La retraite, une vie hors du marché – Par François Ruffin

La retraite est aussi un temps de transmission entre les générations. © Nikoline Arms

Le gouvernement entend réduire le débat sur la réforme des retraites à une querelle d’experts comptables focalisés sur les pourcentages de PIB, le nombre de trimestres et le taux d’activité des seniors. Pour le député François Ruffin, la retraite est pourtant bien plus : il s’agit d’un autre morceau de vie, non soumis au « métro-boulot-chariot », où chacun peut s’épanouir en dehors du marché. Dans son livre Le temps d’apprendre à vivre. La bataille des retraites, il plaide pour accroître ce temps libre afin de lutter contre le dérèglement climatique. Extraits.

Avec les retraites, à la Libération, Ambroise Croizat et ses camarades poursuivaient un idéal social. Nous y ajoutons aujourd’hui un autre impératif : écologique. Les deux sont-ils incompatibles ? Ou au contraire se renforcent-ils ? Protection sociale et protection de l’environnement vont-elles de pair ? Mouvement ouvrier et mouvement vert ?

« Produire plus, pour consommer plus, pour produire plus, pour consommer plus », comme le hamster dans sa roue, mène la planète droit dans le mur. Et les humains à l’usure. Le défi climatique réclame du travail : du travail dans les champs, du travail dans les bâtiments, du travail dans les ateliers de réparation, du travail de lien et de soin auprès des bébés, des malades, des aînés. Mais il réclame aussi du repos, de l’apaisement, moins de frénésie.

Ce week-end, je me suis replongé dans Prospérité sans croissance, le rapport qu’avait rendu Tim Jackson (économiste, ndlr) au gouvernement britannique. Il cite, page 140, une étude réalisée par l’économiste canadien Peter Victor : « Le chômage et la pauvreté sont tous deux réduits de moitié dans ce scénario grâce à des politiques sociales et de temps de travail actives. Et l’on obtient une baisse de 20% des émissions de gaz à effet de serre au Canada. Réduire la durée du temps de travail hebdomadaire est la solution la plus simple et la plus souvent citée au défi du maintien du plein emploi sans augmentation de la production. Mais cette réduction du temps de travail n’a tendance à réussir que dans certaines conditions. « La distribution stable et relativement équitable des revenus » écrit le sociologue Gerhard Bosch. »

Les recherches, là-dessus, ne manquent pas. Pour Larsson, Nässen et Lundberg, « une réduction de 1% du temps de travail conduirait à une baisse de 0,80% des émissions par ménage. » Miklos Antal a mené, lui, une « recherche exhaustive qui recense 2500 articles scientifiques » : « La plupart des études concluent que les réductions du temps de travail réduisent les pressions environnementales. » Pour Rosnick et Weisbrot, « si les Etats-Unis passaient au temps de travail moyen des pays européens, ils économiseraient 18% de leur consommation d’énergie. A l’inverse, si les Européens travaillaient autant que les Américains, nos émissions de gaz à effet de serre augmenteraient de 25%. » Et les auteurs d’y voir « une portée mondiale » : « Au cours des prochaines décennies, les pays en développement décideront de la manière d’utiliser leur productivité croissante. Si, d’ici 2050, le monde entier travaille comme les Américains, la consommation totale d’énergie pourrait être de 15 à 30% supérieure à ce qu’elle serait en suivant un modèle plus européen. Traduit directement en émissions de carbone plus élevées, cela pourrait signifier une augmentation de 1 à 2 degrés Celsius du réchauffement de la planète. »

Nous devons sortir nos vies, des parcelles de nos vies d’abord, de cette emprise de la marchandise. C’est un devoir écologique, mais aussi humaniste. Le dimanche chômé est un bout de cet enjeu. 24 hors de ça. Hors de la cage. Autre chose que le métro-boulot-chariot : le repas en famille, la buvette du club de foot, la balade en vélo, etc.

Par quel bout réduire encore ? Par la semaine de quatre jours ? Par la réduction de la durée hebdomadaire ? Par un véritable congé parental ? Par une semaine de vacances supplémentaires ? Par des années de césure, sabbatiques, pour bifurquer au mitan de son existence ? Par un temps de flou, admis, avant trente ans, à l’âge des possibles, un temps de rencontres, de voyages, de tentatives, d’échecs, où chacun cherche sa voie ? Voilà le choix qui réclame un débat. Plutôt que de se demander de quels droits acceptez-vous de vous amputer ?

Mais le gros morceau, ça reste la retraite. S’ils s’y attaquent avec entêtement, depuis des décennies, c’est pour gratter des économies, certes. Mais pour une autre raison également : symbolique, idéologique. La retraite, c’est une autre vie qui est déjà là. C’est un possible à étendre, qui nous tend les bras. C’est un temps de gratuité, de bénévolat, ma mère qui cuisine un cake avec mes enfants, un papi qui entoure les poussins sur un tournoi de foot, une ancienne prof qui alphabétise dans une asso, c’est tout un monde. Notre pays tient aussi debout par ces bonnes volontés, par ces journées librement données, partagées. Bref, c’est tout un pan de la vie hors marché. C’est, pour les maîtres des horloges, une menace.

François Ruffin, Le temps d’apprendre à vivre. La bataille des retraites, Les Liens qui libèrent, 5€

Réforme des retraites : Macron face au pays

Si la mobilisation dans la rue et l’opposition à la réforme des retraites grandit, le gouvernement reste pour l’instant inflexible. Une opposition frontale qui risque de durer : la détermination des manifestants s’explique par la dureté des conditions de travail et la certitude que cette bataille sera déterminante pour bloquer l’agenda néolibéral d’Emmanuel Macron. Une analyse partagée par la majorité, ce qui explique qu’elle n’entende rien lâcher. Alors que la bataille se déroule désormais sur deux fronts, le Parlement d’un côté, la rue et les entreprises de l’autre, une défaite des syndicats offrirait un boulevard vers le pouvoir pour l’extrême-droite. Seule une grande vague de grèves peut entraver ce scénario.

Plus le temps passe et plus l’opposition à la réforme des retraites s’étend. Après une première journée très réussie le 19 janvier, le gouvernement a passé les deux dernières semaines à se prendre les pieds dans le tapis. Arguments contradictoires, refus de toute modification du cœur du projet, tentative de manipulation de l’opinion par un dîner entre Macron et 10 éditorialistes, humiliation du Ministre du travail Olivier Dussopt durant des débats télévisés… Le plan de bataille concocté par les cabinets de conseil et les technocrates a lamentablement échoué. Comme lors du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, plus les élites font de la « pédagogie », plus les Français s’informent et leur opposition s’étend. Résultat : le 31 janvier, le nombre de manifestants a augmenté de 40% et atteint des niveaux historiques depuis 30 ans avec 2,8 millions de personnes dans la rue selon les syndicats. En parallèle, les sondages successifs indiquent tous une hausse du soutien à la contestation et une colère croissante contre la réforme et le gouvernement.

Pourquoi la réforme passe si mal

Si l’issue de la réforme est encore incertaine, la bataille de l’opinion aura donc été gagnée rapidement. Outre les couacs et la suffisance des ministres et des députés macronistes, cette victoire écrasante des opposants s’explique par trois facteurs : l’absence de justification de la réforme, un changement de perception du travail et un contexte de colère sociale latente depuis des mois.

D’abord, la réforme elle-même. A mesure qu’elle est étudiée sous tous les angles, chacun découvre une nouvelle injustice. On pense notamment aux femmes, pénalisées par leurs carrières souvent incomplètes de l’aveu même du ministre Stanislas Guérini ou au minimum vieillesse à 1200 euros rendu incertain par des « difficultés techniques » (sic). Surtout, la grande majorité des Français a compris que le régime actuel de retraites n’est pas en péril et que cette réforme n’a rien d’inéluctable, comme l’a rappelé à plusieurs reprises le Conseil d’Orientation des Retraites (COR). Les arguments de la gauche, qui propose d’autres méthodes pour équilibrer le système et ramener l’âge de départ à 60 ans, ont aussi réussi à percer : l’augmentation des salaires, la suppression des innombrables exonérations de cotisations, l’égalité de salaires entre les femmes et les hommes, la taxation des patrimoines et dividendes, voire la hausse des cotisations sont d’autres possibilités, bien plus justes que de forcer les Français à travailler deux ans de plus. A force de miser sur le caractère technique de la réforme pour la faire passer, le gouvernement aura finalement réussi à intéresser les citoyens au fond de son projet. Le mépris permanent des macronistes a fait le reste. Comme l’a résumé Richard Ramos, député MODEM (parti membre de la majorité), « la pédagogie c’est dire “j’ai raison, vous êtes des cons” ».

Si les Français restent attachés à la « valeur travail », ils sont également 45% à déclarer se lever uniquement pour le salaire.

Outre le caractère injustifié de la réforme, celle-ci se heurte aussi à un changement de regard sur le travail. Rester deux ans de plus dans l’emploi est d’autant plus impopulaire que cela paraît impossible pour beaucoup. D’abord, il y a ceux qui craignent de mourir avant la retraite. Pour les autres, il faut conserver son poste dans un pays où le taux d’emploi des seniors est particulièrement bas (35,5% chez les 60-64 ans). Un problème sérieux auquel le gouvernement entend répondre par un index, un dispositif qui a déjà montré son inutilité totale contre les inégalités de salaires entre hommes et femmes. En outre, le travail devient plus dur pour beaucoup : le nombre de travailleurs cumulant au moins trois critères de pénibilité physique a triplé depuis les années 80 en raison de l’intensification du travail. La souffrance psychique et les burn-outs ont eux aussi explosé. S’ajoute aussi la crise de sens du travail, un phénomène d’autant plus important (60% des actifs sont concernés) qu’il peut s’expliquer par des facteurs très divers (sentiment d’exercer un « bullshit job », manque de moyens pour bien faire son travail, contradiction avec ses valeurs…). Enfin, ce panorama est complété par une instabilité croissante de l’emploi avec la multiplication des CDD, intérim et autres régimes précaires. Ainsi, si les Français restent attachés à la « valeur travail », ils sont également 45% à déclarer se lever uniquement pour le salaire. Dans ces conditions, on comprend que 93% des actifs rejettent la perspective de se voir confisquer deux années de repos mérité.

Enfin, cette contre-réforme arrive dans une période de grande tension sociale dans le pays. Alors que les salaires sont rognés par une inflation inédite depuis des décennies, le sentiment de déclin et d’appauvrissement se généralise. Les petits chèques, la remise à la pompe ou le bouclier tarifaire n’ont en effet pas suffi à contenir la baisse de pouvoir d’achat de la majorité de la population. Pendant ce temps, les multinationales de certains secteurs (énergie, transport maritime, négoce de céréales…) ont réalisé des superprofits colossaux que le gouvernement se refuse à taxer. Un deux poids deux mesures qui a de plus en plus de mal à passer. L’inaction face à la dégradation de plus en plus visible des services publics (santé, éducation, justice) et au changement climatique après un été caniculaire et une sécheresse historique inquiète aussi une grande part de la population, qui craint de laisser un pays « tiers-mondisé » à ses enfants. Ajoutons enfin que les élections de 2022 dont se prévaut le Président de la République pour justifier sa réforme ne lui ont pas donné une grande légitimité : il a en effet été réélu en grande partie par défaut et a perdu sa majorité absolue au Parlement. Dans un tel contexte, l’écrasante majorité de la population ne comprend pas pourquoi cette réforme non nécessaire est une priorité politique.

Une bataille parlementaire compliquée

La réponse à cette interrogation est double. D’une part, Macron ne digère toujours pas de ne pas avoir pu aller jusqu’au bout de sa tentative d’attaque du système de retraites en 2020. Son électorat attend d’ailleurs de lui qu’il renoue avec l’ardeur néolibérale dont il faisait preuve jusqu’à la crise sanitaire. Affaibli par les dernières élections, le chef de l’Etat compte sur cette réforme pour indiquer à ses soutiens qu’il ne compte pas se « chiraquiser », c’est-à-dire être un Président plutôt absent et sans cap pour son second mandat. D’autre part, Emmanuel Macron veut achever ce qui reste des Républicains, en les forçant à le soutenir ou à rejoindre Marine Le Pen. Or, la réforme des retraites est depuis longtemps une revendication majeure des élus LR. Macron espère donc leur tendre un piège : soit ils la votent et devront finir par assumer que le locataire de l’Elysée applique leur programme, et donc le soutenir; soit ils ne la votent pas et leur retournement de veste les pulvérisera à la prochaine élection.

Initialement, ce calcul politique semblait habile. Mais l’ampleur de la contestation inquiète jusque dans les rangs de la Macronie et des LR. Or, 23 défections dans le camp présidentiel ou chez les Républicains suffisent à faire échouer l’adoption du texte à l’Assemblée Nationale. Un scénario possible selon les derniers décomptes menés par Libération et France Inter, qui indiquent un vote très serré. Pour trouver une majorité, le gouvernement n’a donc plus d’autre choix que de menacer les parlementaires : sans majorité, il dégainera l’article 49.3 et envisagera sérieusement de dissoudre la chambre basse. Or, nombre de députés ont été élus par une très fine majorité en juin dernier et craignent de voir leur siège leur échapper. Cette perspective peut les conduire à réfléchir à deux fois avant de rompre la discipline de vote.

Cette réforme est une occasion en or pour Marine Le Pen de faire croire qu’elle défend les conquêtes sociales, tout en ne prenant aucun risque.

Pour les deux autres blocs politiques, la NUPES et le Rassemblement National, cette séquence paraît plus simple à aborder : leur opposition au texte les place du côté de la majorité des citoyens. A gauche de l’hémicycle, on se prend à espérer une première victoire majeure contre Macron. Un succès dont l’alliance bâtie hâtivement à la suite des présidentielles aurait bien besoin pour survivre : l’affaire Quatennens, le congrès du PS, les petites polémiques successives et la perspective des élections européennes fragilisent fortement l’union. Une attaque sur un symbole aussi fort dans l’imaginaire du « modèle social » français – ou du moins ce qu’il en reste – offre donc une occasion de tourner la page des derniers mois. Toutes les armes sont donc sorties : réunions publiques en pagaille, participation aux manifestations, tournée des plateaux, tsunami d’amendements…

Du côté du Rassemblement National, on jubile. Cette réforme est une occasion en or pour Marine Le Pen de faire croire qu’elle défend les conquêtes sociales, tout en ne prenant aucun risque. Le RN doit en effet faire oublier qu’il a voté contre l’augmentation du SMIC et proposé de supprimer des cotisations patronales, ce qui revient à fragiliser la Sécurité sociale dont le système de retraites fait partie. Heureusement pour la dynastie Le Pen, le gouvernement lui a offert une belle opportunité de marquer des points. Ainsi en est-il de la demande de référendum sur la réforme des retraites, une proposition initiée par les communistes, reprise ensuite par la NUPES et le RN : au terme d’une procédure contestable, la défense de cette motion référendaire a été confiée à l’extrême-droite. D’ores-et-déjà, le PS et EELV annoncent qu’ils ne la voteront pas afin de ne pas légitimer le RN. Avant même le vote le 6 février prochain, Marine Le Pen a donc déjà gagné : si cette motion est soutenue par la FI et le PCF, elle pourra affirmer qu’elle est rassembleuse; si les députés de gauche la rejettent, elle pourra les accuser de sectarisme et de malhonnêteté.

