Pourquoi les centristes italiens n’arrivent pas à combattre l’extrême-droite

Giorgia Meloni, Matteo Salvini et Silvio Berlusconi, respectivement leaders des Fratelli d’Italia, de la Lega et de Forza Italia. Les trois partis forment l’alliance des droites, dominée par les Fratelli. © Presidenza della Repubblica

Les Frères d’Italie, parti d’extrême-droite dirigé par Giorgia Meloni, sont en bonne voie pour remporter les élections italiennes ce dimanche. Il bénéficie de la complaisance des médias et de l’échec du centre-gauche à proposer une solution permettant au pays d’échapper à la stagnation. Article de David Broder, publié par Jacobin, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Selon les sondages, la coalition dite de « centre droit », du moins d’après les médias italiens, frôle les 50% d’intentions de vote pour le scrutin de ce dimanche. Dès lors, elle est quasiment assurée d’obtenir une large majorité au Parlement. Toutefois, force est de constater que parler de « centre droit » est un doux euphémisme. Tant Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), le parti postfasciste de Giorgia Meloni qui est la force principale de cette alliance (crédité d’environ 24 % dans les sondages), que la Lega (Ligue) de Matteo Salvini (créditée de 14 %) font cause commune en promettant d’énormes réductions d’impôts tout en déversant une propagande haineuse visant, entre autres, les immigrants, les « lobbies » LGBTQ et « le remplacement ethnique en cours ».

Fratelli d‘Italia n’est pas assuré d’arriver en tête. Dans les sondages, il est au coude-à-coude avec le Parti démocrate (centre-gauche). Toutefois, les projections en sièges de ce dernier sont bien moins fiables faute d’alliés de poids. Le Parti démocrate affirme qu’il poursuivra la politique menée par le gouvernement technocratique transpartisan de Mario Draghi, constitué en février dernier pour mettre en œuvre le plan de relance européen et dissout suite à la démission de ce dernier durant l’été. La majorité de Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, s’appuyait également sur Forza Italia de Silvio Berlusconi, la Lega, et l’éclectique Mouvement cinq étoiles ; ayant perdu le soutien de ceux-ci en juillet dernier, le Parti démocrate est désormais isolé.

Sur l’histoire des gouvernements technocratiques en Italie et leur caractère antidémocratique, lire sur LVSL l’article de Paolo Gerbaudo « Italie : le gouvernement technocratique de Draghi est une insulte à la démocratie »

Cette situation est à l’origine d’une illusion d’optique typique de la vie politique italienne, où les représentants de la droite affirment combattre une gauche soi-disant hégémonique, alors même qu’il n’y a plus de gauche à proprement parler en Italie. Le gouvernement Draghi était le dernier avatar d’une longue série de grandes coalitions et de « gouvernements techniques » qui se sont succédé ces dernières décennies, soutenus notamment par le Parti démocrate, farouche garant de la stabilité institutionnelle. Mais, compte tenu du substrat intrinsèquement néolibéral et décliniste de la vie politique italienne, la campagne de 2022 se joue une fois encore entre ce centre gauche néolibéral et managérial et les partis d’extrême-droite qui affirment vouloir mettre un terme à « une décennie de gouvernements de gauche ».

Au milieu des turbulences actuelles que connaît le système des partis, le fait de ne pas appartenir au gouvernement Draghi a assurément aidé Fratelli d’Italia à ratisser à droite. Le parti n’était crédité que de 4 % en 2018, et à peu près la moitié de ceux qui lui apportent désormais leur soutien sont d’anciens électeurs de la Lega, qui a elle-même connu un  essor en 2018-2019, lorsque Matteo Salvini était ministre de l’Intérieur. Cependant, le fait que la Lega ait rejoint les autres grands partis pour soutenir Draghi depuis février 2021 a permis à Meloni de se poser en seule opposante. Durant un an et demi, elle a ainsi mis l’accent sur son approche « constructive », hostile à la « gauche au pouvoir » mais pas à Draghi lui-même. Par ailleurs, Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, pour témoigner de son atlantisme. Autant de moyens de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.

Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, afin de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.

Quant au centre-droit, une fraction de celui-ci était mécontente à la fin du gouvernement Draghi. Au début de la campagne, le Parti démocrate a cajolé des personnalités comme Renato Brunetta, un allié de longue date de Berlusconi, qui a fini par quitter Forza Italia (parti de Berlusconi, membre de l’alliance des droites). Un peu à la façon des Démocrates américains à la recherche de Républicains « modérés », anti-Trump, certains au centre-gauche n’ont pas renoncé à l’idée de trouver des interlocuteurs à droite, quitte à se tourner vers des personnalités (notamment Berlusconi) qui, par le passé, représentaient le « mal » auquel un vote « du moindre mal » devait faire barrage. Le seul problème est qu’avec le temps, le mal ne cesse d’empirer.

Les fantômes du passé n’ont pas refait surface

Nombre de médias italiens ne font aucun effort pour « diaboliser » Meloni. « Peut-on arrêter de faire référence au passé ne serait-ce que pendant deux mois ? » a même demandé le journaliste Paolo Mieli au début de la campagne. Quoi qu’en dise Mieli, personne n’avait prétendu que Fratelli d’Italia projetait une « marche sur Rome » pour célébrer le centenaire de l’arrivée au pouvoir de Benito Mussolini en octobre 1922. En réalité, Enrico Letta lui-même, leader du Parti démocrate, entretient depuis quelques années des relations cordiales avec Meloni. Néanmoins, il y a manifestement quelque chose d’inhabituel à ce que qu’une aspirante Première ministre ait besoin d’insister sur le fait que les « nostalgiques » de son parti – un euphémisme pour désigner les dirigeants du parti qui affichent les symboles et les oriflammes de la république de Salo qui a collaboré avec les nazis – sont des « traîtres à la cause ».

Le fait que Mieli, ancien étudiant de Renzo de Felice (célèbre biographe de Mussolini) et l’auteur de nombreux livres sur l’Italie du vingtième siècle, appelle à arrêter de faire référence au passé est significatif. Sa demande a été reprise par des pans entiers des médias nationaux, qui font souvent preuve d’une étonnante amnésie, y compris sur l’histoire récente. Fratelli d’Italia, héritier du Movimento Sociale Italiano (MSI – Mouvement social italien) néofasciste créé en 1946, nie régulièrement en bloc les assertions de racisme et d’éloge du fascisme de ses dirigeants, ainsi que leurs liens avec d’autres groupes militants, arguant que tout cela n’est que « calomnies ». Ces démentis sont repris en chœur par les journalistes des quotidiens de droite qui soulignent que puisque le « fascisme n’est pas de retour » – et il ne l’est pas effectivement pas de manière littérale – la question n’a pas lieu d’être.

Des indices montrent toutefois que le passé de certains candidats revient les hanter, même si cela ne concerne pas l’aile postfasciste de la politique italienne. Raffaele La Regina, candidat du Parti démocrate dans la région méridionale de Basilicate, a dû retirer sa candidature après que la révélation de propos datant de 2020 où il remettait en question le droit d’Israël à exister. De grands quotidiens comme Il Corriere et La Repubblica ont alors, assez bizarrement, fait remarquer que les anciennes déclarations des politiciens postées sur les médias sociaux sont désormais utilisées à des fins électorales. Toutefois, les anciennes allégations répétées de Meloni selon lesquelles l’« usurier » George Soros, un milliardaire juif d’origine hongroise, « finance un plan de substitution ethnique des Européens » n’ont pas été évoquées durant la campagne actuelle.

La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit.

La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit. Les campagnes calomnieuses officielles contre les opposants et les minorités similaires à celles pratiquées en Pologne et en Hongrie, pourraient également se multiplier. Plus encore que la Hongrie, la droite polonaise du PiS sert en effet de modèle au parti de Meloni, d’autant que celle-ci semble avoir retrouvé une certaine légitimité au sein des cercles dirigeants de l’Union européenne depuis l’invasion russe de l’Ukraine. De plus, si Meloni a par le passé encensé Vladimir Poutine, elle adhère davantage aux positions atlantistes que la Lega, bien que son parti soit plus proche de la Conservative Action Political Conference (CPAC) et de l’aile trumpiste du Parti républicain que de l’administration démocrate actuellement au pouvoir à Washington.

Ainsi, il n’y aucune chance que Meloni ne cherche à sortir de l’euro ou de l’Union européenne, pourtant à l’origine de la stagnation économique de l’Italie depuis deux décennies. En revanche, un gouvernement dirigé par Meloni risque d’infliger des dommages durables de deux façons. D’une part en appelant à un blocus naval contre les bateaux de migrants, un acte démagogique non seulement illégal mais aussi à même de tuer des milliers d’êtres humains. D’autre part en proposant différents projets de réécriture de la Constitution italienne pour y inclure des articles vagues et fourre-tout pour lutter contre les critiques de la gauche, par exemple en criminalisant l’« apologie du communisme » ou du « totalitarisme islamique ». Derrière ce renversement du caractère antifasciste (rarement appliqué) de la Constitution actuelle se cache le projet de transformer l’Italie en une république présidentielle, en remplaçant le système parlementaire actuel par un exécutif tout-puissant.

Une campagne qui n’aborde aucun sujet de fond

Compte tenu de l’avance de Meloni dans les sondages, sa campagne se veut plutôt discrète, presque entièrement consacrée à répondre à la gauche qui l’accuse de ses liens avec le fascisme. Elle a notamment réalisé une vidéo sur le sujet à destination de la presse internationale – une déclaration face caméra, sans questions de journalistes – dans laquelle elle affirme que le fascisme appartient à « l’histoire ancienne » et où elle dénonce les « lois antijuives de 1938 » et la « dictature ». Le choix des termes, moins critiques du passé que ceux adoptés en son temps par Gianfranco Fini, leader historique du MSI (ancêtre des Fratelli) dans les années 1990-2000, vise de toute évidence à éviter de condamner la tradition néo-fasciste proprement dite. Meloni insiste d’ailleurs sur le fait que la gauche invoque l’histoire faute de trouver quoi que ce soit à dire sur son programme de gouvernement.

Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été.

Sur ce dernier point, il est malheureusement difficile de lui donner tort. En réalité, les deux camps principaux, à savoir le bloc centriste du Parti Démocrate et l’alliance des droites, manquent cruellement de propositions concrètes pour les cinq prochaines années. La recherche par le Parti démocrate des voix centristes en grande partie imaginaires (et la multitude des petits partis néolibéraux qui affirment représenter ce « troisième pôle ») est également un épiphénomène de ce problème. Alors que Fratelli d’Italia rassemble l’électorat de droite sous un nouveau leadership, le centre-gauche semble paralysé, uniquement capable de se retrancher derrière la défense d’un modèle économique qui a conduit la croissance italienne à stagner depuis la fin des années 1990, tout en ayant recours à des subventions temporaires et à des mesures d’allègement pour en atténuer les répercussions. Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été. Le cercle vicieux de faibles niveaux d’investissements, de modestes gains de productivité, de creusement de la dette publique, et de taux d’emploi structurellement bas a donc toutes les chances de continuer à frapper l’Italie.

En matière économique, les propositions de Meloni et de ses alliés sont tout aussi inadaptées que celles de leurs adversaires centristes. Le « centre-droit » promet notamment une réduction générale de la fiscalité et de la bureaucratie, tout en promettant de taxer davantage les entreprises non-européennes, censées être responsables à elles seules de l’évasion fiscale phénoménale dont est victime l’Italie. La proposition de Fratelli d’Italia pour stimuler l’emploi – des réductions d’impôts pour les entreprises (italiennes) qui créent des emplois – n’est qu’un pansement sur la jambe de bois des faiblesses économiques structurelles. En parallèle, Meloni souhaite remettre en question les allocations versées aux demandeurs d’emploi. Au sein de la coalition de droite, la proposition de la Lega d’un taux d’imposition uniforme de 15% – quitte à creuser un trou de 80 milliards d’euros dans les comptes publics – est tellement extravagante qu’on se demande pourquoi le parti ne propose pas d’aller encore plus loin en proposant un taux de 10% ou de 5%. La candidature, sur les listes de Fratelli d’Italia, de Giulio Tremonti, ministre des Finances à plusieurs reprises sous l’ère Berlusconi, témoigne sans la moindre ambiguïté de l’absence d’alternative en matière de politique économique.

À la gauche du Parti démocrate, certaines forces politiques tentent d’imposer la politique sociale dans la campagne. L’une, quoique plutôt chimérique, est le Mouvement cinq étoiles, dirigé par Giuseppe Conte : après avoir été au début de la dernière législature un fragile allié de la Lega de Salvini, il a fait de la défense de l’allocation aux demandeurs d’emploi déposée en 2019 (improprement appelée « revenu citoyen ») sa politique phare. Etant donné le départ de Luigi Di Maio, ancien dirigeant du parti, et ses alliances à géométrie variable (avec la Lega, puis avec le Parti Démocrate, avant de soutenir le gouvernement technocratique de Draghi, qui incarnait tout ce que les 5 Étoiles ont toujours dénoncé, ndlr) il obtiendra probablement autour de 10%, bien loin des 32% de 2018. Une partie des forces de la gauche et des écologistes s’est alliée au Parti démocrate (avec notamment la candidature du défenseur des ouvriers agricoles Aboubakar Soumahoro, d’origine ivoirienne) et soutient donc le cap néolibéral de ce parti. Enfin, une gauche indépendante de toute alliance se présente sous la bannière de l’Unione Popolare (Union populaire), emmenée par l’ancien maire de Naples Luigi de Magistris. Créée au dernier moment – les élections étant  initialement prévues pour le printemps prochain – cette liste a peu de chances d’obtenir des élus au Parlement.

La période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes.

Ainsi, si la vie politique italienne est marquée par une profonde polarisation rhétorique avec des affrontements verbaux permanents et par la récurrence du symbolisme historique, aucune réelle alternative ne semble vraiment émerger. En réalité, le malaise économique est plus chronique que réductible à une période de crise en particulier : l’estime des citoyens à l’égard des partis est en baisse depuis plus de trente ans, et les choses ne sont pas près de changer. Cependant, la période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes. En diffusant récemment une vidéo d’une femme qui prétend s’être fait violer par un immigrant, Meloni nous révèle beaucoup de choses sur sa vraie personnalité. L’espoir de ne pas la voir accéder au pouvoir paraît bien mince.

En Italie, face à l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, quel avenir pour la gauche ?

Ce dimanche, une coalition dominée par l’extrême droite devrait remporter haut la main les élections en Italie. Dans le pays qui hébergeait autrefois l’un des plus puissants mouvements ouvriers d’Europe, une gauche populaire et de rupture peine à voir le jour. Par Aurélie Dianara, chercheuse à l’Université d’Évry Paris-Saclay et autrice d’un ouvrage à paraître sur la gauche et l’Union européenne.

Cent ans après la marche sur Rome, les héritiers du fascisme s’apprêtent-ils à remporter les élections législatives en Italie ce 25 septembre ? Le parti d’extrême droite Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni se place en tête de tous les sondages avec près de 25% d’intentions de vote. Une coalition de droite et d’extrême droite réunissant Fratelli d’Italia, la Lega de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi, est donnée largement favorite. Pour la première fois, une des économies majeures de l’Union européenne sera donc vraisemblablement dirigée par l’extrême droite.

[NDLR : pour une mise en contexte de ces élections, consulter le dossier « Italie : la poudrière de l’Europe ? » sur LVSL]

Ces élections anticipées, organisées à la hâte après la chute du gouvernement de l’ex-banquier et ex-président de la Banque centrale européenne Mario Draghi, annoncent donc une nouvelle reconfiguration du paysage politique italien, où un « bloc populaire » peine à voir le jour. Qui plus est, dans un contexte marqué par une inflation galopante, une aggravation de la crise sociale et climatique, la perspective d’une pénurie énergétique, sans oublier une crise sanitaire et un conflit mondial dont on ne voit pas la fin, et face à cette victoire quasi certaine de la droite, un taux d’abstention record se profile. 

Le parti de Meloni est loin de prôner des politiques en faveur des classes populaires. Tourné davantage vers la classe moyenne et la petite bourgeoisie, il défend un programme néolibéral : diminution des impôts, réduction du coût du travail, augmentation des aides aux entreprises, etc. Les milieux d’affaires italiens ne s’y sont d’ailleurs pas trompés et penchent désormais pour la candidature de Meloni.

Dans un pays où la gauche a presque disparu depuis plusieurs décennies, le défi pour la reconstruction d’une gauche populaire et de rupture est immense – mais nécessaire.

Le retour des néofascistes au pouvoir ?

Si la coalition électorale que certains médias et commentateurs politiques italiens s’entêtent à qualifier de « centre-droit » ratisse large, allant de la démocratie chrétienne à l’extrême droite, c’est bien un parti aux racines fascistes qui est appelée à la dominer – et très nettement. Né en 2012, Fratelli d’Italia s’inscrit dans la continuité historique du Mouvement social italien (MSI) fondé en 1948 par des nostalgiques de Mussolini. Giorgia Meloni, présidente du parti depuis 2014, a d’ailleurs fait ses premiers pas en politique à quinze ans au sein du Front de la jeunesse, l’organisation des jeunes du MSI, avant de rejoindre l’Alliance nationale de Gianfranco Fini, née sur les cendres du MSI, parti pour lequel elle devient députée en 2006, à 29 ans, puis, deux ans plus tard, ministre de la jeunesse sous un gouvernement de Berlusconi.

Bien qu’il se distingue de formations ouvertement néofascistes, comme Forza Nuova ou CasaPound, se présente comme « conservateur » et se défende d’avoir des sympathies pour Mussolini, le parti cultive les références à l’héritage fasciste italien, à commencer par la flamme tricolore représentée dans son logo. Ces dernières années, il a compté parmi ses représentants l’arrière-petit-fils du Duce Caio Giulio Cesare Mussolini, candidat aux européennes en 2019, mais aussi sa petite-fille Rachele Mussolini, qui obtient le plus de voix aux municipales de Rome en 2021. Par ailleurs, et de manière encore plus significative peut-être, Meloni refuse de célébrer le 25 avril, l’anniversaire de la libération de l’Italie, symbole de la Résistance et de la victoire contre le régime de Mussolini et l’occupation nazie. L’honneur, l’identité italienne, et la défense de la famille traditionnelle et de la nation face au déclin civilisationnel et au risque migratoire sont des valeurs omniprésentes dans les discours du parti.

Mais sous l’impulsion de Meloni, Fratelli d’Italia a su depuis quelques années dédiaboliser son image et se donner des airs de modernité. Le parti insiste sur son attachement à la démocratie et au respect des institutions, et mobilise des références à des auteurs de gauche ou démocrates comme Berthold Brecht, Hannah Arendt, Pier Paolo Pasolini, ou encore la partisane Tina Anselmi. Paradoxalement, Meloni a également su mettre habilement en avant le fait d’être une femme, par exemple pendant sa campagne aux élections municipales de Rome en 2016 alors qu’elle était enceinte et encaissait les commentaires sexistes de ses rivaux, ou bien lors d’un discours donné en octobre 2019 à Rome, où elle déclarait « Je m’appelle Giorgia, je suis une femme, une mère, je suis italienne, je suis chrétienne. Vous ne me l’enlèverez pas ! » – déclaration devenue virale sur les réseaux sociaux.

Dans son autobiographie publiée en 2021, Io sono Giorgia (Je m’appelle Giorgia), elle livre le portrait d’une femme normale, avec ses forces et ses fragilités, conservatrice mais attachée à la pop culture ; elle narre entre autres ses origines populaires, la douloureuse absence de son père (communiste), sa maternité et l’amour qui la lie à sa fille, sa foi et son ascension en politique.

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Giorgia Meloni prend la parole sur la place San Giovanni à Rome, octobre 2019

Cette mise en récit, ainsi que sa stratégie résolue à se placer comme force d’opposition, a permis à Fratelli d’Italia de passer de moins de 2% aux élections législatives de 2013, 4% à celles de 2018, à la première place du podium aujourd’hui. Et de siphonner, en plus de leur électorat, le personnel politique des autres formations traditionnelles de droite, comme Daniela Santanché, Guido Crosetto et Rafaelle Fitto, anciens berlusconiens. La Lega de Salvini, alliée au pouvoir du Mouvement Cinq Étoiles (M5S) puis du gouvernement d’ « union nationale » Mario Draghi ces dernières années, est ainsi passée quant à elle de plus de 34% de voix aux européennes de 2019 à environ 12% d’intentions de vote aujourd’hui, alors que le parti de Berlusconi, qui a longtemps dominé la droite italienne, oscille autour de 8%.

Les volte-face et les promesses non tenues du Mouvement 5 étoiles – concernant la TAV mais aussi le gazoduc TAP dans les Pouilles, la sortie de l’euro et le rétablissement de la souveraineté populaire face à l’UE, l’abolition du Jobs Act, etc. – ont été nombreuses.

Pourtant, bien qu’il s’apprête à tirer profit du mécontentement suscité par les recettes néolibérales appliquées par tous les gouvernements qui se sont succédés ces dernières années, le parti de Meloni est loin de prôner des politiques en faveur des classes populaires. Tourné davantage vers la classe moyenne et la petite bourgeoisie, il défend un programme néolibéral (diminution des impôts, réduction du coût du travail, augmentation des aides aux entreprises avec une touche de protectionnisme), défend l’abolition du système d’aides sociales du « Revenu de citoyenneté » mis en place par le M5S, et s’oppose à l’instauration d’un salaire minimum – dans un pays qui compte pourtant 5,5 millions de working poor, sans parler du travail au noir. Les milieux d’affaires italiens ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, et penchent désormais pour la candidature de Meloni. Les bruits de couloir quant au prochain ministre des finances indiquent qu’il demeurera dans les clous de l’orthodoxie (Eurointelligence, 21/09/22).

Aux politiques pro-marché s’ajoutent l’annonce d’une réforme constitutionnelle pour instaurer un régime présidentiel, l’opposition à l’homoparentalité et à l’avortement (repeinte en défense du « droit à ne pas avorter »), sans oublier bien sûr des politiques anti-migrants et une militarisation accrue des frontières. En matière internationale, tandis que depuis la guerre en Ukraine, l’amitié avec la Russie a été remplacée par un atlantisme fervent qui renforce son soutien à l’Union européenne et à l’OTAN, l’alliance avec Victor Orban tient bon.

