Le néolibéralisme comme reformatage du pouvoir de l’État – Entretien avec Amy Kapczynski

Le néolibéralisme ne consiste pas dans le simple retrait de l’État au profit du marché : il est l’institution, par l’État, d’une logique de marché. Mais au-delà de ce lieu commun, est-il une simple idéologie, un régime économique ou un paradigme de gouvernance ? Amy Kapczynski, professeur de droit à l’Université de Yale et co-fondatrice du « Law and Political Economy Project », se concentre sur ce troisième aspect. Selon elle, le néolibéralisme consiste en un « reformatage du pouvoir de l’État », qui accouche d’un cadre institutionnel favorable à la maximisation du profit des grandes sociétés dont les géants de la tech et les entreprises pharmaceutiques constituent deux des manifestations les plus emblématiques. Entretien réalisé par Evgeny Morozov et Ekaitz Cancela, édité par Marc Shkurovich pour The Syllabus et traduit par Alexandra Knez pour LVSL.

Evgeny Morozov et Ekaitz Cancela – Comment définissez-vous le néolibéralisme dans votre travail?

Amy Kapczynski – Comme une logique de gouvernance orientée vers l’accroissement du pouvoir des acteurs du marché, et la diminution de l’autorité publique sur ces acteurs. Wendy Brown utilise un terme charmant, le « reformatage du capitalisme ». Il s’agit d’un reformatage du capitalisme qui vise non seulement à accroître le pouvoir des acteurs privés – et donc leur capacité à extraire du profit – mais aussi à combattre le contrôle démocratique sur ces acteurs.

Pour moi, c’est ainsi qu’il faut voir les choses, plutôt que, par exemple, comme un mouvement de déréglementation. Le néolibéralisme est en réalité très régulateur. Il est régulateur avec un paradigme et un objectif particuliers comme horizon. Il est important de garder à l’esprit la manière dont l’économie a été réglementée – par un droit du travail défavorable aux salariés ou une législation antitrust, entre autres – pour d’optimiser la recherche de profit.

Il est également important de comprendre les liens entre cette régulation et les paradigmes réglementaires de l’État-providence, de l’État carcéral, etc. En un mot, la période néolibérale n’est pas une période de déréglementation générale – en particulier aux États-Unis.

EM et EK Si l’on s’en tient à cette définition du néolibéralisme, que vous explorez dans votre excellente conversation avec Wendy Brown, observe-t-on des changements au sein de cette logique au cours des dix ou quinze dernières années ? Ou observe-t-on une continuité depuis les années 1970 ?Quelque chose de distinct est-il apparu à l’horizon, notamment avec l’essor des GAFAM?

AK – Le néolibéralisme a, d’une certaine manière, suspendu les anciennes formes de réglementation juridique pour les grandes entreprises technologiques, puis a amplifié certains aspects de la recherche du profit. Ces intermédiaires technologiques, du paysage des réseaux sociaux à Amazon, contrôlent la vie publique et l’économie d’une manière distincte et nouvelle.

Mais je ne pense pas que ces changements reflètent une mutation dans la logique néolibérale elle-même, mais plutôt sa portée lorsqu’elle est appliqué à un secteur qui peut être transformé à la vitesse d’un logiciel. Aujourd’hui, les processus mis en place par le néolibéralisme peuvent fonctionner avec une vitesse stupéfiante. Et la capacité de ces formes de pouvoir concentré à sillonner les domaines ostensiblement publics et privés est extraordinaire.

EM et EK – Les efforts intellectuels pour penser au-delà du néolibéralisme, sur lesquels vous avez attiré l’attention, se sont concrétisés de deux manières différentes – et vous êtes critique à l’égard des deux. Dans un essai, vous vous concentrez sur le « productivisme », ou libéralisme de l’offre, tel qu’il est défendu par Dani Rodrik et d’autres membres de la gauche progressiste. Dans un autre essai, vous vous attaquez à un mouvement de droite connu sous le nom de « constitutionnalisme du bien commun ».Commençons par le premier. Pouvez-vous nous parler des pièges que vous voyez dans le productivisme ?

Des mutations ont lieu dans la doctrine du droit constitutionnel. Le premier amendement a été interprété dans un sens favorable aux entreprises, qui revendiquent un statut constitutionnel

AK – Le productivisme et le libéralisme de l’offre évoquent tous deux un aspect important de l’incapacité des logiques néolibérales et de la gouvernance économique à produire une économie que nous souhaitons réellement. Ils nomment quelque chose qu’il est important d’aborder. Mais je pense également qu’ils ne doivent pas être considérés comme une réponse au néolibéralisme. Si l’on pense que « là où il y avait le néolibéralisme, il y a maintenant la politique industrielle et le productivisme », alors ce sera un changement très limité…

Le productivisme tel que l’exprime Rodrik – et je pense que le libéralisme de l’offre possède cette même qualité – donne le sentiment que nous nous tournons vers une gestion gouvernementale plus directe des chaînes d’approvisionnement, vers un investissement gouvernemental plus important dans nos secteurs manufacturiers. Le problème est que le secteur des services est bien plus important pour l’avenir des travailleurs américains que le secteur manufacturier. L’ancien concept de « production » ne dit pas grand-chose de l’économie actuelle.

Ainsi, l’idée selon laquelle nous devrions miser sur un nouveau productivisme semble laisser de côté beaucoup de nombreuses dimensions de la critique du néolibéralisme. Qu’en est-il de l’agenda de la santé ? Que fait-on des salariés du secteur des services ? Quid des liens que l’on établit entre le capitalisme et la question environnementale ?

Le productivisme pourrait suggérer, par exemple, que les technologies vertes constitueraient la solution au changement climatique – et on peut bien sûr considérer qu’elles font partie de la solution, si l’on ajoute qu’elles ne seront pas suffisantes. En réalité, le productivisme et le libéralisme de l’offre s’appuient sur des fondements contestables – battus en brèche, par exemple, par les approches féministes et écologistes.

Tout dépend de votre compréhension de l’objectif du productivisme. S’agit-il d’une tentative de fonder une alternative au néolibéralisme ? C’est ainsi que j’ai interprété l’utilisation du terme par Rodrik. Et si c’est le cas, il semble négliger de nombreuses critiques du néolibéralisme en le traitant comme s’il s’agissait uniquement d’un mode de production, et non pas également d’un mode de gouvernement. Si l’on ne voit dans le néolibéralisme qu’un mode étroit de production – dans le sens d’uen consolidation des marché -, on ne comprend rien à la gouvernance à laquelle il est lié. Le néolibéralisme, en effet, consiste également à contraindre certains pour que d’autres puissent être libres.

C’est la raison pour laquelle nous avons investi dans l’État carcéral comme moyen de discipliner les travailleurs et d’éviter les obligations sociales, la raison pour laquelle nous investissons davantage dans la police que dans les travailleurs sociaux, etc.

EM et EK – L’autre approche que vous mentionnez, le constitutionnalisme du bien commun, est mise en avant par certaines franges de la droite théocratique. Avant de discuter de son contenu, pouvez-vous nous parler du rôle de ces écoles juridiques conservatrices dans la consolidation du modèle néolibéral ?

AK – Je considère que le droit, et dans une certaine mesure les écoles de droit et les institutions dans lesquelles elles naissent, assurent la cohésion entre les idées néolibérales et la gouvernance. Ces idées sont toujours reflétées à travers des champs de pouvoir et changent à mesure qu’elles s’intègrent dans la gouvernance.

Le loi relative aux ententes et abus de position dominante en est un bon exemple. Les idées sur les pratiques antitrust introduites dans les facultés de droit sous le titre « Law & Economics » sont devenues très puissantes. Elles ont été utilisées pour normaliser une idée du fonctionnement des marchés. Selon ce point de vue, tant qu’il n’y a pas de barrières à l’entrée érigées par le gouvernement, la concurrence se manifestera toujours et les monopoles seront intrinsèquement instables. Les monopoles étaient considérés comme un signe d’efficacité d’échelle. De nombreuses modifications ont donc été apportées à la législation afin de faciliter les fusions-acquisitions. L’application de la loi antitrust a été soumise à une économétrie extrêmement précise, plutôt qu’à des règles qui auraient pu, par exemple, limiter la taille ou l’orientation structurelle de certaines industries.

La législation antitrust repose également sur une autre idée importante, à savoir que ce domaine juridique ne doit servir qu’un seul objectif : l’efficacité. Dans ce contexte, l’efficacité est définie en grande partie par les effets sur les prix. Les conséquences pour la structuration de notre politique, ou pour les travailleurs en général, n’étaient plus considérées comme importantes. Ce qui importait, c’était de réduire les prix pour les consommateurs. Ainsi, de nombreux modèles d’entreprise se sont bâtis sur l’idée de rendre leurs produits gratuits – comme les réseaux sociaux – ou générer les prix les plus bas possibles pour les consommateurs – comme Amazon. Que le secteur génère un pouvoir structurel démesuré, entre autres effets néfastes, n’est pas pris en compte.

En ce qui concerne le droit de la propriété intellectuelle, de nombreuses modifications ont également été apportées pour faciliter la capitalisation dans l’industrie de l’information. La création de nouveaux types de propriété, les brevets logiciels, les brevets sur les méthodes commerciales, l’extension des droits exclusifs associés à ces types de propriété sont autant de moyens de permettre la capitalisation dans l’industrie. Ils sont apparus en même temps que les formes de réglementation qui auraient pu être utilisées pour limiter la manière dont les entreprises de ces secteurs exerçaient leur autorité. Le Communications Decency Act en est un exemple.

On observe également des changements internes au gouvernement lui-même, comme la montée en puissance de l’analyse coûts-bénéfices.

Enfin, des mutations importantes ont lieu dans la doctrine du droit constitutionnel : que l’on pense à la manière dont le premier amendement est compris. Ce n’est qu’à partir de 1974 qu’il est interprété dans un sens favorable aux entreprises, ce qui revient à revendiquer, pour elles, un statut constitutionnel. Les changements apportés à la loi sur le premier amendement ont eu des répercussions multiformes, des syndicats aux financement de campagnes.

EM et EK – Certaines des caractéristiques que vous critiquez – l’accent mis sur l’efficacité ou l’analyse coût-bénéfice – pourraient également être attribuées au fétichisme de l’économie elle-même. Je ne les attribuerais pas nécessairement au néolibéralisme en tant que tel. Au sein de ce courant, on peut trouver des penseurs – comme James Buchanan – qui refusent de prendre l’efficacité comme horizon. Il semble donc que certaines de ces critiques concernent davantage la pratique que la logique. Lorsqu’il s’agit de la manière dont les tribunaux ou les organismes de réglementation prennent leurs décisions, ils doivent faire appel à certains outils – l’analyse coût-bénéfice étant l’un d’entre eux – mais cette passerelle vers la logique néolibérale pourrait être attaquée par les néolibéraux eux-mêmes…

AK – C’est l’occasion de s’interroger sur ce que signifie appeler le néolibéralisme une « logique ». Plus précisément, nous devons parler du néolibéralisme comme d’un reformatage du pouvoir de l’État. En ce sens, il s’agit d’une politique et non d’une logique pure, je suis tout à fait d’accord.

Lorsque vous examinez de près la logique de l’efficience telle qu’elle est utilisée en droit, il s’avère qu’elle est en réalité utilisée pour signifier de nombreuses choses différentes dans de nombreux contextes juridiques différents. En ce qui concerne la propriété intellectuelle, le type d’efficacité dont on parle donne la priorité à l’innovation sur tout le reste ; mais il n’a pas grand-chose à voir avec le type d’efficacité dont il est question dans la législation antitrust, ou avec le type d’efficacité exprimé par l’analyse coût-bénéfice. En fait, elles sont toutes différentes.

Et elles sont toutes différentes parce qu’elles répondent en fin de compte à des idées sur la prédominance d’un certain type de pouvoir : le pouvoir des marchés sur les formes démocratiques de gouvernance. Ces conceptions de l’efficacité s’expriment alors de différentes manières, en fonction des avantages que procurent ces formes de pouvoir. En ce sens, je suis tout à fait d’accord pour dire que nous ne sommes pas face à l’expression pure d’une certaine logique, mais plutôt de nombreuses expressions d’un projet politique qui prennent des formes différentes dans des contextes différents.

EM et EK – Vous avez également écrit sur la relation entre le néolibéralisme et les droits humains, plus particulièrement sur le droit à la santé. Que nous révèle cette focalisation sur la santé quant à la relation plus large entre les droits de l’homme et le néolibéralisme ?

AK – J’ai écrit l’article que vous évoquez en raison de la frustration que m’inspiraient à la fois la forme de la législation et du discours dominants en matière de droits de l’homme et certaines critiques de ce discours, comme celles de mon collègue Sam Moyn. Ayant participé au mouvement mondial pour l’accès au traitement du VIH et à d’autres médicaments, il est clair que la revendication d’un droit à la santé implique nécessairement des questions d’économie politique. Comment peut-on parler de droit à la santé si les sociétés pharmaceutiques, par exemple, se voient accorder des droits de monopole – des brevets – qui leur permettent d’augmenter les prix de produits vitaux, même sans la moindre justification que cela génère de l’innovation ? Regardez les hausses de prix de l’insuline, ou les hausses de prix du vaccin Moderna (qui a été massivement financé par des fonds publics et qui a clairement amorti tous les coûts d’investissement privés) contre le Covid durant la pandémie.

Si vous vous souciez de la santé, vous devez vous attaquer à la structure du secteur et à son pouvoir. Il existe des moyens de structurer l’industrie (notamment en donnant un rôle plus important à l’investissement public et à la réglementation des prix) qui pourraient conduire à la fois à un meilleur accès aux soins et à plus d’innovation. Les tribunaux et les institutions de défense des droits de l’homme devraient s’en préoccuper, tout comme les militants qui luttent pour le droit à la santé. Mais la plupart du temps ils rejettent cette perspective, parce qu’ils considèrent les brevets et la structure industrielle comme quelque chose d’entièrement distinct de la sphère des droits de l’homme.

C’est la frustration que j’éprouve à l’égard des approches fondées sur les droits de l’homme : ils ont pris forme à une époque de néolibéralisme exacerbé, où l’on pensait que les questions d’économie étaient totalement distinctes des questions de droits. Les droits de l’homme sont même revendiqués au nom des entreprises, qui affirment – parfois avec succès, comme dans l’Union européenne – que leurs droits de propriété intellectuelle méritent d’être protégés dans le cadre des droits de l’homme !

Mais il y a également eu des dissidences dans cette tradition – les organisations de lutte contre le sida soutenant que le droit à la santé pourrait permettre aux tribunaux de limiter le droit des brevets, par exemple. En ce sens, les critiques des droits de l’homme comme celle de Sam Moyn atténuent ou négligent parfois les initiatives inédites visant à utiliser cette tradition, y compris pour contribuer à la mobilisation de l’opinion publique, comme l’a fait le mouvement en faveur d’un meilleur accès aux médicaments.

EM et EK – Quels sont les principaux héritages du néolibéralisme dans la gouvernance mondiale de la santé ? Qu’est-ce que le Covid nous a appris sur leur pérennité et leur contestabilité ?

AK – Nous sommes face à un régime de gouvernance mondiale de la santé qui n’a pas contesté le pouvoir du secteur privé, et qui s’est accommodé de discours et de pratiques marchnades qui nuisent gravement à la santé. Dans le contexte du Covid, nous avons pu produire des vaccins extrêmement efficaces – une merveille scientifique – grâce à un soutien public considérable, y compris un soutien à la recherche sur les coronavirus qui a eu lieu de nombreuses années avant la pandémie, ainsi qu’un soutien à la surveillance mondiale des maladies et à l’analyse génomique qui ont été essentiels pour le processus.

Mais au cours des dernières années, des gouvernements ont décidé de ne pas imposer aux entreprises des conditions qui auraient contribué à garantir la possibilité d’utiliser les vaccins obtenus pour faire progresser la santé de tous. Nous avons autorisé un monopole de production des vaccins ARNm les plus efficaces au sein de chaînes d’approvisionnement privées auxquelles le Nord avait un accès privilégié, et nous avons autorisé les entreprises à refuser toute assistance aux efforts critiques de fabrication de ces vaccins dans le Sud.

Bien qu’il y ait eu une nouvelle prise de conscience que l’ordre commercial mondial et l’accord ADPIC (qui fait partie de l’OMC et protège les brevets sur les médicaments) posaient un réel problème, et qu’il y ait eu de petites tentatives de réforme, nous n’avons finalement pas réussi à surmonter la capacité de l’industrie à dicter les termes de la production et de l’accès aux vaccins – ce, en dépit de subventions publiques massives. Il s’agit d’un héritage de l’ordre néolibéral dans le domaine de la santé.

EM et EK – Vous avez expliqué en détail comment le système actuel des brevets actuel profite aux pays riches et aux entreprises. Y a-t-il des raisons d’être optimistes quant à la possibilité de changer la donne ?

AK – Je vois des raisons d’espérer. Le fait que le gouvernement américain se soit prononcé en faveur de la suspension d’au moins certaines parties de l’accord sur les ADPIC concernant le Covid était sans précédent. J’aurais aimé qu’ils aillent plus loin et que l’Europe ne soit pas aussi récalcitrante, mais il s’agit d’une étape importante et nouvelle. Cela reflète le fait que l’ordre commercial néolibéral est réellement remis en question, même si ce qui le remplacera n’est pas encore clairement défini.

Il s’agit de s’éloigner du principe selon lequel les marchés suivent leurs propres lois. Nous établissons les lois, les formes de pratiques sociales qui donnent leur forme aux marchés

Je fonde encore plus d’espoir sur des expériences comme cette nouvelle installation de production d’ARNm en Afrique du Sud, qui est soutenue par l’Organisation mondiale de la santé, et dans le fait que l’État de Californie travaille maintenant à la fabrication de sa propre insuline. Pour contester l’autorité des entreprises, il faudra non seulement modifier les droits de propriété intellectuelle, mais aussi procéder à de véritables investissements matériels comme ceux-ci, afin de modifier l’équilibre des pouvoirs sur les biens essentiels.

Il existe une coalition, petite mais solide, de groupes de pression dans les pays du Nord qui s’efforcent de remettre en cause le pouvoir et les prix des entreprises pharmaceutiques, et dont beaucoup ont commencé à travailler dans ce domaine en tant que militants pour un meilleur accès aux médicaments à l’échelle mondiale. Ce sont finalement ces liens entre les mouvements qui me donnent le plus d’espoir, parce qu’ils impliquent des personnes brillantes et créatives qui se penchent sur les questions les plus difficiles, comme la manière d’améliorer à la fois l’innovation et l’accès, et parce qu’ils le font d’une manière qui peut être réellement bénéfique pour les populations du Nord comme du Sud.

EM et EK – Nous avons parlé plus tôt du bagage ontologique que les économistes apportent à ce débat.Pensez-vous que l’on puisse effectuer une analyse similaire dans le domaine du droit? Que lorsque le néolibéralisme est abordé dans les facultés de droit, on passe souvent à côté du sujet ?

AK – Inversons les rôles. Qu’en pensez-vous ?

EM – Je pense que certaines réalités sont invisibilisées. Mais je ne pense pas qu’il s’agisse uniquement d’un problème spécifique aux juristes. Même dans le cas de Wendy Brown, il y a une certaine réticence à aborder le néolibéralisme comme quelque chose qui pourrait réellement jouir d’une légitimité – même parmi ses victimes, pour ainsi dire. Pour expliquer cela, je pense qu’il faut reconnaître que dans le néolibéralisme il existe des éléments réellement excitants, voire utopiques – ce qui n’est pas le cas si l’on se concentre uniquement sur le reformatage du pouvoir de l’État. Au niveau de la vie quotidienne, il est difficile de s’enthousiasmer pour les réglementations..

Quelqu’un comme Hayek pense que le marché est un outil de civilisation. Ce n’est pas seulement un outil d’agrégation des connaissances ou d’allocation des ressources, mais plutôt un moyen d’organiser la modernité et de réduire la complexité. Ce qui empêche la société de s’effondrer, compte tenu de sa multiplicité, c’est cette gigantesque boîte noire qu’est le marché, qui nous fait aussi avancer.

Si l’on n’en tient pas compte, si l’on n’introduit pas une sorte d’utopie parallèle et alternative, j’ai beaucoup de mal à imaginer comment une logique alternative pourrait voir le jour. Et je ne vois pas comment cette logique pourrait voir le jour en se concentrant uniquement sur la redistribution, les réparations ou la restauration du pouvoir de l’État administratif.

AK – Je suis d’accord pour dire que qu’à certains égards le néolibéralisme exerce un réel attrait. Les analyses historiques sur la manière dont la gauche, ou du moins les libéraux « progressistes », en sont venus à adopter le néolibéralisme, sont instructives. Ce dernier prétendait revitaliser certaines parties de la société américaine. Il possédait un élan libérateur.

Il allait discipliner un État qui était profondément bloqué, incapable de fournir les choses que les gens souhaitaient. Ayant été formé dans une école de droit, j’ai entendu, en tant qu’étudiante, l’histoire du rôle que le tournant vers cette efficacité était censé jouer, en tant que technologie neutre qui nous permettrait à tous de nous entendre et d’avoir les choses que chacun d’entre nous désirait. À ce titre, je pense qu’il a exercé un attrait puissant.

La question qui se pose alors est la suivante : si nous voulons critiquer le néolibéralisme, quelles sont ses alternatives ? Je suis très intéressée par les écrits de l’un de mes collègues de Yale, Martin Hägglund, en particulier par son livre This Life. Ce livre propose une vision laïque de la libération – être libre d’utiliser son temps comme on l’entend, et avoir une obligation envers les autres, pour partager le travail que personne ne veut faire – qui comporte des aspects de gouvernance très intéressants.

Mais ce n’est pas fondamentalement basée sur l’idée, par exemple, d’un État administratif plus fort. Il s’agit plutôt d’une idée de ce que nous devrions attendre d’un État et de ce que nous devrions attendre de notre politique. Pour moi, c’est passionnant parce que cela correspond bien aux mobilisations politiques contemporaines, qu’il s’agisse des mouvements en faveur la généralisation des soins de santé ou des mouvements visant à remplacer les réponses carcérales par des réponses plus solidaires, enracinées dans des formes de soins.

En d’autres termes, les critiques du néolibéralisme devraient prendre au sérieux une partie de son attrait populaire. Critiquer le néolibéralisme ne dit pas grand-chose sur les alternatives possibles. Avoir une idée de ces alternatives me semble très important.