L’urgence d’une grève générale

Pour chacun des trois blocs politiques majeurs, la bataille des retraites est donc décisive. Du côté de la Macronie, arriver à passer en force contre les syndicats et la majorité de la population sur un sujet aussi essentiel serait une victoire comparable à celle de Margaret Thatcher contre les mineurs britanniques en 1984. Le pouvoir espère qu’une telle démonstration de force permettra de réinstaurer un climat de résignation et de nihilisme pour un moment, lui permettant de terminer son œuvre de destruction du pays. Dans le cas où ce scénario deviendrait hors de portée, Macron a cependant élaboré un plan B : la dissolution de l’Assemblée. « Au mieux, ce serait l’occasion de retrouver une majorité absolue dans l’hémicycle. Au pire, le Rassemblement national (RN) remporterait une majorité de sièges » estime le camp présidentiel. Macron ne paraît pas très inquiet par cette seconde éventualité : si Marine Le Pen accepte Matignon, il espère que cela l’affaiblira; si elle refuse, il pourra affirmer qu’elle ne veut pas le pouvoir ou n’est pas capable de l’exercer.

Si ce scénario est évidemment risqué, le chef de l’Etat sait que son camp a tout intérêt à affronter l’extrême-droite au second tour. Il espère donc la renforcer juste assez pour qu’elle passe devant la gauche au premier tour, puis la battre au second. Ce calcul cynique convient très bien à Marine Le Pen, puisqu’il la renforce sans qu’elle n’ait besoin de faire de grands efforts. La cheffe des députés RN a également un discours bien rodé en cas de passage de la réforme : comme avec la NUPES dans l’hémicycle, elle n’hésitera pas à accuser les syndicats d’incompétence et d’hypocrisie, en arguant que ceux-ci ont appelé à la faire battre au second tour. La combinaison de cette délégitimation du mouvement syndical et de la gauche avec la colère de Français exaspérés par la dégradation de leur niveau de vie lui offrirait alors un boulevard vers l’Elysée.

Le mouvement social compte un soutien de poids : l’opinion. 64% des Français tiendraient le gouvernement pour responsable en cas de blocage du pays.

Ainsi, au-delà de la protection d’une conquête sociale majeure, la bataille actuelle risque de peser lourd dans la prochaine élection présidentielle. Casser la relation vicieuse de dépendance mutuelle entre le bloc bourgeois et l’extrême-droite nécessite une victoire du mouvement social contre cette réforme. Si la mobilisation des députés dans l’hémicycle et des manifestants dans la rue constitue deux points d’appui importants, ils risquent cependant de ne pas suffire. Au Parlement, le temps contraint du débat, le probable retour à la discipline de vote chez Renaissance et LR et la possibilité d’un 49.3 laissent peu d’espoirs. Dans la rue, la mobilisation considérable est encourageante, mais elle risque de s’étioler au fil des semaines et la répression – pour l’instant très faible – peut faire rentrer les manifestants chez eux. 

Seules de grandes grèves peuvent faire plier le gouvernement : si les salariés ne vont plus travailler ou que l’approvisionnement des entreprises est remis en cause, le patronat se retournera contre le gouvernement, qui n’aura d’autre choix que de reculer. Pour l’instant, les syndicats se montrent plutôt timides, préférant des « grèves perlées » environ un jour par semaine à des grèves reconductibles. Bien sûr, l’inflation et l’affaiblissement du mouvement ouvrier rendent l’organisation de grèves massives plus difficile que par le passé. Mais le mouvement social compte un soutien de poids : l’opinion. Selon un récent sondage, 64% des Français tiendraient le gouvernement pour responsable en cas de blocage du pays. Un tel chiffre étant particulièrement rare, les syndicats ont tout intérêt à s’en saisir. En outre, des actions comme le rétablissement de l’électricité à des personnes qui en ont été coupé pour impayés ou sa gratuité pour les services publics conforte l’appui des Français à la lutte des salariés. Après la victoire de la bataille de l’opinion et du nombre dans la rue, il est donc temps de passer à l’étape supérieure : la grève dure. Face aux tactiques immorales du gouvernement et de l’extrême-droite, cette stratégie apparaît désormais comme la seule capable de les faire battre en retraite.

Inquiet pour sa réélection, Erdoğan met l’économie turque sens dessus dessous

Le Président turc Recep Tayyip Erdoğan. © OTAN

Taux d’intérêts en forme de montagnes russes, croissance élevée, appauvrissement des Turcs par une inflation autour de 80%, échec de la stratégie d’industrialisation… La politique monétaire et économique poursuivie par Erdoğan ces dernières années est particulièrement erratique. En cherchant à tout prix à maintenir une croissance forte, tout en multipliant les mesures d’urgence pour éviter une crise financière et sociale, le pouvoir turc joue avec le feu. Une situation qui s’explique par la crainte du Président de voir l’opposition remporter les élections de juin prochain. Mais les opposants d’Erdoğan promettent surtout le retour à un régime néolibéral classique et une surenchère identitaire. Article originellement publié par la New Left Review, traduit par Piera Simon Chaix et édité par William Bouchardon.

Depuis 2019, la politique économique de la Turquie se caractérise par les revirements répétés de son président, Recep Tayyip Erdoğan. Au départ, son régime avait adopté un programme fondé sur des taux d’intérêt faibles et sur l’expansion du crédit, à rebours de l’orthodoxie libérale, avec pour objectif la consolidation du soutien politique fourni par les petites et moyennes entreprises (PME). Résultats : dévaluation de la livre turque (c’est-à-dire une perte de valeur de la monnaie turque, ndlr), taux élevés d’inflation et hausse du déficit du compte courant et de la dette extérieure, due à la forte dépendance turque aux importations. Pour essayer de compenser ces effets, le gouvernement a alors basculé vers un programme néolibéral classique : des taux d’intérêt élevés destinés à attirer les capitaux étrangers et à stabiliser la valeur de la livre turque, et un resserrement du crédit afin de lutter contre l’inflation et l’endettement. Cependant, comme de telles politiques déstabilisent la base électorale de l’AKP, le parti au pouvoir n’a eu de cesse de revenir à une approche plus hétérodoxe. Une oscillation incessante qui dure depuis bientôt quatre ans.

Une politique monétaire erratique

Tant que l’économie turque était intégrée à l’ordre néolibéral transatlantique, il semblait n’exister aucune autre option face aux atermoiements d’Erdoğan. L’impératif stratégique consistant à maintenir les PME à flot à l’aide de politiques monétaires expansionnistes était irréconciliable avec la position du pays sur le marché mondial. Cependant, plus récemment, ce mouvement d’oscillation semble avoir été abandonné au profit d’un ferme engagement à l’hétérodoxie économique. Depuis le printemps 2021, les taux d’intérêt de la banque centrale turque (TCMB) ont été revus à la baisse et vont jusqu’à s’aventurer dangereusement du côté du négatif. Au plus bas, en raison d’une inflation très forte, les taux réels ont même atteint -80 %. Les placements traditionnels des épargnants en livre turque, détenus par une vaste majorité de la population, subissent donc des pertes massives. Dans un même temps, le crédit commercial et le crédit à la consommation ont été largement soutenus.

Comme on pouvait s’y attendre, ces mesures ont permis à la Turquie d’obtenir une croissance élevée en 2021 (plus de 11%), mais au prix d’une importante dévaluation de la livre turque et d’une inflation démesurée (jusqu’à 85% en octobre 2022). La croissance élevée a masqué un effondrement généralisé du niveau de vie de la majeure partie de la population, dont les revenus n’ont pas crû au même rythme que l’inflation. Les mesures compensatoires qui ont été prises, telles que les revalorisations du salaire minimum, le contrôle des prix ou les réductions d’impôts, n’ont pas suffi à endiguer ce déclin. La fin de l’année 2021 s’est ainsi soldée par une stagnation économique, lorsque les entreprises se sont trouvées incapables de calculer les prix avec justesse et ont été désavantagées sur les contrats commerciaux libellés en devises étrangères. Une catastrophe économique de grande ampleur a été évitée de justesse lorsqu’Erdoğan a annoncé, le 20 décembre 2021, un mécanisme étatique de garantie des dépôts en devises étrangères.

La croissance élevée a masqué un effondrement généralisé du niveau de vie de la majeure partie de la population, dont les revenus n’ont pas crû au même rythme que l’inflation.

Peu de temps après, la TCMB a mis en place une « stratégie de liraisation » (c’est-à-dire de conversion des avoirs et dettes en devises étrangères en monnaie nationale, ndlr) impliquant de fait des mécanismes de contrôle des devises étrangères : restriction de l’accès aux prêts de la TCMB pour les entreprises détenant beaucoup de devises étrangères, interdiction du recours aux devises étrangères pour les transactions domestiques et incitations pour amener les banques à opter pour des dépôts en livres turques. L’objectif était de soutenir la demande en livres turques du secteur privé et de contenir la dévaluation. Cependant, à défaut de changements structurels approfondis de l’économie turque, tous les défauts de cette approche hétérodoxe — dévaluation, inflation élevée, important déficit du compte courant — ont refait surface et ont perduré. Et depuis un an, ces défauts sont accompagnés d’une hausse des taux d’intérêt et du niveau de la dette.

Il en a découlé un paradoxe politique encore plus grave. Durant l’année 2022, pour contenir la crise, la Turquie a commencé à expérimenter une série de « mesures macroprudentielles », qui ont pris par exemple la forme d’un contrôle effectif des capitaux — via des pénalités économiques infligées aux banques octroyant des prêts à des taux d’intérêt supérieurs à 30 % — destiné à soutenir les prêts en livres turques à des coûts avantageux pour le secteur privé. Cependant, avec le ralentissement de la dévaluation due à la stratégie de « liraisation » et à cause du retard des effets de la dévaluation sur l’inflation (la monnaie turque perdant en valeur, les produits importés coûtent beaucoup plus chers, ndlr) et de la pression inflationniste mondiale, le taux d’inflation turc est demeuré supérieur au taux de dévaluation. Tout cela, par contrecoup, à entraîné une appréciation effective de la livre turque.

Le calcul politique d’Erdoğan

En d’autres termes, les politiques d’Erdoğan ont atteint exactement l’inverse de ce qu’elles visaient. Au lieu d’entraîner une baisse des prix des produits exportés, ces prix ont augmenté. De même, les taux d’intérêt plus faibles se sont accompagnés d’un ralentissement majeur de l’octroi de prêts par les banques privées, celles-ci ayant vu leurs marges de profit diminuer et se démenant pour compenser les effets de la politique gouvernementale. Cette compensation n’a été permise que par une autre augmentation des taux directeurs à l’automne 2022.

L’économie turque est donc coincée entre Charybde et Scylla. L’AKP est réticent à imposer des remèdes néolibéraux, sans toutefois se montrer capable de proposer une autre option viable. Avec les élections présidentielles et législatives prévues pour l’été 2023 au plus tard, la crise au sommet du gouvernement se fait de plus en plus apparente. Dans cette conjoncture, trois chemins différents s’ouvrent devant la Turquie : un mélange de politiques économiques improvisées et de consolidation autoritaire (l’option favorite du gouvernement) ; un retour à une doctrine néolibérale (soutenu par certains détenteurs du capital et une partie de l’opposition) ; et un programme de réforme populaire démocratique (position défendue par la gauche).

L’AKP est réticent à imposer des remèdes néolibéraux, sans toutefois se montrer capable de proposer une autre option viable.

Implicitement, la nouvelle approche politique d’Erdoğan contenait une stratégie « d’industrialisation de substitution aux importations » : grâce aux coûts élevés des importations, aux faibles coûts du financement des investissements et aux avantages financiers induits par la dévaluation et les faibles taux d’intérêt, l’investissement industriel se serait trouvé renforcé et aurait permis à la Turquie de s’affranchir de sa dépendance exorbitante au marché mondial. Néanmoins, une telle ambition n’a jamais eu aucune chance de se concrétiser, car son succès dépendait d’une stratégie de planification et d’investissement étatique qui a toujours cruellement fait défaut. Il serait donc plus approprié de caractériser le récent virage hétérodoxe de la Turquie comme une tentative supplémentaire de gérer la crise, plutôt que comme une transition vers un nouveau régime d’accumulation. L’objectif était de protéger de vastes portions de la population, en particulier les personnes travaillant dans des PME, des dégâts générés par une économie en chute libre. Il s’agissait aussi, pour l’AKP, de gagner du temps avant les prochaines élections générales.

Un retour à une politique économique néolibérale orthodoxe entraînerait des coûts politiques bien plus élevés qu’une approche attentiste visant à atténuer les effets de la crise sur les PME et la consommation domestique. La stratégie politique actuelle de l’AKP consiste donc à se positionner comme la dernière planche de salut pour les petites entreprises en difficulté, tout en intensifiant la répression contre d’éventuelles menaces à son hégémonie, Mais une telle méthode n’est pas infaillible. Par exemple, les PME très performantes qui se considèrent capables de supporter la pression compétitive d’une politique monétaire orthodoxe peuvent choisir de s’allier aux capitalistes qui appellent à l’expansion du rôle de la Turquie dans l’économie mondiale. En effet, les factions du capital les plus proches de l’AKP, pour la plupart tournées vers l’exportation et peu dépendantes des importations, ont déjà commencé à critiquer le gouvernement pour sa dévaluation monétaire bâclée.

Jusqu’à présent, aucune fracture décisive n’a eu lieu entre les factions dirigeantes du capital et le régime d’Erdoğan : la plupart des secteurs récupèrent encore des profits élevés (les bénéfices du secteur bancaire ont été multipliés par cinq), notamment grâce à la compression des salaires induite par l’inflation. Mais l’association d’entreprises la plus importante de Turquie, l’Association de l’industrie et des entreprises turque (TÜSIAD), réclame avec de plus en plus de véhémence que soient de nouveau imposées des politiques néolibérales, en vue de rapprocher la Turquie du centre des chaînes de production internationales. La TÜSIAD demande également un assouplissement de l’autoritarisme de l’AKP et davantage de libertés civiles et d’équilibres constitutionnels, afin de remédier aux effets déstabilisateurs que le régime actuel aurait sur la société.

Une opposition au programme très néolibéral

Cette divergence naissante entre les intérêts de l’AKP et ceux des capitalistes turques s’inscrit dans un contexte de lutte acharnée entre le régime et ses rivaux politiques. Les sondages montrent que l’opinion publique s’est retournée contre le parti gouvernemental, dont la victoire est loin d’être garantie lors des prochaines élections. Une telle situation a fait monter au créneau le bloc d’opposition, mené par le Parti républicain du peuple (CHP), dont la stratégie est d’essayer de surpasser Erdoğan et ses alliés sur les questions de nationalisme et de chauvinisme. L’opposition s’est engagée, si elle parvient au pouvoir, à persécuter et à rapatrier les réfugiés syriens, ainsi qu’à mener une guerre totale contre le PKK (parti kurde interdit en Turquie, ndlr). Le ministre de l’économie présumé, Ali Babacan, a pour sa part promis d’interdire les grèves. Le bloc demeure d’ailleurs fermement opposé à toute forme de mobilisation populaire. Comme l’a affirmé le dirigeant du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, « Une opposition active est une chose, descendre dans la rue en est une autre… Nous n’avons qu’un seul vœu, celui que notre peuple demeure aussi calme que possible, au moins jusqu’à la tenue des élections. »

L’opposition s’est engagée, si elle parvient au pouvoir, à persécuter et à rapatrier les réfugiés syriens, à mener une guerre totale contre le PKK et à interdire les grèves.