L’introuvable bloc populaire

Face à ce bloc des droites, l’offre politique est fragmentée et aucune force ne semble pour l’instant à même d’incarner une alternative crédible pour le vote populaire. Certainement pas la coalition centriste du Partito Democratico (PD) d’Enrico Letta qui, malgré ses gesticulations pour appeler au « vote utile » contre la droite, dépasse à peine les 20%, loin derrière la droite. Au cours d’un long parcours de droitisation, les sociaux-démocrates du PD ont soutenu ou même initié toutes les mesures néolibérales des dernières décennies. Les électeurs n’ont pas complètement oublié, par exemple, que c’est le PD de Matteo Renzi qui a imposé en 2016 le Jobs Act, une réforme qui a fait voler en éclat la protection contre les licenciements. Depuis, Renzi a quitté le parti et fondé Italia Viva, une petite formation qui fait désormais concurrence au PD au sein de l’extrême centre néolibéral.

Le M5S, ce mouvement étiqueté « populiste » qui il y a cinq ans rompait le bipolarisme du paysage politique italien en remportant 32% aux élections législatives, est aujourd’hui en déroute et tournait dans les derniers sondages autour des 10-12%. Certes, la formation fondée en 2009 par l’humoriste Beppe Grillo et l’entrepreneur Gianroberto Casaleggio avait su canaliser après la crise économique de 2008 les aspirations à davantage de démocratie participative et le ressentiment envers « la caste » politique. Il avait attiré à lui des militants de différentes luttes, notamment du mouvement no-TAV, opposé à la construction de la ligne de chemin de fer Lyon-Turin pour des raisons environnementales. Mais l’exercice du pouvoir, partagé un temps avec l’extrême droite de Salvini puis avec le PD, jadis son ennemi juré, avant de soutenir le gouvernement technocratique de « Super Mario », a peu à peu décrédibilisé le mouvement.

Les volte-face et les promesses non tenues – concernant la TAV mais aussi le gazoduc TAP dans les Pouilles, la sortie de l’euro et le rétablissement de la souveraineté populaire face à l’UE, l’abolition du Jobs Act, etc. – ont été nombreuses. Des crises internes ont également affaibli le M5S, qui a progressivement perdu une grande partie de ses élus aux parlements italien et européen, partis à droite comme à gauche ou au centre ; et son ancien leader Luigi di Maio a fait ses valises il y a quelques mois pour fonder Impegno civico, un petit parti désormais allié du PD.

On l’aura compris, les classes populaires italiennes ont cessé de s’identifier à un projet d’émancipation et de rupture avec l’ordre du capital – et ce depuis longtemps. En Italie, pays qui a pourtant donné naissance au plus puissant parti communiste d’Europe occidentale et qui a été un émulateur de mouvements sociaux et de pensée critique au XXème ècle, la gauche a été anéantie depuis deux ou trois décennies.

Aujourd’hui, le mouvement, dirigé par l’avocat et ancien premier ministre (2018-2021) Giuseppe Conte tente de se repositionner à gauche dans l’espoir de s’offrir une deuxième jeunesse. Pour récupérer les électeurs et électrices de gauche qui ne veulent plus donner leurs votes au PD mais rechignent de voter pour les petits partis de l’écologie et de la gauche radicale, le nouveau programme comporte l’introduction du salaire minimum, la réduction de temps de travail sans perte de salaire, le mariage pour tous, l’investissement dans les énergies renouvelables et la rénovation énergétique des logements, etc. Cette stratégie pourrait bien fonctionner en partie et gonfler finalement le score du M5S, même s’il est douloureux, pour l’électorat de gauche, de mordre à l’hameçon d’un mouvement qui s’est toujours autoproclamé « ni de gauche ni de droite », et qui une fois arrivé au pouvoir s’est allié avec Salvini, a rejoint le groupe des nationalistes britanniques de UKIP au Parlement européen, et a soutenu, à côté de quelques mesures progressistes comme le revenu de citoyenneté ou le gel des licenciements pendant la pandémie de Covid-19, des politiques économiques bénéficiant aux plus riches, une réduction du nombre de parlementaires, un « paquet sécurité » anti-migrants, une criminalisation des ONG qui secourent les migrants en mer, et une gestion sécuritaire de la crise sanitaire sans investissements réels dans le secteur de la santé.

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En 2018, Giuseppe Conte, l’actuel leader du Mouvement Cinq Étoiles, alors premier ministre, présente le décret sécurité et immigration avec Matteo Salvini, leader de la Lega

Contrairement à la France, où les dernières élections ont permis la montée en puissance d’un bloc populaire dominé par une gauche radicale, on peine à voir émerger en Italie un bloc populaire progressiste. Bien que Conte ait tenté de se présenter comme le « Mélenchon d’Italie », le M5S a refusé d’envisager une coalition avec les formations qui se situent à gauche du PD. Par ailleurs, selon les sondages, le M5S n’est que le quatrième choix des classes populaires, après l’abstention, Fratelli d’Italia, et la Lega. 

La reconstruction d’une gauche populaire et de rupture

On l’aura compris, les classes populaires italiennes ont cessé de s’identifier à un projet d’émancipation et de rupture avec l’ordre du capital – et ce depuis longtemps. En Italie, pays qui a pourtant donné naissance au plus puissant parti communiste d’Europe occidentale et qui a été un émulateur de mouvements sociaux et de pensée critique au XXème ècle, la gauche a été anéantie depuis deux ou trois décennies. La décrédibilisation de l’idée de « gauche » par l’évolution du PD, pourtant l’héritier du Parti communiste italien (PCI) dissout en 1991, ainsi que la contre-révolution culturelle menée par la droite depuis les années 1990, mais aussi la trajectoire déclinante de l’aile gauche de l’ancien PCI, constituée en Partito della Rifondazione Communista (PRC) en 1991, et le parasitage à gauche du M5S, en sont probablement les principales raisons.

À gauche du PD, à part le peu fiable M5S, deux options s’offrent aux électeurs. D’un côté, l’Alleanza Verdi-Sinistra, qui rassemble le parti écologiste modéré de Angelo Bonelli et Sinistra italiana de Nicola Fratoianni, dans l’espoir de dépasser les 3% du seuil électoral. Conformément à la stratégie décennale de ces formations, la coalition a accepté de se soumettre au « centre-gauche » libéral en passant un accord concernant le scrutin uninominal majoritaire – qui concerne un tiers des sièges, les deux-tiers restant étant attribués au scrutin proportionnel de liste – pour s’assurer quelques sièges au Parlement. Malgré cela, une partie de l’électorat de gauche semble se préparer à voter pour cette alliance, attirés notamment par la présence sur ses listes de militants importants des luttes sociales italiennes – comme Aboubakar Soumahoro, militant syndicaliste d’origine ivoirienne devenu l’une des figures de proue des luttes des travailleurs migrants, et Ilaria Cucchi, dont le frère Stefano a été assassiné par la police en 2009, et qui lutte depuis contre les violences policières.

De l’autre côté, une formation de gauche radicale qui refuse de jouer la béquille du camp néolibéral : l’Unione popolare, qui réunit Potere al Popolo et PRC aux côtés de l’ancien maire de Naples Luigi de Magistris et de son parti DemA, et est soutenu par d’autres éléments de la gauche anticapitaliste, comme le syndicat de base USB. La formation s’inspire de la NUPES lancée par la France insoumise ; elle défend en particulier l’introduction d’un salaire minimum de 10 euros de l’heure et 1600 euros par mois et la revalorisation des salaires et des retraites, la réduction du temps de travail sans perte de salaire, l’abolition du Jobs Act, des investissements massifs pour la bifurcation écologique, le blocage des prix et une taxe de 90% sur les « superprofits » des entreprises de l’énergie, l’interdiction des jet privés et des investissements dans les énergies fossiles, etc.

L’Unione popolare, lourdement ostracisée par les médias et les instituts de sondage, risque de ne pas dépasser le seuil électoral – elle oscillait dans les derniers sondages entre 1 et 2%. Une partie de l’électorat de gauche préfère en effet le « vote utile » pour l’Alliance Verdi-Sinistra ou même le M5S face à la menace d’une possible majorité des deux tiers pour la droite et le centre, qui leur permettrait de changer la constitution. 

Pour les membres de l’Unione popolare, ces élections ne sont qu’une étape vers la reconstruction d’une gauche populaire et de rupture capable d’organiser et de représenter les travailleurs, les classes populaires et les luttes sociales. C’est le pari fait par les militants de Potere al Popolo lors de sa création il y a cinq ans à l’appel d’un centre social autogéré de Naples, l’« Ex-OPG » : faire naître des assemblées citoyennes sur tout le territoire de la péninsule, ouvrir des « maisons du peuple » où se pratique l’aide mutuelle afin de recréer du lien social au sein des classes populaires (permanences médicales, soutien légal aux travailleurs et aux migrant, cantines populaires, soutien scolaire, etc.), fédérer les luttes sociales et syndicales. Pour construire une union populaire à la base, et non pas seulement au sommet.

Cette approche, qui rappelle en partie celle de la « révolution citoyenne » prônée par les insoumis, a convaincu Jean-Luc Mélenchon de se rendre à Rome ce mois-ci pour soutenir l’Unione popolare dans sa campagne. Pablo Iglesias a lui aussi fait le déplacement à Naples le week-end dernier pour marquer son soutien à cette gauche de rupture – si marginale soit-elle.

Difficile pourtant de reconstruire une organisation populaire dans un pays où il n’y a pas eu de mouvement social d’envergure depuis une quinzaine d’années. Quelques mobilisations importantes ont vu le jour, notamment celles des jeunes de Fridays for Future, des féministes de Non una di meno, des travailleurs et travailleuses de la logistique dans le nord et agricoles dans le sud, en majorité des migrants. En Toscane, les travailleurs de la société GKN (équipement automobile), soutenus par un mouvement populaire d’ampleur, ont mené une lutte victorieuse contre la fermeture de leur usine l’année dernière. Mais ces expériences restent exceptionnelles et isolées.

Cependant, la crise sociale est aigüe, et promet de s’empirer sous le prochain gouvernement. L’Italie est l’un des rares pays d’Europe où les salaires réels ont baissé au cours des trente dernières années. Le taux de chômage est l’un des plus élevés du continent, et touche particulièrement les jeunes ; les contrats à durée déterminée et les temps partiels forcés n’ont fait que se multiplier depuis quelques années ; et 600 000 travailleurs et étudiants ont quitté le pays pour chercher un emploi au nord de l’Europe en dix ans. Avec une inflation à 10%, et dans un pays où l’échelle mobile des salaires a été abolie il y a bien longtemps, des centaines de milliers de ménages sont menacés de sombrer dans la pauvreté, tandis que les super-profits atteignent de sommets – et que leurs bénéficiaires échappent bien souvent à la taxe spéciale de 10% introduite par le gouvernement Draghi. Un statu quo destiné à demeurer… jusqu’à ce qu’une explosion sociale ouvre de nouvelles perspectives pour la construction d’une gauche de rupture capable de constituer une alternative au bloc libéral et au bloc réactionnaire ?

Splendeurs et misères du grand marché européen

Le marché est le symbole de l’Europe du XXème siècle. Il devait apporter la paix et la prospérité. Sa construction nous aura pris trente-cinq ans, du traité de Rome au traité de Maastricht. C’est un grand espace où les biens, les personnes, les services et les capitaux doivent pouvoir circuler aussi librement entre les pays membres qu’au sein de chacun d’eux. Ce marché intérieur s’ouvre aussi sur l’extérieur, en respectant scrupuleusement les règles du commerce international et en signant de nombreux accords de libre-échange. Nous sommes aujourd’hui le premier marché de consommateurs du monde. Pourtant, la promesse n’est pas tenue : nous sommes grands dans la mondialisation, mais nous ne sommes pas aussi puissants ni aussi prospères que nous pourrions l’être. Pour plusieurs raisons. Par Chloé Ridel, directrice adjointe de l’Institut Rousseau et autrice D’une guerre à l’autre – l’Europe face à son destin (éditions de l’Aube, août 2022).

D’abord, le marché européen souffre de vices de construction qui laissent prospérer les paradis fiscaux et le dumping social en faveur de ceux qui savent en jouer – les grandes entreprises et les individus les plus favorisés –, accroît les inégalités territoriales entre les villes et les campagnes, ne permet pas de faire de l’écologie une priorité. Nous avons longtemps laissé le marché nous dicter nos règles en matière fiscale, sociale et environnementale, faute de les avoir sanctuarisées à un niveau satisfaisant – ce que les nations européennes ne sont pas parvenues à faire.

Ensuite, notre grand marché n’est pas au service de notre autonomie stratégique car il permet à nos adversaires d’utiliser nos propres règles contre nous, en bénéficiant de notre ouverture sans réciprocité. Dans les traités actuels, les chapitres qui portent sur la politique commerciale semblent parfaitement anachroniques. On y lit que celle-ci doit contribuer « au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres »1. Cette phrase évoque une archive tant le contraste avec la réalité de la mondialisation au XXIème siècle est saisissant.

Où était le développement harmonieux lorsqu’en cinq ans, au début des années 2010, la filière européenne des panneaux solaires a été décimée par la concurrence chinoise, en violation massive des règles antidumping ? En 2011, l’Europe représentait 70 % du marché mondial du photovoltaïque contre 10 % pour la Chine. En 2016, l’Europe ne représentait plus que 9 % de ce marché, contre 45 % pour la Chine. Où était le développement harmonieux encore, quand des centaines de nos entreprises opérant dans des secteurs stratégiques sont passées sous contrôle étranger, après la crise économique de 2008 ? Le filtrage des investissements étrangers en Europe a été, jusqu’à récemment, le moins restrictif au monde.

L’anniversaire des 30 ans du traité de Maastricht nous donne l’occasion de revenir sur les vices originels de construction du marché européen, et la façon dont nous pourrions aujourd’hui les corriger. On l’aura compris, le grand marché s’est construit dans le souci de libérer les échanges, entre ses pays membres et vis-à-vis de l’extérieur. Les quatre libertés – des marchandises, des personnes, des capitaux et des services – sont au cœur de la symbolique européenne. Derrière le lustre, chacune a un envers moins glorieux. La liberté de circulation des personnes peut être synonyme d’émigration massive et de fuite des cerveaux. La mobilité des capitaux facilite l’évasion fiscale. La libre circulation des marchandises ne permet pas de favoriser les approvisionnements en circuits courts. Enfin, la libre circulation des services a fabriqué du dumping social à travers le système des travailleurs détachés. Pourtant, liberté de circulation ne rime pas forcément avec approfondissement des inégalités. Le problème réside dans la façon dont nous avons abaissé les barrières aux échanges, avant même que les pays n’aient eu le temps de s’accorder sur des règles communes qui auraient permis de réguler le marché dans le sens de l’intérêt commun, en gardant la main face aux multinationales, au monde financier ou aux particuliers qui pratiquent l’évasion et l’optimisation fiscale.

Les odes à l’Europe sociale n’ont jamais été suivies d’effet, bien que le progrès social soit un des objectifs des traités européens. Après avoir ouvert les vannes du grand marché, sans contrepartie, comment pouvaient-elles l’être ? Le problème est que François Mitterrand voulait l’Europe plus qu’il ne voulait l’Europe sociale, et à tout prix…

Revenons aux années 80. A l’époque, François Mitterrand est président de la République française et Jacques Attali est son conseiller spécial et son sherpa. Helmut Kohl est le chancelier de la RFA. La communauté économique européenne compte 12 pays membres. En 1986, les 12 se sont donnés, à travers “l’acte unique”, l’objectif d’achever la construction du marché intérieur avant le 1er janvier 1993. Il s’agit de construire un “espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée[1]. Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, initie près de 300 directives pour démanteler les obstacles – les lois nationales – à ces quatre libertés. Au 1er janvier 1988, la communauté européenne bascule sous une présidence allemande qui doit s’achever au mois de juin, avec un conseil des chefs d’État et de gouvernement des 12 à Hanovre.

L’un des objectifs du chancelier Kohl est de faire adopter, à Hanovre, la liberté de circulation des capitaux en Europe. La liberté de circulation des capitaux, de l’argent donc, est aujourd’hui une des quatre libertés du marché européen. Elle permet aux européens d’ouvrir un compte bancaire dans un autre pays, d’y acquérir des biens immobiliers ou encore d’y faire tout type d’investissements. En réalité, cette mesure ne concerne que très marginalement les citoyens. Peu de personnes ouvrent un compte bancaire à l’étranger – sauf ceux qui pratiquent l’optimisation ou l’évasion fiscale – ou achètent des biens immobiliers dans d’autres pays. La libre circulation des capitaux permet surtout aux entreprises d’investir dans d’autres entreprises européennes, d’en devenir propriétaires, de lever des fonds là où c’est le moins coûteux, mais aussi de pratiquer l’optimisation fiscale en mettant en concurrence les systèmes de fiscalité nationaux. 

Le projet soulève quelques inquiétudes au sein du gouvernement français, dont le chef est Michel Rocard. Ce 31 mai 1988, Jacques Attali les relate dans son journal : “Comme moi, Pierre Bérégovoy – le ministre des finances – est réservé sur la libération des mouvements de capitaux en Europe, car cela revient à supprimer les éléments encore en vigueur du contrôle des changes ; il deviendra possible de se faire ouvrir un compte en devises étrangères. Si l’harmonisation fiscale n’est pas menée parallèlement, il y a un risque de fuite des capitaux vers les pays où l’épargne est mieux rémunérée. Mais la France peut difficilement demander que l’harmonisation de la fiscalité de l’épargne constitue un préalable, sous peine de se voir accuser de freiner la démarche européenne”2. Plus loin, Jacques Attali ajoute pour lui-même : “l’harmonisation fiscale est au cœur de l’idée européenne, alors que la libéralisation des capitaux est un processus d’intégration financière de caractère mondial, et non européen. (…) La libération des mouvements de capitaux conférera un avantage fiscal aux revenus du capital par rapport aux revenus du travail”.

Pour éviter ces effets nuisibles, l’objectif pour la France est de concéder la liberté de circulation des capitaux contre une harmonisation de la fiscalité de l’épargne. Mitterrand en fait part au chancelier Helmut Kohl, lors d’une rencontre bilatérale à Évian que relate Jacques Attali : “François Mitterrand demande que la libération des capitaux et l’harmonisation de la fiscalité se fassent parallèlement; chaque État doit faire une partie du chemin; il ne saurait y avoir alignement fiscal par le bas”. Le Chancelier se serait alors engagé à accepter une taxation de l’épargne uniforme dans les 12 pays européens. “Le Président se contente de sa parole.”

Les jours passent et se rapprochent du Conseil européen de Hanovre. Le 25 juin 1988, la veille du sommet, une réunion préparatoire s’organise dans le bureau du président Mitterrand. Attali rapporte que Michel Rocard se montre “préoccupé par une Europe qui serait celle des forts et des puissants, et qui susciterait ainsi une réaction de rejet, traduite par des votes à l’extrême-droite”. Le lendemain, jour dit, François Mitterrand s’exprime en dernier dans le tour de table des chefs d’État : “L’harmonisation fiscale ne constitue pas un préalable, mais il faudra une démarche parallèle. On ne peut pas bâtir l’Europe autour de ses préférences, il faut des compromis… Nous ne ferons pas un préalable à l’harmonisation des fiscalités… mais la question se posera. Si l’argent file dans les paradis fiscaux, il faudra une démarche commune où ça craquera !”. Finalement, le chancelier allemand ne tint pas les engagements qu’ils avaient pris à Évian auprès de Mitterrand. “Helmut Kohl nous a lâché.”, relate Jacques Attali, “Libération des mouvements de capitaux sans contrepartie.”3

Un compte à rebours est lancé, jusqu’au 1er janvier 1990, où la libération des mouvements de capitaux en Europe doit entrer en vigueur. Attali sait qu’elles en seront les conséquences et revient à la charge auprès du président: “S’il n’y a pas simultanément harmonisation des législations fiscales, du droit bancaire et de la protection accordée aux placements hors d’Europe, elle aura les conséquences suivantes: alignement des pratiques fiscales sur l’épargne au taux le plus bas, c’est à dire zéro; il sera possible à chaque citoyen d’Europe de placer son épargne dans un pays tiers, donc en Suisse ou aux Bahamas; pour éviter de perdre leurs clients, les banques européennes se préparent à pratiquer le secret bancaire, qui n’est illégal qu’en France”. Le ton se durcit. A l’orée de 1989, Mitterrand affirme que « si l’Europe doit être une jungle dans laquelle aucun intérêt national ne devrait survivre, je dirai non ». En visite à Lille, le 6 février 1989, il déclare : “je ne veux pas d’une Europe où le capital ne serait imposé qu’à moins de 20%, tandis que les fruits du travail le seraient jusqu’à 60 !”. Il fait de “l’harmonisation de la fiscalité” un des thèmes de la présidence française de l’Union européenne, au deuxième semestre de 1989.

On ne peut pas reprocher à Mitterrand d’avoir ignoré les conséquences de la création d’une “jungle” européenne, vaste marché où les nations laissent les grandes entreprises et les individus qui le peuvent se jouer de leurs lois. On peut d’autant plus lui en vouloir d’avoir abandonné le combat. La politique est cruelle, où de petits renoncements peuvent avoir d’immenses conséquences. Au cours de son dernier mandat qui coïncide avec les dernières années de sa vie, Mitterrand dit beaucoup de choses qui ne sont pas suivies d’effet. Dans une note lapidaire de son journal, Jacques Attali retranscrit cette impression : « sauf urgence, le président a horreur des réunions. Il gouverne par admonestations épistolaires, souvent sans suite. Avoir dit semble parfois lui importer davantage que de voir faire ».

La suite est connue. Sans volet social, le marché européen a conduit à une dégringolade de la fiscalité du capital. Le 1er janvier 1990, la libération des mouvements de capitaux, en Europe comme vis-à-vis du reste du monde, est consacrée, sans aucune contrepartie fiscale. Dans Le Monde du 30 novembre 1989, Didier Motchane, membre du comité directeur du Parti socialiste, vitupère contre la politique européenne de la France, pris dans “le vide immense des bavardages dont s’enveloppe la succession ininterrompue de nos échecs et de nos reculs dans le domaine de la finance, de la fiscalité et de la monnaie”. Le socialiste a quelques mots cinglants sur la libération des mouvements de capitaux, envers laquelle le gouvernement de Michel Rocard s’est engagé “sans conditions”. “En quelques semaines”, raconte-t-il, “on a vu l’épargne française – actuellement taxée à 27% en ce qui concerne les obligations – promise à des perspectives de plus en plus riantes : 15, puis 10, désormais zéro ou presque”. Le 31 décembre 1992, toutes les barrières aux échanges allaient être abolies, le grand marché enfin créé. Le président Mitterrand promet aux français que le risque pris de “vivre ensemble, toutes barrières abattues4 en vaut la chandelle.

