie d’une alliance. »

Par ailleurs, à moyen terme, les observations faites à l’étranger plaident dans l’intérêt d’EELV, du PCF et du PS à faire partie d’une alliance. Par exemple, la social-démocratie ne pourra renaître de ses cendres que par un rapprochement avec la gauche radicale. Les cas grec et français montrent qu’une social-démocratie qui persévère dans le néolibéralisme est condamnée, alors que le PSOE espagnol de Pedro Sánchez, qui a opéré une certaine rupture avec le libéralisme de Zapatero et a tendu la main à Podemos, obtient depuis de très bons résultats électoraux et a réussi à conquérir le pouvoir.

En ce qui concerne les Verts, il faut d’abord noter que LFI a déjà un programme très écologique et qu’EELV n’est pas propriétaire des électeurs préoccupés par ces questions. En quittant la NUPES, EELV prendrait donc le risque de prendre ses distances avec son électorat marqué à gauche et d’adopter une posture plus centriste. C’est ce qui s’est passé au début du mandat de François Hollande et les Verts y ont perdu beaucoup d’électeurs. On voit aussi ça en Allemagne depuis 2021, où l’entrée dans la coalition « en feu tricolore » des Grünen avec le SPD et les libéraux (FDP), en 2021, les a forcés à des concessions importantes sur les questions énergétiques, d’où une déception des militants et sympathisants.

Enfin, concernant les communistes, le PCF a soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon aux élections présidentielles de 2012 et de 2017 et les points de désaccords historiques portaient moins sur le programme que sur la structure organisationnelle et la survie du parti politique. Le succès de la stratégie de différenciation poursuivie par Fabien Roussel peut être questionné compte tenu de son score d’à peine plus de 2%.

LVSL : On parle pour l’instant beaucoup des élections européennes car ce sont les prochaines qui arrivent, mais en réalité, elles sont assez secondaires dans le système politique français par rapport à la présidentielle, notamment car la participation y est plutôt faible. En outre, les européennes se jouent paradoxalement beaucoup sur des enjeux nationaux. Finalement, le véritable enjeu d’une potentielle union en 2024 n’est-il pas d’arriver devant Renaissance et le RN et donc de se présenter comme une alliance solide, capable de gouverner pour 2027 ?

L. C. : Oui. Il y a à la fois un intérêt collectif pour 2024 et un intérêt de plus long terme. Sur ce sujet, je m’appuie notamment sur les travaux du politiste Pierre Martin, qui a montré, qu’à partir de 2015, trois blocs émergent dans les systèmes politiques européens : une gauche « démocrate-écosocialiste », un centre « néolibéral- mondialisateur » et une droite « conservatrice- identitaire ». Le premier intérêt de la consolidation de la NUPES réside dans le fait qu’à moyen et long terme, une stratégie d’alliance peut permettre une consolidation du bloc progressiste de gauche aux niveaux national et européen et ainsi favoriser l’opposition aux forces libérales et réactionnaires.

« La NUPES pourrait arriver devant Renaissance et le Rassemblement national en 2024. Ce serait un moyen important pour se positionner comme première force alternative pour la présidentielle. »

D’après les sondages, la NUPES pourrait arriver devant Renaissance et le Rassemblement national en 2024. Ce serait un moyen important pour se positionner comme première force alternative pour la présidentielle, sachant qu’il n’y a que deux places pour le second tour. Par ailleurs, durant toute la séquence autour de la réforme des retraites, la NUPES a été unie, à l’Assemblée et dans la rue, contre le centre libéral de Macron et la droite radicale de Le Pen. Si différentes listes de gauche se présentaient, cela brouillerait ce message d’unité et entraînerait sans doute de l’incompréhension chez les électeurs, notamment les moins politisés. Cela pourrait aussi donner l’impression que les enjeux partisans priment sur l’adoption de politiques publiques démocratiques, sociales et écologiques, c’est-à-dire ce que réclament les électeurs de gauche. 

Enfin, le contexte plaide pour une alliance. D’une part, parce que le bloc libéral s’érode et que l’extrême-droite est pour l’instant bien placée pour prendre le pouvoir. D’autre part, car la fenêtre d’opportunité dont nous parlions précédemment doit être saisie rapidement.

Bernard Friot : « La souveraineté populaire sur le travail est une urgence »

Friot
Bernard Friot © Pablo Porlan | Hans Lucas

Alors que la rentrée politique a été marquée par un regain d’intérêt pour la question du travail, nous nous sommes entretenus avec Bernard Friot, sociologue du travail et économiste qui milite pour « émanciper le travail ». Professeur émérite à l’université Paris-Nanterre, Bernard Friot est aussi à l’initiative de l’Institut européen du salariat et de Réseau salariat, qui défend l’idée d’un « salaire à la qualification personnelle ». Dans cet entretien, il revient sur le début du deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron et sur les perspectives politiques qui s’offrent à la NUPES, mais aussi sur les moyens qu’il promeut pour raviver la citoyenneté et garantir la souveraineté populaire sur le travail.

LVSL : Tout au long du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, vous avez fait partie des voix critiques qui se sont élevées contre sa politique sociale et économique. Comment avez-vous accueilli sa réélection à la présidence de la République ? Pensez-vous que celle-ci aurait pu être évitée ?

Bernard Friot : Je pense exprimer une opinion commune en disant que la réélection d’Emmanuel Macron aurait peut-être pu être évitée si la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (NUPES) s’était réalisée avant le premier tour de l’élection présidentielle et non après. Étant donnée la détestation de Macron dans notre pays, la qualification de Jean-Luc Mélenchon pour le second tour aurait peut-être enclenché une dynamique permettant son élection. Étant entendu que cette victoire électorale inattendue n’aurait eu de sens qu’accompagnée d’une mobilisation des travailleurs, comme pour le Front populaire. Sinon elle aurait été suivie d’un échec de plus pour la gauche, car on ne sort pas de l’État capitaliste par les urnes.

En tout cas, la présence de Mélenchon au second tour nous aurait préservé de la spectaculaire progression du Rassemblement national (RN) aux législatives : avoir empêché sa qualification est une faute politique majeure. Membre du Parti communiste français (PCF), je me suis formellement opposé à l’orientation du congrès de 2018 qui a décidé d’en finir avec le Front de gauche et de privilégier une stratégie identitaire, ce qui est un réflexe mortifère pour un parti en déclin. En être réduit à se saisir de la présidentielle comme d’une tribune signale une terrible perte d’audience. Comme le PCF était avec la France insoumise (LFI) au premier tour de 2017, il est évident que parmi les 800 000 voix de Fabien Roussel figurent les 400 000 qui ont manqué à Mélenchon en 2022. Pire, sa non qualification a été postulée dès le départ en donnant curieusement crédibilité aux sondages : Roussel est entré en campagne en répétant que la gauche ne serait de toute façon pas au second tour.

« Nous vivons dans une caricature de démocratie politique qui gangrène par ailleurs la vie des partis. »

Cela dit, parmi les facteurs de la réélection de Macron, il n’y a pas que l’attitude irresponsable des partis socialiste, communiste et écologiste vis-à-vis de LFI – et, symétriquement, bien des pratiques discutables de LFI en matière d’union. Sa réélection tient, plus profondément, au fonctionnement-même de l’élection présidentielle. Regardez comment les principaux médias ont méticuleusement organisé, depuis 2017 et dans la campagne du premier tour, le fait que Marine Le Pen soit la seule opposante à Emmanuel Macron, avant de s’écrier d’une seule voix, avant le second tour, qu’il fallait faire barrage au RN. Nous vivons dans une caricature de démocratie politique qui gangrène par ailleurs la vie des partis : nous voici maintenant au parti communiste avec un Fabien Roussel, bon communicant, qui entend bien occuper toute la place « au service de la notoriété du parti », évidemment, alors que c’est de plus d’horizontalité, de débat interne, d’intelligence collective effectivement à l’œuvre, dont nous avons absolument besoin.

Les signes se multiplient au contraire d’une volonté de faire du PCF le « parti de Fabien », de prolonger le funeste one man show propre à une campagne présidentielle dans une tournée régionale de « celui auquel les Français identifient le PCF » alors que l’enjeu est au contraire que le parti contribue à la suppression des chefs et des figures emblématiques dans la vie politique. Sur ce terrain démocratique décisif pour la conquête du pouvoir par en-bas fondatrice de la dynamique communiste, bien des associations sont très en avance sur le PCF comme sur tous les partis d’ailleurs, que la logique de l’élection présidentielle transforme en troupes au service de la notoriété d’un candidat. L’élection du président au suffrage universel est un cancer, elle doit impérativement être supprimée !

LVSL : En tant que militant communiste, quel regard portez-vous sur la dynamique de rassemblement autour de la NUPES, et sur sa capacité à constituer un véritable contrepoids parlementaire au pouvoir présidentiel détenu par Emmanuel Macron ?

B. F. : Tout d’abord, rappelons que Jean-Luc Mélenchon et LFI, mais aussi l’ensemble des forces de gauche qui composent la NUPES, s’inscrivent dans la logique présidentielle y compris pour réformer la Constitution. Jean-Luc Mélenchon n’a jamais non plus renié son allégeance à François Mitterrand. Et chacun sait que sa capacité à inscrire son action dans un processus de décision collective est limitée. Beaucoup de choses pourraient être discutées sur ce point.

« L’union de rupture avec le capitalisme n’a de sens que si la NUPES est l’expression politique de la multiplicité des initiatives alternatives au capitalisme et suscite le mouvement social de prise de pouvoir sur le travail, sans lequel les victoires électorales de gauche sont des illusions. Ce sont les occupations d’usines et les grèves de 1936 qui ont permis les principales réalisations du Front populaire. »

Toujours est-il que c’est à Jean-Luc Mélenchon et à LFI que nous devons la très heureuse nouveauté de la NUPES, comparée à « l’union de la gauche » des dernières décennies : l’union s’opère enfin sur une base de rupture avec le capitalisme. C’est considérable, quand on sait le désastre pour la crédibilité populaire de la gauche qu’a été le gouvernement de « gauche plurielle » de Jospin : Hollande y a certes ajouté sa touche par la suite, mais il n’a jamais fait qu’achever le travail commencé avec le tournant de la rigueur de Mitterrand, mis sur les rails avec Rocard et accompli avec Jospin. Dans le champ que j’étudie, le bilan de la gauche plurielle de Jospin est catastrophique : remplacement de la cotisation maladie par la CSG, installation des complémentaires avec la CMU, extension de la scandaleuse « insertion des jeunes » avec les emplois-jeunes, légitimité théorique de la réforme des pensions avec le Conseil d’Orientation des Retraites, exonération de cotisations patronales avec les 35 heures.

Bien sûr, l’union de rupture avec le capitalisme n’a de sens que si la NUPES est l’expression politique de la multiplicité des initiatives alternatives au capitalisme et suscite le mouvement social de prise de pouvoir sur le travail, sans lequel les victoires électorales de gauche sont des illusions. Ce sont les occupations d’usines et les grèves de 1936 qui ont permis les principales réalisations du Front populaire. Si la relative réussite électorale de la NUPES s’accompagne d’un surgissement populaire, sur les lieux de travail d’abord, et mobilise toute l’inventivité démocratique des dernières années dans le champ associatif et social, alors je crois qu’il sera possible de sortir, à terme, de la logique présidentielle, pas tant par un contrepoids parlementaire que par une affirmation de classe.

Encore faut-il que la NUPES soit réellement portée par les partis qui ont signé l’accord. Pour m’en tenir à mon parti, la direction actuelle du PCF fait contre mauvaise fortune bon cœur. Elle sait que, s’il n’avait pas adhéré à la NUPES, le parti n’aurait plus qu’une poignée de députés et pas de groupe parlementaire. Elle tente donc de sauver les meubles à travers cette alliance électorale qu’elle n’assume que par opportunisme tout en s’en démarquant, sur la forme à coup de petites phrases polémiques certes qui font de Roussel le bon client des médias dominants, mais surtout, sur le fond, par le refus de jouer le jeu d’une union de rupture où le parti est minoritaire. Roussel est l’élu d’un congrès qui a renoncé au Front de gauche par nostalgie de l’union de la gauche. C’est l’aile droite du parti, favorable à l’union avec le PS, qui l’a emporté en 2018, avec l’aide de la mouche du coche des quelques partisans de la faucille et du marteau, sous la houlette opportuniste d’André Chassaigne.

« J’appelle à ce que le prochain congrès du parti nous permette d’apporter une contribution communiste à l’union populaire de rupture avec le capitalisme qu’est en puissance la NUPES. »

Roussel, qui vient du cabinet d’une des ministres communistes de la gauche plurielle de Jospin, a d’ailleurs tenté de refaire le coup de l’union de la gauche en étant aux présidentielles le candidat du PCF, des radicaux de gauche, des rescapés de gauche du chevènementisme et d’anciennes personnalités du PS comme Marie-Noëlle Lienemann. Il en a obtenu le résultat mérité. Cet échec considérable est dû non pas au vote utile (est-ce le vote utile qui explique qu’il ait fait 4% dans les villes communistes alors que Mélenchon y faisait entre 40 et 70% ?) mais à l’inaudibilité populaire de sa campagne pour la « République sociale ». Le PCF ne peut faire entendre sa voix qu’en passant de l’union de la gauche à l’union populaire. Et donc en participant sincèrement et sur le fond au bouillonnement d’initiatives alternatives observable partout aujourd’hui et dont la NUPES peut devenir l’expression politique si elle se hisse à la hauteur de l’enjeu communiste. C’est pourquoi j’appelle à ce que le prochain congrès du parti nous permette d’apporter une contribution communiste à l’union populaire de rupture avec le capitalisme qu’est en puissance la NUPES.

LVSL : Vous avez signé, avec un collectif d’économistes, une tribune soutenant le programme économique de la NUPES. Qu’est-ce qui vous a motivé à le faire, et en quoi trouvez-vous ce programme plus pertinent et crédible que les autres ?

B. F. : J’ai signé cette tribune parce que cela relevait de l’évidence. D’un point de vue strictement électoral, il s’agissait de soutenir le seul mouvement qui était en capacité d’imposer éventuellement une cohabitation, du moins une opposition puissante et utile face à Emmanuel Macron. Et sur le fond, comme je viens de le dire, comment ne pas soutenir la dynamique d’une union de la rupture avec le capitalisme ?

Mais cette rupture est en puissance, et j’exprime nombre de réserves sur le programme de la NUPES, notamment parce qu’il s’inscrit toujours dans la même logique et le même imaginaire de la gauche « d’en haut », dont ni mon parti ni la NUPES ne sont sortis mais qu’il faudra bien finir par dépasser. Il s’agit encore de « prendre l’argent où il est », de lutter contre la fraude fiscale, de taxer les riches, de mieux partager les richesses, de créer un pôle public bancaire, de réaliser quelques nationalisations appuyant une politique industrielle volontariste, de relancer la demande par une hausse des salaires, des pensions et des minimas sociaux.

« La sortie du capitalisme suppose une conquête du pouvoir sur le travail dans toutes les entreprises, en actualisant et en étendant à toutes les fonctions collectives cette anticipation magnifique qu’a été la gestion du régime général par les travailleurs entre 1946 et 1967. »

Nous sommes en échec depuis quarante ans en persévérant dans cette croyance dans une bonne politique publique par en haut, alors qu’on ne va au communisme que par le communisme. La sortie du capitalisme suppose une conquête du pouvoir sur le travail dans toutes les entreprises, par en bas, et par un en haut géré par les citoyens, en actualisant et en étendant à toutes les fonctions collectives cette anticipation magnifique qu’a été la gestion du régime général par les travailleurs entre 1946 et 1967.

LVSL : Selon vous, par quels moyens pourrions-nous, aujourd’hui, renouer avec cette dynamique ?

B. F. : Une telle conquête passe par celle de l’attribution à tous les majeurs, comme droits politiques, de droits économiques nouveaux : qualification personnelle et salaire, propriété d’usage des entreprises, co-décision dans la création monétaire et toutes les institutions de coordination de la production. Or une telle conquête n’est malheureusement pas à l’agenda de la NUPES, ni d’aucun des partis qui la composent. Prenons l’exemple de la proposition de faire du contrat de travail un droit attaché à la personne qui est une proposition phare de FI et du PCF. Je m’en explique longuement dans un texte à paraître dans Salariat, la nouvelle revue de l’Institut européen du salariat dont le premier numéro [1], qui sort en octobre, porte précisément sur la question du droit au contrat ou du droit à la qualification. Car ce n’est pas du tout la même chose.

L’attribution à toute personne d’une qualification doit être bien distinguée de l’attribution à toute personne d’un contrat. L’idée de pérenniser les revenus par une continuité de contrats, que ce soit entre des contrats avec des entreprises et avec un État employeur en dernier ressort – pour ce qui est de la proposition de LFI – ou entre des contrats de travail et des contrats de formation – pour ce qui est de la sécurité emploi-formation défendue par le PCF –, cette idée de succession continue de contrats, incroyablement en dessous de la conquête du statut de la fonction publique, menace ce dernier alors qu’il est la cible principale de la classe dirigeante : c’est une proposition irresponsable. Dans la fonction publique, ce n’est pas le contrat qui est le support des droits d’une personne, mais la qualification dont elle est porteuse, en tant que personne. C’est pour cela que les fonctionnaires ont conservé leur salaire pendant le confinement, et c’est précisément cela qu’il faut généraliser à tous les majeurs : la continuité du salaire doit reposer non pas sur la continuité des contrats mais sur l’attachement du salaire à la personne dans la généralisation, comme droit politique du citoyen, du salaire à la qualification personnelle de la fonction publique.

La bourgeoisie, quand elle était classe révolutionnaire, a eu ce coup de génie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en août 1789. Sur la base de cette déclaration, qui pose que les êtres humains naissent et demeurent libres et égaux en droit, l’abstraction de la citoyenneté a pu être progressivement construite avec la conquête du suffrage universel. Elle postule que tout majeur, indépendamment de tout autre critère, est considéré en capacité et en responsabilité de la chose publique. Cette citoyenneté-là, qui était au cœur de notre tradition républicaine, est en train de s’épuiser, un épuisement qu’il faut contrarier si nous voulons éviter le pire.

Si la citoyenneté s’épuise, c’est parce que les abstentionnistes ou les votants porteurs de l’illusoire « sortons les sortants » constatent l’impuissance d’une chose publique qui exclut le travail, qui exclut la production. La politique s’arrête à la porte de l’entreprise, ou à la porte des banques lors de la création monétaire, car la bourgeoisie capitaliste tient à conserver son monopole sur le travail, et ce d’autant plus violemment qu’il n’y a plus aujourd’hui adhésion au travail tel qu’elle l’organise. Une chose publique dans laquelle est absent le cœur même de la vie sociale, c’est-à-dire le travail et la production, décourage les citoyens et leur donne d’autant moins de raisons de faire de la politique que c’est sur le travail, précisément, qu’ils sont en désaccord. Avec en fond de scène le fascisme, joker de la bourgeoisie quand la vie politique perd ses repères.

L’enrichissement de la citoyenneté, nécessaire pour la sauver, doit procéder du même geste que celui des révolutionnaires de 1789 : le salariat, classe révolutionnaire d’aujourd’hui, doit inclure le travail dans la chose publique et proclamer que tout majeur est postulé comme étant en capacité et en responsabilité de produire, de décider de la production. Sur son lieu de travail bien sûr, et aussi à l’échelle méso et macroéconomique de la création monétaire, de l’implantation des entreprises, des accords internationaux de coopération et d’échanges.

« Le salaire à la qualification reconnaît la contribution à la production de valeur économique, il pose les travailleurs comme les seuls producteurs de la valeur, et il s’agit maintenant de les poser comme ses seuls responsables. »

Cela suppose des droits correspondant à cette responsabilité, dont le salaire à la qualification personnelle, car qui osera décider réellement du travail dans son entreprise si ses droits sont liés au contrat passé avec elle ? Nos droits économiques ne doivent être liés qu’à notre personne. Le salaire est certes une ressource, et la sécurité de cette ressource qu’assurera la continuité du salaire est importante pour sortir toutes les vies de la précarité. Mais ça n’est pas la seule dimension du salaire tel que le syndicalisme de classe l’a imposé au patronat au cours du XXème siècle. Le salaire à la qualification reconnaît la contribution à la production de valeur économique, il pose les travailleurs comme les seuls producteurs de la valeur, et il s’agit maintenant de les poser comme ses seuls responsables.

Et comme la fonction publique a inauguré un mouvement d’attribution de la qualification à la personne du travailleur, et non plus à son poste de travail, généralisons-le en posant tout majeur comme titulaire d’une qualification (et donc d’un salaire), comme responsable de la production de dix-huit ans à sa mort. Toutes les vies seront sorties de la précarité en même temps que la citoyenneté sera enrichie de la maîtrise de la production. Pour cela, la qualification personnelle, condition nécessaire, n’est pas suffisante : l’expression de cette citoyenneté enrichie, de cette responsabilité dans la production de la valeur, c’est trois droits économiques nouveaux à lier à tout majeur. Le premier est la qualification, et donc le salaire comme droit politique lié à la personne et non pas au contrat. Le second est la propriété d’usage de l’outil de travail et donc la décision dans l’entreprise. Le troisième est la décision dans les institutions de coordination de la production : création monétaire, jurys de qualification, instances territoriales de définition des biens et services à produire, etc.

Dès lors, le fait que chacun, à dix-huit ans, soit titulaire de ces droits et que ce soit des droits politiques inaliénables jusqu’à sa mort ne dépendra pas du tout de contrats de travail qu’il aurait ou qu’il n’aurait pas. Toute personne majeure sera en permanence en responsabilité de la production et titulaire des droits exprimant cette responsabilité. Bien sûr, sa qualification se concrétisera dans du travail et donc dans des contrats passés avec une entreprise, avec des fournisseurs ou des usagers. Mais ces contrats ne fonderont ni le salaire ni la qualification, ni non plus les conditions générales du travail qui relèvent d’un Code du travail interprofessionnel, grand conquis de la CGT naissante et depuis 1910 en permanence contesté par la bourgeoisie capitaliste. Dans le respect du Code du travail, le contrat de travail, évidemment débarrassé de la subordination qui le constitue aujourd’hui juridiquement, définira les conditions spécifiques dans lesquelles s’exerce tel travail concret, qui diffèrent d’une branche et d’une entreprise à l’autre. Le travail étant une activité collective, il suppose des règles et un contrat dans lequel les parties s’engagent à respecter ces règles, sans quoi des sanctions sont possibles.

Il faut donc distinguer soigneusement le contrat de travail et les droits économiques et politiques de la personne majeure que sont la qualification (et donc salaire), la propriété de l’outil et la décision dans les instances de coordination de la production. Le contrat est une institution tout à fait nécessaire pour organiser le travail concret dans le respect des règles du Code du travail, mais il ne doit pas être le support des droits économiques.

Au contraire, continuer de faire dépendre les droits économiques du contrat de travail, c’est laisser le cœur du capitalisme, qui pose les individus comme titulaires d’une force de travail sur le marché du travail. Ou pire, pour les travailleurs indépendants, sur le marché des biens et services, bien moins régulé que le marché du travail, avec des hauts et des bas spéculatifs permanents. Le fait que cette force de travail serait en permanence validée par la continuité des contrats, et que l’on aurait ainsi un revenu permanent, apporterait une régulation supplémentaire bienvenue au marché du travail mais ne changerait pas cette pratique décisive du capitalisme qu’est la définition du travailleur comme titulaire d’une force de travail subordonnée sur un marché, n’ayant droit au salaire que s’il le mérite par un travail productif. Ce que nous devons combattre, c’est précisément cette figure capitaliste du travailleur méritant son salaire par son travail, ce catéchisme de la « fierté de gagner sa vie par son travail », cette disqualification en « allocs » de la si précieuse déconnexion de l’emploi et du salaire qu’est le conquis du salaire continué du chômage, toujours plus menacé.

J’insiste sur le fait que l’irresponsabilité des saillies de Roussel à ce propos ne tient pas qu’à sa légèreté de communicant à laquelle on les réduit trop facilement. Elle tient au fond même des positions de la direction du parti, et singulièrement de sa section économique, sur le salaire, le travail et l’emploi. Là encore, je renvoie aux analyses du premier numéro de Salariat. L’emploi est la situation créée par les conventions collectives : au poste de travail est attribué une qualification et donc un salaire. C’est une conquête du siècle dernier sur l’infra-emploi du travail « indépendant » dépendant du marché des biens et services et de la rémunération à la tâche des CDD de mission et autres formes du salaire capitaliste. Mais c’est une conquête qui a été dépassée dans l’au-delà de l’emploi capitaliste qu’est l’attribution de la qualification, et donc du salaire, à la personne des fonctionnaires et des retraités du régime général, et, dans une moindre mesure, à celle des chômeurs.

Sauf à donner raison à Macron qui veut supprimer le droit au salaire des chômeurs, un chômeur n’est pas un « privé d’emploi » qui doit vite en retrouver un pour retrouver un salaire, c’est le titulaire d’un salaire – certes minoré et précaire – alors qu’il n’a pas d’emploi. L’enjeu décisif de lui garantir tant la continuité de ses ressources que l’exercice souverain d’un travail n’est pas de lui assurer un emploi qui demeurera capitaliste puisqu’il restera le support de ses droits, mais de lui assurer d’une part une qualification personnelle, support d’un salaire attaché à sa personne, et d’autre part le soutien dans la recherche d’un contrat de travail libéré de tout employeur par un service public de la qualification qui remplacera Pôle-emploi et l’actuel marché scandaleux de la formation professionnelle continue.

« Il s’agit de passer de la fierté de travailler pour mériter d’acheter à la fierté de décider de la production, la fierté de la souveraineté sur le travail dans des emplois communistes. »

Il s’agit de passer de l’emploi capitaliste à l’emploi communiste, exercice concret du travail sans employeurs par des citoyens qualifiés dans le cadre d’un contrat hors de toute subordination. Il s’agit de sortir du salaire capitaliste en poursuivant la conquête du salaire communiste, droit politique de toute personne majeure jusqu’à sa mort. Il s’agit de passer de la fierté de travailler pour mériter d’acheter à la fierté de décider de la production, la fierté de la souveraineté sur le travail dans des emplois communistes.

Poser le salaire comme un préalable au travail et non pas comme son résultat, voilà un nouveau front de l’action collective, difficile à assumer, je le constate. On le voit à la CGT : depuis vingt-cinq ans elle claudique sur le pied familier de la revendication du « plein emploi », dans lequel chacun est sur un poste qualifié, et sur le pied, affirmé comme prioritaire dans chaque congrès mais jamais réellement mis en œuvre, d’un nouveau statut du travailleur qui généraliserait le conquis du salaire à la qualification personnelle dans une « sécurité sociale professionnelle » portée par le mot d’ordre « la qualification doit passer du poste à la personne ». Une sécurité sociale professionnelle qui combat donc le marché du travail mais que la CGT a souvent du mal à distinguer de la « sécurisation des parcours professionnels » de la CFDT, qui elle le régule. Et qu’elle ne parvient pas non plus à distinguer du plein emploi car pour elle le contrat de travail demeure le support des droits économiques.

LVSL : Certes, mais n’est-il pas important que chaque majeur puisse exercer effectivement sa qualification dans un emploi ? N’est-ce pas comme cela qu’il faut comprendre la réticence devant la généralisation du salaire que vous entendez comme droit politique ?

B. F. : Oui, Fabien Roussel a répété dans la campagne présidentielle qu’il préférait le travail universel au revenu universel, et nombre de camarades craignent que la proposition d’attacher un revenu à la personne soit le signal d’un abandon de toute ambition en matière d’emploi pour tous, déjà hélas visible dans la fin de tout volontarisme de l’État en matière de production. Cette position très partagée appelle plusieurs remarques.

« Le salaire à la qualification personnelle n’est pas un revenu universel, reconnaissant des besoins de la naissance à la mort. Ce n’est pas en tant qu’êtres de besoins que les personnes sont reconnues, mais en tant que citoyennes décisionnaires sur le travail et la production, et c’est pourquoi la qualification est liée à la majorité politique. »

Premièrement, je le répète, ce n’est pas un revenu qu’il s’agit d’attribuer aux personnes majeures, mais une qualification et donc un salaire. Le salaire à la qualification personnelle n’est pas un revenu universel, reconnaissant des besoins de la naissance à la mort. Ce n’est pas en tant qu’êtres de besoins – comme dans le capitalisme qui voit dans le salaire un revenu, un pouvoir d’achat – que les personnes sont reconnues, mais en tant que citoyennes décisionnaires sur le travail et la production, et c’est pourquoi la qualification est liée à la majorité politique. Le salaire capitaliste, c’est un pouvoir d’achat dépendant de la validation de telle activité par la bourgeoisie, alors que le salaire communiste pose toute personne majeure comme qualifiée, c’est-à-dire décidant de la définition de ce qui a valeur et concourant à sa production.

Deuxièmement, il faut bien sûr qu’une production de valeur corresponde à la monnaie émise pour verser les salaires, et concourir à la production suppose que la qualification soit mise en œuvre dans des contrats de travail débarrassés de leur définition capitaliste par la subordination. L’exercice d’un travail concret validé comme productif par la décision commune a grande valeur anthropologique. « Le travail universel » est, lui, un mot d’ordre réactionnaire. Ce n’est pas le travail en tant que tel qui a valeur anthropologique – sinon vive l’esclavage ! –, mais le travail exercé en toute souveraineté, dont l’objet et les méthodes relèvent de la décision commune. Et qui est donc le fait de citoyens qualifiés, pas de titulaires d’une force de travail. Des citoyens qualifiés soutenus dans la mise en œuvre effective de leur qualification, à la fois par le syndicalisme et par un service public de la qualification.

Troisièmement, mettre en œuvre la souveraineté commune sur le travail, contre son monopole par la bourgeoisie capitaliste, suppose un déplacement de la pratique militante des organisations de travailleurs, jusqu’ici peu mobilisées sur la maîtrise du travail, tant concret qu’abstrait. La naturalisation de la désignation de l’aliénation au travail par le terme médical de « souffrance au travail » signale cette acceptation collective de mener des travaux avec lesquels on est en désaccord. Tant que, collectivement, les travailleurs accepteront de produire dans « la souffrance », soit des objets qu’ils récusent, soit dans des conditions qu’ils récusent, aucun passage significatif au communisme ne sera possible. L’urgence de la rupture écologique aidera, je l’espère, à ce déplacement. La rupture écologique ne peut pas passer par une bonne politique industrielle menée d’en-haut par un bon État assurant le plein de bons emplois, illusion qui reste malheureusement l’horizon de la gauche.

La clé d’une bonne politique industrielle permettant l’exercice par chacun de sa qualification dans le respect des conditions de notre vie sur la planète, ce sont des entreprises débarrassées de la mise en valeur du capital et gérées par les citoyens, et par eux seuls, et des fonctions collectives étatiques – de création monétaire, de choix des investissements, d’aménagement du territoire, d’échanges internationaux, etc. – gérées elles aussi par les seuls citoyens. Des citoyens qualifiés et donc titulaires de leur salaire : toute rupture écologique sera impossible tant que les droits économiques seront liés à l’emploi. Si le salaire reste lié à l’emploi, ce n’est pas moi qui irai faire la morale écologique à des travailleurs défendant leurs droits, et donc leur emploi, fût-il de merde. Je me bats pour que leurs droits, et au premier rang leur salaire, ne dépendent plus de leur emploi, et donc que les suppressions, conversions et créations d’activités selon les critères écologiques soient possibles.

