Le salut par l’alternance ? – Avec Philippe Hambye et Jean-Louis Siroux
Philippe Hambye et Jean-Louis Siroux
30 octobre 2022
L’alternance est souvent présentée par les hommes et femmes politiques comme un remède contre le chômage des jeunes. Cette forme d’apprentissage est pourtant aussi le siège d’un certain nombre de préjugés, dus en grande partie à l’illusion selon laquelle l’entreprise pourrait se substituer à l’école. Pour en parler, nous avons rencontré Philippe Hambye, sociolinguiste et professeur à l’Université catholique de Louvain et Jean-Louis Siroux, sociologue à l’Université libre de Bruxelles. Ils sont les auteurs de l’ouvrage Le salut par l’alternance (La Dispute, 2018), dans lequel ils montrent la relation asymétrique au sein de la formation professionnelle entre l’école et le monde de l’entreprise. Une dynamique qui aboutit selon les auteurs au triomphe des idéaux issus du monde entrepreneurial et à la diffusion d’idées reçues en provenance du vocabulaire managérial.
Entretien réalisé par Mareike Boldt, mixage par Guillaume Chaudron – Rousseau, avec la musique de Tristan Marchetti.
Il y a la carte postale et l’envers du décor. D’un côté, un pays vu de l’étranger comme le nouvel Eldorado. De l’autre, une population qui, avec de petits revenus, ne s’en sort plus face à une inflation galopante et à un marché du logement de plus en plus inaccessible. Selon les dernières données publiées, près d’un Portugais sur cinq vivrait sous le seuil de pauvreté, dont nombre de personnes âgées, qui doivent survivre avec un minimum vieillesse de 268 euros. L’Instituto Nacional de Estatistica (INE) a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros…Une décennie après le plan de sauvetage de la Troïka (FMI, Commission européenne et BCE), le Portugal a certes retrouvé une capacité d’investissement mais la réalité du quotidien le situerait plutôt au bord du capitaclysme – pour reprendre un néologisme localement à la mode. Un reportage de Nicolas Guillon.
C’est leur nouvelle route des Indes. Le Portugal a annoncé fin septembre la construction d’ici à 2031 d’une ligne de TGV reliant Lisbonne à Porto en 1h15. Au-delà de l’utilité d’un chantier aussi gigantesque pour relier deux villes distantes d’à peine 300 kilomètres et reliables en 2h30, une question se pose : qui montera dans ce train de la « modernité » ? Antonio Costa, le premier ministre portugais, a donné une partie de la réponse : « C’est un projet stratégique qui favorisera la compétitivité », en cohérence avec la volonté portugaise d’attirer des entrepreneurs et des investisseurs étrangers. All right, répond l’écho qui commence à parler la langue du business. « Qui montera dans ce TGV ? Des touristes riches car désormais le Portugal veut des touristes riches », complète Joao, en position d’observation en retrait de l’emblématique pont Dom-Luis, qui enjambe le Douro [1]. Son Portugal à lui ne prend le jour que par des soupiraux mais sa longue vue offre néanmoins une belle visibilité.
NDLR : pour une analyse du contexte politique et social portugais depuis une décennie, lire sur LVSL l’article de Mariana Abreu « La hantise de l’austérité et le spectre de Salazar : le Portugal à l’ère post-Covid », celui d’Yves Léonard « Portugal : les oeillets d’avril confinés », cet entretien avec Cristina Semblano sur les ravages de l’austérité au Portugal ou encore l’article de cette dernière sur les raisons politiques et économiques qui ont entraîné une hausse des feux de forêts ces dernières années au Portugal.
Les alentours immédiats peuvent en témoigner : le Portugal s’est amouraché des riches étrangers. Sur cette rive Sud du fleuve, qui jouit d’une vue imprenable sur la vieille ville de Porto, Vila Nova de Gaia, siège des plus grandes maisons de vin de Porto, s’est semble-t-il découvert un goût immodéré pour les projets immobiliers tape-à-l’oeil. Le plus spectaculaire d’entre eux, comme son acronyme l’annonce : le WoW, pour World of Wine. Impossible de passer à côté : dès l’aéroport, c’est dans cette direction que le voyageur est invité à s’engager. Inauguré en 2020, le WoW se présente comme le nouveau quartier culturel de la ville mais il serait plus juste de parler de parc d’attractions lié à la culture de la ville.
Sachant que le seuil de pauvreté s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population.
Le projet a été imaginé par le propriétaire des marques Taylor’s et Croft, Adrian Bridge. Le magnat anglais a investi 106 millions d’euros pour transformer 35 000 m2 d’entrepôts et de chais en un vaste espace de loisirs comprenant six musées, neuf restaurants, une école du vin, une galerie d’expositions, des lieux événementiels, des bars, des boutiques et un hôtel Relais & Châteaux avec son indispensable spa. Si les travaux de réhabilitation sont indéniablement de belle facture, l’ostentation du lieu (des carrés Hermès aux murs des couloirs et des escaliers) confine, de la part d’un lord, à la faute de goût dans une société qui cultive la simplicité. Inutile de préciser que tout est cher, et même très cher à l’échelle du niveau de vie portugais. Le manant peut néanmoins profiter gratuitement de la vue panoramique sur la ville.
Mais le WoW « en jette » et c’est précisément l’image filtrée que le Portugal veut aujourd’hui donner de lui-même : un pays qui a définitivement tourné le dos à la misère pour entrer avec ses plus beaux habits dans la salle de bal. Le futur TGV procède de cette même stratégie de développement mais Antonio Costa a beau en appeler au « consensus national » dans cette bataille du rail, le client des chemins de fer portugais, qui doit actuellement débourser une soixantaine d’euros pour un aller-retour en 2e classe Porto-Lisbonne, a d’autres préoccupations que celle de filer comme l’éclair du Nord au Sud. Car depuis qu’en 2011 la Troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne et Banque centrale européenne) est passée par là, les Portugais ont de très faibles revenus. Selon l’Instituto Nacional de Estatistica (INE), l’équivalent portugais de l’INSEE, la rémunération brute mensuelle moyenne était de 1 439 euros au 2e trimestre 2022, le salaire minimum s’élevant à 822,50 euros.
Toujours selon l’INE, la pension moyenne en 2021 s’élevait à 487 euros par mois. Au Portugal, le minimum vieillesse n’est que 268 euros. L’INE a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros. Sachant que le seuil de pauvreté (60% du revenu médian selon le mode de calcul de l’Observatoire des inégalités) s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population, sur la base des dernières données sur le niveau de vie divulguées par l’INE, largement commentées par les media portugais cet automne.
Et encore ! Les aides sociales retouchent le tableau : sans elles, ce sont quelque 4,4 millions de citoyens qui ne franchiraient pas la barre. Au Portugal, travailleur pauvre est presque devenu un statut. Déjà effrayants dans le contexte européen, ces chiffres de la misère explosent si l’on prend en considération la privation matérielle, l’éloignement du monde du travail et l’exclusion sociale : près d’un quart du pays connaîtrait une ou plusieurs de ces situations. Les enfants ne sont, malheureusement, pas épargnés : 10,7 % d’entre eux souffraient, l’an passé, de manque matériel et de coupure sociale (source : INE).
On ne se rend sans doute pas compte à Bruxelles de ce qu’on a demandé au Portugal, de s’humilier, et aux Portugais, de se sacrifier. Les dégâts commis ne sautent, c’est vrai, pas immédiatement aux yeux. Depuis la dictature, les gens d’ici ont une capacité à encaisser assez phénoménale, comme si leur principal trait de caractère était de subir. Et vous ne les entendrez jamais se plaindre. Livreur pour des multinationales de l’ameublement, Sergio confie « passer 15 heures par jour sur la route, six jours sur sept ». Et depuis deux ans, on lui a retiré son binôme pour l’aider à porter les colis. Il continue pourtant de faire sa tournée avec le sourire. Il s’estime bien loti avec un travail et 1 100 euros net mensuels. Ici, c’est une serveuse dans un bar de centre-ville dont le salaire pour 40 heures par semaine et des horaires difficiles peine à dépasser les 600 euros ; là, une institutrice qui, au terme d’une carrière complète, va devoir se contenter d’une retraite de 500 euros. Tout ça fait d’excellents Portugais.
« Il entre au Portugal beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises.
Les « bons élèves de l’Europe » ont, en effet, souvent été cités en exemple. En remerciement des efforts colossaux consentis durant la récession, ils voient aujourd’hui le robinet des crédits communautaires couler à gros débit. Les travaux du premier tronçon de la future ligne TGV, à hauteur de 2,9 milliards d’euros, seront financés au tiers par des fonds européens. « Le pays réunit aujourd’hui les conditions financières pour pouvoir réaliser ce type de projet », se félicite Antonio Costa, de la famille des socialistes convertis au modèle néolibéral. Le nouvel Eldorado a peut-être des finances saines mais en attendant, le citoyen doit faire face à l’inflation bondissante : 9,3% à l’amorce du dernier trimestre, 22,2% pour l’énergie et 16,9% pour l’alimentation (source : Trading Economics). L’Association portugaise des entreprises de la distribution (APED) a constaté depuis septembre une recrudescence des vols de produits alimentaires de base : morue congelée, boîtes de thon, bouteilles d’huile d’olive et briques de lait. Retraité de l’industrie pharmaceutique depuis dix ans, Rui sait qu’il compte parmi les privilégiés. Dans la ferme qu’il a rénovée à une heure de Porto, il coule une vie paisible entre son jardin et ses animaux. Tout en conservant une louable lucidité : « Après toutes ces années d’austérité, nous commencions à retrouver un peu de souffle, à voir le bout du tunnel. Et puis la pandémie est arrivée. Et maintenant c’est la guerre en Ukraine et l’inflation. Quand le week-end je reçois mes filles encore étudiantes, entre les courses et le plein d’essence j’en ai pour 300 euros. Combien de Portugais peuvent se le permettre ? Et je ne vous parle pas de la facture de chauffage. »
Se chauffer a toujours été un problème au Portugal et pas seulement pour les plus modestes. Héritage d’une autarcie qui dura un demi-siècle – « mieux vaut la pauvreté que la dépendance », avait l’habitude de dire Salazar -, peu de logements sont bien isolés et équipés. Et c’est une idée reçue de croire qu’il fait toujours beau et chaud en Lusitanie. Mais la crise de 2009, encore elle, n’a rien arrangé. En retour des 78 milliards d’aides reçus, le Portugal a dû privatiser des pans entiers de son économie, dont le secteur de l’énergie. Le groupe chinois China Three Gorges a ainsi repris en 2011 les 21% détenus par l’Etat portugais dans EDP (principale entreprise de production d’électricité du pays). Après ça, allez exercer le moindre contrôle sur les prix.