Finalement, l’Europe aura ainsi inventé l’un des pires fléaux de la mondialisation : le secret bancaire pour les riches et les impôts pour les pauvres, la concurrence fiscale entre États. Comme l’avait prédit Rocard, elle est devenue celle des puissants. Les odes à l’Europe sociale n’ont jamais été suivies d’effet, bien que le progrès social soit un des objectifs des traités européens. Après avoir ouvert les vannes du grand marché, sans contrepartie, comment pouvaient-elles l’être ? Il eût fallu des efforts immenses et une volonté de fer pour refuser de faire le marché à n’importe quel prix. Le problème est que François Mitterrand voulait l’Europe plus qu’il ne voulait l’Europe sociale, et à tout prix… En permettant que la libération des capitaux se fasse sans harmonisation fiscale, nous avons perdu un effet de levier qui aurait permis de construire notre marché différemment. En renonçant à aligner nos législations, nous avons laissé le marché nous les dicter, au détriment de l’intérêt général. Depuis 40 ans, l’Europe n’a obtenu presque aucun progrès en matière de justice fiscale, et la prophétie de Mitterrand s’est en partie réalisée : l’argent file dans les paradis fiscaux, dont certains sont européens. De 38% en 1993, la moyenne européenne du taux d’impôt sur les sociétés est passée à moins de 22 % en 2017, en cela inférieure à la moyenne mondiale (24%).

Ceci étant dit, il n’y a pas de fatalité. L’Europe revient progressivement sur l’ordre économique hérité des traités de Rome et Maastricht. Un impôt minimal sur les sociétés sera bientôt mis en place en Europe et au niveau mondial. La pandémie de COVID-19 a suspendu les règles budgétaires et celles en matière d’aide d’Etat. Elle a aussi fait pleuvoir les appels à “relocaliser” les productions nécessaires à notre autonomie alimentaire ou en matière de produits de santé. Le succès des appellations d’origine made in France, made in Italy, made in Germany traduit la sensibilité des consommateurs à la qualité des produits et à leur provenance, quitte à en payer le prix. En 2020, le contrôle des investissements étrangers a été renforcé. En juin 2021, la Commission européenne a proposé un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Europe. Cet instrument appliquerait, sur les produits importés dans le marché européen, la même taxe sur les émissions carbone que celle appliquée aux produits européens. Objectif : lutter contre la concurrence déloyale et réduire les émissions carbones importées. Bref, la protection du marché européen n’est plus un gros mot et nous sommes prêts à l’utiliser comme une arme pour faire respecter nos principes et les exporter.

Car, bien que le marché ait incarné les aspects les plus critiquables du projet européen – dogmatisme, inflation réglementaire, absence de vision stratégique – c’est une arme de choix et nous ne devrions pas risquer de la jeter avec l’eau du bain : première destination mondiale des marchandises, 500 millions de personnes, un niveau de vie supérieur à la moyenne mondiale, un bon niveau d’éducation, une importance donnée à la santé et à l’environnement. Pourvu qu’on en change les règles, nous pouvons en faire un levier non seulement pour accroître et maintenir notre qualité de vie, mais aussi pour imposer nos standards – environnementaux, sociaux, en matière de liberté – à ceux qui voudront y avoir accès.

Évidemment, les négociations sont toujours plus longues à 27 États. Mais lorsqu’une norme européenne est adoptée, elle est forte et peut s’exporter : quand l’Europe interdit la pêche en eau profonde, elle interdit aussi l’importation de produits pêchés en eau profonde à travers le monde. Tout récemment, le Parlement européen a adopté un règlement qui interdit l’importation en Europe de produits issus de la déforestation : soja, huile de palme, bœuf, cacao, café, bois, volaille, caoutchouc, cuir ou encore maïs… Notre marché devient une arme écologique, en exerçant une pression considérable pour que les producteurs du monde entier qui souhaitent exporter en Europe arrêtent de dévaster les forêts. Une nation européenne seule ne pourrait évidemment exercer une telle pression.

La semaine dernière aussi, la Commission européenne a proposé d’interdire l’importation de produits issus du travail forcé, qui visera notamment les vêtements confectionnés par des esclaves Ouïghours en Chine. Quelques mois auparavant, les 27 nations européennes avaient aussi adopté le règlement sur les marchés numériques (dit Digital Markets Act, DMA), qui doit imposer aux Gafam – Google, Apple, Meta (Facebook), Amazon et Microsoft – une série d’obligations et d’interdictions permettant de contrer leurs pratiques anticoncurrentielles. Quel pays d’Europe aurait pu imposer cela dans son coin ?

C’est bien pour cela qu’il est idiot de vouloir sortir unilatéralement ou d’adopter une approche de « rupture » purement confrontationelle vis-à-vis du marché comme des traités européens en général, sauf à perdre un effet de levier puissant. Les traités sont plastiques. On peut y déroger ponctuellement sur décision du Conseil européen, on peut les interpréter largement, on peut aussi les contourner. La désobéissance ponctuelle peut-être très utile si elle s’inscrit dans une logique transnationale et en miroir d’une demande concrète porté par une coalition de pays, en faveur d’un mieux disant social, environnemental ou en matière de libertés publiques. A contrario, la désobéissance solitaire ne peut être l’alpha et l’omega de la politique européenne de la France qui doit exercer un leadership en Europe, soit être une force de traction et de progrès.

Notes :

1 Article 7 du traité CEE.

2 Jacques Attali, Verbatim, Tome II, p. 30.

3 Ibid, p. 55.

4 Ibid.

Les pays du sud dans le piège de l’euro et du marché unique

German artist Ottar Hšrl’s sculpture depicting the Euro logo is pictured in front of former headquarter of the European Central Bank (ECB) in Frankfurt/Main, Germany, on February 15, 2017.

À l’heure des trente ans du traité de Maastricht le bilan s’impose, tant la monnaie unique est liée à une multitude de maux dans les pays du sud de l’Europe. La plupart d’entre eux ont connu la désindustrialisation et l’austérité salariale, puis les affres de la souveraineté limitée – leur mise sous tutelle par des institutions internationales visant à leur administrer des réformes néolibérales à marche forcée. Au plus grand bénéfice de l’Allemagne et des pays du nord, qui ont vu leurs excédents augmenter à la mesure des déficits du sud, et leurs profits croître sur la modération salariale imposée au sud. Depuis la pandémie, les institutions européennes affirment avoir changé de doctrine et inauguré un cadre plus favorable au sud de l’Europe. Par-delà les discours, ce sont les mêmes pratiques politiques, héritées de Maastricht, qui demeurent. Par Frédéric Farah, économiste et auteur de plusieurs ouvrages sur le libéralisme et la construction européenne, dont Europe : la grande liquidation démocratique (éditions Bréal, février 2017).

D’un point de vue économique, le marché unique avait déjà très largement profité au cœur industriel de l’Union européenne et accéléré la désindustrialisation d’une partie des pays du sud de l’Europe. Les effets d’agglomération et de polarisation leur ont été défavorables. Toute une littérature académique l’a amplement démontré.

L’euro allait continuer le travail de sape des bases économiques et industrielles de ces pays. De 2001 à 2008, l’euro a été très largement surévalué pour les pays du sud. À la faveur de la crise de 2008 et surtout des dettes souveraines, l’épargne des pays du sud s’est dirigée vers les pays du centre.

Dans un cadre si peu coopératif, les pays du sud ont été acculés à des stratégies parasitaires : dumping fiscal agressif, compression du cout du travail, etc. Mais ces choix n’ont pas enrayé les dynamiques de fond : tassement démographique, fuites des cerveaux, insuffisance des investissements publics.

D’un point de vue politique, la constitutionnalisation des politiques économiques est également venue porter un rude coup aux souverainetés populaires de ces pays (inscription dans les Constitutions d’une règle d’or budgétaire, logique mémorandaire, subordination des parlements en matière budgétaire, interférence électorale…).

Cette œuvre de déconstruction économique et politique a commencé dès la préparation à la monnaie unique. L’Italie, la Grèce, l’Espagne, Chypre, le Portugal se sont infligés une cure d’austérité pour satisfaire aux critères de Maastricht, entrant dans une logique déflationniste avant même l’adhésion à la monnaie unique.

Italie : de l’adhésion enthousiaste à l’extrême droite aux portes du pouvoir…

Ce choix de la monnaie unique a eu de lourdes conséquences. Ce que l’Italie avait réalisé en 1993 – une forte dévaluation de la lire, qui avait eu des résultats positifs en termes de croissance – ne lui sera plus possible. Depuis 1999, le niveau de vie de l’Italie stagne, voire diminue. Dans la compétition avec l’Allemagne, la perte de sa monnaie lui a été plus que dommageable. Le pays a dégagé des excédents primaires en matière budgétaire pendant presque 20 ans au détriment de ses investissements publics et de son système de santé. Depuis plus de dix ans, l’Italie vit sous surveillance européenne. Deux gouvernements techniques – celui de Mario Monti et Mario Draghi – ont explicitement eu pour fonction de mettre en œuvre les politiques amères de l’Union. Quant aux autres présidents du conseil, ils ne sont guère éloignés des orientations dominantes…

NDLR : pour une analyse détaillée des recettes néolibérales administrées à l’Italie, lire sur LVSL l’article de Stefano Palombarini « Le néolibéralisme, maladie incurable de l’Italie ? »

Aujourd’hui l’extrême droite est en passe de prendre la direction du pays. Mais il ne suffit pas de remporter les élections pour gouverner avec un processus électoral d’une telle complexité – sans compter que le président de la République veille à ce que les engagements européens de l’Italie soient respectés. Elle n’entend nullement rompre avec la cadre économique et social de l’Union européenne. Son agenda se veut culturel et porte sur les questions migratoires.

L’Italie sait qu’elle vit sous la menace d’une augmentation des spreads. Si nécessaire, les institutions européennes exploiteront leur force disciplinaire pour mettre fin à tout programme qui pourrait trop s’éloigner du paradigme économique dominant.

On aurait tôt fait d’oublier les menaces proférées à l’encontre des quelques mesures dites sociales du Mouvement 5 étoiles aux affaires en 2018, et qui visaient à lutter contre la précarité au travail, à instaurer un équivalent du RSA, ou à révoquer la loi Fornero sur les retraites…

Le traumatisme de la mise sous tutelle

La Grèce, elle aussi, a payé très cher le choix d’adopter l’euro. Avant même celui-ci, elle a mené à bien une politique d’austérité salariale. En 2007, la Grèce fut saluée par l’OCDE pour ses réformes structurelles, mais sa croissance reposait sur un endettement public aussi bien que sur une dette privée insoutenable. L’euro surévalué des années Trichet s’est avéré mortel pour l’économie grecque. La suite n’est que trop connue : de 2010 à nos jours, la mise sous tutelle du pays par les institutions européennes et le FMI a laissé le pays exsangue.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Zoé Miaoulis : « La responsabilité de Tsipras dans le désastre grec »

L’Espagne, le Portugal, Chypre ont été aussi pris dans la même tourmente, contraints à l’austérité la plus brutale ou à passer sous la surveillance de l’Union pour les deux derniers. Dans un cadre si peu coopératif, ces pays ont été acculés à des stratégies parasitaires : dumping fiscal agressif, compression du cout du travail, etc. Mais ces choix n’ont pas enrayé les dynamiques de fond : tassement démographique, fuites des cerveaux, insuffisance des investissements publics. Entre 15 000 et 20 000 chercheurs Espagnols travaillent actuellement à l’étranger, soit plus de 10 % de ceux qui exercent dans leur pays…

À la lecture des recommandations du semestre européen pour l’Espagne, on constate sans surprise que les mêmes orientations dominent : « en ce qui concerne la période postérieure à 2023, [le semestre recommande que l’Espagne s’attache] à mener une politique budgétaire qui vise à parvenir à des positions budgétaires prudentes à moyen terme et à garantir une réduction crédible et progressive de la dette et une soutenabilité budgétaire à moyen terme au moyen d’un assainissement progressif, d’investissements et de réformes ».

Les recommandations du même semestre pour le Portugal sont du même acabit : « pour la période postérieure à 2023 [le semestre recommande que le Portugal s’attache] à poursuivre une politique budgétaire destinée à parvenir à des positions budgétaires prudentes à moyen terme et à garantir une réduction crédible et progressive de la dette ainsi que la soutenabilité budgétaire à moyen terme grâce à un assainissement progressif, à des investissements et à des réformes ».

Alors que les pays du sud enregistrent une croissance positive malgré le contexte inflationniste, leur processus de désindustrialisation continue. La thèse, propagée par les tenants de l’Union européenne, consistant à attribuer les difficultés de ces pays à des raisons internes n’est pas satisfaisante. Le couple marché unique / monnaie unique a joué un rôle de duo infernal venant aggraver des difficultés anciennes, et rendant l’avenir de ces pays de plus en plus sombre…

Depuis Buenaventura, les défis du nouveau gouvernement colombien

© David Zana pour LVSL

Ce 7 août, Gustavo Petro et Francia Márquez ont pris officiellement les rênes de la République de Colombie, l’un des États les plus inégalitaires au monde. Dans le pays, la côte Pacifique fait historiquement figure de délaissée. Peuplée à 90% par des afrodescendants, très pauvre et isolée, la région est paradoxalement un front d’ouverture au commerce international, licite ou non. Premier port de la quatrième économie d’Amérique latine, la ville de Buenaventura témoigne d’inégalités criantes et illustre la relation ambiguë du pays à sa côte Pacifique. À l’aube d’un renouveau politique national, poser le regard sur Buenaventura permet de saisir la nature des défis à relever.

La ville est composée d’une île (la isla) et d’une partie continentale (incluant une zone rurale de19 corregimientos), toutes deux reliées par le pont El Piñal. Situé à la pointe de l’île, le centre-ville se résume à quelques rues et à l’incontournable Malecón Bahia de la Cruz (communément appelé el parque), donnant à Buenaventura les airs d’un village au cœur de l’économie monde. Dès les premiers pas dans la ville, en sortant de la gare routière, on est frappés par la chaleur humide, la laideur du gros-œuvre, l’insalubrité ambiante et l’omniprésence des « habitants de la rue », déambulant ou couchés par terre.

Fondée par les conquérants espagnols le 14 juillet 1540, Buenaventura était avant tout un lieu d’échange de marchandises pour la connexion Espagne-Panama-Cali. Pendant la guerre civile (1958-1960), la ville fut relativement épargnée et on venait sur la côte pour y mener la Dulce Vita. Dans les 1950-1960, Buenaventura était la ville du libertinage, en particulier le quartier de La Pilota, un lieu tolérant où venaient les « demoiselles » de l’intérieur.

Si la ville récoltait les fruits du dynamisme de sa zone portuaire bâtie dès 1919, la Colombie se développait déjà en tournant le dos à sa région Pacifique. Parce qu’elle disposait d’un port, considéré comme une aubaine pour les habitants, Buenaventura était peu concernée par l’aide publique au développement. En réalité, la faiblesse institutionnelle était criante et les infrastructures éducatives et sanitaires déficitaires. Beaucoup de personnes se sont mises à quitter la ville, rapidement connue comme la capitale de la Manglaria (un arbre associé à l’humidité et à la négritude). Jusqu’aux années 1990 néanmoins, l’entreprise publique en charge du port, Colpuertos, fonctionnait sur un mode paternaliste assurant salaires réguliers et sécurité de l’emploi aux habitants. Les choses ont changé à partir de 1993, lorsque la gestion du port a été privatisée.

Le port privatisé, une enclave tournée vers l’économie mondiale

En 1993, un décret pris sous la présidence de Cesar Gaviria privatisa l’entreprise Colpuertos et la gestion du port passa aux mains de la société portuaire de Buenaventura (SPB). Par la suite, deux autres ports furent construits dans la ville : en 2008, le Terminal des conteneurs de Buenaventura (TcBuen) et en 2017, le port d’Agua Dulce.

Centre-ville, à quelques pas de la société portuaire de Buenaventura (SPB). ©David Zana

La SPB est une société d’économie mixte détenue principalement par de riches familles du pays. Au premier semestre 2020, elle administrait 41% du total des cargaisons dans le pays . Les entités publiques sont largement minoritaires dans son capital : la mairie de Buenaventura (15%), le ministère du transport (2%) et le ministère de l’agriculture (0,5%). TcBuen est quant à elle détenue à 66,2% par le Terminal des conteneurs de Barcelone, une société espagnole. Enfin, le port d’Aguadulce appartient à une société philippine (présidée par le milliardaire Enrique Razon) et une société singapourienne. Les propriétaires de la gestion portuaire de Buenaventura ne vivent pas dans la ville ; ils vivent à Cali, Bogotá, Medellín ou à l’étranger.

La disparition de Colpuertos a extrêmement mis à mal les liens qui unissaient la population avec son économie portuaire. Deux circuits économiques étanches sont apparus dans la ville : un circuit moderne articulé autour du port et de dimension mondiale (employant des travailleurs qualifiés de l’étranger) et un circuit local reposant sur la débrouille. Les entreprises de Buenaventura n’obtiennent pas les contrats pour la gestion portuaire et les habitants ont l’impression de n’être que des spectateurs face aux richesses qui entrent et sortent de la ville. Les hommes « vivent de la marée » ou travaillent avec le bois et les femmes œuvrent dans la commercialisation de fruits de mer et la production de viche [1]. Ceux qui ont un contrat de travail sont le plus souvent employés dans l’hôtellerie-restauration (32% de la population active) ou servent de main-d’œuvre non qualifiée pour le secteur portuaire (23%) mais ces emplois sont très précaires.

Vente de viche à quelques mètres du quai touristique. © David Zana

Angel travaillait pour une entreprise spécialisée dans le transport industriel, mais se considérant trop faiblement rémunéré, a préféré démissionner. Il travaille aujourd’hui comme chauffeur de taxi, tout comme Alex qui était auparavant employé de TcBuen mais est parti lorsque cette dernière s’est mise à le payer à l’heure (6000 pesos, soit 1.35 euros). Nombreux sont ceux qui débutent une activité de chauffeur de taxi dans laquelle ils se sentent plus libres, notamment dans le choix des horaires. Selon Alex, c’est une activité rentable du fait de l’allongement de la ville. Les personnes vivant dans les barrios éloignés du centre ont besoin de taxis pour rejoindre leur lieu de travail ou effectuer toutes sortes de démarches. Vanessa est quant à elle serveuse dans un restaurant de poissons situé sur les bords du Malecón. Sans contrat de travail, elle reçoit chaque jour son salaire (30.000 pesos) de la main à la main.

© David Zana

Les trajectoires professionnelles de Angel, Alex et Vanessa sont monnaies courantes. La loi 50 de 1990 a flexibilisé le droit du travail en Colombie dans le but de réduire les coûts de production pour les entreprises et les contrats par heure travaillée et à durée déterminée se sont généralisés. Les emplois précaires des travailleurs portuaires sont généralement externalisés. Qu’ils soient manutentionnaires, opérateurs de machine, treuillistes, planificateurs, moniteurs, superviseurs ou autres, les habitants de Buenaventura travaillant au port sont contractés par des sociétés externes. La SPB se charge seulement de la gestion administrative du port et délègue à d’autres structures privées la gestion plus opérationnelle (comme le chargement ou le stockage des marchandises).

« Buenaventura ne possède pas de port, Buenaventura souffre d’un port. »

Victor Hugo Vidal, maire de Buenaventura

Les colossales disparités socio-économiques dans la ville vont de pair avec des inégalités raciales visibles. Dans la région du littoral, les blancs venus de l’intérieur sont fréquemment nommés sous le générique paisa (alors que les « vrais paisas » sont les personnes originaires d’Antioquia). A Buenaventura, les paisas sont les propriétaires des commerces urbains florissants et les afrodescendants (88% de la population de la ville), leurs employés. Préférant vivre ailleurs, les paisas qui ont « réussi » administrent leur commerce depuis Cali ou une autre ville de l’intérieur.

Alors que seuls 10% de la population disposeraient d’un emploi formel, beaucoup de jeunes sans perspectives rejoignent les groupes armés pour gagner leur vie. Dans ce contexte, ils sont nombreux à vouloir s’en aller, à l’étranger ou dans une autre ville mais tous n’en ont pas l’opportunité.

Une ville sous contrôle des groupes armés

En janvier 2021, les habitants de nombreux quartiers n’osaient plus sortir après 18 heures. Cela n’était pas lié au Covid-19 mais à l’insécurité dans les rues. La situation géographique de Buenaventura et sa connexion avec de nombreux fleuves en font un lieu stratégique pour le trafic de drogues, dont les groupes illégaux se disputent les espaces. Le groupe le plus puissant actuellement à Buenaventura s’appelle la Local, avec à sa tête les frères Bustamante. Il agit en association avec le principal cartel colombien actuel, los Urabeños.

Alejandra a vingt-deux ans et étudie la comptabilité publique. Elle vit dans le quartier San Luis à l’intérieur de la comuna 7, l’une des plus redoutées: « Les groupes font partie de la normalité ici. Les gens se sont complètement habitués à leur présence, ils ne sont même plus surpris. On les voit marcher dans la rue, parler avec la police. On voit même leur arme ». Elle se souvient bien de la fois où elle a surpris une conversation : « Sais-tu qui je suis ? C’est moi qui protège le quartier ici ».

Les bandes armées utilisent le désarroi économique des jeunes et leur irresponsabilité pénale. Les enfants abandonnent tôt le collège pour chercher du travail (la désertion scolaire des 15-19 ans atteint les 40%), n’en trouvent pas et sont séduits par le salaire de deux millions de pesos mensuel (environ 500 euros) offert par les groupes armés. Les moins jeunes sont aussi concernés, comme en témoigne Carlos qui a passé plusieurs années en prison. S’il travaille aujourd’hui dans un taxi, il n’exclut pas de retourner à son ancienne activité : « Comme dit Pablo, il vaut mieux vivre cinq ans au top que dix ans dans la galère ».

Les groupes armés ont institutionnalisé l’extorsion. Il faut payer un impôt (la vacuna) pour entrer et sortir de certains quartiers. Quant aux commerçants, ils ont intégré la vacuna dans leur comptabilité. Oswaldo travaille dans une entreprise de vente de panela (sucre de canne aggloméré dont raffolent les Colombiens). Il a l’impression d’exercer normalement son activité lorsqu’il vient à Buenaventura mais il sait qu’il devra payer les groupes qui contrôlent les zones où ont lieu ses ventes.