L’objectif de l’opposition est donc la réinstauration d’un régime néolibéral classique, en le purgeant de sa structure hyper-présidentielle actuelle, tout en y incorporant des éléments idéologiques autoritaires et nationalistes associés à l’AKP et à ses prédécesseurs, et en continuant de démobiliser et de dépolitiser la population. Ainsi, si l’opposition pourrait certes revenir sur l’hyper-concentration des pouvoirs entre les mains du Président, son programme est résolument néolibéral et autoritaire.

Une telle vision, aussi peu inspirée soit-elle, est-elle susceptible de galvaniser l’électorat au point de détrôner le président actuel ? Les sondages montrent que la cote de popularité du gouvernement est faible, mais que les électeurs sont également sceptiques vis-à-vis de l’opposition. Erdoğan, malgré plusieurs faux pas, a réussi à maintenir un lien identitaire entre son parti et sa base. Un tel soutien, agrémenté de son programme court-termiste et populiste de redistribution (notamment des aides pour payer les factures des ménages, de nouvelles augmentations de salaire, des programmes de logements sociaux et de crédits assurés par l’État à destination des PME), peut suffire à le maintenir en place. Les derniers sondages font état d’une remontée de l’AKP suite à l’annonce de ces mesures.

Entre la restauration néolibérale promise par l’opposition et la consolidation autoritaire du pouvoir d’Erdoğan, il reste une dernière option pour la Turquie : celle ouverte par l’Alliance pour le travail et la liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı), une coalition de partis pro-kurdes et de gauche, dont l’objectif est de réunir les forces dissidentes. Pour cette opposition, la seule manière de sortir de la crise nationale consiste à déployer une stratégie économique cohérente et démocratiquement responsable, qui modifie en profondeur le modèle turc en faveur des classes populaires et soutienne des réformes politiques d’envergure. L’organisation de la campagne s’annonce éprouvante, alors que le contexte politique se fait de plus en plus répressif. Mais en l’absence d’un tel combat, la perspective de démocratiser la Turquie s’effacera entièrement.

« Les mouvements sans grève ne gênent personne » – Entretien avec Jean-Marie Pernot

Manifestation contre la réforme des retraites le 19 janvier 2023 à la Place de la République (Paris). La manifestation parisienne a rassemblé environ 400.000 personnes. © Capture d’écran BFMTV

La forte opposition à la réforme des retraites met de nouveau les syndicats au centre du jeu politique. Après une mobilisation historique le 19 janvier dans la rue, de nouvelles manifestations sont prévues et des grèves se préparent dans plusieurs secteurs. Mais pour Jean-Marie Pernot, politologue et spécialiste des syndicats, un mouvement social se limitant à des manifestations et à quelques « grèves par procuration » ne sera pas suffisant pour faire reculer le gouvernement. L’organisation de grèves dures sera néanmoins ardue, tant les syndicats se sont affaiblis durant les dernières décennies. Dans cet entretien fleuve, l’auteur de l’ouvrage Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer revient sur les raisons de ce déclin, entre bureaucratisation, incapacité de la CGT et de la CFDT à s’unir, liens compliqués avec les partis politiques ou encore inadéquation entre la structuration des grandes confédérations et l’organisation du salariat contemporain. Propos recueillis par William Bouchardon.

Le Vent Se Lève : La mobilisation contre la réforme des retraites a débuté par une grande manifestation jeudi 19 janvier, avec entre 1 et 2 millions de personnes dans la rue, ce qui est assez historique. Néanmoins, malgré l’unité syndicale, le choix d’une prochaine date de mobilisation tardive le 31 janvier et des suites un peu incertaines suivant les secteurs donnent l’impression d’une fébrilité des syndicats. Comment analysez-vous ce début de mobilisation ?

Jean-Marie Pernot : D’abord, si je peux bien sûr être critique des syndicats, il faut quand même relever qu’ils ne sont pas morts. Qui est capable dans ce pays de mettre un à deux millions de personnes dans la rue ? Tout affaiblis qu’ils soient, on constate quand même que les syndicats ont réussi cela, grâce à une certaine unité. Certes, cette unité est défensive car les syndicats n’ont pas tous le même avis sur les retraites, mais l’opposition à la réforme les réunit. Ce qui me frappe beaucoup dans cette première journée de mobilisation, même si on l’a déjà vu en 2010, c’est la mobilisation dans les petites villes. 1500 personnes à Chaumont (ville de 22.000 habitants en Haute-Marne) par exemple. C’est assez rare pour le souligner. Donc les syndicats ne sont pas morts. Bien sûr, les retraites sont au cœur du pacte social et c’est un sujet très sensible, d’où l’ampleur de la mobilisation.

Une fois dit cela, l’analyse doit se faire non pas sur une journée mais sur une séquence. Depuis 1995, ces conflits se font en effet sur de grandes séquences et les mouvements acquièrent une dynamique propre. Cette première journée était-elle l’acmé du mouvement ou seulement un point de départ ? Il est encore trop tôt pour le dire. En outre, les rythmes de mobilisation sont différents secteur par secteur, selon les syndicats qui dominent. On sait que la CGT va pousser à la grève reconductible dans certains secteurs, mais même au sein de ce syndicat, les stratégies diffèrent. Les grèves dans les transports par rail et les transports urbains vont probablement tenir un certain temps. Outre les habitudes de mobilisation à la SNCF et à la RATP, je rappelle que leur régime spécial est menacé. Mais de manière générale, on va avoir toutes les configurations sectorielles et géographiques. Il y a une immense variété de stratégies syndicales, d’habitudes, de puissance par secteur etc. et donc beaucoup d’inconnues.

Je retiens deux facteurs importants pour la suite. D’abord la question de la grève : en 2010, contre la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy, on avait eu une protestation presque sans grève. La vague de manifestations était considérable, sans doute la plus forte depuis 1968, plus forte même qu’en 1995. Même dans les petites îles au Nord de la Bretagne, dans des villages de 300 habitants, il y avait systématiquement des manifestations. Et pourtant il ne s’est rien passé : Sarkozy se fichait de ces manifestations et a fait sa réforme. Macron a sans doute en tête le même scénario : que les gens manifestent une, deux ou dix fois, puis qu’ils finissent par se lasser, que le front syndical se lézarde etc… Si c’est de nouveau un mouvement sans grève, comme en 2010, je ne vois pas en quoi l’issue serait différente. Les mouvements sans grève ne gênent personne. Bruno Le Maire l’a d’ailleurs rappelé il y a quelques jours : il respecte le droit de manifester mais espère un mouvement indolore, qui ne « bloque » pas le pays.

En effet, face à un mouvement de manifestations mais peu de grèves, les patrons ne disent rien car ils ne sont pas directement visés. En revanche, s’il y a des grèves, que la production et l’économie sont pénalisées, ça peut changer la donne. Si le conflit grippe la machine économique, le patronat va se réveiller, alors qu’il est globalement pour la réforme pour l’instant, du moins en ce qui concerne les gros patrons du MEDEF. Ce n’est pas évident bien sûr : avec l’inflation, les gens réfléchissent à deux fois avant de faire grève. Certains secteurs tiennent des discours de grève dure, mais il faudra voir sur la durée. Dans les raffineries par exemple, cela peut avoir des impacts à la pompe à essence mais aussi pour l’approvisionnement des entreprises. Je suis incapable de connaître la suite, mais en tout cas, contrairement aux manifs, le mouvement syndical a perdu de sa puissance sur ce point.

Le deuxième point, c’est la mobilisation des jeunes. Lorsque les jeunes s’en mêlent, on ne sait jamais où ça va s’arrêter. Il suffit de penser au CPE en 2006, où c’était devenu difficile à gérer. Là-dessus aussi, difficile de trop s’avancer : il y avait beaucoup de lycéens ou d’étudiants le 19 janvier dans la rue, mais pas sûr que la question des retraites les mobilise jusqu’au bout. 

Enfin, il y a un troisième facteur, que j’ose à peine évoquer, c’est la violence. Depuis 2010, nous avons eu les gilets jaunes, qui n’étaient pas un mouvement institutionnalisé. Ils ne suivaient pas les habitudes des syndicats : déposer un trajet, assurer le service d’ordre, se disperser tranquillement… Ils faisaient le trajet qu’ils souhaitaient et cela pouvait dégénérer, pour le meilleur comme pour le pire. Ce qui peut jouer dans cette affaire, c’est l’incroyable mépris de Macron. Sarkozy n’était pas un modèle, mais au moins il n’allait pas parader en Espagne le jour où il y avait deux millions de personnes dans la rue. Ce mépris total peut radicaliser un certain nombre de gens, se transformer en haine et susciter de la violence. Ce n’est pas le pari des syndicats bien sûr, mais la situation peut leur échapper. 

LVSL : Je reviens au premier facteur que vous évoquiez : la grève. On sait qu’il y en aura un certain nombre, même si leur forme et leur durée sont encore inconnues. Mais n’y a-t-il pas un risque, comme c’est souvent le cas depuis 1995, que les grèves se concentrent dans quelques bastions comme la SNCF, la RATP ou quelques services publics, les salariés d’autres secteurs se contentant de les soutenir sans y participer ? La « grève par procuration » est-elle devenue la norme ?

JM Pernot : C’est fort probable. Dans d’autres secteurs, notamment le secteur privé, il est devenu difficile de faire grève : comme c’est une pratique minoritaire, elle est d’autant plus risquée pour ceux qui s’y livrent. D’autant que la question du pouvoir d’achat n’encourage pas à la grève. Il y a donc un risque de délégation ou de procuration, avec des gens qui posent des RTT pour aller manifester en soutien aux grévistes, mais sans se mobiliser dans leur entreprise. Bien sûr, cela rendra une victoire du mouvement moins probable.

Une grève par procuration est donc un signe que les gens ont du mal à tenir une grève sur la durée. Mais s’ils soutiennent les grévistes, notamment via les caisses de grèves, c’est déjà pas mal. En 1995, par exemple, les transports en Île-de-France étaient tous à l’arrêt et c’était très pénible, mais les gens ont soutenu le mouvement. La droite avait essayé d’organiser les usagers contre les grévistes, mais excepté un petit rassemblement ponctuel dans les beaux quartiers, ça n’avait pas pris. 

Donc oui, c’est sûr que s’appuyer sur un faible support gréviste fragilise le mouvement. On connaît la liste des secteurs à l’avance. Mais le fait que la CFDT soit contre la réforme peut jouer, notamment chez les routiers. En 1995 et en 2003, les routiers avaient été très mobilisés et cela avait pesé. Or, la CFDT y est majoritaire. Ce n’est pas rien : contrairement au fret ferroviaire qui ne représente plus grand chose, le fret routier est essentiel pour les entreprises. Mais attention : les pouvoirs publics ont appris de ces mobilisations passées et y sont très attentifs, ils essaieront d’éviter le blocage des routes. 

Plus largement, ce phénomène de grève par procuration traduit des changements de l’organisation du travail. Avant, les grandes entreprises étaient des points forts de la mobilisation syndicale. Aujourd’hui les grandes entreprises sont en majorité composées de cadres et le travail ouvrier est sous-traité dans tous les sens. Or, les syndicats ont très peu d’appuis chez les sous-traitants.

LVSL : En effet, la grève par procuration est le symptôme d’un syndicalisme affaibli. Vous l’évoquez d’ailleurs dans votre livre, qui s’ouvre sur un paradoxe : l’exploitation au travail est toujours bien présente, nombre de cadres font face à une crise de sens, les salaires ne suivent plus l’inflation… Bref, les demandes portées par les syndicats sont tout à fait actuelles et même parfois majoritaires dans l’opinion. Pourtant le nombre de syndiqués est en baisse, comme la participation aux élections professionnelles. Pourquoi ?

JM Pernot : On peut retenir deux causes majeures de l’affaiblissement des syndicats. La première, c’est le serpent de mer de la désunion syndicale. Les gens ne comprennent pas bien pourquoi il y a autant de syndicats et pourquoi ils n’arrivent pas à se mettre d’accord. Beaucoup se disent « mettez-vous d’accord et ensuite on s’intéressera à ce que vous faites ». Ça ne veut pas dire que les divergences n’ont pas de bonnes raisons, mais il faut regarder la réalité en face : les débats stratégiques entre la CGT et la CFDT, ça n’intéresse pas les gens. D’autant qu’aucune des deux stratégies ne donne des résultats. Donc ils continuent de se battre mais leurs stratégies sont chacune perdantes de leur côté et ces bagarres rebutent les gens. Certes, quand les gens ont un problème dans leur boîte, ils vont toujours voir le militant syndical quand il y en a un, mais c’est un service élémentaire de soutien aux salariés en difficulté. Mais pour les syndicats qui parlent de transformation sociale, on est loin de passer de la parole aux actes.

« Désormais, tout le monde sous-traite tout. Cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs. »

Le second problème, c’est cette dynamique du salariat que j’aborde dans mon livre, alors que les syndicats sont restés scotchés à leurs structures antérieures. Nous avons eu un grand mouvement de transformation de l’entreprise et des interrelations entre entreprises. C’est notamment le cas avec la sous-traitance, qui est particulièrement forte en France. Désormais, tout le monde sous-traite tout. La question n’est plus qu’est-ce qu’on sous-traite, mais que garde-t-on en interne ? Évidemment, cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs.

En revanche, la négociation collective n’a pas changé. Elle a lieu à l’échelle des branches et des entreprises, alors que ces lieux ont perdu de leur substance. Il se passe encore des choses dans les branches, mais les entreprises sont devenues des palais des courants d’air, avec parfois une majorité de travailleurs dont le contrat de travail est ailleurs que dans l’entreprise. Donc les syndicats se sont retrouvés atomisés boîte par boîte et accompagnent l’éclatement des travailleurs. Cela est contraire à la logique inclusive qui est au fondement du syndicalisme confédéré. Normalement, un syndicat emmène un groupe social avec lui. Là, ils font face à des divisions permanentes entre personnes qui travaillent ensemble mais qui sont rattachées à des entreprises ou des branches différentes. Il y a là un énorme hiatus.

LVSL : Oui, vous rappelez d’ailleurs dans votre livre qu’un quart des syndiqués CGT ne sont rattachés à aucune union professionnelle, c’est énorme. Pourtant le problème n’est pas nouveau et les syndicats ont déjà fait face à d’autres réorganisations du monde du travail, au début du XXème siècle et ils avaient réussi à se réformer. Comment expliquer l’inertie actuelle ? Pourquoi les syndicats ne parviennent-ils pas à créer de la solidarité entre des gens qui ne sont peut-être pas rattachés à la même entreprise de par leur contrat de travail, mais travaillent de fait ensemble ?

JM Pernot : Oui, c’est le grand problème. La différence majeure avec le début du XXème siècle, c’est que les syndicats de l’époque n’étaient pas du tout institutionnalisés. Au contraire aujourd’hui, leur organisation, leur mode de financement, leur mode de décision en interne, etc. doit faire face au poids des fédérations professionnelles qui se sont formées au cours de plusieurs décennies. Remettre ça en cause est très compliqué : même si ces fédérations sont en crise, elles font peser une chape de plomb sur les confédérations syndicales. Je lisais récemment les textes du prochain congrès de la CGT, ces questions sont certes abordées. Mais ça fait six ou sept congrès, c’est-à-dire une vingtaine d’années, que l’on dit qu’il faut réformer l’organisation pour mieux refléter le monde du travail !