Ma remarque finale, inséparable des précédentes, porte sur la marginalisation de la tentation fasciste, une urgence, là aussi. Toute proposition du type « le plus important, c’est que chacun ait un emploi afin que personne n’ait de ressources sans contrepartie productive » ne peut pas vaincre le ressentiment contre « les assistés », qui est une composante de l’adhésion au fascisme. Pourquoi ? Parce que cette proposition que chacun ait un bon emploi générant un bon salaire partage avec le ressentiment qu’elle veut combattre l’adhésion aliénée à la pratique capitaliste du salaire mérité par le travail. En finir avec le préalable au salaire que serait le travail, inverser une représentation à ce point aliénée à la pratique capitaliste du travail, poser le salaire communiste comme la condition de la production contre le salaire capitaliste posé comme sa conséquence, c’est un immense champ, aujourd’hui en friche, d’une action politique victorieuse contre la montée en puissance du fascisme.

LVSL : Justement, la rentrée politique a été marquée à gauche par un regain d’intérêt vis-à-vis de la question du travail, et de la place qu’elle doit occuper dans un projet politique émancipateur et tourné vers la victoire. Que vous inspire ce débat ? Pensez-vous qu’il puisse aboutir à ce que la gauche renoue avec la volonté d’« émanciper le travail », pour reprendre le titre d’un de vos ouvrages ?

B. F. : Le parti communiste n’a pas abandonné les travailleurs au bénéfice des victimes de discrimination au cours des dernières décennies : laissons cette accusation absurde aux pourfendeurs d’un wokisme fantasmé et à ceux qui disqualifient la si décisive lutte contre les discriminations comme une diversion de la lutte de classes. La souveraineté sur le travail ne peut pas se construire sans égalité des genres, des âges et des couleurs de peau. Pour m’en tenir à ce seul exemple, l’indifférence de la très grande majorité des travailleurs de la métropole au massacre de Sétif en mai 1945 a évidemment amputé, et pour longtemps, leur puissance de classe.

« Ce qui est sûr, c’est que la désindustrialisation, les délocalisations d’activités, ont considérablement affaibli les organisations de classes et leur capacité à susciter un vote de classe, alors qu’on ne peut pas laisser sans réagir fortement toute une fraction des travailleurs se tourner vers le RN. »

Que les choses bougent sur tous ces terrains ne peut être que salué comme une montée en puissance de la classe révolutionnaire. Quant à la question du poids du discours sur le travail dans les différences géographiques des résultats électoraux entre les métropoles et les périphéries, je laisse à des collègues spécialistes de sciences politiques le soin d’intervenir. Ce qui est sûr, c’est que la désindustrialisation, les délocalisations d’activités, ont considérablement affaibli les organisations de classes et leur capacité à susciter un vote de classe, alors qu’on ne peut pas laisser sans réagir fortement toute une fraction des travailleurs se tourner vers le RN. Comment restaurer cette capacité ?

Le prétendu débat sur le travail que vous évoquez a malheureusement été parasité par un concours de petites phrases qui témoigne, là encore, d’un déficit plus profond que la manie communicante. La gauche a sur le travail un discours et surtout des pratiques d’une extrême faiblesse. Vous évoquez à juste titre la volonté d’émanciper le travail : c’est pour moi le cœur de la question. Et il ne s’agit pas pour la gauche de « renouer » avec elle, car elle ne l’a jamais eue comme volonté prioritaire, pas davantage que les syndicats. Je renvoie aux travaux de collègues comme Thomas Coutrot qui a sous-titré un de ses ouvrages consacré à la liberté du travail « pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer ».

Je suis un chercheur passionné, et admiratif, des conquis des organisations de classe en matière de droit du travail et de droits des travailleurs. Mais ces conquis en matière d’emploi, dans le privé, ou de qualification personnelle, dans la fonction publique, n’ont pas leur équivalent en matière de travail. Et quand je parle de travail, c’est l’objet du travail, son contenu, pas simplement ses « conditions », que les entreprises libérées et autres logiques managériales sont prêtes à négocier.

« Des chercheurs comme Yves Clot font le même constat : quand est-ce que le savoir des travailleurs, leur métier, leur bonheur de bien travailler, sera posé par la gauche au cœur de la culture et de la politique ? »

Je constate que la conquête de la souveraineté sur le travail concret, sur son organisation, sur son objet, n’a été que très minoritairement à l’ordre du jour des mobilisations collectives. Et que la construction du travail comme temps libre est étrangère à une gauche qui identifie ce dernier au hors travail. Des chercheurs comme Yves Clot font le même constat : quand est-ce que le savoir des travailleurs, leur métier, leur bonheur de bien travailler, sera posé par la gauche au cœur de la culture et de la politique ? Quand est-ce qu’elle parlera de travail communiste, de salaire communiste, d’emploi communiste ? Quand est-ce que l’entreprise communiste et l’État communiste seront au centre de son programme ? Construire la classe révolutionnaire comme classe des travailleurs se joue sur la maîtrise du travail.

LVSL : À quelle échelle cette citoyenneté sur la production peut-elle s’exercer et comment peut-elle être encadrée ?

B. F. : Tout l’enjeu est justement de désencadrer, de susciter l’initiative, de la rendre désirable chez des citoyens qui ont été socialisés dès l’enfance à la délégation, à l’attente qu’un autre décide. La souveraineté sur le travail ne peut se construire que dans un processus de démocratisation de toutes les décisions. Pour en revenir au non-débat sur le travail qui vient d’affliger la gauche, lorsque sont par exemple évoquées à juste titre toutes les compétences professionnelles qu’il va falloir susciter, tous les emplois qu’il va falloir créer pour assurer la rupture écologique, la question de la décision démocratique n’est pas au cœur du propos : confiance est faite dans des assemblées territoriales de délégués d’organisations représentatives, dans l’expertise scientifique, dans les institutions de formation, dans un parlement débarrassé de ses godillots.

Mais ce sont précisément autant de lieux qui existent, qui assument aujourd’hui la folle fuite en avant capitaliste. Leur démocratisation est une entreprise aussi considérable que prioritaire, qui suppose au moins deux choses à notre portée parce que vivantes dans un déjà-là communiste. D’une part la généralisation à tous les majeurs du salaire comme droit politique, distribué, sans endettement, préalablement à l’acte de production. D’autre part, le bilan et la généralisation de toutes les procédures de décision collective et de dépassement des dominations naturalisées en train de s’expérimenter partout comme autant d’éléments de construction de la classe révolutionnaire.

« La création monétaire est également un enjeu de souveraineté populaire sur la production. »

Quant à l’échelle, il y a un exercice local et un exercice national de la chose publique, qui sont articulés mais différents. La citoyenneté économique doit donc s’exercer à plusieurs niveaux, et en premier lieu dans l’entreprise, évidemment. Je ne vois pas comment on pourrait être souverain sur le travail, si l’on n’est pas souverain sur le travail concret que l’on met en place dans l’entreprise. La création monétaire est également un enjeu de souveraineté populaire sur la production. Par conséquent, il doit revenir aux citoyens de décider de la création monétaire. C’est aussi le cas des enjeux territoriaux : continue-t-on la folie de la métropolisation et des déserts qui se forment autour des métropoles, ou diffuse-t-on le tissu économique de façon plus harmonieuse sur le territoire ?

C’est à tous ces niveaux que les citoyens doivent être les décideurs. Au niveau macro-économique, de telles fonctions collectives assurées par les citoyens eux-mêmes constituent l’État communiste que nous évoquons, Frédéric Lordon et moi, dans En travail [2]. Par exemple la gestion par les travailleurs du régime général de sécurité sociale entre 1946 et 1967 constitue des prémices d’un tel État communiste, contre l’« État social » que la classe dirigeante met en œuvre avec détermination depuis la Première Guerre mondiale, comme le montre Nicolas Da Silva dans La bataille de la Sécu [3]. C’est un ouvrage très roboratif dont je recommande la lecture, car il dessille les yeux de lecteurs nourris d’une image positive de l’État social alors qu’il est une arme de la classe dirigeante contre l’autonomie des travailleurs.

LVSL : Venons-en plus précisément à cet autre enjeu démocratique qu’est celui de la Sécurité sociale. L’actualité récente a montré le désir majoritaire, y compris au sein des institutions politiques et du gouvernement, d’en finir avec les mutuelles et complémentaires au profit du modèle de la Grande Sécu. Comment percevez-vous ce contexte général ? Que nous dit-il en termes de rapports de force historique entre ces acteurs et quels pièges éviter dans le projet de “Grande Sécu” proposé par Macron ?

B. F. : En 1946-1947, le régime général s’est construit contre la Mutualité, avec une gestion à base syndicale. Ce sont les fonctionnaires qui ont hélas sauvé la Mutualité : certes ils ont rejoint le régime général en matière de santé en décembre 1946, mais la loi Morice de 1947 a confié à leurs mutuelles la gestion au premier franc de l’assurance maladie. Depuis ce moment-là, les mutuelles de la Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF) sont des concurrentes du régime général, auquel elles imposent en plus le coût des remises de gestion. Elles n’en ont jamais été des partenaires. C’est contre la Mutualité française d’ailleurs que la CGT, très présente dans le régime général, avait créé dans les années 1950 ses propres mutuelles, qui ont malheureusement rejoint la FNMF dans le grand bradage du patrimoine communiste opéré dans les années 1990.

Le 100% Sécu porté par la gauche suppose évidemment que les caisses et les personnels de la Mutualité, ses locaux, intègrent le régime général, tout comme, en 1946, les communistes ont intégré dans le régime général les multiples régimes qui existaient en matière de retraite, de santé et de famille. Et, par ailleurs, des mutuelles ont une pratique de centres de santé et de prévention tout à fait intéressante qu’il s’agit bien sûr de conserver. L’idée est que la Mutualité ne rembourse plus rien et que la Sécu rembourse absolument tout, sans reste à charge pour les soignés. Cela suppose bien sûr que la prétendue « convention de secteur 2 », qui permet des dépassements d’honoraires, soit supprimée et que la convention de secteur 1, redevenue unique, soit revalorisée.

« Le projet de Grande Sécu de Macron s’inscrit dans les politiques des quarante dernières années. Macron est un « bébé Rocard » : on ne comprend Macron que par Rocard. »

Chez Macron, il ne s’agit pas du tout d’en finir avec la Mutualité. Il s’agit au contraire de faire de la Mutualité le modèle du dispositif. Le projet de Grande Sécu de Macron s’inscrit dans les politiques des quarante dernières années. Macron est un « bébé Rocard » : on ne comprend Macron que par Rocard. En résumé, le démantèlement de l’assurance maladie au profit des mutuelles est une tragédie en trois actes, indissociable de ce qui s’est passé en matière de retraite avec les régimes complémentaires, posés eux aussi comme modèles à généraliser contre le régime général.

Le premier acte remonte à la révision du Code de la Mutualité en 1985 et à la loi Évin de 1989 qui crée un marché des complémentaires de santé. Avec dans la foulée l’invention de la distinction entre assurance maladie obligatoire (AMO) et assurance maladie complémentaire (AMC). Cette évolution sémantique des années 1990 n’est pas innocente. D’une part, elle est frauduleuse car dans le régime général, on cotise selon ses moyens et on est remboursé selon ses besoins alors que les mutuelles, comme les assurances capitalistes, remboursent en fonction du montant des cotisations choisi dans un menu. D’autre part, un espace légitime est ainsi ouvert face à l’assurance maladie qualifiée d’obligatoire alors qu’elle était jusqu’ici l’assurance maladie tout court : il n’y avait qu’une assurance maladie, celle du régime général, et elle était montée en puissance entre 1945 et les années 1980 à la place tant du reste à charge que des complémentaires. Conséquence du gel du taux de cotisation au régime général à partir des années 1980, c’est cette montée en puissance qu’entend stopper le gouvernement Rocard à la suite de ceux de la première cohabitation Chirac : le couple Rocard-Seguin est l’initiateur de ce que la novlangue va désigner comme « nécessaire réforme de la sécurité sociale ».

Le second acte est celui de l’extension à la santé de la Contribution sociale généralisée (CSG) avec la construction de la logique du « panier de soins ». Lorsque Lionel Jospin supprime la cotisation salariale à l’assurance maladie en 1997 pour la remplacer par la CSG, il opère un acte politique majeur contre le régime général d’assurance maladie. Le remplacement de la cotisation par la CSG accompagne une distinction née au début des années 1990 entre des « besoins universels » et des prestations spécifiques. Les besoins universels de soins sont financés par l’impôt à travers la CSG – c’est le « panier de soins » –, tandis que les prestations spécifiques doivent suivre la logique du marché : « j’ai cotisé tant, j’ai droit à tant ». Toutes ces distinctions (obligatoire/complémentaire, universel/spécifique que viennent redoubler les binômes non contributif/contributif et premier/second piliers) qui s’opèrent dans les années 1990 sont absurdes, sans aucun fondement autre que d’en finir avec l’originalité du régime général et de créer les conditions de la marchandisation capitaliste des soins.

Car, évidemment, les « prestations spécifiques » ont vocation à devenir majoritaires, le panier de soins étant en permanence rogné. Et les mutuelles en sont le cheval de Troie parce qu’elles apparaissent vertueuses, sans but lucratif. Pourtant, dans les faits, elles ont une logique financière identique à celle des gros assureurs privés comme AXA, et leurs directions viennent en général du monde de la finance. On trouve les mêmes tentacules européens dans ces mutuelles qui, parce qu’elles ont choisi d’appartenir au second pilier des institutions de prestations sociales, celui de la concurrence entre entreprises sur le « marché unique » (le premier pilier, la dite AMO, étant sorti du marché en invoquant la solidarité) n’ont plus rien de non-capitaliste dans leur fonctionnement.

« À la place de la logique du régime général de Sécurité sociale « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » s’imposerait alors celle du « j’ai cotisé, j’ai droit », qui est une marchandisation capitaliste du rapport aux soins. »

Enfin, le troisième acte est celui de l’obligation du financement de la complémentaire par les employeurs. Là, c’est François Hollande qui est à la manœuvre lorsqu’il instaure en 2016 cette obligation légale pour le secteur privé, dans la foulée de l’Accord national interprofessionnel (ANI) passé en 2013 entre la CFDT et le MEDEF. Le projet de la classe dirigeante, qui s’appuie sur cette obligation, est tout à fait clair. Puisque depuis 1997 seuls les patrons financent par cotisations l’assurance maladie et que, d’autre part, ils financent la mutuelle, il s’agit de faire un seul pot, qui va s’appeler la Grande Sécu, en fusionnant mutuelle et assurance maladie, mais dans la logique des mutuelles. On conservera un panier de soins de base, qui sera de plus en plus de base, financé par la CSG, tandis que la couverture d’une part croissante des soins sera assurée par une cotisation unifiant les cotisations patronales à la mutuelle et à l’assurance maladie. À la place de la logique du régime général de Sécurité sociale « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » s’imposerait alors celle du « j’ai cotisé, j’ai droit », qui est une marchandisation capitaliste du rapport aux soins.

Cette dérive de la branche santé de la Sécurité sociale est exactement la même que celle de sa branche vieillesse [4]. En 1947, le ministre communiste du Travail Ambroise Croizat inaugure un alignement des pensions du régime général sur celles de la fonction publique : elles sont calculées sans tenir compte des cotisations, comme remplacement d’un salaire de référence. Il le fait contre le régime des Assurances sociales qui reposait sur le « j’ai cotisé, j’ai droit », que le patronat s’empresse de réimposer dès 1947 dans le régime complémentaire de retraite des cadres, l’AGIRC, avant de l’étendre à tous les salariés du privé dans l’ARRCO. Nicolas Castel et moi avons montré dans le séminaire de la Bourse du Travail de Réseau Salariat, qui vient de paraître au Croquant sous le titre : Retraites, généraliser le droit au salaire, que toute la « nécessaire réforme » des pensions initiée par le couple Seguin-Rocard a distillé la petite musique du « j’ai cotisé, j’ai droit » contre le droit au salaire continué qui, malgré les coups de boutoir, représente encore les trois-quarts des pensions.

Tout cela aboutit à la réforme Macron de régime unique généralisant l’Arrco-Agirc. Qu’il dise aujourd’hui renoncer à l’unification, tout en mettant en extinction les régimes statutaires et le régime de la fonction publique, montre que le cap sera tenu : en finir avec la logique du salaire continué. Ce qui montre qu’une Grande Sécu de gauche doit évidemment concerner la retraite : suppression des régimes complémentaires et du « j’ai cotisé, j’ai droit », régime unifié de continuité du salaire. Et elle doit concerner aussi, bien sûr, le chômage : maintien de 100% du salaire entre deux emplois, contre la « nécessaire réforme » qui depuis plusieurs décennies met en cause le droit au salaire des chômeurs pour lui substituer un droit au différé de cotisations.

J’en profite pour souligner combien « la cotisation » n’est pas en soi une institution progressiste. Comme pour toutes les institutions du travail, il faut distinguer cotisation capitaliste et cotisation communiste. La cotisation qui fonde un différé de ressources est capitaliste, car elle vise soit à remettre le salaire dans le carcan de l’emploi (sans emploi, on n’a pas droit à du salaire mais au différé de cotisations) soit à créer un marché des prestations de soins (j’ai des droits à proportion de mes cotisations). Alors que n’est communiste que la cotisation qui dissocie le salaire de l’emploi pour l’attacher à la personne et qui dissocie la prestation du montant de la cotisation. Il faut même aller encore plus loin et s’interroger sur la nécessité d’une cotisation dans la dynamique de construction du communisme.

LVSL : En effet, vous faites allusion dans En travail à des travaux récents du groupe thématique « économie du salaire à vie » de Réseau Salariat…

B. F. : Jusqu’ici, notre réflexion à Réseau Salariat sur le financement du salaire à la qualification personnelle ne mettait pas en cause sa réalité actuelle : 45% du salaire total (qui ajoute au salaire brut les cotisations dites patronales) est constitué de prestations qui ne sont pas versées par l’entreprise mais par la caisse de sécurité sociale, grâce à une cotisation qui socialise le salaire en socialisant la valeur ajoutée. Nous proposons de poursuivre ce mouvement en changeant l’assiette des cotisations, qui ne serait plus la masse salariale mais la valeur ajoutée, et en augmentant massivement le taux de cotisation de sorte que le salaire à la qualification personnelle devienne le fait de tout majeur, 100% du salaire étant versé par la caisse de sécurité sociale.

Grâce en particulier aux contributions du groupe thématique « économie du salaire à vie » et du groupe local suisse à partir d’un ouvrage en cours d’écriture de Christian Tirefort, nous sommes en train de nous aviser que cette proposition de meilleure affectation de la valeur ajoutée reste aliénée au postulat qu’il y aurait un préalable à la distribution des salaires : la production. Il faudrait déjà produire une valeur ajoutée pour pouvoir, ensuite, distribuer des salaires. Or, ce préalable est au cœur de la marchandisation de la force de travail dans le capitalisme. Au contraire, il n’y a aucune raison que nos ressources dépendent d’une production préalable de valeur. Nos ressources sont la condition de la production, elles ne doivent pas en être le résultat. À ce titre, c’est le salaire qui est le préalable à la production, et non l’inverse.
Et cela ne vaut pas que pour les biens et services de consommation, mais aussi pour les biens de production de ces produits finaux, les machines et les consommations intermédiaires. Jusqu’ici, nous avons continué, à Réseau Salariat, à nous exprimer selon la terminologie classique d’affectation d’une partie de la valeur ajoutée au « financement de l’investissement ». Sauf qu’en nous inspirant de la large part de la création de l’outil hospitalier par subvention de l’assurance-maladie dans les années 1960, nous préconisons, en contradiction avec les pratiques dominantes, la suppression du crédit à l’investissement et sa subvention par socialisation de la valeur ajoutée. Cette fin de l’endettement des travailleurs est certes aussi importante que leur libération du marché du travail dans une dynamique de conquête de leur souveraineté sur la production, mais l’aliénation à l’inversion capitaliste demeure intacte. Qu’est-ce que j’entends par là ?

« L’acte même de travail, et les travailleurs, disparaissent sous les trois activités de prêt, d’investissement et de vente du produit final qui sont le monopole de la bourgeoisie capitaliste. Les seuls producteurs de la valeur, dépossédés de tout pouvoir sur elle, sont niés comme tels. »

L’inversion capitaliste est quelque chose qui apparaît comme tout à fait spectaculaire quand on se libère du catéchisme dont nous a biberonnés l’omniprésente religion d’État qu’est la religion capitaliste. La religion d’État nous enseigne ceci : au commencement était l’avance capitaliste par un prêt. Un prêt relevant soit de la création monétaire, soit d’une épargne « heureusement soustraite à la consommation irresponsable » et accumulée sur les marchés financiers. Cette avance à crédit, premier acte sacré, va permettre d’investir, second acte sacré, c’est-à-dire d’acheter les intrants de la production. Une fois le produit de cette production vendu – troisième acte sacré –, il faudra d’abord rembourser la dette et, avec ce qui reste, payer les travailleurs.

Le salaire arrive en dernier, et l’initiative de la production revient aux prêteurs-investisseurs-vendeurs. L’acte même de travail, et les travailleurs, disparaissent sous les trois activités de prêt, d’investissement et de vente du produit final qui sont le monopole de la bourgeoisie capitaliste. Les seuls producteurs de la valeur, dépossédés de tout pouvoir sur elle, sont niés comme tels. À l’inversion des choses – c’est du capital qui est avancé, et non pas des salaires – s’ajoute une inversion spectaculaire des mots : le travail est une dépense.

Il faut en finir avec cette religion d’État et son rituel sacré, mettre fin à l’avance à crédit et à l’investissement, dans les choses comme dans les mots. L’avance à crédit et l’investissement sont inutiles dès lors que, décidée par les citoyens-travailleurs, la création monétaire opère, sans aucun endettement, la distribution des salaires, seule avance nécessaire à toute la production, de l’extraction des matières premières à la fabrication des outils et à la production des biens et services finaux. Dans tout cela, il n’y a besoin que de salaires, des salaires préalables et non pas résultats.

« Il faut évidemment se préparer à mener une bataille à l’échelle européenne contre la dépolitisation de la Banque centrale, pour poser la création monétaire comme un des éléments au cœur de la citoyenneté. Mais sans attendre cette bataille frontale, nous devons retrouver à l’échelle nationale une capacité de création monétaire. »

Notre réflexion n’est pas totalement arrivée à maturité, mais en tout cas nous sommes en train de sortir d’une proposition de cotisation sur une valeur ajoutée préalable pour une proposition de création monétaire par distribution des salaires préalable à la production de valeur. Nous préconisons cette inversion complète de la logique capitaliste. De même que je mettais en cause la proposition chère à la gauche de prendre l’argent là où il est par la fiscalité, je pense maintenant que ce n’est pas la bonne cotisation qui va faire les choses, mais qu’il faut conquérir la souveraineté populaire sur la création monétaire, une création sans crédit. Qu’il soit public ou privé, il n’y a pas, en matière de production, de bon crédit : poser les travailleurs comme endettés avant même qu’ils travaillent relève de la même aliénation capitaliste que de les payer après qu’ils aient travaillé.

De ce point de vue, il faut évidemment se préparer à mener une bataille à l’échelle européenne contre la dépolitisation de la Banque centrale, pour poser la création monétaire comme un des éléments au cœur de la citoyenneté. Mais sans attendre cette bataille frontale, nous devons retrouver à l’échelle nationale une capacité de création monétaire. Des travaux comme ceux de Bruno Théret montrent que c’est possible, y compris dans le cadre des traités européens.

LVSL : Comment repenser la gouvernance de la « grande sécurité sociale » telle que vous la concevez avec ses fonctions élargies de socialisation de la valeur et de démocratie économique ? Faut-il par exemple ajouter des acteurs de la société civile, comme les associations de défense du climat, de la biodiversité, les représentants des organisations paysannes, et les chercheurs en santé environnementale pour prendre en compte l’impact systémique de l’alimentation sur la nature et la santé ?

B. F. : La fin de votre question ouvre fort justement le champ de la Grande Sécu très au-delà des branches actuelles, vieillesse, santé, famille. Ce sont toutes les productions qui peuvent être mises en sécurité sociale en reprenant les principes de la mise en sécurité sociale de la production de soins dans les années 1960 : part croissante des salaires en monnaie marquée solvabilisant les consommateurs et usagers auprès des seuls producteurs conventionnés, extension du salaire à la qualification personnelle à tous les professionnels conventionnés, que la caisse de sécurité sociale paie en même temps qu’elle subventionne leur investissement.

« Sortir de l’agro-business par une sécurité sociale de l’alimentation nous libérera de la malbouffe et aura des effets positifs sur notre santé, sur celle des sols et sur la biodiversité. »

Avec d’autres organisations, nous avons engagé à Réseau salariat une réflexion [5] sur une Sécurité sociale de l’alimentation, de la culture, du transport de proximité, du logement, des services funéraires, et bien d’autres fonctions collectives feront l’objet d’un même travail. Le séminaire de la Bourse du travail organisé par le groupe Grand Paris de Réseau Salariat va porter cette année sur la sécurité sociale de la culture [6]. Toutes ces sécurités sociales sont évidemment articulées les unes aux autres. Le lien que vous établissez entre alimentation et santé est très important. Sortir de l’agro-business par une sécurité sociale de l’alimentation nous libérera de la malbouffe et aura des effets positifs sur notre santé, sur celle des sols et sur la biodiversité.

Pour ce qui est de la gouvernance de cette « grande sécurité sociale », il en va de même que pour la totalité de nos institutions, de la gouvernance des entreprises, du service public, du lieu de création monétaire. Se pose d’abord la question d’une compétence territoriale ajustée, avec des assemblées qui soient au bon niveau territorial, parce que toute décision n’est pas nationale et toute décision n’est pas locale : une entreprise en réseau doit plutôt être gérée au niveau national, tandis qu’une boulangerie devrait évidemment l’être au niveau du quartier.

À ces compétences territoriales extrêmement diverses s’ajoute la diversité des codécidants, dont vous évoquez pour l’alimentation une liste avec laquelle je suis tout à fait d’accord. Les mises en sécurité sociale poseront des questions démocratiques très vives sur les critères de conventionnement, sur les biens et services à produire, tout comme les jurys de qualification devront établir des modes de fonctionnement laissant toujours ouvert le caractère politique de leurs décisions. Bien sûr les travailleurs concernés font partie des codécideurs : j’ai insisté sur le trésor de savoir-faire et de que-faire, aujourd’hui laissé à l’abandon, quand il n’est pas combattu par un management imbécile, et dont sont porteurs les métiers. Mais il serait mauvais de laisser seuls ces travailleurs. Par exemple on a très bien vu, pour le soin, combien le sida avait été l’occasion de poser les patients comme acteurs des décisions en matière de santé. Il s’agit de partir de ce type d’expériences, et de nombreuses initiatives qui ont eu cours pendant le confinement, de mise en lien d’acteurs associatifs, de la « société civile » et de chercheurs qui, jusqu’ici, communiquaient peu ensemble.

En tout cas, la démocratisation du travail, cœur du communisme, ne peut pas s’opérer par l’en-haut d’une postulée bonne politique d’État. Comme le montrent des travaux comme ceux de Barbara Stiegler, l’absurde gestion de la pandémie par Macron ne tient pas qu’au caractère autoritaire du personnage, c’est tout l’appareil de l’État capitaliste qu’il faut mettre en cause. Et là encore on ne s’appuie pas sur rien car, je le répète, toutes les initiatives prises aujourd’hui dans des champs et des institutions très divers pour organiser l’horizontalité dans la prise de décision font partie de la lutte de classes. La nécessaire dimension macrosociale du communisme passe par une radicale démocratisation de l’exercice des fonctions collectives qui va mettre en musique tout le foisonnement observé aujourd’hui en la matière : l’État communiste est à l’ordre du jour.

LVSL : Le secteur privé semble se positionner pour empêcher l’émergence d’une vraie sécurité sociale de l’alimentation, en confinant le débat public au « chèque alimentaire » prôné par le gouvernement et déjà récupéré et amendé par les intérêts privés. Comment distinguez-vous la logique du gouvernement et des industriels de votre modèle ?

B. F. : La sécurité sociale de l’alimentation suscite beaucoup d’intérêt. Je m’en réjouis et je ne me fais évidemment aucune illusion sur la tentative de récupération capitaliste dont elle va être l’objet. Le chèque alimentaire de Macron est aussi éloigné de notre proposition que l’est son pass’culture de la sécurité sociale de la culture à laquelle nous réfléchissons.

D’une part, le chèque alimentation cible « les pauvres ». Nous sommes là à l’opposé du régime général de Sécurité sociale de 1946, que nous voulons actualiser et généraliser à l’alimentation : il est universel précisément par refus d’une simple « solidarité avec les pauvres », cette pose répugnante de mépris de classe.

D’autre part, notre proposition d’abondement universel de la carte vitale pour accéder à une alimentation de qualité repose sur un conventionnement dont le but est de changer la production alimentaire, en ne conventionnant que des productions et des distributions alternatives à la grande distribution et à l’agro-business. Emmanuel Macron, au contraire, crée avec son chèque un marché captif pour l’agro-business et la grande distribution. On pourra le dépenser chez Carrefour, alors que Carrefour ne serait évidemment pas conventionné, comme toute l’alimentation industrielle (y compris le faux « bio » de la grande distribution), dans notre proposition. Le cœur de la sécurité sociale de l’alimentation est de sortir de l’agro-business et d’impulser une véritable démocratie de la production et de la consommation. Je vous renvoie aux travaux de Réseau Salariat et de partenaires comme Dominique Paturel, par exemple, qui ont produit un travail remarquable sur ces questions de démocratie alimentaire, du point de vue tant des mangeurs que des producteurs.

La nature du financement de ces sécurités sociales sectorielles est l’objet de discussions en cours à Réseau Salariat, comme je l’ai évoqué tout à l’heure. Dans l’ouvrage que nous avons co-écrit récemment avec Frédéric Lordon, En travail, conversations sur le communisme, j’expose une proposition reposant sur la nécessité d’augmenter d’urgence les salaires. Pour faire simple, une hausse des salaires, et en particulier du SMIC de 500€, pourrait ne pas être versée sur un compte en banque, mais prendre la forme d’une monnaie marquée : ces 500€ de hausse du SMIC seraient versés à des caisses de sécurité sociale de l’alimentation, du transport, de l’habitat ou de la culture, qui sont autant de besoins quotidiens et immédiats.

Mais il est hors de question qu’un tel dispositif ne concerne que les bas salaires. Si l’on décide de n’augmenter par exemple que les salaires inférieurs à 3 500 euros net, pour un salaire de 3 500€, l’alimentation de ces caisses sectorielles pourrait prendre la forme d’une conversion de 500 de ces 3 500€ en monnaie marquée. C’est-à-dire que l’intéressé disposerait de 3 000€ sur son compte et de 500€ sur sa carte. Avec, pour les situations intermédiaires entre les 1700 euros du nouveau SMIC et les 3 500 euros du plafond de la hausse, 500 euros de monnaie marquée correspondant à un mixte de hausse du salaire et de sa conversion partielle.

Si tous les salaires comportent 500€ de monnaie marquée supplémentaire – soit par une hausse des salaires, soit par une conversion d’une partie du salaire en monnaie marquée, soit par un mixte des deux – les nouvelles caisses de sécurité sociale disposeraient de plus de la moitié de ce dont dispose l’actuelle sécurité sociale. Parmi ces sommes, 80 milliards suffiraient à affecter 100€ par personne et par mois à une alimentation alternative, ce qui couvrirait le tiers du marché de l’alimentation.

LVSL : Face à cet enjeu de la répartition des alternatives sur l’ensemble du territoire, croyez-vous que l’on puisse se passer d’une impulsion de l’État pour créer une offre suffisante et également accessible ?