Cette emprise territoriale a provoqué à partir de la fin des années 1990 d’importants déplacements de population. Le phénomène ne concernait au départ que les communautés rurales puis s’est étendu dans les années 2000 à la zone urbaine, faisant de Buenaventura la ville avec le plus fort taux de déplacement intra-urbain du pays. Maria est serveuse dans un hôtel face au Malecón. Elle habitait dans la comuna 7 avec son fils mais a été contrainte de déménager dans la comuna 2 suite aux violences de janvier 2021. La situation s’était pourtant améliorée. Il y a sept ans le port avait été militarisé et les casas de pique [2] démolies, mais depuis fin 2020, la ville connaît un regain de violence. En cause, la scission du groupe jusqu’alors aux commandes – La Local – en deux bandes rivales se livrant une guerre territoriale. 2021 fût finalement l’année la plus violente à Buenaventura depuis l’accord de paix de 2016.

© David Zana

Cette violence n’est pas toujours soulignée par les habitants. Sandra est réceptionniste dans un hôtel situé près du Malecón. Pour elle, il y a de l’insécurité à Buenaventura comme partout ailleurs. Elle y a toujours vécu et n’a pas l’impression de vivre dans une ville particulièrement dangereuse. Eduardo est vénézuélien et vit en Colombie depuis trois ans. Buenaventura est la ville qui l’a accueillie et lui a permis de travailler: « Je sens que je peux faire ma vie ici. Il y a de la violence mais comme partout ailleurs. Sur la Isla, c’est tranquille car il y a beaucoup de policiers. Je me suis fait voler une fois mais il ne faut pas se focaliser sur le négatif. Hormis les bandes criminelles et le covid, ici c’est un endroit bien».

Ceux qui osent se mettre sur le chemin des groupes armés subissent en revanche menaces et assassinats systématiques. Orlando Castillo est un leader social, membre de la Commission Interethnique de la Vérité de la région Pacifique (CIVP). « Bonjour, comment vas-tu ? Écoute, nous avons besoin de parler avec toi avant qu’il ne soit trop tard » est le genre de sms qu’il reçoit. C’est une réalité commune à l’ensemble du pays comme en témoigne l’organisation Somos Defensores qui documente une augmentation inquiétante des violences contre les défenseurs des droits entre 2010 et 2019.

Le port, une malédiction locale ?

« Buenaventura ne possède pas de port, Buenaventura souffre d’un port » : ce sont les mots du maire Victor Hugo Vidal. Tous les jours transitent par les routes de la ville des quantités colossales de marchandises dont les habitants ignorent le contenu et la destination. Les camions et les tracteurs qui entrent et sortent du port génèrent pour les riverains de la poussière et du bruit. Ils portent le nom des grandes multinationales de la logistique comme Evergreen ou Maersk (plus grand armateur de porte-conteneurs au monde).

L’expansion portuaire est un fléau pour les habitants et la société TcBuen est vivement critiquée à ce titre, pour les nuisances qu’elle a causé aux habitants de la zone portuaire : destruction des sources de revenus des pêcheurs, perte d’espace publics où pratiquer les loisirs… Le constat est frappant d’après un jeune leader social : « Avant TcBuen, on allait pêcher pour se nourrir mais aujourd’hui il n’y a plus de poissons et on doit aller charger des conteneurs pour ramener un peu d’argent à la maison ».

« Les dynamiques en place à Buenaventura expriment de façon exacerbée ce qu’il se passe à l’échelle nationale »

Francia Márquez, vice-présidente de la Colombie

Les collectivités publiques pourraient corriger le tir mais leurs méga-projets répondent davantage aux logiques réticulaires du transport international qu’au souci d’impulser un développement territorial harmonieux. Le manque de routes pour le transport de marchandises et la nécessité de décongestionner la circulation a par exemple conduit à la construction, au début des années 2000, de la route Interna-Alterna, capable de supporter jusqu’à 2500 véhicules lourds par jour. Lors des travaux, le système de gestion des eaux usées fût endommagé, engendrant infections, maladies de la peau et des cheveux chez les riverains. Par ailleurs, les travaux initiaux, tout comme ceux d’extension du projet une dizaine d’années plus tard (2017-2019), furent entrepris au mépris du droit collectif à la consultation préalable des communautés. Cela ouvrit la voie au déplacement forcé de familles peinant à faire valoir leur droit de propriété foncière et soumises aux pressions des groupes armés. Selon une militante du réseau d’organisations afrocolombiennes Proceso de Comunida-des Negras (PCN), les habitants de Buenaventura sont réduits à n’être que des « voisins gênants pour le développement du pays ».

Un État indolent

Avec 90% de travailleurs informels, la grande majorité de la ville n’est affiliée à aucun régime de sécurité sociale. Plus exclus encore, les habitants des parties rurales doivent se reposer sur les médecines naturelles. L’accès à l’eau est également très problématique. Sa fourniture a été confiée en 2002 à l’entreprise mixte Hidropacifico mais se plaignant de l’absence de rentabilité du marché, l’entreprise a toujours refusé d’investir dans le maintien des infrastructures. Les résultats sont  sidérants: l’eau du robinet n’est pas potable et plus du quart de la population n’aurait pas accès à une source d’eau non contaminée. Alors que Buenaventura présentait fin 2020 le taux de mortalité pour Covid-19 le plus élevé du pays, la ville était dans l’impossibilité d’offrir à sa population ne serait-ce qu’un lavage de mains régulier.

Quant à la justice, la majorité des habitants n’ont pas les ressources pour s’acquitter des frais d’avocat en cas de litige. Dans le cadre d’un programme national visant à rendre accessible la justice au plus grand nombre, Buenaventura dispose d’une casa de justicia, mais Nelly est la seule avocate présente dans les locaux. Cela fait plusieurs années qu’elle réclame à la mairie plus de moyens et à ce que d’autres avocats rejoignent le programme : « Dans mon bureau, il n’y avait au départ qu’un vieil ordinateur et un ventilateur. Tout le reste j’ai dû l’acheter de ma poche. Il n’y a pas non plus d’accès internet ou même de savon dans les toilettes ». Selon Nelly, la situation empire: « Avant, il y avait un représentant de la Fiscalía [l’équivalent du parquet] pour que les personnes puissent déposer plainte au sein des locaux mais aujourd’hui, il faut se déplacer jusqu’au centre-ville».

Casa de justicia de Buenaventura © David Zana

L’État est bien loin également de remplir son rôle dans la lutte contre la criminalité. Suite aux
violences de 2021, il a envoyé des centaines de policiers et de militaires, déployés principalement dans le centre-ville. Ces mesures ont certes renforcé à court terme la sécurité dans une partie de la ville mais sont inefficaces sur les causes structurelles de la criminalité, comme la connivence entre la force publique et les groupes armés illégaux. Selon le colonel Hector Pachon, « À Buenaventura, aucun organisme d’État peut affirmer décemment n’avoir jamais été pénétré par le narcotrafic ». Pour Marisol Ardila, professeur à l’Université del Pacifico: « La corruption ici est plus forte que partout ailleurs dans le pays ». La multiplication dans la presse locale de faits divers annonçant des captures policières, laissant penser que la police et la justice remplissent leur mission, est trompeuse. A ce spectacle médiatique chronique, succède une justice impuissante inculpant les mis en cause pour des délits mineurs ou leur imposant des peines dérisoires, à l’instar de la peine peu dissuasive de détention à domicile sans bracelet électronique.

Des luttes à l’écho national

À Buenaventura, 66% de la population vit sous le seuil de pauvreté et l’espérance de vie est de 51 ans, soit onze années de moins que la moyenne nationale. Face à un État indolent, pénétré par les groupe armés et à la merci d’un capitalisme mondialisé, les populations locales s’organisent. En 2017, une grève civique portée par des slogans comme El Pueblo no se rinde, carajo (Le peuple n’abandonne pas, bordel) a bloqué la ville pendant vingt-deux jours consécutifs. À la suite des violences de fin 2020, de fortes protestations sont parvenues à attirer l’attention des Colombiens de l’intérieur à travers le retentissant hashtag « SOS Buenaventura ». Enfin, à l’occasion du Paro nacional de l’an dernier, les blocages du pont El Piñal et de la route Interna-Alterna ont empêché l’acheminement des marchandises vers l’intérieur du pays, mettant une nouvelle fois les problématiques de la ville dans le débat public national.

Selon les portes-paroles du PCN, Buenaventura n’est pas une ville pauvre mais une ville appauvrie. Caractérisée par une extrême pauvreté héritée de l’époque coloniale et délaissée par l’État colombien dès les années 1960, la ville incarne les mirages de l’insertion à l’économie capitaliste globalisée. Sur le plan politique également, la Constitution de 1991 qui accordait des droits spécifiques aux communautés afrodescendantes n’a pas garanti leur émancipation. D’après Francia Márquez, nouvelle vice-présidente du pays, « les dynamiques en place à Buenaventura expriment de façon exacerbée ce qu’il se passe à l’échelle nationale ». Tout reste encore à faire. Alors que la gauche vient de remporter aux présidentielles une victoire historique, Buenaventura restera sans nul doute l’un des terrains d’étude les plus pertinents pour mesurer les prochaines transformations du pays.

Notes

[1] Boisson fermentée issue du jus de la canne à sucre, le viche est une production artisanale traditionnelle des communautés noires du pacifique colombien.

[2] Espaces que les bandes criminelles dédient à l’exécution de leurs pratiques criminelles : assassinats, tortures et démembrements de cadavres. Elles sont apparues à Buenaventura en 2014.

« Face à la fragmentation de la mondialisation, l’urgence de l’indépendance et du non-alignement » – Entretien avec Arnaud le Gall

Arnaud le Gall

« Pour avoir critiqué la visite à Taïwan de Nancy Pelosi, Jean-Luc Mélenchon a une nouvelle fois été catalogué en “pro-chinois” et ami des régimes autoritaires. Ces accusations absurdes mettent de côté le fait qu’il s’est contenté de rappeler la position officielle de la France : il n’existe qu’une seule Chine. Ce type de déplacement ne sert aucunement les intérêts taïwanais ou français, mais uniquement ceux des tenants d’une nouvelle “guerre froide” avec la Chine, dont l’un des outils serait l’extension des missions de l’OTAN à la zone dite indopacifique. Le spectre d’une guerre autour de Taïwan, principal lieu de production de semi-conducteurs, pose bien sûr le problème de notre dépendance économique à l’égard de la Chine. Mais la réponse ne réside pas dans une escalade. Elle implique une action altermondialiste combinant protectionnisme solidaire et coalitions de progrès ayant comme seul objectif de répondre aux défis communs de l’humanité et mettant de côté toute logique de bloc antagonistes. » Entretien avec Arnaud le Gall, député NUPES-France insoumise membre de la Commission des Affaires étrangères, en charge notamment du volet international de l’Avenir en commun.

Le Vent Se Lève – Pourquoi la France insoumise a-t-elle jugé utile de dénoncer la visite de Nancy Pelosi à Taïwan ? Il ne s’agit, après tout, ni du président, ni du secrétaire d’État américain. D’un autre côté, la réaction de la Chine ne s’est pas fait attendre, et elle a été virulente…

Arnaud le Gall – La visite de Nancy Pelosi était celle du plus haut dignitaire américain à Taïwan depuis 1997. Dans un contexte géopolitique tendu, elle ne pouvait que conduire à un accroissement brutal des tensions. Les Chinois estiment que les États-Unis cherchent à remettre en question le statu quo et la doctrine d’une seule Chine. Il s’agit de la position officielle de la France, des États-Unis et de 184 des 197 États-membres de l’ONU. Les États-Unis, depuis la Taïwan Act de 1979, et la France, depuis 1964, s’accordent pour ne pas reconnaître l’indépendance de Taïwan.

On voit donc mal comment la visite de Nancy Pelosi aurait pu ne pas être perçue comme une manière de créer un point de tension dans une zone stratégique pour la Chine. On peut bien sûr considérer que la réaction de la Chine n’a pas été proportionnée. Mais nul besoin de surjouer la stupéfaction : la réplique de Pékin n’a surpris personne. Nulle ingénuité donc de la part de Nancy Pelosi, qui n’a pas choisi ce moment au hasard pour effectuer sa visite à Taïwan.

Sa démarche a d’ailleurs été fraîchement accueillie en Corée du Sud et au Japon, qui ne souhaitent d’aucune manière être embarqués dans un conflit relatif à Taïwan. Même aux États-Unis, cette visite n’a pas fait l’unanimité. Les bruits de couloir font état d’une désapprobation de Joe Biden, tandis que plusieurs chefs militaires et de nombreux titres de presse l’ont désapprouvée1. Il faut garder à l’esprit qu’à l’heure du conflit ukrainien, une partie de l’appareil d’État américain souhaite avant tout éviter que la Chine apporte un soutien décisif à la Russie, par exemple via la livraison d’armements.

LVSL – En ayant des mots aussi acerbes à l’égard de Pelosi sans critiquer la réaction chinoise, Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas prêté le flanc à la critique ?

ALG – On voit mal en quoi les propos de Jean-Luc Mélenchon, lorsqu’il mentionne la nécessité de ne reconnaître qu’une seule Chine, tranchent avec la position officielle de la France en la matière. Il n’a pas dit autre chose que Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères2, qui a rappelé que la position de la France n’avait pas changé depuis la reconnaissance de la République populaire de Chine en 1964 par le général de Gaulle.

LVSL – Comment interprétez-vous la séquence médiatique qui s’en est suivie, accusant Jean-Luc Mélenchon de complaisance à l’égard de la Chine ?

Un certain nombre d’acteurs politiques et de médias ont intérêt à singulariser la prise de position de Jean-Luc Mélenchon, afin d’accréditer la thèse absurde selon laquelle son supposé soutien à la République populaire de Chine s’expliquerait par son appétence particulière pour les régimes autoritaires. Lorsqu’il n’est pas sous-entendu qu’il serait lui-même un dictateur en puissance ! Jean-Luc Mélenchon s’inscrit au contraire dans une lecture assez classique des relations internationales. Il considère que le cœur de celles-ci réside dans les relations inter-étatiques, par-delà la nature des régimes. Sans exclure aucunement les dynamiques et acteurs transnationaux, ce qui est un autre sujet.

Jean-Luc Mélenchon s’est donc exprimé sur cette affaire en homme d’État. Il a montré la manière dont il réagirait à cette visite s’il était à la tête du pays : en préservant une politique de non-alignement et d’indépendance absolue.

Ceci n’implique aucune proximité idéologique avec les dirigeants de la République populaire de Chine. Le général de Gaulle n’est pas devenu maoïste pour avoir reconnu Mao Zedong comme dirigeant officiel de la Chine en 1964, ou bolchévique pour avoir œuvré à la détente avec l’Union soviétique. Il prenait simplement en compte la place particulière de ces États dans les rapports de force internationaux.

Rappelons que cette orientation diplomatique lui avaient valu des critiques acerbes de la part de fractions de la droite et de l’extrême-droite. En mars 1966, à la suite de la sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN, le directeur du Figaro déplorait la résurgence du « péril russe », mais aussi « d’autres dangers » : « Mao Tsé Toung est un autre Hitler. À sa place peut surgir un Gengis Khan, un Tamerlan, un Mahomet qui, muni d’armes atomiques, entraînera les populations affamées d’Asie et d’Afrique à l’assaut des peuples nantis et prospères, à l’assaut des Blancs et de leur civilisation. »3. Par-delà les différences de contextes, les termes et enjeux du débat témoignent d’une certaine continuité…

LVSL – Plus largement, comment analysez-vous le rôle de Taïwan dans l’accroissement des tensions sino-américaines ?

ALG – Les tensions autour de Taïwan sont indissociables de la logique de reconstitution de blocs régionaux dans le cadre de la fragmentation de la mondialisation à laquelle on assiste depuis la crise financière et économique de 2008, dont les effets se font toujours sentir, et qui ont été exacerbés par la pandémie et la guerre en Ukraine. L’ère de la domination unipolaire des États-Unis est terminée. Une recomposition s’effectue, autour de grandes puissances cherchant à construire de nouvelles alliances, économiques et/ou militaires.

Il ne faut avoir aucune nostalgie pour la « pax americana » des années 1990-2000. Elle n’a pas été pacifique pour tout le monde, loin s’en faut. Mais gardons-nous, en sens inverse, de sous-estimer les immenses dangers de la période qui s’ouvre. Car les points de tension, dont Taïwan est l’un des principaux, ont une fonction bien déterminée dans ce nouvel ordre international : les attiser pour rendre légitime et accélérer la constitution des blocs. Dans ce cadre les partisans d’une nouvelle guerre froide contre la Chine aux États-Unis tentent de mettre les États européens devant le fait accompli afin de souder le bloc occidental. Cette démarche est-elle dans notre intérêt ? À l’évidence, non.

Bien sûr, il n’est pas interdit de se pencher sur l’histoire de Taïwan et de ses relations avec la République populaire de Chine. Ses velléités indépendantistes sont liées à des poussées démocratiques relativement récentes en son sein. Mais n’oublions pas que pendant des décennies, la ligne diplomatique qui prévalait à Taipei était la même qu’à Pékin : il n’y a qu’une seule Chine. Car Taïwan est d’abord le produit de la guerre civile chinoise. Lorsque le leader nationaliste Tchang Kaï-Chek s’y est réfugié à l’issue de la victoire des communistes sur le continent en 1949, il souhaitait la réunification de la Chine sous son égide. De la même manière Mao Zedong souhaitait récupérer Taïwan. Les deux s’accordaient alors sur la nécessité d’une réunification.

LVSL – La gauche semble tiraillée entre l’impératif de défense des droits de l’homme (ou de la démocratie) et la nécessité de respecter le droit international, qui pose qu’un État est souverain sur chaque portion de son territoire (fût-ce la région taïwanaise, dans le cas de la Chine)…

ALG – L’affaire taïwanaise est historiquement un sujet interne à la Chine. Se payer de mots en évoquant la défense de la démocratie ne changera pas cet état de fait. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de dire que le combat démocratique, pour la souveraineté politique et économique des peuples, ne doit pas rester un objectif essentiel de tout combat internationaliste, aux côtés du combat pour la préservation d’un écosystème viable pour les êtres humains.

Mais, dans les séquences comme celle à laquelle nous venons d’assister, nous sommes placés dans une situation concrète où la défense de la démocratie n’est qu’un prétexte. Si l’objectif central des classes dirigeantes « occidentales » était la défense de la démocratie, on ne courtiserait pas Mohammed Ben Salmane, le prince héritier saoudien, ou Al-Sissi, dictateur égyptien, pour ne prendre que les exemples les plus cinglants. Nous avons bien affaire à des enjeux géopolitiques durs, et non à la défense de la démocratie. Et ici l’intérêt de la France n’est certainement pas de suivre la politique de tensions dans la zone dite indopacifique. L’affaire des sous-marins australiens a montré que le suivisme vis-à-vis des États-Unis, dans cette région comme ailleurs, se paie au prix fort4.

Les médias ont fait mine de découvrir que la gauche était traversée par des divergences ou des nuances doctrinales en matière de relations internationales. Elles sont pourtant connues de longue date, n’ont jamais été cachées, et n’entravent en rien notre action. Dans le programme présenté pour les élections législatives, un ensemble de questions ont été renvoyées à la sagesse de l’Assemblée : elles étaient destinées à être tranchées par un vote. Nous avons été clairs là-dessus, et n’avons jamais prétendu à l’homogénéité. Cela n’empêche pas la NUPES de mener la bataille au parlement sur les questions sociales, écologiques ou encore démocratiques.

LVSL – Quelles sont les nuances en matière de doctrine de relations internationales au sein de la NUPES ?

ALG – Jean-Luc Mélenchon a exprimé une position consistant à partir du monde tel qu’il est. Il refuse de souscrire à des promesses – bien fondées ou non – que la France serait incapable de réaliser une fois que nous serions au pouvoir. Ceux qui considèrent que sa position n’est pas la bonne devraient répondre par anticipation à certaines questions majeures. La principale est la suivante : si l’on encourage Taïwan à déclarer son indépendance, comme le fait en creux Nancy Pelosi, ira-t-on la défendre militairement en cas de réaction armée de la Chine ? Tout le monde connaît la réponse. On n’entre pas en guerre face à une puissance nucléaire.

La doctrine de Jean-Luc Mélenchon en la matière est donc cohérente : il défend une politique d’apaisement, de refus des tensions, et de coalitions, ad hoc ou permanentes, au service du progrès humain. La France peut être en accord avec un groupe de pays sur l’impératif de lutte contre le réchauffement climatique ou de réglementation des activités en haute mer, avec un autre sur la nécessité d’une refonte du système monétaire international, et en désaccord sur d’autres sujets notamment de politique intérieure.

D’aucuns revendiquent une approche dite plus morale des relations internationales. On peut l’entendre, mais on ne peut s’empêcher de leur demander ce qu’ils feraient dans le cas d’une crise ouverte à Taïwan et d’une réaction militaire chinoise, et comment ils combinent cette approche morale avec le fait que, concrètement, elle sert souvent de paravent aux manœuvres les plus cyniques de telle ou telle puissance s’en revendiquant.

LVSL – Ces nuances recoupent-elles la fracture entre réalistes et idéalistes, choyée par les théoriciens des relations internationales ?

ALG – Il faudrait se libérer des démarcations canoniques en la matière. Lorsqu’au tournant des années 1990-2000 les néoconservateurs étasuniens ont mis en œuvre l’exportation des droits humains et de la démocratie par la guerre, avec les résultats désastreux que l’on sait, étaient-ils dans une posture réaliste ou idéaliste ? Il est évident que leur politique était au seul service des intérêts perçus des États-Unis, et en fait des intérêts de certains secteurs de l’économie étasunienne. La frontière entre idéalistes qui seraient automatiquement généreux et réalistes nécessairement cyniques est bien plus floue qu’il n’y paraît.

Le monde est imparfait, la carence d’institutions démocratiques et la violation des droits humains est la norme plutôt que l’exception. Doit-on partir en guerre tous azimut pour lutter contre cet état de fait ?C’est une des questions posées par la controverse autour de Taïwan, et c’est le mérite de Jean-Luc Mélenchon que d’y répondre sans ambages.

Ajoutons que présenter l’affrontement avec la Chine comme une guerre de civilisations ou de valeurs opposant régimes autoritaires et démocraties libérales (dont il faudrait au passage définir avec précision les contours compte tenu de l’affaiblissement de la démocratie auquel on assiste y compris chez nous du fait de politiques menées par ceux-là mêmes qui prétendent défendre la démocratie aux quatre coins du monde, quand cela les arrange) fait oublier les enjeux économiques sous-jacents à la crise taïwanaise. Taïwan produit 61 % des semi-conducteurs, ces composants essentiels dans la fabrication de nombreux biens industriels. Cela constitue précisément un enjeu majeur. Une vision manichéenne et purement morale des relations internationales empêche de penser certains enjeux fondamentaux.