Bons princes, les Chinois se sont également portés acquéreurs d’une partie de la dette portugaise. Le Portugal et l’Empire du Milieu entretiennent depuis 1557 une relation étroite par le biais de l’administration de Macao, rétrocédée en 1999. Energie, banque, assurance : l’investissement chinois au Portugal est estimé à environ 3% du PIB.
L’immobilier n’échappe pas, bien sûr, à cet afflux de fonds étrangers, en provenance de Chine mais aussi des Pays-Bas, d’Espagne, du Royaume-Uni ou du Luxembourg. Dans certains quartiers de Lisbonne ce sont des rues entières qui sont rachetées, ce qui pose évidemment un problème : l’envolée des loyers, qui ont augmenté de 42,4 % en moins de cinq ans, un chiffre affiché en une, fin septembre, par le journal Publico et confirmé dans la foulée par l’INE. A Lisbonne et Porto, l’augmentation atteint même 50 %, voire 60 % dans certaines communes périphériques de la capitale, dont Vila Nova de Gaia – l’effet WoW sans doute. Le loyer moyen portugais s’élève désormais à 6,25 euros par mètre carré (9,29 euros dans la zone métropolitaine de Lisbonne). A Braga, Joaquim gère un portefeuille de locations modestes, issu d’un legs familial : « Nous avons beaucoup de locataires très anciens et si nous suivions le marché, ces gens ne pourraient plus payer leur loyer ni se reloger. Nous essayons donc d’entretenir nos logements sans engager de trop gros travaux afin de maintenir le statu quo et de préserver ces personnes que nous connaissons de longue date et qui ont toujours honoré les échéances. » Pour leur salut, les Portugais ont conservé cette fibre de l’entraide qui naguère était leur seul canal de survie.
« Je déteste dire que le Portugal est un petit marché mais on ne peut pas dire non plus que c’est un très grand marché, et le fait est qu’il entre beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises. Résultat : pour ceux qui en ont encore les moyens, acheter un bien au Portugal coûte en 2022 50 % plus cher qu’en 2016.
Il y a dix ans, le maire de Lisbonne était un certain Antonio Costa, qui, à l’époque, se battait pour maintenir les autochtones dans la place, en passant, par exemple, des accords avec les promoteurs : un terrain en échange de logements sociaux. Mais il semblerait que la lame de fond de la spéculation soit en train de tout emporter, avec la multiplication sur le marché de biens de luxe, comme, par exemple, un penthouse de 200 m2 à Cascais, station balnéaire du grand Lisbonne, mis en vente au prix de 6 millions d’euros.
Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.
Alors dans les quartiers, la résistance s’organise, comme, à Bonfim, à Porto. L’adega Fontoura annonce sur une affichette la tenue d’un « événement convivial de contestation contre l’intimidation immobilière et les expropriations illégales ». Les bars ont toujours été les réseaux sociaux du Portugal : on y regarde le football mais pas seulement, on vient y boire son café pour 70 centimes, prendre des nouvelles des amis, parler politique et parfois, fomenter la rébellion. Coincé entre l’hyper centre et Das Antas, où l’appel d’air provoqué il y a dix-huit ans par la construction du nouveau stade du FC Porto a été épuisé, « Bonfim est le dernier terrain de jeu des investisseurs et la pression qui y est exercée sur les habitants est énorme », explique Antonio, le patron. Philippe, un Français qui vient une fois par mois pour son travail (la recherche de terrains pour l’industrie), est convaincu que « la bulle va exploser » Plus qu’une information, un oracle déjà ancien. Dans l’attente de la déflagration, bonne nouvelle : la mairie de Porto a suspendu pour une période renouvelable de 6 mois les agréments de logement touristique (Alojamento Local) dans le centre et à Bonfim. Mais 940 requêtes de propriétaire sont déjà parvenues sur ses bureaux.
Car les investisseurs font feu de tout bois en rachetant, par exemple, des quintas, anciens domaines agricoles ou viticoles, qu’ils transforment en lieux événementiels. Une quinta dans la région de Porto peut se louer 25 000 euros la journée pour un mariage. Et prière d’avoir effacé toute trace de la fête au petit matin car une autre famille attend son tour. Les Portugais s’endettent pour offrir à leur enfants ces noces dignes d’une série Netflix, avec feu d’artifice et pool de photographes et vidéastes pour immortaliser la story d’une vie. C’est tout le paradoxe d’un pays pauvre qui n’a jamais autant consommé, notamment dans ces centres commerciaux à l’américaine dont les villes sont désormais truffées. Longtemps, le Portugal fut privé de tout alors, plutôt que de commander un plat du jour à 6 euros au restaurant du coin, on préfère s’attabler à la terrasse d’une enseigne de la malbouffe dans un food court, ce qui peut s’apparenter à une forme de liberté.
« Non à la mine, oui à la vie. » A Montalegre, dans la région de Tras-o-Montes (littéralement : au-delà des montagnes), à l’extrême Nord-Est du pays, les habitants ont un autre souci : leur terre est classée au patrimoine agricole mondial des Nations Unies mais pour son malheur regorge en sous-sol de lithium, or blanc des fabricants de batteries de téléphone et autres véhicules électriques. Le Portugal serait assis sur un trésor de 60 000 tonnes qui n’a pas échappé aux industriels. Au nom de la transition énergétique et avec l’espoir de donner naissance à toute une filière, le gouvernement a donc donné son feu vert pour l’exploitation dans six endroits du pays, dont Covas do Barroso, à une trentaine de kilomètres au Sud de Montalegre, à proximité immédiate des parcs nationaux de Peneda-Geres et du Haut-Douro. La concession a été accordée à l’entreprise britannique Savannah Resources. Dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses, jure la société. Mais les locaux, qui vivent ici depuis toujours en harmonie avec la nature, n’ont que faire de la communication de Londres. « Nous ne sommes pas contre le lithium mais vaut-il vraiment l’éventration de cette montagne ? s’indigne Aida, l’une des voix de la contestation, en contemplant ce paysage de rêve où ruminent paisiblement de magnifiques vaches à longues cornes dont la race est réputée et où il n’est pas rare de croiser des hordes de chevaux sauvages. Cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière. Ici, pas de magasins mais nous ne manquons de rien. Et nous savons très bien ce qui va se passer avec la mine : nous allons devoir partir pour rejoindre la ville où l’on vit moins bien avec 1 500 euros qu’ici avec 500 euros. » Les agriculteurs des régions concernées affirment, en effet, que l’extraction va interférer avec l’irrigation des terres, ce qui à terme condamnera la production.
Dans ce contexte explosif, l’extrême-droite n’a pas manqué de faire sa réapparition dans le débat politique pour la première fois depuis la Révolution des œillets et la chute de l’Etat nouveau en 1974. Fondé en 2019, le parti Chega est arrivé en troisième position des élections législatives en janvier dernier, avec plus de 7 % des suffrages : un véritable choc dans le pays, dont chaque enfant a dans les yeux une image en gris de la dictature. Quelle que soit leur génération, les émigrants qui reviennent chaque été au village perpétrer la tradition, n’ont rien oublié, même si une certaine pudeur les rend discrets sur ce sujet ô combien douloureux. Dans Histoire du Portugal (Ed. Chandeigne, 2020), Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.
Le 16 août 2012, dans les mines de platine de Marikana, la police sud-africaine massacrait 34 grévistes, en coordination avec la direction de la multinationale britannique Lonmin. Cette tuerie a été présentée par la presse occidentale comme une affaire exclusivement « sud- africaine », relative à l’intensité des conflits sociaux du pays. Une lecture qui passe sous silence l’insertion des mines de platine d’Afrique du Sud dans les chaînes de production globales. Les bénéfices de « l’or blanc », essentiel à la « transition écologique » que les gouvernements occidentaux prétendent impulser, se paient en coûts environnementaux et en violences multiformes sur les lieux de son extraction. Dix ans plus tard à Marikana, rien ne semble avoir changé. Ni pour les mineurs qui risquent leur vie pour de faibles salaires, ni pour les communautés qui vivent dans des baraquements en tôle à proximité des mines, dans un environnement pollué. Reportage.
Un métal pour un futur plus vert : c’est ainsi qu’est présenté le platine par le World Platinum Investment Council. Essentiel à la fabrication des catalyseurs automobiles – conçus pour limiter les émissions de CO2 -, des semi-conducteurs et des alliages magnétiques pour les disques durs, son importance continue de croître avec la « transition numérique » qui se profile en Europe. À Maditlokwa, dans la région de Marikana, « l’or blanc » évoque immédiatement une tout autre réalité. Après l’ouverture de la mine, en 2008, « les femmes victimes de fausses couches ont été de plus en plus nombreuses. Nous avons fini par comprendre que l’eau, polluée par les activités minières, en était la cause. », témoigne Cicilia Manyane, présidente de l’association Mining Host Communities in Crisis Network (MHCCN) qui rassemble plusieurs membres de la communauté.
Plusieurs études ont documenté le lien entre extraction minière dans la région et pollution de l’eau – du fait de l’usage de produits chimiques lors de l’extraction et du raffinage des minerais, du dépôt de déchets miniers et d’investissements insuffisants de la part de l’entreprise pour en prévenir les effets. « Légalement, nous ne devrions pas consommer l’eau qui arrive dans nos robinets. Nous ne devrions même pas nager dedans », continue-t-elle.
Tharisa, l’entreprise minière qui opère dans le village, affirme avoir fourni aux communautés locales un accès régulier à l’eau. L’expérience quotidienne permet aux habitants de constater sa dangerosité. « Lorsque nous faisons bouillir de l’eau, un dépôt blanc apparaît – comme si le lait tournait dans le thé », commente Christina Mdau, secrétaire du MHCCN – preuve à l’appui. « Rien n’a changé ».
La pollution de l’eau générée par les activités minières n’est que l’une des nombreuses récriminations adressées par les habitants et les travailleurs à l’égard des entreprises du platine. En août 2012, ces revendications ont été portées lors d’une grève violemment réprimée par la police. Plus de trente grévistes ont été tués lors du « massacre de Marikana », devenu le symbole des luttes sociales et environnementales dans le secteur minier. « Rien n’a changé », nous répète-t-on, depuis cette tuerie.