B. F. : Il faut d’abord qu’il y ait une impulsion monétaire : le capitalisme s’accommode parfaitement d’alternatives confinées dans la marge. Si l’on crée en matière d’alimentation un marché de 80 milliards d’euros réservé aux producteurs, distributeurs et restaurateurs alternatifs, cela va évidemment sortir de la marge toutes les alternatives actuelles en matière d’alimentation, et en encourager de nouvelles. Il faut également qu’une partie des sommes collectées par la caisse de sécurité sociale de l’alimentation aille non pas immédiatement à la consommation de biens alimentaires, mais à l’installation de nouveaux paysans (c’est très urgent si nous voulons éviter l’agriculture sans paysans que sont en train de nous concocter la FNSEA et ses alliés de la recherche et de l’enseignement agricoles) et à la conversion de producteurs et de distributeurs de l’agro-business vers une fourniture alternative d’alimentation.

En ôtant le tiers de son marché à la grande distribution capitaliste de l’alimentation, nous la mettrons heureusement en péril et nous aurons à soutenir ses salariés pour qu’ils convertissent leur entreprise en entreprise conventionnable, et donc, entre autres, sans actionnaires ni prêteurs capitalistes : occasion soutenue macro-économiquement d’une prise de pouvoir des travailleurs sur leur travail, ce lieu décisif du passage au communisme.

Cela vaut pour l’alimentation mais, à partir du moment où l’on parle de 500€ par salarié et par mois, il faut évidemment étendre la réflexion à d’autres champs, comme les transports de proximité et en particulier la mise en place du dernier kilomètre autrement que par la voiture individuelle. Le problème n’est pas de passer à la voiture électrique, une aberration écologique qui offre un incroyable débouché pour les entreprises capitalistes de l’automobile. Mais cette imposture ne peut être dénoncée que si on crée l’inutilité de la voiture individuelle. Cela suppose une gestion correcte du dernier kilomètre, parce que, de fait, aujourd’hui, la voiture individuelle est nécessaire notamment dans les territoires très peu reliés à des transports en commun commodes et à forte périodicité.

« C’est une affaire d’impulsion étatique, oui, mais à condition que les fonctions collectives d’État soient gérées par les intéressés eux-mêmes. Tant qu’il est capitaliste, l’État est un adversaire. Raison de plus pour continuer à construire un État communiste, comme nous avions commencé à le faire avec le régime général en 1946. »

Cela suppose encore une fois d’en finir avec le processus de métropolisation, et cela vaut d’ailleurs aussi pour tous les services publics : pour l’école, pour la poste, pour l’hôpital ou pour les maternités. Il faut renouer avec la dynamique de maillage territorial qu’avait su mettre en place la sécurité sociale du soin, quand elle n’était pas attaquée comme elle l’est depuis quarante ans. C’est une affaire d’impulsion étatique, oui, mais à condition que les fonctions collectives d’État soient gérées par les intéressés eux-mêmes. Tant qu’il est capitaliste, l’État est un adversaire. Raison de plus pour continuer à construire un État communiste, comme nous avions commencé à le faire avec le régime général en 1946 et comme, je le répète, l’actuel foisonnement des initiatives de délibération collective de la chose publique nous y invite.

LVSL : Vous avez évoqué votre dernier ouvrage, En travail, écrit avec Frédéric Lordon avec la volonté de remettre en avant l’idée de communisme. Pensez-vous que la conjoncture actuelle, qui met au centre des préoccupations le pouvoir d’achat et la question sociale, peut mener à une revalorisation positive de l’idée communiste ?

B. F. : Pour cela, il faudrait que le communisme soit à l’ordre du jour des mobilisations organisées par les syndicats et les partis de l’Union populaire, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui mais peut advenir, en tout cas je l’espère !

Le climat de cette rentrée ne déroge pas avec un constat très ancien : lorsqu’il y a proposition à gauche, c’est « l’écosocialisme », la « république sociale », la « démocratie avancée », le ou les « communs », en tout cas pas le communisme. Cette absence ne s’explique pas d’abord, comme on le dit trop souvent, par la disqualification du mot « communisme » assimilé à la dictature stalinienne. Mettre le communisme au cœur d’une proposition pour aujourd’hui (et non pas l’y « remettre » car précisément ça n’a jamais été le cas, et c’est bien le problème !), ça n’est pas simplement lever l’autocensure sur un mot. C’est se libérer de tout une culture militante séculaire qui se réclame volontiers de Marx mais ne pratique pas sa lecture dialectique du capitalisme.

Cette culture militante a construit ce que Bernard Vasseur [7] désigne à juste titre comme un « étapisme » : d’abord la prise du pouvoir d’État, puis le socialisme, enfin le communisme. Le communisme est un horizon éloigné, la présence ici et maintenant d’un déjà-là communiste est niée au nom du dogme : « pas d’îlot de socialisme, et évidemment de communisme, dans le capitalisme ». Le capitalisme est analysé comme un système où la reproduction l’emporte sur la contradiction, où la classe révolutionnaire est incapable d’imposer des institutions alternatives à celles du capital, car le préalable à une telle imposition est la prise du pouvoir d’État pour instaurer le purgatoire du socialisme avant le paradis du communisme, société de l’abondance sans travail et sans violence : le ciel non pas là-haut, mais plus tard, avec la fonction de tout ciel, consolation demain, renonciation aujourd’hui.

Lucien Sève a remarquablement montré que ce « marxisme-léninisme » construit par Staline n’a rien à voir avec Marx ni avec Lénine [8], mais le problème est que si les crimes du stalinisme sont depuis longtemps déjà condamnés par les organisations de classe des travailleurs, son imposture intellectuelle n’y a pas, jusqu’ici, été récusée, tellement le marxisme-léninisme a informé la pratique militante autour du préalable de la prise du pouvoir d’État. Dans le cas français, cela s’est traduit par l’emphase sur un programme gouvernemental de « démocratie avancée ». Toutes les anciennes et anciens de mon parti ont encore dans les yeux cette campagne d’affiches des années 1970 présentant dans un beau ciel bleu le slogan : « la France a un programme commun de gouvernement ».

Pourquoi est-ce que, cela dit, je suis confiant dans la venue du communisme à l’ordre du jour des mobilisations ? D’abord parce que je constate l’enthousiasme avec lequel les dissidents, aujourd’hui de plus en plus nombreux en particulier chez les jeunes, décidés à ne pas produire de merde pour le capital, accueillent les analyses du « déjà-là communiste » et contribuent à la proposition – et aux réalisations locales – de sa généralisation à laquelle travaille avec d’autres Réseau Salariat. Je l’ai déjà dit mais je le redis : je suis aussi ému qu’émerveillé de l’intelligence collective qui se déploie aujourd’hui autour du communisme.

Ensuite, parce que je pense que nos organisations de classe sont mûres pour un abandon de l’étapisme. Quarante ans d’échec, c’est long même pour des militants qui croient au communisme dans un futur radieux ! Qui parmi nous peut prendre pour autre chose qu’une pose de rentrée la proposition de financer la relance des services publics par une taxation des Gafam ? Alors que toutes les propositions de bonne fiscalité sont en échec depuis des décennies et qu’aucune campagne politique n’est lancée pour un statut communiste du citoyen. Dans lequel toute propriété lucrative est interdite. Dans lequel les seules ressources légitimes sont celles du salaire à la qualification, laquelle pourrait par exemple s’inscrire dans une fourchette de 1 à 3, avec donc un salaire maximum de 5 000 euros par mois si le salaire minimum est de 1 700 euros nets.

Qui peut adhérer à une dénonciation de l’enrichissement scandaleux des plus riches qui ne s’appuie pas sur le scandale qu’il suscite pour interdire les fondations, le mécénat, la propriété capitaliste des entreprises, et travailler à la popularisation d’une citoyenneté de la décision économique entre majeurs gagnants entre 1 700 et 5 000 euros par mois ?

À quel militant fera-t-on croire qu’un fonds européen pour le climat alimentera autre chose que du greenwashing (des voitures électriques, de la 5G « propre » et autres miroirs aux alouettes) dès lors que n’auront pas été conquis les droits de propriété d’usage des entreprises par des citoyens qualifiés ?
Tous les militants sont aujourd’hui saisis par le doute sur la légitimité de l’étapisme. Entre bien d’autres exemples je peux témoigner de l’intérêt croissant pour une mobilisation explicitement communiste, s’appuyant sur le déjà-là communiste du statut de la fonction publique et de la sécurité sociale du soin des années 1960, chez des militants en train de prendre conscience de ceci : le silence politique et syndical sur l’atteinte au statut de la fonction publique qu’est la suspension du traitement des fonctionnaires soignants suspendus pour non vaccination trouve son origine dans le refus des organisations de classe de voir le caractère communiste du statut et leur absence de volonté de le généraliser à tous les majeurs.

« Il n’y a plus adhésion au travail tel que la bourgeoisie capitaliste le définit et l’organise. Même les cadres n’y croient plus. Une partie croissante de la population souhaite sortir le travail de la folie, tant anthropologique qu’écologique, qu’il y a à produire pour le profit dans l’indifférence à l’utilité sociale. »

Enfin, la mise du communisme à l’ordre du jour de nos mobilisations immédiates est probable du fait de ce que j’ai remarqué dès le début de notre entretien : il n’y a plus adhésion au travail tel que la bourgeoisie capitaliste le définit et l’organise. Même les cadres n’y croient plus. Une partie croissante de la population souhaite sortir le travail de la folie, tant anthropologique qu’écologique, qu’il y a à produire pour le profit dans l’indifférence à l’utilité sociale de ce qui est produit. Que cela prenne la forme d’une « politique de la dissidence » [9] (avec quoi j’ai des divergences mais débattons-en !) ou d’une généralisation des débuts de politisation du travail qu’observent dans des entreprises Coralie Pérez et Thomas Coutrot [10], c’est tout un déplacement de la mobilisation collective qui est en train de s’opérer.

Quand une classe dirigeante ne suscite plus l’adhésion à ce qui fonde le fait qu’elle est classe dirigeante, à savoir la direction de la production, il y a évidemment péril démocratique car elle sort son joker fasciste, mais raison de plus pour que la lutte de classes s’inscrive clairement dans le passage au communisme, dans le changement du mode de production. Toute autre attitude serait irresponsable. L’aspiration à bien travailler et la prise en compte de notre devenir sur la planète ne peuvent trouver réponse que dans une dynamique communiste de souveraineté populaire sur le travail. Et pour ce faire, inutile d’inventer l’eau chaude, nous disposons, grâce aux conquis du siècle dernier et aux effervescences contemporaines, d’un déjà-là communiste à actualiser et à généraliser, dès maintenant.

Notes :

[1] Salariat, revue de Sciences sociales, n° 1 (octobre 2022) : « Droit à l’emploi, droit au salaire ? », Le Croquant.
[2] Bernard Friot, Frédéric Lordon, En travail, conversations sur le communisme, La Dispute, 2021.
[3] Nicolas Da Silva, La bataille de la Sécu, une histoire du système de santé, La Fabrique, 2022.
[4] Nicolas Castel et Bernard Friot (dir.), Retraites : généraliser le droit au salaire, Le Croquant, 2022.
[5] Voir par exemple, chez Riot Editions, Notre condition, essai sur le salaire au travail artistique d’Aurélien Catin (2020) et Régime général, pour une sécurité sociale de l’alimentation de Kévin Certenais et Laura Petersell (2021).
[6] Voir le calendrier sur le site de Réseau Salariat
[7] Bernard Vasseur, Sortir du capitalisme, actualité et urgence du communisme, Éditions de l’Humanité, 2022.
[8] Voir en particulier Lucien Sève, « Le communisme » ? Penser avec Marx aujourd’hui, tome 4, première partie, La Dispute, 2019.
[9] Bertrand Louart, Réappropriation, jalons pour sortir de l’impasse industrielle, Éditions La Lenteur, 2022.
[10] Thomas Coutrot et Coralie Pérez, Redonner sens au travail, une aspiration révolutionnaire, Seuil, La République des idées, 2022.

« Face à la fragmentation de la mondialisation, l’urgence de l’indépendance et du non-alignement » – Entretien avec Arnaud le Gall

Arnaud le Gall

« Pour avoir critiqué la visite à Taïwan de Nancy Pelosi, Jean-Luc Mélenchon a une nouvelle fois été catalogué en “pro-chinois” et ami des régimes autoritaires. Ces accusations absurdes mettent de côté le fait qu’il s’est contenté de rappeler la position officielle de la France : il n’existe qu’une seule Chine. Ce type de déplacement ne sert aucunement les intérêts taïwanais ou français, mais uniquement ceux des tenants d’une nouvelle “guerre froide” avec la Chine, dont l’un des outils serait l’extension des missions de l’OTAN à la zone dite indopacifique. Le spectre d’une guerre autour de Taïwan, principal lieu de production de semi-conducteurs, pose bien sûr le problème de notre dépendance économique à l’égard de la Chine. Mais la réponse ne réside pas dans une escalade. Elle implique une action altermondialiste combinant protectionnisme solidaire et coalitions de progrès ayant comme seul objectif de répondre aux défis communs de l’humanité et mettant de côté toute logique de bloc antagonistes. » Entretien avec Arnaud le Gall, député NUPES-France insoumise membre de la Commission des Affaires étrangères, en charge notamment du volet international de l’Avenir en commun.

Le Vent Se Lève – Pourquoi la France insoumise a-t-elle jugé utile de dénoncer la visite de Nancy Pelosi à Taïwan ? Il ne s’agit, après tout, ni du président, ni du secrétaire d’État américain. D’un autre côté, la réaction de la Chine ne s’est pas fait attendre, et elle a été virulente…

Arnaud le Gall – La visite de Nancy Pelosi était celle du plus haut dignitaire américain à Taïwan depuis 1997. Dans un contexte géopolitique tendu, elle ne pouvait que conduire à un accroissement brutal des tensions. Les Chinois estiment que les États-Unis cherchent à remettre en question le statu quo et la doctrine d’une seule Chine. Il s’agit de la position officielle de la France, des États-Unis et de 184 des 197 États-membres de l’ONU. Les États-Unis, depuis la Taïwan Act de 1979, et la France, depuis 1964, s’accordent pour ne pas reconnaître l’indépendance de Taïwan.

On voit donc mal comment la visite de Nancy Pelosi aurait pu ne pas être perçue comme une manière de créer un point de tension dans une zone stratégique pour la Chine. On peut bien sûr considérer que la réaction de la Chine n’a pas été proportionnée. Mais nul besoin de surjouer la stupéfaction : la réplique de Pékin n’a surpris personne. Nulle ingénuité donc de la part de Nancy Pelosi, qui n’a pas choisi ce moment au hasard pour effectuer sa visite à Taïwan.

Sa démarche a d’ailleurs été fraîchement accueillie en Corée du Sud et au Japon, qui ne souhaitent d’aucune manière être embarqués dans un conflit relatif à Taïwan. Même aux États-Unis, cette visite n’a pas fait l’unanimité. Les bruits de couloir font état d’une désapprobation de Joe Biden, tandis que plusieurs chefs militaires et de nombreux titres de presse l’ont désapprouvée1. Il faut garder à l’esprit qu’à l’heure du conflit ukrainien, une partie de l’appareil d’État américain souhaite avant tout éviter que la Chine apporte un soutien décisif à la Russie, par exemple via la livraison d’armements.

LVSL – En ayant des mots aussi acerbes à l’égard de Pelosi sans critiquer la réaction chinoise, Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas prêté le flanc à la critique ?

ALG – On voit mal en quoi les propos de Jean-Luc Mélenchon, lorsqu’il mentionne la nécessité de ne reconnaître qu’une seule Chine, tranchent avec la position officielle de la France en la matière. Il n’a pas dit autre chose que Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères2, qui a rappelé que la position de la France n’avait pas changé depuis la reconnaissance de la République populaire de Chine en 1964 par le général de Gaulle.

LVSL – Comment interprétez-vous la séquence médiatique qui s’en est suivie, accusant Jean-Luc Mélenchon de complaisance à l’égard de la Chine ?

Un certain nombre d’acteurs politiques et de médias ont intérêt à singulariser la prise de position de Jean-Luc Mélenchon, afin d’accréditer la thèse absurde selon laquelle son supposé soutien à la République populaire de Chine s’expliquerait par son appétence particulière pour les régimes autoritaires. Lorsqu’il n’est pas sous-entendu qu’il serait lui-même un dictateur en puissance ! Jean-Luc Mélenchon s’inscrit au contraire dans une lecture assez classique des relations internationales. Il considère que le cœur de celles-ci réside dans les relations inter-étatiques, par-delà la nature des régimes. Sans exclure aucunement les dynamiques et acteurs transnationaux, ce qui est un autre sujet.

Jean-Luc Mélenchon s’est donc exprimé sur cette affaire en homme d’État. Il a montré la manière dont il réagirait à cette visite s’il était à la tête du pays : en préservant une politique de non-alignement et d’indépendance absolue.

Ceci n’implique aucune proximité idéologique avec les dirigeants de la République populaire de Chine. Le général de Gaulle n’est pas devenu maoïste pour avoir reconnu Mao Zedong comme dirigeant officiel de la Chine en 1964, ou bolchévique pour avoir œuvré à la détente avec l’Union soviétique. Il prenait simplement en compte la place particulière de ces États dans les rapports de force internationaux.

Rappelons que cette orientation diplomatique lui avaient valu des critiques acerbes de la part de fractions de la droite et de l’extrême-droite. En mars 1966, à la suite de la sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN, le directeur du Figaro déplorait la résurgence du « péril russe », mais aussi « d’autres dangers » : « Mao Tsé Toung est un autre Hitler. À sa place peut surgir un Gengis Khan, un Tamerlan, un Mahomet qui, muni d’armes atomiques, entraînera les populations affamées d’Asie et d’Afrique à l’assaut des peuples nantis et prospères, à l’assaut des Blancs et de leur civilisation. »3. Par-delà les différences de contextes, les termes et enjeux du débat témoignent d’une certaine continuité…

LVSL – Plus largement, comment analysez-vous le rôle de Taïwan dans l’accroissement des tensions sino-américaines ?

ALG – Les tensions autour de Taïwan sont indissociables de la logique de reconstitution de blocs régionaux dans le cadre de la fragmentation de la mondialisation à laquelle on assiste depuis la crise financière et économique de 2008, dont les effets se font toujours sentir, et qui ont été exacerbés par la pandémie et la guerre en Ukraine. L’ère de la domination unipolaire des États-Unis est terminée. Une recomposition s’effectue, autour de grandes puissances cherchant à construire de nouvelles alliances, économiques et/ou militaires.

Il ne faut avoir aucune nostalgie pour la « pax americana » des années 1990-2000. Elle n’a pas été pacifique pour tout le monde, loin s’en faut. Mais gardons-nous, en sens inverse, de sous-estimer les immenses dangers de la période qui s’ouvre. Car les points de tension, dont Taïwan est l’un des principaux, ont une fonction bien déterminée dans ce nouvel ordre international : les attiser pour rendre légitime et accélérer la constitution des blocs. Dans ce cadre les partisans d’une nouvelle guerre froide contre la Chine aux États-Unis tentent de mettre les États européens devant le fait accompli afin de souder le bloc occidental. Cette démarche est-elle dans notre intérêt ? À l’évidence, non.

Bien sûr, il n’est pas interdit de se pencher sur l’histoire de Taïwan et de ses relations avec la République populaire de Chine. Ses velléités indépendantistes sont liées à des poussées démocratiques relativement récentes en son sein. Mais n’oublions pas que pendant des décennies, la ligne diplomatique qui prévalait à Taipei était la même qu’à Pékin : il n’y a qu’une seule Chine. Car Taïwan est d’abord le produit de la guerre civile chinoise. Lorsque le leader nationaliste Tchang Kaï-Chek s’y est réfugié à l’issue de la victoire des communistes sur le continent en 1949, il souhaitait la réunification de la Chine sous son égide. De la même manière Mao Zedong souhaitait récupérer Taïwan. Les deux s’accordaient alors sur la nécessité d’une réunification.

LVSL – La gauche semble tiraillée entre l’impératif de défense des droits de l’homme (ou de la démocratie) et la nécessité de respecter le droit international, qui pose qu’un État est souverain sur chaque portion de son territoire (fût-ce la région taïwanaise, dans le cas de la Chine)…

ALG – L’affaire taïwanaise est historiquement un sujet interne à la Chine. Se payer de mots en évoquant la défense de la démocratie ne changera pas cet état de fait. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de dire que le combat démocratique, pour la souveraineté politique et économique des peuples, ne doit pas rester un objectif essentiel de tout combat internationaliste, aux côtés du combat pour la préservation d’un écosystème viable pour les êtres humains.

Mais, dans les séquences comme celle à laquelle nous venons d’assister, nous sommes placés dans une situation concrète où la défense de la démocratie n’est qu’un prétexte. Si l’objectif central des classes dirigeantes « occidentales » était la défense de la démocratie, on ne courtiserait pas Mohammed Ben Salmane, le prince héritier saoudien, ou Al-Sissi, dictateur égyptien, pour ne prendre que les exemples les plus cinglants. Nous avons bien affaire à des enjeux géopolitiques durs, et non à la défense de la démocratie. Et ici l’intérêt de la France n’est certainement pas de suivre la politique de tensions dans la zone dite indopacifique. L’affaire des sous-marins australiens a montré que le suivisme vis-à-vis des États-Unis, dans cette région comme ailleurs, se paie au prix fort4.

Les médias ont fait mine de découvrir que la gauche était traversée par des divergences ou des nuances doctrinales en matière de relations internationales. Elles sont pourtant connues de longue date, n’ont jamais été cachées, et n’entravent en rien notre action. Dans le programme présenté pour les élections législatives, un ensemble de questions ont été renvoyées à la sagesse de l’Assemblée : elles étaient destinées à être tranchées par un vote. Nous avons été clairs là-dessus, et n’avons jamais prétendu à l’homogénéité. Cela n’empêche pas la NUPES de mener la bataille au parlement sur les questions sociales, écologiques ou encore démocratiques.

LVSL – Quelles sont les nuances en matière de doctrine de relations internationales au sein de la NUPES ?

ALG – Jean-Luc Mélenchon a exprimé une position consistant à partir du monde tel qu’il est. Il refuse de souscrire à des promesses – bien fondées ou non – que la France serait incapable de réaliser une fois que nous serions au pouvoir. Ceux qui considèrent que sa position n’est pas la bonne devraient répondre par anticipation à certaines questions majeures. La principale est la suivante : si l’on encourage Taïwan à déclarer son indépendance, comme le fait en creux Nancy Pelosi, ira-t-on la défendre militairement en cas de réaction armée de la Chine ? Tout le monde connaît la réponse. On n’entre pas en guerre face à une puissance nucléaire.

La doctrine de Jean-Luc Mélenchon en la matière est donc cohérente : il défend une politique d’apaisement, de refus des tensions, et de coalitions, ad hoc ou permanentes, au service du progrès humain. La France peut être en accord avec un groupe de pays sur l’impératif de lutte contre le réchauffement climatique ou de réglementation des activités en haute mer, avec un autre sur la nécessité d’une refonte du système monétaire international, et en désaccord sur d’autres sujets notamment de politique intérieure.

D’aucuns revendiquent une approche dite plus morale des relations internationales. On peut l’entendre, mais on ne peut s’empêcher de leur demander ce qu’ils feraient dans le cas d’une crise ouverte à Taïwan et d’une réaction militaire chinoise, et comment ils combinent cette approche morale avec le fait que, concrètement, elle sert souvent de paravent aux manœuvres les plus cyniques de telle ou telle puissance s’en revendiquant.

LVSL – Ces nuances recoupent-elles la fracture entre réalistes et idéalistes, choyée par les théoriciens des relations internationales ?

ALG – Il faudrait se libérer des démarcations canoniques en la matière. Lorsqu’au tournant des années 1990-2000 les néoconservateurs étasuniens ont mis en œuvre l’exportation des droits humains et de la démocratie par la guerre, avec les résultats désastreux que l’on sait, étaient-ils dans une posture réaliste ou idéaliste ? Il est évident que leur politique était au seul service des intérêts perçus des États-Unis, et en fait des intérêts de certains secteurs de l’économie étasunienne. La frontière entre idéalistes qui seraient automatiquement généreux et réalistes nécessairement cyniques est bien plus floue qu’il n’y paraît.

Le monde est imparfait, la carence d’institutions démocratiques et la violation des droits humains est la norme plutôt que l’exception. Doit-on partir en guerre tous azimut pour lutter contre cet état de fait ?C’est une des questions posées par la controverse autour de Taïwan, et c’est le mérite de Jean-Luc Mélenchon que d’y répondre sans ambages.

Ajoutons que présenter l’affrontement avec la Chine comme une guerre de civilisations ou de valeurs opposant régimes autoritaires et démocraties libérales (dont il faudrait au passage définir avec précision les contours compte tenu de l’affaiblissement de la démocratie auquel on assiste y compris chez nous du fait de politiques menées par ceux-là mêmes qui prétendent défendre la démocratie aux quatre coins du monde, quand cela les arrange) fait oublier les enjeux économiques sous-jacents à la crise taïwanaise. Taïwan produit 61 % des semi-conducteurs, ces composants essentiels dans la fabrication de nombreux biens industriels. Cela constitue précisément un enjeu majeur. Une vision manichéenne et purement morale des relations internationales empêche de penser certains enjeux fondamentaux.

LVSL – Cette crise ne révèle-t-elle pas la vulnérabilité de la France face à la perspective d’une guerre économique entre la Chine et les États-Unis ? Taïwan concentre en effet une partie importante de la production de semi-conducteurs : si le gouvernement de Pékin occupait l’île et en privait l’accès aux Européens, les conséquences seraient d’importance pour la France…

ALG – À l’évidence. L’accès aux semi-conducteurs taïwanais est essentiel à des pans entiers des économies occidentales. Or une crise militaire autour de l’île aggraverait une situation de pénurie déjà forte. Certains ont semblé le découvrir avec la pandémie et depuis que cette interdépendance économique, couplée aux tensions avec la Chine, constitue une menace pour notre autonomie. Ils déplorent donc l’ordre mondial que les néolibéraux ont contribué à façonner en poussant il y a 20 ans pour l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), donc à son intégration dans la mondialisation néolibérale.

À l’époque, notre famille politique s’y opposait. Elle avait à l’esprit les conséquences d’une telle décision en termes de délocalisations, et donc de désindustrialisation : il était évident que la Chine, grande puissance historique, tant politique qu’économique, et ayant à sa tête un régime déployant des capacités éprouvées de planification, ne se contenterait pas de produire des tongs et des parasols.

Les néolibéraux, dans leur naïveté et leur arrogance, persuadés que les États-Unis et l’Europe demeureraient dominants dans l’ordre international grâce à leur avance technologique, ont poussé à la délocalisation en Chine de pans entiers de notre industrie pour abaisser les coûts salariaux. La Chine a mis à profit cet afflux massif de capitaux pour devenir non seulement une grande puissance industrielle, mais aussi technologique, et donc militaire.

C’est cela qui, en deux décennies, lui a permis d’acquérir des capacités technologiques de pointe et un rôle central dans la division internationale de la production capitaliste. À présent, elle constitue la seconde puissance économique mondiale. Plutôt que de multiplier les rodomontades sur l’endiguement de l’impérialisme chinois, il serait plus avisé de songer aux politiques économiques, industrielles, commerciales à mettre en place pour nous rendre moins dépendants de la Chine, et planifier au passage notre adaptation aux changements écologiques.

Cela suppose bien entendu de rompre avec le paradigme néolibéral. De la même manière, rien ne sert de déplorer notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie si l’on ne mène pas dans le même temps une politique de conquête de notre indépendance énergétique. En l’état, le principal effet des sanctions aura été d’aggraver la hausse des coûts de l’énergie chez nous, tout en gonflant la balance commerciale russe. La dépendance de la France et de l’Europe à l’égard des grandes puissances, États-Unis, Russie et Chine en premier lieu, est extrêmement préoccupante. Ni les rodomontades sans suite, ni les envolées atlantistes contre la Chine et la Russie n’apportent de solutions car elles ne font que nous enfermer dans un bloc dont le centre, les États-Unis, a ses propres intérêts. Il n’y a qu’à voir, par exemple, la guerre des monnaies inversées qu’ils viennent d’entamer en rehaussant les taux d’intérêts, et qui risque à nouveau de fracturer la zone euro.

Notre intérêt est à la planification de notre indépendance dans un maximum de domaines. La politique de non-alignement et d’apaisement que nous proposons en est une des conditions. Discuter avec tout le monde, et enfoncer partout où cela sera possible des coins dans la mondialisation néolibérale constituent la seule issue positive. La gauche devrait garder à l’esprit les mots de Jaurès prononcés à l’Assemblée en 1895 : « Il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité ».

Notes :

1 Le 3 juillet, le New York Times titrait : « Pelosi’s Taiwan visit risks undermining US efforts with Asian allies ».

2 À Libération, elle déclarait : « La France s’en tient à la position d’une seule Chine » (« Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères : “Ce que nous défendons en aidant l’Ukraine, c’est notre propre sécurité” », 5 juillet).

3 Cité dans Dominique Vidal, « Ce que voulait de Gaulle en 1966 », Le Monde diplomatique, avril 2008.

4 Lire la réaction de Jean-Luc Mélenchon sur ce sujet dans l’Opinion du 17 septembre 2021 : « Cessons de suivre les États-Unis dans leurs aventures dans la zone indopacifique ».

Planification écologique : passer des intentions à l’action

Des éoliennes © Fabian Wiktor

Le débat présidentiel a mis sur le devant de la scène la « planification écologique », qui fait quasiment consensus. Désormais perçue comme un outil incontournable, y compris dans le camp du chef de l’État, elle évoque la réussite des Trente Glorieuses. Toutefois, les compétences de l’État se sont largement délitées et la mobilisation des acteurs ne va pas de soi. Bien que la France ait rarement été autant recouverte de plans et de schémas, ceux-ci peinent à se traduire par des transformations concrètes. La crise du Covid a en effet montré les limites d’une administration souhaitant contrôler tous les aspects de la vie et se heurtant aux angles morts et aux cas particuliers. Il reste dès lors à définir une nouvelle méthode orientant l’action publique face à l’urgence climatique. Pour ce faire, il faut admettre la place d’un secteur public fort pour mettre en oeuvre des mesures d’intérêt général et se donner les moyens de mobiliser tous les acteurs pour engager des changements dans toute la société.

La France du plan

La pression pour obtenir une planification écologique commence par un paradoxe : la France a rarement été aussi bien régie par des plans, et autres schémas, sans que les transformations soient visibles. Pour l’environnement, on compte au moins 107 contrats de transitions écologiques, qui viennent se cumuler avec les outils ci-dessous. De même, l’objectif d’un plan alimentaire de territoire par département a bien été atteint avant la date limite fixée (2023). Pourtant, la sécurité alimentaire n’a jamais paru aussi précaire. Cet écart constant entre les objectifs et le ressenti interroge. En effet, cet empilement est loin de pousser les collectivités à mettre en œuvre une politique de développement durable audacieuse. Au contraire, il les corsète dans un canevas réglementaire.