EM – Dans l’un de vos récents essais, vous parlez de la nécessité de démocratiser la conception des marchés. Qu’est-ce que cela implique ?

AK – Il s’agit notamment de s’éloigner du principe selon lequel les marchés suivent leurs propres lois. Nous devons admettre que nous établissons les lois, les formes de pratiques sociales qui donnent aux marchés leur forme et leurs conséquences. Nous devrions comprendre que nous avons un pouvoir sur la conception des marchés et ne pas nous contenter de dire que l’offre et la demande sont à l’origine de telle ou telle chose.

Les produits pharmaceutiques constituent une manifestation indéniable de la manière dont notre pouvoir collectif, par l’intermédiaire de l’État, est utilisé pour façonner ce que l’on appelle les résultats du marché. Nous conférons une grande autorité aux entreprises pour fixer les prix, puis nous constatons que les prix des médicaments augmentent. Cette situation est en profonde contradiction avec l’idée que nous devrions tous avoir un accès à ce dont nous avons besoin pour être en bonne santé.

EM et EK – Mais toutes les alternatives proposées ne relèvent pas de positions aussi progressistes, y compris cette idée de constitutionnalisme du bien commun, pour finalement y revenir.

AK – C’est vrai. Le constitutionnalisme du bien commun est une évolution du raisonnement juridique qu’un groupe de penseurs essentiellement catholiques est en train de consolider, afin de réinjecter une morale catholique dans le discours constitutionnel. Une manifestation très concrète de ceci dans le contexte politique américain est l’abandon par la droite de l’originalisme, une approche historique de l’interprétation de la Constitution qui revient à ce que voulaient les « pères fondateurs », au profit d’un ordre constitutionnel plus musclé et plus affirmé, fondé sur des principes religieux.

Par exemple, les originalistes ont remporté une victoire célèbre dans la récente bataille autour de l’avortement en soutenant que le texte de la Constitution ne protégeait pas l’avortement et qu’il laissait donc cette question à la discrétion des États. Les constitutionnalistes du bien commun, quant à eux, sont beaucoup plus intéressés par une Constitution qui protégerait la vie du fœtus. Plutôt que de laisser les États choisir de protéger l’avortement, la Constitution du bien commun leur interdirait de le faire. Cette imprégnation de l’ordre constitutionnel américain par des valeurs religieuses est l’expression d’un mouvement plus large que j’observe dans la droite post-néolibérale.

Une caractéristique très forte de ce mouvement est de reconnaître les problèmes posés par le fondamentalisme du marché et le néolibéralisme – ils utilisent même ce terme – et d’affirmer que nous devons réintroduire des valeurs dans la vie américaine. Pour eux, cela devrait prendre la forme d’un retour au salaire familial, d’un retour aux familles normatives et hétérosexuelles, d’un retour à des formes de soutien de l’État pour des modes de vie ordonnés par la religion, d’un retour aux valeurs religieuses même sur le marché.

Aux États-Unis, on peut en observer des manifestations économiques à travers une entreprise comme Hobby Lobby, qui souhaite imprégner le marché d’un caractère religieux – et aller à l’encontre, aussi bien, du progressisme marchand que de la couverture des moyens de contraception. Ce qui me préoccupe à ce sujet – bien qu’il ne s’agisse que d’une petite partie d’une droite très large et diversifiée – c’est que cette mouvance possède une idée assez nette de la manière dont elle pourrait parvenir à la prééminence, c’est-à-dire par le biais de la Cour suprême, étant donné le pouvoir dont celle-ci dispose dans ce pays. Il s’agit donc d’une évolution très importante…

EM et EK – Pour revenir aux thèmes du néolibéralisme et de l’utopie, il semble que nous devrions essayer d’élaborer une théorie sociale capable de nous montrer quelles autres institutions permettent de créer un monde aussi diversifié et dynamique que celui qui est médiatisé par les marchés et le droit – ce qui correspond à la vision de Jürgen Habermas, avec quelques mouvements sociaux en plus.

Il y a vingt ans, les écoles de droit américaines étaient très douées pour imaginer cette dimension utopique, même s’il s’agissait d’une utopie naïve. Mais cette dimension a disparu de l’analyse du néolibéralisme aujourd’hui, ce qui est troublant. Les plus utopistes ont-ils été tellement traumatisés par l’essor de la Silicon Valley qu’ils ont renoncé à réfléchir à ces questions ?

AK – Je pense qu’il y a des idées utopiques – certainement des idées progressistes et ambitieuses – dans les facultés de droit de nos jours. Regardez certains travaux sur l’argent. Les gens réfléchissent à ce que cela signifierait de créer toutes sortes de choses, depuis des autorités nationales d’investissement jusqu’à une Fed fonctionnant selon des principes très différents, en passant par la réorganisation de la structure bancaire afin de permettre de nouvelles formes d’aide sociale et de lutter contre le changement climatique. C’est un exemple de quelque chose d’assez nouveau.

Nous voyons également de nombreuses demandes pour ce que l’on pourrait appeler la démarchandisation : des garanties de logement, des garanties de soins de santé, et même des expressions institutionnelles qui pourraient participer à ce que vous décrivez. En d’autres termes, comment gérer un système complexe tel qu’un établissement de santé en se basant sur les besoins plutôt que sur le profit ? Les gens ont vraiment réfléchi à cette question. Nous avons des expressions réelles de ces principes dans le monde, et elles inspirent des idées sur ce que cela signifierait de faire évoluer d’autres pouvoirs institutionnels dans cette direction.

Si vous deviez rassembler un grand nombre de ces éléments – des idées sur la façon dont les investissements pourraient être dirigés plus démocratiquement, sur la façon dont le logement pourrait être organisé plus démocratiquement, sur la façon dont les soins de santé pourraient être organisés plus démocratiquement ; tous ces éléments font l’objet de discussions au sein des facultés de droit, ainsi qu’en dehors de celles-ci – ils constitueraient les éléments d’une vision beaucoup plus affirmée d’un avenir qui n’est pas organisé selon des lignes néolibérales. C’est l’assemblage de toutes ces pièces, et le fait de leur donner un nouveau nom, qui n’a pas encore été accompli.

Mais je pense que ces éléments sont beaucoup plus intéressants que ce qu’on avait dans les années 2000, par exemple les mouvements autour du libre accès et des Creative Commons auxquels vous avez fait allusion, parce qu’ils abordent aussi directement la nécessité de disposer de certaines formes de pouvoir public pour créer ces choses. Et ils ne reposent pas sur une idée purement volontariste de ce que nous pouvons attendre ou réaliser.

EM – Je suis d’accord pour dire qu’il s’agit d’une vision radicale, mais elle est conservatrice à mon goût en ce qui concerne son mélange institutionnel. Je reconnais que la démarchandisation est radicale après 50 ans de néolibéralisme, mais elle n’est pas radicale si on la compare à l’État-providence britannique des années 1940.

AK – Je vous propose à présent de vous interroger sur les alternatives.

EM – La personne qu’il faut convaincre que le règne du marché est révolu n’est pas tant le juge ordinaire que quelqu’un comme Habermas. Or, il n’y a pas grand-chose qui puisse le convaincre que nous nous sommes éloignés du marché et du droit comme les deux formes dominantes à travers lesquelles la modernité prend forme.

Je ne vois pas beaucoup de réflexion sur les autres façons de formater la modernité. Sans elles, la seule chose que nous pouvons changer est l’équilibre entre les deux formes – que, bien sûr, je préférerais du côté de l’État plutôt que du côté du marché.

AK – Quels sont les nouveaux véhicules qui vous viennent à l’esprit ? Un rapport avec le socialisme numérique ?

EM – En fin de compte, je pense qu’il s’agit de formes alternatives de génération de valeur, à la fois économique et culturelle. Et cela implique de comprendre la contrepartie progressiste adéquate au marché. Pour ma part, je ne pense pas que le pendant progressiste du marché soit l’État. Je pense qu’il devrait s’agir de la culture, définie de manière très large – une culture qui englobe les connaissances et les pratiques des communautés.

AK – En ce sens, vous vous situez davantage dans la lignée des biens communs que dans celle de l’État ?

EM – Oui, c’est un moyen de fournir des infrastructures pour susciter la nouveauté et s’assurer que nous pouvons ensuite nous coordonner pour appréhender les effets qui s’ensuivent. La technologie est un élément clé à cet égard.

Pourquoi Silvio Berlusconi est la figure politique emblématique de notre époque

Silvio Berlusconi en 2018. © Niccolò Caranti

Silvio Berlusconi, décédé à l’âge de 86 ans, a structuré la politique italienne autour de son empire télévisuel et a porté l’extrême droite au pouvoir. Prédécesseur de Donald Trump, il reste le symbole ultime de la marginalisation de la démocratie par le pouvoir des médias. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

« La fin d’une époque ». C’est en ces termes que le quotidien italien La Repubblica a parlé de la mort de Silvio Berlusconi, en soulignant sa centralité dans la vie publique italienne durant plusieurs décennies. Cette mise en avant de sa stature « historique » est finalement plus indulgente que l’évoquation de ses liens avec la pègre, ses abus de pouvoir ou son utilisation du Parlement pour défendre son empire télévisuel. Pourtant, dire que sa mort marque la fin d’une époque revient à mal comprendre les changements qu’il a incarnés. De l’actuel gouvernement italien d’extrême droite à la montée du trumpisme aux États-Unis, nous vivons en effet toujours dans le monde de Berlusconi.

En 1994, la première campagne électorale du magnat des médias a inauguré de nombreux changements qui se sont rapidement répandus dans les démocraties occidentales. Axant sa campagne sur la résistance à une gauche prétendument surpuissante, il s’est présenté à la tête non pas d’un parti de masse, mais d’une start-up baptisée Forza Italia. Ses listes électorales étaient composées de ses alliés du monde des affaires, sa campagne s’est déroulée sur ses propres chaînes de télévision privées et son appel en faveur d’une Italie « libéralisée » et libre-échangiste a été associé à l’utilisation du pouvoir de l’État au service de ses propres intérêts commerciaux. En bref, il s’agissait d’une privatisation sournoise de la démocratie italienne.

Cela a été possible grâce à la décomposition de l’ancien ordre politique, ébranlé par un scandale de corruption connu sous le nom de « Tangentopoli », lequel a fait sombrer les anciens partis de masse entre 1992 et 1994. Dans une atmosphère de perte de confiance des citoyens dans leurs institutions, Forza Italia et ses alliés ont prétendu représenter un nouveau mouvement de « libéralisation » et dénigré les « politiciens » élitistes. Le Movimento Sociale Italiano (MSI), parti néofasciste allié à Berlusconi, s’est lui réinventé en parti de « la gente » – des gens ordinaires – et non du « tangente » – du pot-de-vin.

Berlusconi, membre de longue date de la loge maçonnique P2 – qui avait, par l’intermédiaire de son associé Marcello Dell’Utri, des liens avec la mafia – était un choix plutôt surprenant pour représenter ce changement d’époque. En réalité, son règne a au contraire renforcé les liens entre le pouvoir de l’État et les intérêts troubles du monde des affaires. Pourtant, la nouvelle droite qu’il dirigeait a réussi à rallier une minorité importante d’Italiens à son projet, remportant régulièrement les élections alors que la base de la gauche se fragmentait. Si les problèmes juridiques de Berlusconi ont bien fini par entraver sa carrière politique, il laisse derrière lui un espace public durablement affaibli et une droite radicalisée.

La fin de l’histoire

La fin de la guerre froide a joué un rôle décisif dans l’effondrement de l’ancien ordre politique italien et dans la libération des forces qui ont porté Berlusconi au pouvoir. Au milieu du triomphalisme de la « fin de l’histoire » et de ses petites querelles idéologiques, les médias libéraux ont parlé avec enthousiasme d’une opportunité historique : la chute du mur de Berlin permettrait engin de créer une Italie « moderne », « normale », « européenne », qui pourrait renaître des cendres des anciens partis de masse. Les communistes repentis se sont transformés en sociaux-démocrates ou en libéraux, et les partis démocrate-chrétien et socialiste, longtemps puissants, ont disparu sous le poids des affaires de corruption. Les massacres orchestrés par la mafia qui marquèrent le début des années 1990 rendirent encore plus urgent l’appel à l’assainissement de la vie publique italienne – et à l’imposition de l’État de droit par une administration efficace et rationnelle.

L’implosion des partis de masse et de leurs racines sociales n’a pas donné naissance à un domaine public plus moral, enfin libéré du clientélisme, mais plutôt à sa capture par ceux qui, comme Berlusconi, détenaient déjà le pouvoir par des moyens non électoraux.

La première incursion de Berlusconi dans l’arène électorale était une réponse à ce même moment de refondation – mais, tout en exploitant également un esprit « post-idéologique », elle pointait dans une direction presque opposée. L’implosion des partis de masse et de leurs racines sociales n’a pas donné naissance à un domaine public plus moral, enfin libéré du clientélisme, mais plutôt à sa capture par ceux qui, comme Berlusconi, détenaient déjà le pouvoir par des moyens non électoraux. Alors que dans les décennies d’après-guerre, le Parlement et même la radio-télévision publique avaient été dominés par les partis qui avaient mené la résistance contre le fascisme, la situation commençait à changer. L’empire commercial de Berlusconi, d’abord constitué dans l’immobilier, notamment dans le Milan très yuppie des années 1980, ont fait de lui le symbole d’un hédonisme entrepreneurial dynamique. Grâce à ses liens avec le parti socialiste de Bettino Craxi, il a pu, au cours de ces mêmes années, transformer ses réseaux de télévision locaux en chaînes nationales privées.

L’effondrement des anciens partis a également alimenté une « peopolisation » de la vie publique, associée à la recherche de leaders « présidentiels » à l’américaine. Bien au-delà de Berlusconi lui-même, une foule d’hommes d’affaires, de juges et de technocrates se sont disputé le contrôle de l’arène électorale en tant que figures supposées « salvatrices », capables de sortir l’Italie de ses errements de la politique politicienne et des combats idéologiques. Cette personnalisation de la vie publique a sans doute atteint son paroxysme pendant les neuf années où Berlusconi a été Premier ministre, entre 1994 et 2011. Ses propos sexistes et racistes récurrents, sa banalisation du fascisme historique et ses dénonciations des attaques des magistrats prétendument « communistes » à son encontre ont mis en rage ses adversaires et attisé sa propre base.

Durant cette période, le centre gauche est régulièrement tombé dans le piège consistant à faire des méfaits personnels du magnat le centre de sa propre action politique – en tentant sans cesse d’atteindre les franges soi-disant « modérées » de la base de Berlusconi dont on pensait qu’ils finiraient par se lasser de ses frasques. A l’inverse, la priorité absolue accordée aux milieux d’affaires et à la « libéralisation » économique en tant que modèle pour l’avenir de l’Italie ont été beaucoup moins contestés, alors qu’elles affectaient bien plus la vie quotidienne de l’électorat populaire.

Dans une certaine mesure, la corruption personnelle de Silvio Berlusconi a été son talon d’Achille politique. En 2013, il finit par être interdit d’exercice de toute fonction publique à la suite d’une condamnation pour fraude fiscale, ce qui a mis fin à sa position de chef de file de l’alliance de droite et a rapidement ouvert la voie à la Lega de Matteo Salvini. Cependant, au moment où cela s’est produit, le centre gauche avait déjà rejoint le gouvernement avec lui, car l’imposition de mesures d’austérité après la crise de 2008 nécessitait des « grandes coalitions » censées dépasser les clivages politiques.

La radicalisation de la droite italienne

Aujourd’hui, Forza Italia n’est plus la force dominante de la droite italienne : elle est désormais un partenaire minoritaire de la coalition dirigée par les postfascistes de Giorgia Meloni. Des alliés historiques de Berlusconi, comme Gianfranco Miccichè, patron de longue date du parti en Sicile, ont déjà déclaré qu’il était peu probable que Forza Italia survive sans son fondateur historique. Pourtant, si le parti lui-même est à bout de souffle, la transformation berlusconienne de la vie publique italienne est toujours d’actualité.

L’accent mis sur les intérêts personnels de Berlusconi et sur sa personnalité excentrique peut également occulter l’effet plus concret qu’il a eu sur le système des partis.

En effet, l’accent mis sur les intérêts personnels de Berlusconi et sur sa personnalité excentrique peut également occulter l’effet plus concret qu’il a eu sur le système des partis. En 2019, Berlusconi lui-même a apporté des éclaircissements à ce point, au cours d’un discours dans lequel il s’est vanté de son rôle historique dans la construction de la coalition de droite, alors qu’il n’était déjà plus dans la fleur de l’âge. « C’est nous qui avons légitimé et constitutionnalisé la Lega et les fascistes », a-t-il insisté, en formant un gouvernement avec ces forces en 1994, alors que les autres partis les refusaient alors en tant qu’alliés potentiels. Il a tenu ces propos dans un discours où il prenait ses distances avec le nationalisme italien « souverainiste », laissant entendre qu’il avait modéré ces forces en les intégrant à de hautes fonctions. Pourtant, le bilan réel est beaucoup plus mitigé.

Après de nombreux changements et des ruptures sporadiques, cette alliance de base – Forza Italia de Berlusconi, avec la Lega nord régionaliste et les héritiers du fascisme, aujourd’hui organisés en Fratelli d’Italia – a duré près de trois décennies. Ces dernières années, le magnat s’est présenté comme un garde-fou « pro-européen » contre les tendances « populistes », mais dans l’ensemble, les politiques identitaires nationalistes de cette coalition se sont radicalisées sous la direction de Salvini et maintenant de Meloni.

Cette ouverture relevait en partie du révisionnisme historique et visait à banaliser le bilan du fascisme. Certes, les affirmations du milliardaire selon lesquelles Benito Mussolini « n’a jamais tué personne » étaient offensantes pour les antifascistes et ceux qui se ont vécu sous le régime fasciste. Il ne s’agissait pas seulement du passé, mais aussi de faire passer l’Italie et les Italiens pour des victimes du politiquement correct imposé par la gauche et de son hégémonie culturelle qui viendrait plus de son poids au sein des élites culturelles que d’une légitimité obtenue dans les urnes. Berlusconi a également cherché à modifier ce qu’il a appelé la Constitution italienne « d’inspiration soviétique », rédigée par les partis de la Résistance en 1946-47, et à la remplacer par une constitution centrée sur un chef. Aujourd’hui, Meloni promet de poursuivre le même programme : non seulement un révisionnisme historique, mais aussi une mise à mort définitive de l’ordre politique d’après-guerre et de ses partis de masse, par le biais d’une réécriture de la Constitution elle-même.

Vendredi dernier, l’animatrice de télévision Lucia Annunziata a affirmé que les projets de Meloni de réécrire le document et de saturer le radiodiffuseur public RAI d’alliés politiques visaient à créer un « ordre au sommet avec son propre Istituto Luce », en reference à l’appareii de propagande du régime fasciste. L’actuel gouvernement a également été maintes fois comparé à celui du dirigeant hongrois Viktor Orbán. Mais il est aussi le pur produit d’une histoire italienne plus récente, marquée par la chute de la participation démocratique, la montée d’un nationalisme basé sur le ressentiment et un « anticommunisme » qui a largement survécu à l’existence réelle des communistes.

Berlusconi n’a certainement pas vidé la démocratie italienne de sa substance ni donné un coup de pouce à l’extrême droite à lui tout seul. Mais il en est le représentant emblématique, le visage souriant, la figure à la fois ridicule et sombre qui navigue entre blagues racistes et législation réprimant les migrants, entre références « indulgentes » à Mussolini et répression policière meurtrière lors du sommet du G8 à Gênes en 2001. Comme George W. Bush, dont il a soutenu la guerre d’Irak avec le concours de troupes italiennes, Berlusconi fera plus tard presque figure de personnalité positive par rapport à la droite plus dure et plus radicale qui l’a suivi, son amour pour les caniches bénéficiant d’un espace médiatique extraordinaire sur la RAI.

Pourtant, loin d’être une période heureuse qui contraste avec les maux d’aujourd’hui, le règne de Berlusconi a engendré les monstres qui ont suivi. La banalisation de son bilan aujourd’hui, en tant que partisan de l’Europe ou de l’OTAN ou même qu’opposant au « populisme », montre à quel point le courant politique dominant a basculé vers la droite et combien les critères de la « démocratie libérale » se sont effondrés. Berlusconi n’est plus mais nous vivons toujours dans son monde.

Aux Pays-Bas, la population en colère contre l’écologie punitive et technocratique

La coalition libérale qui gouverne les Pays-Bas fait face à la progression fulgurante du parti « Agriculteurs-citoyens » (BBB), d’obédience populiste de droite. À l’origine : une tentative gouvernementale de réduire le cheptel hollandais, qui a mené à une révolte d’agriculteurs. Celle-ci a constitué l’étincelle d’un vaste mouvement de protestation, hétéroclite et dominé par des secteurs populaires et périphériques, qui prend pour cible la coalition dirigée par Mark Rutte. En filigrane, c’est le refus d’une écologie des classes supérieures qui se dessine. Les couches populaires hollandaises, victimes d’une décennie de néolibéralisme à marche forcée, délaissées au profit des métropoles globalisées, ont cristallisé leur colère autour des dernières mesures écologistes (pourtant timides) du gouvernement. Par Ewald Engelen, originellement publié sur la NLR, traduit par Alexandra Knez pour LVSL.

Le casus belli de la révolte des agriculteurs est un arrêt rendu en 2019 par la Cour suprême des Pays-Bas, selon lequel le gouvernement avait manqué à ses obligations européennes de protéger 163 zones naturelles contre les émissions provenant d’activités agricoles voisines. Cette décision a incité le gouvernement de coalition de centre-droit, dirigé par Mark Rutte, à imposer une limite de vitesse de 100 km/h sur autoroutes à l’échelle nationale et à annuler un large éventail de projets de construction destinés à atténuer la pénurie d’offre sur le marché néerlandais de l’immobilier.

Cependant, il est rapidement apparu que ces mesures étaient insuffisantes, car les transports et la construction ne représentent qu’une infime partie des émissions nationales d’azote. L’agriculture, en revanche, compte pour 46 % de ces flux. Une solution à ce problème ne pouvait faire l’économie d’une remise en cause du modèle agricole dominant. Tout à coup, la suggestion avancée depuis longtemps par le « Parti pour les animaux » – un mouvement marginal qui propose de réduire de moitié le cheptel néerlandais en expropriant 500 à 600 grands émetteurs – prenait une dimension nouvelle.