LVSL – Cette crise ne révèle-t-elle pas la vulnérabilité de la France face à la perspective d’une guerre économique entre la Chine et les États-Unis ? Taïwan concentre en effet une partie importante de la production de semi-conducteurs : si le gouvernement de Pékin occupait l’île et en privait l’accès aux Européens, les conséquences seraient d’importance pour la France…

ALG – À l’évidence. L’accès aux semi-conducteurs taïwanais est essentiel à des pans entiers des économies occidentales. Or une crise militaire autour de l’île aggraverait une situation de pénurie déjà forte. Certains ont semblé le découvrir avec la pandémie et depuis que cette interdépendance économique, couplée aux tensions avec la Chine, constitue une menace pour notre autonomie. Ils déplorent donc l’ordre mondial que les néolibéraux ont contribué à façonner en poussant il y a 20 ans pour l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), donc à son intégration dans la mondialisation néolibérale.

À l’époque, notre famille politique s’y opposait. Elle avait à l’esprit les conséquences d’une telle décision en termes de délocalisations, et donc de désindustrialisation : il était évident que la Chine, grande puissance historique, tant politique qu’économique, et ayant à sa tête un régime déployant des capacités éprouvées de planification, ne se contenterait pas de produire des tongs et des parasols.

Les néolibéraux, dans leur naïveté et leur arrogance, persuadés que les États-Unis et l’Europe demeureraient dominants dans l’ordre international grâce à leur avance technologique, ont poussé à la délocalisation en Chine de pans entiers de notre industrie pour abaisser les coûts salariaux. La Chine a mis à profit cet afflux massif de capitaux pour devenir non seulement une grande puissance industrielle, mais aussi technologique, et donc militaire.

C’est cela qui, en deux décennies, lui a permis d’acquérir des capacités technologiques de pointe et un rôle central dans la division internationale de la production capitaliste. À présent, elle constitue la seconde puissance économique mondiale. Plutôt que de multiplier les rodomontades sur l’endiguement de l’impérialisme chinois, il serait plus avisé de songer aux politiques économiques, industrielles, commerciales à mettre en place pour nous rendre moins dépendants de la Chine, et planifier au passage notre adaptation aux changements écologiques.

Cela suppose bien entendu de rompre avec le paradigme néolibéral. De la même manière, rien ne sert de déplorer notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie si l’on ne mène pas dans le même temps une politique de conquête de notre indépendance énergétique. En l’état, le principal effet des sanctions aura été d’aggraver la hausse des coûts de l’énergie chez nous, tout en gonflant la balance commerciale russe. La dépendance de la France et de l’Europe à l’égard des grandes puissances, États-Unis, Russie et Chine en premier lieu, est extrêmement préoccupante. Ni les rodomontades sans suite, ni les envolées atlantistes contre la Chine et la Russie n’apportent de solutions car elles ne font que nous enfermer dans un bloc dont le centre, les États-Unis, a ses propres intérêts. Il n’y a qu’à voir, par exemple, la guerre des monnaies inversées qu’ils viennent d’entamer en rehaussant les taux d’intérêts, et qui risque à nouveau de fracturer la zone euro.

Notre intérêt est à la planification de notre indépendance dans un maximum de domaines. La politique de non-alignement et d’apaisement que nous proposons en est une des conditions. Discuter avec tout le monde, et enfoncer partout où cela sera possible des coins dans la mondialisation néolibérale constituent la seule issue positive. La gauche devrait garder à l’esprit les mots de Jaurès prononcés à l’Assemblée en 1895 : « Il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité ».

Notes :

1 Le 3 juillet, le New York Times titrait : « Pelosi’s Taiwan visit risks undermining US efforts with Asian allies ».

2 À Libération, elle déclarait : « La France s’en tient à la position d’une seule Chine » (« Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères : “Ce que nous défendons en aidant l’Ukraine, c’est notre propre sécurité” », 5 juillet).

3 Cité dans Dominique Vidal, « Ce que voulait de Gaulle en 1966 », Le Monde diplomatique, avril 2008.

4 Lire la réaction de Jean-Luc Mélenchon sur ce sujet dans l’Opinion du 17 septembre 2021 : « Cessons de suivre les États-Unis dans leurs aventures dans la zone indopacifique ».

Evgeny Morozov : « L’Union européenne a capitulé face aux géants de la tech »

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Auteur d’ouvrages influents sur la Silicon Valley, Evgeny Morozov analyse les conséquences de la mainmise des géants américains de la tech sur les sociétés occidentales [1]. Il met en garde contre les critiques qu’il estime superficielles de cette hégémonie, focalisées sur la défense de la vie privée ou de la souveraineté du consommateur, tout en restant silencieuses sur les déterminants économiques et géopolitiques de la domination des Big Tech américaines. Nous l’avons interrogé dans le cadre de sa venue à Paris pour une intervention lors de la journée de conférences organisée par Le Vent Se Lève le 25 juin dernier. Entretien réalisé par Maud Barret Bertelloni, Simon Woillet et Vincent Ortiz, retranscrit par Alexandra Knez et Marc Lerenard.

Le Vent Se Lève – En 2021, l’annonce par Joe Biden du démantèlement des Big Tech et la plainte contre Facebook intentée par la procureure démocrate Letitia James avaient suscité un important engouement médiatique. Cette volonté de briser le pouvoir des géants de la tech semble cependant appartenir au passé, en particulier depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Comment faut-il comprendre l’agenda de Biden sur les Big Tech ? Était-il une simple annonce médiatique, ou le symptôme de tensions grandissantes entre l’État américain et les entreprises de la tech ?

Evgeny Morozv  Le débat sur les Big Tech aux États-Unis – tout comme en Europe – est fonction de nombreux intérêts divergents et concurrents. Il résulte des conflits entre différentes factions du capital : certaines appartiennent au capital financier, d’autres au capital de type entrepreneurial (start-ups, capital-risque) ou à des industries qui ont un intérêt dans les données, comme le secteur pharmaceutique. La deuxième dimension du débat est géopolitique : elle tient à la volonté de maintenir le statut hégémonique des Etats-Unis dans le système financier international. Après 4-5 années de politiques incohérentes de l’administration Trump, il faut d’une part comprendre ce que l’on fait de la libéralisation des échanges, des traités bilatéraux ou encore des pactes commerciaux, et de l’autre ménager la puissance chinoise qui se profile à l’horizon, comme rivale possible à cette hégémonie.

Au vu des forces en présence, je ne m’attendais personnellement à aucune cohérence quant à l’agenda Biden sur les Big Tech – une farce progressiste, qui renouvelle une critique libérale éculée du capitalisme dominé par les grandes sociétés. Les différences factions du capital, nationales et internationales, tirent dans des directions opposées. La faction qui souhaite maintenir l’hégémonie américaine s’oppose à toute forme d’affaiblissement des Etats-Unis et de renforcement conséquent de la Chine ; cela n’a rien de nouveau. Quand Mark Zuckerberg se rend au Congrès avec une note qui dit déclare en substance : « ne nous démantelez pas, sinon la Chine gagnera », il ne fait que reconduire une vieille stratégie. Pendant les audiences du Congrès de l’ITT, dans les années 1973-74, les cadres de cette entreprise utilisaient la même rhétorique, déclarant que si l’on affaiblissait ITT, Erickson allait arriver et dominer les marchés américains [2].

LVSL – Par rapport au contexte des années 1970, comment caractériseriez-vous la relation actuelle entre l’État américain et les entreprises de la tech ? On a aujourd’hui une idée assez claire des contours du complexe militaire-industriel de l’époque, avec l’investissement de l’État dans la R&D (recherche et développement) et un important financement académique. Quelle est la nature de ce soutien aujourd’hui ?

EM – Il y a toujours d’important financements à travers la National Science Foundation, quoique bien inférieurs aux dépenses de Guerre froide. Walter Lippmann, l’un des penseurs les plus lucides de l’hégémonie américaine, soulignait dans un essai au début des années 1960 à quel point ce n’est que grâce à la Guerre froide que les États-Unis ont véritablement innové et développé la recherche et l’industrie nationales dans le domaine de la science et des technologies. D’une certaine manière, il trouvait ce contexte de Guerre froide bienvenu : une fois terminée, aucun de ces efforts de R&D ne survivrait. La Chine prend aujourd’hui le relai. Des individus comme Peter Thiel ont parfaitement compris que la menace chinoise est l’argument le plus simple pour mobiliser de l’argent pour le financement des entreprises privées. Elle est nécessaire pour maintenir artificiellement en vie les projets bancals du capital-risque – et la valorisation qui leur est associée – ainsi que pour soutenir la Silicon Valley ou la bulle du Bitcoin, qui risqueraient autrement de s’effondrer.

Je ne pense pas que l’Europe ait un quelconque pouvoir face à l’agenda des Big Tech. Il n’y a aucun lobby qui pèse en ce sens, si l’on met à part quelques militants à Bruxelles.

Évidemment, il n’y a pas de compétition nucléaire. Les Chinois ne font pas le poids en termes de capacités militaires. Ils pourraient envahir Taiwan, mais cela n’a rien à voir avec le niveau de compétition que l’Union soviétique imposait aux États-Unis. J’ajoute qu’avec le contexte actuel, les Big Tech elles-mêmes subventionnent la recherche dans les universités sur des thématiques telles que le respect de la vie privée ou la lutte contre les trusts !

LVSL – Nous observons une augmentation des taux d’intérêts, après deux décennies de taux très bas, qui permettaient à l’Etat américain de soutenir les Big Tech dans leur financement. Comme analyser la décision de la FED, après des années de contexte économique qui a permis aux Big Tech prospérer ?

EM : Je ne pense pas que la FED conçoive sa politique de taux d’intérêt en ayant les Big Tech à l’esprit. Les raisons qui la conduisent à relever ses taux ont trait au prix de l’énergie et à la guerre en Ukraine. Leur remontée aura évidemment des conséquences sur l’industrie de la tech : observez la manière dont la bulle des cryptos a explosé ! Cela va certainement engendrer de la pression sur les liquidités, et de nombreuses banques (celles à taux subventionné) vont en souffrir, ainsi que les acteurs qui dont la rentabilité reposait sur la capacité à emprunter de la monnaie à taux faible, investir et satisfaire les investisseurs avec une période d’attente de 5 à 10 ans.

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

À plus petite échelle, la plupart des acteurs du capital-risque suivent la même logique. Lorsque l’argent coûte plus cher, il est plus difficile de justifier le financement d’une start-up en état de mort cérébrale, alors qu’il est au contraire aisé d’acheter des obligations. Nous avons traversé une période d’accélération massive de cycles de développement technologique associée à un environnement de taux d’intérêt faibles de long terme, ce qui a fait oublier à beaucoup de personnes que l’argent que ces projets attiraient n’avait rien à voir avec leurs mérites ou ceux de leur industrie. On n’avait simplement nulle part ailleurs où investir cet argent. Quand le fonds souverain qatari devait décider où placer son argent, il n’avait pas beaucoup d’autres d’options que de le donner à des banques à taux subventionnés, qui ensuite le réinvestissaient. Il y désormais de nombreuses autres voies pour l’investir. Je m’attends à ce que ce que l’on entre dans une période très dur, avec de nombreux licenciements. Les start-ups n’auront plus d’argent, et celles qui auront besoin de se refinancer ne vont pouvoir le faire qu’à une valorisation plus faible…

LVSL – On peut conjecturer qu’un effet de concentration dans le secteur va en résulter, comme au moment du crash de la bulle internet en 2001. Quelles seront ses conséquences sur le développement technologique ?

EM – Les Big Tech sont toujours assises sur une montagne de cash. Ils continuaient jusqu’à présent d’emprunter parce que ce n’était pas cher. Maintenant ils vont emprunter beaucoup moins et réinvestir leurs bénéfices non distribués au lieu de réinvestir l’argent qu’ils empruntent. Les petites et moyennes entreprises et les start-ups seront les plus affectées, mais ce n’est pas forcément pour le pire : il y aura moins d’idiots en concurrence pour des fonds et les fonds pourront être investis dans des projets qui comptent. C’est difficile de juger de l’impact que cela aura.

LVSL – Mais qu’en est-il de la concentration de données, d’infrastructures de calcul et de travailleurs qualifiés dans ces rares entreprises ?

EM : Cela n’a rien avoir avec la profitabilité du secteur. Du point de vue d’une start-up, la concentration pourrait engendrer un accès bon marché à des biens d’équipement. Plutôt que de les développer, elles pourront emprunter à bas coût des capacités de reconnaissance faciale, de reconnaissance vocale de base, d’analyse d’image, etc. La concentration pourrait aussi permettre de réduire les coûts de transaction, avec un fournisseur unique pour tous ces services. Je n’ai à ce jour trouvé aucun argument convaincant pour dire que la concentration des données dans les mains de ces sociétés technologiques réduit les possibilités de développement technique.

LVSL – Mais l’effet de concentration dans le développement technologique revient à mettre tout acteur extérieur aux Big Tech dans une position d’utilisateur final, comme c’est le cas avec les modèles pré-entrainés dans le domaine du machine learning

EM – On se trouve en position d’utilisateur final à chaque fois que l’on emploie des biens d’équipement. Lorsque, dans une usine, j’utilise une machine, lorsque dans une mine j’utilise un camion, je me trouve dans une position d’utilisateur final. Pourquoi ce fétiche de tout vouloir construire soi-même ? Je ne vois pas pourquoi réduire les coûts d’accès aux biens d’équipement aurait, en soi, des conséquences négatives pour l’économie. Ce serait le cas si l’on pensait à un modèle de conglomérat gigantesque, où certaines sociétés sont présentes dans chaque industrie. On croyait autour de 2012 que ce serait le cas, mais la plupart des entrées des Big Tech dans la santé, l’éducation ou le transport n’ont pas été un succès. Où est cette Google car que tout le monde attend depuis 12 ans ?

LVSL – L’Europe et les États-Unis ont récemment signé un nouvel accord sur les transferts transatlantiques de données, après la révocation de l’accord Privacy Shield l’an dernier en raison du manque de garanties en matière de protection des données. Comment comprenez-vous la situation actuelle ?

EM – Je ne pense pas que l’Europe ait un quelconque pouvoir en la matière. Il n’y a aucun lobby qui pèse dans ce sens, si l’on met à part quelques militants à Bruxelles et peut-être quelques juges allemands attachés la question. L’Europe a cherché à sauver la face en affichant une forme d’exceptionnalisme européen. Poussée dans ses derniers retranchements – c’est ce qui est arrivé il y a quelques mois au moment de ce nouveau compromis – elle a capitulé. Cela est lié à l’existence d’une faction qui essaye de pousser pour une renaissance des traités commerciaux comme le TTIP, le TPP, etc. La libre circulation des données a été mentionnée dans ces traités, peut-être pas de manière très sophistiquée, mais ils pourraient à présent permettre de relancer le sujet de manière beaucoup plus forte.

Au-delà de cela… La vie est trop courte pour y penser : c’est un combat perdu d’avance et je ne sais pas que faire de cette information, pour être honnête.

LVSL – Christine Lagarde, présidente de la Banque Centrale Européenne (BCE), affirmait récemment que « les cryptos ne valent rien ». Comment analysez-vous l’explosion de la bulle des cryptos après des années d’enthousiasme en la matière ?

EM – Peu importe à quel point vous comptez sur les crypto-monnaies ou sur la monnaie numérique d’une banque centrale… tant que vous avez une mauvaise banque centrale. Peu importe si c’est 100% cash, ou 50% cash et 50% crypto, ou 40% crypto et 10% de monnaie numérique de banque centrale (MNBC), tant que la politique monétaire reste orientée vers la stabilité et la stabilisation des prix.

Le débat sur les crypto-monnaies en ce moment, à gauche, substitue un débat sur les imaginaires à un débat de substance. La question est de savoir quelle politique monétaire nous voulons. Qu’est-il possible de faire avec l’euro ? Comment allons-nous le mobiliser pour la reconstruction de l’État-providence ? C’est cette vision plus large qui manque actuellement. Une fois qu’on aura la réponse, alors là, oui, cela deviendra presque un problème technique : compte tenu de la quantité d’émissions de CO2 sur laquelle nous voulons nous engager, compte tenu de l’argent dont nous disposons, compte tenu de l’état de notre pénétration technologique – nous pourrons déterminer les outils techniques appropriés.

Je ne vois pas ce que la gauche gagne à présenter certaines parties du capitalisme actuel comme rétrogrades et impures, comme « féodales ». Dans la théorie marxiste, le féodalisme a une dynamique très particulière que l’on peut étudier et comprendre : ce n’est pas la dynamique que nous vivons.

LVSL : Mais les crypto-monnaies ne sont-elles pas actuellement dans une position critique ? La déclaration de Christine Lagarde risque-t-elle de fragiliser les efforts de stabilisation et de marketing des crypto-activistes avec les grandes entreprises financières ?

EM – Cela dépend de jusqu’où cela va chuter, mais cela, je ne peux pas le prédire. À l’heure actuelle, on trouve encore beaucoup d’acteurs pour les défendre, ainsi que des institutions qui y ont un intérêt direct. Il reste encore beaucoup de résilience institutionnelle et elle n’est pas près de s’estomper. Il y a aussi probablement des hordes de lobbyistes pour cette industrie qui est, ne l’oublions pas, toujours aussi riche qu’auparavant. Andressen Horowitz a encore un fonds de crypto à 3 milliards – avec 3 milliards, vous pouvez acheter beaucoup de lobbyistes [3]. Une fois que vous possédez ces lobbyistes, vous pouvez alors agir par la voix des politiciens.

LVSL – Dans un récent article pour la New Left Review, vous critiquez le recours à gauche au terme de « techno-féodalisme » pour décrire l’économie numérique et le système politique qui lui est associé [4]. Pourquoi estimez-vous qu’il ne rend pas compte de la réalité ?

EM – Je ne vois pas ce que la gauche gagne à présenter certaines parties du capitalisme actuel comme rétrogrades et impures, comme « féodales ». Comme si rendre le capitalisme plus évolué et plus pur pouvait changer quelque chose ! Cela ne me semble pas être une position défendable pour la gauche.

La conclusion principale qui découle de l’analyse en termes de techno-féodalisme est que nous devons combattre les rentiers et les monopoles, faire respecter la concurrence et nous assurer que les données constituent un terrain de jeu équitable. C’est ce que l’on retrouve par exemple dans les essais de Cédric Durand – auteur de Techno-féodalisme – : il fait allusion à de nouvelles formes de planification et ne veut pas démanteler les GAFAM – même s’il veut en quelque sorte faire quelque chose avec eux, mais quoi, il ne nous le dit pas… Si c’est à cela que doit nous amener le diagnostic du techno-féodalisme, je ne vois pas ce que l’on gagne à légitimer cette critique à gauche.

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – On retrouve le concept de féodalisation sous la plume d’Alain Supiot. Dans La gouvernance par les nombres, il soutient que la numérisation relie les individus à des structures d’allégeance variables, sur un mode féodal…

EM – Des critiques intéressantes du pouvoir peuvent découler de positions comme celle de Supiot. Elles offrent un antidote à des positions comme celles de Fukuyama ou de Steven Pinker, qui pensent que le monde avance de manière téléologique et que tout s’améliore obligatoirement.

Elles peuvent être utiles pour leur rappeler au contraire que la répartition du pouvoir dans la société est moins démocratique aujourd’hui qu’il y a 30 ou 40 ans, et qu’en ce sens il s’agit d’un retour en arrière. Mais c’est un retour en arrière dont on s’aperçoit en analysant les effets du capitalisme ; ce n’est pas un nouveau mode de production qui serait féodal dans son fonctionnement. Dans la théorie marxiste, le féodalisme a une dynamique très particulière que l’on peut étudier et comprendre : ce n’est pas la dynamique que nous vivons.

LVSL – En quoi consisterait un programme de gauche en matière de technologie ?

EM – La gauche est prisonnière d’une vision étriquée de l’action sociale, d’inspiration wébérienne : elle croit passionnément que l’action est rationnelle et que l’action économique consiste à maximiser cette action, par le biais d’une planification centrale. Cela revient à s’assurer que tous les besoins sont satisfaits… et ce n’est que par la suite que l’on pourra retirer la raison instrumentale de l’ordre du jour. Les gens seront ces types créatifs, buvant du vin l’après-midi et écrivant de la poésie, tout en chassant. Mais en attendant, il faut d’abord s’occuper des besoins. Cette vision est profondément étriquée. Elle ne correspond en rien à la manière dont les gens rationnels agissent : je n’agis pas en ayant un objectif et en analysant le meilleur moyen de l’atteindre. Non, je commence quelque chose pour atteindre cet objectif et je me rends compte ce faisant que c’est le mauvais objectif, je passe alors à un autre objectif, je reviens en arrière… L’expérience humaine typique est marquée par le jeu, la créativité, l’ingéniosité.

Cette façon naturelle d’agir devrait être soutenue par la technologie et le big data. Si vous parvenez à permettre aux gens de s’engager dans une forme de collaboration, vous produirez bien plus de valeur et bien plus d’innovation qu’avec une planification centrale. Pour moi, ça devrait être cela le programme économique de la gauche ! Les technologies pourraient permettre à chacun d’agir, de se réaliser. L’approche actuelle les aliène les uns des autres, de la technologie et de l’infrastructure.

LVSL – Comment expliquez-vous dans ce cadre que la souveraineté numérique ne soit pas défendue par la gauche ?

EM – Quand on parle de souveraineté technologique, on désigne le plus souvent la capacité d’une nation à avoir accès aux technologies les plus avancées, pour la production industrielle. Mais si vous quittez le jeu de la compétition industrielle, pourquoi en auriez-vous besoin ? Si les services sont la seule chose qui vous intéresse, quel besoin de souveraineté numérique ? Prenez le cas de la Lettonie : ils ont une industrie bancaire, ils ont des touristes et ils ne prévoient pas d’avoir une industrie lourde. Quel est leur besoin de souveraineté numérique ? Ce genre de chose est plus facile à expliquer en Amérique latine. Ils ont essayé l’industrialisation dans les années 50 et 60 – avec la CEPAL et autres – mais ils ont été bloqués dans cette voie par de nombreux coups d’État militaires. Pourtant ils ont essayé de relancer tout le processus. Vous avez encore des gens là-bas – des personnes de 95 ans aujourd’hui – qui se souviennent de cette tradition, des gens qui ont travaillé dans les bureaux de la CEPAL à Santiago en 1965, des gens comme Calcagno et d’autres, qui savent ce que cela représentait dans le temps.