Schéma non exhaustif des outils existants destiné au développement durable. Source : auteur de l’article

Dans les faits, cette « stratégification » peine à se traduire en actions concrètes. Ceci n’est pas totalement un paradoxe. Dans un régime libéral, il apparaît indispensable de donner une direction à l’action, en évitant toutefois tout début d’interventionisme. Hélas, sans moyens ni contrainte, cela se réduit généralement à une construction intellectuelle. La loi pour la transition énergétique et la croissance verte votée en 2015 constitue à ce titre un cas d’école. Définissant de grands objectifs en matière d’énergies renouvelable ou de rénovation énergétique, ou établissant un « droit à l’accès de tous à l’énergie sans coût excessif », elle ne s’est traduite que par quelques mesures techniques. Aucun moyen financier nouveau ni contrainte n’ont été mis en place. En outre, dans le processus législatif, elle s’est réduite à une loi sans lendemain, en l’absence de pilotage et de contrôle. Depuis, le chèque énergie, créé à l’occasion de cette loi, a été étendu. Le crédit d’impôt pour la transition énergétique a lui été intégré dans « Ma Prime Renov’ » sans que l’effet sur notre situation énergétique ne soit probant. Plutôt que réformer en permanence des lois votées quelques années auparavant, il est temps de réintroduire une culture du résultat dans le processus législatif.

Cette logique de plan local appuyé sur la contractualisation a enfermé les collectivités dans un cadre rigide, souvent coupé des réalités territoriales.

Les plans à échelle locale ne sont pas inutiles. Ils ont notamment le mérite, sur plusieurs thèmes, de réaliser des inventaires des structures existantes, ce que ne permettent pas, hélas, les moyens des collectivités ou de l’État déconcentré. Mais l’identification et la transformation relèvent de deux domaines bien différents. En revanche, il existe une hypocrisie de base à engager les collectivités dans la voie de projets audacieux, tout en réduisant en parallèle le niveau de leur dotations. Sur ce point, les 10 milliards d’euros d’économies supplémentaires qu’Emmanuel Macron compte demander aux collectivités territoriales durant les cinq ans à venir s’annoncent de très mauvaise augure.

En outre, cette logique de plan local appuyé sur la contractualisation a enfermé les collectivités dans un cadre rigide, souvent coupé des réalités territoriales. Réduisant l’intervention de l’État à un seul soutien financier, et partiel, sur les projets des collectivités, il présente deux limites majeurs. Tout d’abord, il donne le sentiment aux collectivités que l’État n’est là que pour dire ce qu’il ne faut pas faire, en excluant les projets non éligibles. Au point d’y voir, pour le numéro 2 de l’Association des maires de France (AMF) André Laignel, un outil de « recentralisation massive ». En outre, et c’est le second grief de l’AMF, ils mettent en concurrence les collectivités. La logique d’appel à projet donne en effet un avantage considérable aux grosses collectivités, qui, grâce à leurs équipes de fonctionnaires compétents, ont les moyens de définir des projets correspondant aux attendus ou de recourir à des cabinets d’études pour rendre leurs projets plus crédibles. Et donc de mieux les faire valoir auprès des décideurs. Au point d’encourager des comportements opportunistes, incitant certaines collectivités à moduler leurs projets pour les faire correspondre avec les attendus du moment.

La transition écologique dans l’impasse

À partir de là, deux voies se font face. Tout d’abord, la voie libérale, portée par le Président, qui a foi dans le pouvoir d’auto-régulation des marchés. En suivant ce paradigme, l’intérêt croissant des citoyens, des consommateurs et des investisseurs pour le développement durable va nécessairement conduire les entreprises à changer leur modèle. Il existe néanmoins trois effets qui font de cette option une impasse. La première est de limiter cet engagement des entreprises à des mesures anecdotiques. Ce que l’on appelle de façon général le greenwashing. Ceci se traduit dans les rapports sociaux et environnementaux des entreprises par des mesures principalement internes et limitées. Ainsi, les entreprises réduisent bien volontiers l’usage de papier, de bouteilles en plastique ou limitent les déplacements de leurs employés, mais sans pour autant toucher à leur business model, qui peut pourtant être éminemment polluant. Le second facteur limitant porte sur la force du lobbying, qui incite à toujours reculer les échéances. Il est ainsi éloquent de se figurer que dès 1988, Guy Debord, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, cite les entreprises pétrolières qui demandent du temps pour pouvoir préparer l’après-pétrole. Or, à en juger par leur discours actuel, les intérêts de court terme finissent facilement par l’emporter sur l’urgence climatique. La troisième voie, la plus inquiétante réside tout simplement dans la fraude. L’industrie automobile en a livré un puissant exemple avec le dieselgate, la manipulation des tests sur les émissions de CO2.

Entre une écologie des investisseurs et une écologie de la rigueur, une troisième voie est possible.

D’autre part, est apparue une écologie de la contrainte, qui ne cesse d’inquiéter. Au nom de l’urgence climatique, elle s’interroge à voix haute sur les limites de la démocratie. Le paradoxe est qu’elle libère des discours, simplistes, au point d’ouvrir des débats sur la notion de plaisir en elle-même. Stratégiquement elle a préféré prendre à partie des comportements individuels plutôt que de proposer des transformations profondes du système. Ce faisant, cette démarche est apparue comme doctrinale, moralisante et, qui plus est, peu efficace, alors même que de plus en plus de Français sont prêts à des transformations radicales dans leur mode de vie. Ceci produit un large sentiment de frustration, alors que l’idée d’un nécessaire changement de paradigme se fait jour. Et que les petites mesures de contraintes sont plus faciles à prendre que les grandes décisions de mobilisation.

L’indispensable retour de l’État

L’impasse de la contractualisation État-collectivités et des mesures orientées vers le contrôle des actes individuels est aujourd’hui sous nos yeux. L’ampleur de la transition à venir oblige donc à une intervention de l’État débarrassée des objectifs de court terme. Ceci apparaît d’autant plus nécessaire qu’il est désormais acquis qu’avec le retard, le coût des transitions n’en sera que plus élevé, et qu’une véritable volonté politique permettrait de donner à la France un avantage stratégique dans bien des domaines. Le rôle de l’État apparaît bien entendu indispensable pour fixer des objectifs et équilibrer les effets de répartition entre les acteurs, entre les gagnants et les perdants de la transition. Dans le cas spécifique de la transition écologique, son rôle est central pour assurer la cohérence entre les démarches. En effet, optimiser l’emploi de nos ressources en favorisant l’économie circulaire sera un enjeu majeur. Enfin, l’État doit également assumer d’être exemplaire s’il veut pouvoir entraîner les collectivités, les entreprises et les citoyens. Ceci suppose d’assouplir les contraintes financières face à l’urgence climatique.

Les réseaux vont se trouver au cœur des transitions, ce qui justifie leur maintien dans la sphère publique.

À titre d’exemple, les réseaux vont se trouver au cœur des transitions, ce qui justifie leur maintien dans la sphère publique. Une gestion par le secteur privé, comme cela est par exemple largement le cas pour l’eau avec le géant Veolia-Suez, est en effet incompatible avec une stratégie de long terme visant l’intérêt général. En ce qui concerne l’électricité, le développement du renouvelable implique une production d’énergie plus décentralisée, qui va nécessiter de nouveaux investissements, notamment afin de limiter les pertes en ligne, pouvant atteindre jusqu’à 6% de la consommation. Pour y parvenir, il faut tourner le dos au seul objectif de rentabilité de court terme, et adopter au contraire une vision globale de la production électrique et de l’évolution du mix énergétique. Le projet Hercule, qui cherche à démembrer EDF en plusieurs branches et à privatiser certaines activités est ainsi à l’opposé total de ce qu’il faudrait faire.

De même, en matière de transports, la nécessité d’avoir un service public ferroviaire renforcé apparaît également incontournable. En effet, pour réduire l’usage de la voiture, il est nécessaire de desservir de larges parties du territoire. La logique de privatisation actuellement à l’oeuvre condamne nécessairement cette perspective. Le transfert au secteur privé des lignes les plus rentables laissera la SNCF avec celles qui le sont le moins, l’empêchant d’équilibrer son bilan. Les lignes moins fréquentés sont ainsi condamnées, et avec l’égalité entre les territoires. Pourtant, cette démarche est déjà engagée, avec la bénédiction de certaines régions, et est en train de s’accélérer. Ainsi, il est à prévoir que de nouvelles lignes ferment, alors que le train est l’un des modes de transports les moins polluants. Cette préservation du secteur public ne peut se faire que par exception au cadre européen. Ou plus précisément, il est désormais possible d’invoquer les contradictions entre les différents objectifs de la Commission européenne, pour préserver notre spécificité. Une récente tribune sur le modèle suédois rappelle néanmoins que pour y parvenir, un large consensus sur l’objectif et les moyens de la transition écologique doit être trouvé, ce qui n’est pas encore le cas, comme l’a révélé le débat de l’élection présidentielle.

Mobiliser efficacement toute la société

Pour sortir de cette impasse, la planification écologique doit éviter d’être inutile ou inefficace. Alors que la notion fait désormais consensus et est même revendiquée par Emmanuel Macron, sa forme reste à définir. Éviter qu’elle ne demeure un cadre théorique ou symbolique d’une part. Éviter d’autre part qu’elle s’engage dans un bras de fer continu et épuisant. En effet, la planification écologique est d’abord un processus démocratique pour assurer la mobilisation de tous les acteurs.

Schéma de la mise en place de la planification écologique selon la France Insoumise.

À ce titre, le livret sur la planification écologique de la France Insoumise, qui a porté cette notion, apparaît comme le cadre le plus élaboré à ce jour. Celui-ci s’articule autour d’une forme de « convention citoyenne », s’appuyant sur des citoyens tirés au sort à échelle départementale pour les travaux de fond. Elle est complétée d’une consultation des organisation impliquant les collectivités, associations, laboratoires de recherche et représentants des agences de l’État concernés, afin de définir plus précisément des mesures thématiques. L’ensemble de ces travaux doit être animé par le Conseil de la planification écologique, en charge de restituer un projet de loi de planification écologique. L’ensemble de ces réflexions s’articule autour de la règle verte, à savoir ne pas utiliser plus de ressources que la Terre n’en donne chaque année.

Ce cadre doit néanmoins être complété d’une méthode de gouvernement, afin que ces objectifs nationaux ne restent pas théoriques ou n’apparaissent pas déconnectés des enjeux locaux. Il faudra également encourager tous les acteurs à répercuter ces changements à leur échelle. Or comme l’a noté Geoffrey Roux de Bézieux, le patron du MEDEF, l’attitude la plus vraisemblable face à un programme de rupture reste l’attentisme. En complément de l’intervention de l’État et de la définition d’un objectif commun, il reste à déterminer la courroie de transmission au reste de la société.

Tout d’abord, il est absolument indispensable que l’État cesse de se priver de ses propres ressources. Ce point a été largement documenté pour ce qui concerne l’administration centrale dans le rapport parlementaire de la députée LFI Mathilde Panot. L’intérêt de ce rapport est de mettre en valeur les baisses d’effectifs et la diminution des compétences qui en découle. Ceci s’est traduit également dans l’administration déconcentrée par la mise en place de directions interministérielles. Pensées pour apporter plus de polyvalence et de transversalité, elles se sont en réalité traduites par des baisses d’effectifs et un manque de lisibilité dans ses missions. Par exemple, la mise en place de la Direction Départementale des Territoires (DDT) s’est traduite par une baisse de l’intervention de l’État, poussant les collectivités dans les bras des cabinets d’étude privés pour réaliser leurs projets. Au point que l’Inspection générale de l’administration notait dès 2017 que, sous l’effet de la réduction des effectifs et de redéfinition des missions, certaines DDT atteignait « la limite de ce qui est soutenable ». Depuis le phénomène s’est accentué. Depuis leur création, les directions interministérielles dans les territoire ont perdu 30% de leurs effectifs. Dans ce sabrage, les fonctions relatives à l’écologie ont été les plus sacrifiées.

En complément de la question des moyens, c’est une question de méthode qui est posée. Celle-ci est d’autant plus importante qu’elle pourrait s’appliquer pareillement à d’autres objectifs sociaux portant sur la santé, le social et d’autres thèmes. L’atteinte des objectifs climatiques, tel qu’exprimés au travers de traités internationaux comme la COP21 exigent des investissements massifs. Le rapport 2% pour 2°C, produit par l’Institut Rousseau, estime qu’ils devraient atteindre 182 milliards d’euros par an d’ici 2050, soit 2% du PIB, pour décarboner l’économie. Il faudrait que ces montants, notamment pour la dépense publique, soit déduits des ratios européens de déficit public. En outre, ils sont à rapprocher des dépenses qui s’avèrent déjà nécessaires pour prendre en compte l’impact du dérèglement climatique, compris entre 5% et 20% du PIB mondial.

Pour ce qui est des collectivités locales, la méthode consisterait pour l’État à définir des objectifs à atteindre selon un calendrier. Dès lors, les territoires verraient leur dotation augmenter en proportion de l’écart constaté à cet indicateur, pour tirer l’ensemble du territoire vers un même but. Charge ensuite aux élus, à l’échelle territoriale, de définir les projets les mieux adaptés pour combler cet écart. Cette méthode garantirait l’autonomie des collectivités et déchargerait l’administration d’une tâche fastidieuse d’encadrement de leurs activités. En revanche, si l’objectif n’était pas atteint dans les délais, et si le service financé s’avérait inopérant, le préfet aurait pouvoir de mettre en place les mesures adaptées. Suivant ainsi le modèle de la loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU) pour le logement social, qui prévoit des sanctions financières pour les récalcitrants. Le financement se ferait alors au détriment de la dotation globale sur les années suivantes. Cette méthode permet de garantir l’égalité des territoires, quelle que soit leur taille, et l’avancée du pays vers des objectifs communs.

Pour mener à bien la transition, il faudra mobiliser les acteurs, avec un soutien financier, et des objectifs précis.

De la même façon, cette méthode est applicable aux différents secteurs économiques. Réorienter le crédit d’impôt recherche, qui a atteint 6 milliards d’euros, vers les travaux visant la transition écologique serait une première étape. En complément, l’État fixerait des objectifs de réduction d’émissions de CO2 et de gaspillage de ressources par secteur. Les entreprises seraient incitées, par des budgets dédiés, à atteindre ces objectifs sur une durée fixée issues des négociations. Cette tâche doit notamment mobiliser les ingénieurs en particulier pour réviser les méthodes de production. La gouvernance des grandes entreprises doit être revue pour intégrer un comité dédié à la transformation écologique, réunissant les dirigeants et les représentants des salariés mais également, pourquoi pas, de la société civile.

De la même façon, l’absence d’atteinte de ces objectifs dans le calendrier fixé se traduirait par une sanction. Lorsqu’une entreprise ne respecte pas ses obligations vis-à-vis des créanciers, elle entre sous la coupe d’un mandataire judiciaire. La sacralité de la propriété est-elle supérieure à la préservation de notre environnement ? Dès lors, il est parfaitement envisageable d’imaginer la présence d’un mandataire écologique, en charge de valider les décisions des dirigeants et d’assurer que les objectifs de transition soient bien atteints. Ce mécanisme d’incitation et de sanction permettrait alors d’engager sérieusement les entreprises sur la voie de résultats concrets.

De cette façon, une voie existe pour obtenir des résultats concrets. Cette méthode, reposant tant sur l’incitation que la sanction, pour mobiliser l’ensemble des acteurs, en réduisant le travail technocratique. Cette voie est mobilisatrice, pour conduire à des changements concrets, et pour mettre un terme à une éco-anxiété paralysante.

Fuite des capitaux, dette, bras de fer avec la finance… Comment résister ?

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Et si la gauche radicale gagnait les élections ? Bien qu’une réélection d’Emmanuel Macron soit à ce stade l’hypothèse la plus probable pour l’élection présidentielle à venir, la percée de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages invite à considérer sérieusement cette possibilité. Si le programme du candidat de l’Union Populaire est très riche en propositions, il s’étend moins sur la façon de le mettre en œuvre, sans doute pour des raisons stratégiques. Or, la réaction des milieux d’affaires, des créanciers et des institutions européennes promet d’être brutale, notamment via une asphyxie budgétaire de l’Etat et la fuite des capitaux. Comment éviter un destin à la Tsipras et ne pas doucher les espoirs des classes populaires ?

« Le verdict du peuple grec signifie la fin de la Troïka » déclarait Alexis Tsipras, tout juste élu Premier Ministre, le 25 janvier 2015. Moins de six mois plus tard, celui-ci signait pourtant un troisième plan d’austérité, malgré le rejet de cette option par plus de 61% des Grecs par référendum. Cette tragique défaite de la gauche radicale rappelle combien les marchés financiers et les institutions européennes peuvent empêcher un gouvernement, pourtant légitimé par les urnes, d’adopter des mesures d’intérêt général. Certes, contrairement aux pays latino-américains, la Grèce n’a pas subi de coup d’état militaire. Mais l’expérience Syriza a laissé un goût amer aux Grecs, pour qui les promesses anti-capitalistes risquent de sonner creux pour au moins une génération.

Si la détermination de Tsipras et de son équipe peut être questionnée, cet épisode rappelle surtout l’impérative nécessité pour un gouvernement prônant une rupture avec le néolibéralisme de se préparer sérieusement à l’opposition frontale des marchés financiers, de l’Union européenne et des multinationales. En effet, si les blocages institutionnels, les éventuelles alliances avec des partis plus modérés ou encore l’opposition médiatique sont déjà de sérieux obstacles à la mise en œuvre d’un programme radical, l’adversaire principal reste le fameux « monde de la finance ». En outre, la démobilisation probable des citoyens et des corps intermédiaires suite à l’élection de la gauche radicale rend ce bras de fer d’autant plus ardu. Enfin, le capital politique dont dispose un gouvernement nouvellement élu tend à s’éroder rapidement en l’absence de gestes forts dès l’arrivée au pouvoir. La chute de Biden dans les sondages suite à ses renoncements à de nombreuses réformes promises durant la campagne (annulation de la dette étudiante, Green New Deal, mesures sociales…) l’a récemment démontré.

Organiser la résistance aux attaques spéculatives

Une récente note du think tank Intérêt Général liste un certain nombre de mesures pouvant être prises quasi-immédiatement pour envoyer un signal fort aux couches populaires. Par exemple, la hausse du SMIC, la revalorisation de certains minimas sociaux ou le blocage des prix peuvent être décidées par décret, sans nécessité d’attendre les élections législatives. Toutefois, les réformes fiscales permettant de financer ces dépenses supplémentaires nécessitent un nouveau projet de loi de finances, traditionnellement voté à l’automne. Dès lors, si un gouvernement radical prenait le pouvoir en France, le déficit de l’Etat augmenterait de manière significative durant une première phase. Depuis la fin du circuit du Trésor à partir des années 1970, c’est-à-dire le financement direct des dépenses publiques par la Banque de France, l’Etat a recours aux marchés financiers (1). Or, avant même la prise de fonction du nouveau gouvernement, ceux-ci peuvent augmenter les taux d’intérêt qu’ils exigent. Ainsi, en 2017, un « risque Mélenchon » était apparu sur les marchés à l’approche de l’élection présidentielle.

Comme le rappelle Raul Sampognaro, économiste à l’OFCE ayant contribué à la note d’Intérêt Général, « même des gouvernements qui ne sont pas de gauche radicale subissent des attaques spéculatives », mentionnant l’exemple de la coalition entre le Mouvement 5 Étoiles et la Lega en 2018 en Italie, qui avait fait bondir les taux d’intérêt, soit autant de « ressources perdues pour la transformation sociale ». Selon lui, la France pourrait connaître un sort similaire. Une situation qu’il estime « gérable » en raison du faible niveau actuel des taux d’intérêts, alors que la Grèce partait de beaucoup plus haut et avait vu ses taux augmenter de plus de cinq points lors des premiers mois du gouvernement Syriza. En outre, face à l’extrême volatilité de la Bourse, les titres de dette souveraine demeurent les actifs les plus sûrs et donc les plus convoités. Sampognaro rappelle enfin que « le fait que les politiques monétaires non-conventionnelles soient devenues plus permanentes que prévu crée un système qui atténue le pouvoir des marchés financiers ». Dès lors, la situation de la France, dont la dette reste soutenable, apparaît plus solide que celle de la Grèce.

« Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. »

John Maynard Keynes

Toutefois, toutes les éventualités doivent être prises en compte. Ainsi, la BCE pourrait tout à fait décider de s’opposer au nouveau pouvoir en réduisant ses rachats d’obligations françaises sur le marché secondaire, mettant de nouveau en application la célèbre phrase de Jean-Claude Juncker, qui affirmait « qu’il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens » qui sanctuarisent l’austérité. Si un tel scénario invite à considérer sérieusement l’hypothèse d’une sortie de l’euro, à court terme, d’autres leviers sont actionnables pour contrer les marchés. Les trésoreries d’entreprises publiques, les banques publiques et surtout l’épargne des Français – largement gérée par la Caisse des Dépôts et Consignations – pourraient servir à financer la dette supplémentaire en attendant de lever de nouvelles recettes. L’épargne accumulée dans les banques privées pourrait aussi être mise à disposition, comme l’expliquait l’économiste Jacques Nikonoff au Monde Diplomatique : « On réalise des emprunts forcés auprès des banques et des compagnies d’assurances. En d’autres termes, l’État impose à ces sociétés l’achat d’une fraction donnée de ses émissions de dette. » Si ces dispositifs peuvent paraître risqués, il faut rappeler qu’ils ont déjà été utilisés avec succès par le passé, par exemple en 2009 par la Californie, alors dirigée par le républicain Arnold Schwarzenegger… Ces solutions reviennent en fait à « reconstruire par d’autres canaux des vieux outils qui orientent l’épargne populaire vers le financement d’actions d’intérêt général » résume Raul Sampognaro.

Enfin, dans l’hypothèse où la dette deviendrait vraiment insoutenable, l’Etat peut toujours entrer en confrontation frontale avec les créanciers en faisant partiellement ou totalement défaut. Une hypothèse certes assez extrême, mais qui a historiquement permis de purger nombre de créances illégitimes et de sortir par le haut du cercle vicieux de la dette (2). Dans ce cas, l’option la plus stratégique consiste probablement à annoncer un taux maximum auquel les créanciers seront remboursés ou même à en rembourser certains mais pas d’autres pour éviter un front uni d’adversaires. En outre, la dépendance de l’Etat à ses créanciers fonctionne dans les deux sens : comme le rappelait John Maynard Keynes, « Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. » Fragilisé par un défaut, même partiel, les banques risqueraient de s’effondrer, permettant leur socialisation à moindre coût par la suite, bien qu’au prix d’un certain chaos temporaire. Cette option n’est donc pas sans risques, mais elle illustre que le chantage des créanciers peut être renversé si la volonté politique est forte.

La menace de la fuite des capitaux

Si la masse considérable d’épargne des Français peut permettre de résister aux pressions des créanciers, encore faut-il que celle-ci ne quitte pas le pays. En effet, une politique de redistribution forte a toutes les chances de susciter une hostilité considérable auprès des gros patrimoines et des grandes entreprises. Or, si le bulletin de vote des investisseurs pèsent autant que ceux de leurs concitoyens, ceux-ci « ont un droit de veto sur la politique démocratiquement choisie » grâce à leur portefeuille, résume Sampognaro. Lorsque ceux-ci disposent de patrimoines peu liquides, c’est-à-dire très ancrés sur un territoire, par exemple des mines ou de l’immobilier, leur préférence va à un renversement du pouvoir. A l’inverse, lorsque leurs possessions sont surtout composées de titres financiers, ils préfèrent quitter le pays pour s’installer dans un État plus accommodant. Ce « paradoxe des actifs » constitue une explication originale pour comprendre, par exemple, pourquoi Salvador Allende a été victime d’un coup d’Etat tandis que François Mitterrand n’y a pas eu droit. Mais même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente. 10 jours avant la prise de fonction de François Mitterrand, la Bourse de Paris avait ainsi dû être suspendue en raison de sa chute continue. 

Même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente.

Dans le régime actuel de liberté de circulation des capitaux, reconnue comme « liberté fondamentale » dans l’Union européenne, et étant donné la rapidité avec laquelle les transactions peuvent être faites par ordinateur, cette fuite des capitaux peut être très rapide. Dès lors, des mesures immédiates et fortes sont nécessaires pour l’interrompre au maximum. L’économiste Frédéric Lordon imagine par exemple s’inspirer de la Malaisie, qui, lors de la crise financière asiatique de 1997-1998, avait mis en place un système de deposit : concrètement tous les investisseurs qui possèdent des actifs sur le territoire français ou qui souhaitent s’y implanter doivent verser une part importante de leur investissement dans un fond. L’argent leur est ensuite rendu s’ils quittent le pays, mais seulement s’ils y sont restés un certain temps minimum, par exemple un an. Une mesure qui permet de bloquer les mouvements spéculatifs tout en ne bridant pas les investissements productifs ou le commerce international.

Ensuite, si un contrôle des capitaux à proprement parler ne pourrait être mis en place à très court terme, et imposerait une confrontation directe avec l’Union européenne, le maximum doit être fait pour surveiller les mouvements de capitaux. « Le renforcement des moyens de l’administration, notamment fiscale, est la clé de voûte pour atteindre ensuite les objectifs plus structurels » explique Sampognaro. Même si « légalement un millionnaire a le droit de retirer sa fortune pour quitter la France, il est aussi obligé de le déclarer au fisc. Si l’information est suivie, on pourra le retrouver. » L’instauration d’un « impôt universel », déjà en vigueur pour les citoyens américains et suisses et proposé par Jean-Luc Mélenchon, permettrait alors de demander à ces individus fortunés de payer la différence d’impôts entre le pays où ils ont placé leur fortune et le taux français.

Par ailleurs, un certain degré de contrôle des capitaux pourrait être instauré en abaissant les montants à partir desquels une transaction doit faire l’objet d’une autorisation. La note d’Intérêt général rappelle que de tels dispositifs existent déjà afin de lutter contre la fraude fiscale, le financement du terrorisme, le blanchiment d’argent ou toutes sortes d’activités crapuleuses. Une amende, idéalement d’un montant égal à celui de la transaction, pourrait être instaurée pour les établissements bancaires qui effectuent ces transactions, afin de s’assurer de leur coopération, le tout assorti de contrôles rigoureux. Un tel dispositif avait par exemple été instauré en Islande suite à la crise financière de 2008, dévastatrice pour l’île. « Techniquement on pourrait même retirer les Îles Caïmans et les autres paradis fiscaux de SWIFT » (système international de transactions interbancaires), complète Raul Sampognaro rappelant que tout est question de volonté de politique.

Une telle offensive contre le capital poserait très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro.

Bien sûr, de telles mesures demandent un vrai courage politique et comportent des risques. De plus, bien que nécessaires pour résister aux assauts des grandes fortunes et de la finance mondiale, elles ne permettent en rien de s’assurer du soutien d’une majorité de la population, qui ne pourra être obtenu que laborieusement, grâce à des actes concrets et rapides en matière sociale. Une telle offensive contre le capital poserait aussi très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro. Enfin, les rapports avec le patronat ne manqueraient pas d’être tendus, bien que celui-ci ne soit pas monolithique et tout entier acquis aux revendications du CAC40. Autant de questions majeures qui ne pourront être mises de côté. Certes, de tels plans d’actions ne fédèrent pas les foules. Mais face à la feuille de route parfaitement rodée des élites néolibérales, une résistance déterminée et organisée sera indispensable. Au risque sinon de connaître le même sort qu’Alexis Tsipras.

Notes :

1/ Eric Toussaint, Le système dette: Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017.

2/ Benjamin Lemoine, La démocratie disciplinée par la dette, Éditions la Découverte, 2022.

Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise : ambition présidentielle et guerre de position

Depuis début 2016 et sa création ex nihilo par Jean-Luc Mélenchon en vue de la présidentielle de 2017, La France insoumise est devenue un mouvement qui dépasse la seule figure de son leader, même si elle lui reste jusqu’à présent fortement dépendante. Cette formation occupe une position originale dans l’espace français, s’affirmant comme une force d’opposition dans ce que Gramsci appelait la « guerre de position », c’est-à-dire le travail de lutte largement idéologique préparatoire à la conquête du pouvoir. Si lors de la précédente campagne présidentielle, Jean-Luc Mélenchon avait opté pour une stratégie en deux temps, consolidant sa base de gauche en 2016 avant de tenter de l’élargir lors des quelques mois de 2017 avec une stratégie populiste plus poussée pour espérer la victoire finale, en sera-t-il de même pour la campagne en cours plus classiquement ancrée à gauche dans un climat général qui a évolué ? Au lendemain du premier meeting politique immersif, qui s’est tenu à Nantes ce 16 janvier, rétrospective sur six ans d’offensive insoumise.

La France insoumise : le pari de la stratégie populiste (2016-2017)

Le 10 février 2016, Jean-Luc Mélenchon déclare au 20h de TF1 être candidat pour l’élection présidentielle de 2017, annonçant à demi-mots le lancement du nouveau « mouvement » qui le portera dans cette tâche, La France insoumise (LFI) : « Je propose ma candidature, c’est le peuple qui va en disposer. Je ne demande la permission à personne, je le fais hors cadre de partis. Je suis ouvert à tout le monde : les organisations, les réseaux, mais les citoyens d’abord. Et vous savez, je m’inspire, à ma manière, de la méthode qui a été celle de Monsieur Bernie Sanders, j’ai loué la même plate-forme internet que lui. […] Tout le monde peut se joindre à moi pour travailler sur le programme et agir. […] Je ne m’occupe que d’une chose. Je veux représenter et incarner la France insoumise et fière de l’être, celle qui n’a pas de muselière ni de laisse. Et à ceux-là qui m’ont souvent entouré et accompagné, je leur dis « Allez, ouvrons la marche ! » […] C’est pas une affaire de gauche ou de droite, c’est une affaire d’intérêt général et de représentation de l’indépendance de la France. »

Plusieurs des caractéristiques essentielles de la campagne insoumise qui suivra [1] sont perceptibles. Une volonté gaullienne de se placer au-dessus des luttes partisanes pour s’adresser directement aux Français, un ton résolument conquérant visant à agiter les affects de joie et de combat, une grande ouverture à la force militante, une prétention à dépasser les divisions idéologiques classiques au nom d’un « intérêt général » moins clivant qu’une encombrante « lutte des classes », et une place décisive accordée au numérique [2]. La dimension rhétorique de la campagne insoumise en 2017 est également révélatrice d’un tournant [3], qui après avoir cherché à fédérer à gauche en 2016, adopte une grammaire sensiblement amendée. Les analyses statistiques mettent en relief les mots employés par Jean-Luc Mélenchon : 669 occurrences pour « Gens », 443 pour « France » et « Français(es) » ou encore 210 pour « Peuple » loin devant « Gauche » (59), « Capital », « capitalisme », « capitalistes » (33) et « Ouvriers » (14) [4].

Ces termes utilisés montrent bien que, comme préfiguré au moment de l’annonce de sa candidature, Jean-Luc Mélenchon se place nettement moins qu’en 2012 dans le vocabulaire traditionnel de la gauche. Il lui préfère des notions que le théoricien populiste Ernesto Laclau qualifie de « signifiants vides », plus ouverts à interprétation et jugés plus susceptibles d’agir puissamment sur les affects de masses de plus en plus éloignées de la culture de gauche. Ce choix se comprend par l’influence des expériences sud-américaines – tout particulièrement celle de Hugo Chávez au Venezuela – sur Jean-Luc Mélenchon, tandis que Syriza, Podemos ou Bernie Sanders ont tous expérimenté entre 2014 et 2016 une stratégie populiste avec des résultats probants. Au niveau national, un quinquennat « socialiste » très impopulaire avait perdu de nombreux pans de la population de « la gauche » et la lutte pour la réhabilitation de cette dernière est jugée plus coûteuse par la direction insoumise qu’un abandon relatif de ses marqueurs traditionnels.