Au cours du siècle dernier, le nombre de travailleurs néerlandais employés dans des activités agricoles a diminué de façon spectaculaire, passant d’environ 40 % pendant la Grande Guerre à seulement 2 % aujourd’hui. Pourtant, au cours de la même période, les Pays-Bas sont devenus le deuxième exportateur mondial de denrées alimentaires après les États-Unis. Son industrie de la viande et des produits laitiers joue un rôle central dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, ce qui rend son empreinte écologique insoutenable.

D’où la prise de conscience progressive de la classe politique néerlandaise – accélérée par l’arrêt de la Cour suprême – que la réalisation des objectifs climatiques impliquait une réorientation de l’économie nationale. Le niveau d’enthousiasme pour ce projet varie entre les différents partis au pouvoir. Pour les démocrates-chrétiens ruraux, la pilule est dure à avaler ; en revanche, pour les sociaux-libéraux et le parti écologiste, il s’agit d’une occasion en or pour un changement majeur ; tandis que pour le Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD) dirigé par le Premier ministre Mark Rutte, c’est tout simplement la solution la plus pragmatique. Comme l’a fait remarquer un député, « les Pays-Bas ne peuvent pas être le pays qui nourrit le monde tout en se faisant dessus ».

Derrière les agriculteurs, la colère populaire

Ces propositions ont déclenché une vague inattendue de protestations paysannes ; les agriculteurs se sont mis à bloquer les routes avec leurs tracteurs, occuper les places, pénétrer dans les lieux de pouvoir et attendre les élus devant leur domicile. Elles ont accouché du mouvement BBB. Après une brève accalmie pendant le confinement, il a connu une progression fulgurante. Depuis le printemps 2022, le long des routes et des autoroutes menant aux régions oubliées des Pays-Bas, les agriculteurs ont accroché des milliers de drapeaux nationaux à l’envers, symbole de leur mécontentement.

Près d’un cinquième de l’électorat, soit environ 1,4 million de personnes, s’est rendu aux urnes ce mois-ci pour voter en faveur du BBB – un chiffre nettement plus élevé que les 180 000 agriculteurs qui constituent son noyau dur ! Ainsi, l’enjeu dépasse très largement ce corps de métier. Parmi les sympathisants du parti, retraités, précaires et travailleurs ou étudiants en formation professionnelle sont surreprésentés ; BBB a réalisé ses plus grandes avancées électorales dans les zones périphériques, non urbaines, qui ont été durement touchées par la baisse de l’investissement public.

Ces groupes sociaux se sont ralliés à une classe paysanne qui se présente comme la perdante du système actuel, mais qui est en réalité l’une des plus privilégiées du pays ; il suffit pour s’en convaincre de garder à l’esprit qu’un agriculteur sur cinq est millionnaire… Ce bloc hétérogène n’a pu être constitué qu’à la suite d’un profond désenchantement à l’égard de la politique néerlandaise traditionnelle, entachée par le caractère élitaire – un rien arrogant – de sa classe dirigeante.

D’importants écarts en matière d’espérance de vie se sont creusés entre les régions, ainsi qu’une disparité majeure en termes de confiance des citoyens envers les hommes politiques.

De nombreuses circonstances ont historiquement contribué à donner de l’importance aux mouvements dirigés par les agriculteurs. Les Pays-Bas ont connu une transformation néolibérale fulgurante depuis le début des années 1980, avec les résultats que l’on sait : braderie des services publics, marchandisation des infrastructures sanitaires et de l’enseignement supérieur, pénurie de logements sociaux, montée en puissance des banques et des fonds de pension – ainsi que l’apparition d’un des marchés du travail les plus flexibles de l’Union européenne, dans lequel un tiers des salariés est précaire. La crise financière de 2008 a abouti à l’un des sauvetages bancaires les plus coûteux par habitant, suivi de six années d’austérité qui ont conduit à une redistribution ascendante des richesses. Les quatre confinements imposés entre 2020 et 2022 ont eu le même effet : de nombreux travailleurs ont perdu leur emploi et vu leurs revenus diminuer.

La hausse des prix à la consommation, aggravée par le conflit ukrainien, a ensuite plongé de nombreux ménages néerlandais dans la précarité énergétique. Les défaillances administratives se multipliaient dans une série de services publics : garde d’enfants, enseignement primaire, logement, services fiscaux, transports et extraction de gaz… Dans le même temps, d’importantes subventions étaient accordées aux classes moyennes pour rembourser leur achat de pompes à chaleur, de panneaux solaires ou de voitures électriques. Si l’on ajoute à cela le flot d’insultes déversé par les éditorialistes à l’encontre des membres des classes populaires qui ne leur emboîtaient pas le pas, on comprend la rancœur qui commençait à habiter les futurs électeurs de BBB.

Écueils d’une écologie de classes moyennes

La situation s’est enflammée en 2019 à suite à la décision du tribunal ; les fractures étaient prêtes à devenir clivages politiques : urbains contre ruraux, élite contre peuple, végans contre mangeurs de viande… S’appuyant sur une stratégie de communication bien rodée, ce message résonnait bien au-delà des terres agricoles.

Le romancier Michel Houellebecq écrivait sur le ton de la boutade que les Pays-Bas n’étaient pas un pays, mais une société à responsabilité limitée. Cette formule synthétise parfaitement l’essence du VVD, le parti dirigé par Mark Rutte, au pouvoir depuis 2010. Depuis lors, il n’a pas peu fait pour mener une véritable opération de charme à l’égard des investisseurs étrangers. Le régime de sécurité sociale du pays a été remanié pour servir les expatriés surdiplômés – transformant Amsterdam en un avant-poste de l’anglophonie -, tandis que l’investissement public s’est principalement concentré sur les zones métropolitaines de l’Ouest. Cette dynamique de développement inégal a été légitimée par un discours visant à vanter les vertus de la ville et de sa « classe créative ».

Des géographes, de Richard Florida à Edward Glazer, ont cherché à diffuser l’idée selon laquelle le discours et la pratique politique devaient moins se focaliser sur les perdants de la mondialisation, pour mieux miser sur les centres urbains, lesquels détiendraient la clé de la réussite nationale. C’est ainsi qu’hôpitaux, écoles, casernes de pompiers et lignes de bus ont lentement disparu de la périphérie, tandis que les centres-villes se sont vus dotés de nouvelles lignes de métro étincelantes… D’importants écarts en matière d’espérance de vie se sont creusés entre les régions, ainsi qu’une disparité majeure en termes de confiance des citoyens envers les hommes politiques.

Mark Rutte s’apprête à devenir le chef d’État dont le mandat aura duré le plus longtemps depuis la création du Royaume des Pays-Bas, en 1815. Habile au jeu parlementaire, il lui manque une vision idéologique qui lui permettrait de surmonter les périodes de crise (il a lui-même déclaré que les électeurs qui souhaitaient une « vision » devraient plutôt s’adresser à un opticien…). La manière dont la question des émissions d’azote a été traitée s’inscrit dans cette démarche gestionnaire et post-idéologique. Le plan visant à réduire de moitié le nombre de têtes de bétail n’a pas été élaboré à l’issue d’un quelconque processus de débat démocratique : s’appuyant sur une décision juridique, les dirigeants néerlandais l’ont appliquée en un temps record. Mais cette fois, le gouvernement a été pris au dépourvu.

« En Hollande, tout survient avec cinquante ans de retard » : ici, il semble que le proverbe du poète Heine soit malvenu. La situation hollandaise préfigure sans doute le sort d’autres pays du Nord de l’Europe, où les gouvernements centristes au discours superficiellement écologiste multiplient les réformes aux implications redistributives ascendantes.

Ce que le géographe Andréas Malm nomme le « régime énergétique » du capitalisme a jusqu’à présent accaparé l’essentiel de l’attention politique ; mais à mesure que les retombées environnementales de son « régime calorique » deviennent impossibles à ignorer, l’élevage va se retrouver dans la ligne de mire des gouvernements et des défenseurs du climat…

Des données récentes d’Eurostat établissent que la densité de bétail est particulièrement élevée au Danemark, en Flandre, au Piémont, en Galice, en Bretagne, en Irlande du Sud et en Catalogne. Bientôt, ces régions devront introduire des mesures similaires à celles qui sont actuellement en discussion aux Pays-Bas. Et l’exemple néerlandais tend à établir le caractère explosif d’une gestion technocratique du problème. Un État qui a imposé à ses citoyens la privatisation, la flexibilisation, l’austérité, le désinvestissement et des subventions environnementales ciblant les classes moyennes peut-il réellement s’attendre à ce qu’on lui fasse confiance en matière de politique climatique ?

« About Kim Sohee » : ce que le néolibéralisme fait au travail

Les amateurs de cinéma sud-coréen, dont la popularité est croissante en France, n’auront pas manqué de noter sa sensibilité aux thématiques sociales. Dans un long métrage racontant le suicide d’une jeune adulte sud-coréenne victime de harcèlement professionnel dans un call center, la réalisatrice July Jung dresse un tableau clinique de la dégradation des conditions de travail sous le néolibéralisme. Inspiré de faits réels, le film offre peut-être la meilleure réflexion cinématographique sur le sujet depuis I, Daniel Blake.

Sohee est une jeune femme sud-coréenne de 18 ans, enthousiaste et intrépide. Se rêvant star de K-Pop, elle fréquente assidûment la salle de danse et répète tous les soirs les chorégraphies de ses girls bands favorites. Enfant unique issue d’une famille modeste, jeune fille vivant au milieu de parents taiseux aveuglés par leurs tracas financiers et la monotonie de leur existence, élève scolarisée dans un lycée technique défendant une réputation fragile, tout pousse Sohee à se soucier de son avenir professionnel. Dans un pays où la compétition pour l’accès aux universités prestigieuses et aux carrières valorisées est inouïe, elle est vite convaincue par son professeur principal d’effectuer un stage en entreprise, dans un centre d’appel téléphonique. C’est alors que commence sa descente aux enfers.

Au premier jour de son stage, Sohee est accueillie dans un open space gris, sans âme et surpeuplé où travaillent des dizaines de jeunes femmes recroquevillées sur leur PC, casques vissés aux oreilles, et qui tentent d’empêcher les clients d’un opérateur téléphonique – qui a externalisé ses fonctions client – de résilier leur abonnement internet. Courtoises, feignant la douceur mais incitées par la direction à recourir à tous les stratagèmes possibles pour prolonger les abonnements des clients contre leur gré, elles passent leurs journées à essuyer leurs cris d’exaspération, de détresse et d’injures.

Formée de manière expéditive au métier par un manager négligeant, Sohee affronte des centaines d’appels dès sa première journée de travail, dans une course contre la montre oppressante et anxiogène. L’obligation de résultat qui lui incombe est sanctionnée par un classement des employées, inscrit sur un tableau affiché au centre de l’open space et visible de tous, dont dépendent ses primes et bientôt son salaire — la part fixe diminuant progressivement au profit de la part variable, au mépris du droit du travail coréen.

On ne peut que se réjouir du succès du cinéma sud-coréen en France et espérer, compte tenu du contexte politique actuel, qu’il renouvelle notre débat sur les conditions de travail et leurs évolutions.

Rapidement, Sohee constate qu’elle n’est pas assez « efficace ». Compréhensif mais lui-même inquiet pour sa situation, son manager la reprend d’abord avec compassion, avant de lui intimer l’ordre de se ressaisir, puis de questionner son « manque de sérieux » et sa place dans l’entreprise. Angoissée, Sohee s’enfonce dans le mutisme et dégringole du tableau, faisant plonger les performances de son équipe avec elle. Dépassé par la situation, son manager est bientôt lui-même recadré par ses propres « N+1 ». Un soir, à bout, il éclate face à Sohee, elle-même en larmes, l’accusant de les mettre, lui et toute l’équipe, dans le « déshonneur ». Le lendemain, le corps du manager est retrouvé sans vie dans la rue, à proximité des bureaux. La police conclut à un suicide et classe hâtivement l’affaire.

Pas de jour de congé ni de cellule psychologique pour Sohee et ses collègues. Le travail reprend immédiatement. L’équipe est « staffée » par une nouvelle « N+1 » féroce et brutale, qui sonne le début et la fin des heures de travail comme une institutrice le ferait pour la récréation, et qui magne le bâton – brimades arbitraires, heures supplémentaires non-payées, analyses infantilisantes du tableau de performances – et la carotte – entretiens individualisés, primes accordées ou faites miroitées aux salariées dociles et à celles s’engageant par écrit à ne pas poursuivre l’entreprise pour ses violations du droit du travail. Habitée par une colère provoquée par le deuil non-fait de son supérieur, Sohee continue de voir ses résultats se dégrader et elle devient insolente. Elle est désormais regardée de travers par ses propres collègues. La tension ne cesse alors de croître entre Sohee et sa hiérarchie, jusqu’au dénouement final tragique.

Dans ce film incisif, long d’à peine deux heures, July Jung réussit à explorer de nombreux phénomènes décrits par les sciences sociales sur la dégradation des rapports de travail causée par le néolibéralisme. Sohee est projetée dans une entreprise qui la force à accomplir un travail que l’on peut considérer comme aliénant, car sans savoir-faire spécifique et donc « sans qualités », pour reprendre l’expression de Richard Sennett. Un travail pour lequel elle n’a même pas été formée et dont les exécutants sont interchangeables. De la sorte, elle se sent illégitime et n’ose pas défendre ses droits. Dans le quotidien des salariés, le travail revêt une dimension totalisante, constituant l’unique expérience de vie.

Le seul élément de réassurance narcissique voire existentielle devient rapidement la performance individuelle, dont découlent l’approbation de la hiérarchie  –  on pense ici au « culte de la performance » décrit par Gilles Lipovetsky et aux dynamiques modernes du management analysées par Johann Chapoutot. La performance est mesurée par des indicateurs chiffrés, sorte de « gouvernance par les nombres » à l’objectivité présumée implacable car quantifiable, qui colonise les esprits des employées et donne la mesure de toute chose, entraînant une prolifération invasive du micro-management et des outils de reporting dénoncés par David Graeber, ici utilisés comme dispositifs de surveillance et de contrôle.

Abîmée psychologiquement par la dissonance cognitive consistant à abuser des clients qu’elle ne verra jamais en face-à-face avec l’attitude légère et versatile inhérente aux relations de prestation de service contemporaines, Sohee est confrontée à l’arbitraire d’un système dysfonctionnel mais tenace. En effet, ce dernier est verrouillé par une organisation féodalisée – car hiérarchisée et atomisée -, son entreprise étant elle-même placée dans une relation de sous-traitance vis-à-vis de l’opérateur téléphonique, conformément aux stratégies de dilution des responsabilités des firmes mises en lumière par Virgile Chassagnon.

L’État est par ailleurs neutralisé dans sa mission de contrôle de la loi, dans une inversion des valeurs où ce dernier limite lui-même ses prérogatives et donc sa souveraineté, se cantonnant à assurer le bon fonctionnement du marché du travail. Dans ce contexte, les normes internes à l’entreprise prévalent désormais sur le droit du travail, dans une sorte de « néo-féodalisme » économique similaire à celui décrit par Wendy Brown. À ce sujet, la suprématie des accords d’entreprise imposée sur les accords de branche par la loi El Khomri n’ouvre-t-elle pas la voie à de tels phénomènes en France ?  Force est en tout cas de constater que les phénomènes pointés ici prennent une ampleur croissante dans le capitalisme occidental.

À cette violence politique s’ajoute enfin, à une échelle micro-sociale, le « management par les émotions » particulièrement retors mené par la « N+1 » de Sohee. Ce management consiste à rejeter le stigmate ou la faute morale des dysfonctionnements sur les salariés en les accusant d’indiscipline ou de mauvais esprit, et à individualiser et rendre asymétriques leurs relations avec les managers de façon à mieux les isoler et à tuer dans l’œuf toute revendication collective, s’assurant ainsi leur « insoutenable subordination », pour reprendre l’expression de Danièle Linhart.

Prenant conscience qu’elle ne pourra pas infléchir ce système, même marginalement, Sohee sombre dans la colère puis la dépression, avant de connaître un sort tragique. La trajectoire décrite ici rappelle celle vécue par les victimes de suicides dans plusieurs grandes entreprises françaises en mutation, témoins de restructurations liées à leurs privatisations ou à leurs changements de statut juridique comme France Télécom, Renault, Peugeot ou EDF dans les années 2000.

Au vu de sa qualité, on ne peut que se réjouir du succès du cinéma sud-coréen en France et espérer, compte tenu du contexte politique actuel, qu’il renouvelle notre débat sur les conditions de travail et leurs évolutions.

Europe sociale : aux origines de l’échec

François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Schmidt en 1981 © Lothar Schaack

« Trahison » ? Facteurs structurels ? Les causes de l’échec du projet d’« Europe sociale », porté haut et fort par la gauche durant les années 1970, ont fait couler beaucoup d’encre. C’est l’objet de l’ouvrage d’Aurélie Dianara, Social Europe : the road not taken (Oxford University Press, 2022), issu de sa thèse. Elle met en évidence la difficulté du contexte européen dans lequel François Mitterrand parvient au pouvoir, marqué par le mandat de Margaret Thatcher et une volte-face des sociaux-démocrates allemands. Surtout, elle souligne l’absence de soutien populaire à l’idée d’Europe sociale défendue par les socialistes français, qui fut déterminante dans son abandon. Dès lors que François Mitterrand acceptait de poursuivre la construction européenne sur une voie libérale, elle ne devait plus en dévier… Nous publions un extrait de son livre, traduit par Albane le Cabec.

« L’Europe sera socialiste ou ne sera pas »… À en juger par l’état de l’Europe actuelle, la prophétie séduisante de Mitterrand ne pouvait être plus éloignée de la vérité. Depuis, l’Union européenne plusieurs fois élargie s’est engagée sur une voie qui s’éloigne chaque jour davantage de cette « Europe sociale » que les socialistes européens défendaient dans les années 1970.

Loin d’une Europe régulatrice, redistributive, planificatrice et démocratisée au service des travailleurs, se dessine une Europe de plus en plus néolibérale, dont la dimension sociale n’est plus seulement compatible avec le marché : elle constitue un véritable levier à la libre circulation des capitaux et à l’extension de la propriété privée. Que l’on choisisse d’y voir une illusion, un alibi ou une réalité, l’Europe qui émerge à partir du milieu des années 1980 est à bien des égards à l’opposé de « l’Europe sociale » pensée par la gauche européenne précédemment.

Volte-face des sociaux-démocrates allemands contre l’Europe sociale

La victoire de la gauche en mai 1981 en France, lorsque François Mitterrand est élu président de la République et qu’un gouvernement de ministres socialistes prend les rênes, rejoints en juin par quatre ministres communistes, était un événement majeur pour la gauche européenne. La France était bien sûr un pays clé en Europe occidentale comme au sein de la Communauté Economique Européenne (CEE), l’ancêtre de l’Union européenne.

Le nouveau gouvernement était bien conscient des contraintes imposées par l’interdépendance des économies européennes et par la Communauté elle-même, dans un contexte où ses principaux partenaires adoptaient des politiques d’austérité déflationnistes. Dans son programme commun de 1972, la gauche s’était engagée à réformer la Communauté et à préserver sa liberté d’action, nécessaire à la réalisation de son programme. Lorsqu’elle est finalement arrivée au pouvoir en 1981, elle s’y est essayée.

Dès le 11 juin 1981, lors d’une déclaration commune, le nouveau ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors en appelait à un plan de relance concerté à l’échelle européenne, tandis que le ministre du Travail Jean Auroux plaidait pour des mesures radicales contre le chômage et défendait notamment la réduction du temps de travail. Le 29 juin, au Conseil européen, Mitterrand effectuait une déclaration officielle en faveur d’une Europe « sociale », appelant à la création d’un « espace social européen » fondé sur la réduction coordonnée du temps de travail, un dialogue social amélioré et l’adoption d’un plan européen de relance économique. Le gouvernement français publiait également un mémorandum le 13 octobre sur la revitalisation de la CE : l’Europe « doit parvenir à la croissance sociale et être audacieuse dans la définition d’un nouvel ordre économique », pouvait-on y lire.

La stratégie des socialistes français reposait sur l’espoir que leur avènement au pouvoir soulèverait un enthousiasme populaire en Europe. Mais une fois élus, ils bénéficièrent d’un soutien extérieur bien faible, y compris au sein de la gauche européenne

Ces propositions avaient alors beau être prudentes, clairement dépourvues de rhétorique marxiste, moins ambitieuses que les revendications jusqu’alors portées par la gauche européenne, elles ne parvinrent pas à convaincre les partenaires de la France. Le chancelier social-démocrate allemand Helmut Schmidt ne se montrait pas beaucoup plus enthousiaste que son homologue Margaret Thatcher, frontalement hostile à cet agenda – et le soutien du gouvernement grec ne pesait pas bien lourd dans la balance. La proposition d’une relance européenne coordonnée en particulier, clé de voûte du plan français, fut accueillie avec un certain dédain.

Les raisons de l’échec de l’Europe sociale sont nombreuses et complexes. Parmi elles, le rôle du gouvernement social-démocrate allemand, qui avait pourtant été l’un des principaux promoteurs d’une « Union sociale européenne » quelques années plus tôt, ne doit pas être sous-estimé. Dès 1974, il œuvrait à l’émergence d’un ordre international fondé sur l’austérité et le libre marché. Au G7 comme au Conseil européen, Schmidt insiste sur la priorité de la lutte contre l’inflation, plaide pour la suppression des obstacles à la mobilité des capitaux et souhaite voir les gouvernements européens renoncer à leurs prérogatives dans le domaine monétaire pour les confier à des banques centrales « indépendantes » du pouvoir politique.

Schmidt contribue en effet à engager non seulement le système monétaire européen mais les États-Unis eux-mêmes dans la discipline monétaire en 1979 – année du « choc Volcker ». Il plaide également pour que l’octroi de crédits par le FMI aux pays confrontés à des crises financières particulièrement graves – comme l’Italie et le Royaume-Uni en 1976 – soit conditionné à l’adoption de politiques anti-inflationnistes et de mesures d’austérité. À contre-courant des réponses interventionnistes et expansionnistes envisagées alors par la majorité de la gauche européenne, la réponse de l’Allemagne à la crise des années 1970 contribuait au « désencastrement » de l’ordre économique international.