Économie politique de « l’or blanc »
La presse internationale a insisté sur les déterminants nationaux du massacre de 2012 : violence de la police, intensité des conflits sociaux, implication sulfureuse de Cyril Ramaphosa – actionnaire de la multinationale Lonmin, figure clef de la politique sud-africaine et aujourd’hui président du pays. À la veille du massacre, dans un échange de mails avec la police, ce dernier avait qualifié les grévistes de « criminels » et affirmé s’engager auprès du ministère de l’Intérieur afin qu’une action soit prise en conséquence. Si la répression fut indéniablement le fait de la police sud-africaine, il est impossible de comprendre ce climat incandescent de tensions sociales sans prendre en compte les caractéristiques de l’industrie du platine.
L’année du massacre, celle-ci connaît une perte de profitabilité. Les multinationales du platine subissent alors le contrecoup du processus de financiarisation entamé dans la période post-apartheid, qui leur avait au départ tant bénéficié. La chercheuse Samantha Ashmanrésume : « Depuis 1996, l’ANC [African National Congress, le parti au pouvoir depuis l’élection de Nelson Mandela NDLR] a réduit le contrôle sur les capitaux et les échanges, et permis aux conglomérats de déplacer leurs cotations en bourse à l’étranger ». Cette ouverture du pays aux marchés financiers internationaux était censée permettre un accès facilité à des financements et capitaux étrangers. Les actionnaires de Lonmin, d’Anglo-American et d’Impala, les trois maîtres du platine, ont d’abord connu des années fastes. Tant que d’importants profits étaient dégagés et que les agences de notation certifiaient la rentabilité de l’industrie, les capitaux continuaient à affluer. Puis la conjonction de la chute du cours du platine, des rendements décroissants des activités minières – le platine se raréfiant et nécessitant davantage d’investissements pour être extrait – et plus largement de la crise de 2008, ont fait baisser les taux historiques de retour sur investissement de 30 %à près de 15%.
La dépendance aux actifs étrangers impliquait que les géants du platine retrouvent rapidement leurs marges antérieures pour rassurer investisseurs, prêteurs et agences de notation. Afin de préserver leur accès aux marchés financiers, ils ont promis des taux de retour sur investissement« absolument irréalisables ». Leur modèle : « distribuer et réduire » (distribute and downsize), soit continuer à distribuer des revenus conséquents aux actionnaires tout en réduisant le nombre de travailleurs, licenciés par milliers après 2008. La pression comptable liée à l’évasion fiscale aux Bermudes de plusieurs centaines de millions de rand par an,documentée par Dick Forslund, n’a rien arrangé à la chose.
C’est dans ce contexte que les conflits sociaux se sont multipliés dans la ceinture de platine – une bande traversant l’Afrique du Sud d’Est en Ouest où l’on trouve une grande quantité de ce métal précieux. Pour la première fois, ils se sont déroulés en-dehors du cadre des organisations traditionnelles. Le syndicat majoritaire, la NUM, alliée historique de l’ANC, avait été discrédité auprès des travailleurs miniers par son refus d’engager une action frontale contre la société minière. La grève qui s’annonçait pour le mois d’août 2012 à Lonmin tranchait avec les conflits antérieurs. D’une part, les travailleurs qui portaient la revendication d’un salaire « de survie » de 12,500 rands – plus du double de leur revenu de l’époque – étaient déterminés à lutter jusqu’à obtenir gain de cause. De l’autre, l’entreprise minière, sous une pression internationale intense, était déterminée à rétablir le rythme de production. Tout était réuni pour que le conflit débouche sur une répression violente.
Le 16 août 2012, à l’issue d’une grève « sauvage », la police sud-africaine ouvrait le feu sur les mineurs en train de se disperser. La médiatisation du massacre, qui a fait la part belle aux images insoutenables de grévistes mitraillés, tend à faire apparaître ce conflit comme une affaire intégralement sud-africaine. La vulnérabilité des entreprises du platine à l’égard des marchés financiers et la politique de licenciements et de compression des salaires qui en résulte en temps de récession, est pourtant une affaire transnationale. Au lendemain de Marikana, l’agence Moody’s avait averti : accepter une « augmentation des salaires » généralisée des travailleurs de la mine aurait « des effets négatifs en termes d’accès aux crédits pour les entreprises minières ». De fait, Lonmin a connu un lent dépérissement les années suivantes en raison des concessions finalement accordées aux grévistes, qui ont enclenché un cercle vicieux de retrait des actionnaires et de dévalorisation boursière. La multinationale a fini par être vendue en 2018 après avoir perdu 98% de sa valeur…
Alors que l’on commémore les dix ans du massacre, aux pieds de la colline où s’étaient retirés les travailleurs en grève, les trente-quatre croix qui avaient été érigées en hommage aux victimes ont disparu. Siphiwe Mbatha, co-auteur avec Luke Sinwell d’un livre sur les événements de 2012, y voit la manifestation d’un rapport de force toujours aussi défavorable aux travailleurs de la mine.
Permanence des conflits sociaux
La plaine, traversée par les pylônes électriques qui alimentent la mine, est bordée de campements informels composés de baraquements en tôle ondulée, sans eau courante, dans lesquels résident la majeure partie des travailleurs qui se relaient dans les puits et les fonderies. L’air est chargé de poussière, soulevée par l’activité dans les décharges de gravats et le va-et-vient incessant des pick-ups sur les routes en terre battue. Les relations avec les services de sécurité de la mine sont toujours aussi exécrables. Et le spectre de la violence, toujours présent. En juin dernier, une militante qui défendait les communautés locales a été abattue sur le pas de sa porte, tandis qu’un syndicaliste a été assassiné dans la ville voisine de Rustenburg, suite au déclenchement d’une importante grève.
Le démantèlement de Lonmin et son rachat en 2018 par la sud-africaine Sibanye-Stillwater auraient pu faire espérer une amélioration dans les conditions de travail et de vie des habitants. Il n’en a rien été. La revendication d’un « salaire de survie » de 12,500 rands a bien été satisfaite. Mais l’inflation galopante (près de 50 % depuis 2013) contribue à relativiser cette augmentation, de même que l’endettement croissant des travailleurs, y compris à l’égard de leur employeur. Ces gains ne concernent pas les travailleurs contractuels, exclus des structures de négociation collective et systématiquement moins bien payés que leurs collègues directement employés.
Si la prévention des maladies telles que la silicose et la tuberculose a fait des progrès, les travailleurs portent le poids d’années de travail sans protection. Ces enjeux ne sont pas propres à la région de Marikana. Les statistiques sud-africaines font état de conditions de santé dégradées pour l’ensemble des travailleurs du secteur minier. David Van Vyk, chercheur pour la Bench Marks Foundation, est catégorique. « Dans La situation de la classe ouvrière en Angleterre, Engels rapporte qu’au XIXème siècle les ouvriers avaient une espérance de vie qui s’échelonnait entre 40 et 60 ans. Nous sommes au XXIème siècle et c’est aujourd’hui la condition des travailleurs des mines en Afrique du Sud ».Une étude, menée sur 300.000 Sud-Africains de 2001 à 2013, fait état d’un taux de mortalité supérieur de 20 % à celui du reste de la population pour les ex-mineurs…
Les membres du syndicat AMCU (Association of Mineworkers and Construction Union – le syndicat désormais majoritaire dans la région) mettent en cause la politique de logement de l’entreprise Sibanye-Stillwater. Certains mineurs continuent de vivre dans des hostels, ces habitations collectives où les travailleurs, qui partagent leurs chambres, sont soumis au contrôle des horaires d’entrée et de sortie. Jusqu’en 2020, les invitations de personnes extérieures à la mine demeuraient interdites. Elles sont aujourd’hui autorisées, mais seulement pour un temps limité. Un mineur peut obtenir une chambre individuelle pour y recevoir sa femme, pour la durée maximale d’un mois. « Ils nous considèrent comme des esclaves », commentent-t-ils. Bien sûr, les travailleurs sont libres de refuser d’habiter ces hostels… à condition, bien souvent, d’accepter de vivre dans les baraquements informels, comme ceux du village de Maditlokwa.
Les membres de l’organisationMining Host Communities in Crisis Network, dénoncent la pollution et la dégradation des conditions de vie aux abords de la mine. Ils pointent du doigt la responsabilité de l’entreprise Tharisa, accusée de violer systématiquement ses engagements.
La mine, qui a pourtant déplacé les habitants du village il y a quelques années, continue de grignoter sur leurs terres. Elle décharge désormais ses gravats juste en face de l’école primaire, soulevant des nuages de poussière, et installe ses grillages électriques à quelques mètres des habitations. « Nous avons toujours peur qu’un enfant, inconscient du danger, soit électrocuté », témoigne un habitant. L’air est chargé de dioxyde de soufre, de dioxyde d’azote et de poussière. Les habitants souffrent de sinusites chroniques et de maladies respiratoires. Dans la région, les raffineries et les excavations à ciel ouvert ont systématiquement dépassé les taux de pollution de l’air réglementaires, même lorsque ces derniers sont graduellement augmentés, bien au-delà des recommandations internationales, comme l’ont documenté les rapports de la Bench Mark Foundation.
Les entreprises profitent du flou juridique de la législation sud-africaine. Depuis 2002, la loi responsabilise les entreprises pour les dégradations environnementales causées par leurs opérations. Mais elle est plus ambiguë sur le cas des communautés déplacées par les activités minières – comme ce fut le cas des habitants de Maditlokwa : de simples « compensations » sont évoquées, sans en préciser la nature. De même, les obligations sociales des entreprises ne sont pas clairement définies – en particulier sur la question du logement. Des documents intitulés Social and labour plans (SLP), censés impliquer dans leur rédaction les communautés locales, les syndicats et les autorités municipales, détaillent leurs engagements sociaux et environnementaux. Le Département des ressources minières et de l’énergie est chargé d’évaluer leur respect pour renouveler les concessions minières. Ces obligations légales donnent lieu à des haussements d’épaules de la part des habitants. L’entreprise Sibanye-Stillwater avait été autorisée à racheter Lonmin en 2018 par les autorités sud-africaines, à condition d’appliquer les SLP de celle-ci, qui prévoyaient entre autres la construction de plusieurs milliers de logements. Pourtant, les engagements les plus récents pris par l’entreprise n’incluent aucun objectif chiffré en la matière. Elle a récemment refusé de fournir les documents attestant le respect de ses SLP à Amnesty International après avoir promis de les rendre publics.
Délocaliser la pollution
Les métaux du groupe du platine (MGP), parmi lesquels on trouve le platine, le palladium, ou l’irridium, occupent un rôle essentiel dans la « transition écologique » –comme c’est par ailleurs le cas de nombreux métaux rares – : ils permettent la production de catalyseurs automobiles qui réduisent les émissions. Une part croissante de ces métaux est dirigée vers le secteur numérique : ils permettent d’améliorer les capacités de stockage des disques durs et le rendement des data centers. Le conflit ukrainien n’a faitqu’accroître la centralité de l’Afrique du Sud dans la production de MGP : premier fournisseur mondial, son principal concurrent demeure la Russie, à présent frappée par de sévères sanctions.