En Europe ce débat n’a pas eu la même ampleur, il a toujours été mené par les corporatistes, des gens comme François Perroux et d’autres. On ne peut plus y faire grand-chose maintenant. La vraie question en la matière est de savoir – et j’utiliserai une expression très populaire en Amérique latine dans les années 70 – quel style de développement souhaitons-nous ? Or, je ne pense pas que la gauche en Europe ait du tout pensé à un style de développement. Elle a un style de défense, oui : défendre le droit que les travailleurs ont acquis et l’État-providence, mais à part ça, les gauches ne savent pas ce qu’elles veulent.

Si vous allez demander aux gauches du monde entier : quel genre de nouvelles industries voulons-nous développer ? Elles vous diront ce dont elles ont besoin dans leur économie – d’informatique quantique par exemple – mais si vous leur demandez sur le fond, si vous interrogez comment cela se relie au développement économique et social, elles n’ont aucune réponse. Elles ne se demandent plus : faut-il des industries qui emploient plus de monde, ou moins de monde, etc. ? En Europe, ce débat a été gagné par les néolibéraux, tout le contraire de ce qui se passe en Amérique Latine. Le débat n’a pas été complètement gagné en Chine. Mais, franchement, en Europe, je pense que c’est une cause perdue.

Notes :

[1] L’aberration du solutionnisme technologique : pour tout résoudre, cliquez ici, Fyp, 2014 et Le mirage numérique : pour une politique du Big Data, Fyp, 2015.

[2] ITT (International Telephone and Telegraph), entreprise américaine de télécommunications, a permis aux États-Unis d’asseoir leur hégémonie dans une partie importante du monde non soviétique au cours de la Guerre froide.

[3] Entreprise américaine de capital-risque fondée en 2009.

[4] La thèse du techno-féodalisme, telle que défendue notamment par Cédric Durand, présente les géants de la tech comme le symptôme d’une régression féodale des économies contemporaines. Par opposition à des entreprises capitalistes plus traditionnelles, qui croîtraient par l’innovation, les tenants du techno-féodalisme estiment que les géants de la tech s’enrichissent par la rente, comme les propriétaires terriens d’antan.

Rafael Correa : « Imponer nuestras condiciones al capital transnacional, construir la integración regional »

© Pablo Porlan/Hans Lucas, Le Vent Se Lève

Tras una primera entrevista en Bruselas en 2019, volvemos a encontrar al presidente Rafael Correa tres años después, en París. Mientras tanto, el contexto ha cambiado radicalmente en América Latina: la izquierda ha ganado las elecciones en países claves, las fuerzas neoliberales están en retroceso y el expresidente brasileño Lula, a punto de llegar al poder, afirma querer relanzar la integración regional y acabar con el dominio del dólar. Paradójicamente, las ambiciones de romper con el actual orden mundial parecen ser menores que hace una década. América Latina ya no es un polo de contestación del paradigma dominante como lo era antes. Le Vent Se Lève entrevistó a Rafael Correa sobre este nuevo contexto y las perspectivas para su país y el subcontinente.

La entrevista fue realizada por Vincent Ortiz, redactor jefe adjunto de Le Vent Se Lève y doctorando en economía, Keïsha Corantin, jefe de la sección “América latina” de Le Vent Se Lève y doctoranda en geografía, y Vincent Arpoulet, doctorando en economía del desarrollo. Fue editada por Nikola Delphino, Alice Faure y Seb Tellor.

Le Vent Se Lève – Una nueva ola de izquierda está surgiendo en América Latina, incluso en el corazón de bastiones históricos del neoliberalismo, marcada con la victoria de candidatos de izquierda como Gustavo Petro en Colombia y Gabriel Boric en Chile. La nueva generación de activistas latinoamericanos reivindica la herencia de las experiencias progresistas de los años 2000, pero también pretende aportar una mirada crítica. En el ámbito medioambiental, no dudan en adoptar una postura “anti extractivista”, en el plano cultural esa izquierda es muy sensible a las demandas de extensión de las libertades individuales. Sin embargo, en los frentes económicos, financieros y geopolíticos, parece menos ambiciosa. ¿Qué opina de esta nueva generación de izquierda?

Rafael Correa – En primer lugar, esta nueva izquierda es un producto de la anterior. Los procesos progresistas fueron obstaculizados de forma antidemocrática a través de golpes de Estado, como en Bolivia y Brasil, o a través de traiciones con campañas de la prensa, “fundaciones” y “ONGs” controladas desde EE. UU., como en Ecuador [1]. Este renacimiento conservador lo vimos venir desde lejos, en 2014, operando de forma antidemocrática. En América Latina no tenemos una verdadera democracia, y no la tendremos mientras la prensa siga interfiriendo en los asuntos políticos de manera tan frontal y manipulando la verdad. Sin la verdad no hay democracia, sin la verdad no hay elecciones libres.

Nota del editor : sobre este último tema, el lector francofono podrá leer el artículo de Vincent Ortiz publicado en Le Vent Se Lève: « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine »

Los ciudadanos pueden comparar cómo los conservadores han ganado poder y cómo lo han hecho los progresistas. Los movimientos progresistas vuelven con fuerza a través de las elecciones, como en Brasil en este momento.

Hay una fuerte oposición a la emancipación del dólar por parte de las élites, que hablan español pero piensan en inglés, y de la prensa, que manipula las conciencias

Sí, creo que nos encontramos con una izquierda un tanto diferente en temas medioambientales, que mantiene un discurso “anti-neoextractivista” en algunos casos, como en Chile, o incluso en Colombia. Creo que se equivoca. Creo que los recursos naturales son una ventaja ineludible y la mejor oportunidad de desarrollo para América Latina, siempre y cuando se utilicen de forma social y ambientalmente responsable. Debemos aprovechar nuestros recursos naturales. Sería irresponsable no hacerlo ante la pobreza y las necesidades básicas que tenemos.

Esta nueva izquierda tiene un discurso más moderado en cuestiones socioeconómicas, y una perspectiva más posmoderna en cuestiones culturales: promueve el matrimonio gay o los derechos de los animales. Estos temas nos interesan a todos -y son de gran interés para algunos grupos relativamente pequeños-, pero creo que hay algunos temas que siguen siendo prioritarios como acabar con la pobreza y la exclusión socioeconómica en América Latina. Esta es la peor injusticia, es la cuestión moral más importante. No debemos olvidar nunca nuestra principal razón de ser: crear una América Latina más justa en un mundo más justo, porque seguimos viviendo en una América Latina llena de injusticias, que sigue siendo presa de intereses extranjeros.

LVSL – Hablando de intereses extranjeros, las recientes declaraciones de Lula sobre la necesidad de acabar con el reinado del dólar han causado revuelo. En cuanto a Ecuador, su país, ha sufrido una forma extrema de dolarización, pero toda América Latina está sufriendo la dominación del dólar de una u otra forma [2]. ¿Cree que este giro a la izquierda en América Latina, la probable victoria de Lula en Brasil y el actual contexto geopolítico allanan el camino para un cambio de paradigma en el ámbito monetario? ¿Sería alcanzable el fin del dominio del dólar y el rediseño de las estructuras comerciales internacionales entre América latina y Estados Unidos?

Nota del editor: sobre este tema, vea aquí la intervención (en francés) de Guillaume Long, ex-canciller ecuatoriano, en una conferencia organizada por Le Vent Se Lève en marzo de 2018 en la École normale supérieure de París: “Euro, franc CFA, dollar: l’ère de la servitude monétaire?””

RC – Si Lula gana en Brasil, el equilibrio geopolítico en la región cambia radicalmente. Se trata de un país de 200 millones de personas, un tercio de la población de América Latina. Las declaraciones de Lula son muy prometedoras, y ya hemos mencionado esta perspectiva. Con UNASUR, nuestra idea era crear una moneda regional seguida de una unión monetaria. Es absurdo que sigamos dependiendo del dólar para el comercio. Mediante el uso de una moneda regional, podríamos crear un sistema de compensación regional. En este momento, por ejemplo, si Perú vende 100 millones de dólares a Ecuador y éste vende 120 millones, tenemos que utilizar 220 millones de dólares. Pero con una moneda regional, Perú podría vendernos 100 millones y nosotros les venderíamos 120 millones, y el saldo total sería de 20 millones. Cada país pagaría el precio de las importaciones en moneda nacional y el saldo total se pagaría en dólares. Así que sólo 20 millones de dólares irían de Perú a Ecuador.

Propusimos esta alternativa; el objetivo era tener una moneda contable, como el ecu, y luego una moneda regional. Pero no hay que engañarse : hay una fuerte oposición a este proyecto por parte de las élites, que hablan español, pero piensan en inglés, y de la prensa, que manipula las conciencias para mantener la dependencia al dólar.

El caso de Ecuador es muy grave; ni siquiera es comparable al de Grecia, que ha sufrido el euro como moneda común, pero al menos es una moneda común. El dólar es una moneda extranjera. A través del dólar, importamos los imperativos de la política monetaria de Estados Unidos, cuyos intereses y estructuras económicas son completamente diferentes de los nuestros.Las élites intentan vender la idea de que la dolarización es algo positivo. Los ciudadanos son receptivos a esto: piensan en términos dolarizados, y creen que si se devalúa una moneda, tendrán menos dólares en sus bolsillos. Pero si todo el mundo tiene dólares en el bolsillo y nadie produce, la economía se hunde… Es importante recordar que el conjunto es más que la suma de sus partes, de ahí la relevancia de una ciencia como la macroeconomía.

© Pablo Porlan / Hans Lucas, Le Vent Se Lève

De manera similar, las élites han tratado de inculcar un sentimiento de rechazo a los impuestos en Ecuador, utilizando un razonamiento igualmente absurdo: “si alguien no paga impuestos, bien por él”, pero si nadie lo hace, el sistema se rompe. Este sesgo individualista se ha utilizado masivamente para engañar a los ciudadanos. Así, el dólar cuenta con un fuerte apoyo popular. De ahí la necesidad de un proceso de concienciación sobre la cuestión monetaria. Lula tiene razón cuando dice que hay que acabar con esta moneda. Hace unos años propusimos iniciativas en este sentido, y ahora tenemos que avanzar hacia una moneda regional.

LVSL – Este contexto geopolítico favorable no es nuevo. A finales de la década de 2000, cuando en su mayoría América Latina estaba gobernada por la izquierda, se creó un Banco del Sur, así como otros proyectos para generar instituciones en posición de competir con el Banco Mundial y el FMI. Estos proyectos no tuvieron éxito. ¿Considera el contexto actual más prometedor?

RC – Creo que la comparación es contra el contexto actual: antes teníamos mejores condiciones, más margen de maniobra y fuertes ambiciones. Creamos la UNASUR con el objetivo de la integración integral. Utilizamos este concepto porque no nos interesaba comerciar o crear un mercado, sino sentar las bases de una “nación de naciones”, como soñaba Simón Bolívar, mediante la coordinación de las políticas de defensa, las infraestructuras energéticas, las políticas macroeconómicas. Queríamos ir en contra de los procesos anteriores, caracterizados por la competencia entre la clase obrera de nuestros diferentes países -lo que generaba una presión a la baja sobre los salarios- y las exenciones fiscales destinadas a enriquecer el capital transnacional. Con UNASUR, hemos impuesto nuestras condiciones a este capital transnacional. Hoy día apenas se menciona, a pesar de ser un tema de gran actualidad.

En el centro de esta nueva dinámica, para la que UNASUR ha sentado las bases, se encuentran los embriones de una nueva arquitectura financiera regional. Consistiría en un Banco del Sur, un Fondo Monetario del Sur donde acumularíamos nuestras reservas, y que garantizaría un sistema de compensación regional con una moneda común. Hoy ya no se habla de proyectos tan ambiciosos. Antes había más voluntad, aunque el proyecto del Banco del Sur estaba bloqueado, porque algunos países de la región no estaban interesados en él: ya tenían su propio banco de desarrollo.

No sé por qué la gente encuentra tan sorprendente que tengamos vínculos con China : China financia la economía estadounidense, China es el mayor acreedor del mundo !

Así que las fuerzas son menos favorables que antes, pero el proyecto de una nueva arquitectura financiera para el Sur es más necesario que nunca.

LVSL – ¿En este nuevo orden geopolítico liberado de la influencia estadounidense, cuál sería el papel de China? En el caso del Ecuador, el acercamiento a China le ha permitido contrarrestar la hostilidad de los mercados financieros estadounidenses y establecer importantes acuerdos de cooperación. En su discurso de 2016 en Ecuador, el presidente Xi Jinping presentó la acción de China como dirigida a permitir que los estados latinoamericanos se liberen de su dependencia de los recursos naturales. Sin embargo, algunos acuerdos con China plantean dudas ; podríamos dar muchos ejemplos, pero nos limitamos a mencionar los préstamos condicionados al acceso garantizado de China a los recursos petroleros y minerales del continente. ¿No teme que China persiga la misma lógica imperial que los Estados Unidos?

RC – Sólo para aclarar: defendiendo nuestra soberanía y construyendo la integración regional, podemos hacer mucho, pero no podemos hacerlo todo. Hay realidades económicas y políticas que no podemos ignorar: Estados Unidos es nuestro mayor socio comercial. No nos interesa luchar con ellos, sólo nos interesa nuestro desarrollo. La nueva izquierda no puede llamarse simplemente “anti” (antiimperialista, anticapitalista). La matriz de mi lucha es la lucha contra la pobreza, la injusticia y el subdesarrollo, por lo que considero que el capitalismo neoliberal es el sistema más absurdo que se puede concebir para una región tan desigual como América Latina. No por fantasías teóricas sobre la necesidad de abolir el capitalismo neoliberal, sino porque sé perfectamente que este modelo no nos ha permitido desarrollar nuestro país.

Podemos hacer mucho, pero no podemos hacerlo todo. Podemos tener una relación de iguales, no como país, porque Estados Unidos tiene un poder económico mucho mayor que el nuestro, sino como región.

En cuanto a China, no sé por qué la gente encuentra tan sorprendente que tengamos vínculos con China. China financia la economía estadounidense, China es el mayor acreedor del mundo… ¿por qué no deberíamos beneficiar? China tiene una enorme capacidad de financiación. ¿Cuál es su talón de Aquiles? Energía, hidrocarburos. Nosotros tenemos capacidad para exportar hidrocarburos y necesitamos financiación: nuestras necesidades coinciden. Es la razón de nuestro acercamiento estratégico a China.

No hay contradicción con la defensa de nuestra soberanía: nunca permitiremos que ningún imperio nos imponga sus condiciones. Por supuesto, como cualquier banco de desarrollo – como el japonés, el brasileño… – el banco chino nos presta dinero para que sus empresas puedan invertir. Todo el mundo lo hace. Y todo el mundo utiliza a China para financiar su economía. ¿Por qué estaría mal que América Latina también lo hiciera?

LVSL – La actualidad política del Ecuador fue marcada por una oleada de movimientos sociales muy importantes, y violentamente reprimidos, que no consiguieron una victoria decisiva. Ecuador está acostumbrado a estos movimientos callejeros, que han llevado a tres presidentes a soltar el poder. ¿Cómo analiza el fracaso de este movimiento?

RC – Este fracaso se debe principalmente a los líderes de las manifestaciones. Para esta izquierda, la protesta social aparece como el fin, no como el medio. La lucha, por supuesto, es necesaria para ganar derechos. Pero durante mis diez años de gobierno, de 2007 a 2017, conseguimos triplicar el salario mínimo, consolidar los derechos de los trabajadores, imponer una redistribución masiva de la riqueza y la renta, mejorar el acceso a la sanidad y la educación… simplemente votando. Y, sin embargo, esta gente salió a la calle a protestar contra mi gobierno, ¡y luego apoyó a Guillermo Lasso! Lasso, que aparece en los Pandora Papers, ha aplicado un brutal programa neoliberal desde su elección, que ha generado una considerable violencia. Como resultado de su fracaso, estamos pasando de ser el segundo país más seguro de América Latina a altos índices de inseguridad.

¿Cómo pueden protestar contra el neoliberalismo cuando lo han apoyado? Esta es la contradicción de la CONAIE, este movimiento supuestamente de izquierda que intenta imponer su programa electoral por la fuerza [3].

© Pablo Porlan/Hans Lucas, Le Vent Se Lève

Tiene poco poder electoral – pierde sistemáticamente en las elecciones – pero tiene un gran poder de hecho, por su capacidad de movilización, hablo por experiencia. En 2013, propuse que el país “extrajera hasta la última gota de petróleo y hasta el último gramo de oro” para salir de su subdesarrollo y erradicar la pobreza. Mi rival, el candidato de la CONAIE, Alberto Acosta, propuso al país lo contrario: no al “extractivismo”, al petróleo y a la minería. Él obtuvo el 3% de los votos y yo casi el 60%. Y a pesar de ello, la CONAIE trató de imponernos su programa a través de las calles.

Nota del editor: Para un debate sobre la “Revolución Ciudadana” ecuatoriana y su desmantelamiento, lea nuestra entrevista (en francés) en Le Vent Se Lève con Guillaume Long, ex-canciller del Ecuador: “Comment la révolution citoyenne d’Équateur a été trahie”. Para un análisis de las posiciones “antiextractivistas”, lea el artículo de Matthieu le Quang: “Rompre avec l’extractivisme: la quadrature du cercle?

Si Julian Assange hubiera denunciado crímenes de guerra rusos o chinos, se le habría erigido un monumento en el centro de Washington

En consecuencia, no apruebo los métodos ni la plataforma política de la CONAIE. Su apología de la fuerza y la lucha trivializa la violencia. ¡La represión causó la muerte de siete manifestantes! Muchas personas perdieron la vista. Estoy de acuerdo con la necesidad de resistir contra los ataques a nuestros derechos… pero no en el marco de una organización que pretende imponer su agenda por la fuerza, ¡un año después de haber apoyado al presidente Lasso! La CONAIE se complace en criticar el neoliberalismo, cuando hace poco lo apoyaba.

LVSL – En el Parlamento hubo un intento de destitución del presidente Guillermo Lasso, que fracasó porque una parte de la izquierda – y en particular los miembros del movimiento indígena Pachakutik y del partido Izquierda Democrática – no apoyaron esta votación. En Europa, los medios de comunicación destacaron la tensión entre las organizaciones indígenas y los “correístas”, los presentaron como factores clave en la división de la oposición a Guillermo Lasso. ¿Cómo analiza esta secuencia y su tratamiento mediático?

RC – El análisis de los medios de comunicación es muy parcial. También denuncio la represión del gobierno de Lasso. Fue brutal y criminal. La policía recibió la orden de disparar a los manifestantes según su criterio. Esto también es motivo suficiente para que Lasso se vaya. La detención de Leónidas Iza fue un secuestro, y lo condenamos, como hemos condenado todas las violaciones de los derechos humanos. Esto no significa que estemos de acuerdo con los métodos o la plataforma de la CONAIE, como he dicho antes. Todo esto ha sido muy mal interpretado por la prensa, tanto latinoamericana como ecuatoriana. Su objetivo es difundir la desinformación y mantener a los ciudadanos en la oscuridad.

En diez años hubo siete presidentes. Desde 1996, ningún gobierno ha completado su mandato, hasta que fui elegido. Los conflictos eran frecuentes, así como los cambios de poder. Pero las soluciones no eran ni democráticas ni constitucionales. Ante el fraude democrático que podía existir, introdujimos en la Constitución procesos parlamentarios para dar una salida institucional, democrática y pacífica a los conflictos. El régimen ecuatoriano, como otros de la región, era presidencialista. Existe una fuerte tradición presidencialista en América Latina. Hemos introducido un presidencialismo flexible, que no significa débil. ¿Cómo se traduce esta flexibilidad? Por el hecho de que, cuando vemos un fracaso total del gobierno, su incumplimiento de la Constitución, etc., existe la posibilidad de revocar su mandato.

Propusimos este procedimiento para resolver la crisis, la gente estaba siendo asesinada en las calles, la policía estaba golpeando a la gente y matándola, los que estaban violando la Constitución eran ellos. Perdimos la votación porque sólo conseguimos 80 de los 92 necesarios. Así que logramos convocar elecciones anticipadas para resolver esta grave crisis de forma constitucional, democrática y pacífica: con votos, no con balas.

LVSL – Julian Assange vuelve a estar en el punto de mira de los medios de comunicación ahora que su extradición a Estados Unidos está a punto de ser finalizada por la justicia británica. Bajo su mandato, Ecuador le concedió asilo político durante varios años, hasta que fue expulsado bajo la presidencia de Lenín Moreno. En retrospectiva, cómo analiza esta elección, y cuál es el legado de Julien Assange y Wikileaks para usted?

Nota del editor: Vea aquí nuestros artículos sobre el caso Julian Assange

RC – Cuando examinamos el caso de Julian Assange, quedó claro que no había ninguna garantía del debido proceso. Así que tomamos la decisión soberana de concederle asilo, que es un derecho que tiene cualquier país. No tenemos que justificar nada.

En cuanto a lo demás, hay que mencionar, por supuesto, los abusos del Reino Unido, que nunca dio un salvoconducto a Assange, así como las presiones a Lenín Moreno, que rompió el artículo 41 de la Constitución, que prohíbe explícitamente el regreso de un refugiado que haya sido procesado por otro país. Pero en la mente de Lenín Moreno, ya que Correa había concedido asilo a Assange, tenía que oponerse, no le importaba sacrificar a un ser humano.

El caso de Julian Assange es una vergüenza mundial, es una manifestación de la doble moral que domina el orden internacional: si Julian Assange hubiera denunciado crímenes de guerra rusos o chinos, se le habría erigido un monumento en el centro de Washington, pero como denunció a los de Estados Unidos es un delincuente, deberían meterlo en la cárcel por 170 años.

Eso no es todo: las contradicciones en la gestión de este caso llegan hasta el punto de que se alega que divulgó información confidencial. Todo Estado tiene información confidencial, es una prerrogativa de la soberanía nacional, pero los crímenes de guerra son otra cosa, hay que denunciarlos, y eso es lo que hizo Julian Assange.

No publicó esta información él mismo: se la dio a los periódicos – el New York Times, El País, Der Spiegel en Alemania, The Guardian en el Reino Unido, etc… ¿Y qué se hizo con estos periódicos que publicaron la información? Nada.