Mais au-delà de la rhétorique populiste, le programme « L’Avenir en commun », issu d’un important et volumineux travail collectif, s’inscrit clairement dans l’espace de la gauche même si le terme en est notablement absent. Il reprend de nombreuses mesures du programme du Front de gauche (FG) de 2012 élaboré avec les communistes – « L’Humain d’abord » – et comporte une série de propositions dont la filiation est sans équivoque : retraite à 60 ans, augmentation du salaire minimum (SMIC) et de l’Impôt sur la fortune (ISF), renforcement des services publics et de la sécurité sociale, sortie du nucléaire [5], suppression du pacte de responsabilité et du crédit d’impôt compétitivité, etc. De nouvelles propositions sont également avancées, comme la planification écologique ou la prise en compte de la condition animale. Jean-Luc Mélenchon insiste également dès l’annonce de sa candidature sur la prépondérance de la question européenne pour l’applicabilité de son programme : « [Le peuple français] entend au moins une chose. Il ne peut rien faire de tout ce que je viens de dire tant qu’il est ficelé dans les traités européens, parce que pour faire tout ce que je dis, il faut de l’emploi, du service public, un État qui existe, il faut des gens formés et éduqués, et rien de tout ça nous ne pouvons le faire dans le cadre des traités donc il faut en sortir. » Avec ces propos, Jean-Luc Mélenchon s’inscrit dans le sillage de l’attitude critique du Parti communiste français (PCF) vis-à-vis de l’Union européenne (UE), loin des positions de soutien inconditionnel du Parti socialiste (PS) ou des biens nommés Europe Écologie-Les Verts (EELV).

Jean-Luc Mélenchon en meeting à Toulouse le 16 avril 2017, à une semaine du premier tour de l’élection présidentielle © Wikimedia

Le programme n’en demeure pas moins incarné par un homme : Jean-Luc Mélenchon. Si l’élection présidentielle tend à la personnalisation extrême de luttes politiques et idéologiques, le candidat insoumis se prête volontiers à l’exercice et s’assume pleinement comme « premier de cordée » – utilisant l’expression dès 2016, avant Emmanuel Macron. Dans un rapport d’identification à des grandes figures de l’histoire de France comme Robespierre, Jaurès ou Mitterrand [6], Jean-Luc Mélenchon prétend incarner la gauche vivante, loin de la croyance selon laquelle les idées circuleraient presque par elles-mêmes. On doit noter que le programme comme la stratégie du candidat ont été décidés par le haut de l’appareil – à savoir par Jean-Luc Mélenchon et son cercle rapproché – alors que la base insoumise pouvait s’auto-organiser largement pour mener la campagne sur le terrain et les réseaux, selon un fonctionnement que le sociologue Manuel Cervera-Marzal qualifie d’ « anarcho-césariste » et qui sera amené à s’inscrire dans la durée.

À l’issue d’une campagne quasi-unanimement saluée [7], le candidat insoumis récolte 19,6 % des voix exprimées et manque de peu d’atteindre un second tour où il était donné vainqueur contre Marine Le Pen et François Fillon. En 5 ans, Jean-Luc Mélenchon a attiré 3 millions de voix supplémentaires pour atteindre un total de plus de 7 millions de suffrages. Comme le montre l’enquête électorale Ifop du 23 avril 2017 (date du premier tour de l’élection présidentielle), les électeurs de Jean-Luc Mélenchon en 2017 sont issus de manière écrasante du camp de la gauche [8], la principale avancée depuis 2012 provenant des anciens électeurs de François Hollande : 26% des 28,6% obtenus par le candidat socialiste au premier tour de 2012, soit un peu plus de 7% du corps électoral de cette élection. Ce constat permet ainsi de montrer que, par-delà la stratégie populiste, le score de Jean-Luc Mélenchon doit à l’électorat classique de la gauche. Il s’inscrit dans de logiques de continuité touchant les déçus du hollandisme, favorisées par le phénomène du vote utile alors que dans les semaines qui ont précédé le premier tour les sondages donnaient Jean-Luc Mélenchon nettement devant Benoît Hamon.

Institutionnalisation post-présidentielle : prendre l’Assemblée ?

À partir de la formation du groupe parlementaire insoumis consécutive aux élections législatives, c’est autour de ses députés que La France insoumise prend corps publiquement. Entre 2012 et 2017, une des faiblesses de Jean-Luc Mélenchon avait été de n’avoir pas de groupe à l’Assemblée nationale, dont il était lui-même absent à la suite de son pari raté d’aller défier Marine Le Pen à Hénin-Beaumont [9]. La nouvelle équation électorale permet au leader de la France insoumise de diriger et d’animer un groupe parlementaire [10], démontrant au passage que cette forme plus collégiale n’est pas contradictoire avec son processus d’incarnation propre, puisqu’au contraire il le nourrit et le renforce à la fois. Les insoumis, en rangs rapprochés, s’attachent ainsi à développer une ligne originale et indépendante des autres forces politiques.

Le groupe parlementaire insoumis permet à plusieurs de ses membres de gagner en notoriété et en influence. Ainsi, les jeunes députés Adrien Quatennens, Ugo Bernalicis, Mathilde Panot et eurodéputée Manon Aubry, ou encore la députée Danièle Obono ont pu s’exprimer assez largement dans l’espace médiatique et à l’Assemblée nationale. D’anciens compagnons de Jean-Luc Mélenchon comme Éric Coquerel, Manuel Bompard ou Alexis Corbière sont également députés et bénéficient d’une certaine audience, tandis que Clémentine Autain, porte-parole du parti Ensemble ! depuis 2013, a été tête de liste de LFI dans la région Île-de-France.


Neuf des dix-sept députés insoumis le 18 juillet 2017 à l’Assemblée nationale. Autour de Jean-Luc Mélenchon, on retrouve de gauche à droite Jean-Hugues Ratenon, Caroline Fiat, Bastien Lachaud, Bénédicte Taurine, Adrien Quatennens, Danièle Obono, Ugo Bernalicis et Loïc Prud’homme © Wikimedia

Le cas de François Ruffin est plus spécifique. Fondateur et rédacteur en chef du journal Fakir depuis 1999, François Ruffin a contribué à impulser le mouvement Nuit debout au printemps 2016 à la suite du succès populaire de son documentaire Merci patron ! pour lequel il a obtenu le César du meilleur film documentaire en 2017. Élu député en Picardie au terme d’une campagne à la ligne nettement populiste menée hors organisation, il a finalement décidé de rejoindre le groupe insoumis à l’Assemblée nationale. Cependant, à la différence des autres députés insoumis, il ne doit pas sa notoriété et son ascension politique à Jean-Luc Mélenchon et dispose par conséquent d’une plus grande marge de manœuvre et suit une trajectoire propre, comme l’atteste par exemple le fait qu’il ait mis plus d’un an à apporter son soutien à la candidature de Jean-Luc Mélenchon pour 2022 – il se décide finalement le 17 décembre 2021 et apportera son soutien actif à la campagne de Jean-Luc Mélenchon au cours des premiers mois de 2022.

À la suite des élections de 2017, parallèlement à l’investissement de l’arène parlementaire, l’ « anarcho-césarisme » déjà présent au sein de LFI ira en s’intensifiant, les militants insoumis – en baisse drastique après les élections législatives – n’ayant « pas de devoirs ni de droits », pour reprendre une nouvelle fois une expression de Manuel Cervera-Marzal [11]. En effet, les militants ne peuvent contester la ligne décrétée par le haut et ne bénéficient ni d’argent, ni de locaux, ni de directives de la part de l’organisation, affectant nécessairement le travail de terrain des militants et la force de frappe idéologique de la formation. Entre les moments présidentiels, les militants sont ainsi beaucoup moins nombreux et leurs actions locales éparpillées sont dépourvues de véritables moyens matériels et organisationnels et donc moins efficaces. 

En dépit de la faible capacité insoumise sur le terrain par rapport au poids électoral de son leader au premier tour des présidentielles, La France insoumise va connaître un destin notable dans son incarnation parlementaire. Il est souvent rappelé que Jean-Luc Mélenchon est coutumier de la fondation d’organisations politiques pour amoindrir l’importance de La France insoumise au sein de l’ensemble. Pourtant, tous les groupes créés jusqu’au Parti de gauche en 2009 étaient des tendances au sein du Parti socialiste, dans des alliances plus ou moins précaires avec d’autres groupes et donc par essence fragiles [12]. À l’inverse, la nature organisationnelle de La France insoumise s’approche d’un « parti-mouvement » du fait qu’elle est une organisation politique présentant des candidats aux élections à rhétorique mouvementiste et réunissant des particularités structurelles inhabituelles chez les partis : gratuité de l’adhésion et absence de cotisations, absence de droit de tendance et de statuts, absence d’échelons intermédiaires…

Cette forme hybride s’explique par l’attachement historique de Jean-Luc Mélenchon à la forme parti et par les bouleversements récents qui ont traversé l’arène politique. Sociabilisé à la politique durant le dernier tiers du XXe siècle à un moment où le PCF et le PS étaient encore des lieux importants de la transformation sociale, ce dernier n’a en effet jamais abandonné l’héritage de la gauche de parti, comme semble le confirmer sa tentative lors de sa sortie du PS en 2008 de fonder un « parti creuset » avec le Parti de gauche (PG). Néanmoins, le désamour généralisé des Français pour les partis politiques (88% n’ont pas confiance dans ces institutions [13]), conduit à infléchir cette matrice. La stratégie militante doit parfois primer sur les affiliations. La volonté de construire une unité à la base dans une perspective révolutionnaire citoyenne et de lancer une initiative qui ait vocation à rassembler une majorité sociale et non un camp prédéfini, témoigne d’un objectif de plus grande ampleur : non plus seulement rassembler un électorat, mais soulever un peuple constituant.

D’une opposition privilégiée à de cinglants revers électoraux (2017-2021)

Pendant quelques mois après la victoire d’Emmanuel Macron et de son parti La République en marche (LREM), La France insoumise a pu apparaître comme la principale force d’opposition au macronisme, comme en atteste par exemple le débat qui opposa Jean-Luc Mélenchon au Premier ministre en exercice Édouard Philippe, le 28 septembre 2017 dans « L’émission politique » sur France 2. Ce phénomène s’explique tout d’abord par un facteur externe, la stratégie macroniste visant à affaiblir Les Républicains (LR) pour récupérer une partie de leur base électorale [14]. Ensuite, la puissante dynamique de campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2017 et son résultat électoral final contribue à faire de La France insoumise un pôle déterminant de la gauche d’opposition. Le Parti socialiste avait occupé cette position pendant les quatre décennies précédentes mais il traverse alors la pire crise de son histoire avec la disqualification de l’ère Hollande, le score très faible de son candidat Benoît Hamon (6,4%) et les nombreux départs vers le macronisme.

Le 16 octobre 2018, à quelques mois de la prochaine échéance électorale des européennes, va pourtant entacher l’image de La France insoumise : ses locaux sont perquisitionnés par la police [15]. L’équipe de Jean-Luc Mélenchon filme la scène de confrontation avec les policiers qui les empêchent de rentrer et la diffuse sur les réseaux sociaux. L’effet est néanmoins opposé à celui espéré d’indignation devant ce qui est vécu comme un procès politique. Le tollé est immense face à une phrase que Jean-Luc Mélenchon prononce dans la vidéo : « La République, c’est moi ! ». S’il voulait signifier qu’en tant que chef de file et député élu d’un parti d’opposition il représentait davantage la République que des forces de l’ordre au service d’un exécutif autoritaire, la formule ne manque pas d’exaspérer. Jean-Luc Mélenchon, qui était déjà perçu et critiqué par beaucoup comme mégalomaniaque, est durablement discrédité, et l’ensemble de La France insoumise pâtit de cette séquence médiatique.

À l’arrivée, le constat est sans appel : avec très peu d’élus locaux et sans d’échelons intermédiaires, la face visible de La France insoumise tient à celle de ses députés, nationaux et européens, dont la réélection est conditionnée à une future dynamique de campagne favorable. 

Cet événement, couplé au choix de faire des élections européennes un référendum « anti-Macron », plutôt qu’un moment permettant une politisation autour des enjeux européens, aboutit à un faible score pour LFI (6,31%). La liste emmenée par Manon Aubry récolte 5 millions et demi d’électeurs de moins que Jean-Luc Mélenchon deux ans plus tôt : seuls 37% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon en 2017 votent pour la liste insoumise. La France insoumise obtient néanmoins six eurodéputés qui seront actifs, efficaces et parfois victorieux dans leur fonction au sein du Groupe de la Gauche au Parlement européen (GUE/NGL) comme l’illustre par exemple le rôle décisif joué par l’eurodéputé insoumis Younous Omarjee dans l’interdiction de la pêche électrique industrielle finalement adoptée par le Parlement européen.  

Par la suite, comme l’a montré Valentin Soubise dans son article « La France insoumise a-t-elle cherché à enjamber les élections municipales ? », la formation de Jean-Luc Mélenchon ne prend aucune ville d’importance – à l’inverse d’EELV qui l’emporte notamment à Lyon, Bordeaux, Strasbourg ou Grenoble, ou de façon plus significative pour le député Mélenchon le candidat socialiste à Marseille – dans une stratégie délibérée, se méfiant de « chefferies locales » susceptibles de concurrencer le leadership de la direction en place. En conservant les fonds et les ressources du parti pour l’élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon semble sous-estimer l’importance de l’enracinement local pour politiser les populations ainsi que les conséquences de victoires aux élections intermédiaires dans les représentations collectives et les dynamiques de campagnes présidentielle et législative.

Même si l’on observe que les franges électorales que LFI souhaite conquérir ou renforcer en priorité votent relativement peu voire très peu aux élections intermédiaires (les nouveaux « jeunes » (18-24 ans) qui pour la plupart n’étaient pas en âge de voter à la précédente élection présidentielle de 2017, les anciens « jeunes » (24-29 ans) et les classes populaires « urbaines »), ce choix de Jean-Luc Mélenchon et de ses proches semble difficilement compréhensible. Il peut toutefois s’éclairer si l’on s’attarde sur le repoussoir des récents choix stratégiques du PCF, qui, selon leur interprétation, s’est progressivement transformé, à partir des années 1980, de force nationale d’opposition et d’alternative en un parti d’élus locaux en quête d’alliances électorales avec un PS de plus en plus libéral compatible. 

Les dernières élections en date – régionales et départementales de juin 2021 – devraient pourtant nuancer cette méfiance électoraliste. Les partis socialiste et communiste se raffermissent, sur fond d’abstention élevée et de « prime aux sortants ». Si la stratégie insoumise ne peut, à la lumière de cette conjoncture, être entièrement disqualifiée, ces revers électoraux n’en portent pas moins la marque claire de la rupture avec le PCF et de la dislocation du Front de gauche. L’absence d’alliances partisanes stables finit par jouer en la défaveur de La France insoumise et déstabilise l’ascension du parti-mouvement. À l’arrivée, le constat est sans appel : avec très peu d’élus locaux et sans d’échelons intermédiaires, la face visible de La France insoumise tient à celle de ses députés, nationaux et européens, dont la réélection est conditionnée à une future dynamique de campagne présidentielle favorable. 

La construction d’une ligne politique : l’alternative insoumise à gauche

Depuis les élections législatives de 2017 et la constitution de son groupe parlementaire, La France insoumise est désormais une force identifiable. Très actifs dans leur activité de députés, les élus insoumis ont joué un rôle important au cours du mandat d’Emmanuel Macron en prenant position sur les grands sujets qui ont émaillé le quinquennat, et souvent de manière originale relativement aux autres formations politiques. Ainsi, si La France insoumise s’oppose comme les autres partis de gauche à la réforme des retraites du gouvernement et à la casse de l’hôpital public, Jean-Luc Mélenchon a soutenu les gilets jaunes dès le mois de novembre 2018 [16] alors que la Confédération générale du travail (CGT) et une grande partie de la gauche avait alors une attitude de défiance, estimant la pureté du mouvement insuffisante, émaillé par des comportements perçus comme d’extrême-droite. À l’occasion de la répression féroce du mouvement par le gouvernement, les députés insoumis ont quant à eux dénoncé les violences policières, à l’instar d’Ugo Bernalicis qui a déposé plainte en janvier 2019 contre le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner au nom de la liberté de manifester. 

Clémentine Autain, Éric Coquerel et Adrien Quatennens à la marche du 21 septembre 2017 contre la réforme du code du travail © Wikimedia

Plus récemment à l’ère du Covid-19 [17], les insoumis ont pris parti pour la levée des brevets sur les vaccins et contre la restriction des libertés fondamentales, s’opposant à partir de novembre 2020 à la loi sécurité globale puis en 2021 à l’imposition du pass sanitaire, mesure jugée « autoritaire », « absurde » et « dangereuse », instaurant une « société du contrôle permanent » encore renforcée par le pass vaccinal. De nombreux insoumis ont également participé aux manifestations de l’été 2021 contre le pass sanitaire, sans autres consignes de la direction que celles de ne pas se joindre aux anti-vaccins. 

Cette préoccupation marquée de La France insoumise face à la montée des prérogatives policières contraste avec le positionnement sécuritaire des trois candidats se réclamant de la gauche à l’élection présidentielle à venir Anne Hidalgo, Yannick Jadot et Fabien Roussel. En refusant l’alternative, pro ou anti-police, Jean-Luc Mélenchon et les députés insoumis dénoncent les violences policières tout en affirmant la nécessité d’une « police républicaine » chargée de faire respecter les lois des représentants de la nation. Dans son récent ouvrage Génération Mélenchon, le jeune député insoumis Adrien Quatennens considère ainsi : « Il y a un problème dans la police, et ça n’est pas parce que c’est la police qu’il ne faut pas le dire et travailler à y remédier. Ce ne serait pas lui rendre service. Un policier républicain peut tout à fait comprendre cela. Je les appelle à lire nos propositions avec attention et à les critiquer si nécessaire. Non seulement La France insoumise a toujours été présente dans les moments difficiles et les hommages, mais surtout, nous formulons des propositions concrètes et sérieuses, notamment grâce à l’excellent travail d’Ugo Bernacilis qui coordonne pour nous les questions de sécurité et de justice [18]. »

La diabolisation à l’heure de l’ « islamo-gauchisme » (2020-2021)

Le 16 octobre 2020, le professeur d’histoire-géographie Samuel Paty est assassiné pour avoir montré des caricatures de Mahomet à ses élèves. L’affaire entraîne une déferlante médiatique, renforcée quelques jours plus tard par l’attaque de la basilique Notre-Dame de Nice par un islamiste tuant trois personnes. Les réactions populaires sont puissantes et nombreuses, de même que celles du personnel politique, et cela de façon transpartisane bien que différenciée d’une formation à l’autre. Jean-Luc Mélenchon s’interroge par exemple sur le travail de la police, alors que Samuel Paty avait été l’objet de menaces pendant plus d’une semaine avant son assassinat, et dénonce la récupération politique du drame : « Il est absolument invraisemblable que d’aucuns en profitent aussitôt pour déclencher des polémiques, insulter, agresser, proposer des surenchères : à ce rythme-là, il n’y aura plus de pays. » 

Lors des cérémonies entourant la mort de Samuel Paty, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer offre l’illustration d’une telle récupération, en lançant l’alerte le 22 octobre face « aux ravages de l’islamo-gauchisme » qui sévirait selon lui dans les universités françaises. Début 2021, la ministre chargée de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal demande au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) d’ouvrir une enquête sur l’islamo-gauchisme dans l’Université. Le CNRS refuse considérant le terme comme non-scientifique et purement polémique. Si le terme d’ « islamo-gauchisme » n’a pas été inventé par le gouvernement macroniste mais par l’alt-right, il a été popularisé depuis l’intervention de Jean-Michel Blanquer afin de disqualifier a priori toute critique de l’action du gouvernement relative à la lutte contre le terrorisme et le « séparatisme », et dans une volonté de siphonner les voix des sympathisants de droite en 2022. Les macronistes mobilisent l’hydre islamiste pour mieux détourner l’attention après les fortes mobilisations sociales contre la réforme des retraites, le mouvement des Gilets jaunes et alors qu’ils sont sévèrement critiqués sur leur gestion de la crise du Covid. C’est pourtant sans compter sur leur complaisance à l’égard de certains cadres dirigeants du Moyen-Orient, dont témoigne la récente remise de la Légion d’honneur à plusieurs hommes d’affaires du Golfe, passée inaperçue dans les médias.

Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des Comptes public, futur ministre de l’Intérieur, le 29 avril 2019 © Wikimedia

Après le durcissement du pouvoir macroniste sur les questions identitaires, la période est à la normalisation des idées d’extrême-droite, banalisées et reprises par une partie grandissante de la classe politique et médiatique [19]. En plus de la percée d’Éric Zemmour, l’arrivée au second tour de la primaire des Républicains d’Éric Ciotti, proche du polémiste, fait désormais peser sur la candidature de Valérie Pécresse un lourd poids idéologique. C’est aussi dans ce contexte que La France insoumise et son leader Jean-Luc Mélenchon participent à la marche contre « l’islamophobie » le 10 novembre 2019 et sont pointés du doigt comme anti-républicains. Au cours de la campagne des élections régionales et départementales de 2021, Raphaël Enthoven renchérit, déclarant qu’il voterait pour Marine Le Pen dans l’hypothèse d’un second tour contre Jean-Luc Mélenchon [20], tandis que Manuel Valls met les deux personnalités et partis sur le même plan ou encore que la candidate de droite en Île-de-France Valérie Pécresse fait le choix de ne mettre qu’un nom sur son tract d’entre-deux-tours, celui de Jean-Luc Mélenchon, dénonçant le danger de la liste d’union de la gauche comprenant l’« extrême-gauche » insoumise. 

On peut bien considérer, à l’instar de Valentin Soubise, qu’en-dehors d’actes symboliques comme la reconnaissance récente du terme d’ « islamophobie », la position républicaine défendue par Jean-Luc Mélenchon se manifeste par une large continuité et que la diabolisation dont lui et La France insoumise font l’objet sont donc plus largement dus à la conjoncture politique extérieure. On peut considérer qu’ils défendent une vision de la République, attachée à la réalisation d’un universalisme concret hérité des Lumières selon lequel tous les humains méritent l’égalité politique et économique. Un universalisme qui, étant par essence un anti-identitarisme, n’empêcherait pas Jean-Luc Mélenchon d’envisager la rencontre d’identités ouvertes, comme le souligne le choix de miser pour la campagne en cours sur le concept de  « créolisation » [21]. Reste à déterminer si, dans ce climat idéologique, ce dernier concept n’a pas été à l’origine d’une certaine mécompréhension.

Vers 2022 : l’Union populaire entre populisme et humanisme

Alors qu’Anne Hidalgo et Arnaud Montebourg préparent un possible ralliement à la candidature de Yannick Jadot ou de Christiane Taubira afin de bénéficier de l’aura unitaire et d’être susceptible de dépasser Jean-Luc Mélenchon dans les sondages, le leader insoumis tente de nouveau de convaincre les communistes de le soutenir [22]. Ce soutien se ferait dans le cadre d’une alliance électorale et de la conclusion d’un programme commun de gouvernement. Dans cette logique, Jean-Luc Mélenchon rejette le projet de primaire populaire à gauche pour 2022 compte tenu des divergences programmatiques [23] (politique économique et sociale, traités européens, la politique étrangère, etc) et de la date très tardive de l’élection du candidat unique par rapport à la présidentielle.

Les tenants de l’union à tout prix risquent d’ailleurs d’être surpris, puisque selon un récent sondage Elabe « 85% des sympathisants de gauche souhaitent une candidature unique de la gauche ». Précision d’importance, ce même sondage signale « qu’invités à choisir la personne qu’ils jugent la meilleure pour incarner une candidature unique de la gauche, 33% des sympathisants de gauche citent Jean-Luc Mélenchon, 21% Christiane Taubira, 11% Yannick Jadot et 10% Anne Hidalgo. » À droite, si le camp est profondément désuni – on ne compte pas moins de six candidats, Valérie Pécresse, François Asselineau, Nicolas Dupont-Aignan, Florian Philippot, Marine Le Pen et Éric Zemmour –, il n’en caracole pas moins en tête des sondages. Avant donc le problème de l’union, l’échec de la gauche est fonction de son poids électoral qui, arithmétiquement confondu, avoisine à peine les 20% selon un dernier sondage Elabe. Paradoxalement, ce marasme à gauche pourrait bénéficier à Jean-Luc Mélenchon pour accéder au second tour grâce au vote utile, mais l’handicaperait alors pour une victoire finale.

La campagne insoumise se veut une nouvelle fois à la pointe du numérique [24], les meetings immersifs du 16 janvier parachevant cette course à l’innovation politique. Elle s’inscrit désormais sous l’égide de « L’Union populaire », mouvement qui s’appuie sur les structures de La France insoumise sans s’y confondre et qui comporte toujours des marqueurs populistes et un programme nettement à gauche [25]. Au-delà de l’attrait de la nouveauté, on peut interpréter ce changement principalement comme volonté de démarquer le soutien circonstancié à Jean-Luc Mélenchon d’une quelconque adhésion contraignante à une organisation pouvant s’installer durablement dans le temps. Mais alors que la campagne présidentielle peine à véritablement se lancer, quel sera le ton adopté par le candidat Mélenchon dans une dernière ligne droite encore marquée par la crise du Covid

Une campagne peut être perçue de deux façons différentes : un créneau de politisation et une possibilité de victoire électorale.

L’engouement autour des potentialités de succès des différents candidats tend néanmoins à faire oublier un élément essentiel. Une campagne peut en effet être perçue de deux façons différentes : une possibilité de victoire électorale et un créneau de politisation [26]. Alors que les partis d’extrême-gauche privilégient exclusivement la deuxième option et que les « partis de gouvernement » tendent lourdement vers la première, les campagnes présidentielles de Jean-Luc Mélenchon visent une combinaison entre ces deux éléments : remporter l’élection grâce à une forme d’éducation populaire. Les meetings du tribun-professeur en témoignent, s’efforçant de faire réfléchir sur des problèmes actuels et de donner une profondeur historique aux luttes contemporaines, articulant ainsi passé, présent et avenir.

Ces deux dimensions se traduisent plus précisément dans la polarité entre stratégie populiste et discours humaniste, qui structurent la récente Union populaire. Discours clivant s’adressant à un peuple sur de larges bases, tout en maintenant l’horizon d’un programme économique très ancré à gauche. Le populisme de gauche, loin alors d’être démagogique, peut coïncider avec la progression de valeurs et d’idées humanistes, promouvant une logique de solidarité entre les êtres humains. Pour un humanisme populiste, tel est donc peut-être l’audacieux pari de Jean-Luc Mélenchon qui, à rebours de la moralisation du politique à l’œuvre dans les rangs de la gauche traditionnelle, tente de politiser la morale.

Notes :

[1] Voir par exemple les deux documentaires « Mélenchon, l’homme qui avançait à contre-courant » et « Mélenchon, la campagne d’un insoumis » respectivement de Gérard Miller et Anaïs Feuillette pour le premier et de Gilles Perret pour le second, qui ont pu suivre la campagne présidentielle insoumise de 2016-2017 de l’intérieur pendant plusieurs mois.

[2] Ce dernier point est central tactiquement et trop souvent sous-estimé par la gauche radicale française. Au nombre des illustrations les plus marquantes de ce pari numérique, on peut tout d’abord faire mention des deux meetings hologrammes en live de Jean-Luc Mélenchon tenus les 5 février et 18 avril 2017 – première du genre au niveau mondial dans l’arène politique. Dans un article récent de Libération (12 janvier 2022) qui accordait sa une et un entretien à Jean-Luc Mélenchon, Rachid Laïreche parle ainsi de l’insoumis – qui avait lancé l’usage du minitel en politique à l’époque de François Mitterrand – comme le « candidat du futur ». En 2016-2017 Mélenchon avait également son blog et sa propre chaîne youtube sur laquelle étaient diffusées ses interventions publiques et qui a vu naître l’émission « La revue de la semaine » où, seul face à la caméra, Jean-Luc Mélenchon revient sur plusieurs thèmes d’actualité dans des vidéos de quelques dizaines de minutes. La chaîne youtube de Jean-Luc Mélenchon a aujourd’hui plus de 600 000 abonnés. Enfin, on pense à la plate-forme jlm2017.fr par laquelle des milliers de personnes se sont inscrites pour rejoindre La France insoumise d’un simple clic et sans payer une somme d’argent – caractéristique alors seulement partagée avec En Marche – et ont pu s’organiser pour mener la campagne sur le terrain et sur les réseaux sociaux. Dans son ouvrage, le sociologue Manuel Cervera-Marzal estimait qu’ « en mai 2017, [les militants insoumis] étaient probablement entre 40 000 et 80 000. » : Manuel Cervera-Marzal, Le Populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, La Découverte, Paris, 2021, p. 188.

[3] Tournant rendu possible par le fait que, contrairement à 2012 et tel que souhaité par Jean-Luc Mélenchon et ses proches, la direction de campagne bénéficiait d’une liberté de décision indépendante de machine partisane, en l’espèce le Parti communiste français (PCF), dont les militants ont néanmoins choisi de soutenir la candidature Mélenchon et d’agir en ce sens. Voir Manuel Cervera-Marzal, Le Populisme de gauche…, op. cit., « Adieu “camarades”, bonjour les “gens”», pp. 273-280.

[4] https://www.parismatch.com/Le-Poids-des-Mots ; cité par Manuel Cervera-Marzal, Le Populisme de gauche…, op. cit., p. 275.

[5] Du fait de la participation du PCF historiquement pro-nucléaire au Front de gauche, le programme de 2012 mentionne en cas de victoire la mise en place d’un « grand débat » sur la question énergétique, sans rien trancher en amont.

[6] Sur l’importance pour Jean-Luc Mélenchon de cette question de l’incarnation, on renvoie à son livre d’entretien biographique : Jean-Luc Mélenchon, Le Choix de l’insoumission. Entretien biographique avec Marc Endeweld, Paris, Seuil, 2016, et plus particulièrement au chapitre 3 intitulé “Mitterrand, un guide ?”, pp. 91-140.

[7] Les électorats des cinq plus « gros » candidats ont en effet majoritairement consacré la campagne de Jean-Luc Mélenchon comme étant la meilleure – à l’exception de celui de Marine Le Pen où Jean-Luc Mélenchon arrive en deuxième place derrière leur championne.

[8] 45% des gens qui se disent de gauche en 2017 ont voté pour Mélenchon, contre seulement 3% de droite. On peut néanmoins noter que 16% des personnes se plaçant au centre ont choisi de voter pour Jean-Luc Mélenchon. Panel Ipsos, vague 14, 30 avril-2 mai 2017 ; cité dans Pascal Perrineau (dir.), Le Vote disruptif. Les élections présidentielle et législatives de 2017, Paris, Presses de SciencesPo, 2017, p. 201.

[9] Hénin-Beaumont était alors une circonscription socialiste sur un territoire – le Nord-Pas-de-Calais – où Marine Le Pen avait obtenu à l’élection présidentielle 23,29% des suffrages exprimés contre 17,90% au niveau national (Jean-Luc Mélenchon y récoltant lui 12,21% très proches de ses 11,10% au niveau national). Aux élections législatives, Marine Le Pen arrive largement en tête du premier tour avec 42,36 % des voix devant le candidat socialiste Philippe Kemel (23,50%) et Jean-Luc Mélenchon pour le Front de gauche (21,48%). C’est finalement Philippe Kemel qui l’emporte d’extrême justesse (50,11%) avec le soutien de Jean-Luc Mélenchon, privant la dirigeante du Front national d’un poste de députée. On peut noter que Marine Le Pen est finalement devenue députée en 2017 en étant confortablement élue (58,60%) dans cette même circonscription. Jean-Luc Mélenchon devient quant à lui facilement député dans une circonscription populaire largement gagnable à Marseille  (59,85%) où il est arrivé en tête du premier tour de la présidentielle (24,82%).