Cette inertie totale renvoie à l’épaisseur bureaucratique des organisations. Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. C’est paradoxal : ils se vident de leurs adhérents, mais ils restent dans ce fonctionnement bureaucratique. Il faut aussi dire que beaucoup de financements passent par les branches, ce qui contribue à figer les structures. Bernard Thibaut (ancien secrétaire général de la CGT, ndlr) avait tenté de faire bouger les choses, mais tout ça a été étouffé par les fédérations.

« Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. »

En 1901, les syndicats constatent que le capitalisme change, que l’on passe d’une logique de métiers à une logique d’industrie et ils s’adaptent. Bien sûr, cela a été compliqué : dans la métallurgie, cela a pris 20 ans. Cela a secoué les routines et les hiérarchies internes au monde ouvrier. Par exemple, à la SNCF on n’a jamais réussi à syndiquer les conducteurs de locomotive dans le même syndicat que ceux qui posent le ballast sur les voies. Donc bien sûr c’est compliqué. Mais aujourd’hui, on sent qu’il n’y a pas de volonté réelle de changer.

LVSL : En effet, les syndicats sont de grosses machines bureaucratiques. Pour beaucoup de travailleurs, les syndicats apparaissent comme une réalité lointaine : on pense aux délégués du personnel ou aux chefs des centrales chargés de mener un vague « dialogue social » avec le patron ou le gouvernement. Les syndicats ne se sont-ils pas bureaucratisés et éloignés de leur base ?

JM Pernot : Attention, une certaine bureaucratie est nécessaire. S’il n’y en a pas, cela donne ce que l’on observe avec ces nouveaux collectifs de travailleurs qui émergent ces dernières années, par exemple les contrôleurs SNCF qui ont fait grève à Noël. Avec les réseaux sociaux ou une boucle Whatsapp, c’est facile de mettre en lien les travailleurs entre eux. Pour entrer dans l’action, c’est facile. Mais ensuite la direction fait une proposition. Là, le problème débute : comment arbitrer, comment décider ? Est-ce qu’on continue ? Comment négocie-t-on ? Comment vérifier ensuite que l’accord est respecté ? Tout cela, une coordination de travailleurs ne sait pas le faire. Donc toute forme d’action sociale a besoin d’un minimum d’institutionnalisation et de représentation, ne serait-ce que pour négocier. La bureaucratie, c’est ce qui assure la continuité de son action, la reproduction du collectif et l’interface avec les autres institutions.

« Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. »

Cela étant dit, il faut aussi que l’organisme reste vivant. Qu’est-ce qui prend le dessus ? Le mouvement ou la bureaucratie ? Il y a toujours une tension entre ces deux pôles. Il faut à la fois une représentation et des structures, mais aussi ne pas se figer dans des luttes de pouvoir internes. Or, toute organisation, même un groupe de locataires, est toujours marquée par des jeux de pouvoir pour des postes, pour des rétributions matérielles ou symboliques… Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. Si on compare l’appareil de la CGT à celui d’IG Metall en Allemagne, ce sont deux mondes différents. Par exemple, je défends, comme d’autres, l’idée de redistribuer des moyens vers l’action locale, donc les Unions locales (UL) et les Unions départementales (UD). Mais c’est un débat à couteaux tirés. La bataille pour la répartition de la ressource est ici comme ailleurs assez compliquée mais aussi très politique.

LVSL : Face à l’inertie des syndicats, des « collectifs » de travailleurs qui ont vu le jour ces dernières années comme vous le rappeliez. On pense par exemple au collectif inter-hôpitaux, aux livreurs à vélo ou encore à celui des contrôleurs SNCF. Finalement, là où les syndicats ont la bureaucratie pour négocier et assurer la représentation, ces collectifs ont eux le lien avec la base. Est-ce que syndicats et collectifs arrivent à travailler ensemble ?

JM Pernot : Ça dépend des secteurs. Par exemple, chez les livreurs à vélo, qui ont été bien étudiés par de jeunes sociologues, des connexions se sont faites avec les syndicats dans certaines villes comme Bordeaux ou Toulouse. Concrètement, les coordinations de livreurs n’affichent pas une étiquette syndicale, mais on leur prête un petit local dans les unions départementales, quelques jeunes se sont syndiqués pour faire un lien, etc. En l’occurrence avec l’économie de plateforme, c’est plutôt la CGT, Solidaires ou la CNT qui sont présents dans ce genre d’univers. Mais la liaison existe.

Jean-Marie Pernot, politologue à l’Institut de Recherches Economiques et Sociales (IRES).

Pour la SNCF, ça reste encore à voir. En 1986, il y avait déjà un mouvement social qui était parti d’un collectif de conducteurs, et cela avait heurté la FGAAC (Fédération Générale Autonome des Agents de Conduite) et la CGT. La CGT s’était remise en question par la suite et elle reste attentive à cela, donc je pense que des coopérations sont possibles.

Dans la santé, la bataille est plutôt perdue pour les syndicats. Ce sont les collectifs inter-urgence ou inter-hôpitaux qui mènent le combat depuis 3 ou 4 ans. Mais dans ces collectifs, il y a des syndiqués. Par exemple l’urgentiste Christophe Prudhomme : tout le monde sait qu’il est syndiqué à la CGT, mais on lui fait confiance car c’est un bon organisateur, il s’exprime bien et ne la ramène pas toujours à son syndicat. Donc les syndicats ne sont pas au cœur des mots d’ordre, mais ne sont pas totalement extérieurs non plus. Lorsqu’il y a eu les négociations pour le Ségur de la santé, ce sont les syndicats qui ont négocié et il y a eu un lien : il n’y a pas eu de soulèvement contre les syndicats, donc ça a plutôt fonctionné. Bref, les formes sont très diverses, mais l’important c’est que ça marche.

LVSL : Vous parliez tout à l’heure de l’unité syndicale. La France a connu une multiplication des syndicats depuis une trentaine d’années, mais les deux principaux restent la CGT et la CFDT. Tout semble les opposer : la CGT est un syndicat de rapport de force, parfois qualifié de « jusqu’au boutiste », tandis que la CFDT est un syndicat « réformiste » souvent accusé de complaisance avec les patrons et le gouvernement. Cette opposition frontale entre « réformistes » et « syndicats de rapport de force » rebute beaucoup de monde. Est-il possible de dépasser ces guerres intestines, au-delà de quelques mobilisations défensives comme en ce moment avec la réforme des retraites ?

JM Pernot : En effet, pour l’instant sur les retraites, l’unité est défensive et la désunion peut revenir par la suite. Alors bien sûr, les stratégies peuvent être différentes, mais tant la CGT que la CFDT ont une stratégie en partage : chacun pense pouvoir faire sans l’autre. Du moins, c’est ce qui a dominé les dix dernières années. Je reste sceptique car la volonté de travailler ensemble semble faible, mais je préfère continuer à rêver que c’est possible. Sinon chacun va continuer dans son coin et tout le monde va se planter. Cette unité peut donc venir d’une nécessité, lorsque chaque bloc a compris qu’il ne parvenait à rien seul.

En ce moment, il y a peut-être un mouvement de la part de la CFDT. Comme c’est un syndicat réformiste, ils ont besoin de bons liens avec le gouvernement ou le patronat pour espérer des victoires. En 2017, la CFDT a accompagné l’arrivée de Macron au pouvoir et ses sympathisants ont voté Macron à plus de 50% dès le premier tour (45% en 2022). Donc idéologiquement, la CFDT n’est pas très loin de Macron. Sauf que Macron ne veut pas négocier, il veut passer en force. Donc Berger se retrouve bien seul et il y a un malaise en interne. Ils sont en train de se rendre compte que Macron, ce n’est pas la deuxième gauche, mais juste la droite. Beaucoup commencent à en avoir marre de servir de faire-valoir du gouvernement sans rien obtenir. Berger fait des propositions unitaires depuis quelque temps, mais tout dépend de la réaction qu’aura la CGT.

« La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. »

Or, il y a une dialectique négative entre les deux organisations. La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. Quand la CFDT veut justifier sa stratégie, ils disent « c’est contre la CGT » et vice-versa. Il faut sortir de cela, c’est mortifère : la CGT et la CFDT doivent se définir par rapport aux enjeux du moment et non pas l’une par rapport à l’autre.

On verra ce qui va se passer au congrès de la CGT, mais je ne suis pas sûr qu’un rapprochement soit à l’ordre du jour. Les relations sont très mauvaises depuis 10 ans : la CFDT a joué à fond la carte du mandat Hollande, puis Macron, alors que la CGT n’a jamais fait ce pari. Désormais, les conditions pour l’unité sont là. D’autant plus que les grands mouvements sociaux comme celui des retraites posent la question du gouvernement d’après. Si le gouvernement s’entête, les perspectives s’assombrissent : la NUPES, et la France insoumise en particulier, auront beau essayer de surfer sur la colère populaire, une victoire du RN est plus probable. Cela peut contribuer à rapprocher les syndicats.

Donc même si rien n’est fait, je préfère croire que c’est encore possible. Sinon l’histoire est écrite : les syndicats ne susciteront plus que de l’indifférence. J’avais même proposé par le passé une convention citoyenne sur la réorganisation du syndicalisme. En tout cas, il faut essayer des choses sinon les syndicats vont à la marginalisation assurée.

LVSL : Ce divorce des syndicats avec la société se voit aussi par un autre aspect. Bien qu’ils continuent à formuler des propositions intéressantes, les syndicats ne semblent plus porter de vision du monde comme cela a pu être le cas à d’autres époques. Ceux qui veulent s’engager sur cette voie choisissent d’ailleurs plutôt de rejoindre des associations ou des ONG. Est-ce une fatalité ? Les syndicats ne pourraient-ils pas faire émerger de nouvelles idées et élargir leur champ de réflexion, au-delà du travail, sur des questions majeures comme le féminisme ou l’écologie ?

JM Pernot : Oui, il faut que le syndicalisme s’élargisse à de nouvelles problématiques, par exemple, la question du sens du travail, qui est très actuelle. Cela ne doit pas faire oublier que les salaires, les conditions de travail, les retraites, etc. sont toujours des sujets majeurs. Mais votre constat est juste : les syndicats sont peu porteurs d’idées alternatives aujourd’hui. La raison est simple : 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. Depuis le milieu des années 1970, quand la crise s’est installée et que l’élan de mai 68 s’est dissipé, le mouvement social a été dominé par une conjoncture marquée par le chômage de masse. Certes, il y a eu quelques projets intéressants avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 autour des nationalisations ou des lois Auroux par exemple. Mais le tournant de la rigueur a très vite cassé cette dynamique et durablement abîmé les relations entre la CGT et la CFDT.

« 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. »

Il est difficile de maintenir un discours de transformation lorsque les travailleurs pensent moins à l’autogestion qu’à la sauvegarde de leur emploi. Inverser la tendance ne sera pas simple. On nous répète que le chômage baisse, mais en réalité il reste beaucoup de chômeurs et la précarité s’accroît. Le capitalisme nous mène de crise en crise : crise financière en 2008, crise du pouvoir d’achat avec la guerre en Ukraine… Avant, les gens s’engageaient en se disant que leurs enfants vivraient mieux qu’eux grâce à leurs combats, aujourd’hui ce n’est plus le cas. L’optimisme qui prévalait dans les années suivant mai 68 a disparu. Et je ne parle même pas du climat !

Donc le champ des luttes s’est plutôt élargi, mais les syndicats doivent aider les travailleurs face à une succession de crises. Les syndicats savent qu’ils ont besoin de la société civile pour penser des alternatives : tant la CFDT que la CGT se sont engagées dans des alliances élargies avec des ONG. On peut citer l’alliance « Plus Jamais ça » ou le « Pacte de pouvoir de vivre ». Mais là encore, ce n’est pas simple et cela cause de vifs débats en interne.

LVSL : La question du lien avec la société civile amène celle des relations avec les partis politiques. En France, les syndicats ont toujours été soucieux de leur indépendance à l’égard des partis, même si les liens entre la CGT et le Parti Communiste ont longtemps été forts. Bien sûr, ils remplissent des rôles différents : les syndicats sont là pour représenter le monde du travail, tandis que les partis politiques ont en charge la représentation des citoyens dans l’arène institutionnelle. Mais beaucoup de citoyens ne comprennent pas que syndicats et partis de gauche n’arrivent pas à travailler ensemble. La « marche contre la vie chère » organisée cet automne par la NUPES a ainsi été critiquée par la CGT, alors que celle-ci partageait globalement les mots d’ordre de la manifestation. Pourquoi aucune coopération ne semble-t-elle possible ? Peut-on dépasser cette situation ?

JM Pernot : Comme vous le rappelez, les syndicats et les partis ont des fonctions différentes. Les syndicats ont un rôle de rassemblement du monde du travail autour de revendications et de construction d’une vision partagée sur certains sujets. Les partis politiques ont la responsabilité inverse : ils sont là pour partitionner l’opinion et faire émerger des visions du monde différentes. Donc on peut comprendre que chacun soit dans son propre sillon.

« Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. »

Bien sûr, il peut y avoir des coopérations et des convergences programmatiques entre la NUPES et la CGT existent. Mais attention, les convergences sont plus faibles avec la CFDT, sans parler de la CFE-CGC (syndicat de cadres, ndlr) ou de la CFTC (syndicat chrétien-démocrate, ndlr) et il faut aussi préserver l’intersyndicale. Par ailleurs, la NUPES, et notamment la France Insoumise qui en est le cœur, a tenté de prendre la tête du mouvement social et cela n’est pas bien passé. Que la NUPES ou la FI aient des choses à dire sur les questions sociales, essaient d’agréger d’autres groupes sociaux comme les jeunes ou fassent des propositions alors que les syndicats en font peu, très bien. Mais si les partis tentent de prendre la tête de l’organisation des manifestations, cela se passera mal.

Ce serait même contre-productif : beaucoup de travailleurs peuvent venir à une manifestation syndicale ou se retrouver dans les mots d’ordre d’une mobilisation sans pour autant être électeurs de la France Insoumise. Par exemple à Marseille, mais aussi ailleurs, quand il y a autant de monde dans les rues, on sait très bien qu’on retrouve aussi beaucoup d’électeurs RN dans les cortèges. Bon et alors ? N’était-ce pas Mélenchon qui parlait des « fâchés pas fachos » ? Tous syndicats confondus, environ 15 à 20% de leurs sympathisants ont voté RN. De même avec la CFDT et les électeurs de Macron. On ne va pas jeter ces personnes hors des cortèges. Les syndicats doivent rassembler, la CGT doit viser au-delà des gens que la NUPES intéresse. Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. Donc les convergences peuvent exister mais il faut faire attention et préserver l’intersyndicale. Les politiques peuvent aider à mobiliser, mais dans un moment comme celui-ci, je pense qu’il faut laisser la main aux syndicats sur la mobilisation.

Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer. Jean-Marie Pernot, Editions du détour, 2022, 18,90 €.

Derrière le spectre des chemises noires, les technocrates en costume trois pièces

© Mario Gentile

Le gouvernement italien de droite dure, tout comme le gouvernement hongrois de Viktor Orbán, sont souvent dépeints comme anti-européens. Pourtant, par-delà les postures anti-élitaires et les « petites phrases » politiquement incorrectes, la nouvelle extrême-droite du Vieux continent s’inscrit pleinement dans le néolibéralisme porté par l’Union européenne et n’entend pas le remettre en cause. Article de David Broder traduit par Marc Lerenard et édité par William Bouchardon.