La transition écologique des pays du Nord aura-t-elle pour contrecoup l’accroissement de la pollution dans l’autre hémisphère ? Le coût énergétique de l’extraction de platine n’est en effet pas négligeable. Il n’a fait que s’accroître avec le temps : en raison de la profondeur croissante des gisements, il fallait en 2010 entre quatre et dix fois plus d’énergie pour l’extraction d’une quantité similaire qu’en 1955, selon l’étude de deux universitaires australiens. Ceux-ci notent que l’extraction des MGP émet en moyenne près de quatre fois plus de CO2 que celle par exemple de l’or, en raison notamment de « la prévalence du charbon dans le mix énergétique sud-africain ».
Plus qu’une forme de greenwashing, les entreprises du numérique et de l’automobile pratiquent une délocalisation du coût environnemental de leurs équipements. Ainsi, leurs filières « zéro émission nette » sont tributaires de l’extraction de matières premières au coût environnemental accablant, qui ne sont pas prises en compte dans leurs calculs…
Le platine de Marikana est issu d’une chaîne de production qui relie l’industrie suédoise (Atlas Copco, Sandvig) – laquelle fournit les équipements pour percer la roche et les camions pour transporter les gravats – aux concessionnaires transnationaux (Lonmin, Amplats, Implats) et sud-africains (Sibanye, Tharisa). Après l’extraction et le raffinage, la chaîne s’étend aux premiers acheteurs de platine, comme l’allemand BASF, le britannique Johnson Matthey et la belge Umicore, à leurs clients dans l’industrie automobile (Volkswagen, BMW…), à leurs actionnaires dans le Nord du monde.
À de rares exceptions près, les ONG et mouvements écologistes européens ignorent l’étendue de cette chaîne de production, et se contentent de pointer du doigt le coût environnemental de la production à l’intérieur des frontières du Vieux continent.1
De même, les objectifs de « neutralité carbone » des pays européens ne prennent pas en compte la pollution importée. Si les rapports de la Commission européenne lient transition « écologique » et « numérique », ils oublient que la seconde se fera très probablement au prix de l’intensification de l’extraction de platine en Afrique du Sud, et de ses risques de pollution et de violences.
Notre modèle économique menace gravement l’environnement. Tout problème ayant une solution, les marchés carbone ont aujourd’hui le vent en poupe : 21,5% des émissions carbonées du globe sont couvertes par un tel instrument. En revanche, l’inverse de cet adage est également vrai : toute solution apporte son lot de problèmes. Si les marchés carbone apportent théoriquement une garantie de performance, rares sont ceux qui ont déjà prouvé leur efficacité.
La conquête de l’hégémonie
S’ils sont actuellement sur les lèvres de tous les commentateurs politiques, les marchés carbone n’en restent pas moins ésotériques pour le commun des mortels. Réputés être d’une complexité barbare, les systèmes de plafonnement et d’échange – cap and trade (C & T) en anglais – ont une architecture assez simple et sont d’une redoutable efficacité théorique. L’État, ou une institution missionnée pour ce faire, doit premièrement fixer une limite maximale aux émissions annuelles (plafonnement ou cap), divisée en de multiples permis. Libre à lui d’ensuite distribuer comme bon lui semble ces précieux quotas à chaque entreprise qui pourront se les échanger entre elles (échange ou trade). A la fin de l’année, les sociétés doivent restituer à l’autorité publique le nombre de quotas correspondant aux émissions dont elles sont (légalement) responsables.
« Cela a toujours été l’avantage d’un système de plafonnement et d’échange par rapport à une taxe sur le carbone : le plafond est une garantie d’un niveau spécifique de réduction des émissions. »
Contrairement à ce que beaucoup affirment aujourd’hui, le marché carbone ne permet pas à l’État de fixer un prix sur la nature, comme c’est le cas avec une taxe carbone. Bien au contraire, le prix de la tonne de carbone est fluctuant et déterminé par la loi du marché. La merveilleuse danse – toujours théorique – de l’offre et de la demande garantit une atteinte des objectifs climatiques à moindre coût. Le prix de la tonne de carbone est standardisé et une entreprise a alors le choix, en fonction d’un calcul économique rationnel, d’acheter des quotas ou d’effectuer une transition énergétique en achetant de nouveaux équipements. Le dispositif focalise in fine les efforts de réduction sur les opportunités les moins onéreuses. Les marchés carbone C & T sont alors non seulement loués pour leur garantie d’efficacité écologique – il existe une limite maximale aux émissions qu’il n’est pas possible de dépasser – mais économiques – les objectifs sont atteints de la manière la moins onéreuse possible.
Le succès des marchés carbone n’est pas étranger à la vague néolibérale opérée dès les années 1960 aux États-Unis. Auparavant, beaucoup considéraient qu’il existait deux solutions crédibles face au changement climatique. Les politiques environnementales avaient recours à un mélange subtile de régulations étatiques et de taxes pigouviennes, plus connue sous le nom de taxe carbone. Un tel dispositif doit son nom à l’économiste britannique orthodoxe Arthur Cecil Pigou (1877-1959) qui fut l’un des premiers à avoir défendu une taxation correctrice des externalités négatives dans les années 1920. Dès les années 1960, un économiste va bousculer cette approche sans pour autant remettre en cause l’hypothétique nécessité de conférer à la nature un prix.
Dans The problem of social cost (1960), Ronald Coase propose une révolution théorique. Selon ce dernier, l’État ne doit pas décider du prix du carbone mais mettre en place des droits de propriétés privés solides pour favoriser l’émergence d’un marché. L’approche de Coase donnera lieu à une littérature abondante d’économistes néoclassiques, à l’image du Canadien John Dales, considérant que les droits de propriétés doivent être exclusifs et transférables pour permettre un échange marchand optimal. En clair : ce n’est plus à l’État de décider du prix de la nature mais bien au marché.
« L’inexistence d’un marché découle de la mauvaise allocation des droits de propriété. »
Coase, The problem of social cost (1960)
« L’introduction des marchés carbone prends ses origines dans le débat américain, au moment de la création et de la montée en puissance de l’agence environnementale américaine » explique Stefan Aykut, professeur à l’université de Hambourg et auteur de Gouverner le climat ? « Il y a alors une critique qui émerge qui taxe la méthode de régulation d’inefficace car l’État ne connaitrait pas bien le processus industriel. Il faudrait, pour les tenants d’une telle critique, introduire des instruments liés aux marchés » explique le spécialiste de la gouvernance climatique.
Aux États-Unis, l’introduction des bubble concepts par l’agence de l’environnement en 1975 permet à une entreprise de compenser les retards environnementaux de certaines unités de production en effectuant des efforts dans d’autres installations. Comme le note justement un article sur le sujet, « un bubble concept traite une installation polluante comme si elle était entourée d’une bulle en plastique avec une seule sortie pour les émissions totales [d’un groupe industriel] plutôt que de limiter les émissions à chaque sortie ». Les bubble concepts pavent alors la voie à de nombreuses initiatives. Le projet 88, porté par l’économiste américain Robert Stavins et deux sénateurs, conclut que les incitations basées sur le marché sont les plus à mêmes de produire une réponse peu onéreuse et moins intrusive au changement climatique. Présenté à la convention des Républicains en 1988, il aboutit à la mise en place du Clean Air Act de 1990 qui pose les jalons d’un marché de permis américain. Ce programme met en place un système de permis pour contrôler les émissions de sulfure de dioxyde responsables de pluies acides.
Cette révolution néolibérale ne tarde pas à produire ses effets au Royaume-Uni, où les travaux de l’économiste libéral David Pearce ont reçu une grande attention. Chris Patten, ancien ministre de l’environnement, ainsi que Margaret Thatcher, ont largement repris ses idées. Pearce aura par ailleurs une influence considérable sur les débats politiques à l’international.
Il n’y a alors rien d’étonnant à ce que certains pays emboitent le pas au pays de l’oncle Sam en mettant en place des programmes basés sur le marché, à l’image de l’Australie ou du Canada. En 2005, c’est au tour des institutions européennes de se plier à cette nouvelle hégémonie : un marché carbone est mis en place et restera longtemps le plus important du monde. Il convient de préciser que les règles des institutions européennes ne sont pas étrangères à cette décision : la mise en place d’une écotaxe commune nécessitait l’accord unanime des membres de l’Union contrairement à l’instauration d’un marché.
Les néolibéraux au secours du marché
Les marchés carbone n’ont rencontré que très peu de fervents adversaires lors de leur mise en place. S’il pourrait sembler logique et légitime que le secteur des affaires voue aux gémonies une telle initiative, accusée de provoquer des hausses de coûts, la réalité est bien différente.
Le marché québécois a ainsi obtenu « un appui considérable » de la part du secteur privé selon le Gouvernement du Québec. Ce dernier présentait le mécanisme comme « la meilleure garantie » de réduction des émissions, tout en étant « flexible » et permettant « la croissance, l’efficacité, la modernisation et la compétitivité ».
On comprend mieux cet engouement lorsque l’on sait que le développement des marchés carbone s’accompagne souvent d’une injonction à diminuer les réglementations environnementales des entreprises.
On retrouve ce même soutien pour le SEQE-UE de l’ association patronale européenne, Business Europe. La commission européenne a ainsi souvent vanté les qualités des marchés, mécanisme « innovant », « efficient », qui privilégie un « système ouvert d’incitations » et qui favorise « l’implication de tous les secteurs de la société et un partage entier des responsabilités ». On comprends mieux cet engouement lorsque l’on sait que le développement des marchés carbone s’accompagne souvent d’une injonction à diminuer les réglementations environnementales des entreprises. Lors d’une conférence internationale il y a un an, le directeur exécutif de Shell, David Hone, a ainsi estimé que « l’idéal pour un système de plafonnement et d’échange est de ne pas avoir de politique réglementaire qui le chevauche ».
Pour autant, ce phénomène n’est pas l’apanage des marchés carbone puisqu’il concerne également les taxes pigouviennes. Exxon Mobil, BP et Shell ont ainsi souhaité, sans y parvenir, mettre en place une taxe carbone à 40 dollars la tonne pour supprimer toutes les autres lois fédérales sur le climat. Ce Zeitgeist « libéral environnemental », comme aime l’appeler Steven Berstein, s’oppose ainsi radicalement aux méthodes de command and control (normes, interdictions, etc.).