[10] Le 12 octobre 2021, alors que la campagne présidentielle s’accélère, Jean-Luc Mélenchon cède son poste de dirigeant du groupe parlementaire insoumis à Mathilde Panot qui devient ainsi à 32 ans « la plus jeune femme de l’histoire de l’Assemblée nationale à atteindre ce statut ».

[11] Voir Manuel Cervera-Marzal, Le Populisme de gauche…, op. cit., chap. 5, « Des militants sans droits et sans devoirs », pp. 179-216. Selon des calculs du sociologue, les militants insoumis seraient passés de 40 000 à 80 000 en mai 2017 à seulement environ 6000 en mai 2019 (p.188).

[12] Sur cette longue période dans la vie politique de Jean-Luc Mélenchon, on renvoie à la biographie de Lilian Alemagna et Stéphane Alliès, Mélenchon. À la conquête du peuple, Paris, Robert Laffont, 2018.

[13] Selon une enquête menée par le Cevipof de janvier 2016. Les partis politiques arrivent ainsi en dernière position des institutions testées, derrière les banques, les syndicats et les médias.

[14] D’une façon analogue, au moment des élections européennes de 2019 Emmanuel Macron mettra en scène l’affrontement entre sa formation et le Rassemblement national (RN) afin de se poser comme rempart face à la menace fasciste. 

[15] Dans son récent ouvrage Génération Mélenchon (Seuil, Paris, 2021), le député insoumis Adrien Quatennens revient pendant tout un chapitre sur l’affaire « Lawfare » dans laquelle s’inscrivent les perquisitions : « Chapitre 10 : L’enquête creuse », pp. 185-208. Son livre est par ailleurs riche en informations pour qui s’intéresse à La France insoumise et à Jean-Luc Mélenchon.

[16] Si ces prises de position n’ont pas été récompensées électoralement lors du scrutin européen qui a eu lieu durant le mouvement, il sera intéressant d’observer leurs retombées pour l’élection présidentielle à venir alors que le mouvement des Gilets jaunes est resté populaire jusqu’au bout.

[17] Dans sa fascination pour les nouvelles technologies, Jean-Luc Mélenchon a profité du confinement dû à la pandémie pour tenir le 28 novembre 2020 un meeting en réalité virtuelle, poursuivant ainsi sa stratégie de communication numérique de 2016-2017. 

[18] Adrien Quatennens, Génération Mélenchon, « Chapitre 13 : La République, c’est nous ! », Seuil, Paris, 2021, pp. 267-268. 

Dans le même chapitre, Adrien Quatennens distingue nettement sa formation de l’extrême-gauche : « On nous colle volontiers l’étiquette “extrême-gauche”. Non pas qu’il s’agisse d’une insulte, mais cette caractérisation politique ne correspond tout simplement pas à ce que nous sommes. Le programme “L’Avenir en commun” n’est pas un programme d’extrême-gauche. C’est un programme de gouvernement, certes de rupture […]. Nous qualifier d’extrême-gauche, c’est aussi manquer de respect à tout un courant politique qui existe en France et qu’on ne peut pas rayer d’un trait de plume. Il y a une extrême-gauche revendiquée en France. Elle a ses partis. Ils s’appellent Lutte ouvrière, Nouveau parti anticapitaliste. Ce sont des camarades que nous retrouvons régulièrement dans les luttes, mais ça n’est pas La France insoumise. » (p. 248)

[19] Voir notamment Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême-droite gagne la bataille des idées, éditions Textuel, coll. « Petite Encyclopédie critique », 2021.

[20] Comparant Jean-Luc Mélenchon à Hugo Chávez, Raphaël Enthoven reprend un des principaux axes utilisé en 2017 pour discréditer la figure insoumise alors que le successeur de Hugo Chávez Nicolás Maduro réprimait durement l’opposition vénézuélienne.

[21] Jean-Luc Mélenchon vient de se rendre en Martinique sur les terres du créateur de ce concept, Édouard Glissant, afin de prôner une plus grande autonomie des Antilles qui traversent une grave crise politique sur fond d’immenses difficultés économiques et sanitaires. 

[22] Pour les élections législatives et suivantes, il est difficile de déterminer si un soutien communiste à Jean-Luc Mélenchon et un bon score de ce dernier serait plus profitable aux résultats du PCF qu’une visibilité accrue de leur secrétaire national et candidat doublée d’un faible score (Fabien Roussel est crédité d’environ 2%).

[23] Contre les idées reçues sur le fait que la « division » des candidatures se réclamant de la gauche seraient principalement dues à une guerre d’ego, voir la vidéo d’Usul et Ostpolitik sur la question : « Union de la gauche : une guerre d’ego ? », 19 avril 2021.

[24] On pense notamment à l’application « Action populaire », aux comptes facebook et tik tok de Jean-Luc Mélenchon comptant chacun plus d’un million d’abonnés, ou encore le lancement de « l’émission populaire » et de « Allo Mélenchon » (dont le nom semble s’inspirer de celle de l’ancien président vénézuélien Hugo Chávez « Aló Presidente ») sur la chaîne Twitch du candidat insoumis qui répond en direct à des questions des internautes. Le meeting « immersif » que Jean-Luc Mélenchon vient de réaliser à Nantes (dimanche 16 janvier) – première mondiale dans le domaine politique annoncée par un trailer – souligne bien cette dimension de la nouvelle campagne.

[25] L’affiche de campagne sur fond bleu ressemble à celle de 2017, de même qu’à celle utilisée par François Mitterrand en 1981 avec le fameux slogan « La force tranquille », poursuivant la stratégie populiste consistant à s’éloigner des marqueurs traditionnels de la gauche, en l’espèce le rouge ou plus récemment le vert pour l’écologie. Le programme de Jean-Luc Mélenchon reprend et approfondit celui de 2017 « L’Avenir en commun » : 4 « cahiers de l’Avenir en commun » ont été publiés en amont du programme sur les thèmes « Démocratie et libertés, vite, la 6e République ! », « La Planification écologique », « Le Progrès social et humain » et « Pour une France indépendante ». Un livret thématique sur l’éducation vient également de sortir (13 janvier 2022) en complément du programme de « L’avenir en commun ». L’équipe insoumise réalise également l’auto-documentaire qu’elle diffuse en plusieurs vidéos d’une trentaine de minutes sur youtube sur « les coulisses de la présidentielle » : « 2022 : Nos pas ouvrent le chemin ».

[26] Cette vision duale contredit par exemple la tribune récemment publiée dans Libération par Geoffroy de Lagasnerie, intitulée sans équivoque « Le seul intérêt de participer à une élection présidentielle, c’est de la gagner. »

Primaire populaire : le culte de l’Union suprême

Manifestation de militants de la primaire populaire devant la mairie de Saint-Etienne le 11 décembre 2021. © Hervé Agnoux

Fondée en mars 2021 par les militants Samuel Grzybowski et Mathilde Imer, la primaire populaire semble être devenue depuis peu le centre de toutes les attentions. Récemment soutenue par Anne Hidalgo et Christiane Taubira, l’initiative vise à désigner un unique candidat de gauche pour la présidentielle de 2022. L’entreprise cristallise à n’en pas douter les espérances de nombreux militants de gauche souhaitant tourner la page de l’éreintant quinquennat Macron. Pour autant, cette démarche est-elle souhaitable ?

Si la primaire populaire a connu récemment une large médiatisation, plusieurs phases se sont déjà succédé afin de constituer la liste finale des dix candidats qui s’affronteront en janvier prochain. Pendant cinq semaines, les organisateurs de la primaire ont rencontré les responsables de différents partis politiques afin de définir le « socle commun ». Le vainqueur de l’initiative devra s’engager à respecter ce lot de dix mesures s’il parvient à l’Elysée en 2022. Est venu ensuite le temps des soutiens. Chaque membre inscrit sur la plateforme a pu parrainer les personnalités politiques qu’il pensait les plus à même de représenter la gauche en 2022. De ces processus ont émergé cinq hommes et cinq femmes qui peuvent aujourd’hui espérer gagner la primaire populaire, dont les votes finaux se tiendront du 27 au 30 janvier 2022. Si certains, à l’instar de Jean-Luc Mélenchon ou de Yannick Jadot, ont décidé de ne pas participer à la primaire populaire, il sera néanmoins possible de voter pour eux car ces derniers sont officiellement candidats à l’élection présidentielle. Il semble à première vue douteux de conserver la candidature de personnes ayant refusé de participer à un scrutin. L’Union réclamant de sacrifier quelques principes, les organisateurs de la primaire populaire ont pourtant fait fi de cette réserve.

Une primaire populaire dénuée de légitimité ?

L’initiative recueille actuellement le soutien de près de 300 000 personnes, qui pourront toutes voter à la primaire. Beaucoup s’enthousiasment de ce succès et comparent ce nombre aux 122 670 électeurs ayant participé à la primaire d’Europe Ecologie les Verts (EELV) ou aux 139 742 adhérents Les Républicains (LR) ayant pris part au congrès du parti. S’il est en effet tentant de conférer une plus grande légitimité à la primaire populaire du fait de son nombre élevé de participants, il convient de garder une certaine prudence. En effet, les personnes ayant voté à la primaire écologiste ou au congrès LR n’ont pas eu simplement à donner leurs e-mails et leurs coordonnées. Ces derniers ont dû s’acquitter d’une contribution de 2€ (EELV) ou de cotisations au parti (LR). Difficile donc, de conférer à l’une des initiatives une plus grande légitimité.

Il est inévitable qu’une confrontation de légitimité se pose lors de la publication des résultats de la primaire populaire.

De même, il y a cinq ans, la primaire « de la Belle alliance populaire » organisée par le PS et ses alliés avait réuni un peu plus de deux millions de votants, tandis que celle de la droite atteignait les quatre millions. Or, ces chiffres importants n’ont pas empêché ces deux familles politiques de se diviser, comme l’ont rappelé les défections des candidats Bruno Le Maire et Manuel Valls en faveur d’Emmanuel Macron. Par ailleurs, Jean-Luc Mélenchon dispose aujourd’hui du soutien de près de 270 000 personnes ayant elles aussi simplement donné leurs coordonnées et leur adresse mail. Ainsi, il est inévitable qu’une confrontation de légitimité se pose lors de la publication des résultats de la primaire populaire. Il y a en effet fort à parier qu’aucun des sept candidats en lice – trois des dix candidats ont renoncé à se présenter – ne recueillera plus de 270 000 votes.

Le mythe de la bataille des egos

Dans une arène politique marquée par une personnification accrue, il est souvent tentant d’attribuer aux egos et aux personnalités prononcées des leaders politiques la responsabilité de l’échec de l’union de la gauche. Untel sera moqué pour son appétence à orchestrer ses colères, taxé de populiste ou de démagogue, tandis qu’un autre sera accusé de ne penser qu’à sa carrière, ou de préserver sa dignité. À partir de ce postulat, il est ensuite assez simple de suivre le fil directeur qui sous-tend l’organisation de la primaire populaire.

Le « mur des egos » n’est qu’une fable et il serait opportun de comprendre les obstacles profonds qui viennent réellement entraver l’union de la gauche.

La vision simpliste des organisateurs de la primaire populaire suppose une « gauche plurielle » quémandée, réclamée, par le peuple entier. Les responsables de l’organisation rappellent à qui veut l’entendre que 70% des électeurs de gauche souhaitent un candidat unique. Pourtant, cette symbiose inéluctable serait entravée par l’action intéressée d’acteurs politiques aux egos surdimensionnés. C’est là, précisément, que réside la justification de la primaire populaire. Supposée au-dessus des partis politiques, elle a l’ambition de dynamiter ce « mur des egos » mortifère. Faute de quoi, le pays tombera assurément dans les bras de l’extrême droite.

Il est parfois tentant d’installer sa pensée dans le creux d’un rêve éveillé, comme pour se protéger d’une réalité difficile à affronter. Si l’exercice est répété de manière irrégulière, presque exceptionnelle, il peut même être salvateur et servir de source d’espoir quand les temps sont sombres. Pour autant, certains semblent avoir réussi avec brio le numéro d’équilibriste consistant à organiser une primaire tout en restant continuellement dans une réalité parallèle. Le « mur des egos » n’est qu’une fable et il serait opportun de comprendre les obstacles profonds qui viennent réellement entraver l’union de la gauche.

Il n’existe a priori aucune raison de penser que le résultat de la primaire populaire dirigera vers son vainqueur toutes les voix des électeurs se considérant de gauche. Les citoyens n’étant par principe pas de vulgaires pions. Une attitude salutaire aurait consisté à observer les différences sociologiques qui composent et différencient inévitablement chaque camp politique. Une rapide attention jetée aux sondages d’opinion montre que les électeurs de Mélenchon porteraient en deuxième choix leur vote sur Jadot, tandis que les électeurs de Jadot et d’Hidalgo reporteraient davantage leurs voix sur Macron que sur Mélenchon. Rien ne garantit donc au candidat gagnant de la primaire qu’il puisse bénéficier du report de vote de tous les autres électeurs de gauche. La majorité de ces personnes n’aura d’ailleurs pas participé à la primaire ; très peu se sentiront donc contraints par son résultat.

Finalement, c’est là que réside tout le paradoxe de cette initiative : la primaire populaire aura focalisé principalement l’attention médiatique sur des personnalités plutôt que sur le terrain des idées.

De manière plus globale, c’est tous les désaccords politiques qui sont gommés. On veut faire croire que la gauche pourrait, moyennant quelques maigres changements de programmes, être unie. Pourtant, des divergences réelles, fondamentales, existent au sein des camps politiques. Personne n’a ainsi semblé s’alarmer du fait que rien, ou presque, ne rassemble les programmes de politiques de Mélenchon ou de Jadot en matière de politique étrangère, que la question européenne est adressée de manière totalement différente en fonction des partis, ou que la question nucléaire marginalise EELV et la France Insoumise (FI) du reste de la gauche.

Finalement, c’est là que réside tout le paradoxe de cette initiative : la primaire populaire aura focalisé principalement l’attention médiatique sur des personnalités plutôt que sur le terrain des idées. Partant pourtant du postulat que les egos des leaders de gauche entravaient toute union, cette entreprise n’a servi que de tremplin médiatique à des personnalités en perte de vitesse tout en permettant l’émergence de nouveaux candidats.

L’illusion du consensus

C’est bien là, sur le terrain des idées, que le bât blesse. Le socle commun, brandi comme étendard d’un programme ayant la capacité d’unir tous les fronts, a été défini en seulement cinq semaines, et ne rassemble que dix mesures que chacun peut interpréter à sa guise. Le reste de la campagne a été très pauvre en débats et en propositions politiques concrètes. Si beaucoup se réjouissent de voir Christiane Taubira rejoindre l’aventure de la primaire, très peu se sont intéressés à son projet politique. D’aucuns chantent les louanges d’une femme racisée capable, selon eux, d’accéder à l’Elysée sans s’interroger sur ses prises de positions passées et son programme présent. Qui s’est inquiété, ou tout au moins a émis des réserves, quant aux propositions défendues par Taubira lors de sa candidature à la présidentielle de 2002 ? Son soutien indéfectible à l’Union Européenne, au régime présidentialiste, à la baisse des impôts sur les plus aisés ou à la retraite par capitalisation a-t-il seulement préoccupé les militants ?

La primaire populaire apparaît ainsi comme une énième initiative de la gauche moralisatrice pour arriver au pouvoir, ou du moins pour dynamiser des campagnes en perte de vitesse. Cette gauche ne lisse pas volontairement les divergences radicales qui séparent les candidats, elle ne les voit tout simplement pas. Pour elle, tous les candidats de gauche partagent peu ou prou les mêmes mesures sociétales – au diable les questions sociales et économiques ! – et en conclut que l’Union est une réalité proche, inéluctable. Alors, une certaine gauche appelle et crie à l’Union. Elle ne le fait pas pour défendre un projet, mais avant tout pour ne pas laisser Macron gagner une seconde fois ; pour que l’extrême-droite n’arrive jamais au pouvoir.

Aucune alternative concrète n’émergera de la primaire populaire puisque la célébration de la vertu individuelle dans une démarche pacifiée, consensualiste, sera louée au détriment d’une approche agonistique salutaire.

Pourtant, un camp politique devient un bloc inerte, incapable d’attirer à lui de nouvelles personnes, s’il refuse de s’engager dans des débats prétendument stériles au nom de la protection d’une unité fantasmagorique. Cette gauche est condamnée à ne faire que peu de remous dans l’histoire puisqu’elle n’existe que pour revendiquer être contre un autre camp plutôt que d’être pour un projet. Aucune alternative concrète n’émergera de la primaire populaire puisque la célébration de la vertu individuelle dans une démarche pacifiée, consensualiste, sera louée au détriment d’une approche agonistique salutaire.

Questions stratégiques à Frédéric Lordon

Pour Frédéric Lordon, l’avenir de l’humanité est clair : « le communisme ou le désastre ». La social-démocratie serait morte et enterrée et une rupture avec l’ordre néolibéral et le système capitaliste s’avérerait donc nécessaire pour tout espoir de changement. Mais quelle forme de bouleversement apparaît alors la plus plausible, politiquement ? Comment se positionner par rapport au pouvoir d’État ? Quelle importance accorder aux élections et à la participation du peuple ? Face à Frédéric Lordon, nous aborderons tout particulièrement le cas de la France et de l’hypothèse Mélenchon pour tenter de penser ces différents points stratégiques.

Frédéric Lordon occupe une position de visibilité manifeste dans la gauche radicale française depuis une décennie 1 et se distingue d’autres célèbres intellectuels engagés par ses objets d’études – économie et politique –, ses nombreuses interventions politiques et son style percutant largement accessible. Loin de tenter une critique générale de l’œuvre dense et foisonnante de Lordon, critique qui impliquerait un long retour à sa référence théorique principale, Spinoza, nous tenterons simplement de soulever quelques questions relatives à la stratégie de changement politique radical de gauche alors même que, malgré la catastrophe du dérèglement climatique, l’ordre néolibéral productiviste apparaît triomphant.

Si on devait avancer une définition simple du concept de stratégie, elle désignerait la tâche de penser théoriquement, à partir de l’histoire passée et actuelle, les différents devenirs politiques, puis à les évaluer en termes de probabilité afin d’accorder, selon son système de valeurs, sa pratique présente en fonction. Au niveau stratégique, Lordon ne semble par exemple pas dupe des limites de la forme assembléiste, touchant quasi-exclusivement des milieux bourgeois et petits-bourgeois urbains dans un espace relativement confidentiel, dont il ne prétend pas faire un modèle de rupture systémique malgré son engagement dans le mouvement Nuit debout.

Face à la puissance du capital, prendre l’État au sérieux : combat de gigantomachies

Dans un livre d’entretiens de 2019, Lordon aborde la question de l’option électorale de gauche radicale dans une partie nommée de façon éloquente « L’État : à prendre ou à laisser ? ». Dans cette séquence, Lordon considère qu’il est justifié de penser qu’une « gigantomachie » telle que le capitalisme néolibéral ne peut être efficacement combattu que par une autre « gigantomachie ». Il prend donc au sérieux le thème de la prise du pouvoir d’État, « gigantomachie » s’il en est : « L’idée d’une prise de l’État, d’une prise du pouvoir d’État, n’en finit pas de magnétiser les imaginaires de la révolution, ou disons plus vaguement de la « transformation sociale ». Il est d’usage, dans les secteurs gauchistes, de disqualifier cette idée comme illusion privée de toute consistance. Pourtant […] je considère que si l’on veut discuter du bien-fondé ou de l’inanité de cette idée, il faut commencer par lui faire droit. C’est que le magnétisme n’opère pas pour rien : il comprend au moins, à l’état pratique, cette idée – juste – que, révolution ou transformation sociale, il s’agit de combats macroscopiques : des gigantomachies. Le capital est un titan. Pour l’abattre, il faut donc des géants. Or le seul géant sur les rangs, c’est le nombre assemblé – les masses comme on disait. « Mais précisément, ça, ça n’est pas l’État », me diras-tu. Sauf que si : là où la production du nombre assemblé est une entreprise des plus aléatoires – ça s’appelle un processus révolutionnaire et, comme on sait, ça n’arrive pas tous les quatre matins –, l’État, c’est du nombre déjà assemblé sous une certaine forme. Évidemment, il y a beaucoup à redire quant à cette forme, mais ce qu’on peut pas ne pas voir c’est que la cristallisation de puissance est là 2. »

Lordon va donc tester, historiquement 3 et spéculativement, cette hypothèse de déviance électorale, notamment en imaginant au cours de son raisonnement la victoire de Jean-Luc Mélenchon aux élections présidentielles de 2017 :  « Il est tout à fait certain qu’accéder au pouvoir [pour Mélenchon en 2017] avec un soutien objectif aussi mesuré que ce score de premier tour [de 20%] ne suffisait nullement à créer les conditions auxquelles je pense : les conditions du nombre de masse mobilisé. Dont une réalisation a été donnée en 1936. Sans grève générale : rien. Supposons que la machine à remonter le temps nous permette de revenir en avril 2017, de machiner Hamon, et puis voilà, Mélenchon est élu. Que se passe-t-il ? À l’évidence, Tsipras redux : tempête générale […]. Tempête, donc, d’abord financière, ensuite médiatique, et retraite en rase campagne. En deux mois, grand maximum, peut-être même deux semaines ! […] Un Mélenchon élu en 2017 se retrouve au pouvoir avec un soutien mesuré par un score de premier tour de 20% et quelques, seul au sommet d’un appareil d’État dont certaines composantes stratégiques s’apprêtent à faire défection, si ce n’est à saboter activement. Et face à cette hostilité écumante de la quasi-totalité du pouvoir économique et symbolique en face de lui. Comment veux-tu que ça ne se finisse pas en une terrible défaite ? […] Pour qu’il ne puisse pas faire retraite sur des « positions préparées à l’avance », il faut que le nombre ne lui laisse pas d’autre choix que d’avancer vers le point L [en référence à Lénine], et de le franchir 4. »

Ces propos de Lordon, faisant de l’élection de Mélenchon une sorte de non-événement politique à moins d’être accompagnée d’un puissant mouvement social, se situent dans la lignée des considérations précédentes sur l’option Mélenchon lors de sa candidature présidentielle de 2017, à laquelle Lordon apportait un soutien critique 5.

Une nécessaire insurrection populaire ? Perspectives de rupture post-électorale

Dans un article de début 2017 6, Lordon traitait de la question de la dialectique entre un gouvernement de gauche et des mouvements sociaux. Il comparait l’espoir placé en Mélenchon à celui donné en 1981 à François Mitterrand, considérant que ce dernier a dû rapidement abandonner son programme du fait de l’absence de mouvements sociaux de gauche puissants. Lordon conclut cet entretien en invitant le peuple de gauche, près de 40 ans plus tard (1981-2017), à enclencher une nouvelle dialectique de rupture programmatique annoncée, en ne répétant pas l’histoire, à savoir : en ne manquant pas à son rôle post-électoral de contrôle politique, de soutien et d’opposition. Une force faisant tendre à la radicalité et au dépassement de ce fameux point L, désignant pour Lordon l’état de guerre assumé avec le capitalisme à un degré avancé difficilement remédiable 7. Ce genre de situation de dépassement du gouvernement par le mouvement pouvant par exemple se retrouver historiquement avec le Front populaire, à une époque où les lieux d’organisation des mouvements sociaux étaient beaucoup plus puissants (tels les syndicats et les partis politiques de gauche, et plus particulièrement la CGT et le PCF, même si eux aussi pouvaient se retrouver débordés par le mouvement).

L’argumentation développée par Lordon est bien spécifique. Il ne s’agit pas de penser la victoire de Mélenchon impossible, ni d’imaginer Mélenchon manquant de volonté politique de changement, mais plus radicalement de considérer le niveau politique institutionnel national condamné face aux logiques systémiques sans un soutien populaire radical de masse. Dans un entretien réalisé en 2019 à l’occasion de la sortie de son ouvrage Vivre sans ?, Lordon estimait qu’ « un gouvernement Mélenchon serait K.O. debout avant même de poser sa première fesse dans le fauteuil présidentiel ! […] Moi je dis qu’en deux semaines le gouvernement est torché ! Mais gigantesque ! Alors, que faire là contre, en effet ? Il n’y a pas 36 manière de s’en tirer… C’est-à-dire un gouvernement sans une insurrection à caractère quasi révolutionnaire derrière n’a aucune chance en effet. Il n’a aucune chance 8. »

Il ne fait aucun doute que la volonté politique hypothétique d’un Mélenchon tendant à faire appliquer son programme résolument anti-néolibéral et pro-État social, opposé aux traités européens en vigueur et favorable à une refonte intégrale du droit européen sous peine de sortie de l’Union européenne (UE) se heurterait aux grandes forces systémiques, et tout spécialement à la fameuse troïka : BCE, Commission européenne et FMI. Il n’a jamais été question que l’accession de la gauche radicale au pouvoir, qu’il s’agisse de Mélenchon, de Corbyn ou encore de Sanders, tout comme lors de la victoire effective de Syriza en Grèce, se déroule sans une réaction violente des divers représentants de l’ordre néolibéral en place. Le débat est ailleurs. 

Pour Lordon, cette réaction serait fatale et priverait toute victoire électorale d’effet politique conséquent, sans l’intervention providentielle du peuple. Mais on peut penser autrement, toujours de manière spéculative, les possibilités d’action d’un gouvernement radical de gauche face à la réaction anticipée du système, même en l’absence d’un puissant mouvement populaire insurrectionnel « quasi révolutionnaire » – étant entendu qu’il serait toujours préférable que celui-ci ait lieu et renforce la dynamique de bouleversement. 

Dans le cas de la France, Mélenchon expose ainsi sa stratégie de manière claire : dans un premier temps (plan A), il tenterait une renégociation en profondeur des traités européens, faisant peser dans les rapports de force tout le poids, en cas d’échec, d’une future sortie de la France de l’UE, et par conséquent de la zone euro (plan B), afin de pouvoir mener une politique authentiquement de gauche, nécessitant pour l’État de battre monnaie, d’être libéré de la règle d’or budgétaire et de renégocier en profondeur le remboursement de la dette publique 9. Nous pouvons convenir du fait que les négociations européennes auraient davantage de chances d’aboutir victorieusement en cas de soutien massif de la population française, pouvant se traduire par des grèves et des manifestations, rendant plus crédible la sortie effective de l’UE dans l’hypothèse d’une impasse.

Surgit alors le souvenir de la parodie de négociations entre l’UE et le gouvernement de Tsipras, qui avait finalement abouti à la signature d’un nouveau mémorandum imposant à l’État grec la continuation de mesures d’austérité. Mais la France n’est pas la Grèce, et la menace de sortie d’un Mélenchon agiterait le spectre d’un effondrement de la zone euro, contraignant ses adversaires à un choix compliqué : sauvegarder l’exigence néolibérale au niveau européen ou privilégier la stabilité, voire la survie, de la zone euro. 

Et si les négociations venaient à échouer, une participation populaire active de masse serait bien entendu la bienvenue pour pousser le gouvernement à la sortie de l’UE et vers des réformes structurelles de gauche 10. De la volte-face de Mitterrand en 1983 avec l’adoption du tournant de la rigueur et son refus de sortir du Système monétaire européen (ce qui témoigne, là encore, de l’importance de la question européenne dès lors que l’on examine les conditions de possibilité de transformation sociale par un gouvernement élu), Lordon systématise la nécessité de mouvements sociaux « quasi révolutionnaires » sous peine de capitulation des plus hauts élus, faisant du nombre, autrement dit du peuple soulevé, un acteur indispensable du processus de changement radical de gauche. Le peuple apparaît alors comme essence de la révolution.

Deux exemples permettent de contredire les paroles péremptoires de Lordon selon lesquelles « un gouvernement sans une insurrection à caractère quasi révolutionnaire derrière n’a aucune chance en effet. Il n’a aucune chance 11. » – bien que celles-ci aient été prononcées pour le cas de la France et que nos exemples soient extra-européens. 

En 2006, à la suite d’importants mouvements sociaux en Équateur, Rafael Correa est élu président de la République. Une fois élu, il entame, sans mouvement social insurrectionnel « quasi révolutionnaire » derrière lui une politique de nationalisations et d’augmentations des investissements publics, permis par une annulation de 40% de la dette publique consécutive à un audit général 12. Si cet exemple ne vise pas à rendre aveuglément confiant vis-à-vis d’élus aux promesses de gauche, les risques de tentatives de coup d’État ou de trahison existant toujours bel et bien, il permet néanmoins d’illustrer qu’il est possible de changer drastiquement de politique sans participation populaire insurrectionnelle : « espérer le meilleur et se préparer au pire, c’est la règle 13 ».

En remontant un peu plus loin et en nous référant à l’expérience – dont la fin tragique, convenons-en, a hypothéqué la mémoire hors du Chili – de gouvernement de L’Unité Populaire (1970-73), il apparaît que l’opposition victoire électorale/lutte sociale (ou insurrection) est à complexifier. Si Allende a été élu, en septembre 1970, dans un contexte de forte politisation, du moins faut-il convenir que sa victoire (pourtant minoritaire, puisque le socialiste a obtenu environ 35 % des voix) a intensifié les luttes ouvrières et paysannes. L’expérience de radicalisation et de mise en place démocratique d’une « voie chilienne au socialisme » témoigne de la possibilité que la transformation du cadre institutionnel encourage des occupations de terre, d’usines, et de reprise en main de la production par les travailleurs 14.

« Le communisme ou le désastre » ? Une alternative limitée et abstraite

À la lecture du dernier ouvrage de Lordon, Figures du communisme, les propos de la quatrième de couverture se confirment : « En 40 ans de néolibéralisme, l’espace social-démocrate où se négociaient des « aménagements » dans le capitalisme a été fermé : ne reste plus que l’alternative de l’aggravation ou du renversement ». 

Du tristement célèbre « there is no alternative » (TINA) de Thatcher, Lordon semble répondre par un « there is one alternative », rejoignant le fameux slogan de manifestation : « une seule solution, la révolution ». Mais de quelle révolution s’agit-il ? Lordon parle de renversement, sans en spécifier davantage le degré de radicalité ou les modalités envisageables. L’arrivée au pouvoir par les urnes d’un opposant au néolibéralisme, suivie de la mise en place d’un système hybride de capitalisme régulé, de socialisme d’État et de formes associatives, constituerait-elle par exemple une rupture suffisante à ses yeux ? Un départ de l’UE est-il une condition nécessaire ? À cette seconde interrogation, Lordon répond sans ambiguïté par l’affirmative. 

Invité au sommet internationaliste pour un plan B en Europe tenu les 23 et 24 janvier 2016, Lordon considère que « le plan B n’a pas d’autre sens que d’être le porteur historique de cette différence et au point où nous en sommes, disons-le avec emphase, le seul restaurateur possible de la démocratie 15. » Pour Lordon, le plan A est donc voué à l’échec. Il n’existe aucune possibilité raisonnable pour un gouvernement à la volonté de gauche véritable d’obtenir la renégociation des traités européens – on retrouve là l’idée d’alternative impossible entre aggravation et rupture. L’essence de l’UE serait néolibérale, tandis que celle du capitalisme serait la détérioration des conditions de vie des classes subalternes. Lordon résume sa pensée de la manière dichotomique suivante : « le communisme ou le désastre 16 . » 

Cette formule, pour être percutante, n’en est pas moins éminemment problématique, Lordon transformant sa volonté (rupture communiste) en nécessité et unique voie divergente. Au niveau environnemental, cette alternative simplifiée pourrait se justifier bien davantage qu’au niveau social de moyen terme. Lorsque Lordon affirme que « le capitalisme menace de détruire l’humanité 17 », il serait plus juste d’ajouter l’adjectif néolibéral au capitalisme en question. Cette réserve ne traduit pas de notre part une tentative de laver le capitalisme de ses péchés, au détriment d’une version néolibérale diabolisée et présentée comme seule responsable, car le capitalisme par ses tendances internes de recherche effrénée de plus-value porte en lui la variante particulièrement agressive du néolibéralisme. Toutefois, l’usage dans le rejet viscéral du terme de capitalisme chez Lordon nous semble révélateur de sa tendance à la dualisation des possibles : le capitalisme se métamorphose en incarnation du Mal, il implique une nécessaire purification dans une rupture totale qui prend sous la plume de Lordon le beau nom de communisme, balayant toute réflexion stratégique sur le degré et les modalités de rupture. Il semble alors interdit de penser des situations intermédiaires, de transition, où un capitalisme régulé et limité côtoierait d’autres modes de production, selon un équilibre fonction des contextes et des conjonctures spécifiques, correspondant historiquement au socialisme (Lénine lui-même ayant largement participé à instaurer la nouvelle politique économique, la NEP, modèle d’équilibre entre propriété d’État et capitalisme contrôlé).