Le 15 septembre 2022, le Parlement européen qualifiait la Hongrie, d’« autocratie électorale », en lieu en place de « démocratie réelle ». Près de 80% des élus ont adopté un rapport qui dénonçait le gouvernement du premier ministre Viktor Orbán suite à ses « efforts délibérés et systématiques » pour éliminer toute opposition à son autorité. Le document évoquait notamment le népotisme, les atteintes à l’indépendance des médias et de la justice et les attaques persistantes sur les droits des migrants et des personnes LGBT.

La dirigeante d’extrême-droite a passé l’essentiel de sa campagne à affirmer vouloir continuer la politique économique et étrangère générale portée par le gouvernement sortant, mené par l’ancien chef de la banque centrale européenne, Mario Draghi.

Les jugements émis dans le rapport étaient basés sur divers critères démocratiques : non seulement l’Etat hongrois n’a pas assuré des procédures électorales équitables, mais il a aussi, plus généralement, miné les valeurs libérales et égalitaires de la citoyenneté. Les conservateurs pro-Orbán ont été prompts à souligner que seul le dernier point importait véritablement. Pour Rod Dreher, auteur au journal American Conservative, il y avait un message pour les États Unis : « Dès que les élections débouchent sur des résultats qui n’agréent pas aux élites, elles sont décrétées antidémocratiques – et les vainqueurs et leurs soutiens sont considérés par Washington et les élites des GAFAM et de la finance comme “des menaces pour la démocratie” ». 

La promesse de s’attaquer aux élites de la tech et de la finance est aujourd’hui un pilier de la droite radicale, même s’ils émanent de la bouche de milliardaires comme Donald Trump. Un des seuls partis à rejeter le rapport sur la Hongrie était Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni ; ce mouvement aux origines néofascistes a noué depuis longtemps des liens étroits avec Budapest. Au moment du vote du Parlement européen, la coalition des droites italiennes, dominée par Fratelli d’Italia, était sur le point d’obtenir la majorité des sièges dans les élections générales du 25 septembre, et de nombreux commentateurs ont réagi avec surprise au vote de son parti en défense d’Orbán. Pourquoi prendre une posture idéologique pour défendre un leader peu populaire au poids politique faible dans le jeu européen plutôt que de faire preuve d’opportunisme électoral ?

Cette réaction s’inscrit dans l’idée que ce vote nuirait aux tentatives de Giorgia Meloni de se placer comme un acteur politique conventionnel. La dirigeante d’extrême-droite a en effet passé l’essentiel de sa campagne à affirmer vouloir continuer la politique économique et étrangère générale portée par le gouvernement sortant, mené par l’ancien chef de la banque centrale européenne, Mario Draghi. L’ancien cabinet italien dirigé par ce technocrate avait alors le soutien des principaux partis italiens, du centre gauche à la droite dure, à l’exception du parti Fratelli d’Italia.

Ce paradoxe apparent s’explique aisément. En tant que principale force d’opposition, Giorgia Meloni a bâti sa candidature sur la promesse de rupture avec ce qu’elle appelait l’éternelle « hégémonie de la gauche », en référence au Parti Démocrate (centriste) qui a soutenu une série de gouvernements technocratiques de grande coalition. Fratelli d’Italia a d’ailleurs été fondé en 2012 en opposition à une précédente administration « d’unité nationale » que Draghi a aidé à placer à la tête de l’Etat. Au cours des dix-huit derniers mois, cette posture lui a permis de gagner les voix des électeurs insatisfaits des autres partis de droite, notamment la Lega de Matteo Salvini, qui avait rejoint l’administration Draghi. Mais Giorgia Meloni, qui a fait campagne sur la reconquête de la souveraineté démocratique, n’a jamais renoncé à maintenir une continuité inébranlable avec les politiques antérieures sur des enjeux majeurs – principalement en matière économique et de politique étrangère. En clair, ces questions ne devaient pas être soumises au choix démocratique.

L’Italie est plus importante que la Hongrie, à la fois d’un point de vue démographique et en termes PIB. Elle est également l’un des États fondateurs de l’Union européenne et de la zone euro. Pourtant, en raison de décennies de politiques d’austérité et de faibles investissements publics, c’est l’État-membre le plus endetté.

Troisième économie de la zone euro, l’Italie a un potentiel déstabilisateur bien plus important que celui de la Hongrie. Mais le modèle politique mis en place dans la péninsule à la suite de la victoire électorale de Giorgia Meloni est à mille lieues d’une quelconque remise en cause de l’hégémonie de l’Union européenne ou élites économiques italiennes. Pour Gilles Gressani, il s’agit là d’une forme de « techno-souverainisme », compris comme « le produit de la synthèse entre l’intégration des logiques technocratiques, l’acceptation du cadre géopolitique de l’Alliance atlantique et de sa dimension européenne, avec l’insistance sur des valeurs très conservatrices et des instances néonationalistes. »

On comprend donc le caractère résolument feutré des attaques de ce bloc identitaire contre les élites technologiques et financières. Fratelli d’Italia défend non seulement les axes fondamentaux de l’économie néolibérale mais promet également de respecter les dogmes ordolibéraux imposés à l’apogée de la crise des dettes souveraines de 2012, comme les limites de dépenses et de déficit mis en place par le pacte budgétaire européen. Gressani souligne une contradiction fondamentale dans le processus de « dédiabolisation » de Giorgia Meloni : l’extrême-droite qu’elle incarne accepte des limites fondamentales à son action politique, alors même qu’elle accuse divers opposants domestiques (le « lobby LGBT », les ONG qui sauvent des migrants en mer Méditerranée, ou encore de prétendus communistes, pourtant quasi-disparus du pays…) de miner l’identité nationale.

Lorsque Giorgia Meloni s’était adressé au CPAC (la Conservative Political Action Conference) en Floride, en février dernier, elle avait insisté sur cette dimension précise. La dirigeante refusait de faire « partie de leur mainstream », celui « d’une droite tenue en laisse », insistant sur le fait que « la seule manière d’être rebelle est d’être conservateur ».

« Souverainisme » n’est peut-être pas le terme le plus approprié pour qualifier une telle orientation politique, si l’on considère que ce concept fait référence à la souveraineté populaire.

La combinaison de ces positions n’est pas entièrement neuve : déjà dans les années 90, le parti postfasciste Alleanza Nazionale, alors allié au gouvernement de Silvio Berlusconi, avait abandonné sa posture de défense de l’État-Providence. Le spécialiste de la droite radicale Herbert Kitschelt parlait déjà, à l’époque, de « la formule gagnante » consistant à combiner libre marché et nativisme. Bien sûr, le néolibéralisme des quatre dernières décennies a toujours nécessité investissement public et interventions étatiques visant à réorganiser le marché du travail. Mais la crise financière et la pandémie ont remis cet élément sur le devant de la scène : le renforcement du cadre « national », contre le triomphalisme affiché à propos de la mondialisation, est devenu la norme – du moins dans les discours. Invité à une conférence de Fratelli d’Italia en avril, l’ancien ministre des finances de Berlusconi Giulio Tremonti a ainsi déclaré la mort des illusions mondialistes de « la République internationale de l’argent » tout en militant pour une politique de réindustrialisation nationale fondée sur des avantages fiscaux pour les sociétés qui investissent dans la relocalisation.

« Souverainisme » n’est peut-être pas le terme le plus approprié pour qualifier une telle orientation politique, si l’on considère que ce concept fait référence à la souveraineté populaire. Comme la politologue Daniele Albertazzi le remarque, Giorgia Meloni a accepté l’impossibilité de diriger l’Italie contre les marchés financiers ou contre la volonté d’une Commission européenne non-élue. Sur le long terme, la politique de Meloni vise un capitalisme plus national, dissociant les économies européennes de l’énergie russe et de l’industrie chinoise – même si l’on peut douter de la faisabilité d’un tel agenda. Mais au-delà de ces effets d’annonce, les principales implications de la politique de Meloni sont internes : elle vise explicitement à supprimer des systèmes de redistribution en faveur des chômeurs et des migrants, pour en faire bénéficier « les producteurs » – c’est-à-dire les entreprises. Ainsi, Giorgia Meloni reconnaît que les exportateurs souffrent de décennies de faibles investissements publics et de la pression sur les coûts provoquée par la monnaie unique européenne – et promet de les aider non pas en remettant en cause l’euro ou le marché unique, mais grâce à des baisses d’impôts.

L’Union européenne n’est donc pas incompatible avec une forme réactionnaire de nationalisme. Au contraire, elle a plutôt tendance à la renforcer en organisant la compétition entre les classes dominantes nationales. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le cas de la Hongrie : ce pays est devenu une destination privilégiée pour la production automobile allemande, permettant en retour à Orbán de promettre aux travailleurs qu’il les protégerait de la compétition des rivaux étrangers. Si le capital, dans son ensemble, a un intérêt dans un régime stable et à la permanence des institutions européennes, les décisions d’Orbán n’ont pour l’instant pas déclenché d’alarme suffisantes pour pousser les entreprises à quitter la Hongrie. Désormais, c’est au tour de l’Italie d’avoir un gouvernement mené par l’extrême-droite, promettant de défendre « l’intérêt national » contre « les mondialistes et les communistes » qui chercheraient à « détruire [notre] civilisation ». Les plans de Fratelli d’Italia font face à de nombreux obstacles, en particulier la crise énergétique et une probable récession. Dans tous les cas, le parti affrontera ces défis en s’inscrivant dans le paradigme néolibéral européen, non contre lui.

Règles budgétaires européennes : une réforme qui ne résout rien

Siège de la Commission européenne à Bruxelles, Belgique ©Belga

Après des mois de pourparlers, la Commission européenne a dévoilé, début novembre, les contours de la réforme du Pacte de Stabilité et de croissance, dont les règles sont suspendues depuis mars 2020 en raison du besoin de financement massif des pays européens pour lutter contre la crise sanitaire puis en raison de la guerre en Ukraine. Malgré une flexibilité accrue, les pays « frugaux » refusent toujours une modification profonde du Pacte, pourtant jugé obsolète par de nombreux États, dont la France. Alors que la zone euro s’apprête déjà à entrer en récession, le retour de ces règles inapplicables laisse craindre des pressions accrues en faveur d’une politique d’austérité.

Revendication des courants néolibéraux, le Pacte de Stabilité et de croissance (PSC) voit le jour le 17 juin 1997, au Conseil européen d’Amsterdam. Appliqué au moment de la création de la monnaie unique en 1999, il a pour mission d’assurer la rigueur budgétaire des États membres à travers le respect du maintien du déficit public en dessous de 3% du PIB et un ratio dette/PIB inférieur à 60%. 

Si la plupart des pays parviennent à s’aligner sur ces critères au début des années 2000, la crise financière de 2007-2008, déclenchée aux États-Unis, engendre un profond creusement de la dette et du déficit des pays européens, et le non-respect des seuils exigés. Lors de l’éclatement de la crise des dettes souveraines, apparue quelques années plus tard sous les effets du krach financier de 2008, les règles budgétaires européennes sont toutefois conservées, et de nouvelles mesures d’autant plus strictes sont instaurées, malgré les avertissements de nombreux économistes à l’égard du Pacte. Sur volonté de l’Allemagne, ces règles seront même renforcées grâce à la création du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (aussi appelé TSCG) le 2 mars 2012, où est introduit de nouvelles exigences budgétaires, dont le principe de la « règle d’or».

Du fait de la structure de la zone euro, dont aucun mécanisme redistributif ne vient contrebalancer les asymétries, les chocs entraînés par la crise des dettes souveraines sont traités séparément, et des programmes d’austérités sont imposés à de nombreux pays, avec en premier lieu la Grèce, l’Espagne, le Portugal, Chypre, l’Irlande – et dans un moindre degré la France et l’Italie. Le bilan de cette politique est désormais bien connu : ralentissement économique, accroissement des inégalités, dégradation des services publics, et profondes divergences au sein de la zone euro. Si l’objectif cible de 3% est atteint par l’ensemble des pays fin 2019 grâce à ces « cures », nombre d’entre eux ne retrouvent pas le seuil de 60% de dette/PIB, et s’en trouvent même particulièrement éloignés.

Face à la crise sanitaire puis la guerre en Ukraine, le déficit budgétaire et la dette des États se sont profondément aggravés. À ce jour, près du tiers des pays de la zone euro affichent un ratio dette/PIB supérieur à 100% (Grèce, Italie, Portugal, Espagne, France, Belgique) et la moyenne des 19 se situe autour de 95%, soit bien au-delà des 60% exigé. Le déficit public moyen, situé à 5.1% en 2021, reste, lui aussi, au-dessus du seuil de 3%. 

Tout changer pour que rien ne change

Peu d’observateurs se risquent désormais à affirmer que les dispositions actuelles du Pacte sont efficaces. Le Commissaire aux Affaires économiques et monétaires, Paolo Gentiloni, a récemment déclaré que « nous n’avons pas investi comme nous l’aurions dû, et le désendettement a échoué. » Étant donné l’erreur historique d’avoir exigé un retour accéléré aux critères de 3% et de 60% lors de la décennie passée (la Grèce est à cet égard un exemple probant), une réforme en profondeur s’imposait. Surtout, la crise sanitaire et désormais la baisse du pouvoir d’achat des ménages liée à l’inflation obligent les États européens à d’importantes dépenses en urgence.

Pourtant, si l’on se plonge dans les détails de cette réforme, les mesures proposées ressemblent sensiblement à celles exigées au lendemain de la crise des subprimes, malgré quelques assouplissements. Dans les faits, les critères de 3% et de 60% sont conservés, mais la soutenabilité budgétaire des États tient désormais compte des dépenses primaires (hors intérêts de la dette et dépenses d’assurance chômage), et non des dépenses publiques dans l’ensemble. 

Par ailleurs, les pays européens disposeront de quatre années pour retrouver 3% de déficit public et 60% de dette/PIB à partir de 2023, et trois années supplémentaires si des facteurs conjoncturels interviennent (crises, guerres…) ou si de nouveaux investissements s’avèrent nécessaires (à condition toutefois que la stratégie budgétaire du pays s’aligne sur les critères). Alors que de nombreux pays souhaitaient un traitement différencié pour certains investissements et un plafond de dette différent pour chaque pays (comme le proposait la France), ce léger compromis laisse plutôt paraître une victoire du conservatisme des pays frugaux dans les négociations. Certains États, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Autriche, font encore de la rigueur budgétaire une priorité absolue.

D’autre part, si ce « délai supplémentaire » de trois ans permet de mieux prendre en compte la situation de chaque pays (et donc les divergences économiques structurelles de la zone euro), la proposition initiée par la vice-présidente espagnole, Nadia Calviño, visant à ce que chaque pays puisse définir la trajectoire de réduction de sa dette et de son déficit, n’a visiblement été que partiellement prise en compte, car la stratégie budgétaire des États resterait conditionnée à l’approbation de la Commission européenne et du Conseil européen, comme c’est le cas par le biais du « Semestre européen » depuis 2011… De surcroît, la procédure concernant les déficits excessifs (PDE) est maintenue, et la PDE fondée sur la dette est même renforcée. Ainsi, si un pays dont la dette excède 60% du PIB s’écarte de la trajectoire des dépenses convenues par le Conseil, il s’expose alors à diverses sanctions.

Par ailleurs, l’écart de production (aussi appelé « output gap ») reste la référence de mesure de la soutenabilité de la dette des pays européens, malgré le fait que son calcul dépend d’hypothèses discutables, de plus en plus fragiles à mesure que les crises se succèdent.