Côté britannique, Thatcher, figure de proue de la « révolution » conservatrice d’Europe occidentale, constituait un obstacle inamovible à toute orientation « sociale » de l’Europe. En parallèle, entre 1979 et 1984, la question de la contribution du Royaume-Uni au budget de la CEE empoisonnait les relations entre États-membres. Dans ce contexte, les perspectives d’une Europe de la redistribution, de la régulation des marchés et de la solidarité s’amenuisaient. Les propositions européennes de Mitterrand essuient donc un refus cordial.

​Le « tournant de la rigueur » et l’Europe

En 1983, le fameux « tournant de la rigueur » du gouvernement de Pierre Mauroy, qui allait devenir un traumatisme dans la mémoire collective de la gauche française, fut entrepris au nom de l’Europe. Pour ceux qui avaient cru au socialisme par l’Europe et à l’Europe sociale, il s’agissait là d’une cuisante défaite. Bien entendu, les causes de l’échec de l’expérience socialiste ne peuvent être réduites à la construction européenne. Il faut bien sûr mentionner la récession internationale, la politique déflationniste menée par les principales puissances mondiales ou le rôle des marchés financiers.

De la même manière, le projet socialiste français n’était pas exempt de défauts qui ont pu nuire à sa mise en œuvre. Un élément demeure central : le soutien populaire manquait au projet « d’Europe sociale ». La stratégie des socialistes français reposait sur l’espoir que leur avènement au pouvoir soulèverait un enthousiasme populaire en Europe. Mais une fois élus, ils bénéficièrent d’un soutien extérieur bien faible ; y compris au sein de la gauche européenne.

Il faut dire qu’avec le départ des travaillistes et Thatcher à la tête du gouvernement britannique, la France avait perdu un allié majeur. Malgré le soutien des socialistes français au gouvernement allemand concernant la question des euromissiles au cours des années précédentes, la coalition sociale-libérale de Schmidt refusait alors de considérer la proposition de Mitterrand pour un plan de relance coordonné afin d’éviter une nouvelle dévaluation du franc et une sortie du système monétaire européen. À l’instar des partis de gauche, les syndicats européens se caractérisaient eux aussi par leur absence de mobilisation – aussi bien au niveau institutionnel que dans la rue – en faveur de l’agenda français. En l’absence d’un mouvement populaire domestique et transnational à même de soutenir ses réformes, le recul du gouvernement français était difficilement évitable.

Tous les efforts déployés pour accroître la coopération entre les syndicats et partis européens et construire l’unité programmatique nécessaire pour ériger une Europe alternative semblaient donc avoir été vains. Plus que jamais, la gauche européenne était prise dans le dilemme européen. D’un côté, le renoncement français semblait confirmer que le « socialisme dans un seul pays » n’était plus une option dans une économie mondiale de plus en plus interdépendante.

De quoi donner du grain à moudre au discours désormais porté par la gauche européenne, selon lequel la réalisation du socialisme nécessiterait de s’organiser au-delà de l’État-nation. Malheureusement, d’un autre côté, les déboires de la gauche française, tout comme la défaite du combat de la gauche européenne pour un « New Deal » européen, pour une réduction du temps de travail, une démocratisation de l’économie, et une régulation des entreprises multinationales, avaient démontré l’incapacité de la gauche européenne à transformer la CE en une « Europe sociale ».

Il était désormais évident que la Communauté constituait un carcan de plus en plus étroit dans lequel les politiques économiques, sociales, industrielles, budgétaires et fiscales ne pouvaient plus être décidées indépendamment par les États-membres. À la lueur de cet échec français, la gauche européenne fut contrainte de repenser sa stratégie socialiste. Alors que certains tiraient pour conclusion que le cadre institutionnel européen était intrinsèquement incompatible avec le socialisme, la plupart se convainquaient que ce dernier ne pourrait être atteint qu’à l’issue d’une réforme de la Communauté européenne. C’est ainsi que le « tournant européen » du gouvernement français fut justifié – celui-là même qui conduisit Mitterrand à relancer le processus d’union économique, monétaire et politique avec Helmut Kohl à Fontainebleau en 1984.

​Quand les socialistes français édifiaient l’Europe libérale

Le sommet de Fontainebleau, tout comme la nomination de Jacques Delors comme président de la Commission européenne (1985-1995), confirmait le choix du gouvernement français, après avoir renoncé au « socialisme dans un seul pays », de réaffirmer son engagement européen aux côtés de son nouvel « ami » allemand, Helmut Kohl. Jacques Delors appartenait à l’aile libérale du parti socialiste français. C’était un homme politique expérimenté, qui avait été l’un des principaux artisans du virage français vers l’austérité et la persévérance au sein du système monétaire européen. Selon les propres mots de Margaret Thatcher, « en tant que ministre français des Finances, on lui savait gré d’avoir freiné les premières politiques socialistes du gouvernement et d’avoir assaini les finances françaises ».

Les pressions des différents lobbies patronaux ont été déterminantes dans la refonte du marché européen à partir du milieu des années 1980. En 1979, le Comité d’action Jean Monnet incluait pour la première fois des représentants d’entreprises en son sein.

Delors avait gagné la confiance des néolibéraux mais aussi celle du gouvernement allemand ; il connaissait le jargon bureaucratique européen aussi bien que la politique communautaire. Bien que le « moment Delors » soit souvent présenté comme le temps fort de la promotion d’une « Europe sociale », c’est d’abord l’intégration économique et le projet de marché unique que le nouveau président de la Commission plaça au sommet de son programme. Ce choix était consensuel, comme l’explique Delors lui-même quelques années plus tard : « Je devais me rabattre sur un objectif pragmatique qui correspondait aussi à l’air du temps, puisqu’on ne parlait alors que de déréglementation, de suppression de tout obstacle à la concurrence et aux forces du marché. »

Bien que les droits de douane et les quotas aient été supprimés avec la création du marché commun suite au traité de Rome, de nombreuses « barrières non tarifaires » persistaient, comme les règles d’hygiène alimentaire, les normes techniques et les subventions étatiques aux entreprises et aux services. Le parachèvement du marché intérieur – grâce à la suppression des obstacles aux « quatre libertés » : libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes – était bien sûr encouragé par le gouvernement Kohl et par Thatcher elle-même. Le nouveau commissaire britannique chargé du marché intérieur et des services, Arthur Cockfield, ancien dirigeant de la chaîne britannique de pharmacies Boots qui avait détenu des portefeuilles ministériels dans les gouvernements Thatcher, joua un rôle central dans l’édification du projet.

Le projet européen plus que jamais au service des classes dominantes

Le projet de marché unique réunissait les aspirations de deux « fractions » rivales d’une classe capitaliste européenne de plus en plus transnationale. D’un côté, une frange « mondialiste », composée des plus grandes multinationales européennes (y compris les institutions financières). De l’autre, une frange « européiste » constituée de grandes entreprises industrielles desservant principalement les marchés européens et concurrencées par les importations bon marché extérieures à l’Europe. Les premiers défendaient un projet néolibéral pour l’Europe, avec une ouverture des marchés européens à l’économie mondiale appuyée par des déréglementations, des privatisations et la réduction de la place de l’État dans l’économie.

Les seconds étaient davantage favorables à un projet néo-mercantiliste, attachés à un « marché domestique » européen élargi ainsi qu’à des politiques publiques industrielles censées stimuler les « champions européens » – dans le but de les rendre compétitifs par rapport à leurs homologues nord-américains ou japonais. Ces deux fractions convergeaient alors pour exercer une pression croissante sur les élites politiques européennes pour la levée de tous les obstacles au libre-échange au sein du marché intérieur.

Les pressions des différents lobbies patronaux ont été déterminantes dans la refonte du marché européen à partir du milieu des années 1980. En 1979, le Comité d’action Jean Monnet incluait pour la première fois des représentants d’entreprises en son sein. En 1983, à l’initiative du directeur général de Volvo, Pehr Gyllenhammar, les dirigeants de dix-sept grandes multinationales – dont Volvo, Philips, Fiat, Nestlé, Shell, Siemens, Thyssens, Lafarge, Saint Gobain et Renault – se réunissaient à Paris pour fonder la Table ronde européenne des industriels (ERT). Son objectif était de promouvoir une plus grande ouverture des marchés ainsi qu’un soutien européen à l’industrie. Le « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » de la Commission de 1985 ressemblait comme deux gouttes d’eau aux recommandations de l’ERT. En particulier, il proposait quelques 300 mesures pour achever le marché unique d’ici 1992 par la suppression des barrières non tarifaires…

La logique qui sous-tendait le programme institutionnalisé par l’Acte unique était intrinsèquement liée à celle du libre-marché. Loin de la « planification socialiste » promue par Delors quelques années plus tôt, l’objectif de ce programme était de construire un marché plus étendu, « censé conduire à une concurrence plus rude entraînant une plus grande efficacité, de plus grands profits et finalement par un effet de ruissellement, plus de richesse générale et plus d’emplois ». Le marché était conçu comme indispensable à la croissance économique et à la création d’emplois et pour redonner à l’Europe occidentale sa place d’acteur économique dans un monde de plus en plus compétitif et globalisé.

Bien sûr, l’Acte unique européen ne se limitait pas à l’achèvement du marché unique européen : il étendait également le vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil (y compris sur quelques questions sociales telles que les normes de santé et de sécurité au travail) ; augmentait les pouvoirs législatifs du Parlement européen avec les procédures de coopération et d’avis conforme (plus tard consolidées avec la procédure de « codécision », bien que la chambre n’ait jamais obtenu le droit d’initiative) et définissait parmi ses objectifs le renforcement de la coopération en matière de développement régional, de recherche et de politique environnementale. Cependant, la majeure partie du nouveau traité concernait la libéralisation, l’harmonisation et la « reconnaissance mutuelle » dans le secteur économique. Au cours des années suivantes, des directives cruciales furent adoptées concernant la libéralisation des mouvements de capitaux et la déréglementation des banques et des assurances.

Historiquement, et contrairement aux partis socialistes et aux syndicats locaux et nationaux, les structures socialistes et syndicales déployées à l’échelle européenne n’ont pas émergé d’une poussée populaire.

Delors et ses collègues n’avaient-il pas prévu que l’explosion des échanges, la libéralisation des services et la libre circulation des capitaux sans harmonisation fiscale et sociale, mettraient inévitablement en concurrence les travailleurs et les régimes de protection sociale, provoquant un nivellement par le bas des droits sociaux et des salaires ? La question est d’autant plus prégnante que les socialistes européens avaient prôné tout au long des années 1970 une harmonisation sociale et fiscale par le haut, alliée à un contrôle accru des mouvements de capitaux et des entreprises multinationales.

​Carence de dimension populaire de l’idée européenne

Une des principales raisons de l’échec des projets « d’Europe sociale » a résidé dans l’incapacité de la gauche européenne à construire une mobilisation populaire transnationale pour soutenir ses propositions. Une telle mobilisation aurait été – et serait toujours – nécessaire pour inverser le rapport de force en faveur des travailleurs et des travailleuses à l’échelle continentale. Il est significatif qu’en-dehors d’un rassemblement sous la tour Eiffel quelques jours avant les premières élections au Parlement européen, les partis socialistes n’aient pas même envisagé de se mobiliser sur leur projet européen ces années-là. Tout au long des années 1970, la politique européenne est restée l’affaire des chefs de parti, tout en n’étant qu’une préoccupation lointaine pour les militants des partis socialistes et communistes.

Pourtant l’« Europe sociale » n’était pas complètement déconnectée des mouvements sociaux de l’époque. Ce projet avait été formulé par les élites de la gauche européenne en réponse aux revendications issues des contestations sociales vives et diverses des années 1970. Mais dans le même temps, cette évolution de la « vieille gauche » et de son projet d’Europe sociale peut être interprétée, au moins en partie, comme une tentative paternaliste de réaffirmation de son autorité sur ses électeurs sans jamais essayer de susciter un soutien populaire massif pour leur projet européen. Bien sûr, sa perte progressive de soutien au sein des classes populaires – qui allait s’accentuer dans les années 1980 – ne ferait que rendre la perspective d’un tel mouvement populaire en soutien à une Europe sociale plus lointaine et improbable…

Les choses étaient quelques peu différentes du côté des syndicats où, comme le montre ce livre, il y a eu une véritable intention de construire un mouvement transnational des travailleurs pour soutenir « l’Europe sociale » à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Néanmoins, bien que la Confédération européenne des syndicats ait joué un rôle crucial dans l’élaboration de positions et d’une culture syndicale communes en contribuant à « l’européanisation » du syndicalisme, elle est restée jusqu’à ce jour un organe de représentation au sein des institutions, plutôt que de lutte.

Historiquement, et contrairement aux partis socialistes et aux syndicats locaux et nationaux, les structures socialistes et syndicales déployées à l’échelle européenne n’ont pas émergé d’une poussée populaire. Elles ont résulté des décisions des dirigeants des partis et des syndicats, sont demeurées éloignées des mouvements de masse et donc limitées dans leur pouvoir et leur influence. Contrairement aux attentes de la fin des années 1970, faute de volonté politique de la plupart des confédérations nationales, et faute de moyens, la Confédération européenne des syndicats est toujours demeurée un colosse aux pieds d’argile.

La gauche européenne n’a jamais réussi à édifier le bloc unitaire et combatif nécessaire pour construire un rapport de force suffisant et imposer une Europe alternative. Si elle y était parvenue, nous vivrions peut-être aujourd’hui dans une Europe très différente. Tout comme l’intégration européenne d’après-guerre était principalement un processus dirigé par les élites, l’« Europe sociale » est restée dans une large mesure un projet formulé et promu par les élites politiques et technocratiques.

L’incapacité des partisans de « l’Europe sociale » à construire un lien organique avec les populations et avec les mouvements populaires n’est pas seulement la principale raison pour laquelle ce projet a échoué. C’est aussi une pièce du puzzle qui permet de mieux saisir la transformation de la social-démocratie européenne, et le changement de paradigme vers le capitalisme néolibéral à partir de la fin des années 1970.

Le « Plan industriel vert » de l’UE : échec programmé d’une transition incitative de marché

La Présidente de la Commission européenne Usrula von der Leyen en compagnie d’Emmanuel Macron © Léonie Saint-Fargeau

Sans surprises, le « Plan industriel vert » de l’Union européenne refuse toute logique de planification ou de redistribution. C’est sur une matrice incitative qu’il est fondé : une série d’entreprises seront éligibles à des fonds publics et leur accès aux financements de marché sera facilité. Outre la confiance démesurée que ce plan accorde à l’hydrogène sur le plan de l’énergie, il est d’ores et déjà critiqué pour sa carence d’investissements publics dans le domaine des transports. Il consiste en effet à déverser des sommes considérables aux géants de l’automobile pour les inciter à transiter vers la voiture électrique… sans rien prévoir pour permettre aux Européens pauvres d’acheter ce bien destiné à une clientèle aisée. Ce plan, dont les maigres effets vertueux sont facilement réversibles – dans un contexte où les logiques austéritaires reprennent de l’ampleur – n’offre aucune réponse structurelle au défi de la transition énergétique. Article d’Alexandra Gerasimcikova, publié par notre partenaire Jacobin, et traduit par Camil Mokaddem.

En 2019, Ursula von der Leyen n’avait pas hésité à comparer le Green Deal européen au premier pas de l’homme sur la Lune. La présidente de la Commission européenne dévoilait alors l’objectif de faire de l’Europe le premier continent à atteindre la neutralité carbone. Ce Green Deal, basé sur des fondations fragiles, s’est avéré n’être qu’une énième séquence technocratique dont Bruxelles a le secret.

Les faibles sommes injectées n’ont pas été à la hauteur de l’objectif, et sa mise en œuvre a surtout penché en faveur des secteurs privé et financier, comme en attestent le choix de subventionner des projets jugés rentables pour les investisseurs. Le maigre budget censé compenser les effets de la décarbonation pour les régions dépendantes aux énergies fossiles était un signe : le Pacte vert ne servirait pas de moteur à une transition énergétique équitable.

Plus de trois ans ont passé, et Ursula von der Leyen relance aujourd’hui le Green Deal avec un Plan industriel vert, qui prétend faire de l’Europe une figure de proue de l’objectif « zéro émission », en attirant sur le Vieux Continent les investissements dans les technologies propres. Ironie du sort, c’est à Davos, au Forum Économique Mondial, qu’a été annoncée cette initiative, de quoi enterrer les derniers espoirs de ceux qui comptaient sur l’Europe pour adopter une véritable juridiction écologique sur le plan industriel.

Le plan de l’UE est une réponse directe à l’Inflation Reduction Act (IRA), votée aux États-Unis. Cette dernière débloque un budget de 370 milliards de dollars dans l’optique de bâtir une économie fondée sur les énergies propres. La majorité des fonds prend la forme de crédits d’impôt, mais aussi de prêts et de subventions. Déjà inquiets de la place de la Chine dans plusieurs secteurs clés faibles en carbone, les États membres de l’UE voient maintenant cette juridiction américaine comme une menace supplémentaire pour la compétitivité de leurs entreprises. Celles-ci, contrariées par l’IRA, sont tentées tentées de mettre les voiles outre-Atlantique pour fuir la flambée des prix de l’énergie en Europe et bénéficier d’un cadre fiscal plus avantageux.

D’ores et déjà affaiblie par les conséquences de la pandémie sur les chaines d’approvisionnement et par la crise de l’énergie provoquée par la guerre en Ukraine, Bruxelles a été forcée de réagir. Les autorités de l’UE élaborent les conditions d’un déblocage massif de subventions visant à favoriser les investissements européens dans les « technologies propres », à décarboner l’industrie, et à accélérer la « croissance verte ».

Pour ce faire, la Commission européenne a proposé le Net-Zero Industrial Act, pilier du Plan industriel vert, visant à assouplir l’octroi de permis afin d’accélérer les grands projets technologiques d’énergie propre. La Commission table également sur un accès facilité aux financements, le renforcement des compétences (dont une proposition d’académies d’industries « zéro émission »), et l’ouverture du marché pour développer de nouvelles voies d’exportation pour l’industrie européenne verte, et s’assurer un accès aux matières premières.

Pour l’heure, l’UE ne dispose pas des liquidités suffisantes pour soutenir son plan, la Commission s’emploie donc à fluidifier et à accélérer les dépenses des États membres pour financer le Plan industriel vert. En temps normal, ces aides (considérées comme des ressources de l’État versées aux grandes entreprises sous forme de subventions, d’allègements fiscaux ou de participation publique) sont limitées par les règles de concurrence de l’Union au sein du marché intérieur.

Le faible budget censé compenser les effets de la décarbonation pour les régions dépendantes des énergies fossiles était un signe : le Pacte vert ne servirait pas de moteur à une transition énergétique équitable.

Les États membres peuvent également puiser dans les canaux d’investissements (comme InvestEU, REPowerEU, et le Fonds européen d’innovation). Les propositions visant à créer un nouveau fonds, elles, se heurtent aux désaccords entre les États, mais aussi aux limites du budget rachitique de l’Union européenne. Plusieurs responsables de banques et d’institutions européennes en appellent à la création d’une Union des marchés de capitaux, ce qui permettrait d’ouvrir l’accès aux finances du secteur privé grâce à un marché européen des obligations. Dans ce domaine, l’UE est clairement en retard sur Washington : les prêts bancaires sont actuellement la principale source d’emprunt des entreprises par rapport aux marchés obligataires en Europe, et c’est l’inverse aux États-Unis.

Avec l’objectif « zéro émission », le Plan tente de réconcilier « la planète avec le profit ». En réalité, il ne peut que nuire aux objectifs de décarbonation affichés par l’Europe. Il aura pour effet d’accroître des profits déjà faramineux par un apport de fonds publics – une distribution abondante de carottes, sans aucun bâton. Des multinationales comme Shell, Iberdrola ou Enel, déjà bénéficiaires de subventions record sur l’hydrogène, réclament déjà cette nouvelle enveloppe. De leur côté, la grande industrie qui subit la hausse des prix de l’énergie et fait face aux défis du « virage vert » compte également profiter du Plan pour prendre de l’avance sur ses concurrents globaux. Des géants comme le groupe sidérurgique ArcelorMittal ou le groupe chimique allemand BASF n’ont pas manqué d’enjoindre l’UE à suivre le modèle américain pour, eux aussi, recevoir davantage de fonds publics.

En résumé, le Plan industriel vert consiste en une politique verticale de cadeaux au secteur privé ; le débat collectif visant à déterminer les besoins sociaux et écologiques du continent n’a pas même été ouvert…

Quand les oligopoles se repeignent en vert

Selon toute vraisemblance, le Plan industriel vert risque d’accroître le caractère monopolistique du marché du renouvelable, et d’intensifier la compétition aux technologies propres au sein des oligopoles existants. Le projet est centré sur les batteries électriques, les panneaux solaires, les éoliennes, les biocarburants, ainsi que les techniques de capture d’hydrogène et de carbone – aux côtés de techniques de stockage inefficaces, coûteuses et inapplicables à grande échelle, qui représentent un danger écologique et social, mais ont l’indéniable mérite d’accroître les profits des géants de l’énergie.

Ce sont en effet ces derniers (dont certains spécialisés dans les énergies fossile) qui continueront à profiter des coups de pouce des États (les cinq plus grandes entreprises d’hydrocarbure ont réalisé un profit record de 134 milliards de dollars en 2022) pour amplifier le marché de l’hydrogène et de la capture du carbone… sans que rien ne les empêche de revenir sur leurs timides engagements sur le renouvelable.

Le Plan industriel vert, politique bureaucratique construite sur une logique d’aide aux entreprises, balaye l’idée d’une discussion collective sur les besoins sociaux et écologiques. Une occasion manquée de revoir les fondements d’une authentique transition verte de l’industrie, qui aurait pu planifier la décarbonation urgente de plusieurs secteurs. Ce plan s’entête plutôt à financer l’éternel modèle énergétique de marché, centralisé et court-termiste, qui fait la part belle aux actionnaires. Les quantités d’énergie et d’eau nécessaires au transport et à la production d’hydrogène (exemples non exhaustifs) rendent à elles seules cette solution non viable.

L’Allemagne a expérimenté un pass mensuel à 9 euros donnant accès aux transports ferroviaires sur les réseaux locaux et régionaux. Une initiative dont l’impact a été positif, en particulier auprès des revenus les plus modestes. La surcharge d’usagers a cependant mis en évidence le manque criant d’investissements publics

Qui plus est, on estime que le recours à l’hydrogène est plus coûteux que les énergies fossiles, même sur le long terme, ce qui implique un modèle sous perfusion constante de fonds publics. Une voie qui augure des subventions massives des oligopoles de l’énergie… à l’heure où l’Union s’oriente de nouveau vers l’austérité budgétaire !