Quels sont les éléments autorisant Lordon à réduire si considérablement le spectre des devenirs politiques ? S’il est indéniable que les auto-proclamés sociaux-démocrates, Hollande, Blair, ou encore Obama, ont opté pour la voie néolibérale, Lordon va beaucoup plus loin en tranchant pour une impossibilité sociale-démocrate générale. Ce jugement peut se comprendre pour la situation européenne, les traités imposant à ses membres de très lourdes contraintes qui obligent une possibilité sociale-démocrate nationale crédible à se positionner clairement sur la question européenne, affirmant la possibilité de rupture – à défaut d’être révolutionnaire – constituée par une sortie des traités européens en vigueur, leur respect réduisant drastiquement la marge de manœuvre en politique économique, y compris pour un authentique compromis social-démocrate. 

Mais hors Union européenne, l’absence de carcan juridique supranational aussi puissant dans les démocraties électives autorise-t-il à penser, sans lui être nécessairement favorable, une possible voie sociale-démocrate de compromis sans rupture, bénéficiant davantage aux travailleurs et travailleuses (aux dépens des capitalistes) que l’ère néolibérale ? 

La politique menée en Argentine depuis un peu plus d’un an et l’élection à la Présidence de la République du péroniste Alberto Fernández fournit un exemple très intéressant, car complexe, sur la question. En parallèle de réformes qu’on pourrait véritablement qualifier de sociales-démocrates (augmentation du salaire minimum et des impôts pour les plus riches, plan de lutte contre la faim, légalisation de l’avortement, etc.), Fernández a entrepris un combat judiciaire avec le FMI visant à restructurer à la baisse la dette publique argentine, sans pour autant avoir rompu avec le système capitaliste, trouvant ainsi un équilibre précaire entre la lutte et la continuité relationnelle 18

Finalement, avec son alternative empirement/rupture, Lordon nous semble contribuer, sans nul doute à son corps défendant, à déresponsabiliser les dirigeants successifs optant pour un durcissement néolibéral et une violente stratégie offensive – y compris au sein de l’UE, les traités n’impliquant pas à eux seuls une irrésistible aggravation. Sans rupture, une stagnation, voire une amélioration plus ou moins importante des conditions de vie et de travail des masses laborieuses, même si de plus en plus rarement effectives, ne peuvent donc pas être exclues a priori

Un renversement sans victoire électorale ? 

Après ces réserves quant à l’unicité de l’alternative face à la casse actuelle, examinons les conditions de possibilité de différents devenirs non électoraux de conduire à la rupture. Si dans Vivre sans ? Lordon discute l’option électorale et institutionnelle – qu’il a l’honnêteté de ne pas disqualifier d’emblée et qu’il tente de penser dans sa réalisabilité –, il n’essaie pas d’évaluer les chances de succès de divers moyens d’action contestataire dépourvus d’un succès électoral, notamment le couple grèves-manifestations.

Loin d’être inutiles, pouvant sur certains points infléchir, ou à minima ralentir la politique de démolition néolibérale, et exerçant des effets parfois puissants sur les structures mentales de larges parties de la population, les grèves et les manifestations, binôme dominant classique de la lutte, sont souvent pensées et ressenties par les militants de gauche comme le cauchemar des capitalistes et des gouvernants. Mais chaque gréviste perdant son salaire journalier, il apparaît plus facile pour un riche capitaliste de faire le dos rond pendant le blocage de la production que pour ses salariés de tenir matériellement sur la durée sans entrée d’argent. Reste alors l’argument selon lequel les grèves permettent et favorisent les manifestations. 

Mais de façon analogue au capitaliste qui attend la fin de la grève par découragement, voire épuisement de ses participants, tout gouvernement confronté à des manifestations plus ou moins puissantes peut jouer la montre et ne rien concéder s’il ne craint pas un élargissement et une radicalisation du mouvement. On a pu observer avec les Gilets jaunes les avantages des manifestations sauvages et du « vandalisme » sur les manifestations légales et encadrées quant au rapport de forces avec les dominants : de nombreuses personnes influentes ont, sous le coup de la peur au début du mouvement, tenté de presser le gouvernement à lâcher du lest. Mais l’absence de perspective d’élargissement, notamment de grèves reconductibles, a rapidement conduit au remplacement d’une ritualisation par une autre, des manifestations traditionnelles à un rendez-vous hebdomadaire ne nécessitant pas de se mettre en grève. Et toute ritualisation implique une capacité d’anticipation et donc un plus grand contrôle pour les adversaires. 

Davantage, même dans l’hypothèse très optimiste d’une grève générale et de manifestations puissantes, le gouvernement, suivant l’exemple de De Gaulle en mai 68, pourrait toujours organiser de nouvelles élections, la nécessité d’une victoire électorale pour une rupture politique effective pérenne demeurant intacte. En définitive, à la fin d’un mouvement de grèves et de manifestations, le pouvoir économique réside toujours dans les griffes des capitalistes et de l’État, tandis que ce dernier détient le pouvoir politique macroscopique en dernière instance (face à une organisation supranationale comme l’UE).

Insurrections, blocages, occupations et réquisition des outils de travail apparaissent comme des armes potentiellement plus dangereuses pour l’ordre néolibéral, entraînant les dirigeants étatiques à réagir immédiatement et brutalement face à ces phénomènes en envoyant la police, et si nécessaire l’armée. On pourrait néanmoins arguer de la possibilité, en cas d’insurrection populaire massive, d’une scission au sein des appareils répressifs d’État, pouvant conduire à une situation de guerre civile. Mais avec plus de 75% de participation aux élections présidentielles, quelle est la probabilité, même sous un gouvernement autoritaire, de voir se soulever une partie importante de la population jusqu’à un point de véritable conflit militaire ? Car même si l’acte de voter n’implique pas mécaniquement une impossibilité ultérieure de mise en danger insurrectionnelle, il semble tendanciellement traduire une confiance relative dans les mécanismes démocratiques institutionnels qui paraît devoir limiter les chances de radicalité massive extraordinaire. De plus, même en admettant qu’une telle configuration advienne, le vote des militaires et des policiers – dont les suffrages se portent massivement sur la droite et l’extrême-droite 19 – semble rendre l’hypothèse de scission peu plausible, ou du moins hautement incertaine, compliquant grandement la réalisation de toute issue victorieuse d’un tel processus. 

Certes, les institutions nationales, et par conséquent les moments électoraux les plus déterminants sur le niveau étatique, en tant que niveau dialoguant avec de puissants acteurs de l’ordre néolibéral, engendreraient à n’en pas douter une très vive réaction agressive, y compris au sein même de l’appareil d’État. Néanmoins, hors changement électoral et prise du pouvoir politique d’État, la réaction face à un puissant mouvement social révolutionnaire serait alors dirigée à la fois par ce fameux « système » et par le terrible appareil répressif d’État emmené par un gouvernement et une haute administration acquis à l’idéologie néolibérale.

En un sens, la pensée de Lordon qui semble poser un primat de l’insurrection (condition nécessaire mais pas forcément suffisante) sur la voie électorale contourne le problème central de la gauche actuelle ; de la même manière que l’action gouvernementale de Jean-Luc Mélenchon, s’il l’avait remporté en 2017, aurait été entravée par son faible score au premier tour (moins de 20 % des voix), toute insurrection, dans le même contexte, serait vouée à l’échec. L’enjeu politique premier demeure de savoir comment rendre possible – ou désirable – une transformation sociale radicale, qui implique directement l’intelligence collective. L’espoir placé dans la candidature de Mélenchon ne résulte donc pas d’un fanatisme aveugle. Il n’est après tout pas absurde, une fois constatée l’absence totale de mouvement social vigoureux – chose qui ne laissera pas de nous étonner, dans un contexte de restriction des libertés et de généralisation d’un système de surveillance policier –, de penser que l’élection de 2022 puisse offrir un débouché aux nombreuses colères que fait naître le gouvernement autoritaire et destructeur d’Emmanuel Macron et de les unir dans un espace de délibération commun.

Cet article, s’il vise à penser l’importance du phénomène électoral national, ne doit pas servir pour autant de prétexte à une attente et une préparation exclusives des prochaines grandes échéances en la matière, une année constituant une période beaucoup trop importante pour cette tâche. On rejoindra donc finalement Lordon sur un point : la meilleure façon de terminer le règne du macronisme, et par la même occasion de préparer les élections à venir, réside sans conteste dans la lutte. 

Notes :

1 En atteste tout particulièrement le discours d’ouverture du mouvement Nuit debout le soir du 31 mars 2016 place de la République qui lui avait été confié , l’annonce de ses articles en “Une” du Monde diplomatique, ou encore l’audience des vidéos youtube dans lesquelles il est le principal, ou l’un des principaux intervenants, comme par exemple cette vidéo récente du Média recevant Lordon à propos de la sortie de son dernier ouvrage Figures du communisme (Paris, La Fabrique, 5 mars 2021) et qui, alors que je finis cet article, avait en un peu plus de 2 semaines (publiée le 18 mars 2021) récolté près de 200 000 vues : “Face au désastre qui vient : le communisme désirable. Frédéric Lordon”, Julien Théry : https://www.youtube.com/watch?v=sBLwC6BQX-s

2 Frédéric Lordon, Vivre sans ?, Institutions, police, travail, argent…, conversation avec Félix Boggio Ewanjé-Epée, Paris, La Fabrique, 2019, pp. 169-170. Pour une critique de Frédéric Lordon divergeant de la nôtre, voir Benoît Bohy-Bunel, “Critique de Vivre sans, de Frédéric Lordon”, RUSCA, 11, 2020 : https://doi.org/10.34745/numerev_045

3 Lordon mentionne par exemple une des dernières tentatives d’inflexion de la politique néolibérale, celle d’Alexis Tsipras et de Syriza dont on connaît hélas le résultat. Dans Figures du communisme, Lordon revient dans un chapitre sur l’expérience chilienne menée par Allende et sur “la voie démocratique vers le socialisme” pour considérer que “les expériences politiques passées s’ajoutent donc aux expériences de pensée présentes pour nous permettre de mesurer ce qu’il est permis d’espérer des procédures électorales dans le capitalisme quand c’est le capitalisme qui doit être mis en cause : rien.” Frédéric Lordon, Figures du communisme, op. cit., p. 187.

4 Frédéric Lordon, Vivre sans ?, op. cit., pp. 187-188.

5 Au cours d’un passage dans l’émission “Là-bas si j’y suis” sur le thème “Soutenir Mélenchon ?” (27 janvier 2017), à la remarque du journaliste Daniel Mermet “Je trouve un Lordon un petit peu moins radical que d’habitude” concernant son soutien à la candidature de Mélenchon, Lordon répond immédiatement “Non non, ne t’en fais pas, je suis toujours aussi méfiant et cependant je maintiens ce que j’ai dit tout à l’heure. Je pense que pour la première fois nous avons une différence significative qui est émise, qui a pris sa place dans l’offre politique et que l’on ne peut pas complètement faire l’impasse dessus. Alors, ne pas faire l’impasse, ça ne veut pas dire se rendre avec armes et bagages. Moi j’ai pas le goût du ralliement inconditionnel, tu comprends ? Et alors particulièrement en l’occurrence.” https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/frederic-lordon-soutenir-melenchon, 13’30. Retranscription de l’entretien : https://blogs.mediapart.fr/edition/actualite-et-verites-de-la-campagne-de-la-france-insoumise/article/280117/frederic-lordon-soutenir-melenchon

6 Publié sur son blog du Monde diplomatique, “La pompe à phynance” (lancé le 22 avril 2008) le 19 avril 2017, 4 jours avant le premier tour des présidentielles et joliment intitulé “Les fenêtres de l’histoire” : https://blog.mondediplo.net/2017-04-19-Les-fenetres-de-l-histoire

7 Frédéric Lordon, Vivre sans ?, op. cit., pp. 178-180.

8 Cet entretien a été réalisé pour le site Hors-Série, Judith Bernard recevant Lordon le 19 octobre 2019 à l’occasion de la publication de Vivre sans ? (on peut noter qu’elle l’a accueilli dans ce cadre à la sortie de nombre de ses ouvrages) : https://www.hors-serie.net/Dans-le-Texte/2019-10-19/Vivre-sans–id375. Pour la version gratuite d’un court extrait de cette intervention : “Lordon, Mélenchon et la révolution”, https://www.youtube.com/watch?v=HSeHjpAI4ko

9 On renvoie à la nouvelle version du programme L’Avenir en commun, qui reprend sur ce point les principales idées de 2017 : https://noussommespour.fr/wp-content/uploads/2020/11/AEC-novembre-2020.pdf

“Le plan A, c’est la sortie concertée des traités européens par l’abandon des règles existantes pour tous les pays qui le souhaitent et la négociation d’autres règles.Le plan B, c’est la sortie des traités européens unilatérale par la France pour proposer d’autres coopérations. L’UE, on la change ou on la quitte.”, p. 61 du programme.

Un article de LCI du 20 avril 2017 (Justine Faure, “Plan A, plan B : que propose Jean-Luc Mélenchon pour l’Europe ?”, LCI, 20/04/2017 : https://www.lci.fr/elections/presidentielle-2017-1er-tour-plan-a-plan-b-que-propose-jean-luc-melenchon-a-rome-pour-l-europe-2028757.html) résume le plan de Mélenchon de la manière suivante : “Le plan A de Jean-Luc Mélenchon comporte la fin de l’indépendance de la Banque centrale européenne, l’arrêt de la libéralisation des services publics, la mise en place d’un protectionnisme solidaire, une harmonisation sociale et fiscale au niveau européen. Le plan B, consécutif à un “Frexit”, proposerait de stopper la contribution de la France au budget de l’Union européenne, de réquisitionner la Banque de France pour reprendre le contrôle de la politique du crédit et de la régulation bancaire, ou encore de mettre en place un contrôle des capitaux et des marchandises aux frontières nationales.” L’article poursuit en citant Mélenchon : “notre programme n’est pas compatible avec les règles des traités européens qui imposent l’austérité budgétaire, le libre-échange et la destruction des services publics. Pour appliquer notre programme, il nous faudra donc désobéir aux traités dès notre arrivée au pouvoir, par des mesures de sauvegarde de la souveraineté du peuple français.”

10 Dans Vivre sans ?, Lordon estime que “le nombre écrasant, c’est aussi, peut-être surtout, la condition pour que cette “dictature du prolétariat” ne dégénère pas en guerre civile, donc à terme en dictature tout court. Plus le nombre est grand, plus les dominants déposés sentent qu’ils sont maintenant numériquement et symboliquement dominés. Il y a des disproportions quantitatives qui désamorcent d’emblée toute tentative d’aller à la guerre, qui font comprendre “en face” que cette guerre est sans objet parce qu’elle est déjà perdue.”Frédéric Lordon, Vivre sans ?, op. cit., p. 188.

11 “Lordon, Mélenchon et la révolution”, https://www.youtube.com/watch?v=HSeHjpAI4ko

12 Voir par exemple “L’Équateur prospère va réélire le chaviste Rafael Correa à la présidence” (15 février 2013) : http://www.latinreporters.com/equateurpol15022013ib.html

13 Fernando Pessoa, En bref, Paris, Christian Bourgois, 2004.

14 Il n’y a qu’à voir le film de Chris Marker, « Le fond de l’air est rouge » (1977), dans lequel on voit Allende inciter les ouvriers d’une usine à aller plus loin dans l’autogestion, pour comprendre que la dialectique entre représentants et représentés ne peut se laisser enfermer dans une logique bottom-up réductrice quant aux processus de radicalisation de gauche. Pour un aperçu général de la période Allende, on renvoie à Alain Joxe, Le Chili sous Allende, Paris, Gallimard, 1974.

15 Lordon au plan B (23 janvier 2016) : https://www.youtube.com/watch?v=l23ZRvNL1f4, 13’22.

16 Face au désastre qui vient… : https://www.youtube.com/watch?v=sBLwC6BQX-s, 25’30.

17 Face au désastre qui vient… : https://www.youtube.com/watch?v=sBLwC6BQX-s, 24’33.

18 Rosa Moussaoui, “Dette de l’Argentine : le président Alberto Fernandez aux prises avec le FMI”, humanite.fr, 03/03/2021 : https://www.humanite.fr/dette-de-largentine-le-president-alberto-fernandez-aux-prises-avec-le-fmi-700837

19 Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, “Pour qui votent les casernes ?”, Fondation Jean Jaurès, 15/07/2019 https://jean-jaures.org/nos-productions/pour-qui-votent-les-casernes ; étude Cevipof de Sciences Po : https://www.maire-info.com/upload/files/etudecevipof.pdf

La France insoumise a-t-elle cherché à enjamber les élections municipales ?

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Dans la plupart des grandes villes, la France insoumise a choisi de ne pas présenter de candidature propre à l’élection municipale. Dès le premier tour, elle a apporté son soutien à des initiatives « citoyennes » ou encore à des têtes de liste communistes ou écologistes. Cette tactique de mise en retrait de l’organisation et de son label ne s’explique pas seulement par la dégradation du rapport de force électoral au profit d’autres formations de gauche, en particulier depuis le succès d’EELV aux européennes de 2019. Une raison plus profonde et moins conjoncturelle permet de l’expliquer : la participation aux scrutins locaux est avant tout perçue par Jean-Luc Mélenchon comme une menace pour l’originalité du modèle organisationnel du « mouvement gazeux ». Elle risque de faire émerger des « chefferies locales » d’élus qui remettraient en cause la vocation première du mouvement : constituer une écurie lors du seul scrutin véritablement décisif de la Ve République, à savoir l’élection présidentielle qui doit servir de point de départ à une révolution citoyenne.


Martine Vassal, candidate LR à la succession de Jean-Claude Gaudin est un brin tendue depuis la mise en cause de plusieurs de ses colistiers, soupçonnés d’avoir eu recours à des procurations frauduleuses au premier tour des élections municipales ; c’est pourquoi la présidente du conseil général des Bouches-du-Rhône et de la métropole Aix-Marseille-Provence a la riposte lourde et caricaturale : « L’ultra-gauche est en passe de prendre Marseille. Les équipes de Mélenchon sont aux portes de la ville ». À la tête du Printemps marseillais, l’écologiste Michèle Rubirola ne serait que le « pantin de M. Mélenchon » et de son « putsch à la cubaine ou à la vénézuélienne1».

Si on laisse de côté le fait que Jean-Luc Mélenchon n’est pas d’ultra-gauche et que les événements historiques auxquels se réfère la candidate sont des révolutions et non des putschs, Martine Vassal a-t-elle au moins raison sur le fait que le leader insoumis exerce en sous-main une influence sur le Printemps marseillais ? Encore raté, c’est un nouveau contresens et une complète erreur d’analyse : quand bien même les chars soviétiques devaient débarquer après une victoire insoumise – ce qui renvoie à une manière d’argumenter plutôt datée et assez douteuse –, rien dans la stratégie de Jean-Luc Mélenchon ne laisse penser que cela passerait un tant soit peu par une élection municipale. Tout semble montrer au contraire un désintérêt de la direction de la France insoumise pour ce scrutin et même un souci actif de ne pas le laisser s’imposer à leur agenda en y prenant trop de place et d’importance.

Ce fait n’est pourtant pas passé inaperçu et Martine Vassal aurait pu le découvrir dans de nombreux titres de presse. Dans un entretien paru dans le Journal du dimanche, la question est posée de manière directe à Jean-Luc Mélenchon : « Le retrait de la réforme [des retraites] est-il plus important que les municipales pour La France insoumise ?2» Pour cause, l’activité parlementaire déployée pour combattre cette réforme a été particulièrement remarquée3, et ce jusqu’à la veille du scrutin municipal4. De sorte que l’« accusation » s’est répétée : « Les insoumis esquivent les municipales » pouvait-on lire le 14 mars dans Libération5; le mouvement « joue la stratégie de l’effacement », nous prévenait-on dans L’Express6.

De fait, le constat est suffisamment clair pour avoir été relevé à plusieurs reprises : dans la plupart des grandes villes, en dehors de Paris, le mouvement populiste s’est rangé soit derrière des têtes de liste issues d’autres partis politiques de gauche (notamment radicale)7, soit derrière des « candidatures citoyennes »8. Même si le constat mériterait certaines nuances, cette politique a de quoi surprendre si l’on tient compte de la ligne dite « dégagiste » qui a longtemps été mise en avant par les dirigeants de l’organisation ; la France insoumise (LFI) étant conçue comme un mouvement ayant pour fonction de renverser la table et le « vieux monde » et de prendre la place des anciens partis déchus.

La politique de retrait de la France insoumise vis-à-vis de l’élection municipale

Pour mesurer l’ampleur du retrait de la France insoumise, il est extrêmement révélateur d’observer les interventions de Jean-Luc Mélenchon sur la question spécifique des municipales… ou plutôt de constater la grande rareté voire la quasi-absence de ces interventions. Entre la rentrée politique de septembre 2019 et le premier tour des élections municipales, le député a écrit 95 articles et notes de blog. Parmi eux, seulement deux portaient sur les municipales9 et encore, d’une manière qu’il nous paraît intéressant d’analyser. Le dirigeant insoumis admet et justifie son relatif retrait personnel vis-à-vis de la question des municipales (et on sait quelle importance politique revêt un tel retrait dans une entreprise aussi incarnée que celle de LFI) semblant dénier à ce scrutin toute importance politique propre.

L’enjeu des municipales est essentiellement décrit dans ces articles comme une « étape » en vue du « choc » de 202210. Et encore faut-il préciser que cette étape n’est jamais envisagée comme l’occasion de gagner des positions institutionnelles, de prendre des grandes villes ou de bâtir des bastions locaux pour préparer la prochaine élection présidentielle. À aucun moment Jean-Luc Mélenchon n’a envisagé ni fait imaginer (ce qui est une de ses qualités de tribun) ce que pourrait être un municipalisme insoumis à Marseille, Toulouse, Lille, Grenoble ou dans certaines grandes villes de Seine-Saint-Denis – autant de villes où il est arrivé en tête au premier tour du scrutin présidentiel de 2017. La mise en retrait est rendue évidente par le fait qu’aucune des figures notables et médiatisées du mouvement ne s’est présentée elle-même à ce scrutin (en tête de liste) ; aucun des dix-sept députés insoumis, qui sont devenus des porte-parole médiatisés et placés au cœur du mouvement par la centralité que celui-ci attache à l’activité parlementaire, n’a cherché à convertir ce capital en conquête municipale visant à construire l’organisation par l’échelon local.

L’une des clés pour expliquer ce positionnement tient bien sûr au changement radical de contexte politique. Le rapport de force a considérablement été modifié au sein de la gauche au détriment de LFI, ce qui peut être mesuré par la forte baisse de la cote de popularité de son leader dès le lendemain de la présidentielle11; mais surtout par le mauvais résultat aux élections européennes de 2019 : LFI obtient 6,3% des suffrages, moins de la moitié du score écologiste et ne peut plus prétendre, dans ce contexte, constituer la force politique hégémonique de la gauche lors du scrutin municipal, celle autour de laquelle s’articuleraient les alliances, derrière laquelle se rangeraient écologistes, communistes et citoyens engagés.

La participation au scrutin municipal, une opportunité ou une menace pour le modèle organisationnel insoumis ?

Cependant, cette dégradation du rapport de force pré-électoral ne nous paraît pas constituer la seule ni même la principale explication du positionnement de LFI lors du scrutin municipal. Au contraire, on peut observer certaines constantes dans l’argumentation du dirigeant, au-delà des conjonctures particulières de l’opinion. Dès le lendemain des législatives et alors que LFI pouvait être considérée comme la principale force de gauche, Jean-Luc Mélenchon semblait déjà voir dans la participation aux municipales, et dans de potentielles victoires, avant tout une menace pour l’avenir de son mouvement, et en particulier pour son caractère mouvementiste.

Ce modèle repose sur une adhésion par un simple clic et sur la liberté assurée à chaque militant d’initier ses propres actions de terrain, à la seule condition qu’elles respectent l’esprit général du programme L’Avenir en commun. Cette capacité d’initiative, au principe de ce que Jean-Luc Mélenchon définira comme un mouvement « gazeux »12, est voulue affranchie du contrôle politique qui est exercé, dans les partis politiques « traditionnels », par les militants qui sont dominants politiquement et/ou qui sont les plus expérimentés. Ces cadres locaux sont stigmatisés par Jean-Luc Mélenchon comme autant de « chefferies locales ». Or, le principal danger représenté par la participation insoumise aux scrutins locaux est précisément d’asseoir ces « féodalités locales » et leur prise de contrôle sur le mouvement13, au détriment de tous les autres adhérents – mais aussi de fait au détriment du leader national. En effet, lutter contre les « chefferies », c’est indissociablement préserver la liberté d’action de terrain des adhérents, mais aussi protéger le monopole exercé par le leader sur l’orientation, souvent contre ces mêmes cadres locaux qui exigent davantage de démocratie interne. Une victoire aux municipales compromettrait alors l’équilibre de l’édifice du parti-mouvement qui repose, dans cette perspective, sur un double rapport d’égalité entre les adhérents : un rapport horizontal d’égale liberté d’initiative dans l’action de terrain, et un commun rapport de dépendance verticale vis-à-vis d’un chef charismatique qui monopolise les choix d’orientation stratégique et qui incarne la cause.

Le modèle de l’organisation insoumise a été élaboré dans un objectif clairement défini : réunir les soutiens du candidat à l’élection présidentielle de 2017. Cette priorité donnée au scrutin présidentiel repose sur la thèse d’un « moment populiste », ainsi que sur une analyse se voulant réaliste des règles du jeu institutionnel de la Ve République. Cela permet d’expliquer le retrait électoral de l’organisation lors des scrutins intermédiaires qui sont considérés comme secondaires voire négligeables ; c’est ce que tend à confirmer le soutien insoumis au Parti communiste français dans des villes gagnables de banlieue parisienne14.

Ce n’est pas la première fois que Jean-Luc Mélenchon cherche à enjamber des scrutins intermédiaires : cette démarche avait déjà été adoptée dans la période précédant la présidentielle de 2017. C’est cette préoccupation qui explique en partie que la rupture définitive avec le Front de gauche n’ait pas eu lieu avant cette échéance. Maintenir l’accord en vertu duquel l’échelon local était une prérogative du PCF qui permettait au dirigeant du Parti de gauche de conserver une posture d’extériorité vis-à-vis des scrutins intermédiaires. De la sorte, Jean-Luc Mélenchon cherchait à maximiser l’effet de rupture avec la « vieille gauche » au moment de sa candidature présidentielle et de la dimension outsider de cette candidature. Une participation en son nom propre aux régionales de 2015 a donc été exclue. Jean-Luc Mélenchon cherche ainsi à ne pas engager sa respectabilité ni à être tenu pour comptable des résultats aux régionales. La conseillère municipale de Paris Danielle Simonnet confirme cette analyse et explicite le risque encouru lors de ce scrutin : « Si on avait présenté des listes citoyennes, on se serait vautrés et on aurait plombé la candidature de Jean-Luc »16.

Le flou stratégique comme moyen du consensus et de la cohésion militante

La base militante insoumise se caractérise par une grande diversité politique entre anciens socialistes, écologistes, communistes, trotskistes ou libertaires. Au cours de l’offensive présidentielle, ces différentes sensibilités étaient tenues ensemble par un même leadership charismatique qui les mettait en mouvement. Une fois cette phase refermée, les divergences entre des traditions historiques profondément enracinées font leur retour, laissant apparaître la fragilité de l’identité politique de l’insoumission. La mise en retrait du mouvement par rapport aux municipales accentue cette tendance : les militants n’ont plus en commun ni le leader, ni le label France insoumise, ni une orientation commune fondant leur action : plus rien ne s’oppose aux forces centrifuges.

Le flou de l’orientation a alors pour fonction de faire avec cette hétérogénéité et de ne pas prendre le risque de l’explosion et de la scission. L’une des interventions les plus notables de Jean-Luc Mélenchon dans la campagne a été l’entrevue donnée à Libération un mois avant les élections européennes, appelant à une stratégie municipale de construction d’une « fédération populaire »17. Dans le contexte de rareté de ses prises de position, cette intervention a rapidement acquis le statut de ligne politique officielle du mouvement, et ce jusqu’au scrutin un an plus tard. Son caractère particulièrement vague présentait l’intérêt de permettre une multiplicité d’appropriations au sein de l’organisation, de sorte que des orientations politiques différentes, voire opposées, ont pu se prévaloir de l’autorité du leader. Les défenseurs d’une union large des forces de la gauche appelaient ce projet « fédération populaire », alors que les tenant d’une ligne plus dégagiste voyaient dans la même formule la confirmation qu’il fallait construire des listes délimitées aux citoyens mobilisés et à leurs collectifs.

La politique de retrait s’est également manifestée par le fait que la question des municipales n’a été inscrite que très tardivement à l’agenda national du mouvement. Il a fallu attendre l’Assemblée représentative des 22 et 23 juin 2019 à Paris, c’est-à-dire en pratique la rentrée de septembre 2019, pour que les militants accèdent à la « Boîte à outils programmatique pour les élections municipales »18. Et il s’en est fallu de beaucoup que cette assemblée ait tranché les divergences d’orientation d’une façon claire. Ce calendrier a conduit, pendant de longs mois, à priver les militants locaux d’une ligne politique à défendre, réduisant leurs capacités à jouer des rôles clé dans les dynamiques d’alliance. À la rentrée 2019, de nombreuses campagnes étaient déjà lancées, elles reposaient sur des alliances déjà scellées, instaurant des rapports de force de manière largement irréversible, et plaçant les militants insoumis dans une position défavorable et dépendante.

L’exemple marseillais : l’éclatement des militants insoumis entre différentes listes municipales

À titre d’exemple, on peut présenter quelques éléments du contexte marseillais. À partir de mai 2019, en l’absence de ligne émanant de la direction nationale du mouvement, la base militante s’est déchirée entre deux orientations municipales ; chacune revendiquant son inscription légitime dans le cadre de la stratégie de « fédération populaire » proposée par Jean-Luc Mélenchon, et déniant cette légitimité à l’autre. L’une d’elles s’est structurée autour de Sophie Camard (ancienne élue locale EELV, devenue députée-suppléante de Jean-Luc Mélenchon en 2017) et a participé à la coalition de partis de gauche et de « citoyens » du Printemps marseillais. L’autre orientation, structurée autour de Mohamed Bensaada (cheville ouvrière d’un écosystème de collectifs d’habitants et de citoyens de différents quartiers populaires du nord de Marseille) a adhéré à la démarche du Pacte démocratique. La première orientation a défendu une coalition relativement large des forces de gauche (y compris avec des segments importants du PS soutenus par leur direction nationale), en se donnant pour priorité de prendre la ville à la droite. La seconde, plus plébéienne (donnant la priorité aux quartiers populaires) plus radicale et « identitaire », a cherché à s’opposer frontalement au règne des réseaux clientélistes dans une orientation plus globalement dégagiste, y compris à l’encontre de certaines forces de gauche (le PS faisant office de ligne rouge).