Un cadre immobile face à un monde en pleine mutation

À travers cette révision, la Commission européenne cherche officiellement à « permettre aux pays de la zone euro d’exécuter les investissements nécessaires, en réduisant les ratios élevés de dette publique de manière réaliste, progressive et soutenue afin de bâtir une économie verte, numérique et résiliente. »

Si cette trajectoire est à première vue souhaitable, elle a tout d’une chimère : comment parvenir à réduire les ratios de dette publique des pays membres tout en mettant en place les « investissements nécessaires » (très coûteux en ce qui concerne ceux dans la transition écologique, mais aussi dans le numérique où les pays de la zone euro affichent un retard significatif face aux grandes puissances) ? Pour ne donner qu’un seul exemple, la France devra dépenser 100 milliards d’euros sur quinze ans si elle entend doubler la part du train dans les déplacements. Par ailleurs, la charge de la dette, c’est-à-dire les intérêts à rembourser, augmentera à terme sous l’effet de la hausse des taux directeurs de la BCE.

Dans ce monde multipolaire où se dessine une nouvelle globalisation, l’industrie et la balance commerciale des pays européens se dégradent, menaçant ainsi la croissance du Vieux-continent.

Comment réussir à investir massivement afin de « bâtir une économie résiliente » alors que la guerre en Ukraine – impliquant la plupart des puissances du globe -, et la multiplication des guerres commerciales affaiblissent profondément le Vieux-continent ? En effet, dans ce monde multipolaire où se dessine une nouvelle globalisation, l’industrie et la balance commerciale des pays européens se dégradent, menaçant ainsi la croissance du Vieux-continent à court et moyen-terme (celle-ci étant déjà atone depuis deux décennies).

L’inflation serait-elle la solution pour réduire la dette tout en permettant les investissements nécessaires ? Si celle-ci permet effectivement en théorie de réduire le poids accumulé des dettes, le ralentissement de la croissance, les dépenses massives des États pour lutter contre la hausse des prix et la hausse des taux d’intérêt laissent peu d’espoir quant à une véritable baisse du ration dette/PIB. De surcroît, le choix de certains États d’émettre des obligations dont la valeur est indexée sur l’inflation protège les investisseurs de pertes financières… mais engendre un coût massif pour les finances publiques.

Il semble dès lors utopique de croire que les pays de la zone euro dont le ratio dette/PIB est supérieur à 100% puissent parvenir à réduire leur dette publique pour atteindre le seuil de 60% d’ici 4 ou 7 ans, tout en exécutant les « investissements nécessaires. » Alors que trois d’entre eux (la France, l’Italie et l’Espagne) figurent parmi les cinq plus grandes puissances du continent, le risque d’un nouvel accroissement des divergences entre pays de la zone euro, l’affaiblissement de cette dernière, et plus largement celle du projet européen, semble de plus en plus probable.

Sans harmonisation budgétaire et fiscale, avec des divergences de structures productives et un taux d’intérêt unique pour 19 pays différents, la zone euro est donc vouée à une régression permanente. Or, ce scénario est systématiquement rejeté par les pays frugaux, qui refusent de « payer pour les autres », et les paradis fiscaux européens (Irlande, Malte, Chypre, Pays-Bas), qui auraient trop à perdre d’une convergence des niveaux d’imposition.

Si la proposition de la Commission européenne fera l’objet d’un débat législatif début 2023, avant d’être validée par les ministres des Finances et le Parlement européen (dans l’objectif d’arriver à un consensus pour 2024, sans quoi le cadre budgétaire restera inchangé), la trajectoire envisagée laisse donc penser que l’Europe s’apprête à répéter une faute historique.

Note :

[1] Selon la règle d’or, le déficit structurel ne doit pas dépasser 0.5% du PIB pour les pays dont la dette publique excède 60% du PIB, et 1% pour les pays dont la dette publique est inférieure à 60% du PIB.

Le péril ignoré des régionalismes français

Manifestation de régionalistes alsaciens en 2014 contre la fusion des régions créant l’actuelle région Grand Est. © Claude Truong-Ngoc

Les profiteurs de crise ne se limitent pas aux multinationales prétextant l’inflation pour s’enrichir sur le dos des Français. À chaque aveu de faiblesse du pouvoir central, les mouvances régionalistes saisissent l’occasion au vol pour exiger des transferts de compétences et accélérer le dépeçage de l’Etat. L’évocation de cette nouvelle menace fait généralement sourire et laisse rapidement place aux déclarations apaisantes des élus, voguant entre lâcheté et candeur. Pourtant, de la péninsule armoricaine aux falaises corses en passant par la côte basque, les germes de l’implosion sont déjà bien enracinés. Il y a de cela seulement quelques mois, la seule flambée des violences en Corse à la suite de la mort d’Yvan Colonna avait entraîné des menaces de reprise des combats de la part d’indépendantistes de toute la France. L’escalade des sécessions est vite arrivée si nous ne prenons pas garde à ne pas trébucher par manque de fermeté. Récit d’une démission des élites, de l’abandon de l’idée « France ».

L’État français, premier artisan de son détricotage

Nul besoin de chercher bien loin les agents du détricotage du pays. C’est devant nos yeux que politiques et hauts-fonctionnaires se relaient depuis une quarantaine d’années, depuis la loi Defferre de 1982, pour morceler le territoire. Incapables de réaliser que le déficit – ou la négation – démocratique provient avant toute chose de la « vassalisation » de la France. Ils s’entêtent alors à promouvoir la « démocratie de proximité », ne laissant en vérité aux citoyens que le luxe de débattre de broutilles insignifiantes. Voici où nous mènent la consécration du droit à l’expérimentation pour les collectivités territoriales en 2003, comme celle du droit à la différenciation territoriale en 2022.

Loin de renouveler le feu démocratique, ces avènements de la singularité des localités préparent le terrain à une citoyenneté à géométrie variable ; les collectivités gagnant à toujours plus se démarquer pour rester attractives. C’est ainsi qu’un habitant de Poitiers, Lodève ou encore Pau peut bénéficier du dispositif « territoire zéro chômeur de longue durée » faisant de l’emploi un droit garanti, tandis que d’autres territoires en sont privés. Si ces spécificités restent temporaires, elles s’inscrivent dans un élan général de multiplication des collectivités à statut particulier, donnant une place croissante à des entités locales nouvelles et illisibles, à l’image de la Communauté européenne d’Alsace. Le Français du Béarn pourrait bientôt faire face à un appareil normatif distinct de celui de Picardie, et la France n’aura de diversité plus qu’un brouillage technocratique. Le fil rouge de ces réformes, lui, reste le même : la mise à mal de l’unité française.

La fabrique des régionalismes à marche forcée

Ces mêmes politiques ont fait de la région, sans même l’avoir demandé aux Français, un nouvel échelon « démocratique ». Un nouveau vote sans conséquences qui a vite lassé les électeurs. Il est pourtant apparu dans l’indifférence générale comme une aubaine pour les partisans du régionalisme. Ils ont alors pu rapidement et artificiellement gagner en audience, donnant une place croissante à la question de l’autonomie, promettant à leurs concitoyens ce que l’Etat central était incapable de leur procurer, sublimant savamment le sentiment d’impuissance nationale dans le renouveau d’une puissance régionale.

L’exemple corse est à cet égard criant : loin des fantasmes régionalistes, les Corses avaient voté en 2003 contre la création d’une collectivité unique dotée de pouvoirs exorbitants du droit commun. Au fil des scrutins, les renoncements et les scandales de corruption des partis nationaux ont fini par offrir une écrasante victoire aux régionalistes lors des élections régionales de 2015. Cette même année, le projet refusé par référendum il y a 12 ans est instauré par la loi NOTRe, scellant cette décentralisation à marche forcée qui a fait de l’épiphénomène régionaliste une présence pérenne. 

Vers une « Europe des régions » ?

Le rêve d’universel renforce encore et toujours l’importance de cultiver sa singularité. Face à la constitution du marché mondial, la disparition des frontières, il est devenu bien difficile de réguler ce que Michel Debray appelle le « thermostat de l’identité ». Noyé dans l’ère du « vide », l’individu est pris dans la fièvre identitaire la plus exacerbée et caricaturale et se rattache alors à l’attachement qui lui semble le plus proche, le plus palpable, mais aussi le plus dynamique : l’identité régionale.

Noyé dans l’ère du « vide », l’individu est pris dans la fièvre identitaire la plus exacerbée et caricaturale et se rattache alors à l’attachement qui lui semble le plus proche, le plus palpable, mais aussi le plus dynamique : l’identité régionale.

Le cheval de Troie de la mondialisation qu’est l’Union européenne nourrit ce processus d’autant plus explicitement que renforcer les régions lui permet de contourner les Etats nationaux beaucoup moins dociles. C’est ainsi que la Corse, au même titre que les autres régions, s’est trouvée gestionnaire des aides du FEDER et bénéficiaire de 275 millions d’euros d’aides communautaires de 2014 à 2020. Il n’est alors pas surprenant d’entendre Edmond Simeoni, père du nationalisme corse moderne, louer la construction européenne car celle-ci ouvrirait « à la Corse des perspectives largement insoupçonnées voici seulement 20 ans ». C’est bien dans le rêve d’universel de la mondialisation désincarnée que prend racine le chauvinisme régionaliste et nulle part ailleurs.

Aujourd’hui l’autonomie, demain la sécession

Se superposent au cadre mondialisé ces gouvernements successifs ne cessant d’alimenter les prétentions régionalistes. Lorsqu’il n’est pas question de la création de la collectivité européenne d’Alsace, c’est le référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie qui est sur la table. Ainsi, dans la même veine, la faiblesse de Darmanin en Corse a réveillé les velléités autonomistes en Guyane qui cherche une nouvelle évolution statutaire, comme en Bretagne où le FLB menace de reprendre du service. Or, il ne faut pas se leurrer, il n’est pas ici question de simples réformes territoriales, mais bien de potentielles indépendances. Dominique de Villepin nous avait déjà averti : « Entre l’autonomie et la dérive vers une indépendance, on peut penser qu’il y a quelque chose, malheureusement, d’un peu automatique. » La spirale des mimétismes régionaux est implacable. Plus l’Etat central perd du terrain, fait acte de faiblesse, plus les ambitions sécessionnistes grandissent, et nos espoirs se diluent.

Ainsi, la légèreté avec laquelle nos dirigeants traitent l’enjeu régionaliste en dit long sur leur attachement à la France et à la République. S’il convient de cultiver cette diversité linguistique et régionale, il n’est nul besoin de leur offrir une expression politique. L’égalité entre les citoyens, émanation directe des Lumières, doit être préservée. Ne laissons pas des barons locaux polluer le débat public au profit de revendications quasi-féodales. Apprenons de nos voisins européens, ne nous laissons pas aveugler par un « exceptionnalisme français » aujourd’hui plus espéré qu’effectif. Comprenons bien que, à travers le cri régionaliste, se cache la frustration face à l’impuissance publique et au recul de l’Etat. C’est de notre démission collective que les régionalistes se repaissent. Montrons aux Français, dans toute leur pluralité, qu’il n’y a pas à désespérer, que nous avons autre chose à leur offrir que notre lâcheté.

Le salut par l’alternance ? – Avec Philippe Hambye et Jean-Louis Siroux

Le salut par l'alternance ?
Philippe Hambye et Jean-Louis Siroux

    L’alternance est souvent présentée par les hommes et femmes politiques comme un remède contre le chômage des jeunes. Cette forme d’apprentissage est pourtant aussi le siège d’un certain nombre de préjugés, dus en grande partie à l’illusion selon laquelle l’entreprise pourrait se substituer à l’école. Pour en parler, nous avons rencontré Philippe Hambye, sociolinguiste et professeur à l’Université catholique de Louvain et Jean-Louis Siroux, sociologue à l’Université libre de Bruxelles. Ils sont les auteurs de l’ouvrage Le salut par l’alternance (La Dispute, 2018), dans lequel ils montrent la relation asymétrique au sein de la formation professionnelle entre l’école et le monde de l’entreprise. Une dynamique qui aboutit selon les auteurs au triomphe des idéaux issus du monde entrepreneurial et à la diffusion d’idées reçues en provenance du vocabulaire managérial. 

    Entretien réalisé par Mareike Boldt, mixage par Guillaume Chaudron – Rousseau, avec la musique de Tristan Marchetti.

    Cet entretien a été réalisé en mai 2021.

    Le Portugal au bord du « capitaclysme »

    © Pedro S. Bello

    Il y a la carte postale et l’envers du décor. D’un côté, un pays vu de l’étranger comme le nouvel Eldorado. De l’autre, une population qui, avec de petits revenus, ne s’en sort plus face à une inflation galopante et à un marché du logement de plus en plus inaccessible. Selon les dernières données publiées, près d’un Portugais sur cinq vivrait sous le seuil de pauvreté, dont nombre de personnes âgées, qui doivent survivre avec un minimum vieillesse de 268 euros. L’Instituto Nacional de Estatistica (INE) a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros… Une décennie après le plan de sauvetage de la Troïka (FMI, Commission européenne et BCE), le Portugal a certes retrouvé une capacité d’investissement mais la réalité du quotidien le situerait plutôt au bord du capitaclysme – pour reprendre un néologisme localement à la mode. Un reportage de Nicolas Guillon.

    C’est leur nouvelle route des Indes. Le Portugal a annoncé fin septembre la construction d’ici à 2031 d’une ligne de TGV reliant Lisbonne à Porto en 1h15. Au-delà de l’utilité d’un chantier aussi gigantesque pour relier deux villes distantes d’à peine 300 kilomètres et reliables en 2h30, une question se pose : qui montera dans ce train de la « modernité » ? Antonio Costa, le premier ministre portugais, a donné une partie de la réponse : « C’est un projet stratégique qui favorisera la compétitivité », en cohérence avec la volonté portugaise d’attirer des entrepreneurs et des investisseurs étrangers. All right, répond l’écho qui commence à parler la langue du business. « Qui montera dans ce TGV ? Des touristes riches car désormais le Portugal veut des touristes riches », complète Joao, en position d’observation en retrait de l’emblématique pont Dom-Luis, qui enjambe le Douro [1]. Son Portugal à lui ne prend le jour que par des soupiraux mais sa longue vue offre néanmoins une belle visibilité.

    NDLR : pour une analyse du contexte politique et social portugais depuis une décennie, lire sur LVSL l’article de Mariana Abreu « La hantise de l’austérité et le spectre de Salazar : le Portugal à l’ère post-Covid », celui d’Yves Léonard « Portugal : les oeillets d’avril confinés », cet entretien avec Cristina Semblano sur les ravages de l’austérité au Portugal ou encore l’article de cette dernière sur les raisons politiques et économiques qui ont entraîné une hausse des feux de forêts ces dernières années au Portugal.

    Les alentours immédiats peuvent en témoigner : le Portugal s’est amouraché des riches étrangers. Sur cette rive Sud du fleuve, qui jouit d’une vue imprenable sur la vieille ville de Porto, Vila Nova de Gaia, siège des plus grandes maisons de vin de Porto, s’est semble-t-il découvert un goût immodéré pour les projets immobiliers tape-à-l’oeil. Le plus spectaculaire d’entre eux, comme son acronyme l’annonce : le WoW, pour World of Wine. Impossible de passer à côté : dès l’aéroport, c’est dans cette direction que le voyageur est invité à s’engager. Inauguré en 2020, le WoW se présente comme le nouveau quartier culturel de la ville mais il serait plus juste de parler de parc d’attractions lié à la culture de la ville.

    Sachant que le seuil de pauvreté s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population.