D’autres plans européens comme Hydrogen Strategy 2030 ou REPowerEU parient sur les investissements extérieurs de l’UE pour compenser sa faible capacité de production d’hydrogène. Car le Plan industriel vert souhaite toucher de nouveaux marchés avec ses technologies propres afin d’obtenir, à terme, de l’hydrogène à faible coût (qu’importent les possibles retombées socioéconomiques locales). Ainsi, l’Europe compte sur l’Afrique et son potentiel en hydrogène, mais s’appuie également sur l’Ukraine, comme en atteste l’annonce début février 2023 d’un partenariat stratégique sur le biométhane, l’hydrogène et d’autres gaz de synthèse. En dépit des ravages de l’invasion russe et de la nécessité de répondre aux besoins locaux en énergie (renouvelable) durant la reconstruction de l’Ukraine, l’UE flaire une opportunité de sécuriser des importations d’hydrogène en Europe.

Des véhicules électriques, mais pour qui ?

Les véhicules électriques, tout comme les batteries et les stations de chargement, jouent un rôle majeur dans le Plan industriel vert. On peut cependant encore une fois déplorer l’absence de tout projet social en la matière – comme le développement des transports en commun ou la subvention de la mobilité partagée, dont les effets bénéfiques en termes écologiques ne sont plus à démontrer.

Le virage vers l’électrique porte avec lui une question sociale. En effet, l’Union européenne comme les États-Unis voient leur demande en voitures décliner. Selon l’association des constructeurs européens d’automobiles, les ventes de 2023 n’atteindront certainement pas les niveaux d’avant la pandémie. Les constructeurs s’engagent désormais à orienter leur production vers le tout-électrique (Fiat d’ici 2027, Mercedes d’ici 2030 et Volkswagen d’ici 2033) en ciblant une clientèle aisée. Les ménages aux revenus plus modestes sont eux mis de côté, et continuent à se tourner vers le marché de l’occasion.

De fait, aux États-Unis, les aides comme le crédit à la consommation proposé par l’IRA tentent d’apporter une solution à ce problème. En Allemagne, un système de subvention similaire est accusé de négliger les ménages à bas revenus et de privilégier les consommateurs aisés. De fait, les subventions à la consommation n’offrent aucune solution structurellement viable au problème du transport, mais peut tout juste encourager une acquisition volatile de biens privés sur fonds publics. La chute de 13,2% des ventes de véhicules électriques en Allemagne, suite à la décision de réduire ses subventions de moitié, en est l’illustration. Cette même mesure a provoqué une hausse de 3,5% des ventes de véhicules à essence… Le virage vers l’électrique semble avant tout profitable aux hauts revenus, ainsi qu’à l’industrie automobile, avide de fonds publics.

Cette transition vers l’électrique s’explique aussi par la volonté de cette industrie de « verdir » son modèle économique grâce aux deniers publics. Les constructeurs, qui sont pourtant en mesure de financer la fabrication de modèles plus vertueux avec la technologie actuelle, choisissent de faire du lobbying contre les normes d’émission de CO2 (qui d’après eux, les forcent à réduire leurs investissements vers l’électrique) et préfèrent réclamer des subventions. En attestent les 22,5 milliards d’euros de profits réalisés par Volkswagen en 2022, 13% de plus que l’année précédente, ce qui n’a pas empêché le groupe allemand de faire pression sur les États d’Europe de l’Est pour financer la construction de leurs giga-usines à batteries. Un projet en la matière est actuellement en suspens, Volkswagen comparant les avantages respectifs de l’UE et des États-Unis d’après le vote de l’IRA… Quoi qu’il en soit, en République tchèque, la perspective de voir s’installer une giga-usine a provoqué l’ire de la population locale, inquiète des conséquences sur l’environnement, l’emploi et l’économie de la région.

Laisser le soin aux multinationales de remplacer leurs véhicules à essence par des modèles électriques, sans repenser la structure même de la mobilité individuelle, ne contribuera pas à une véritable transition écologique. En particulier quand les géants continuent de s’appuyer sur les pays d’Europe de l’Est pour produire à moindre coût. La manne publique qui est déversée aux entreprises de l’automobile constitue autant d’argent qui n’est pas investi dans les transports publics : dans de nombreux pays, certains trajets sont plus coûteux en train qu’en covoiturage.

L’UE, qui s’appuie sur la capacité des multinationales à concevoir des technologies propres, ne prend aucune hauteur de vue sur les bénéficiaires et la finalité de cette course au « zéro émission ».

L’été dernier, l’Allemagne a expérimenté durant trois mois un pass mensuel à 9 euros donnant accès aux transports ferroviaires sur les réseaux locaux et régionaux. Une initiative qui a démontré la popularité des infrastructures publiques, en particulier auprès des revenus les plus modestes. Toutefois, la surcharge d’usagers due au succès de cette expérience a mis en évidence le manque criant d’investissements publics – nécessaires pour étendre le réseau, améliorer la fréquence des transports et la capacité d’accueil.

L’extractivisme et ses conséquences sont également absents du Plan industriel vert. On estime que la demande mondiale en lithium, indispensable à la fabrication des batteries électriques, sera multipliée par 40 d’ici 2040. La ruée vers les minéraux rares risque d’amener son lot de dégâts environnementaux et de provoquer des expropriations et l’épuisement des ressources en eau, tout en creusant davantage les inégalités et en augmentant le niveau d’émissions. Le Critical Raw Materials Act, texte faisant partie du Plan industriel vert, vise lui à accroître les projets d’extraction minière dans l’UE. Ironiquement, les auteurs de ce texte ont conscience de l’opposition populaire face à un tel projet (son impopularité est même inscrite dans le texte), et choisissent d’assurer l’accaparement des ressources en dehors des frontières européennes, en faisant payer aux pays du Sud le coût écologique et social de la croissance verte du Vieux continent.

Atténuer les risques, quoiqu’il en coûte

Le Plan industriel vert n’introduit pas la moindre remise en question, et n’imagine aucune politique industrielle à la hauteur des enjeux sociétaux actuels : des emplois de qualité, des transports et services publics fiables, et un accès aux énergies renouvelables à prix raisonnable. Le projet tient essentiellement à atténuer les risques d’investissement des multinationales et à tirer parti du financement privé pour mettre en œuvre la décarbonation.

Dès 2015, suite au plan Juncker de 315 milliards d’euros, la Cour des comptes européenne émettait des doutes quant à la capacité de la Commission à lever de telles sommes par garantie publique, qualifiant même d’illusoires les ambitions de l’UE en la matière. InvestEU, qui succède désormais au plan Juncker et doit aider à financer le Pacte vert et le Plan industriel vert, montre déjà des signes de faiblesse. Pour Daniela Gabor, économiste à l’université de Bristol, l’atténuation des risques n’est pas une solution pour atteindre la décarbonation à temps et à grande échelle.

En réalité, elle découle plutôt d’une logique de rentabilité : un projet ne sera financé que s’il permet un retour rapide sur investissement. Cette approche n’implique aucune remise en question sur le type d’économie et d’industrie nécessaires à une véritable transition écologique.

Il n’est donc pas étonnant que les actionnaires réclament les bonnes grâces de l’État pour développer des technologies propres, eux qui redoutent avant tout les faibles profits à court terme (ce qui est à craindre pour des secteurs florissants). Les fonds publics devraient toutefois être réservés à des projets d’énergies renouvelables viables et sûrs, qui eux nécessitent un capital patient et des prêts concessionnels. Le Plan industriel vert reste pourtant muet sur la question de conditionnalité. Éclaircir ce point permettrait d’identifier les bénéficiaires malhonnêtes et d’empêcher les subventions « vertes » de se retrouver dans les poches d’entreprises polluantes, qui elles peuvent facilement se financer sur les marchés.

Le cas du PDG d’Iberdrola, José Galán, est particulièrement frappant. Ce dernier a touché une rémunération de 13,2 millions d’euros en 2021, année où le Tribunal suprême (institution au sommet du pouvoir judiciaire en Espagne) enquêtait sur sa participation à des faits de corruptions, d’atteinte à la vie privée et de fraude. Le salaire du dirigeant équivalait à 171 fois le montant du salaire moyen de ses employés (qui lui chutait de 1,3 %).

Pour 2023, l’entreprise espagnole d’électricité Iberdrola s’attend à un bénéfice net situé entre 8 et 10 %, et ses actionnaires peuvent encore s’attendre à recevoir de juteux dividendes. Pourtant, cette année encore, la Banque européenne d’investissement a approuvé un prêt concessionnel de 150 millions d’euros à l’entreprise pour la construction de centrales d’énergies renouvelables en Italie. Iberdrola avait déjà bénéficié d’au moins 650 millions d’euros en 2021, puis de 550 millions d’euros en 2022. Les multinationales gonflées aux aides publiques qui distribuent d’énormes dividendes seront bien les véritables bénéficiaires du Plan industriel vert.

Les États européens tentent désespérément de doper la compétitivité industrielle de l’UE à l’ère du zéro émission. Mais pour l’heure, leurs initiatives se concentrent sur de fausses solutions comme l’hydrogène à grande échelle, moyen efficace d’augmenter les profits des grandes entreprises mais aucunement de transiter vers une énergie plus propre. L’UE, qui s’appuie sur la capacité des multinationales à concevoir des technologies propres, ne prend aucune hauteur de vue sur les bénéficiaires et la finalité de cette course au « zéro émission ».

Le Plan industriel vert ne répond à aucun des grands défis industriels européens. Il omet la question cruciale des exigences de réinvestissement, celle des limites aux rachats d’actions et versements de dividendes, qui représentent la contrepartie tant redoutée par les multinationales dopées à l’argent public. L’essentiel est ailleurs : le problème majeur reste l’incapacité à repenser en profondeur la politique industrielle de l’UE. Une telle refonte n’aura lieu qu’à condition de pouvoir discriminer entre secteurs propres et polluants, et ne sera possible que grâce à une stratégie d’investissements publics, visant une véritable transition écologique.

Les approches technocratiques tentant de faire coexister préservation de la planète et intérêts du marché ne mènent nulle part. Seule une véritable rupture démocratique permettra l’avènement de la transition écologique et la sortie du jeu à somme nulle qui découle des logiques d’entreprise.

Juan Grabois : « Il faut annuler la dette argentine »

Juan Grabois est l’une des figures de proue du mouvement social argentin. Intellectuel péroniste, il est le fondateur du Frente Patria Grande (Front pour la grande patrie). Défenseur d’un salaire minimum universel et engagé dans le christianisme social, nous avons souhaité l’interroger sur le contexte argentin à l’approche des élections générales. Par Pablo Rotelli, traduit par Malena Reali.

LVSL – Pouvez-vous nous définir ce qu’est pour vous le péronisme et comment il vous a influencé ?

Juan Grabois – Depuis la perspective européenne, le péronisme ne peut être compris qu’en lisant Gramsci. Il faut avoir à l’esprit une différence conceptuelle importante, que le pape François a développée dans ses écrits du temps où il était cardinal : celle entre les concepts de société et de peuple. Tandis que la société est une catégorie héritée des Lumières, c’est-à-dire est une catégorie sociologique qui possède une dimension logique, le peuple est une catégorie historique et mythique. Un peuple repose sur une histoire partagée et des mythes.

Le péronisme est une histoire de victoires matérielles tangibles pour la classe travailleuse argentine, mais aussi un renforcement du pouvoir politique du peuple ouvrier. C’est pour cela que toute assimilation simpliste du péronisme au fascisme est caractéristique d’une mentalité eurocentrée et coloniale. Celle-ci ne parvient pas à concevoir que parfois les catégories ordinaires de la politique puissent s’inverser en traversant l’Atlantique : c’est-à-dire qu’une force politique puisse exister en étant à la fois conservatrice sur le plan culturel et révolutionnaire sur le plan socio-économique.

Si l’on regarde le processus chaviste au Vénézuela, le gouvernement de Correa en Équateur, voire même le cas cubain, on s’aperçoit que l’axe principal de la lutte dans un pays en état de dépendance est nécessairement lié à la récupération de la souveraineté nationale face au colonialisme, ce qui comporte un puissant élément de réaffirmation culturelle. Le sujet des droits sociaux est également important : pour le péronisme, ceux-ci sont historiquement passés par-dessus certains droits « culturels » de quatrième génération. Il faut dire, néanmoins, que ce débat était plus fort il y a trente ou quarante ans. Aujourd’hui, le progressisme culturel peut coexister avec une volonté de transformation socio-économique révolutionnaire – comme il peut également coexister très facilement avec le néolibéralisme économique. 

Le péronisme se définit à la fois par ces transformations historiques et par une dimension mythique, supra-rationnelle, qui se développe à partir de l’interdiction du péronisme pendant près de trente ans et des massacres perpétrés durant la dictature militaire, entre 1976 et 1983. Depuis l’Europe, il y a parfois une surreprésentation de la répression qui a visé les intellectuels – et qui a bien existé – ou encore d’une violence qui aurait visé la « gauche » politique – catégorie simpliste et difficilement applicable au contexte latino-américain. Les assassinats, disparitions et exactions du régime ont statistiquement ciblé, en majorité, des militants ouvriers péronistes. 70 % des morts et disparus ont été des activistes syndicaux péronistes, qui n’ont par ailleurs pas participé à la lutte armée au sein des guérillas opposées à la dictature. Cette double histoire des transformations sociales et de la résistance péroniste a une influence très puissante, qui perdure encore aujourd’hui. La contradiction fondamentale entre l’impérialisme nord-américain et les trois valeurs principales du péronisme, qui sont la souveraineté politique, l’indépendance économique et la justice sociale, reste également très ancrée dans notre imaginaire collectif.

Enfin, il y a également un élément de flexibilité idéologique au sein du péronisme, qui a mené certains cadres politiques à adopter des comportements de transfuges. Mais ce n’est pas une caractéristique propre au péronisme. On peut observer une flexibilité similaire au sein des mouvements eurocommunistes et socialistes européens – lorsque l’on entend le discours de certains partis socialistes en Europe, on se demande s’ils ne sont pas de droite ! 

LVSL – Vous êtes proche du pape François, quelle est votre dette envers le monde catholique et quelle influence la spiritualité a-t-elle sur votre identité politique ?

Juan Grabois – La question spirituelle est liée à notre identité en tant que peuple. Ensuite, il y a des éléments personnels, de conscience et de subjectivité qui sont difficiles à traduire politiquement. Je dis souvent que si je n’étais pas catholique, je serais « Jésusiste » : le corpus idéologique et doctrinal de l’évangile me semble absolument applicable au moment dans lequel on vit. Lorsque l’évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu décrit, en son chapitre 25, la façon dont Dieu va juger les humains, il relie à l’enjeu de la solidarité entre les hommes et non aux enjeux de pratiques culturelles individuelles. Pour faire simple, Dieu ne jugera pas un homme en fonction de ses écarts à la morale de son époque. Dieu jugera s’il est allé visiter les prisonniers, s’il a pris soin des malades et s’il a nourri les affamés. Il va juger comment cet homme ou cette femme a travaillé à résoudre les problèmes de l’humanité et panser les plaies des différents systèmes d’exploitation et de hiérarchisation qui se sont succédés, à peu d’exceptions près, depuis deux-mille ans.

LVSL – On dit qu’il y a une montée de l’évangélisme parmi les classes populaires en Argentine, notamment en périphérie de la capitale. Au Brésil, ce même phénomène s’est accompagné d’une montée de l’extrême droite et du conservatisme. Ne craignez-vous pas que ce mouvement se répète en Argentine ?

Juan Grabois – Je n’ai pas cette crainte pour le moment. La différence fondamentale entre l’Argentine et le Brésil est le péronisme. L’identité péroniste, à la différence de celle du Parti des Travailleurs brésilien, est ancrée comme une appartenance culturelle. C’est-à-dire que, même lorsque les gens sont évangélistes sur le plan religieux, ils restent politiquement péronistes. L’idéologie de droite ne pénètre pas aussi facilement dans nos classes populaires, grâce à l’antidote qu’est le péronisme. Par ailleurs, malgré la percée de l’évangélisme, les secteurs populaires du catholicisme sont encore très présents, au travers des curas villeros, les prêtres des bidonvilles.

Ceux-ci gardent un prestige très important auprès de leurs communautés, en raison d’une différence éthique assez évidente avec de nombreux évangélistes. Il ne faut évidemment pas généraliser ce type d’observation à toutes les Églises évangéliques et il ne s’agit pas de tout mettre dans le même sac. Il existe une différence très grande entre les organisations évangélistes pentecôtistes, idéologiquement plus à droite, telles que l’Église universelle du Royaume de Dieu, importée du Brésil, qui est davantage une organisation criminelle que religieuse, et l’évangélisme traditionnel, luthérien et américain. Le méthodisme a notamment joué un grand rôle dans la défense des droits de l’Homme en Argentine. De la même façon, il y a une tradition de spiritualité chrétienne et juive très engagée pour les droits de l’Homme, qui n’est pas très connue mais qui est très puissante.

LVSL – Le péronisme est également lié à la revendication de la souveraineté de l’Argentine. Vous avez beaucoup critiqué l’accord conclu avec le Fonds Monétaire International. Qu’est-ce qui ne vous allait pas dans cet accord ? Que feriez-vous de la dette argentine ? 

Juan Grabois – Ce qui est intéressant, dans notre histoire, c’est que Perón a refusé d’entrer au Fonds Monétaire International. Ce n’est qu’avec le coup d’État militaire que l’Argentine y est entrée. Depuis, toutes nos grandes crises ont été liées à des crises de la dette. Le FMI était censé nous soutenir face au manque de devises, qui est notre éternel problème systémique : lorsque nous arrivons à une période de croissance, nous ne pouvons pas importer car nous n’avons pas de dollars. Alors le FMI intervient, supposément pour résoudre ce problème. Il ne résout pourtant rien, et nous finissons endettés. Pire encore, nous nous retrouvons avec un co-gouvernement colonial qui met en place des politiques néolibérales. Ce facteur est encore plus grave que le poids de la dette, qui est déjà colossal. L’emprunt contracté sous le gouvernement de Mauricio Macri est le plus grand emprunt de l’histoire de notre pays, mais aussi le plus grand prêt de l’histoire du FMI : 50 milliards de dollars, dont 45 ont été déboursés. Ces fonds ont entièrement été perdus en raison de la fuite de capitaux organisée par les banquiers et les grands patrons. 

Maintenant, si l’on suit la pensée de Perón, mais aussi celle des pères fondateurs de l’indépendance et de la lutte anticoloniale latino-américaine, il n’y aura pas de solution pour la souveraineté argentine sans une solution continentale. Perón identifiait trois phases pour le processus de développement du pays : la première était nationale, la deuxième continentale, et la troisième était universelle. 

Par rapport au Fonds, j’ai eu l’occasion d’échanger avec les dirigeants portugais, qui ont mené des négociations complexes avec la troïka, ainsi qu’avec les dirigeants grecs. Le Portugal a un peu mieux réussi, mais notre cas est différent. Nous devons annuler la dette. Pour être direct : nous devons faire défaut, c’est-à-dire que nous devons arrêter de la rembourser et mener une bataille internationale, juridique et politique, aux côtés de tous les pays endettés, pour l’annulation, a minima, de la part illégale de cette dette. Je fais référence au montant qui a été utilisé au mépris des propres statuts du FMI, qui dans son sixième article interdit l’utilisation des dollars pour la formation d’actifs à l’étranger.

C’est ce qui est arrivé en Argentine : les dollars entraient dans le pays et n’étaient pas utilisés pour construire des routes, des ponts, des écoles ou des hôpitaux. Ils entraient d’un côté et ressortaient de l’autre à travers le secteur financier. Notre position à ce sujet n’est pas une posture idéologique, mais une conclusion rationnelle, qui implique de prendre conscience des effets de cette dette sur le peuple argentin. Nous avons un taux de pauvreté de 40 % et nous allons monter jusqu’à 60 %. Nous allons finir dans une situation de vulnérabilité absolue. Nous serons dans l’incapacité de protéger nos ressources naturelles – le lithium, l’eau, les hydrocarbures, le nucléaire – et notre souveraineté alimentaire. 

LVSL – Que pensez-vous de la nouvelle vague de gauche en Amérique latine, qui se traduit notamment par l’entrée de l’Argentine dans l’UNASUR ? Quel doit être le projet continental ?

Juan Grabois – Aujourd’hui les institutions latino-américaines sont faibles, y compris politiquement et diplomatiquement. Lorsque Chávez était encore là, il y avait encore une certaine force de ces institutions. Elles constituaient un obstacle pour les projets de coup d’État dans la région. Il y a 5 ou 6 questions concrètes et matérielles à régler, notamment la monnaie commune, le passeport commun…, rien de révolutionnaire, ce sont des enjeux similaires à ceux de l’Union européenne. Une des grandes problématiques est le rapport de l’intégration aux grandes puissances financières et aux institutions telles que le FMI, l’OMC, la Banque mondiale… Nous souhaitons une intégration qui se traduise par des traités commerciaux multilatéraux que nous négocierons en tant que bloc géopolitique plurinational et respectueux des souverainetés nationales. C’est une différence importante avec l’UE.

LVSL – Le contexte actuel est marqué par la montée en puissance du libertarien d’extrême droite Javier Milei ? Malgré ses propositions toutes plus farfelues les unes que les autres – supprimer la Banque centrale, donner force de loi aux paiements par cryptomonnaie… – il possède une popularité certaine. Comment analysez-vous ce personnage ?

Juan Grabois – Cela me semble être la conséquence logique du manque de perspectives offertes par le camp populaire et progressiste latinoamericain. Ce dernier souffre en effet d’une forte endogamie de personnes qui se parlent entre convaincus dans un langage inaudible des catégories populaires. Le même problème a lieu en Italie avec Giorgia Meloni qui est une cadre politique extraordinaire. Elle vient des classes populaires de plus basse extraction. Elle a travaillé dans un club nocturne. Elle connaît les gens et dispose d’un feeling très fort. Son projet est évidemment catastrophique, à la fois sur le plan culturel au regard de sa xénophobie, sur le plan économique car elle est néolibérale, et du point de vue du substrat fasciste de sa politique. Mais elle maîtrise le langage du peuple. C’est ce que notre camp a perdu. Il n’offre donc plus de perspectives aux gens. C’est dans ce type de contexte que les projets anti-populaires paradoxalement commence à prendre sens : l’apologie de l’entrepreneuriat, l’individualisme… 

Par ailleurs, Javier Milei fait ce que nous devrions faire, c’est-à-dire une critique structurée contre le système. Car ce système ne fonctionne pas. Milei part de prémices valides pour aboutir à des solutions absolument terrifiantes. Mais la critique qu’il incarne et qu’il propage auprès de larges pans des secteurs jeunes et populaires est tout à fait valide.