Les entreprises empochent, les consommateurs trinquent
Si les marchés carbone permettent bien de fixer une limite maximaleaux émissions, encore faut-il que cet objectif soit ambitieux… En Australie, le marché carbone a été supprimé en 2014 et n’a jamais fait ses preuves : le cap était basé sur un modèle douteux du Trésor fédéral australien. Les émissions autorisées augmentaient jusqu’en 2028 et se réduisaient petit à petit jusqu’en 2050.
Si le bilan du Système d’échange de quotas d’émission de l’UE (SEQE-UE) est plus défendable, il est loin d’être la panacée. Certes, les émissions de gaz à effet de serre de l’UE ont diminué de 33% par rapport à 2005. Là aussi, difficile d’attribuer ces résultats positifs au marché carbone qui ne couvre que 45% des émissions de l’UE. Un récent rapport parlementaire conclut que le système n’a « à ce jour contribué qu’à la marge à l’atteinte des objectifs climatiques européens ». Pourquoi un constat si cruel ?
Il est premièrement difficile d’imputer la diminution des émissions communautaires au seul marché carbone. D’autres paramètres sont à prendre en compte comme… les crises économiques. Ces dernières font en effet mécaniquement baisser les émissions carbonées puisque la production est alors moindre. Pour autant, cela ne nous explique pas pourquoi le prix de la tonne de CO² a rarement dépassé les 10€.
La méthode d’allocation de quotas, plutôt favorable aux entreprises, n’est pas étrangère à ce phénomène. Lors des deux premières phases du marché (2005-2012), les quotas distribués aux industriels étaient ainsi fondés principalement sur leurs émissions passées et non sur des objectifs à atteindre. Parfois même, certains groupes recevaient plus de quotas que ce dont ils avaient besoin. Dans une telle situation, le marché ne rémunère pas les bonnes pratiques mais l’absence d’action. Se voir attribuer plus de quotas que ses émissions est un problème majeur puisque le prix du carbone est mécaniquement tiré à la baisse, l’offre étant plus grande que la demande.
Plus inquiétant encore, les quotas distribués sur le marché primaire ont longtemps été attribués gratuitement aux entreprises. Le rapport parlementaire sur le SEQE-UE précédemment évoqué estime ainsi que « le cadre actuel est manifestement insuffisant pour atteindre le nouvel objectif européen de réduction de 55 % des émissions carbone d’ici 2030 par rapport à 1990 ». Les sénateurs analysent en effet que « le maintien de quotas gratuits […] constitue en particulier un obstacle évident à ce relèvement de l’ambition [climatique] du fait de cette distribution gratuite de quotas ». Un rapport au vitriol de la Cour des comptes européenne considère quant à lui qu’un meilleur ciblage des allocations gratuites « aurait apporté de multiples avantages aux fins de la décarbonation, aux finances publiques et au fonctionnement du marché unique ». Si les économistes s’accordent en effet pour considérer que l’allocation gratuite des permis est un manque à gagner pour les finances publiques, force est de constater qu’elles ont également permis à des entreprises d’engranger d’indécents bénéfices.
Beaucoup pensaient en effet que, si les entreprises recevaient des quotas gratuits, elles ne les considéreraient alors pas comme des actifs. Or, cette intuition s’est révélée complètement fausse. Comme le soulève une étude, « il est incorrect de supposer que si tous les quotas de CO² sont fournis gratuitement à l’opérateur, le prix au comptant du CO² n’influencera pas par la suite la tarification de l’électricité. En effet, le prix du CO² devient un coût d’opportunité pour le producteur, dont il doit tenir compte lorsqu’il décide de produire ». De fait, les entreprises ont majoritairement répercuté ces « coûts » imaginaires aux consommateurs et ont pu engranger des bénéfices de plus de 14 milliards d’euros entre 2005 et 2008. Lors de la deuxième phase (2013-2020), les producteurs d’électricité ont profité du marché pour augmenter les prix de l’électricité et engranger des bénéfices compris entre 23 et 71 milliards d’euros.
Depuis 2013, la vente aux enchères est privilégiée, sauf pour les secteurs souffrent d’une large concurrence internationale. Mais la pratique est loin d’avoir pris fin : entre 2021 et 2030, ce seront 6 milliards de quotas qui seront distribués gratuitement aux secteurs qui souffrent de « fuite de carbone ». Comprendre : les industries les plus soumises à la concurrence internationale. Et la définition est assez large car on y retrouve le secteur de l’acier, de l’extraction de la houille en passant par la fabrication de vêtements en cuir. L’arrêt de la distribution gratuite de quotas ne prendra fin qu’en 2036 lorsque le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières sera complètement mis en place.
Cette surallocation des quotas se combine avec un deuxième problème majeur des systèmes cap and trade : la possibilité de stocker les quotas sur de longues durées. Dans le système californien, le stockage illimité permet de mettre en réserve ses permis indéfiniment. Les entreprises peuvent acheter plus de quotas qu’elles n’en ont besoin au cours d’une année, les conserver et les utiliser pour couvrir leurs futures obligations environnementales. Au total, pas moins de 200 millions de permis seraient stockés, soit presque l’équivalent de l’effort d’atténuation des émissions que la Californie attend du programme de plafonnement et d’échange… jusqu’en 2030. Le vieux continent ne fait pas exception à la règle puisque 970 millions de quotas issus du problème de surallocation ont pu être stockés par les entreprises jusqu’à la phase III (2013-2020).
En réalité, les plafonds d’émissions ne sont bien souvent pas aussi inflexibles qu’ils en ont l’air. Les entreprises peuvent, dans certaines conditions, acheter des crédits carbone sur les marchés internationaux. L’action des entreprises n’est alors plus confinée à l’Union Européenne, zone pourtant déjà très large, et s’étend sur tout le globe. Cette subtilité permet aux entreprises de tirer le prix du carbone à la baisse puisque le prix du carbone n’est alors plus unifié. Pendant la phase 2 (2008-2012) du marché carbone européen, plus d’un milliard de quotas internationaux ont été achetés puis, lorsqu’ils n’étaient pas utilisés, transférés à la phase 3 (2013-2020). On retrouve le même schéma derrière le système australien qui permettait aux entreprises d’acheter jusqu’à 50% de leurs quotas sur les marchés internationaux.
Le marché nivelle les efforts climatiques par le bas
Pour qu’un marché carbone soit pleinement efficace, il faut qu’il oriente les investissements dans la bonne direction. Or, plusieurs observations peuvent nous faire douter du contraire.
Premièrement, il ne faut pas oublier qu’un marché carbone standardise, bien qu’il soit fluctuant, le prix de la tonne de CO² sur toute une zone. Or, les financements nécessaires pour qu’une entreprise rentabilise ses investissements environnementaux diffèrent grandement en fonction des situations. Les besoins vont de 37 $ à 220 $ la tonne en fonction des études. En réalité, il paraît assez absurde de n’avoir qu’un seul prix carbone pour toute une région et pour tous les secteurs économiques. D’autant plus que le marché oriente structurellement les investissements vers les options les moins onéreuses (que l’on pourrait résumer par le calcul argent dépensé/tonne de CO² réduite). Les entreprises sont alors incitées à réaliser les investissements les plus faciles à réaliser, ce que l’on appelle parfois les low hanging fruits, les fruits faciles à récolter. Il y a pourtant fort à douter que le seul critère d’efficacité économique puisse garantir une efficacité écologique sur le long terme.
Un dirigeant d’entreprise entamera-t-il une transition, souvent onéreuse, s’il ne peut savoir à quel prix il sera rémunéré ?
Face à la surallocation des quotas carbone, l’UE a mis en place une réserve de stabilité (MSR) capable de retirer des quotas du marché. Une telle initiative, dont les intentions sont louables, a provoqué une hausse drastique des prix sur le marché. Si les dirigeants européens sont confiants que le prix du carbone ne va faire que croître dans les prochaines années, certaines études semblent douter de ce phénomène. Certains chercheurs pensent que cette réforme a poussé les entreprises présentes sur le marché à spéculer sur le prix du carbone. En réalité, que ces fluctuations soient provoquées par de la spéculation ou par la seule rencontre de l’offre et de la demande n’a que peu d’intérêt. Le plus inquiétant est que n’importe quelle intervention étatique censée améliorer le système – la réforme MSR n’en est qu’un exemple – agitera forcément les marchés. Comme le note justement le rapport sénatorial : « le système d’échange de quotas peut […] être particulièrement sensible aux chocs exogènes ainsi qu’aux autres régulations environnementales et économiques, le rendant difficilement pilotable par la puissance publique ».
Or, il ne faut pas oublier que l’un des objectifs principaux d’un marché carbone est de récompenser les investissements vertueux. Pourtant, un dirigeant d’entreprise entamera-t-il une transition, souvent onéreuse, s’il ne peut savoir à quel prix il sera rémunéré ? C’est là tout le paradoxe d’un tel système. Longtemps considéré par les industriels comme indolore voire bénéfique, le marché carbone n’a pas permis de bien récompenser les pratiques vertueuses. L’intervention de l’État a donc été nécessaire pour assurer son bon fonctionnement. Il y a fort à parier que le prix de la tonne de CO² n’aurait jamais augmenté d’une telle ampleur sans la mise en place du MSR en 2019. Or, c’est cette même intervention étatique qui rend le marché totalement fluctuant et peu prévisible. Et l’on revient ici au dilemme cornélien qui agite depuis des dizaines années les experts environnementaux : assurer une efficacité écologique avec une incertitude sur les prix dommageables à long terme (marché C&T) ou bien conserver un contrôle sur ces prix au risque de ne pas atteindre les objectifs fixés (taxe carbone) ? On voit très bien ici comment cette logique peut nous conduire dans l’impasse. Dès lors, les réglementations environnementales ambitieuses et contraignantes semblent constituer une solution crédible. Stefan Aykut estime ainsi que l’on assiste actuellement à « un retour des approches par la régulation, sur les questions de renouvelable, d’isolation des bâtiments… Les questions de régulation ne sont plus taboues, elles reviennent sur le devant de la scène internationale. »
Dans leur dernier ouvrage, La dette, une solution face à la crise planétaire ?(Éditions de l’Aube – Fondation Jean-Jaurès), Michael Vincent et Dorian Simon reviennent sur certains grands mécanismes économiques (création monétaire, régulation bancaire, collatéralisation des dettes…) afin de comprendre les marges de manoeuvres dont disposent les États pour réorienter leurs politiques budgétaires. À l’inverse des ritournelles néolibérales, prêtes à refermer la parenthèse du « quoiqu’il en coûte » au nom de la rigueur, les auteurs démontrent combien les dettes publiques sont les rouages indispensables des marchés financiers, en quête d’actifs sûrs. De quoi relativiser les chiffres qui pleuvent par milliards dans les déclarations ministérielles et transformer les dépenses conjoncturelles en dépenses structurelles. C’est à ce prix que pourra se préparer un avenir écologique. Extraits.