    Le projet a été imaginé par le propriétaire des marques Taylor’s et Croft, Adrian Bridge. Le magnat anglais a investi 106 millions d’euros pour transformer 35 000 m2 d’entrepôts et de chais en un vaste espace de loisirs comprenant six musées, neuf restaurants, une école du vin, une galerie d’expositions, des lieux événementiels, des bars, des boutiques et un hôtel Relais & Châteaux avec son indispensable spa. Si les travaux de réhabilitation sont indéniablement de belle facture, l’ostentation du lieu (des carrés Hermès aux murs des couloirs et des escaliers) confine, de la part d’un lord, à la faute de goût dans une société qui cultive la simplicité. Inutile de préciser que tout est cher, et même très cher à l’échelle du niveau de vie portugais. Le manant peut néanmoins profiter gratuitement de la vue panoramique sur la ville.

    Mais le WoW « en jette » et c’est précisément l’image filtrée que le Portugal veut aujourd’hui donner de lui-même : un pays qui a définitivement tourné le dos à la misère pour entrer avec ses plus beaux habits dans la salle de bal. Le futur TGV procède de cette même stratégie de développement mais Antonio Costa a beau en appeler au « consensus national » dans cette bataille du rail, le client des chemins de fer portugais, qui doit actuellement débourser une soixantaine d’euros pour un aller-retour en 2e classe Porto-Lisbonne, a d’autres préoccupations que celle de filer comme l’éclair du Nord au Sud. Car depuis qu’en 2011 la Troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne et Banque centrale européenne) est passée par là, les Portugais ont de très faibles revenus. Selon l’Instituto Nacional de Estatistica (INE), l’équivalent portugais de l’INSEE, la rémunération brute mensuelle moyenne était de 1 439 euros au 2e trimestre 2022, le salaire minimum s’élevant à 822,50 euros.

    Toujours selon l’INE, la pension moyenne en 2021 s’élevait à 487 euros par mois. Au Portugal, le minimum vieillesse n’est que 268 euros. L’INE a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros. Sachant que le seuil de pauvreté (60% du revenu médian selon le mode de calcul de l’Observatoire des inégalités) s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population, sur la base des dernières données sur le niveau de vie divulguées par l’INE, largement commentées par les media portugais cet automne.

    Et encore ! Les aides sociales retouchent le tableau : sans elles, ce sont quelque 4,4 millions de citoyens qui ne franchiraient pas la barre. Au Portugal, travailleur pauvre est presque devenu un statut. Déjà effrayants dans le contexte européen, ces chiffres de la misère explosent si l’on prend en considération la privation matérielle, l’éloignement du monde du travail et l’exclusion sociale : près d’un quart du pays connaîtrait une ou plusieurs de ces situations. Les enfants ne sont, malheureusement, pas épargnés : 10,7 % d’entre eux souffraient, l’an passé, de manque matériel et de coupure sociale (source : INE).

    On ne se rend sans doute pas compte à Bruxelles de ce qu’on a demandé au Portugal, de s’humilier, et aux Portugais, de se sacrifier. Les dégâts commis ne sautent, c’est vrai, pas immédiatement aux yeux. Depuis la dictature, les gens d’ici ont une capacité à encaisser assez phénoménale, comme si leur principal trait de caractère était de subir. Et vous ne les entendrez jamais se plaindre. Livreur pour des multinationales de l’ameublement, Sergio confie « passer 15 heures par jour sur la route, six jours sur sept ». Et depuis deux ans, on lui a retiré son binôme pour l’aider à porter les colis. Il continue pourtant de faire sa tournée avec le sourire. Il s’estime bien loti avec un travail et 1 100 euros net mensuels. Ici, c’est une serveuse dans un bar de centre-ville dont le salaire pour 40 heures par semaine et des horaires difficiles peine à dépasser les 600 euros ; là, une institutrice qui, au terme d’une carrière complète, va devoir se contenter d’une retraite de 500 euros. Tout ça fait d’excellents Portugais.

    « Il entre au Portugal beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises.

    Les « bons élèves de l’Europe » ont, en effet, souvent été cités en exemple. En remerciement des efforts colossaux consentis durant la récession, ils voient aujourd’hui le robinet des crédits communautaires couler à gros débit. Les travaux du premier tronçon de la future ligne TGV, à hauteur de 2,9 milliards d’euros, seront financés au tiers par des fonds européens. « Le pays réunit aujourd’hui les conditions financières pour pouvoir réaliser ce type de projet », se félicite Antonio Costa, de la famille des socialistes convertis au modèle néolibéral. Le nouvel Eldorado a peut-être des finances saines mais en attendant, le citoyen doit faire face à l’inflation bondissante : 9,3% à l’amorce du dernier trimestre, 22,2% pour l’énergie et 16,9% pour l’alimentation (source : Trading Economics). L’Association portugaise des entreprises de la distribution (APED) a constaté depuis septembre une recrudescence des vols de produits alimentaires de base : morue congelée, boîtes de thon, bouteilles d’huile d’olive et briques de lait. Retraité de l’industrie pharmaceutique depuis dix ans, Rui sait qu’il compte parmi les privilégiés. Dans la ferme qu’il a rénovée à une heure de Porto, il coule une vie paisible entre son jardin et ses animaux. Tout en conservant une louable lucidité : « Après toutes ces années d’austérité, nous commencions à retrouver un peu de souffle, à voir le bout du tunnel. Et puis la pandémie est arrivée. Et maintenant c’est la guerre en Ukraine et l’inflation. Quand le week-end je reçois mes filles encore étudiantes, entre les courses et le plein d’essence j’en ai pour 300 euros. Combien de Portugais peuvent se le permettre ? Et je ne vous parle pas de la facture de chauffage. »

    Se chauffer a toujours été un problème au Portugal et pas seulement pour les plus modestes. Héritage d’une autarcie qui dura un demi-siècle – « mieux vaut la pauvreté que la dépendance », avait l’habitude de dire Salazar -, peu de logements sont bien isolés et équipés. Et c’est une idée reçue de croire qu’il fait toujours beau et chaud en Lusitanie. Mais la crise de 2009, encore elle, n’a rien arrangé. En retour des 78 milliards d’aides reçus, le Portugal a dû privatiser des pans entiers de son économie, dont le secteur de l’énergie. Le groupe chinois China Three Gorges a ainsi repris en 2011 les 21% détenus par l’Etat portugais dans EDP (principale entreprise de production d’électricité du pays). Après ça, allez exercer le moindre contrôle sur les prix.

    Bons princes, les Chinois se sont également portés acquéreurs d’une partie de la dette portugaise. Le Portugal et l’Empire du Milieu entretiennent depuis 1557 une relation étroite par le biais de l’administration de Macao, rétrocédée en 1999. Energie, banque, assurance : l’investissement chinois au Portugal est estimé à environ 3% du PIB.

    L’immobilier n’échappe pas, bien sûr, à cet afflux de fonds étrangers, en provenance de Chine mais aussi des Pays-Bas, d’Espagne, du Royaume-Uni ou du Luxembourg. Dans certains quartiers de Lisbonne ce sont des rues entières qui sont rachetées, ce qui pose évidemment un problème : l’envolée des loyers, qui ont augmenté de 42,4 % en moins de cinq ans, un chiffre affiché en une, fin septembre, par le journal Publico et confirmé dans la foulée par l’INE. A Lisbonne et Porto, l’augmentation atteint même 50 %, voire 60 % dans certaines communes périphériques de la capitale, dont Vila Nova de Gaia – l’effet WoW sans doute. Le loyer moyen portugais s’élève désormais à 6,25 euros par mètre carré (9,29 euros dans la zone métropolitaine de Lisbonne). A Braga, Joaquim gère un portefeuille de locations modestes, issu d’un legs familial : « Nous avons beaucoup de locataires très anciens et si nous suivions le marché, ces gens ne pourraient plus payer leur loyer ni se reloger. Nous essayons donc d’entretenir nos logements sans engager de trop gros travaux afin de maintenir le statu quo et de préserver ces personnes que nous connaissons de longue date et qui ont toujours honoré les échéances. » Pour leur salut, les Portugais ont conservé cette fibre de l’entraide qui naguère était leur seul canal de survie.

    « Je déteste dire que le Portugal est un petit marché mais on ne peut pas dire non plus que c’est un très grand marché, et le fait est qu’il entre beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises. Résultat : pour ceux qui en ont encore les moyens, acheter un bien au Portugal coûte en 2022 50 % plus cher qu’en 2016.

    Il y a dix ans, le maire de Lisbonne était un certain Antonio Costa, qui, à l’époque, se battait pour maintenir les autochtones dans la place, en passant, par exemple, des accords avec les promoteurs : un terrain en échange de logements sociaux. Mais il semblerait que la lame de fond de la spéculation soit en train de tout emporter, avec la multiplication sur le marché de biens de luxe, comme, par exemple, un penthouse de 200 m2 à Cascais, station balnéaire du grand Lisbonne, mis en vente au prix de 6 millions d’euros.

    Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

    Alors dans les quartiers, la résistance s’organise, comme, à Bonfim, à Porto. L’adega Fontoura annonce sur une affichette la tenue d’un « événement convivial de contestation contre l’intimidation immobilière et les expropriations illégales ». Les bars ont toujours été les réseaux sociaux du Portugal : on y regarde le football mais pas seulement, on vient y boire son café pour 70 centimes, prendre des nouvelles des amis, parler politique et parfois, fomenter la rébellion. Coincé entre l’hyper centre et Das Antas, où l’appel d’air provoqué il y a dix-huit ans par la construction du nouveau stade du FC Porto a été épuisé, « Bonfim est le dernier terrain de jeu des investisseurs et la pression qui y est exercée sur les habitants est énorme », explique Antonio, le patron. Philippe, un Français qui vient une fois par mois pour son travail (la recherche de terrains pour l’industrie), est convaincu que « la bulle va exploser » Plus qu’une information, un oracle déjà ancien. Dans l’attente de la déflagration, bonne nouvelle : la mairie de Porto a suspendu pour une période renouvelable de 6 mois les agréments de logement touristique (Alojamento Local) dans le centre et à Bonfim. Mais 940 requêtes de propriétaire sont déjà parvenues sur ses bureaux.

    Car les investisseurs font feu de tout bois en rachetant, par exemple, des quintas, anciens domaines agricoles ou viticoles, qu’ils transforment en lieux événementiels. Une quinta dans la région de Porto peut se louer 25 000 euros la journée pour un mariage. Et prière d’avoir effacé toute trace de la fête au petit matin car une autre famille attend son tour. Les Portugais s’endettent pour offrir à leur enfants ces noces dignes d’une série Netflix, avec feu d’artifice et pool de photographes et vidéastes pour immortaliser la story d’une vie. C’est tout le paradoxe d’un pays pauvre qui n’a jamais autant consommé, notamment dans ces centres commerciaux à l’américaine dont les villes sont désormais truffées. Longtemps, le Portugal fut privé de tout alors, plutôt que de commander un plat du jour à 6 euros au restaurant du coin, on préfère s’attabler à la terrasse d’une enseigne de la malbouffe dans un food court, ce qui peut s’apparenter à une forme de liberté.

    « Non à la mine, oui à la vie. » A Montalegre, dans la région de Tras-o-Montes (littéralement : au-delà des montagnes), à l’extrême Nord-Est du pays, les habitants ont un autre souci : leur terre est classée au patrimoine agricole mondial des Nations Unies mais pour son malheur regorge en sous-sol de lithium, or blanc des fabricants de batteries de téléphone et autres véhicules électriques. Le Portugal serait assis sur un trésor de 60 000 tonnes qui n’a pas échappé aux industriels. Au nom de la transition énergétique et avec l’espoir de donner naissance à toute une filière, le gouvernement a donc donné son feu vert pour l’exploitation dans six endroits du pays, dont Covas do Barroso, à une trentaine de kilomètres au Sud de Montalegre, à proximité immédiate des parcs nationaux de Peneda-Geres et du Haut-Douro. La concession a été accordée à l’entreprise britannique Savannah Resources. Dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses, jure la société. Mais les locaux, qui vivent ici depuis toujours en harmonie avec la nature, n’ont que faire de la communication de Londres. « Nous ne sommes pas contre le lithium mais vaut-il vraiment l’éventration de cette montagne ? s’indigne Aida, l’une des voix de la contestation, en contemplant ce paysage de rêve où ruminent paisiblement de magnifiques vaches à longues cornes dont la race est réputée et où il n’est pas rare de croiser des hordes de chevaux sauvages. Cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière. Ici, pas de magasins mais nous ne manquons de rien. Et nous savons très bien ce qui va se passer avec la mine : nous allons devoir partir pour rejoindre la ville où l’on vit moins bien avec 1 500 euros qu’ici avec 500 euros. » Les agriculteurs des régions concernées affirment, en effet, que l’extraction va interférer avec l’irrigation des terres, ce qui à terme condamnera la production.

    Dans ce contexte explosif, l’extrême-droite n’a pas manqué de faire sa réapparition dans le débat politique pour la première fois depuis la Révolution des œillets et la chute de l’Etat nouveau en 1974. Fondé en 2019, le parti Chega est arrivé en troisième position des élections législatives en janvier dernier, avec plus de 7 % des suffrages : un véritable choc dans le pays, dont chaque enfant a dans les yeux une image en gris de la dictature. Quelle que soit leur génération, les émigrants qui reviennent chaque été au village perpétrer la tradition, n’ont rien oublié, même si une certaine pudeur les rend discrets sur ce sujet ô combien douloureux. Dans Histoire du Portugal (Ed. Chandeigne, 2020), Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

    Notes :

    [1] Certains prénoms ont été modifiés.

    Métal « vert » et exploitation des mineurs : dix ans après le massacre, « business as usual » à Marikana

    © Malena Reali pour LVSL

    Le 16 août 2012, dans les mines de platine de Marikana, la police sud-africaine massacrait 34 grévistes, en coordination avec la direction de la multinationale britannique Lonmin. Cette tuerie a été présentée par la presse occidentale comme une affaire exclusivement « sud- africaine », relative à l’intensité des conflits sociaux du pays. Une lecture qui passe sous silence l’insertion des mines de platine d’Afrique du Sud dans les chaînes de production globales. Les bénéfices de « l’or blanc », essentiel à la « transition écologique » que les gouvernements occidentaux prétendent impulser, se paient en coûts environnementaux et en violences multiformes sur les lieux de son extraction. Dix ans plus tard à Marikana, rien ne semble avoir changé. Ni pour les mineurs qui risquent leur vie pour de faibles salaires, ni pour les communautés qui vivent dans des baraquements en tôle à proximité des mines, dans un environnement pollué. Reportage.

    Un métal pour un futur plus vert : c’est ainsi qu’est présenté le platine par le World Platinum Investment Council. Essentiel à la fabrication des catalyseurs automobiles – conçus pour limiter les émissions de CO2 -, des semi-conducteurs et des alliages magnétiques pour les disques durs, son importance continue de croître avec la « transition numérique » qui se profile en Europe. À Maditlokwa, dans la région de Marikana, « l’or blanc » évoque immédiatement une tout autre réalité. Après l’ouverture de la mine, en 2008, « les femmes victimes de fausses couches ont été de plus en plus nombreuses. Nous avons fini par comprendre que l’eau, polluée par les activités minières, en était la cause. », témoigne Cicilia Manyane, présidente de l’association Mining Host Communities in Crisis Network (MHCCN) qui rassemble plusieurs membres de la communauté.