Cette divergence renvoie en partie à des clivages socio-spatiaux assez nettement identifiables : les classes supérieures intellectuelles du centre-ville ont tendance à soutenir la démarche unitaire d’alliance avec les autres partis de gauche dans le Printemps marseillais. Les classes populaires et moyennes habitant les quartiers nord de Marseille, et qui accordent une plus grande priorité au combat antiraciste, défendent plus souvent la ligne dégagiste anticlientéliste centrée sur les quartiers populaires. Ainsi renaît le grand casse-tête de la base sociale d’une organisation que l’on souhaite de gauche et majoritaire : « Le pire de la situation présente est dans la difficulté de rassembler dans un même projet les classes moyennes et les secteurs populaires les plus abandonnés »19. Quand tout espoir de faire converger l’ensemble des militants insoumis dans une même démarche municipale a dû être définitivement abandonné, il ne restait plus à Jean-Luc Mélenchon, député de Marseille, qu’à chercher à maintenir une relative neutralité à l’égard des différentes orientations, comme lors du discours où il a présenté ses vœux, à Marseille, le 24 janvier 2020 : « Quant à moi, je me dois de vous respecter tous dans votre diversité et celle de vos choix car, dans le paysage [électoral de la gauche marseillaise] que je vois, chaque fois que je parle avec tel ou tel groupement, je ne trouve que des gens qui ont voté avec moi à l’élection de 2017. Si bien que vous devez comprendre que mon rôle est de respecter tout le monde, que mon rôle est de rester le porte-parole de tout le monde.20»

Cette attitude de relative neutralité s’est finalement articulée à une préférence « personnelle » exprimée par Jean-Luc Mélenchon pour l’orientation la plus « radicale », minoritaire et plébéienne. Le lieu choisi pour la présentation de ses vœux – un restaurant McDonald’s des quartiers nord occupé par les salariés grévistes – est en soi révélateur. Ce lieu emblématique d’un combat syndical des quartiers populaires est le symbole de l’orientation populaire et dégagiste coalisée autour de Mohamed Bensaada. Sa candidature en tête de la liste UNIR ! dans le 7e secteur est d’ailleurs la seule qui ait finalement obtenu le soutien du comité électoral21. Cette préférence plébéienne du leader s’inscrit dans une conception populiste selon laquelle le « peuple constituant » sera avant tout fondé sur l’irruption politique de la plebs, c’est-à-dire les pauvres et les exclus qui représentent un intérêt « universel » à renverser la table ; c’est autour de cette dynamique que doivent s’agréger les autres groupes sociaux. En attendant, le leader conserve une attitude de relative neutralité, inhérente à la position césariste du leader populiste, afin de réduire le risque que les forces centrifuges ne fassent exploser les premiers acquis de cette convergence. Le mouvement doit avant tout servir de socle au lancement de la campagne présidentielle de 2022.

Valentin Soubise

Doctorant en science politique à l’Université Paris 1

1François Tonneau, « L’interview de Martine Vassal : “L’ultra-gauche crée un putsch à la cubaine” », La Provence, Jeudi 18 juin 2020.

2Arthur Nazaret, Sarah Paillou, David Revault d’Allonnes, « Interview. Mélenchon : « Nous ne sommes pas dans un régime totalitaire, mais il y a des pulsions totalitaires » », JDD, le 29 février 2020: https://www.lejdd.fr/Politique/jean-luc-melenchon-sur-le-49-3-on-ne-lachera-rien-3952538

3« Pas moins de 19 000 amendements ont été déposés par les « insoumis ». » (Manon Rescan et al., « Près de 22 000 amendements et une « obstruction assumée » : la bataille sur la réforme des retraites à l’Assemblée », Le Monde, 3 février 2020).

4Outre l’activité parlementaire, entre le 19 décembre 2019 et le 27 février 2020, Jean-Luc Mélenchon intervient dans une série de cinq meetings contre la réforme des retraites, le plus souvent en duo avec un autre (euro)député insoumis (François Ruffin, Adrien Quatennens, Manuel Bompard et Mathilde Panot).

5Rachid Laïreche, « La France insoumise Les grands absents du scrutin », Libération, 14 mars 2020.

7 « Nous faisons liste commune avec [EELV] dans plus de 150 cas. 200 fois avec les communistes. 10 avec le NPA. Les insoumis veulent l’union populaire sur tous les fronts : au Parlement, dans la rue et les élections. » (https://melenchon.fr/2020/03/01/il-y-a-des-pulsions-totalitaires-interview-dans-le-jdd/ )

8LFI soutient des listes citoyennes à Toulouse (obtenant 27,6% des suffrages), Montpellier (9,25%) ou encore Saint-Ouen (3,8%). Dans ces cas, elle ne mène pas de bataille pour occuper la tête de liste ; on peut même remarquer l’énergie investie par le député Eric Coquerel pour que la liste du « Printemps Audonien » soit dirigée par une citoyenne non membre d’une organisation politique.

9« Du bon usage des municipales », 24 novembre 2019 (https://melenchon.fr/2019/11/24/du-bon-usage-des-municipales/).

« Coup d’œil sur le contexte électoral », 11 mars 2020 (https://melenchon.fr/2020/03/11/coup-doeil-sur-le-contexte-electoral/).

10 Jean-Luc Mélenchon, « Du bon usage des municipales », 24 novembre 2019 (https://melenchon.fr/2019/11/24/du-bon-usage-des-municipales/).

11 Par exemple, selon le « Baromètre politique » Ipsos, Jean-Luc Mélenchon bénéficiait de 56% d’opinion favorable au moment du 1er tour présidentiel de 2017 et seulement 35% d’opinion défavorable. Ce score est remarquablement élevé étant donné le relatif isolement idéologique du candidat dans l’opinion. Cette popularité, liée à la performance du candidat lors de la campagne présidentielle, a rapidement décliné: Jean-Luc Mélenchon n’a plus dépassé les 30% d’opinion favorable après septembre 2017. Après l’épisode médiatique des perquisitions ce taux gravite autour de 23%. (https://www.ipsos.com/fr-fr/barometre-politique)

12La qualification de « mouvement gazeux » apparaîtra seulement plus tard dans « Notre mouvement n’est ni horizontal ni vertical, il est gazeux », Le 1, 18 octobre 2017.

13Jean-Luc Mélenchon, « À propos du mouvement « La France Insoumise 2 », 10 juillet 2017 (https://melenchon.fr/2017/07/10/a-propos-du-mouvement-la-france-insoumise-2/).

14Selon Mediapart, ces concessions auraient été faites aux candidats communistes en échange de leur soutien lors des législatives de 2022 dans leurs circonscriptions, ce qui confirme à nouveau la priorité insoumise pour l’échelon national (Pauline Graulle, « France insoumise: accords et désaccords en Seine-Saint-Denis », Mediapart, 15 février 2020).

15Lilian Alemaga, Stéphane Alliès, Mélenchon, à la conquête du peuple, Paris, Robert Laffont, 2018, p.345.

16Ibid.

17Jean-Luc Mélenchon, « Mélenchon à « Libé » : « Je lance un appel à la création d’une fédération populaire » », Libération, 23 avril 2019.

19Jean-Luc Mélenchon, « Leçons de Madrid », le 3 février 2019 (https://melenchon.fr/2019/02/03/lecons-de-madrid/)

21Aucune autre liste, dans les sept autres secteurs de la ville, ne peut se prévaloir du soutien de la France insoumise ni utiliser son logo dans son matériel de campagne (https://lafranceinsoumise.fr/2020/02/18/communique-de-presse-du-comite-electoral-lfi-concernant-les-elections-municipales-a-marseille/).

N’enterrons pas le populisme de gauche

Pablo Iglesias à Madrid en 2015. © Ahora Madrid

Les revers essuyés par les partis de gauche à travers l’Europe ont conduit nombre de commentateurs à déclarer que le « moment populiste de gauche » ouvert par la crise financière de 2008 était terminé. Mais un rebond est possible et les stratégies populistes restent un outil essentiel pour mobiliser les masses. Article originel de Giorgos Venizelos et Yannis Stavrakakis pour Jacobin, traduit et édité par Mathieu Taybi et William Bouchardon.


Après la capitulation de Syriza en Grèce, les compromis de Podemos en Espagne et la défaite du Labour de Jeremy Corbyn en décembre 2019, le scepticisme semble être de mise dans les cercles de gauche quant à la viabilité du populisme comme stratégie politique. Des débats qui rappellent ceux à propos de l’Amérique latine il y a quelques années, à mesure que des administrations de droite remplaçaient les gouvernements populistes de gauche de la « vague rose » des années 2000. 

Souvent, ce scepticisme mène à l’affirmation que le moment populiste est désormais terminé pour la gauche. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui, naguère favorables à la stratégie populiste, doutent de son efficacité, allant parfois jusqu’à préconiser un retour à la pureté des stratégies de lutte des classes. Dans un récent numéro consacré au populisme de gauche, Jacobin évoquait la « fugace et cruelle expérience du populisme de gauche, qui est maintenant au point mort » en Europe. La version italienne de ce numéro titrait même « Où est passé le populisme ? ». 

Bien que conscients des limites du populisme, nous devons examiner de plus près cette affirmation d’échec. Les déclarations de ce genre trahissent souvent une logique linéaire et déterministe, qui semble ignorer la fluidité de la sphère politique et la réactivation régulière de cycles d’antagonisme politique. Pensons par exemple à l’Argentine, où la gauche populiste est revenue au pouvoir en 2019 après quatre ans d’absence. Ou plus largement à l’Amérique latine, un continent qui semble vivre un autre « moment populiste ». Nous estimons que ces cycles de déclin et de réactivation sont inscrits dans la lutte politique elle-même, ce qui implique de ne pas tirer de conclusions hâtives.

Le populisme condamné au déclin ?

Le lien entre la gauche et le populisme n’a rien de neuf. Mais le populisme de gauche a resurgi après la crise financière de 2008, à la faveur d’un exaspération sociale et du mécontentement et de la désillusion vis-à-vis de la politique. A ce titre, les mouvements d’occupation de places publiques en Espagne ou en Grèce et le mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis ont marqué un tournant politique dans la dernière décennie. Alors que les éditorialistes européens associent couramment le populisme à une politique réactionnaire, au nationalisme et à la démagogie, ces mouvements mettaient en avant des demandes de démocratie, d’égalité, de dignité et de justice économique. Autant d’éléments à contre-courant des valeurs dominantes, auxquels les experts ont réagi avec perplexité. En traduisant d’une certaine façon l’héritage du mouvement altermondialiste dans l’arène électorale, ces mouvements ont ouvert des discussions sur la réorganisation et la réorientation de la stratégie de gauche. Au fond, ils ont remis au cœur du débat la question du parti et de la façon de gouverner.

Ces expériences populistes avaient recours à une nouvelle grammaire politique, dont la logique d’articulation et la symbolique se centraient sur « le peuple » et étaient marquées par un profond anti-élitisme, tandis que les références aux classes sociales, typiques de la gauche traditionnelle, étaient reléguées au second plan.

Dans les années qui suivirent, on vit de nombreuses tentatives visant à sortir la gauche de son impasse chronique (amplement illustrée par les événements de 1989 et de 1968). Certains soulevèrent la question de la participation et travaillèrent sur les formes digitales d’organisation, de communication et de démocratie. Si bon nombre défendaient des structures prenant la forme d’un mouvement, d’autres préféraient une organisation hiérarchique ou une forme hybride. Certains poussaient à un discours plus radical, d’autres à une rhétorique plus modérée. Au fond cette collection d’expériences politiques s’avère protéiforme tant les organisations internes ont souvent peu en commun, et cette diversité est d’autant plus forte si on y inclut l’Amérique latine. Mais de façon générale, ces expériences populistes avaient recours à une nouvelle grammaire politique, dont la logique d’articulation et la symbolique se centraient sur « le peuple » et étaient marquées par un profond anti-élitisme, tandis que les références aux classes sociales, typiques de la gauche traditionnelle, étaient reléguées au second plan.

Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. En Espagne, Podemos nous offre un exemple-type d’un populisme de gauche qui cherchait à « restaurer la souveraineté populaire » en prenant le « contrôle de l’État ». Après d’âpres conflits au sein de sa direction et de multiples tentatives de former des coalitions avec des forces précédemment considérées comme faisant partie de l’establishment – et alors que des adversaires populistes de droite gagnaient en puissance – Podemos a perdu la plupart de sa crédibilité. Son engagement institutionnel a été accompagné de revers cinglants, et sa dynamique électorale s’est brisée – même si Podemos a réussi à conclure un accord avec les sociaux-démocrates du PSOE pour former un gouvernement autour d’un agenda de réformes sociales.

De même, en France, la popularité de Jean-Luc Mélenchon s’est estompée. Alors que la France Insoumise avait amassé un fort soutien populaire, ce qui en avait fait la première force de la gauche française, ses messages contradictoires, ses positions ambiguës (par exemple, sur l’Europe) et la personnalité souvent erratique de son leader ont rendu son positionnement politique illisible. Autant d’éléments qui ont cassé la dynamique électorale de la France Insoumise depuis son apogée à l’élection présidentielle de 2017.

L’exemple le plus prometteur du populisme de gauche radicale était Syriza en Grèce, dont l’histoire est bien connue. Syriza émerge à la suite d’un nouveau cycle de mobilisations populaires après 2008 qui exigeaient l’annulation des politiques néolibérales et voulaient disposer du pouvoir de l’Etat. Les enjeux étaient considérables, tout comme les promesses faites par Alexis Tsipras et les espoirs que les gens plaçaient en lui. Mais quelques mois seulement après sa prise de fonction, sans levier d’action dans les négociations avec les créanciers internationaux, Syriza dut signer un sévère plan d’austérité. Bientôt, l’histoire de Syriza fut décrite en de tout autres termes, évocateurs du goût amer laissé aux Grecs et à la gauche internationale : « capitulation », « échec » et même « trahison ».

Aux élections de juillet 2019, la droite grecque a repris le pouvoir. Nous voilà ainsi confrontés au retour de l’establishment. Cependant, il faut noter que le score obtenu par Syriza n’est pas très loin de celui qui lui fit accéder au pouvoir.

Certes, Syriza a tenté, à travers quelques politiques publiques, de sauvegarder ou d’étendre légèrement les derniers bastions de droits sociaux des plus marginalisés, mais le parti a clairement échoué à tenir ses promesses. Après tout, il s’était construit en promettant de restaurer les conditions de vie d’avant-crise des classes populaires et, surtout, autour de l’annulation de la dette grecque et des mesures d’austérité. C’est sur ce point que se centrent les critiques de Syriza, et par extension de la stratégie populiste de gauche. Pour autant, la vraie question est de savoir si c’est au populisme de Syriza qu’il faut imputer les raisons de son échec. Il en est de même concernant Podemos et Corbyn. Cette assertion semble fondée sur l’hypothèse selon laquelle « la bonne recette pour la gauche, c’est plus de stratégie de lutte des classes et moins de populisme ». Bien sûr, on ne peut nier que le dernier cycle de populisme de gauche (dans les urnes) n’a pas produit les résultats escomptés. Mais est-ce que l’échec de Syriza peut résumer l’échec des stratégies populistes en général ? Selon nous, il faut avant tout distinguer, au moins dans l’analyse, stratégie populiste et contenu idéologique.

Clarifications sur le populisme de gauche

Evidemment, une telle analyse se heurte aux définitions conflictuelles du populisme. Mais ne nous laissons pas embourber dans ces débats académiques souvent réducteurs. Ce que nous voulons souligner, c’est la dimension stratégique du populisme. La stratégie populiste construit performativement un puissant sujet collectif populaire : une majorité démocratique construite à travers l’action politique, et non préexistante. Ce processus inclut diverses luttes et demandes, au nom d’un « peuple » qu’il s’agit de construire et non au nom d’un « peuple » déjà existant. Bien sûr, une telle stratégie n’offre en soit aucune garantie de succès, et d’autres facteurs ont leur importance pour déterminer ce qu’il en adviendra, surtout après l’entrée au gouvernement. 

Dans des sociétés marquées par de multiples divisions, inégalités et polarisations, le populisme consiste donc en une pratique discursive qui vise à créer des liens entre les exclus et les dominés, afin qu’ils retrouvent du pouvoir dans leurs luttes contre ces exclusions. Ces discours sont articulés autour du « peuple » comme sujet politique central demandant son intégration dans la communauté politique, afin de restaurer la dignité et l’égalité, ainsi que d’honorer la promesse d’une « souveraineté populaire ». 

La stratégie populiste construit performativement un puissant sujet collectif populaire : une majorité démocratique construite à travers l’action politique, et non préexistante.

Ainsi, la centralité du « peuple » est le premier critère permettant d’identifier un discours populiste. Par ailleurs, le populisme a recours, pour créer un peuple au pouvoir politique fort à partir de mouvements et d’activités très hétérogènes, à une représentation dichotomique et antagoniste du champ sociopolitique. Celui-ci est divisé entre « Nous » et « Eux », « le peuple » et « la classe politique », les « 99 % » contre les « 1 % ». En cela, le refus de l’élitisme constitue le second critère d’une identification rigoureuse du populisme. 

Et c’est tout. Pas plus, pas moins. 

Une telle stratégie peut s’avérer efficace, et de nombreux exemples historiques le prouvent. Mais elle ne fournit ni garantie de succès de mise en place d’une politique publique, ni renversement éternel de l’équilibre des antagonismes politiques. 

En effet, il faut nous détourner de tout présupposé essentialiste sur le populisme, et plutôt se concentrer sur ses opérations stratégiques. Si l’on déconstruit la critique de gauche du populisme (fondée sur les rapports entre classes), deux courants se distinguent. Premièrement, pour certains, le populisme échouerait car il serait intrinsèquement réformiste, son refus de rentrer en conflit ouvert avec le capitalisme finissant tôt ou tard par montrer ses limites. Pour certains, c’est ainsi que l’on pourrait résumer la récente expérience du populisme de gauche en Europe. On peut cependant se demander à quelle autre option, supposément victorieuse, cette stratégie est comparée.

Deuxièmement, la critique de gauche du populisme suggère que le moment populiste pour la gauche est définitivement dépassé. Une affirmation problématique car elle se fonde sur une essence téléologique du populisme et de l’histoire en général. Mais il est important de se concentrer sur les dynamiques performatives du populisme, présentes dans sa fonction mobilisatrice, plutôt que dans une essence programmatique idéalisée. Abordons ces problèmes un par un. 

Il est vrai que les populistes de gauche européens n’ont pas réussi à tenir la plupart de leurs promesses anti-néolibérales. Il est également vrai qu’ils ont subi de profondes transformations suite à leur institutionnalisation. Mais nous considérons que ce résultat n’est pas dû au populisme, mais bien aux éléments « de gauche » des expériences récentes.

Le populisme de gauche n’entraîne pas nécessairement le réformisme. Il s’agit plutôt d’une des façons dont un programme de gauche, quel que soit son degré de radicalité, peut former des coalitions, articuler des demandes et mobiliser des soutiens, afin de construire une identité collective prenant une forme capable d’ébranler le statu quo au sein des systèmes représentatifs. En ce sens, tout projet communiste, socialiste, social-démocrate ou d’extrême-gauche peut être populiste. Par exemple, un programme de gauche autour de la redistribution des richesses, de la gratuité de la santé gratuite et de l’éducation peut formuler ces demandes d’une manière populiste, c’est-à-dire en mettant en avant la souveraineté populaire (et non la souveraineté d’une classe sociale ou de la nation toute entière).

Ainsi, la déception des espoirs incarnés par Syriza n’a rien à voir avec le fait que ce parti utilisait une stratégie populiste, mais plutôt avec l’abandon progressif par ce parti de sa promesse de rupture nette avec le néolibéralisme. En fait, sans une stratégie de mobilisation populiste, Syriza et Podemos n’auraient même pas été en position d’honorer ou de trahir leurs engagements électoraux, tout comme Bernie Sanders n’aurait pas réussi à populariser son programme social-démocrate aux États-Unis. Nous n’aurions tout simplement pas entendu parler d’eux.

Les critiques du populisme émanant des puristes de gauche se trompent sur un autre point : elles considèrent que le moment populiste est terminé. Certes, la situation de 2020 diffère grandement du cycle de protestation proto-populiste de 2010-2012 (c’est-à-dire les mouvements du 15M, d’Occupy Wall Street et de la place Syntagma, ndlr) et de la phase de poussée électorale de partis populistes les années suivantes. Au vu de leurs performances électorales, ces derniers semblent désormais être sur la défensive, tandis que le populiste réactionnaire de la droite se porte bien. On pourrait donc considérer que la fenêtre d’opportunité populiste s’est refermée. Mais ce serait oublier que cette vague populiste n’est pas sortie de nulle part, comme un cheveu sur la soupe. Cette capacité à canaliser les frustrations et à offrir un espoir à des millions de personnes peut tout à fait resurgir. C’est précisément ce qu’il s’est passé en Argentine. Mais tout cela ne doit rien au hasard.

Anti-populisme et élitisme

On oppose souvent le populisme à une pratique de la politique fondée sur le conflit de classes, qui serait nécessairement anti-populiste. L’anti-populisme est devenu manifeste après 2008, à travers la dénonciation des mouvements des places demandant la « souveraineté populaire » et la « vraie démocratie » et a atteint son paroxysme avec le référendum du Brexit et l’élection de Donald Trump. Durant cette période, tout ce qui n’était pas apprécié en politique était taxé de populiste.

Si l’anti-populisme émane couramment d’une perspective libérale ou d’extrême-centre, des courants de gauche emploient le même régime discursif (par exemple certains communistes orthodoxes, pour qui « le peuple » n’est pas une notion suffisamment conscientisée historiquement pour mener une lutte politique, et les progressistes cosmopolites des métropoles qui n’apprécient pas cette référence au « peuple »). Bien qu’il existe des différences idéologiques fondamentales entre libéraux et militants de gauche, ces deux groupes partagent un rejet du populisme aux logiques très similaires. 

Pour les libéraux, le marché, les institutions ou les technocrates sauront toujours faire mieux que le « peuple ». Pour les anti-populistes de gauche, c’est la classe sociale et son avant-garde qui jouent ce rôle.

Ces deux formes d’anti-populisme partagent de manière inhérente un certain élitisme, fondé sur la supériorité supposée de leurs méthodes d’action politique. Pour les libéraux, le marché, les institutions ou les technocrates sauront toujours faire mieux que le « peuple ». Pour les anti-populistes de gauche, c’est la classe sociale et son avant-garde qui jouent ce rôle. Dans ces deux cas cependant, le « peuple » ou la « plèbe » est vu comme une masse amorphe dont le règne est illégitime, que ce soit pour cause d’incapacité technique ou de sous-développement de sa conscience politique. Cette hiérarchie est le cœur de l’élitisme inhérent à toutes les formes d’anti-populisme. Dans le premier cas, il est fondé sur le niveau d’éducation et d’expérience d’une aristocratie jugée “supérieure” au peuple ; dans le second, c’est le matérialisme historique qui est considéré comme supérieur, tant épistémologiquement que politiquement.

Les limites du populisme au gouvernement

Évidemment le populisme n’est pas la panacée. On peut relever un certain nombre de limites rencontrées par les projets politiques fondés sur le populisme. Tout d’abord, une stratégie populiste ne peut garantir l’hégémonie continue de l’agent politique qui y a recours, même en cas de victoire électorale. Une hégémonie profonde et durable – mais bien sûr pas éternelle – demande des outils et des ressources supplémentaires, par exemple, une certaine expertise technique et une certaine créativité vis-à-vis des structures institutionnelles, à combiner avec un ethos fermement démocratique. 

D’autre part, le danger le plus direct pour toute force populiste est celui de la cooptation de son radicalisme démocratique. Cela survient si le projet populiste succombe à des valeurs élitistes et aux institutions post-démocratiques qui lui préexistent. Ou, pour le dire autrement, s’il accepte le business as usual. En dépit de leur rhétorique radicale, les projets populistes sont en effet souvent largement façonnés par ces éléments et se révèlent incapables de pousser à un réel renouveau démocratique, en particulier lorsqu’ils rencontrent une forte opposition des institutions nationales et internationales. Ils sont alors progressivement absorbés par un élitisme démocratique et, piégés par les tensions de la politique représentative, leurs actions se réduisent à des mesures cosmétiques ou secondaires. En gros, ils échouent à amener plus de démocratie et à donner plus de pouvoir au peuple (comme en Grèce par exemple).

Dans des conditions plus favorables, un gouvernement populiste peut, comme en Argentine ou au Venezuela, réussir à accomplir la plupart de ses objectifs de base et être réélu régulièrement. Il peut ainsi impulser des changements assez considérables, qui améliorent la situation socio-économique des franges populaires et leur intégration dans la sphère politique, renversent le phénomène de déclassement des classes moyennes paupérisées, et améliorent les conditions de vie des travailleurs. Cependant, tout cela peut s’avérer insuffisant pour changer profondément les modes de production et les comportements de consommation (déterminés tant par la psychologie que par les structures sociales), qui conditionnent la majorité des identités sociales. Au Venezuela, par exemple, le changement social a reposé sur les revenus tirés des hauts prix du pétrole, mais quand ces derniers ont baissé, le mouvement chaviste n’a pas su proposer de réelle alternative. 

Et pourtant, le Venezuela fait partie des quelques pays latino-américains dans lesquels le populisme signifiait surtout l’intégration dans la vie institutionnelle des masses exclues, parfois pour la première fois. Cette seule perspective d’intégration des précaires jusqu’ici exclus a suffi à engendrer une polarisation très nocive, jusqu’à de quasi-guerres civiles. Ces phénomènes ont toutefois peu à voir avec la situation dans les « démocraties établies » d’Europe. Tournons plutôt notre attention vers l’Argentine, qui se situe bien plus près du paradigme européen. 

En Argentine, de nombreuses années d’exercice du pouvoir par des populistes hétérodoxes (à la fois nationaliste et populaire, redistributeur et anticommuniste, le péronisme est un phénomène politique unique, ndlr) ont permis de restaurer la situation d’avant-crise de la classe moyenne déchue et d’améliorer celles des couches sociales les plus précaires. Mais quand ces classes ont de nouveau ressenti un peu de stabilité et de sécurité, elles sont retournées aux vieilles habitudes consuméristes (en valorisant excessivement la libre circulation des capitaux internationaux, et en se ruant sur les biens importés après une période de privation, etc.). En conséquence, la fragile économie argentine a de nouveau été livrée aux forces de la mondialisation néolibérale, ce qui a conduit, une fois de plus, à une très profonde crise et à une autre intervention du FMI. 

L’ancien président uruguayen Pepe Mujica résume ainsi l’action des gouvernements de gauche latino-américains : bien qu’il aient plus ou moins réussi à s’occuper du problème de la pauvreté, ils l’ont fait en transformant les pauvres en consommateurs et non en citoyens.

En d’autres termes, même si de nombreuses avancées ne sont pas à négliger, la gauche péroniste contemporaine en Argentine s’est trouvée piégée dans une nostalgie et une imitation psychosociale du passé. Ce faisant, elle a reproduit les identités préexistantes tournées vers le capitalisme mondialisé, et, à long terme, cela a bénéficié aux forces politiques qui représentaient un retour à la normalité néolibérale (avec l’élection du président Mauricio Macri en 2015). L’ancien président uruguayen Pepe Mujica résume ainsi l’action des gouvernements de gauche latino-américains : bien qu’il aient plus ou moins réussi à s’occuper du problème de la pauvreté, ils l’ont fait en transformant les pauvres en consommateurs et non en citoyens.

Faut-il renouer avec le populisme ?

Sans doute avons-nous beaucoup misé sur le populisme. Mais avons-nous perdu à cause de ce pari ? La plupart des limites que nous avons évoquées ci-dessus à propos de la mise en place d’un supposé programme populiste semblent venir des difficultés qui émergent une fois au gouvernement. Evidemment, il n’est pas facile de combiner les priorités populistes avec la raison d’État. Certains populistes sont confrontés à leur incapacité de s’extraire d’une culture politique préexistante ou d’un cadre socio-économique, ou bien de gérer les menaces anti-populistes en protégeant ou en étendant la souveraineté populaire. 

Toutefois, ces problèmes ne semblent pas inhérents à la stratégie populiste en elle-même. De telles surdéterminations et cooptations par des forces extérieures peuvent affecter plus ou moins tout mouvement politique (même basé sur une classe sociale bien spécifique) lorsqu’il se retrouve confronté à des défis similaires dans des contextes historiques particuliers. En fait, on pourrait y voir les limites de tout projet de gauche au XXIe siècle visant à construire toutes sortes d’alternatives post-capitalistes.

Dans son introduction du dossier de Jacobin sur le populisme, Bhaskar Sunkara estimait que le populisme n’est pas ce que redoute le plus la classe dirigeante : « le populisme est le mot à la mode, mais ne vous trompez pas sur les raisons de la classe dirigeante pour redouter Jeremy Corbyn et Bernie Sanders. Ils ont peur de l’érosion de leurs biens mal acquis et de leurs privilèges. En d’autres termes, ils ont peur du socialisme, et non du populisme. » C’est le cas ! Mais il faut compléter cette analyse : ce qui effraie la classe dirigeante, c’est tout aussi bien la cause de certaines mobilisations (que l’on peut désigner sous l’étendard du socialisme) que la possibilité stratégique de mobilisation autour de ces causes (le populisme). 

En tout cas, il faut rappeler que sans la stratégie populiste, les idées socialistes et progressistes n’auraient jamais acquis une importance telle et un soutien aussi large. Sans une telle stratégie, les idées de Sanders n’auraient pas infusé dans une grande partie de la société américaine et appartiendraient toujours aux marges de la politique étasunienne. Cette stratégie n’est pas un phénomène récent inventé par les défenseurs du populisme de gauche, qui se contentent de la décrire et de définir ses contours. Historiquement, l’ethos populiste s’est manifesté dans les « fronts populaires » et d’autres stratégies, ainsi que dans les pratiques quotidiennes des partis de gauche, bien avant la conjoncture actuelle. 

Certains marxistes orthodoxes devraient peut-être s’intéresser un peu plus au questionnement de Marx lui-même à propos des alliances de classes et du rôle d’une représentation politique dichotomique. Voici comment il décrivait le processus instituant un sujet collectif comme acteur révolutionnaire :

“Aucune classe de la société ne peut jouer ce rôle [révolutionnaire] sans provoquer un moment d’enthousiasme pour elle-même et dans les masses, un moment dans lequel elle fraternise et se fond avec la société en général… Pour qu’un bien soit reconnu comme propriété de la société toute entière, tous les défauts de la société doivent parallèlement être attribués à une autre classe.”

Dans les dernières années de sa vie en particulier, Marx semblait en effet parfaitement conscient du besoin de s’adresser « au peuple », comme entité plus large que le seul prolétariat identifiable dans tout contexte socio-économique. En témoignent le grand nombre de travaux de recherche, depuis quelques décennies, sur l’intérêt de Marx pour le populisme russe et ses échanges épistolaires avec Vera Zasulich (écrivaine et activiste révolutionnaire menchevique, ndlr).

Si elle ignore l’intérêt de la stratégie populiste, la gauche risque de s’auto-isoler et de devenir insignifiante. Au lieu de nier les forces du populisme, nous devrions plutôt discuter des conditions historiques qui le favorisent, et ce qu’il permet à la gauche d’accomplir lorsqu’elle accède au pouvoir.