Pourquoi prétendre à une politique monétaire neutre alors que les marchés ne le sont pas : ils consacrent la logique extractive, de domination, de compétition et de recherche du profit à court terme au détriment de la prospérité. Ce sont ces marchés qui soutiennent les hydrocarbures, faisant fi des limites du vivant et des ressources, faisant fi des inégalités, faisant fi des régimes politiques et des motivations, ou de l’usage de ces profits. La guerre lancée par Poutine début 2022 nous en offre une illustration macabre.
(…) Puisque la monnaie est un moyen, pas une fin, puisque c’est un outil, de plus en plus utilisé pour tenter de sortir des crises avec plus ou moins de succès par ailleurs, pourquoi ne pas orienter la politique monétaire, voire la monnaie elle-même, vers l’une des plus grosses crises qui nous menacent : la crise climatique ? La stabilité financière, ou celle des prix, l’économie en général ne sont que peu de chose face au défi climatique et aux risques imbriqués, qui vont évidemment peser lourdement. Surtout, si la monnaie peut faire beaucoup pour financer la transition écologique afin d’anticiper ces crises, elle ne pourra pas grand-chose pour jouer les pompiers lorsque la trajectoire climatique aura atteint le point irréversible du non-retour. Et si la monnaie doit réellement être « neutre », nous proposons qu’elle s’attelle à atteindre avant tout la neutralité carbone.
« Et si la monnaie doit réellement être « neutre », nous proposons qu’elle s’attelle à atteindre avant tout la neutralité carbone. »
La démocratisation de la politique monétaire est aussi une piste pertinente. Que diraient les citoyens s’ils étaient consultés? C’est notamment l’objectif d’une initiative menée par les ONGs en 2021 sous le nom de la Banque citoyenne européenne, une sorte de convention citoyenne de la politique monétaire organisée en phases de dialogues et d’ateliers avec des experts de tous bords, dont des institutionnels, puis de consultations et d’élaboration de propositions pour la monnaie. Sans détailler ici toutes les propositions auxquelles nous renvoyons à la sagacité du lecteur curieux d’en savoir plus, il est intéressant d’observer que les propositions émises par les citoyens ont toutes en commun les deux fils rouges suivants : la non-neutralité de la monnaie, qui est un outil qu’il faut mettre au profit d’une fin démocratiquement décidée ; et l’urgence climatique, alimentée par le business as usual, qui nécessite de financer la transition, en orientant les flux financiers ou en ajoutant au mandat de la BCE un principe de non-nuisance, par exemple par l’instauration d’une interdiction de financer toute activité polluante ou écocide.
Une nouvelle donne monétaire ?
Est-ce que la nouvelle donne monétaire est transitoire ou bien permanente ? La question se pose puisque la FED a déjà commencé ce que l’on appelle le « tapering », c’est-à-dire la fermeture du robinet du rachat de dettes. La BCE également, qui, si elle respecte ses annonces à l’heure où nous rédigeons ce livre, devrait stopper les rachats à l’heure où vous le lirez. Des signes montrent que la fenêtre d’opportunités pourrait se refermer face à l’inflation. C’est vrai, les taux montent et la France emprunte à des taux un peu moins farfelus que les taux négatifs, mais des taux pas inintéressants pour autant. Et comme souvent en finance, il faut regarder les choses de manière relative : le taux réel, c’est-à-dire la différence entre les taux d’emprunt et l’inflation, est par la force des choses très compétitif, encore plus que lorsque l’inflation était basse ! Cette normalisation des taux n’est pas forcément négative : elle va aussi dégonfler un peu la bulle des marchés puisqu’il existe une dualité entre le prix des actifs et le marché du travail, et forcer le capital à s’investir plutôt qu’à se placer est indispensable pour améliorer les conditions des travailleurs.
Cela ne doit pas empêcher de regarder le problème inflationniste pour ce qu’il est : il est avant tout dû aux pressions géopolitiques et énergétiques. La montée des prix est expliquée en majeure partie par le coût de l’énergie carbonée. Autant de raisons de penser économie circulaire et locale, et transition énergétique, pour la contenir comme il se doit. Pour se prémunir de la montée des prix, il faut enclencher une transition écologique et de justice sociale, avec en tête une politique énergétique ambitieuse et renouvelable ainsi qu’un investissement massif dans la recherche et l’innovation, et ce avant que ces coûts primaires ne s’étendent durablement cela a déjà démarré à l’alimentation, aux biens et aux services, tous tributaires de la montée des prix de l’énergie et des tensions géopolitiques.
Si la remontée des taux se matérialise au point de ne plus être tenable, il faudra enfin regarder en face les effets des dépenses de rattrapage des dernières années, et du côté de celles et ceux qui en ont profité. Les chiffres de l’augmentation des patrimoines des plus riches, des records de dividendes, des salaires des grands patrons et des bénéfices du CAC 40 donnent de bons indices, et appellent à la mise en place d’une justice fiscale. Dans le cas contraire, le coût de cette dette reviendrait, une fois encore, à permettre aux plus riches et aux plus puissants de s’enrichir, tout en socialisant les pertes. À l’aune également du défi climatique et de la corrélation directe entre niveau de revenu et empreinte carbone, il n’est pas seulement question de justice fiscale et sociale, mais aussi de justice climatique.
« Pour se prémunir de la montée des prix, il faut enclencher une transition écologique et de justice sociale, avec en tête une politique énergétique ambitieuse. »
Il reste encore aujourd’hui une opportunité importante aux États de la zone euro notamment, et pour la France en particulier, pour emprunter et anticiper l’avenir. Le besoin structurel de safe assets [ndlr : « actifs sûrs », parmi lesquels figurent les titres de dette publique]pour le marché reste bien réel. Cette opportunité a déjà été partiellement exploitée pour financer la politique du « quoi qu’il en coûte », mais elle ne doit pas nous empêcher de penser à la qualité des dépenses sous-jacentes. Si elle a permis de compenser les pertes liées à la conjoncture sanitaire, ou les hausses de prix du pétrole, elle n’a en rien aidé à préparer l’avenir face aux défis, notamment climatiques et sociaux, au risque de les amplifier plus tard puisqu’en se plaçant en porte-à-faux avec les limites planétaires et climatiques. Il faut dépasser la réaction et entrer dans l’anticipation, pour ne pas gâcher cette opportunité budgétaire unique.
Définanciariser la monnaie
Il est enfin nécessaire de repenser la monnaie pour sortir de ce cercle risqué, sinon vicieux, de manière structurelle, et aussi pour pouvoir mieux réglementer le shadow banking et l’intermédiation pour définanciariser la monnaie. Il est évident que, si nous ne le faisons pas, la finance, comme la nature, ayant horreur du vide, l’industrie regardera d’elle-même les alternatives au safe asset pour l’intermédiation via la blockchain, risquant alors de priver les États des marges qu’ils ont aujourd’hui. Mais un tel démantèlement ne se fera pas en un jour, il n’y a d’ailleurs malheureusement que peu d’appétit apparent pour sortir de ce statu quo néolibéral ; mais s’il doit s’enclencher c’est bien dans cet ordre-là. Si nous ne sommes pas fondamentalement contre l’idée d’une annulation partielle de la dette, ou contre l’idée d’une monnaie libre de dette, nous alertons en revanche sur les risques de ces « options » tant que la monnaie reste autant financiarisée, et tant que la tuyauterie de la finance, de l’intermédiation, du shadow banking, de l’eurodollar, de la collatéralisation, fonctionnera ainsi. En effet, dans le système actuel, ces options vont conduire à chahuter la stabilité financière, et nous savons très bien qu’aux mêmes maux seront opposées les mêmes solutions : c’est-à-dire le « quoi qu’il en coûte » du pompier, qui va une fois encore nous enfermer dans la spirale que nous ne connaissons que trop bien depuis plusieurs décennies : des crises qui augmentent en fréquence et en intensité, et des dépenses de rattrapages plutôt que structurelles, qui font le lit de la prochaine.
Nous encourageons donc plutôt les gouvernements à profiter au maximum des marges de manœuvre budgétaires offertes par la conjonction de la suspension des règles budgétaires et de la dette attractive, pour pouvoir ensuite enclencher cette définanciarisation, cette nécessaire relocalisation de nos économies, de la prise en compte des limites planétaires, y compris dans la monnaie. Reconnaître que la neutralité de la monnaie n’existe pas, puisque la politique monétaire a été utilisée à escient pour maintenir les marchés et le statu quo. À l’occasion de la pandémie, beaucoup, certains même avant, se sont demandés si leur métier avait du sens. Si leurs entreprises créent des solutions pour répondre à des problèmes, ou si elles créent des solutions parce qu’il y a des entreprises à faire tourner ? Pour la monnaie, c’est la même chose : il faut y remettre du sens.
« Une refondation de notre système monétaire ne passera que par une refondation de notre modèle de société. »
La pénurie de safe assets n’est que le symptôme d’une défaillance globale des institutions. Notre crise est une crise de confiance. La confiance en la monnaie n’est que le côté pile de la confiance envers la politique. Une refondation de notre système monétaire ne passera que par une refondation de notre modèle de société. Mais après tout, peut-être que la solution est à l’intérieur du problème. La financiarisation de la monnaie est peut-être l’opportunité de démocratiser la création monétaire, autrefois monopole des États, puis des banques, maintenant accessible à des non-banks. La tâche qui nous incombe est de repenser notre architecture monétaire, afin de financer les activités non rentables, mais socialement utiles et responsables face aux limites de la Terre et du vivant. Sortir à terme du « tout finance » car il y a des investissements indispensables pour notre survie et une trajectoire climatique soutenable qui ne seront jamais « rentables » au sens de l’Ancien Monde. La plomberie financière actuelle nous en offre la possibilité, il ne nous reste qu’à en redéfinir les contours en fonction des contraintes de notre époque.
Le vote pour le RN est-il motivé par le racisme ou par le rejet de «l’assistanat » ? Alors que l’électorat de Marine Le Pen s’élargit à chaque élection et que le parti d’extrême-droite a abandonné toute remise en cause du système néolibéral (fin du projet de sortie de l’euro, opposition à la hausse du SMIC, abandon de la défense de la retraite à 60 ans…) pour séduire l’ancien électorat LR, on peut se demander ce qui réunit les électeurs frontistes… et ce qui serait susceptible de les diviser. Pour les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini, l’explication par le seul racisme est trop simpliste et néglige d’autres facteurs. D’après eux, il est possible pour la gauche de faire éclater la coalition électorale du RN en pointant l’imposture du discours social de Marine Le Pen, mais arrimer les couches populaires de la France périphérique à la NUPES sera néanmoins compliqué. Dans Où va le bloc bourgeois ? (Editions la Dispute), ils analysent la séquence électorale de 2022 et les évolutions par rapport à 2017 et esquissent des hypothèses sur les recompositions à venir. Extraits.