Esto es una terrible justicia de dos velocidades, va en contra de los principios más básicos de la libertad de prensa. Lo que es aún más grave es el silencio del periodismo mundial, no sé si es que no les gusta Julian Assange. Puede no gustarme o disgustarme, no lo conozco personalmente, nunca hemos hablado, ni siquiera por teléfono, sólo le hice una entrevista una vez.

Pero estamos hablando de una terrible injusticia, y de una persona cuyo error es haber dicho la verdad y haber denunciado los crímenes de guerra. Esto demuestra la doble moral y el desprecio imperante por los derechos humanos.

Notas :

[1] En noviembre de 2019, un golpe policial y militar derrocó al presidente boliviano Evo Morales, poniendo fin a los trece años de gobierno del Movimiento al Socialismo (MAS). Tres años antes, el Senado brasileño destituyó a Dilma Rousseff en un proceso de impeachment alimentado por un clima mediático hostil a la presidenta brasileña. Posteriormente, el poder judicial iba a impedir que el ex jefe de Estado Lula se presentara a las elecciones presidenciales a pesar de su alta popularidad y lo condenó a prisión, allanando el camino para la victoria de Jair Bolsonaro. Del mismo modo, en Ecuador, el poder judicial y la prensa hicieron mucho para sacar a los “correístas” del poder y llevar al presidente Lenín Moreno, a pesar de ser apoyado por Rafael Correa, a iniciar un giro neoliberal y proamericano.

[2] Los países latinoamericanos son vulnerables a las fluctuaciones de las tasas de la FED. Si los tipos de interés suben y los de América Latina se mantienen fijos, se producirá una fuga de capitales hacia Estados Unidos. Además, en los países que se enfrentan a una alta inflación, la población tiende a alejarse de la moneda nacional en favor del dólar, que se considera más fiable. Estos dos fenómenos llevan a los gobiernos latinoamericanos a vincular su moneda al dólar – o, en casos excepcionales, como Ecuador y El Salvador, a sustituirlo por el dólar.

[3] La CONAIE es, en términos cuantitativos, la principal organización indígena. Sus relaciones con el movimiento de Rafael Correa han sido tensas. Sus dirigentes han convocado con frecuencia manifestaciones contra su gobierno. Los “correistas” les han acusado de hacer el juego a la oposición liberal.

Inflation : aux origines de la doxa néolibérale

Milton Friedman recevant la médaille présidentielle de la liberté par Ronald Reagan, alors président des Etats-Unis, en 1988. © Reagan White House Photographs, 1/20/1981 – 1/20/1989

Avec les hausses de prix observées dans le sillage de la crise du Covid et de la guerre en Ukraine, le débat sur l’inflation resurgit sur le devant de la scène politique et médiatique. Qui doit en supporter le coût ? Les multinationales qui ont dégagé des profits exceptionnels ou la grande partie de la population dont les revenus nets sont rognés ? On assiste dans ce contexte au grand retour d’une orthodoxie monétaire que l’on pensait remisée au placard, depuis le « quoi qu’il en coûte » et le déversement de torrents de liquidités par les banques centrales. Nous revenons ici sur les origines de cette doxa encore vivace, qui place la lutte contre l’inflation au cœur de la politique économique en appelant à la rigueur salariale, monétaire et budgétaire.

Qu’est-ce que l’inflation ? En théorie, il s’agit d’une hausse globale des prix dans une monnaie. Dans la pratique, les instituts de la statistique mesurent l’inflation par l’intermédiaire d’un indice des prix à la consommation sur un territoire et une période donnés (communément sur les douze derniers mois). En France, l’INSEE mesure son indice des prix à la consommation (IPC) depuis 1914 ; aux Etats-Unis la première mesure du Consumer Price Index (CPI) par le Bureau of Labor date de 1921.

Ces indices rendent compte de l’évolution des prix d’un nombre limité de biens et services de consommation courante (700 pour l’indicateur employé par Eurostat) : pain, vêtements, électroménager, coupe de cheveux… L’objectif d’une telle mesure est autant de rendre compte de l’évolution des prix que de celle du pouvoir d’achat de la monnaie : lorsque les prix augmentent d’une année sur l’autre, une même quantité d’euros permet d’acheter un nombre moindre de produits. 

L’impact de cette perte de pouvoir d’achat est variable selon les conditions et les positions économiques. Les acteurs économiques dont les revenus suivent la hausse des prix sont favorisés, les autres subissent l’effet de la baisse du pouvoir d’achat. En outre, l’inflation a l’avantage de réduire le poids de la dette publique : elle gonfle les rentrées fiscales et le PIB, et grignote la valeur des intérêts payés. De même, lorsque les salaires suivent la hausse des prix – par le biais de négociations salariales ou d’une indexation automatique des revenus – elle peut également être avantageuse pour les ménages endettés, en réduisant la valeur réelle de leurs dettes.

Mais l’inflation peut également devenir un « impôt sur les pauvres » lorsque les revenus des catégories populaires ne sont pas indexés et que les prix de l’énergie, du transport et de la nourriture augmentent. Prêteurs et rentiers voient également la valeur de leurs créances et de leur épargne diminuer. Bref, l’inflation opère ainsi une forme de redistribution à géométrie variable, dont la teneur n’est pas définie en soi et dépend des arrangements institutionnels et des rapports de force sociaux. 

L’inflation opère une forme de redistribution à géométrie variable, dont la teneur n’est pas définie en soi et dépend des arrangements institutionnels et des rapports de force sociaux. 

Depuis plusieurs décennies, la question de l’inflation a été tout particulièrement instrumentalisée dans le discours néolibéral pour réduire le champ des possibles en termes de politique économique et imposer sa doxa. Pour le comprendre, il faut revenir aux années 1970-80. Dans cette période, les Etats-Unis ont été confrontés à des taux d’inflation élevés – à deux chiffres en 1974 et de 1979 à 1981 – ainsi qu’à plusieurs années de stagnation et une hausse importante du chômage. C’est pourquoi cette période est qualifiée de crise de la « stagflation » (stagnation et inflation).

Les perturbations économiques liées à la persistance d’une inflation élevée vont s’avérer une aubaine pour les penseurs du néolibéralisme, dont l’influence était alors grandissante, et une occasion de remettre en cause le rôle de l’Etat et des syndicats dans la politique économique. Pour eux, l’inflation est la résultante de la politique économique d’inspiration keynésienne, et elle doit être combattue de toute urgence. Non pas pour ses conséquences délétères pour le pouvoir d’achat des catégories populaires, mais parce qu’elle serait rien de moins qu’une menace existentielle pour l’économie de marché.

Pour Walter Eucken, chef de file de l’école ordolibérale, l’inflation « détruit le système des prix et donc tous les types d’ordre économique1». Selon James Buchanan et Richard Wagner, figures de l’école de Virginie, elle « sape les anticipations et créé de l’incertitude2 ». Incapables de prévoir leurs coûts de production, prix de vente et bénéfices futurs, les entreprises freineraient leurs investissements. D’autres conséquences de l’inflation sont brandies comme autant de dangers pour l’ordre économique.

Sur le plan commercial, la hausse des coûts de production liée à des prix plus élevés obérerait la compétitivité des entreprises nationales. Sur le plan monétaire, elle viendrait miner la valeur des devises. Sur le plan financier enfin, l’inflation conduirait par ailleurs à rogner la rémunération de l’épargne – donc les revenus des plus riches – au point de favoriser la consommation immédiate et les placements plus risqués. Épargnants et créanciers seraient ainsi lésés, tandis que les emprunteurs dont les revenus sont indexés à l’inflation voient le poids de leur dette diminuer. La revanche de la cigale sur la fourmi ? « Un comportement prudent devient irresponsable et l’imprudence devient raisonnable3 » s’émeut l’économiste Milton Friedman.

Ces condamnations eurent un écho certain dans la période des années 1970-80. Le patronat étatsunien – financier et industriel – est séduit par les imprécations anti-inflationnistes des monétaristes, pointant du doigt l’incurie de l’interventionnisme d’Etat. Les autorités semblent incapables de circonscrire l’inflation, dans un contexte de crise énergétique, de chômage persistant et de croissance atone. Les leviers habituels de politique économique censés réaliser un compromis entre chômage et inflation, lointainement inspirés du keynésianisme, semblent inopérants.

Dès lors, les diagnostics et « remèdes » formulés par les économistes néolibéraux vont occuper le devant de la scène académique et politique. Et vont offrir une place considérable aux mécanismes de marché au détriment de l’intervention publique. On distingue en particulier trois courants dont les contributions continuent encore largement d’irriguer les débats actuels sur l’inflation.

Les trois courants de la refondation néolibérale

Le premier courant est sans doute celui qui a constitué la critique la plus bruyante des politiques d’inspiration keynésienne. Il s’agit du monétarisme de Milton Friedman. Pour ce dernier, « l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire4 ». En d’autres termes, les hausses de prix seraient la conséquence de l’augmentation de la masse monétaire et non d’autres facteurs – comme la hausse des prix du pétrole. Dans le viseur : les politiques de relance d’inspiration keynésienne qui articulent dépense publique et expansion monétaire pour stimuler la croissance et réduire le chômage.

Selon Milton Friedman, ces politiques sont intrinsèquement inflationnistes et contre-productives. En cherchant à réduire le chômage en dessous d’un taux d’équilibre, elle serait même responsables de l’accélération de l’inflation, en entraînant notamment les salaires à la hausse. L’orientation qu’il préconise est celle d’une politique monétaire restrictive, ne poursuivant aucun objectif de politique économique sinon celui de fournir seulement la quantité de monnaie nécessaire à l’activité économique.

Aux critiques des monétaristes se sont ajoutées celles d’un second courant : celui de Robert Lucas et des économistes de la « nouvelle école classique ». Pour ces tenants d’une refondation de la théorie néoclassique « pure », les agents économiques sont à même d’anticiper toutes les conséquences des interventions monétaires. Leurs conclusions, obtenues à grand renfort de modèles mathématiques complexes, radicalisent celles des monétaristes : toute politique interventionniste serait vouée à l’échec, face à des agents parfaitement rationnels. 

Malgré le succès de ces deux écoles néolibérales, dans un contexte économique et politique favorable, les critiques n’ont pas manqué à leur égard. L’explication monétariste de l’inflation se refuse, malgré l’évidence, à considérer d’autres causes que celle de la quantité de monnaie. Les hypothèses irréalistes retenues par ailleurs par les tenants de la « nouvelle école classique » – qui postulent que les acteurs sont parfaitement rationnels et parfaitement informés – ont par ailleurs jeté le doute sur la pertinence de leurs modélisations et de leurs résultats.

Un troisième courant va proposer de « prendre le meilleur des approches concurrentes qui l’ont précédé » selon les termes d’une de ses figures, Gregory Mankiw. Sur le papier, il s’agirait d’une voie intermédiaire entre le néolibéralisme et la tradition keynésienne. En pratique, les économistes de la « nouvelle synthèse néoclassique » reprennent à leur compte le cadre d’analyse et les outils des nouveaux classiques avec une nuance : sur le long terme, le marché est efficient ; mais sur le court-terme il existe des imperfections qui l’empêchent de s’équilibrer – et donc des opportunités pour certaines interventions publiques.

Parmi ces « nouveaux keynésiens », des noms qui résonnent encore dans les débats actuels sur la résurgence de l’inflation : Joseph Stiglitz, Lawrence Summers, Janet Yellen (présidente de la FED entre 2014 et 2018) ou encore Olivier Blanchard (actuel chef économiste au Fonds monétaire international).

Un nouveau paradigme monétaire

Les trois courants vont contribuer à un aggiornamento de la politique monétaire aux Etats-Unis comme en Europe. Encore aujourd’hui, la grille de lecture de cette nouvelle synthèse néolibérale inspire largement les débats sur l’inflation – ses causes, ses remèdes – et les décisions des banquiers centraux. Les grands principes de cette nouvelle doxa se donnent à lire dans les manuels « orthodoxes » de macro-économie5.

Le premier est l’hypothèse d’un marché autorégulateur : sur le long terme, l’économie tendrait vers des niveaux optimums d’activité, de prix, et de chômage. Mais à court et moyen terme, des « chocs » peuvent l’éloigner de l’équilibre et faire resurgir le spectre de l’inflation. Dès lors – c’est le second principe – l’objectif de la politique économique est de permettre un rétablissement optimal de l’équilibre. En d’autres termes : l’intervention des autorités est tolérée à condition qu’elle vise à garantir des conditions optimales pour le fonctionnement du marché.

Pour les néolibéraux, l’intervention des autorités est tolérée à condition qu’elle vise à garantir des conditions optimales pour le fonctionnement du marché.

Quels sont les chocs qui peuvent perturber l’économie ? La crise de la « stagflation » en donne plusieurs illustrations toujours d’actualité. La plus évidente étant le « choc d’offre » lié à la hausse brutale du coût de l’énergie suite aux chocs pétroliers de 1973 et de 1979. La hausse du prix du pétrole a une importance majeure sur le niveau des prix car elle entraîne la hausse du prix de l’essence, du fioul, mais aussi du gaz naturel et du charbon. Elle augmente le prix du transport aérien et routier, des plastiques et matières premières et donc les coûts de nombreuses entreprises qui peuvent être amenées à augmenter leurs prix en retour.

D’autres chocs d’offre peuvent également expliquer l’inflation élevée et la stagnation des années 1970 aux Etats-Unis : la hausse des prix des produits agricoles, la hausse du prix des produits importés en conséquence de la dépréciation du dollar, ou encore une diminution des gains de productivité.

Comment réagir à de tels « chocs adverses » ? Jusqu’aux années 1970, la réponse consacrée des autorités avait été d’administrer un « choc de demande » à l’économie, sous la forme d’une politique monétaire généreuse (taux d’intérêt bas, injection de liquidités) et d’investissements publics. C’est le principe d’une politique « accommodante », ou encore de la « relance keynésienne ». L’objectif : contrebalancer l’effet d’un choc adverse en stimulant l’activité et l’emploi au prix d’une hausse, censée être temporaire, de l’inflation.

Mais s’il on en croit la doxa néolibérale, une telle politique serait vouée à l’échec : elle conduirait non seulement l’économie à la « surchauffe », mais à une accélération de l’inflation. Celle-ci résulterait d’un cercle vicieux où les hausses de prix alimenteraient les hausses de salaires et réciproquement – salariés et entreprises anticipant une inflation élevée. On dit alors que les anticipations des agents ne sont plus « ancrées » – ces derniers ne croyant plus dans la capacité des autorités à contrôler l’inflation.

L’indexation des salaires, permettant à ces derniers de suivre la hausse des prix, serait par ailleurs un facteur aggravant. Pour l’économiste Robert Gordon, « chocs d’offre, politique accommodante et indexation des salaires est une trinité maudite qui peut mener à l’hyperinflation6 ». La période de la stagflation ne serait donc rien d’autre que l’illustration d’une telle spirale, désignée comme «boucle prix-salaires», menant l’économie tout droit à l’abîme.

Les amers remèdes néolibéraux

Circonscrire le risque inflationniste va devenir, à partir de la fin des années 1970, un impératif de premier plan de la politique monétaire. Quitte à provoquer dégâts sociaux et récession. La hausse drastique du taux directeur de la Fed, mise en œuvre par son président Paul Volcker en 1979, va constituer un événement fondateur de la nouvelle doctrine.

Ce « remède » monétariste se présentait comme un contre-pied au principe de relance keynésienne. Il se donnait pour objectif de réduire l’inflation et d’éteindre la « surchauffe » de l’économie étatsunienne par un violent coup de frein, qu’importe les conséquences sociales. Le résultat ne se fit pas attendre : hausse du coût du crédit, faillites en cascade, récession et chômage ont frappé les Etats-Unis dans les années 1982-1983.

Ce brusque coup de frein poursuivait un second objectif : garantir la « crédibilité » de l’engagement de la Fed à réduire l’inflation. Il répondait à une autre préoccupation mise en avant par les économistes néolibéraux : celle de « ré-ancrer » les anticipations des acteurs économiques, de sorte que ces derniers soient convaincus de la détermination des autorités à prendre des mesures fortes contre l’inflation.

La recherche de crédibilité à l’égard des créanciers et des marchés financiers va ainsi devenir un impératif de la politique économique. Dans l’Union européenne elle prendra la forme de règles adoptées dans le Traité de Maastricht signé en février 1992 : l’interdiction de la monétisation des déficits publics et l’indépendance de la Banque centrale européenne. L’objectif : bannir ex ante des politiques jugées inflationnistes et s’en tenir à des règles explicites de gestion monétaire. Une constitutionnalisation de l’action publique en tous points conforme aux principes de l’ordolibéralisme.

Derrière un vernis de théorie économique néolibérale, cette nouvelle doxa va, à partir des années 1990, graver dans le marbre des traités un choix politique en faveur des intérêts des possédants.

En temps « normal », la nouvelle doctrine de la politique monétaire va consister à surveiller l’inflation comme le lait sur le feu. Garantir « la stabilité des prix » constitue la mission première de la BCE inscrite dans son mandat. Cet objectif est partagé par la Fed, qui doit également favoriser la croissance et l’emploi. En pratique cela se traduit par une politique restrictive visant à augmenter les taux pour réduire le crédit et l’activité lorsque l’économie est considérée en surrégime et le chômage en dessous de son niveau « naturel ».

Face à un choc d’offre adverse, comme la hausse du prix de l’énergie, deux stratégies sont envisagées : « éteindre » l’inflation d’offre en appliquant une politique restrictive, afin d’éviter toute spirale inflationniste qui pourrait la rendre permanente ; ou appliquer une politique neutre – ne rien changer – en considérant que l’inflation est transitoire et que les prix retrouveront leur niveau d’avant le choc.

Derrière un vernis de théorie économique néolibérale, cette nouvelle doxa va, à partir des années 1990, graver dans le marbre des traités un choix politique en faveur des intérêts des possédants. Côté pile, le maintien de l’inflation à un niveau modéré va favoriser les créanciers en rétablissant leurs rentes. Côté face, l’impératif de la modération salariale, la rigueur monétaire et budgétaire vont achever de détruire le pouvoir de négociation des syndicats et des salariés.

Ne plus voir l’inflation comme un mal, mais comme un outil

La crise de 2008 et la « Grande Dépression » qui s’en est suivi vont cependant remettre en cause la doxa monétariste. Face au risque d’une spirale déflationniste entraînant vers le bas les prix et l’activité économique, les banques centrales vont être contraintes de mobiliser des politiques « non conventionnelles » : taux bas, voire négatifs, politiques de rachats de dettes publiques et d’actifs financiers (quantitative easing). Le risque de dépression économique suite à la crise du Covid va amener les gouvernements à recourir à l’arme budgétaire, dépensant sans compter (le fameux « quoi qu’il en coûte ») pour maintenir l’économie à flot.

Pour autant, la remise en cause de la doxa néolibérale a constitué moins une rupture qu’une continuation par d’autres moyens. Car les intérêts sociaux servis par les nouvelles politiques « non conventionnelles » et le surcroît de dépenses publiques sont les mêmes : grandes entreprises et grands intérêts financiers bénéficient d’un filet de sécurité toujours plus généreux, sous la forme d’aides publiques et de politiques fiscales favorables. Bref, une politique inconditionnelle de soutien (si ce n’est « d’assistanat ») en faveur du secteur privé.

La remise en cause sera par ailleurs de courte durée, puisque le retour de l’inflation s’accompagne, depuis 2021, d’une remise au goût du jour de la doxa monétariste professant la modération salariale et la baisse des dépenses publiques. La brutale hausse du taux directeur de la FED, de 0,25% en début d’année à 2,5% aujourd’hui, n’est pas aussi brutale que celle opérée par Paul Volcker il y a quatre décennies, mais elle s’inspire bien des mêmes préceptes.

Les banques centrales doivent être remises sous tutelle démocratique.

Les contradictions du néolibéralisme semblent désormais atteindre leur paroxysme. Comment concilier la politique de mise sous perfusion des entreprises industrielles et financières, engagée depuis la crise de 2008, et la lutte contre l’inflation par des mesures budgétaires et monétaires restrictives ?

Une chose est sûre : une alternative au chaos économique supposerait d’engager une véritable rupture avec la doxa néolibérale. Celle-ci suppose d’engager tous les moyens à la disposition de la puissance publique : une gestion de la monnaie et de la fiscalité au service d’investissements publics massifs, à même de répondre aux urgences sociales et écologiques. Pour ce faire, les banques centrales doivent être remises sous tutelle démocratique.

Dans une telle configuration, l’inflation ne doit pas être considérée comme un bien ou un mal en soi, mais comme un indicateur parmi d’autres. En réinstaurant une indexation des revenus des catégories moyennes et populaires, elle peut même se transformer en outil de redistribution et contribuer à une « euthanasie des rentiers », pour paraphraser la formule attribuée à Keynes.

Notes :

[1] Walter Eucken, This Unsuccessful Age or The Pains of Economic Progress, Oxford University Press, 1952.
[2] James M. Buchanan et Richard E. Wagner, Democracy in Deficit, Academic Press, 1977.
[3] Milton Friedman, Monetarist economics, Basil Blackwell, 1991.
[4] Milton Friedman, Inflation et système monétaire, Calmann-Lévy, 1968.
[5] Les paragraphes suivants sont une synthèse des propos développés dans les manuels de macroéconomie d’Olivier Blanchard (2020) et de Robert Gordon (2014).
[6] Robert J. Gordon, Macroeconomics (12th edition), Pearson, 2014.

Rafael Correa : « Imposer nos conditions au capital transnational, reconstruire l’intégration régionale »

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Président de l’Équateur de 2007 à 2017, Rafael Correa fut l’une des figures du « tournant à gauche » de l’Amérique latine au commencement du millénaire, aux côtés des présidents vénézuélien Hugo Chávez et bolivien Evo Morales. Après un premier entretien à Bruxelles en 2019, nous le retrouvons trois ans plus tard à Paris. Entre-temps, le contexte a radicalement changé : la gauche a remporté les élections dans des pays clefs d’Amérique latine, les forces néolibérales sont en reflux, et l’ex-président brésilien Lula, aux portes du pouvoir, affirme vouloir relancer l’intégration régionale et en finir avec la domination du dollar. Paradoxalement, les ambitions de rupture avec l’ordre mondial actuel semblent moindres qu’il y a une décennie. L’Amérique latine n’est plus, autant qu’elle l’était alors, un pôle de contestation du paradigme dominant. Nous avons interrogé Rafael Correa sur ce nouveau contexte et les perspectives qui se dessinent pour son pays et le sous-continent. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, Keïsha Corantin et Vincent Arpoulet, retranscrit par Alice Faure, Nikola Delphino et Seb Tellor.