CROUS à 1€ : l’austérité macroniste contre l’universalisme

Restaurant universitaire de la Halle aux farines, campus des Grands Moulins dans le 13e

Le refus par les députés macronistes de mettre le repas du CROUS à 1€ pour tous les étudiants illustre une nouvelle fois leur conception austéritaire des politiques sociales, aux implications anti-universalistes. Hostiles à l’idée de créer de nouveaux droits qui bénéficieraient à tous, ils préfèrent – dans une conception néolibérale des politiques publiques – cibler les politiques sociales ouvrant la voie à un flicage et une stigmatisation des plus pauvres et minant la cohésion nationale.

À une voix près. Il y a quelques semaines, la proposition de loi portée par la députée socialiste Fatiha Kelouah-Hachi et visant à mettre le repas au CROUS à 1€ pour tous les étudiants a été refusée de justesse, les groupes LR et LREM accourant pour voter en bloc contre. Face au tollé grandissant et alors que la précarité étudiante ne faiblit pas, les députés macronistes ont justifié leur vote en invoquant la “justice”. La député LREM Anne Brugnera a ainsi déclaré dans l’Hémicycle que « donner le repas pour tous à 1€, c’est vraiment très injuste pour les étudiants précaires ». Une logique assez difficile à saisir pour le commun des mortels. Heureusement, d’autres députés de son groupe nous donnent davantage d’explications. L’injustice résiderait dans le fait que les étudiants les plus riches en bénéficieraient aussi alors qu’ils n’en auraient – selon les députés – pas besoin.

Cibler les aides sociales, une logique néolibérale

Plutôt que de proposer le repas Crous à 1€ pour tous les étudiants, les députés de la majorité préfèrent le réserver aux étudiants boursiers. Cibler les aides et dispositifs – ici sur les boursiers – est une logique qui se répand dans les politiques sociales. Elle témoigne d’une volonté de réduire les dépenses publiques. En effet, plus le nombre de bénéficiaires des repas à 1€ est réduit, moins l’État aura besoin de compenser les coûts du repas.

Cette ambition de réduire les dépenses publiques s’explique par la volonté du gouvernement d’une baisse des impôts, en particulier ceux sur le capital. Une logique austéritaire assez classique des politiques économiques de droite mais qui entre donc en contradiction avec le principe d’universalité. De son côté, une partie de la gauche s’est également retrouvée à soutenir des propositions non-universelles parfois par misérabilisme bien-attentionné mais maladroit, le plus souvent par soumission à la doxa néolibérale. En proposant des mesures sociales ciblées donc à priori moins “coûteuses”, la gauche serait en recherche de crédibilité économique. Pourtant, des mesures “coûteuses”, lorsqu’elles servent à financer des services publics et des politiques sociales et lorsque l’effort fiscal est justement réparti, contribuent à la redistribution des richesses.

Une logique universaliste n’aurait pas eu le souci de savoir qui exclure, ici les non-boursiers. À l’inverse, elle aurait eu la vigilance de savoir qui inclure et qui pourrait manquer à l’appel, par exemple, les étudiants trop éloignés des restaurants universitaires.

Dans le domaine de l’action sociale, la logique à la mode de chèques ciblés sur certains publics témoigne bien de cette conception néolibérale des politiques publiques. Comme l’explique le chercheur Arnaud Lacheret, “les chèques sont finalement le vecteur d’un changement de conception des aides sociales et de leurs publics et accompagnent le processus de passage d’une logique universaliste à une logique de ciblage des aides individuelles”. Historiquement, la logique de ciblage est un principe de base des politiques sociales libérales telles que celles en vigueur aux Etats-Unis où les Républicains parlent “d’erreur universaliste” pour désigner les programmes d’assurance maladie universelle. 

A contrario, une logique universaliste aurait voulu que tous les étudiants – sans distinction aucune – bénéficient des repas à un 1€ et pas seulement les boursiers. Une logique universaliste n’aurait pas eu le souci de savoir qui exclure, ici en l’occurrence les non-boursiers. A l’inverse, elle aurait eu la vigilance de savoir qui inclure et qui pourrait manquer à l’appel, par exemple, les étudiants trop éloignés des restaurants universitaires.

Un rapport de l’Assemblée nationale rappelle en la matière que “Le réseau des CROUS dispose d’une bonne implantation sur les campus et dans certains centres-villes mais nombre d’étudiants en sont isolés. Le maillage territorial de l’offre ne couvre en effet pas les antennes universitaires délocalisées, les petites écoles, les formations en instituts universitaires de technologie (IUT) (…) Les zones rurales et les villes de taille moyenne offrent moins de possibilités de restauration, surtout lorsque les lieux d’étude se situent en dehors du centre-ville.” Ainsi, pour être pleinement effective, une politique à l’ambition universelle comme celle des repas à 1€ pour tous les étudiants aurait dû être accompagnée d’un renforcement du service public de restauration universitaire, service public dont la qualité est très inégale selon le territoire et parfois en voie de privatisation comme le documente Streetpress.

Cibler les aides sociales, une logique inefficace de flicage

Cibler les aides sociales suppose de définir un public cible et de le contrôler afin de s’assurer que personne ne triche, que ceux qui en “bénéficient” sont bien “ceux” à qui on a décidé qu’ils en avaient le “droit”. Pour nombre de prestations sociales ciblées, il faut prouver – avec une multitude de documents à l’appuie et en dévoilant des pans de sa vie à autrui – être “assez pauvre” pour en bénéficier. Pour les macronistes, les repas Crous à 1€ doivent être cantonnés aux seuls boursiers et aux “étudiants les plus précaires”, précarité que ces derniers doivent justifier. Ce système de ciblage porte donc en lui une certaine violence et contribue à créer des effets de stigmatisation générant notamment des phénomènes plus ou moins massifs de non-recours. La DREES estime ainsi que pour de nombreuses prestations sociales, le taux de non-recours dépasse les 30% avec par exemple 34% de non recours au RSA en 2018 et même 50% pour le minimum veillesse pour les personnes vivant seules.

Surtout, attention à celles et ceux qui dépasseraient tel ou tel seuil ou qui ne rempliraient pas ou plus tel ou tel critère ! Une petite augmentation temporaire de revenus ? C’est la prestation sociale qui saute. Cibler des aides suppose de définir des critères objectifs mais forcément incomplets car ne pouvant refléter les milles et une réalité du quotidien. Autrement dit, cibler les aides, c’est risquer de rater sa cible.

Ce système de ciblage qui suppose une forme de flicage contribue par ailleurs, en complexifiant l’accès aux droits, à entretenir une bureaucratisation de l’administration avec l’embauche de personnels chargés d’instruire les dossiers de chacun, de vérifier que les personnes demandant les aides répondent bien aux règles fixées de pauvreté. 

Ce système de ciblage qui suppose une forme de flicage contribue par ailleurs, en complexifiant l’accès aux droits, à entretenir une bureaucratisation de l’administration.

En matière des repas Crous à 1€, vouloir les cibler sur les seuls étudiants boursiers relève de nombreux défauts. D’une part, le système de bourse génère des effets de seuils qui excluent pour quelques euros de nombreuses familles. D’autre part, bien qu’actuellement en discussion, le barème des bourses n’a pas été revu depuis 2013 alors même que de nombreux postes de dépenses ont augmenté, en particulier l’alimentation et le coût du logement dans les villes étudiantes. Surtout, alors que le statut d’étudiant boursier est défini en fonction du statut des parents, les situations familiales ou personnelles de chacun peuvent faire que l’étudiant ne soit plus en lien avec ses parents. Dès lors, la référence fiscale de ces derniers importe peu dans le quotidien matériel de l’étudiant. 

Dernière preuve de l’insuffisance à réserver les repas à 1€ pour les seuls boursiers : selon l’association Cop’1-Solidarité, la majorité des étudiants qui fréquentent leurs distributions d’aide alimentaire sont non-boursiers. Une limite du ciblage dont la Macronie avait bien conscience puisque en janvier 2021, lors de la crise sanitaire, Emmanuel Macron avait pris la décision d’ouvrir les repas à 1€ à tous les étudiants et pas seulement aux boursiers… Une mesure arrêtée à la rentrée suivante.

Des droits universels contre la sécession et la stigmatisation

Voilà qu’aujourd’hui les députés “Robin des bois” de la NUPES appellent à voter pour que les enfants de millionnaires puissent bénéficier des repas à 1€” s’offusque sur Twitter la député LREM Prisca Thévenot. Bien qu’on ait du mal à imaginer que beaucoup d’enfants de millionnaires fréquentent les resto’U, si tel est le cas, ce serait une bonne chose. Même si les enfants d’ouvriers sont largement sous-représentés dans l’enseignement supérieur, cela offrirait aux fils et filles de millionnaires l’occasion de partager des moments avec des enfants d’infirmières et d’instituteurs. Se mélanger, partager des expériences communes, bénéficier de même droits : autour d’un repas au CROUS, loin de la sécession, la jeunesse ferait nation. C’est précisément là que réside toute la puissance des mesures universelles.

Avec des mesures ciblées, on crée des aides qui ne bénéficient qu’à une portion limitée de la population. Cette dernière doit prouver sa misère tandis que les autres, ceux qui sont juste au-dessus des seuils ne touchent rien, voire paient – dans une logique de solidarité nationale – pour les autres. Se faisant, émerge une certaine méfiance entre des citoyens qui “bénéficieraient de tout” et les autres, guère plus riches et ayant le sentiment de se faire léser. Le directeur de recherche au CNRS, Philippe Warin, explique que la transformation des modèles sociaux par le ciblage peut contribuer à défaire la société en produisant des frontières sociales, mentales et politiques.

Contre cela, le député picard François Ruffin appelle dans son livre Je vous écris du front de la Somme à des droits universels : “La gauche doit renouer avec des droits universels. Des droits pour tous. Des droits sans condition, sans obligation de misère, sans formulaire à délivrer. Des droits qui vaillent aussi bien, à égalité, pour Katia, mère célibataire au chômage de Vignacourt, que pour Hélène, fille d’agriculteur. Et même pour Bernard Arnault !”

Dès lors, dès que les politiques ne sont plus ciblées mais universelles, elles deviennent non plus des aides mais des droits. Aussitôt, on sort d’une logique d’assistance pour être dans une logique de conquête de droits-créances. Par exemple, l’objectif de l’école gratuite n’est pas simplement de permettre aux enfants les plus pauvres d’aller à l’école mais bien de créer un droit à l’éducation. Et, personne ne s’offusque que les enfants de millionnaires bénéficient également de l’école gratuite (bien que beaucoup l’esquivent pour rejoindre le privé). La logique est la même avec la Sécurité sociale qui a permis de créer un droit à se faire soigner. Ici aussi, personne n’est dérangé à l’idée que même les milliardaires aient une carte vitale qu’ils peuvent présenter devant leur médecin. 

François Ruffin résume très bien dans l’ouvrage mentionné précédemment cette logique : “ Quelles sont nos grandes conquêtes, nos magnifiques constructions ? C’est l’école gratuite pour toutes et tous, des plus modestes aux plus aisés. C’est la Sécurité sociale, toutes et tous donnant selon leurs moyens, toutes et tous se soignant selon leurs besoins. C’est la retraite qui a couvert toutes et tous les salariés, qui a divisé par quatre, en une génération, le taux de pauvreté chez les personnes âgées. Pour toutes et tous. Alors que, aujourd’hui, les ‘’progrès”, des rustines en réalité ne valent que pour des fragments de la société, pour les plus en difficultés : le Chèque énergie, le Zéro reste à charge, le Pass’sport, l’Allocation de rentrée scolaire … avec une jungle de critères sociaux à remplir et de justificatifs à fournir, de cases à cocher, de seuils à ne pas dépasser. Pour “inclure”, bizarrement, on exclut. On tire. On trace une ligne.”

Créer et renforcer des droits qui bénéficient à tous permet de créer du commun, contribuant à faire nation. Tout le monde se sent investi, se sent bénéficiaire et dès lors consent à contribuer. Et sur ce point, la logique originelle de la Sécurité sociale, du tous contributeurs selon ses moyens, tous bénéficiaires selon ses besoins semble la plus juste.

Pour revenir à notre exemple initial, en matière d’accès à l’alimentation, deux propositions incarnent cette différence de conception entre aide ciblée et droit universel. Le chèque alimentaire – pour le moment promesse sans lendemain d’Emmanuel Macron – serait ciblé sur les tranches les plus pauvres de la population, avec tous les travers mentionnés précédemment. En somme, une pauvre politique pour les pauvres. A l’inverse, la proposition de Sécurité sociale de l’alimentation est pensée comme universelle. S’adressant à toutes et tous, la sécurité sociale de l’alimentation vise la reconnaissance d’un droit à l’alimentation.

Notes :

1. Lacheret, Arnaud. « Le chèque (voucher), instrument néolibéral et/ou innovation institutionnelle ? », Entreprendre & Innover, vol. 32, no. 1, 2017, pp. 36-50. 

2. Philippe Warin, “Ciblage de la protection sociale et production d’une société de frontières”, SociologieS [Online], Files, Online since 27 December 2010  

3. Warin, Philippe. « Chapitre 3. Ciblage des publics et stigmatisation », , Le non-recours aux politiques sociales. sous la direction de Warin Philippe. Presses universitaires de Grenoble, 2017, pp. 61-82. 

4. Philippe Warin, 2010

L’heure du soulèvement a-t-elle sonné pour les cols blancs ?

De Goldman Sachs au Crédit Suisse, de Meta à Amazon, de BuzzFeed à MSNBC, des vagues massives de licenciements ont lieu. Dans le secteur de la finance, de la tech et de l’infotainment, les mêmes causes – la fin des taux bas, l’éclatement des bulles spéculatives et certains bonds technologiques – entraînent des effets similaires. Une fraction non négligeable de ces nouveaux chômeurs sont des ex-« cols blancs. » Abreuvés des promesses d’enrichissement facile associées à ces secteurs, ils partagent désormais le lot commun des salariés licenciés. Au point de constituer une nouvelle force sociale de contestation ? Par Aaron Bastani, traduction Jean-Yves Cotté.

Les banques procèdent à la plus grande vague de suppressions d’emplois depuis la crise financière. Le mois dernier, Goldman Sachs a licencié 3 000 employés avec un préavis d’une demi-heure. Morgan Stanley a congédié 1 800 personnes, soit un peu plus de 2 % de ses effectifs, le Crédit Suisse quant à lui a annoncé son intention de se séparer de 9 000 de ses 52 000 collaborateurs au cours des trois prochaines années.

La situation est encore plus dure dans le secteur de la tech, où quelques 200 000 salariés ont perdu leur emploi l’an dernier. En novembre, Meta a annoncé 11 000 licenciements, tandis qu’Alphabet a déclaré vouloir supprimer 12 000 emplois. Pour ne pas être en reste, Amazon a versé des indemnités de départ d’un montant de 640 millions de dollars au cours du dernier trimestre 2022.

Johnson & Johnson et Walt Disney Company font partie des grands noms de l’industrie américaine qui ont annoncé des suppressions d’emplois ou le gel des embauches. Au Royaume-Uni, les collaborateurs britanniques d’Alphabet et Meta s’attendent à des licenciements en mars, et de son côté Vodafone envisage également des centaines de suppressions d’emplois, pour la plupart à son siège londonien.

La même épée de Damoclès est suspendue au-dessus de la presse, même si les chiffres sont moindres du fait des effectifs plus réduits du secteur. En décembre, BuzzFeed a annoncé vouloir se séparer de 12 % de ses employés – et ce, quatre ans à peine après avoir réduit de 15 % l’ensemble de son personnel. Vox Media, NBC et MSNBC ont également annoncé des suppressions d’emplois, tout comme l’éditeur Reach au Royaume-Uni – avec 200 personnes en passe d’être licenciées.

Pourquoi tant de licenciements en même temps ? Ce phénomène s’explique en partie par la chute des recettes publicitaires numériques. Si celles-ci ont augmenté de 25 % en 2021 en raison de l’utilisation accrue d’internet lors de la pandémie, cette ruée vers l’or est terminée – Meta elle-même enregistre une baisse de 3 %. Conjuguée à une hausse de l’inflation, cette diminution des recettes explique les réductions d’effectifs dans les domaines des médias et des technologies, alors que les suppressions d’emplois dans le secteur financier sont avant tout dues à un ralentissement de l’économie.

Au début du siècle, ces secteurs étaient censés créer les emplois du futur. Dans l’ensemble, cela n’a pas été le cas – et lorsque cela l’a été, les offres étaient concentrées géographiquement, offrant peu d’opportunités aux populations victimes de la désindustrialisation. Les emplois qui ont vu le jour semblent aujourd’hui eux-mêmes menacés.

C’est là un bouleversement majeur par rapport aux dernières années. En fin de compte, les secteurs qui licencient actuellement sont ceux qui ont relativement bien tiré leur épingle du jeu lors de la pandémie – les employés de la finance, des technologies et des médias appartenant à des segments privilégiés du marché du travail (tant qu’ils n’étaient pas en freelance). Non seulement les recettes publicitaires ont augmenté, garantissant ainsi les emplois, mais les employés de ces secteurs ont pu « télétravailler » – contrairement aux personnels enseignants, infirmiers, ou ceux de la logistique.

De fait, cette période a marqué l’apogée d’un âge d’or pour la tech : les faibles taux d’intérêt et l’assouplissement quantitatif ont permis à la « nouvelle économie » de croître bien plus qu’elle ne l’aurait dû après 2010. Si les publications TikTok des employés appartenant aux générations Y et Z à New York et Londres paraissaient décalées – leurs rendez-vous déjeuner, buffets de sushis à volonté et réunionite aiguë semblant générer peu de valeur tangible – c’est parce qu’elles l’étaient. Les faibles taux d’intérêt étaient synonymes de bulles spéculatives à gogo, et les valorisations boursières surgonflées des géants du numérique – qui ont culminé l’an dernier – en étaient une conséquence manifeste. Résultat, les entreprises technologiques ont massivement augmenté leurs effectifs. À présent, c’est l’heure de passer à la caisse.

Les tribulations de 2023 pourraient n’être que le début pour les salariés de ces secteurs – même s’ils survivent aux licenciements de Meta, Microsoft et consorts. La hausse des coûts, la stagnation des recettes et le resserrement de la politique monétaire sont en passe de percuter l’évolution des technologies qui, tout en n’étant pas source de transformation dans l’immédiat, érodera la nature des tâches, puis les emplois, dans ces trois secteurs.

Considérons ChatGPT, un générateur de texte par intelligence artificielle développé par OpenAI. Bien qu’il soit loin d’être parfait, cet agent conversationnel a récemment réussi l’entretien de codage Google pour un ingénieur de niveau 3 – un poste rémunéré 183 000 dollars. ChatGPT est à prendre au sérieux : Microsoft a investi dix milliards de dollars dans cette technologie, qui sera bientôt intégrée au moteur de recherche Bing de l’entreprise, et dont le lancement a précipité la sortie de Bard, le produit d’intelligence artificielle concurrent développé par Google.

Cela ne signifie pas qu’un robot (ou une IA) prendra la place des salariés. Il est bien plus probable qu’une seule personne disposant de cette nouvelle technologie remplacera toute une équipe. À court terme, l’apprentissage automatique pourrait bouleverser des domaines tels que la rédaction de contenu, la correction d’épreuves, l’assistance client et la programmation. Avec une version plus élaborée de ChatGPT à leur disposition, les codeurs pourraient automatiser certaines de leurs tâches les plus fastidieuses, comme le débogage ou le transcodage d’un langage de programmation à un autre, réduisant ainsi le nombre de postes de débutants dans ce domaine. Il y aurait toujours des codeurs, bien entendu, mais il y en aurait moins. Il est plus que prévisible qu’une tendance similaire affectera d’autres secteurs, de la comptabilité aux services juridiques.

En 2017, l’homme d’affaires Mark Cuban prédit que le premier trillionaire de la planète devrait sa fortune à l’intelligence artificielle et à l’apprentissage automatique précisément parce que ces deux secteurs bouleverseraient grandement les industries de services à forte valeur ajoutée. « Je ne voudrais pas être comptable en ce moment », a-t-il dit. « Je préfèrerais être un étudiant en philosophie ».

Cuban ne fut pas le seul. En 2015, un article de la Bank of England prédisait que l’automatisation représentait un risque pour 40 % des emplois au Royaume-Uni dans les décennies à venir. Un an plus tard, Mark Carney affirmait que l’évolution technologique serait « sans pitié » pour l’emploi, et que cela ne ferait qu’aggraver les inégalités. Avec ChatGPT, il est désormais possible de voir comment cette transformation opère – notamment dans les secteurs qui réduisent aujourd’hui drastiquement leurs effectifs.

Alors que la stagnation économique et la hausse des inégalités rencontrent l’évolution technologique, les cols blancs mécontents pourraient être bientôt le fer de lance d’un processus plus large de radicalisation. Le cas échéant, ces salariés pourraient rapidement se convertir à certaines idées exposées dans Fully Automated Luxury Communism [1], la faible croissance et l’automatisation refaçonnant leurs présupposés, leurs attentes et leurs opinions politiques.

L’heure du soulèvement a-t-elle sonné, camarades ?

Notes :

[1] Livre dont l’auteur est Aaron Bastani lui-même.

La guerre culturelle en France

Depuis les années 1980, la politique de classe et les alternatives au capitalisme se sont dissipées. Dans une France post-idéologique, « la politique identitaire » aurait-t-elle pris le relai ? C’est ce que soutient Daniel Zamora, professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles, et co-auteur de Le dernier homme et la fin de la révolution. Foucault après mai 68 ( Lux, 2019 ). Pour comprendre ce basculement, il suggère de se pencher sur l’histoire récente de l’identité en France, qui ne commence pas avec l’irruption du « wokisme » sur la scène médiatique.