Amélie Jeammet : Au moment des résultats du second tour de l’élection présidentielle, une vidéo tournée à la mairie de Hénin-Beaumont a a pas mal circulé sur les réseaux sociaux, montrant des habitants de la ville protester avec beaucoup de colère et de brutalité verbale contre l’annonce de l’élection d’Emmanuel Macron. Usul et Ostpolitik ont fait une chronique sur Mediapart à propos des commentaires qu’a suscités cette vidéo sur Twitter. On peut les classer en deux grandes tendances : d’un côté, ce qu’on pourrait appeler un racisme de classe, qui passe par l’expression d’un mépris pour ces classes populaires « vulgaires » et « basses du front » et, de l’autre, des commentaires qui soulignent le mépris des premiers, et qui font appel à la souffrance sociale dans laquelle vivraient ces personnes filmées, laquelle rendrait leur colère compréhensible. Pour ce second groupe de commentaires, le vote Le Pen s’expliquerait donc par cette souffrance sociale, et non par une adhésion à une idéologie raciste.
La chronique d’Usul et d’Ostpolitik renvoie alors ces deux groupes de commentaires dos à dos en expliquant qu’ils dénient ce qui unifie les électeurs de Le Pen, à savoir le racisme, la xénophobie, la peur et la haine de l’islam, tout ce qui peut évoquer les Arabes ou les musulmans, et qui constituerait le véritable ciment de ce bloc d’extrême-droite. Bien sûr, la macronie n’est pas exempte de dérives idéologiques racistes de ce type, elle nous en a donné des exemples avec certaines lois plus ou moins explicitement dirigées contre les musulmans et leur présence dans l’espace public. Alors, effectivement, l’électorat de Le Pen est disparate, et il y a ce malentendu socio-économique entre les classes populaires qui votent pour elle et la base néolibérale de son programme économique, mais n’y a-t-il pas cette unité de haine ou de peur de la figure du musulman ?
Bruno Amable : Je crois que, lorsqu’on essaie de trouver des éléments communs à cette base sociale, c’est effectivement cela qui ressort. C’est finalement le seul point commun qu’ont ces groupes disparates. Mais pour l’analyser, il faut interroger la hiérarchie des attentes.
Stefano Palombarini : Oui, il y a de ça. Mais c’est réducteur de dire que c’est un électorat unifié autour du racisme. Un élément qui montre que cette façon de voir les choses est trop simple est le résultat de Zemmour, qui en termes de racisme a essayé, si l’on peut dire, de doubler Le Pen sur sa droite. Si le seul facteur qui attire le vote vers Le Pen était le racisme, Zemmour aurait été pour elle un vrai concurrent. Et il ne l’a pas été, notamment en ce qui concerne le vote des catégories populaires. C’est donc plus compliqué que ça. À mon sens, si on veut expliquer le paradoxe de classes pénalisées par les réformes néolibérales qui votent pour une candidate qui de fait les valide, il faut considérer trois éléments différents.
Le premier, c’est que le RN profite d’une rente en quelque sorte. Il n’a jamais gouverné, et il profite ainsi du profil d’un parti anti-système. Il n’est pas le seul dans cette situation, car LFI par exemple n’a jamais été au pouvoir non plus, mais Mélenchon a été ministre, il était au PS, il a été soutenu dans deux campagnes présidentielles par le PCF, qui a été un parti de gouvernement. Quarante années d’alternances dans la continuité des réformes incitent à identifier le néolibéralisme au « système », et donc rapprochent ceux qui souffrent de ses conséquences du seul parti perçu comme anti-système.
Le deuxième élément est constitutif de la stratégie de l’extrême-droite, et il revient à dire : vos difficultés ne sont pas liées à l’organisation économique et productive, ce sont d’autres menaces qui pèsent sur vous. Il y a clairement une composante au minimum xénophobe là-dedans, et sur ce détournement des thèmes du débat, qui fait que dans les médias on discute beaucoup plus de burkini que de retraites, d’identité française que de pouvoir d’achat, il y a une convergence d’intérêts objective avec le pouvoir macroniste. Gérald Darmanin, Jean-Michel Blanquer et compagnie n’ont pas été sur ce terrain par hasard. Si les thèmes économiques et sociaux ont eu un peu de visibilité au cours des deux derniers mois de la campagne présidentielle, c’est uniquement grâce à la percée de Mélenchon dans les sondages. Mais il ne faut pas oublier qu’avant, le débat médiatique était tout entier consacré à l’immigration, l’insécurité, l’islam, la laïcité, etc., et cela a laissé bien sûr une trace dans les résultats électoraux. Je ne sais pas si Macron a voulu aider Le Pen à se qualifier, mais il avait certainement intérêt à orienter le débat dans cette direction pour invisibiliser les effets de son action sur le terrain social et économique. Cela profite à l’extrême-droite car des gens qui se sentent fragilisés, menacés ou directement en souffrance sociale ont eu tendance à se positionner par rapport à des thématiques sur lesquelles l’extrême-droite se propose comme protectrice.
« Sur ce détournement des thèmes du débat, qui fait que dans les médias on discute beaucoup plus de burkini que de retraites, d’identité française que de pouvoir d’achat, il y a une convergence d’intérêts objective avec le pouvoir macroniste. »
Le troisième élément découle de la croyance dans le TINA (There is no alternative), c’est-à-dire de l’idée que les réformes néolibérales sont nécessaires et inéluctables, et il est directement relié au racisme. L’extrême-droite propose de répartir de manière inégalitaire les conséquences de réformes auxquelles il serait impensable de s’opposer, mais qui vont faire mal aux classes populaires. C’est la préférence nationale mais pas seulement. Il faut de la main-d’œuvre flexible ? D’accord, laissons les immigrés dans la plus grande précarité, avec des CDD qu’il faut renouveler, sinon on les renvoie « à la maison». Il faut réduire la protection sociale ? Réservons-la exclusivement aux Français. L’objectif est une segmentation des classes populaires et ouvrières fondée sur des critères ethniques ou religieux, avec la promesse aux «Français de souche » de faire retomber sur les autres le coût social des réformes. Cet élément identitaire est central pour l’extrême-droite et se combine avec les deux autres dans le vote RN. C’est plus compliqué que de dire que ce sont des racistes qui se rassemblent, même si le racisme joue un rôle-clé. Mais si le RN était simplement le parti des racistes, on y trouverait une présence bourgeoise bien plus forte, car le racisme en France est très loin d’être l’exclusive des classes populaires.
Bruno Amable : C’est un paradoxe. On pourrait affirmer que la société française est probablement moins « raciste » qu’elle ne l’était il y a quatre ou cinq décennies. Les politistes ont des indicateurs pour le montrer. C’est aussi l’impression qu’on peut avoir de façon anecdotique. Le paradoxe étant qu’il y a quatre ou cinq décennies, les partis d’extrême-droite ne dominaient pas la vie politique. Si on voulait expliquer par le racisme la montée de l’extrême-droite, on devrait dire que la société est devenue plus raciste, ce qui n’est pas le cas. On peut même affirmer l’inverse.
C’est pour cela qu’il faut prendre en compte la hiérarchie des attentes. Les électeurs étaient en moyenne plus « racistes » il y a plusieurs décennies, mais cette préoccupation était relativement bas dans la hiérarchie de leurs attentes, ce n’était pas leur préoccupation principale. Je pense que, même parmi les électeurs de gauche qui ont porté Mitterrand au pouvoir, il y avait probablement plein de gens qui pensaient qu’il y avait trop d’immigrés, mais ce n’était pas ça qui leur importait principalement, c’était autre chose. Dans les 110 propositions de Mitterrand, comme dans le Programme commun, il devait y avoir le droit de vote aux élections locales pour les immigrés. Je suis bien persuadé que dans tout l’électorat, y compris populaire, il y avait des gens qui n’en voulaient pas. Comme la suppression de la peine de mort et peut-être d’autres propositions. Mais ce qui importait dans leur décision de vote ou de soutien politique était les mesures qui figuraient plus haut dans leur hiérarchie des attentes. Donc la question est de savoir pourquoi la hiérarchie des attentes d’une certaine partie des classes populaires s’est bouleversée à ce point et que les questions autour de l’immigration semblent avoir été considérées comme plus importantes qu’elles ne l’étaient par le passé. On revient à ce que disait Stefano : la restriction de l’espace du compromis est telle que, fatalement, on se tourne vers d’autres choses.
Il y a aussi, dans certaines fractions des classes populaires, des attentes qui ne sont pas nécessairement sympathiques. Des attentes alimentées par le ressentiment social à l’égard des gens plus diplômés, perçus comme plus protégés ou plus aisés, et évidemment, un ressentiment à l’égard des immigrés ou de leurs descendants. Donc, tout ce qui peut gêner ces groupes sociaux à l’égard desquels s’exprime ce ressentiment peut provoquer une sorte de joie maligne fondée sur l’espérance de la mise en œuvre de mesures pénalisantes. L’électorat de Le Pen, Zemmour ou même en partie de LR serait très content si on parlait de couper les budgets de la culture, voire de la recherche ou de certaines aides sociales. Le ressentiment à l’égard des fonctionnaires est bien connu. Vu comme une catégorie privilégiée par certains segments de la population, tout ce qui peut leur nuire peut être jugé positif. On pourrait aussi évoquer ceux qu’on désigne sous l’appellation de « cas soc’ ». On retrouve au sein d’une partie des classes populaires la volonté de ne pas être des « cas soc’ ».
Au-delà du ressentiment individuel, on voit bien que c’est un problème politique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de proposition politique qui unifierait des groupes autour d’attentes communes qui ne seraient pas ces attentes-là, mais d’autres attentes qui permettraient de satisfaire l’ensemble des classes populaires ou une fraction des classes populaires et moyennes. Ce problème politique est celui de trouver une stratégie politique fondée sur des attentes plus positives. Je me souviens d’une question qui m’avait été posée en interview: qu’est-ce qui pourrait permettre d’unir à la fois le 93 et le nord-est de la France ? La réponse se trouve probablement du côté des politiques qui amélioreraient la situation matérielle de ces populations qui ont en commun de vouloir des écoles ou des hôpitaux de bonne qualité, des services publics de proximité, etc. C’est autour de ce genre de choses qu’on peut tenter de les réunir, plutôt que de jouer sur les différences de ces catégories de population en les exacerbant.