Le Vent Se Lève – Une nouvelle vague de gauche émerge en Amérique latine, y compris au cœur de certains bastions historiques du néolibéralisme : victoire de Gustavo Petro en Colombie, Gabriel Boric au Chili. La nouvelle génération militante latino-américaine revendique l’héritage des expériences progressistes des années 2000, mais prétend y apporter un regard critique. Sur le plan environnemental, elle n’hésite pas à tenir un discours anti-extractiviste. Sur le plan culturel, elle est très sensible aux demandes d’extension des libertés individuelles. Sur les plans économique, financier et géopolitique en revanche, elle semble moins ambitieuse. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle génération de gauche ?

Rafael Correa – Premièrement, cette nouvelle gauche est le fruit de l’ancienne. Les processus progressistes antérieurs avaient été entravés de manière antidémocratique : par l’entremise de coups d’État, comme ce fut le cas en Bolivie et au Brésil, ou de trahisons assorties de campagnes menées par la presse, les « fondations » et les « ONG » téléguidées depuis les États-Unis, comme ce fut le cas en Équateur1.

NDLR : sur cette dernière thématique lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine »

Nous avions vu venir de loin, en 2014, cette renaissance conservatrice, qui opérait par des modalités anti-démocratiques. En Amérique latine, pour ainsi dire, nous n’avons pas de démocratie réelle, et nous n’en aurons pas tant que la presse continuera son ingérence dans les affaires politiques de manière aussi frontale et manipulera la vérité. Sans vérité il n’y a pas de démocratie, sans vérité il n’y a pas d’élections libres.

Les citoyens peuvent comparer les modalités par lesquelles les conservateurs ont conquis le pouvoir, par rapport à celles des progressistes. Les mouvements progressistes reviennent en force par les élections, comme au Brésil en ce moment.

Nous voulons nous libérer du dollar, mais il existe une forte opposition de la part des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, de la presse qui manipule les consciences

Effectivement, je crois que l’on a affaire à une gauche quelque peu différente sur les questions environnementales, qui tient un discours anti-néoextractiviste dans certains cas, comme au Chili, ou même en Colombie. Je pense qu’elle se trompe. J’estime que les ressources naturelles sont un avantage incontournable et la meilleure opportunité dont l’Amérique latine dispose pour se développer, à condition qu’elles soient utilisées de manière responsable au niveau social et environnemental. Nous devons profiter de nos ressources naturelles. Il serait même irresponsable de ne pas le faire face à la pauvreté et aux nécessités premières qui sont les nôtres.

Cette nouvelle gauche tient un discours plus modéré sur les questions socio-économiques, et a une perspective davantage postmoderne sur les questions culturelles. Elle met en avant le mariage homosexuel ou les droits des animaux. Ces thématiques nous intéressent tous – et elles intéressent beaucoup quelques groupes relativement restreints –, mais je pense que d’autres sujets demeurent prioritaires : en finir avec la pauvreté et l’exclusion socioéconomique en Amérique latine. C’est la pire des injustices, c’est la question morale la plus importante. Nous ne devons jamais oublier notre principale raison d’être : créer une Amérique latine plus juste dans un monde plus juste. Car nous vivons encore dans une Amérique latine emplie d’injustices, qui demeure la proie d’intérêts étrangers.

LVSL – En parlant d’intérêts étrangers, les déclarations récentes de Lula portant sur la nécessité de mettre fin à la domination du dollar ont fait grand bruit. Votre pays, l’Équateur, a subi une forme extrême de dollarisation, mais toute l’Amérique latine souffre de la domination du dollar d’une manière ou d’une autre2. Croyez-vous que ce tournant à gauche de l’Amérique latine, la probable victoire de Lula et le contexte géopolitique actuel ouvrent la voie à un changement de paradigme en matière monétaire ? La fin de la domination du dollar et la refonte des structures du commerce international entre l’Amérique latine et les États-Unis sont-elles à portée de main ?

RC – Si Lula gagne au Brésil, l’équilibre géopolitique de la région change radicalement. C’est un pays de 200 millions de personnes, soit un tiers de la population de l’Amérique latine. Les déclarations de Lula sont tout à fait prometteuses, et nous avions déjà évoqué cette perspective. Avec l’UNASUR (Union des nations sud-américaines), notre idée était de créer une monnaie régionale suivie d’une union monétaire. Il est absurde que nous dépendions toujours du dollar pour faire des échanges.

À travers l’utilisation d’une monnaie régionale, nous pourrions créer un système de compensation régionale. Actuellement, par exemple, si le Pérou vend pour 100 millions de marchandises à l’Équateur et que l’Équateur lui vend 120 millions, nous devons utiliser 220 millions de dollars. Mais avec une monnaie régionale, le Pérou pourrait nous vendre 100 millions tandis que nous leur vendrions 120 millions, et le solde total serait de 20 millions. Chaque pays paierait le prix des importations en monnaie nationale et le solde total serait payé en dollars. Il n’y aurait ainsi que 20 millions de dollars qui passeraient du Pérou à l’Équateur.

Nous avons proposé cette alternative. L’objectif était d’avoir une monnaie comptable, comme l’écu, puis une monnaie régionale. Mais il ne faut pas se bercer d’illusions : il existe une forte opposition à ce projet de la part des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, et de la presse, qui manipule les consciences pour faire perdurer la dépendance au dollar.

Le cas de l’Équateur est très grave. Il n’est pas même comparable à celui de la Grèce, qui a souffert de l’euro comme monnaie commune, mais, au moins, il s’agit d’une monnaie commune. Le dollar est une monnaie étrangère. Par l’entremise du dollar, nous importons les impératifs de la politique monétaire des États-Unis, dont les intérêts et les structures économiques sont complètement différents des nôtres.

NDLR : sur cette thématique, voir ici la conférence organisée par Le Vent Se Lève en mars 2018 à l’École normale supérieure avec Guillaume Long, Coralie Delaume et Kako Nubukpo : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? »

Les élites cherchent à faire accepter l’idée que la dollarisation serait une donnée positive. Les citoyens y sont réceptifs : ils pensent en termes dollarisés, et estiment que si l’on dévalue une monnaie, ils auront moins de dollars en poche. Mais si tout le monde possède des dollars dans sa poche et personne n’en produit aucun, l’économie s’écroule… Il faut garder à l’esprit que le tout est autre chose que la somme des parties, d’où la pertinence d’une science comme la macroéconomie.

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Par un procédé similaire, les élites ont cherché à instiller un sentiment de rejet de l’impôt en Équateur, en procédant à des raisonnements tout aussi absurdes : « si une personne ne paie pas d’impôts, tant mieux pour elle » – mais si personne n’en paie, le système s’écroule. Ce biais individualiste a été massivement utilisé pour tromper les citoyens. Ainsi, le dollar possède un important soutien populaire. D’où la nécessité d’un processus de conscientisation sur la question monétaire. Lula a raison lorsqu’il affirme la nécessité d’en finir avec cette monnaie. Nous avions proposé des initiatives en ce sens il y a quelques années, et il nous faut à présent nous diriger vers une monnaie régionale.

LVSL – Ce contexte géopolitique favorable n’est pas neuf. À la fin de la décennie 2000, alors que la majorité de l’Amérique latine était gouvernée par la gauche, une Banque du Sud a vu le jour, ainsi que d’autres projets visant à créer des institutions concurrentes de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Ces projets n’ont pas fait long feu. Selon vous, le contexte actuel est-il plus prometteur ?

RC Je crois que la comparaison est à la défaveur du contexte actuel : nous avions des conditions plus favorables auparavant, davantage de marge de manœuvre, et de fortes ambitions. Nous avons créé l’UNASUR, dans un but d’intégration intégrale. Nous employions ce concept parce qu’il ne s’agissait pas pour nous de commercer ou de créer un marché, mais de jeter les fondements d’une « nation des nations », comme le rêvait Simon Bolivar, par l’entremise d’une coordination des politiques de défense, des infrastructures énergétiques, des politiques macroéconomiques. Nous avons voulu aller à l’encontre des processus antérieurs, caractérisés par une mise en concurrence de la classe ouvrière de nos différents pays – qui a généré une pression à la baisse sur les salaires – et des exonérations d’impôts visant à enrichir le capital transnational. Avec l’UNASUR, nous avons imposé nos conditions à ce capital transnational. Aujourd’hui, on n’en parle presque plus, alors que c’est une thématique d’une actualité brûlante.

Au cœur de cette nouvelle dynamique dont l’UNASUR a jeté les fondements, on trouve les embryons d’une nouvelle architecture financière régionale. Elle consisterait en une Banque du Sud, un Fonds monétaire du Sud où nous accumulerions nos réserves, un système de compensation régionale avec une monnaie commune. On ne parle plus, aujourd’hui, de projets si ambitieux. Il y avait davantage de volonté auparavant, même si le projet de Banque du Sud est resté bloqué car certains pays dans la région n’y avaient pas intérêt : ils avaient déjà leur propre banque de développement.

J’ignore pourquoi on trouve si surprenant que l’on entretienne des liens avec la Chine. La Chine, premier créancier du monde, finance l’économie des États-Unis !

Ainsi, les forces en présence nous sont moins favorables qu’auparavant mais le projet d’une nouvelle architecture financière du Sud est plus nécessaire que jamais.

LVSL – Dans ce nouvel ordre géopolitique libéré de l’influence américaine, quel serait le rôle de la Chine ? Dans le cas de l’Équateur, le rapprochement avec la Chine lui a permis de contrecarrer l’hostilité des marchés financiers américains et d’établir d’importants accords de coopération. Dans son discours en Équateur en 2016, le président Xi Jinping a présenté l’action de la Chine comme visant à permettre aux États latino-américains de s’affranchir de leur dépendance aux ressources naturelles. Cependant, certains accords avec la Chine soulèvent des questions. Nous pourrions donner de nombreux exemples, mais ne mentionnons que les prêts conditionnés à la garantie de l’accès de la Chine aux ressources pétrolières et minérales du continent. Ne craignez-vous pas que la Chine poursuive les mêmes logiques d’empire que les États-Unis ?

RC – Une précision : en défendant notre souveraineté et en construisant l’intégration régionale, nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pouvons pas tout faire. Il y a des réalités économiques et politiques que nous ne pouvons ignorer : les États-Unis sont notre premier partenaire commercial. Nous battre avec eux ne nous intéresse pas, seul notre développement compte. La nouvelle gauche ne peut pas simplement se dire « anti » (anti-impérialiste, anti-capitaliste). La matrice de mon combat, c’est la lutte contre la pauvreté, l’injustice et le sous-développement. Raison pour laquelle je considère que le capitalisme néolibéral est le système le plus absurde qui puisse se concevoir pour une région si inégale que l’Amérique latine. Pas à cause de fantasmes théoriques sur la nécessité d’abolir le capitalisme néolibéral, mais parce que je sais pertinemment que ce modèle ne nous a pas permis de développer notre pays.

Nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pouvons pas tout faire. Nous pouvons avoir une relation d’égal à égal – pas en tant que pays, car les États-Unis possèdent une puissance économique bien supérieure à la nôtre, mais en tant que région.

Concernant la Chine, j’ignore pourquoi on trouve si surprenant que l’on entretienne des liens avec elle. La Chine finance l’économie des États-Unis ! La Chine est le principal créancier du monde… pourquoi n’en bénéficierions-nous pas ? La Chine possède une immense capacité de financement. Quel est son talon d’Achille ? L’énergie, les hydrocarbures. Or nous possédons la capacité d’exporter des hydrocarbures, et nous avons besoin de financements : nos besoins coïncident. C’est la raison de notre rapprochement stratégique avec la Chine.

Il n’y a aucune contradiction avec la défense de notre souveraineté : nous ne permettrons jamais qu’un quelconque empire nous impose ses conditions. Bien sûr, comme toute banque de développement – comme la japonaise, la brésilienne… –, la chinoise nous prête de l’argent afin de permettre à ses entreprises d’investir. Tout le monde le fait. Et tout le monde recourt à la Chine pour financer son économie. Pourquoi serait-ce mal que l’Amérique latine le fasse également ?

LVSL – L’actualité politique équatorienne a été marquée par une vague de mouvements sociaux très importants, violemment réprimés, qui ne sont pas parvenus à arracher de victoires décisives. L’Équateur est habitué à ces mouvements de rue menés par la CONAIE (Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur), qui ont conduit trois présidents à quitter le pouvoir3. Comment analysez-vous l’échec – relatif – des dernières manifestations ?

RC – Cet échec est d’abord imputable aux leaders des manifestations. Pour cette gauche, la protestation sociale apparaît comme la fin, et non le moyen ; l’issue, et non la voie. La lutte, bien sûr, est nécessaire pour conquérir des droits. Mais durant mes dix années de gouvernement, de 2007 à 2017, nous avons réussi à plus que tripler le salaire minimum, consolider les droits des travailleurs, imposer une redistribution massive de la richesse et des revenus, améliorer l’accès à la santé et à l’éducation… simplement en votant. Et la CONAIE est pourtant sortie dans la rue pour protester contre mon gouvernement, puis a soutenu Guillermo Lasso ! Lasso, qui apparaît dans les Pandora Papers, qui a mis en place un programme néolibéral brutal depuis son élection, lequel a généré une violence considérable. Du fait de son échec, nous quittons notre rang de second pays le plus sûr d’Amérique latine pour atteindre des sommets d’insécurité.

Comment peuvent-ils protester contre le néolibéralisme, alors qu’ils l’ont soutenu lors des présidentielles ? C’est toute la contradiction de la CONAIE, ce mouvement supposément de gauche.

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Ce mouvement tente d’imposer son programme électoral par la force. Il ne possède que peu de pouvoir électoral – il perd systématiquement aux élections –, mais il détient un grand pouvoir de fait, en raison de sa capacité mobilisatrice. Je parle d’expérience. En 2013, j’ai proposé au pays « d’extraire jusqu’à la dernière goutte de pétrole et au dernier gramme d’or » pour le sortir de son sous-développement et éradiquer la pauvreté. Mon rival, le candidat de la CONAIE, Alberto Acosta, a proposé au pays tout le contraire : non à l’extractivisme, à l’exploitation pétrolière et minière. Il a récolté 3 % des voix et moi près de 60 %. Et malgré cela, la CONAIE a tenté de nous imposer son programme par la rue.

NDLR : Pour une discussion sur la « Révolution citoyenne » équatorienne et son démantèlement, lire sur LVSL notre entretien avec Guillaume Long, ancien ministre des Affaires étrangères de Rafael Correa : « Comment la Révolution citoyenne d’Équateur a été trahie ». Pour une analyse des positions « anti-extractivistes », lire l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? »

Si Julian Assange avait dénoncé des crimes de guerre russes ou chinois, on lui aurait érigé un monument en plein centre de Washington

En conséquence, je n’approuve ni les méthodes, ni la plateforme politique de la CONAIE. Son apologie de la force et de la lutte par la rue banalise la violence. La répression a causé la mort de sept manifestants ! De nombreuses personnes ont perdu la vue. Je suis d’accord avec la nécessité de résister contre les atteintes à nos droits… mais pas dans le cadre d’une organisation qui cherche à imposer son programme par la force, un an après avoir soutenu le président Lasso ! La CONAIE a beau jeu de critiquer le néolibéralisme, quand elle l’a appuyé si peu de temps auparavant.

LVSL – Au Parlement, la tentative de destitution du président Lasso a échoué car une partie de la gauche – en particulier des membres du mouvement indigène Pachakutik et du parti Izquierda Democrática – n’ont pas soutenu ce vote. En Europe, les médias ont souligné la tension entre les organisations indigènes et les corréistes. Ils ont présenté celles-ci comme un facteur clé de la division de l’opposition à Guillermo Lasso. Comment analysez-vous cette séquence, et son traitement médiatique ?

RC – L’analyse des médias est très partielle. Je dénonce également la répression du gouvernement de Lasso. Elle a été brutale et criminelle. La police a reçu l’ordre de tirer sur les manifestants comme bon leur semblait. C’est également une raison suffisante pour que Lasso parte. L’arrestation de Leonidas Iza [leader indigène et figure des protestations en cours NDLR] était un enlèvement, et nous l’avons condamnée – comme nous avons condamné toute atteinte aux droits de l’Homme.

Cela ne veut pas dire que nous soyons d’accord avec les méthodes ou la plateforme de la CONAIE, comme je l’ai dit précédemment.

Tout cela a très mal été interprété par la presse, latino-américaine et équatorienne. Son but est de propager la désinformation et de maintenir les citoyens dans l’ignorance.

En dix ans, il y a eu sept présidents. Depuis 1996, aucun gouvernement n’a terminé son mandat – jusqu’à ce que je sois élu. Les conflits étaient fréquents, ainsi que les changements de pouvoir. Mais les solutions n’étaient ni démocratiques, ni constitutionnelles. Face aux fraudes démocratiques qui pouvaient exister, nous avons introduit des processus parlementaires dans la Constitution pour fournir une issue institutionnelle, démocratique et pacifique aux conflits. Le régime équatorien, comme d’autres dans la région, était présidentialiste. Il existe une forte tradition présidentialiste en Amérique latine. Nous avons introduit un présidentialisme flexible, ce qui ne veut pas dire faible. Comment se traduit cette flexibilité ? Par le fait que, quand nous sommes témoins d’un échec complet du gouvernement, de son non-respect de la Constitution, etc., il existe la possibilité de révoquer son mandat.

Nous avons proposé cette procédure pour résoudre la crise, les gens se faisaient tuer dans la rue, la police frappait les gens et les assassinait. Ceux qui violent la Constitution, ce sont eux. Nous avons perdu le vote car nous n’en avons réuni que 80 sur les 92 nécessaires. Nous n’avons donc pas réussi à convoquer des élections anticipées pour résoudre cette crise grave de façon constitutionnelle, démocratique et pacifique – avec des votes et non avec des balles.

LVSL – Julian Assange revient au coeur de l’attention médiatique, à présent que son extradition vers les États-Unis est quasiment actée par la justice britannique. Vous lui aviez accordé l’asile politique durant plusieurs années, jusqu’à ce qu’il soit expulsé sous la présidence de Lenín Moreno. Rétrospectivement, comme analysez-vous ce choix, et quel est pour vous l’héritage de Julien Assange et de Wikileaks ?

RC – Lorsque nous avons étudié le cas Julian Assange, il était évident qu’il n’y avait aucune garantie de procédure régulière. Nous avons donc souverainement décidé de lui octroyer l’asile, droit que possède n’importe quel pays. Nous n’avons pas à nous justifier de quoi que ce soit.

NDLR : Consultez ici le dossier consacré par Le Vent Se Lève à l’affaire Julian Assange

Quant au reste, il faut bien sûr mentionner les abus du Royaume-Uni qui n’a jamais donné de sauf-conduit à Assange, ainsi que la pression exercée sur Lenín Moreno qui a rompu l’article 41 de la Constitution, lequel interdit explicitement de renvoyer un réfugié qui a été poursuivi par un autre pays. Mais dans l’esprit de Lenín Moreno, comme Correa avait accordé l’asile à Assange, il fallait s’y opposer. Peu lui importait de sacrifier un être humain.

Le cas Julian Assange est une honte mondiale. Il est la manifestations de la justice à deux vitesses qui domine l’ordre international : si Julian Assange avait dénoncé des crimes de guerre russes ou chinois, on lui aurait érigé un monument en plein centre de Washington. Mais comme il a dénoncé ceux des États-Unis c’est un criminel, il faut le jeter en prison pour 170 ans.

Ce n’est pas tout : les contradictions dans le traitement de cette affaire vont tellement loin qu’on prétend qu’il a diffusé des informations confidentielles. Chaque État dispose d’informations confidentielles, c’est une prérogative de la souveraineté nationale. Mais les crimes de guerre sont d’un autre ressort, il faut les dénoncer, et c’est ce que Julian Assange a fait.

Ces informations, il ne les a pas lui-même publiées : il les a fournies à des journaux – le New York Times, El País, der Spiegel en Allemagne, le Guardian au Royaume-Uni, etc. Et qu’a-t-on fait à ces journaux qui, eux, ont publié ces informations ? Rien.

C’est une effroyable justice à deux vitesses. Cela va à l’encontre des principes les plus élémentaires de la liberté de la presse. Ce qui est encore plus grave, c’est le silence du journalisme mondial. Je ne sais pas si c’est que Julian Assange ne leur plaît pas. Moi, il peut ne pas me plaire ou me déplaire, je ne le connais pas personnellement. Nous n’avons jamais parlé, même par téléphone, j’ai simplement effectué une interview pour lui, une fois.

Mais on parle là d’une injustice terrible, et d’une personne dont l’erreur est d’avoir dit la vérité et d’avoir dénoncé des crimes de guerre. Cela démontre la politique internationale du deux poids, deux mesures et le mépris qui prévaut pour les droits de l’Homme.

Notes :

1 En novembre 2019, un coup d’État policier et militaire renversait le président bolivien Evo Morales, mettant fin à treize ans de pouvoir du Mouvement vers le socialisme (MAS). Trois ans plus tôt, le Sénat brésilien destituait Dilma Rousseff à l’issue d’une procédure d’impeachment alimentée par un climat médiatique hostile à la présidente brésilienne. Par la suite, le pouvoir judiciaire devait empêcher l’ex-chef d’État Lula de se présenter aux élections présidentielles malgré sa grande popularité et le condamner à la prison, ouvrant la voie à la victoire de Jair Bolsonaro. De même, en Équateur, les instances judiciaires et la presse n’ont pas peu fait pour écarter du pouvoir les « corréistes » et conduire le président Lenín Moreno, pourtant soutenu par Rafael Correa, à initier un tournant néolibéral et pro-américain.

2 Les pays latino-américains sont vulnérables à la fluctuation des taux d’intérêt de la FED. En effet, si ceux-ci augmentent et que les taux latino-américains restent fixes, un phénomène de fuite de capitaux vers les États-Unis se produit. Du reste, dans les pays en butte à une forte inflation, la population tend à se détourner de la monnaie nationale au profit du dollar, considéré comme plus fiable. Ces deux phénomènes conduisent les gouvernements latino-américains à indexer la valeur de leur monnaie sur celle du dollar – voire, dans des cas exceptionnels, comme celui de l’Équateur ou du Salvador, à la remplacer par le dollar.

3 La CONAIE est, en termes quantitatifs, la principale organisation indigène. Ses relations avec le mouvement de Rafael Correa ont été tendues. Sa direction a fréquemment appelé à manifester contre son gouvernement. Celui-ci, en retour, l’a accusé de faire le jeu de l’opposition libérale.