Le concept d’identité est sur toutes les lèvres. Sa dénonciation, comme le New York Times l’a récemment souligné, est devenue un refrain familier, de plus en plus tenu pour responsable de tous les problèmes de la nation1. Les politiciens, les commentateurs des médias et les universitaires de gauche comme de droite, tous semblent s’accorder sur le fait que le débat politique français s’est américanisé. Alors qu’au cours des quarante dernières années, les Français ont regardé plus de films américains que de films français et ont de plus en plus mangé au McDonald’s, et que voyager aux États-Unis est devenu un voyage initiatique immanquable pour ses élites, ce ne sont cependant pas ces tendances culturelles qui inquiètent les politiciens et les intellectuels français2. Ce qu’ils appellent « américanisation » est un type de politique identitaire qui, selon eux, menace le républicanisme français. Des penseurs conservateurs comme Marcel Gauchet ont dénoncé les « idéologies racialistes et « décoloniales » […] transmises par les campus nord-américains », tandis que certains progressistes ont également déploré le point de vue racial réducteur d’une telle approche3. D’autres, comme Étienne Balibar, ont plutôt célébré l’arrivée des débats américains en France, où ils pourraient ouvrir la voie à une République française antiraciste et décoloniale4. Tous semblent cependant convenir que, d’une manière ou d’une autre, la France a été intellectuellement et politiquement transformée par les idées américaines ces dernières années. En octobre 2020, le président Emmanuel Macron a mis en garde contre l’influence des théories des sciences sociales qu’il pensait importées des États-Unis. L’intersectionnalité en particulier, ajoutera-t-il plus tard, « fracture tout5 ». Mais ce serait une erreur de voir cette dissidence comme une hostilité à la politique identitaire en tant que telle.

En effet, malgré le dédain affiché par Macron pour les politiques identitaires, son alternative peut difficilement être interprétée comme anti-identitaire. Construire sur ce que nous avons en commun, a fait valoir Macron, signifie trouver une réponse à la question « Qu’est-ce que cela signifie d’être français ? » Les doutes qui assaillent les citoyens français proviennent, selon lui, de l’immigration massive et de l’ « insécurité culturelle » qu’elle crée vis-à-vis de leur identité. Flirtant avec une rhétorique d’extrême droite menaçant le peuple français d’un grand remplacement par les immigrés, Macron au même titre que Valérie Pécresse et Eric Zemmour ont décidé de mener leur campagne électorale sur la question de l’identité. De ce point de vue, le problème de la culture woke américaine n’est pas qu’elle essentialise les identités, mais qu’elle n’essentialise pas la bonne.

En fait, les disputes à propos de ce qui signifie d’« être français » trahissent non pas le rejet de la politique identitaire mais son triomphe. Pour comprendre cet état de fait, il faut se pencher sur l’histoire récente de l’identité en France, une histoire qui ne commence pas avec les concepts woke qui ont colonisé les universités françaises mais plutôt avec le déclin, à partir du début des années 1980, de la politique de classe et des alternatives au capitalisme.

Avec l’effondrement du gaullisme et du communisme, les débats sur le sens de l’appartenance à la France, souvent sous la bannière du républicanisme, ont gagné en attrait au sein des élites dirigeantes de gauche comme de droite6. Comme l’a écrit Patrick Buisson, historien d’extrême droite et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy : « Dans la grande panne des idéaux et le désert d’espérances collectives, la révolte identitaire exprime d’abord l’attachement des plus modestes à une identité mode de vie7». Dans la France du 21e siècle, observe Buisson, l’identité l’emporte sur les classes, et les conflits sur l’économie cèdent la place à des désaccords sur la définition du « mode de vie » et la manière de le préserver.

Le problème de la France n’est pas tant une américanisation insaisissable, mais plutôt le fait que la dénonciation de l’identitarisme devient elle-même une forme de politique identitaire.

En somme, le problème de la France n’est pas tant une américanisation insaisissable, mais plutôt le fait que la dénonciation de l’identitarisme devient elle-même une forme de politique identitaire. La France est devenue un pays où le choc des opinions (sur le type de politique que nous voulons) est de plus en plus supplanté par l’affirmation de l’identité (ce que nous voulons dépend de qui nous sommes). Et dans un monde de différences plutôt que de désaccords politiques, comme l’a fait remarquer Walter Benn Michaels, « ce qui compte, ce n’est pas ce que vous croyez, mais qui vous êtes, qui vous étiez et qui vous voulez être8». Dans ce cadre, le républicanisme français est essentiellement devenu une notion vide, réduite à des définitions concurrentes de l’identité française. « Nous sommes engagés dans une lutte pour la survie de la France telle que nous la connaissons », a récemment proclamé le polémiste d’extrême droite et ex-candidat à la présidentielle Éric Zemmour9. Le conflit social, comme il l’a écrit dans son best-seller réactionnaire La France n’a pas dit son dernier mot, n’est plus centré sur les questions économiques mais sur les guerres d’histoire. C’est-à-dire des guerres à propos de qui nous sommes : qui est et qui ne peut pas être français.

Au cours des quarante dernières années, les gouvernements de gauche comme de droite ont fait avancer un programme néolibéral et ont encouragé les controverses culturelles comme substitut à un véritable débat sur l’économie. Et c’est ce tournant post-idéologique, plus que les sciences sociales, qui a de plus en plus transformé la politique française en une guerre culturelle.

Sortir de l’ère idéologique

En 1988, avec les historiens Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, l’historien conservateur de la Révolution française François Furet célèbre le déclin de la culture politique héritée de la Révolution française10. Avec le tournant du gouvernement socialiste vers l’orthodoxie économique en 1983, la tradition révolutionnaire au sein de la politique française a été vaincue pour de bon. La classe ouvrière est intégrée dans un capitalisme modernisé, le Parti communiste français est en déroute, et même la droite gaulliste n’a pas survécu à la mort de son patriarche en novembre 1970. À leurs yeux, une nouvelle « République du centre » émergeait des ruines de l’ancienne au nom du réalisme politique et économique. « La pédagogie des contraintes économiques et la diffusion de la critique du totalitarisme », notait Rosanvallon, « se sont conjuguées pour faire sortir la France de son âge idéologique11

Mais ce qu’ils appelaient la normalisation de la France signifiait surtout la fin de toute alternative au capitalisme. Ici, le long déclin de l’aspiration révolutionnaire ne fût pas l’effet de livres américains introduits en contrebande dans les universités françaises, mais plutôt un projet politique conscient mené de bout en bout par les élites françaises.

Les socialistes français en particulier, qui avaient été élus en 1981 sur un programme radical comprenant la nationalisation du système bancaire et des grandes entreprises industrielles, couplée à un vaste programme de travaux publics, avaient assuré très ouvertement à Ronald Reagan qu’il n’avait rien à craindre de leur victoire. Trois jours avant que la composition du nouveau gouvernement ne soit rendue publique, François Mitterrand a envoyé un message personnel au président américain, affirmant que la France respectera « tous ses engagements, [qui] dans le domaine de la sécurité sont clairs et précis, dans le cadre de l’Alliance atlantique [et] selon les principes d’une économie ouverte12».

Le lendemain, lors d’une réunion secrète à l’Élysée avec le vice-président des États-Unis, George H. W. Bush, il a ajouté qu’il avait été le premier homme politique capable de réduire sensiblement l’influence communiste en France et que, avec quatre communistes dans des ministères sans importance, « ils se trouvent associés à ma politique économique et il leur est impossible de fomenter des troubles sociaux13». Il n’est donc pas surprenant qu’une décennie plus tard, lorsque le père Bush et Bill Clinton ont lancé leurs guerres contre l’Irak et la Yougoslavie, ils ont tous deux trouvé en Mitterrand un allié de poids. À la fin des années 1990, il était clair que les socialistes avaient fait de l’alliance transatlantique l’épine dorsale de la politique étrangère française. Le Quai d’Orsay, le ministère français des Affaires étrangères, était de plus en plus contrôlé par des milieux fortement pro-américains, dont l’influence a culminé avec la réintégration définitive de la France au sein du commandement militaire de l’OTAN par Nicolas Sarkozy en 200914.

Dans le domaine économique, les « nouveaux économistes » français avaient réussi à populariser et à traduire des penseurs néolibéraux comme Milton Friedman dans les années 1970 avant que Mitterrand lui-même n’adopte l’austérité en 1983. Les nationalisations ont été remplacées par des privatisations, et des réformes du marché du travail ainsi qu’une modération salariale ont été mises en œuvre pour renforcer la compétitivité industrielle de la France sur un marché mondialisé. L’inflation est devenue la priorité d’un gouvernement qui avait promis le plein emploi, et la réduction des impôts a été encouragée pour stimuler les investissements privés plutôt que publics. Lorsque, en 1984, le président effectue sa visite officielle aux États-Unis, il décrit au Congrès américain une économie française préférant le « risque » au « confort » et prévoit une visite dans la Silicon Valley pour s’enquérir des start-ups, des sociétés de capital-risque et de l’innovation technologique15. Jacques Delors, alors ministre des Finances et bientôt président de la Commission européenne, appelait alors à une modernisation de la France à l’américaine.

« Les Français », ajoutera-t-il plus tard, « devront se convertir d’urgence à l’esprit du marché ». Au nom du réalisme économique, la gauche doit désormais chasser « le mythe anticapitaliste » et oeuvrer à la réhabilitation « du marché, de l’entreprise et des patrons » car « une société progresse aussi grâce à ses inégalités16».

« Les partis de masse ont été remplacés par des primaires télévisées à l’américaine, avec des entrepreneurs politiques se disputant des parts de marché. »

La même année, une courte tribune signée par de jeunes membres du Parti socialiste, dont François Hollande, futur président, constate que la France vit la fin d’une époque. « La conception dogmatique de la classe ouvrière, l’idée que le lieu du travail pourrait être aussi un espace de liberté, la notion d’appartenance des individus à des groupes sociaux solidaires, l’affirmation d’un programme politique atemporel », argumentent les jeunes socialistes, « tout cela doit être abandonné17». Si le marché français ne s’est jamais converti au néolibéralisme à l’américaine, préservant son caractère dirigiste et, jusqu’à récemment, un modèle social assez redistributif, il a néanmoins été mis fin à tout agenda socialiste sérieux. S’engageant dans le projet européen comme substitut au programme initial de Mitterrand, les socialistes français sont devenus des acteurs clés de la construction d’une Union européenne néolibérale, d’abord avec la libéralisation des mouvements de capitaux en 1988, puis avec le traité de Maastricht en 1992, massivement rejeté par les ouvriers. Comme l’avait avoué Mitterrand lui-même : « Je suis partagé entre deux ambitions : celle de la construction de l’Europe et celle de la justice sociale18». « Le capitalisme », proclamait son parti en 1991, « limite notre horizon historique ». Le triomphe socialiste de 1981 n’était donc — pour reprendre le commentaire prophétique de Jean Baudrillard — qu’une version politique du film Alien, avec le néolibéralisme comme montre. « Ni une révolution ni une péripétie historique » ajoutera-il, « mais une sorte d’accouchement posthistorique longtemps retardé19».

Dans cette France post-idéologique, enfin délivrée des conflits sur la manière de structurer l’économie, quel devait être le principe organisateur de sa politique ? Pour de nombreux penseurs, il est vite apparu que, si le spectre de la révolution s’était éloigné, la culture et l’identité deviendraient la question centrale de la politique française. Julliard, qui avait célébré la naissance de cette nouvelle République du centre, s’attendait à ce que la culture, en « remplaçant les idéologies en perdition », devienne le « mot clé de la nouvelle classe dirigeante20». Comme Hollande lui-même l’avait écrit en 1984, si les Français avaient espéré des solutions idéologiques et miraculeuses, ils comprendraient désormais que la gauche n’était plus « un projet économique » mais « un système de valeurs », pas « une façon de produire mais une façon d’être », ce qui impliquait un engagement en faveur de l’égalité des chances et, pour chacun, « la liberté d’être différent21».

La culture a donc mis en avant des conflits qui n’étaient plus strictement idéologiques, c’est-à-dire des conflits qui opposaient différentes définitions de ce que nous sommes plutôt que différents modes d’organisation de l’ordre social. La classe elle-même devait devenir une identité de plus, plutôt qu’une structure autour de laquelle le capitalisme s’organise. Utilisant le pseudonyme de Jean-François Trans, François Hollande soutiendra même, dans un livre de 1983 intitulé La Gauche bouge, qu’« il ne s’agit plus à la fin du 20ème siècle d’assurer la représentation politique de la classe ouvrière » mais au contraire de célébrer les vertus du « marché libérateur ». « Fini les rêves, enterrées les illusions » écrira le futur président, « évanouies les chimères. […] les comptes doivent forcément être équilibrés, les prélèvements obligatoires abaissés, les effectifs de la police renforcés, la Défense nationale préservée, les entreprises modernisées, l’initiative libérée22». Il ne s’agissait plus de transformer la structure économique, mais de permettre à chacun d’y concourir.

Un acteur central de ce changement sera la « deuxième gauche » française, un courant minoritaire mais influent du socialisme français associé au Parti socialiste unifié (PSU) de Michel Rocard et à la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Elle avait acquis son nom après un discours prononcé par Rocard lors du congrès du parti socialiste de 1977, dans lequel il faisait une distinction entre deux gauches : l’une « longtemps dominante, jacobine, centralisée, étatiste, nationaliste et protectionniste », et l’autre, la deuxième gauche, « décentralisée » et « refusant la domination arbitraire, celle des patrons comme celle de l’État ». Cette gauche avait pour but de « libérer les majorités dépendantes comme les femmes ou les minorités mal accueillies dans la société : jeunes, immigrés, handicapés23». Bien que minoritaire, Rocard deviendra Premier ministre après le tournant de la rigueur, lorsque sa ligne aura plus ou moins gagné au sein du parti.

La culture contre les classes

Obligés de se réinventer alors qu’ils abandonnaient tout projet sérieux de transformation sociale, les socialistes français allaient stratégiquement choisir la bataille culturelle comme nouvelle raison d’être. Tout en approuvant un programme économique néolibéral, ils vont étendre leur action sur le front culturel et promouvoir un discours antiraciste modernisé, abandonnant peu à peu la défense directe de la lutte des classes.

Un an seulement après le tournant de la rigueur, des militants socialistes vont créer SOS Racisme pour promouvoir un antiracisme étroitement moral, articulé autour de l’égalité des chances et déconnecté de toute préoccupation plus large concernant la redistribution. L’organisation fût créée dans le but de coopter la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, lancée par de jeunes Maghrébins français après une flambée de crimes racistes début des années 198024. Lancée à Marseille en octobre 1983 par dix-sept personnes, la marche va traverser tout le pays, passant par Strasbourg et Grenoble, pour revenir à Paris en décembre de la même année, avec plus de cent mille personnes. Pas ouvertement politique, le mouvement était mené par Toumi Djaïdja, un jeune militant franco-algérien qui, après avoir été grièvement blessé par un policier, a imaginé une marche pour les droits civiques en référence à la Marche sur Washington de 1963.

Cependant, contrairement à la marche américaine dont elle s’inspirait, l’ONG socialiste créée à son image a fini par prôner une conception vide de l’antiracisme faite de concerts publics, d’émissions de télévision et de soutien de célébrités et de riches mécènes. Utilisé comme un outil politique par le gouvernement socialiste, SOS Racisme promouvera une conception de l’antiracisme déconnectée de la lutte plus large contre les inégalités. Le racisme étant réduit à une question de stéréotypes, l’antiracisme est rapidement devenu une entreprise politiquement innofensive, conduisant, pour citer Gérard Noiriel, « à nommer, à l’aide du vocabulaire racial, des problèmes qui [avaient] leur racine dans les problèmes sociaux25». Les questions de brutalité policière, de logement et d’emploi après la désindustrialisation avaient durement touché les travailleurs immigrés, mais elles ont été mises à l’écart par le gouvernement.

L’aspect le plus frappant de cette dépolitisation est le cadre culturel utilisé pour décrire ces jeunes immigrés de deuxième génération. En popularisant le terme « beur » pour désigner les jeunes Arabes, ce discours antiraciste modernisé placera leur culture au centre de la discussion politique, accélérant la rupture entre les luttes de la classe ouvrière et celles des jeunes issus de l’immigration26.

« Le gouvernement socialiste, via SOS Racisme, a promu un antiracisme déconnecté de la lutte plus large contre les inégalités. »

Cette évolution a été particulièrement importante car elle a joué un rôle dans une disqualification plus large d’une série de grèves entre 1982 et 1984. Dans plusieurs usines automobiles appartenant à Citroën et Renault, ces grèves ont été menées par des travailleurs immigrés syndiqués et touchant à leurs conditions de travail. Mais le manque de soutien du gouvernement et la description infâme des grèves comme des «agitations islamistes» ont eu des effets profonds sur le mouvement ouvrier français. Comme l’a noté le sociologue Abdelalli Hajjat, alors que les jeunes Arabes de la marche sont devenus des exemples pour promouvoir la tolérance et ont fait leur entrée symbolique dans l’espace public, les travailleurs syndiqués ont été dépeints comme des agitateurs musulmans27.

D’une certaine manière, la religion a pris le pas sur la lutte des classes sur le lieu de travail, tandis que dans les banlieues, la culture a éclipsé les problèmes sociaux tels que le logement et l’emploi. Cette stratégie de la part des socialistes français a compliqué la tâche des jeunes Arabes qui n’arrivaient plus à voir à leurs conditions à travers le prisme des relations de classe. Cette transformation, alimentée par le recul complet des socialistes sur le front économique et le déclin du militantisme ouvrier, allait, au cours de la décennie suivante, accélérer la déconnexion entre la gauche et la classe ouvrière. La transmutation du social en culturel, comme le notait l’anthropologue Jean-Loup Amselle, allait bientôt devenir la caractéristique majeure de cette gauche modernisée28. Cette mutation doit cependant être comprise comme une tentative à long terme de recomposer un nouveau bloc social autour duquel les socialistes pourraient gagner.

En effet, dans une France frappée par un chômage élevé et la désindustrialisation, le réalignement économique aura des effets durables sur la coalition politique qui a mené les socialistes au pouvoir. La nouvelle orientation macroéconomique, comme l’a récemment noté Bruno Amable, « supposait de négliger les attentes politiques les plus fondamentales du bloc de gauche, ce qui signifiait que la base sociale du gouvernement dit ‘de gauche’ devrait un jour être remplacée par une autre, plus favorable à l’orientation néolibérale29». La coalition qui a permis aux socialistes de gagner en 1981 n’a pas pu être maintenue. Il fallait que les socialistes construisent leur projet modernisateur autour d’une nouvelle base sociale composée d’électeurs plus éduqués, d’une partie de la classe moyenne qualifiée et des exclus du jeu économique. Comme l’écrivait le penseur écologiste André Gorz dans son essai polémique Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, le travailleur traditionnel était de toute façon déjà en train de disparaître, tandis qu’un nouveau groupe marginalisé, exclu du marché du travail, orientait le débat politique vers le problème de l’exclusion.

À long terme, une telle évolution a accéléré le lent passage d’un système de partis représentant des classes sociales distinctes à un système de partis à élites multiples. Alors que dans les années 1950 et 1960, comme l’a illustré Thomas Piketty, les plus éduqués votaient surtout pour la droite, un grand renversement va se produire au cours des décennies suivantes. Les électeurs de la classe ouvrière s’abstiendront de manière croissante, tandis que la gauche s’appuiera de plus en plus sur les électeurs éduqués. Dans une telle configuration, les socialistes français se sont assez rapidement transformés en parti de l’élite éduquée (la « gauche brahmane » ), permettant à la droite de devenir le parti de la classe possédante (la « droite marchande »)30.

Dans les années 2000, la crise de la social-démocratie résultant d’un tel réalignement a conduit de nombreux dirigeants socialistes à réévaluer radicalement leur stratégie. Le groupe de réflexion Terra Nova offrira une proposition radicale pour construire une nouvelle majorité électorale. Pour think-thank réformiste, de nouveaux clivages politiques sont apparus sur le front culturel à la fin des années 1970, avec une crise de la coalition historique basée sur la classe ouvrière. Le déclin de celle-ci, résultant du chômage, de la précarité et de la perte de la « fierté de classe », note Terra Nova, a ouvert la voie à la construction d’une nouvelle coalition. À leurs yeux, la « nouvelle gauche » devait avoir « le visage de la France de demain : plus jeune, plus féminin, plus divers, plus diplômé, mais aussi plus urbain et moins catholique ». Contrairement à l’électorat historique socialiste, « cette France de demain est avant tout unifiée par ses valeurs culturelles, progressistes : elle veut le changement, elle est tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive31».

Redéfinie comme une identité, la classe apparaît désormais comme une formation sociale dépassée et conservatrice. Et si, lors de l’élection suivante, François Hollande a gagné en partie grâce à sa critique ouverte du capitalisme financiarisé, sa présidence s’est conformée à bien des égards à cette ligne. Sur le front économique, il a largement étendu les réductions d’impôts pour les entreprises, la déréglementation du marché du travail et la désindustrialisation, tandis que sur le front culturel, il a remporté des victoires importantes sur le mariage homosexuel, le droit à la gestation pour autrui (GPA) et la reconnaissance du passé colonial de la France. Mais une telle marginalisation historique du langage de classe dans le discours public ne fera que renforcer les références identitaires comme points de différence dans le champ culturel, opposant de plus en plus de notions diverses de l’identité française. L’intérêt croissant pour le républicanisme sera lui-même l’objet de définitions concurrentes de la citoyenneté. D’un côté, une conception ouverte de la citoyenneté et de l’autre, une défense anti-pluraliste et assimilationniste de l’identité et de l’histoire catholique française, de plus en plus dirigée contre les musulmans.

L’identité contre le socialisme

Dans un mouvement presque symétrique, la droite a élaboré sa propre version de la politique républicaine fondée sur l’identité au cours des années 1980. Obsédés par l’idée que la gauche avait gagné la bataille des idées sur le front culturel, les penseurs d’extrême droite ont commencé à élaborer leur propre projet, à la recherche de nouveaux moyens de mobiliser leur base électorale. C’est notamment le cas des groupes de réflexion comme le Club de l’Horloge.