    Plusieurs études ont documenté le lien entre extraction minière dans la région et pollution de l’eau – du fait de l’usage de produits chimiques lors de l’extraction et du raffinage des minerais, du dépôt de déchets miniers et d’investissements insuffisants de la part de l’entreprise pour en prévenir les effets. « Légalement, nous ne devrions pas consommer l’eau qui arrive dans nos robinets. Nous ne devrions même pas nager dedans », continue-t-elle.

    Des habitants de la communauté de Maditlokwa devant leurs habitations © Maud Barret-Bertelloni et Vincent Ortiz

    Tharisa, l’entreprise minière qui opère dans le village, affirme avoir fourni aux communautés locales un accès régulier à l’eau. L’expérience quotidienne permet aux habitants de constater sa dangerosité. « Lorsque nous faisons bouillir de l’eau, un dépôt blanc apparaît – comme si le lait tournait dans le thé », commente Christina Mdau, secrétaire du MHCCN – preuve à l’appui. « Rien n’a changé ».

    La pollution de l’eau générée par les activités minières n’est que l’une des nombreuses récriminations adressées par les habitants et les travailleurs à l’égard des entreprises du platine. En août 2012, ces revendications ont été portées lors d’une grève violemment réprimée par la police. Plus de trente grévistes ont été tués lors du « massacre de Marikana », devenu le symbole des luttes sociales et environnementales dans le secteur minier. « Rien n’a changé », nous répète-t-on, depuis cette tuerie.

    Économie politique de « l’or blanc »

    La presse internationale a insisté sur les déterminants nationaux du massacre de 2012 : violence de la police, intensité des conflits sociaux, implication sulfureuse de Cyril Ramaphosa – actionnaire de la multinationale Lonmin, figure clef de la politique sud-africaine et aujourd’hui président du pays. À la veille du massacre, dans un échange de mails avec la police, ce dernier avait qualifié les grévistes de « criminels » et affirmé s’engager auprès du ministère de l’Intérieur afin qu’une action soit prise en conséquence. Si la répression fut indéniablement le fait de la police sud-africaine, il est impossible de comprendre ce climat incandescent de tensions sociales sans prendre en compte les caractéristiques de l’industrie du platine.

    L’année du massacre, celle-ci connaît une perte de profitabilité. Les multinationales du platine subissent alors le contrecoup du processus de financiarisation entamé dans la période post-apartheid, qui leur avait au départ tant bénéficié. La chercheuse Samantha Ashman résume : « Depuis 1996, l’ANC [African National Congress, le parti au pouvoir depuis l’élection de Nelson Mandela NDLR] a réduit le contrôle sur les capitaux et les échanges, et permis aux conglomérats de déplacer leurs cotations en bourse à l’étranger ». Cette ouverture du pays aux marchés financiers internationaux était censée permettre un accès facilité à des financements et capitaux étrangers. Les actionnaires de Lonmin, d’Anglo-American et d’Impala, les trois maîtres du platine, ont d’abord connu des années fastes. Tant que d’importants profits étaient dégagés et que les agences de notation certifiaient la rentabilité de l’industrie, les capitaux continuaient à affluer. Puis la conjonction de la chute du cours du platine, des rendements décroissants des activités minières – le platine se raréfiant et nécessitant davantage d’investissements pour être extrait – et plus largement de la crise de 2008, ont fait baisser les taux historiques de retour sur investissement de 30 % à près de 15%.

    La dépendance aux actifs étrangers impliquait que les géants du platine retrouvent rapidement leurs marges antérieures pour rassurer investisseurs, prêteurs et agences de notation. Afin de préserver leur accès aux marchés financiers, ils ont promis des taux de retour sur investissement « absolument irréalisables ». Leur modèle : « distribuer et réduire » (distribute and downsize), soit continuer à distribuer des revenus conséquents aux actionnaires tout en réduisant le nombre de travailleurs, licenciés par milliers après 2008. La pression comptable liée à l’évasion fiscale aux Bermudes de plusieurs centaines de millions de rand par an, documentée par Dick Forslund, n’a rien arrangé à la chose.

    C’est dans ce contexte que les conflits sociaux se sont multipliés dans la ceinture de platine – une bande traversant l’Afrique du Sud d’Est en Ouest où l’on trouve une grande quantité de ce métal précieux. Pour la première fois, ils se sont déroulés en-dehors du cadre des organisations traditionnelles. Le syndicat majoritaire, la NUM, alliée historique de l’ANC, avait été discrédité auprès des travailleurs miniers par son refus d’engager une action frontale contre la société minière. La grève qui s’annonçait pour le mois d’août 2012 à Lonmin tranchait avec les conflits antérieurs. D’une part, les travailleurs qui portaient la revendication d’un salaire « de survie » de 12,500 rands – plus du double de leur revenu de l’époque – étaient déterminés à lutter jusqu’à obtenir gain de cause. De l’autre, l’entreprise minière, sous une pression internationale intense, était déterminée à rétablir le rythme de production. Tout était réuni pour que le conflit débouche sur une répression violente.

    La colline au pied de laquelle s’est produit le massacre de Marikana © Maud Barret-Bertelloni et Vincent Ortiz

    Le 16 août 2012, à l’issue d’une grève « sauvage », la police sud-africaine ouvrait le feu sur les mineurs en train de se disperser. La médiatisation du massacre, qui a fait la part belle aux images insoutenables de grévistes mitraillés, tend à faire apparaître ce conflit comme une affaire intégralement sud-africaine. La vulnérabilité des entreprises du platine à l’égard des marchés financiers et la politique de licenciements et de compression des salaires qui en résulte en temps de récession, est pourtant une affaire transnationale. Au lendemain de Marikana, l’agence Moody’s avait averti : accepter une « augmentation des salaires » généralisée des travailleurs de la mine aurait « des effets négatifs en termes d’accès aux crédits pour les entreprises minières ». De fait, Lonmin a connu un lent dépérissement les années suivantes en raison des concessions finalement accordées aux grévistes, qui ont enclenché un cercle vicieux de retrait des actionnaires et de dévalorisation boursière. La multinationale a fini par être vendue en 2018 après avoir perdu 98% de sa valeur…

    Alors que l’on commémore les dix ans du massacre, aux pieds de la colline où s’étaient retirés les travailleurs en grève, les trente-quatre croix qui avaient été érigées en hommage aux victimes ont disparu. Siphiwe Mbatha, co-auteur avec Luke Sinwell d’un livre sur les événements de 2012, y voit la manifestation d’un rapport de force toujours aussi défavorable aux travailleurs de la mine.

    Permanence des conflits sociaux

    La plaine, traversée par les pylônes électriques qui alimentent la mine, est bordée de campements informels composés de baraquements en tôle ondulée, sans eau courante, dans lesquels résident la majeure partie des travailleurs qui se relaient dans les puits et les fonderies. L’air est chargé de poussière, soulevée par l’activité dans les décharges de gravats et le va-et-vient incessant des pick-ups sur les routes en terre battue. Les relations avec les services de sécurité de la mine sont toujours aussi exécrables. Et le spectre de la violence, toujours présent. En juin dernier, une militante qui défendait les communautés locales a été abattue sur le pas de sa porte, tandis qu’un syndicaliste a été assassiné dans la ville voisine de Rustenburg, suite au déclenchement d’une importante grève.

    Le démantèlement de Lonmin et son rachat en 2018 par la sud-africaine Sibanye-Stillwater auraient pu faire espérer une amélioration dans les conditions de travail et de vie des habitants. Il n’en a rien été. La revendication d’un « salaire de survie » de 12,500 rands a bien été satisfaite. Mais l’inflation galopante (près de 50 % depuis 2013) contribue à relativiser cette augmentation, de même que l’endettement croissant des travailleurs, y compris à l’égard de leur employeur. Ces gains ne concernent pas les travailleurs contractuels, exclus des structures de négociation collective et systématiquement moins bien payés que leurs collègues directement employés.

    Des mineurs membres du syndicat AMCU © Maud Barret-Bertelloni et Vincent Ortiz

    Si la prévention des maladies telles que la silicose et la tuberculose a fait des progrès, les travailleurs portent le poids d’années de travail sans protection. Ces enjeux ne sont pas propres à la région de Marikana. Les statistiques sud-africaines font état de conditions de santé dégradées pour l’ensemble des travailleurs du secteur minier. David Van Vyk, chercheur pour la Bench Marks Foundation, est catégorique. « Dans La situation de la classe ouvrière en Angleterre, Engels rapporte qu’au XIXème siècle les ouvriers avaient une espérance de vie qui s’échelonnait entre 40 et 60 ans. Nous sommes au XXIème siècle et c’est aujourd’hui la condition des travailleurs des mines en Afrique du Sud ». Une étude, menée sur 300.000 Sud-Africains de 2001 à 2013, fait état d’un taux de mortalité supérieur de 20 % à celui du reste de la population pour les ex-mineurs…

    Les membres du syndicat AMCU (Association of Mineworkers and Construction Union – le syndicat désormais majoritaire dans la région) mettent en cause la politique de logement de l’entreprise Sibanye-Stillwater. Certains mineurs continuent de vivre dans des hostels, ces habitations collectives où les travailleurs, qui partagent leurs chambres, sont soumis au contrôle des horaires d’entrée et de sortie. Jusqu’en 2020, les invitations de personnes extérieures à la mine demeuraient interdites. Elles sont aujourd’hui autorisées, mais seulement pour un temps limité. Un mineur peut obtenir une chambre individuelle pour y recevoir sa femme, pour la durée maximale d’un mois. « Ils nous considèrent comme des esclaves », commentent-t-ils. Bien sûr, les travailleurs sont libres de refuser d’habiter ces hostels… à condition, bien souvent, d’accepter de vivre dans les baraquements informels, comme ceux du village de Maditlokwa.

    Les membres de l’organisation Mining Host Communities in Crisis Network, dénoncent la pollution et la dégradation des conditions de vie aux abords de la mine. Ils pointent du doigt la responsabilité de l’entreprise Tharisa, accusée de violer systématiquement ses engagements.

    La mine, qui a pourtant déplacé les habitants du village il y a quelques années, continue de grignoter sur leurs terres. Elle décharge désormais ses gravats juste en face de l’école primaire, soulevant des nuages de poussière, et installe ses grillages électriques à quelques mètres des habitations. « Nous avons toujours peur qu’un enfant, inconscient du danger, soit électrocuté », témoigne un habitant. L’air est chargé de dioxyde de soufre, de dioxyde d’azote et de poussière. Les habitants souffrent de sinusites chroniques et de maladies respiratoires. Dans la région, les raffineries et les excavations à ciel ouvert ont systématiquement dépassé les taux de pollution de l’air réglementaires, même lorsque ces derniers sont graduellement augmentés, bien au-delà des recommandations internationales, comme l’ont documenté les rapports de la Bench Mark Foundation.

    L’école primaire Retief School, qui accueille les enfants de Maditlokwa et des villages environnants, au pied des piles de gravats de la mine opérée par Tharisa © Maud Barret-Bertelloni et Vincent Ortiz

    Les entreprises profitent du flou juridique de la législation sud-africaine. Depuis 2002, la loi responsabilise les entreprises pour les dégradations environnementales causées par leurs opérations. Mais elle est plus ambiguë sur le cas des communautés déplacées par les activités minières – comme ce fut le cas des habitants de Maditlokwa : de simples « compensations » sont évoquées, sans en préciser la nature. De même, les obligations sociales des entreprises ne sont pas clairement définies – en particulier sur la question du logement. Des documents intitulés Social and labour plans (SLP), censés impliquer dans leur rédaction les communautés locales, les syndicats et les autorités municipales, détaillent leurs engagements sociaux et environnementaux. Le Département des ressources minières et de l’énergie est chargé d’évaluer leur respect pour renouveler les concessions minières. Ces obligations légales donnent lieu à des haussements d’épaules de la part des habitants. L’entreprise Sibanye-Stillwater avait été autorisée à racheter Lonmin en 2018 par les autorités sud-africaines, à condition d’appliquer les SLP de celle-ci, qui prévoyaient entre autres la construction de plusieurs milliers de logements. Pourtant, les engagements les plus récents pris par l’entreprise n’incluent aucun objectif chiffré en la matière. Elle a récemment refusé de fournir les documents attestant le respect de ses SLP à Amnesty International après avoir promis de les rendre publics.

    Délocaliser la pollution

    Les métaux du groupe du platine (MGP), parmi lesquels on trouve le platine, le palladium, ou l’irridium, occupent un rôle essentiel dans la « transition écologique » – comme c’est par ailleurs le cas de nombreux métaux rares – : ils permettent la production de catalyseurs automobiles qui réduisent les émissions. Une part croissante de ces métaux est dirigée vers le secteur numérique : ils permettent d’améliorer les capacités de stockage des disques durs et le rendement des data centers. Le conflit ukrainien n’a fait qu’accroître la centralité de l’Afrique du Sud dans la production de MGP : premier fournisseur mondial, son principal concurrent demeure la Russie, à présent frappée par de sévères sanctions. 

    La transition écologique des pays du Nord aura-t-elle pour contrecoup l’accroissement de la pollution dans l’autre hémisphère ? Le coût énergétique de l’extraction de platine n’est en effet pas négligeable. Il n’a fait que s’accroître avec le temps : en raison de la profondeur croissante des gisements, il fallait en 2010 entre quatre et dix fois plus d’énergie pour l’extraction d’une quantité similaire qu’en 1955, selon l’étude de deux universitaires australiens. Ceux-ci notent que l’extraction des MGP émet en moyenne près de quatre fois plus de CO2 que celle par exemple de l’or, en raison notamment de « la prévalence du charbon dans le mix énergétique sud-africain ».

    Un grillage saboté de Tharisa à proximité des habitations © Maud Barret-Bertelloni et Vincent Ortiz

    Plus qu’une forme de greenwashing, les entreprises du numérique et de l’automobile pratiquent une délocalisation du coût environnemental de leurs équipements. Ainsi, leurs filières « zéro émission nette » sont tributaires de l’extraction de matières premières au coût environnemental accablant, qui ne sont pas prises en compte dans leurs calculs…

    Le platine de Marikana est issu d’une chaîne de production qui relie l’industrie suédoise (Atlas Copco, Sandvig) – laquelle fournit les équipements pour percer la roche et les camions pour transporter les gravats – aux concessionnaires transnationaux (Lonmin, Amplats, Implats) et sud-africains (Sibanye, Tharisa). Après l’extraction et le raffinage, la chaîne s’étend aux premiers acheteurs de platine, comme l’allemand BASF, le britannique Johnson Matthey et la belge Umicore, à leurs clients dans l’industrie automobile (Volkswagen, BMW…), à leurs actionnaires dans le Nord du monde.

    À de rares exceptions près, les ONG et mouvements écologistes européens ignorent l’étendue de cette chaîne de production, et se contentent de pointer du doigt le coût environnemental de la production à l’intérieur des frontières du Vieux continent.1

    De même, les objectifs de « neutralité carbone » des pays européens ne prennent pas en compte la pollution importée. Si les rapports de la Commission européenne lient transition « écologique » et « numérique », ils oublient que la seconde se fera très probablement au prix de l’intensification de l’extraction de platine en Afrique du Sud, et de ses risques de pollution et de violences.

    Notes :

    1 On mentionnera cependant la campagne Plough Back our Fruits, menée par un collectif sud-africain et allemand, centrée autour de la responsabilité de BASF, géant de la manufacture bavarois et premier client de Lonmin, parcourant les chaînes de responsabilité transnationale dans le massacre. Ou les rapports de plusieurs ONG suédoises, dénonçant l’implication de leur industrie automobile.