Fondé en 1974 autour d’un groupe d’énarques (diplômés de l’École nationale d’administration), le club a popularisé l’idée que le socialisme était responsable de la « perte de leur identité32 ». Le marxisme, disaient-ils, avait été « une machine de guerre contre le sentiment national ». Jean-Yves Le Gallou, l’un des fondateurs du club, n’hésitera pas à qualifier les premières années du gouvernement socialiste de « totalitaires », appelant ouvertement à un tournant identitaire et néolibéral33. Mais au milieu des années 1980, ils ont observé qu’« avec le déclin de l’idéologie socialiste, en particulier sous sa forme marxiste, nous assistons à un réveil de l’idée d’identité nationale34»; En d’autres termes, pour la droite, la politique de classe était un problème précisément parce qu’elle sapait l’identité en tant que principe autour duquel penser la politique.

Avec la disparition du gaullisme, le républicanisme de droite deviendra rapidement le véhicule idéal pour une nouvelle affirmation d’une définition restrictive de la citoyenneté. La même année, l’ex-président Valéry Giscard d’Estaing, dans une interview accordée au journal d’extrême droite Valeurs actuelles, se rallie à ce discours et affirme que l’immigration devient une menace pour l’identité française. Ce que la France vit, selon la droite, c’est la destruction de son identité, noyée dans le nouveau pluralisme et les politiques d’immigration promues par une gauche modernisée. Influent au sein de l’aile droite du Rassemblement pour la République (RPR) de Jacques Chirac, le groupe aura un effet durable après la disparition définitive de l’héritage gaulliste.

Si ces idées sont restées marginales dans le champ politique pendant un certain temps, des intellectuels, des journalistes et des éditorialistes, opérant dans un paysage médiatique nouvellement privatisé alors que la démocratie de parti s’effondrait, ont normalisé ce récit. Les partis de masse ont alors été rapidement remplacés par des primaires télévisées à l’américaine, avec des entrepreneurs politiques essayant de gagner non les citoyens mais des parts de marché. Comme toute autre démocratie occidentale, la France se caractérise désormais par une participation électorale en chute libre, des campagnes politiques corrompues et inondées d’argent, et des chaînes de médias privées qui ressemblent de plus en plus à Fox News. Alors que Mitterrand a dépensé environ 7 millions d’euros pour sa campagne de 1981, on estime que Sarkozy a dépensé plus de 40 millions en 2012, dont la moitié par le biais de systèmes de financement illégaux35. La France était en train de devenir un pays comme les autres en Occident, avec des entrepreneurs régnant sur un vide politique composé de citoyens atomisés attendant d’être formés par une nouvelle sensibilité populiste.

Devant cette profonde transformation, Sarkozy a saisi l’opportunité de pousser radicalement le vieux parti gaulliste plus à droite, mêlant un programme néolibéral à des thèmes identitaires. « Le besoin d’identité », expliquait-il quelques jours avant l’élection, était de retour pour faire face à la mondialisation. L’architecte d’une telle stratégie était le plus proche conseiller du président, Patrick Buisson, qui avait été un propagandiste d’extrême droite dans les années 1980 et proche de Jean-Marie Le Pen, partisan de l’Algérie française et directeur du journal d’extrême droite Minute entre 1981 et 1987. Convaincu que « le clivage traditionnel, structuré par les questions économiques et sociales, s’efface », Buisson s’attend à la montée d’un « nouveau clivage autour de la question de l’identité ». C’était, pour lui, et pour beaucoup d’autres dans les années qui vont suivre, « la question politique qui l’emportait sur toutes les autres36».

Sous les conseils de Buisson, Sarkozy axera sa campagne et sa présidence sur la restauration de l’identité française, perdue dans la tempête de la mondialisation et de l’immigration. Misant sur la réaffirmation de l’autorité et la dénonciation de mai 68, accusé d’avoir imposé un relativisme intellectuel et moral, il promet à ses électeurs que la France deviendra « une nation qui revendique son identité, qui assume son histoire37». Reprenant la plupart des idées classiques de l’extrême droite des années 1980, il a fait valoir que si les capitaux pouvaient désormais facilement voyager au-delà des frontières, les « frontières culturelles » devaient être préservées à tout prix.

C’est dans ce but que Sarkozy a créé l’un des ministères les plus controversés de l’histoire contemporaine de la France, le Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire. Il s’agissait de transformer l’insécurité sociale générée par les réformes néolibérales et la désindustrialisation en une peur de perdre sa culture. En reliant l’immigration à l’identité nationale, le Président français a ouvertement orienté le débat sur la citoyenneté en fonction de critères raciaux et religieux. Être français n’est pas une question de droit, mais dépend plutôt de la capacité à accepter une définition restrictive des valeurs républicaines.

En 2009, le gouvernement organisa des centaines de débats sur l’identité nationale dans toute la France, par l’intermédiaire des municipalités et de plateformes virtuelles. Des citoyens français de tout le pays ont été invités à débattre de la question de savoir ce que signifie être français aujourd’hui. L’objectif, selon le gouvernement, était de réaffirmer la « fierté d’être français », mais il a fini par alimenter un fort ressentiment à l’égard des immigrés et une suspicion vis-à-vis des musulmans qui n’ont jamais vraiment diminué depuis.

L’itération actuelle de Macron d’une telle stratégie est identique : ce n’est pas une alternative à la politique identitaire mais une façon d’éviter la question sociale.

L’itération actuelle de Macron d’une telle stratégie est identique : ce n’est pas une alternative à la politique identitaire mais une façon d’éviter la question sociale. Afin de faire face aux conflits de classe générés par ses propres politiques, notamment la lutte de deux ans des Gilets jaunes, le président a consciemment décidé d’axer la conversation politique sur ce que signifie être français. En s’inspirant ouvertement du débat de Sarkozy en 2009, Macron a choisi d’endosser le récit controversé de son prédécesseur tandis que des centaines de milliers de personnes participaient à un mouvement à travers le pays contre la hausse des prix et les politiques fiscales néolibérales.

Suivant la règle consistant à taxer les pauvres pour donner aux riches, la révolution de Macron a été la présidence la plus inégalitaire de la France contemporaine. Comme le note Mitchell Dean, dans sa France, « chaque projectile de gaz lacrymogène et chaque balle en caoutchouc, et chaque blessure causée par leur utilisation, aux yeux, aux mains, aux visages et aux corps des manifestants » attestent non pas d’une crise d’identité mais « de l’échec de l’imposition d’une gouvernementalité néolibérale38». Pendant plus d’un an, des millions de personnes ont occupé les ronds points dans toute la France, débattant de la démocratie, des inégalités, du travail et des impôts, sans que personne ne discute sérieusement de la préservation d’un mode de vie français fantasmé. S’il y avait quelque chose à préserver pour les Gilets jaunes, ce n’était pas leur culture mais leurs revenus. L’historien Gérard Noiriel a souligné que l’une des grandes réussites du mouvement était précisément d’avoir réussi à marginaliser momentanément les querelles identitaires, en ramenant la question sociale au centre de la sphère publique39.

En réponse, Macron a lancé un débat national qui s’est déroulé dans les municipalités, des plateformes en ligne et des réunions partout en France. Parmi les premiers sujets de discussion choisis par le président, il y avait, sans surprise, la question de l’immigration et de l’identité. « Je veux aussi », a soutenu le président face aux Gilets jaunes, « que nous mettions d’accord la Nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde, que nous abordions la question de l’immigration40». Cette tentative a toutefois suscité la colère et, sous la pression du mouvement, le sujet a été retiré. La suggestion était particulièrement cynique car, sur les quarante-cinq points du programme des Gilets jaunes, aucun ne concernait l’immigration ou l’identité nationale. Pourtant, alors que l’une des revendications principales des Gilets jaunes était le rétablissement d’un impôt sur la fortune, Macron a décidé de ne pas l’inclure dans la discussion.

Mais son incapacité à modifier les termes de la discussion au lendemain du mouvement n’a pas duré très longtemps. Il n’a fallu qu’un an au gouvernement pour recentrer totalement le débat public sur les questions identitaires. Au moment où le gouvernement a réussi à marginaliser les Gilets jaunes et leurs revendications, la poussée identitaire — sous couvert de défense du républicanisme — a pris un ton beaucoup plus sinistre, focalisant l’attention du public sur la capacité des musulmans à être des citoyens à part entière. Comme l’a récemment remarqué Bruno Amable, Macron a combiné des éléments du modèle néolibéral avec un modèle autoritaire et identitaire41. Associant ouvertement la question de la citoyenneté française à l’immigration musulmane, comme Sarkozy avant lui, Macron a décidé de déplacer le débat public vers l’extrême droite. Le problème, affirmait le gouvernement dans tous les médias, est que des idées libérales américaines ont facilité la tolérance vis-à-vis de l’extrémisme islamique.

Les électeurs ouvriers s’abstiennent de plus en plus de voter, tandis que les socialistes s’appuient de plus en plus sur les électeurs éduqués.

En février 2021, Le Figaro avertit en première page que « les extrémistes musulmans et la gauche radicale » progressent dans l’université, tous deux « nourris de concepts militants importés des États-Unis42». Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur, s’exprimera quelques jours plus tard sur la façon dont ces concepts islamistes et de gauche radicale minent la société française. Cette association plutôt surprenante s’est largement diffusée après le meurtre du professeur de lycée Samuel Paty par un islamiste dans la banlieue de Paris en octobre 2020. En réponse, le ministre français de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, s’est emporté contre les « très puissants courants islamo-gauchistes » au sein de l’université. Le terroriste, un réfugié tchétchène de dix-huit ans travaillant dans le bâtiment après avoir été renvoyé du lycée, avait été, selon le ministre, encouragé par « d’autres personnes, qui étaient en quelque sorte les auteurs intellectuels de ce crime ». Loin d’être un terroriste solitaire, ajoute Blanquer, il a été conditionné par des idées promouvant une telle radicalité, par « une matrice intellectuelle issue des universités américaines et des thèses intersectionnelles ». Cette vision, de communautés et d’identités essentialisées, « convergeait avec les intérêts des islamistes43».

Plus importante, peut-être, est l’enquête lancée par Vidal. « Qu’il s’agisse de recherches sur le postcolonialisme » ou sur la race et l’intersectionnalité, a-t-elle déclaré à l’Assemblée nationale, une vaste et inquiétante enquête d’État va être menée sur tous les courants de recherche en lien avec « l’islamo-gauchisme44». Ce concept, inventé par le philosophe français Pierre-André Taguieff en 2002, fait référence à une « convergence entre les fondamentalistes musulmans et les groupes d’extrême gauche45». Enhardis par la culture des campus américains, les islamistes et les gauchistes sont censés mener une guerre contre la civilisation européenne sous la triple devise « décoloniser, démasculiniser, déseuropéaniser46».

Si l’on imagine mal de jeunes djihadistes vivant en banlieue parisienne lire compulsivement les livres de Kimberlé Crenshaw et Robin DiAngelo ou tenter d’imposer un féminisme intersectionnel, la polémique avait pour but réel de préparer le terrain pour la prochaine élection présidentielle. Ce ton trumpien était principalement destiné à attirer les électeurs du Rassemblement National de Marine Le Pen et à éviter une conversation sur la politique économique médiocre du gouvernement et la gestion désastreuse de la pandémie de COVID-19. Comme le note Cole Stangler, alors que la France vit l’une des pires crises de son histoire récente, « l’actualité française n’est pas animée par des discussions sur des questions véritablement universelles comme l’inégalité des richesses, le système de santé ou le changement climatique. Au lieu de cela, elle se concentre sur des débats nombrilistes sur l’identité, alimentés par des personnalités médiatiques47».

Adieux à la politique de classe ?

La question de savoir ce que signifie être français (ou pas) est devenue le sujet d’interminables débats, livres et essais. Les ministres français consacrent des entretiens entiers à débattre de la question de savoir s’il doit y avoir des aliments ethniques dans les supermarchés ou si, comme l’a récemment soutenu le polémiste d’extrême droite Éric Zemmour, les prénoms étrangers pour les nouveau-nés devraient être interdits en France. L’ascension fulgurante de la candidature de Zemmour a toutefois mis en doute la stratégie de Macron.

En déplaçant le débat vers la droite dans l’espoir de battre le Rassemblement National de Marine Le Pen, Macron a peut-être ouvert une voie bien plus dangereuse aux idées de Zemmour. Condamné à plusieurs reprises pour discours haineux, Zemmour est devenu une célébrité nationale lorsqu’il a vendu plus de trois cent mille exemplaires de son livre Le Suicide français en 2014, dans lequel il dénonçait la féminisation de la société et la déconstruction de l’histoire de France et tentait de réhabiliter le régime de Vichy. Celui que l’on pourrait considérer comme un Tucker Carlson français48 a été popularisé par sa présence permanente sur CNews, la « Fox News française » appartenant au milliardaire conservateur Vincent Bolloré. Marginale il y a seulement deux ans, sa suggestion d’expulser cinq millions de musulmans de France pour éviter le « grand remplacement » de la population française est aujourd’hui discutée dans des émissions de télévision grand public. La question vitale de l’identité et de l’immigration «rend subalternes toutes les autres, même les plus essentielles comme l’école, l’industrie, la protection sociale, la place de la France dans le monde49», a fait remarquer Zemmour. Son omniprésence sur les grands médias pour présenter sa vision apocalyptique l’a brièvement rapproché de la deuxième place dans les sondages d’opinion il y a environ un an. Zemmour n’a pas hésité à affirmer qu’il est temps pour les Français de « choisir leur camp dans cette guerre des civilisations qui se déroule sur notre sol ».

Si Macron a accompli quelque chose au cours de sa présidence chaotique, ce n’est certainement pas, comme l’avait espéré avec enthousiasme Jürgen Habermas, de transformer le « projet des élites » européennes en projet des citoyens, mais plutôt d’enhardir et de normaliser l’extrême droite française50. En acceptant des interviews dans leurs journaux et en utilisant leur vocabulaire, leurs thèmes et leurs solutions, le président qui avait impressionné Habermas par sa « connaissance intime de la philosophie de l’histoire de Hegel » a fini par être le président le plus à droite de la Cinquième République.

Un choc des civilisations à la Huntington structure désormais les débats politiques français, dans lesquels les appels à une action politique forte contre les « barbares » musulmans sont normalisés. Là où Zemmour pourrait avoir raison, c’est que, comme il l’a soutenu lorsqu’il préparait sa candidature à la présidence, celui qui gagne l’élection présidentielle est celui qui impose sa question51.

Sur les quarante-cinq points du programme des Gilets jaunes, aucun ne concernait l’immigration ou l’identité nationale.

Dès lors, si la gauche française veut avoir une chance dans la lutte à venir, elle doit changer la question. Avec la disparition du communisme et de la grandeur gaulliste dans les années 1980, les débats sur le républicanisme et les alternatives à la mondialisation dirigée par l’Amérique sont souvent réduits à la nostalgie des traditions et du mode de vie français et à des définitions concurrentes de la citoyenneté française. Alors que le candidat de la gauche socialiste, Jean-Luc Mélenchon, plaide pour une « créolisation » à la française afin de promouvoir la diversité culturelle et les échanges dans la société, Zemmour prêche son modèle assimilationniste pour protéger une notion figée de l’identité française. Mais si Mélenchon, à travers sa lecture du poète Édouard Glissant, a tenté de façonner une définition moins essentialiste et plus progressiste de la citoyenneté, plus concentrée sur la réciprocité que sur les racines, il a tout de même amené le débat exactement là où la droite le souhaite. Trop se concentrer sur une autre version de l’identité, plus fluide peut-être, ne ferait que donner à la droite le type de gauche qu’elle souhaite.

Pour les socialistes, la véritable résistance à la politique identitaire consiste aujourd’hui à s’opposer au « libéralisme LBD » de Macron, et non à des débats stériles sur la politique des campus universitaires. Le plaidoyer pour une identité nationale forte — ou son rejet en faveur du pluralisme — n’est évidemment pas la voie à suivre. Comme l’a souligné Walter Benn Michaels, la classe politique française, au cours des quarante dernières années, a transformé la bataille politique sur « les différences entre ce que les gens pensent (idéologie) et les différences entre ce que les gens possèdent (classe) avec les différences entre ce que les gens sont (identité)52». Dans un tel cadre, les conflits sur la répartition des richesses ont été commodément remplacés par des conflits sur notre identité. Remplacement, en d’autres termes, par un autre type de politique de classe: la politique des classes dominantes. Pour changer le récit, la gauche a besoin de sa propre politique de classe, en dehors du piège identitaire.

Article originellement paru dans la revue belge Lava au printemps 2022.

1. Cole Stangler, « France Is Becoming More Like America. It’s Terrible. » New York Times, 2 juin 2021.

2. Voir, en particulier : Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux (Paris: Seuil, 2021), 381-406.

3. « Sur l’islamisme, ce qui nous menace, c’est la persistance du déni », Le Monde, 31 octobre 2020; Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, « Impasse des politiques identitaires », Le Monde Diplomatique, février 2021.

4. « Pour une République française antiraciste et décolonisée », Mediapart, 3 juillet 2020.

5. « Emmanuel Macron nous répond », Elle, n° 3941, 2 juillet 2020, 16.

6. Concernant les débats contemporains sur le républicanisme français, voir Emile Chabal, A Divided Republic: Nation, State and Citizenship in Contemporary France, (Cambridge: Cambridge University Press, 2015).

7. Patrick Buisson, La Cause du peuple (Paris: Perrin, 2016), 318.

8. Walter Benn Michaels, The Shape of the Signifier: 1967 to the End of History (Princeton: Princeton University Press, 2013), 78.

9. Eric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot (Paris: Rubempré, 2021).

10. François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, La République du centre : la fin de l’exception française (Paris: Calmann-Lévy, 1988).

11. Furet, Julliard et Rosanvallon, La République du centre, 138.

12. Cité dans Philip Short, A Taste for Intrigue: The Multiple Lives of François Mitterrand (New York: Henry Holt, 2014).

13. Cité dans Short, A Taste for Intrigue.

14. Le général Charles de Gaulle fit alors marche arrière sur sa décision de quitter le commandement militaire de l’OTAN en 1966.

15. Richard F. Kuisel, The French Way: How France Embraced and Rejected American Values and Power (Princeton: Princeton University Press, 2012), 25.

16. Cité dans Bruno Amable et Stefano Palombarini, The Last Neoliberal: Macron and the Origins of France’s Political Crisis, New York et Londres, Verso, 2021, 57, 54.

17. Jean-Yves Le Drian, Jean-Pierre Mignard, Jean-Michel Gaillard et François Hollande, « Pour être modernes soyons démocrates ! ,» Le Monde, 17 décembre 1984 ; cité dans Amable et Palombarini, The Last Neoliberal, 52.

18. Cité dans Jacques Attali, Verbatim I (Paris: Fayard, 1995), p. 399.

19. Jean Baudrillard, La Gauche divine (Paris: Grasset, 1985), 71.

20. Furet, Julliard et Rosanvallon, La République du centre, 117-18.

21. Le Drian et al., « Pour être modernes soyons démocrates !» 

22. Jean-François Trans, La Gauche bouge, JC Lattès, Paris, 1985, 9.

23. Michel Rocard, « Les deux cultures politiques, discours prononcé au congrès de Nantes du Parti socialiste en avril 1977 », dans Michel Rocard, Parler vrai (Paris: Seuil, 1979), 80.

24. Voir, notamment, Abdelalli Hajjat, La marche pour l’égalité contre le racisme (Paris: Amsterdam, 2013).

25. Gérard Noiriel, Racisme : la responsabilité des élites (Paris: Éd. Textuel, 2007), 10.

26. « Beur », c’est ainsi que se désignaient les jeunes Arabes de la banlieue parisienne. 

27. Hajjat, La Marche, 159-60.

28. Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France (Paris: Lignes, 2011), 27.

29. Bruno Amable, La résistible ascension du néolibéralisme : modernisation capitaliste et crise politique en France, 1980-2020 (Paris: La Découverte, 2021).

30. Thomas Piketty, « Brahmin Left vs Merchant Right: Rising Inequality & the Changing Structure of Political Conflict (Evidence from France, Britain and the US, 1948-2017) », World Inequality Lab Working Papers, Series 2018/7 (mars 2018), 3.

31. Olivier Ferrand, Romain Prudent et Bruno Jeanbart, « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? », Terra Nova 1, mai 2011, 10.

32. Club de l’Horloge, L’identité de la France (Paris: Albin Michel, 1985), 20.

33. Cité dans Emile Chabal, A Divided Republic, 249.

34. Club de l’Horloge, L’identité de la France, 314.

35. Christophe-Cécil Garnier, « 21, 33, 40, 50 millions… Quel est le vrai montant de la campagne de Nicolas Sarkozy ? » Slate France, 14 octobre 2015.

36. Buisson, La Cause du peuple, 319.

37. Nicolas Sarkozy, « Appel aux électeurs du centre pour le second tour », 29 avril 2007. 

38. Mitchell Dean et Daniel Zamora, The Last Man Takes LSD: Foucault and the End of Revolution (New York et Londres: Verso, 2021), 187.

39. Gérard Noiriel, Les gilets jaunes à la lumière de l’histoire (Paris: L’aube, 2019), 57-9.

40. Emmanuel Macron, « Le discours d’Emmanuel Macron face aux gilets jaunes », Le Monde, 10 décembre 2018.

41. Amable, La résistible ascension du néolibéralisme.

42. Caroline Beyer, « Comment l’islamo-gauchisme gangrène les universités », Le Figaro, 11 février 2021, 1-3.

43. Entretien avec Jean-Michel Blanquer, Le Journal du Dimanche, 25 octobre 2020.

44. D’une manière sans précédent, le Centre national français de la recherche scientifique (CNRS) a refusé d’entreprendre une telle enquête et a ouvertement attaqué le ministre pour avoir employé un concept qui « ne correspond à aucune réalité scientifique », dénonçant une « controverse emblématique de l’instrumentalisation de la science ».

45. Voir, notamment, Corinne Torrekens, « Islamo-gauchisme », La Revue Nouvelle, juillet 2020.

46. Pierre-André Taguieff cité dans Norimitsu Onishi, « Les idées américaines menacent-elles la cohésion française ? », New York Times, 9 février 2021.

47. Stangler, « France Is Becoming More Like America ».

48. Tucker Carlson est un éditorialiste et animateur de télévision américain. Il défend des points de vue libertariens, climatosceptiques et conservateurs.

49. Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot.

50. Jürgen Habermas, « How Much Will the Germans Have to Pay ? », Spiegel, 26 octobre 2017.

51. Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot.

52. Benn Michaels, The Shape of the Signifier, 24.