Stefano Palombarini : La réunification politique des classes populaires passe par l’idée qu’on peut avoir des avancées communes. Ce que tu disais sur le fait qu’il y a, dans ces classes, des attentes qui ne sont pas forcément sympathiques, c’est aussi une conséquence de la conviction que tout ce qu’on peut demander, c’est un partage plus favorable de ce qui existe. Donc pour obtenir quelque chose de plus, il faut le retirer aux fonctionnaires par exemple, ou aux immigrés. On pourrait le retirer aussi aux capitalistes, remarque, mais penser cela supposerait d’être déjà sortis de l’hégémonie néolibérale. Sur la fragmentation des classes populaires, un aspect intéressant réside dans la montée du vote RN dans le monde rural. Dans le débat, on mélange des choses très différentes, on qualifie par exemple de rurales les zones anciennement industrialisées et en voie de désertification, alors que les problèmes politiques qui les caractérisent n’ont rien à voir et les raisons du vote à l’extrême-droite non plus.
« La réunification politique des classes populaires passe par l’idée qu’on peut avoir des avancées communes. »
Mais si on reste à la ruralité au sens strict, et qu’on se pose la question de comment amener les classes populaires qui l’habitent dans une perspective, disons, de gauche, on voit immédiatement la complexité du problème. Ces catégories étaient largement intégrées au bloc de droite, et depuis toujours, elles vivent dans un compromis avec la bourgeoisie de droite. Ce n’est pas si simple alors de les convaincre que, s’il y a quelque chose à prendre, c’est aux classes qui ont toujours été alliées, qui ont toujours voté comme elles, y compris pour désigner les maires et les conseillers municipaux. Les fonctionnaires qui votent à gauche ou les immigrés qui viennent de débarquer sont plus spontanément perçus comme des adversaires. Dans les petits villages ruraux, il y a aussi un aspect directement lié au vécu quotidien: la bourgeoisie de droite à laquelle il faudrait s’opposer, c’est le voisin. Et les immigrés et les classes populaires du 93 avec lesquelles on devrait s’allier, on ne les a jamais vus. Je prends cet exemple pour montrer qu’il y a des héritages culturels, politiques, idéologiques, de plusieurs dizaines d’années, qui pèsent et qui font obstacle à l’unité des classes populaires. Il ne s’agit pas d’obstacles indépassables, mais il n’y a pas non plus de solution disponible et immédiate pour remplacer un travail politique de longue haleine.
Amélie Jeammet : Je lance une hypothèse sur les résultats des législatives. Imaginons qu’il n’y ait pas de majorité absolue qui se dégage, mais qu’on se retrouve avec trois blocs : la NUPES, un bloc Macron et un bloc RN. Devrait-on alors s’attendre, sur quelques dossiers, à des alliances entre le bloc macroniste et le bloc RN?
Bruno Amable : J’ai du mal à l’imaginer, parce que du point de vue de l’extrême-droite, ce ne serait pas très habile. Ils ont au contraire intérêt à rester une force d’opposition ou au moins ne pas apparaître comme des soutiens d’une majorité macroniste. On peut imaginer des alliances ponctuelles, sur des lois ultra-sécuritaires par exemple, mais ils n’auraient pas intérêt à voter la réforme des retraites de Macron. Même s’ils n’y sont pas fondamentalement opposés. Et ils ont aussi intérêt à jouer les maximalistes. Dans le registre des thèmes absurdes des campagnes électorales, il y a cette histoire des « impôts de production». Il y avait une course de Macron à l’extrême-droite pour déterminer qui allait baisser le plus possible ces fameux impôts. Quoi que Macron puisse faire dans cette direction, ils ont toujours intérêt à dire que ce n’est pas assez. Donc je n’imagine pas une alliance explicite parce que je pense que ce ne serait pas rationnel.
Amélie Jeammet : Irrationnel par rapport à l’idée que le RN se donne l’image du parti antisystème, et que cela lui imposerait d’y renoncer ?
Bruno Amable : Si j’étais à leur place, je me dirais qu’on a un avantage à être anti-système parce qu’on n’a jamais gouverné. Si on se met en position de perdre cet avantage parce qu’on vote les lois sans même gouverner, on perd sur tous les côtés. À mon avis, ils n’ont pas intérêt à faire ça. S’il y avait simplement une majorité relative pour Macron, ce serait une situation très instable. S’il y avait une majorité relative pour la gauche, il y aurait intérêt, du point de vue de l’extrême-droite, à s’opposer, mais il y aurait un risque pour les macronistes, qui serait de voter avec l’extrême-droite contre la gauche. Et là, c’est la partie de leur argumentaire qui consiste à dire qu’ils ne sont pas avec les extrêmes qui disparaîtrait.
Stefano Palombarini : Il faut raisonner sur cette structure en trois pôles pour la période qui vient, tout en sachant que cela ne va pas durer très longtemps. Mais dans cette phase, il va y avoir une compétition entre le pôle d’extrême-droite et le pôle de la gauche de rupture pour déterminer qui est le véritable opposant au bloc bourgeois. Et tant que cette compétition est ouverte, ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à s’allier à Macron. Le discours est différent pour LR, voire pour la fraction dissidente du PS, qui sont désormais des forces minoritaires. Mais pour ce qui est de l’extrême-droite et de la gauche de rupture, leur objectif est de se légitimer comme l’alternative au pouvoir macroniste, auquel ils ont donc tout intérêt à s’opposer. Après quoi, cette compétition, à un moment donné, va se terminer. Il ne faut pas tirer des conclusions hâtives, mais dans la campagne des législatives, la gauche semble avoir pris un petit avantage. En tout cas, je pense que les choses deviendront claires au cours du quinquennat. Et il y a donc deux scénarios possibles.
« Il va y avoir une compétition entre le pôle d’extrême-droite et le pôle de la gauche de rupture pour déterminer qui est le véritable opposant au bloc bourgeois. Et tant que cette compétition est ouverte, ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à s’allier à Macron. »
Le premier passe par l’échec de la gauche, qui deviendrait plus probable si la Nupes se révélait un simple accord électoral sans avenir. Dans ce cas, on irait vers un bipolarisme à l’anglo-saxonne, qu’on retrouve en réalité aussi dans plusieurs pays d’Europe continentale, avec un bloc qui se prétend progressiste et démocrate, opposé à une alliance identitaire et traditionaliste. Il faut voir que, dans ce type de bipolarisme, les réformes néolibérales ne rencontreraient plus d’obstacle au niveau de la représentation démocratique. Bien sûr, elles susciteraient une opposition sociale, qui cependant ne trouverait plus d’interlocuteurs parmi les élus. On peut même dire que la transition néolibérale implique une série de réformes qui portent sur les institutions économiques, et qu’elle implique aussi une telle reconfiguration du système politique. Évidemment, ce scénario correspondrait à l’échec total de la stratégie de Mélenchon, qui, depuis sa sortie du PS, travaille à la construction d’une alternative politique au néolibéralisme. Et ce n’est pas du tout étonnant de constater que Mélenchon est considéré comme l’ennemi à abattre non seulement par Macron et Le Pen, mais par le système médiatique dans son ensemble. Ce n’est pas certain qu’ils y arriveront, car la souffrance sociale engendrée par les réformes est telle que la gauche de rupture dispose, potentiellement, d’un vrai socle social.
Il y a aussi un second scénario, celui dans lequel cette gauche s’affirmerait comme une vraie prétendante au pouvoir. On aurait alors un conflit politique de tout autre nature, qui porterait sur les questions sociales et économiques, et même sur les modalités d’organisation de la production, de l’échange et de la consommation. Une telle situation produirait presque mécaniquement un rapprochement entre le bloc bourgeois et l’extrême-droite, qui sur ces enjeux ont des positions absolument compatibles. Je ne crois pas que cela irait jusqu’à un parti unique de la droite, même s’il est intéressant de noter qu’un tel rapprochement se produirait alors que la succession de Macron sera certainement ouverte du côté de LREM, et celle de Le Pen possiblement au RN. Mais socialement, il n’y aurait pas de fusion complète entre le bloc bourgeois et celui d’extrême-droite. D’une certaine façon, le double jeu du RN ne serait plus tenable, et une partie des classes populaires qui votent pour ce parti ne suivraient pas le mouvement. Si donc le bloc de la gauche de rupture se consolidait et s’affirmait, il se retrouverait confronté à un nouveau bloc qui s’agrégerait autour du soutien au modèle néolibéral, avec une composante autoritaire importante, probablement aussi avec une composante identitaire et xénophobe. Mais bon, ces deux scénarios hypothétiques concernent l’avenir. Pour l’instant, nous sommes dans une configuration tripolaire, et pour revenir à ta question, il n’y a pas dans une telle configuration d’alliance envisageable avec Macron, ni pour la gauche de rupture ni pour l’extrême-droite.
Bruno Amable : Pepper D. Culpepper, un politiste américain, fait une différence entre ce qu’il appelle la noisy politics et la quiet politics. En gros, ce qui est lisible dans le débat public, et ce qui échappe au grand public, aux médias… Typiquement, la noisy politics, c’est par exemple la déchéance de la nationalité, et la quiet politics, c’est tout un tas de mesures de libéralisation financière que personne ne remarque parce que c’est trop compliqué, et dont on ne comprend qu’après les conséquences. Macron et l’extrême-droite n’ont pas du tout intérêt à se rapprocher sur la noisy politics. Mais sur la quiet politics, je ne suis pas sûr. Ils pourraient très bien s’entendre sur des choses qui échappent au débat public.
Les Frères d’Italie, parti d’extrême-droite dirigé par Giorgia Meloni, sont en bonne voie pour remporter les élections italiennes ce dimanche. Il bénéficie de la complaisance des médias et de l’échec du centre-gauche à proposer une solution permettant au pays d’échapper à la stagnation. Article de David Broder, publié par Jacobin, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.
Selon les sondages, la coalition dite de « centre droit », du moins d’après les médias italiens, frôle les 50% d’intentions de vote pour le scrutin de ce dimanche. Dès lors, elle est quasiment assurée d’obtenir une large majorité au Parlement. Toutefois, force est de constater que parler de « centre droit » est un doux euphémisme. Tant Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), le parti postfasciste de Giorgia Meloni qui est la force principale de cette alliance (crédité d’environ 24 % dans les sondages), que la Lega (Ligue) de Matteo Salvini (créditée de 14 %) font cause commune en promettant d’énormes réductions d’impôts tout en déversant une propagande haineuse visant, entre autres, les immigrants, les « lobbies » LGBTQ et « le remplacement ethnique en cours ».
Fratelli d‘Italia n’est pas assuré d’arriver en tête. Dans les sondages, il est au coude-à-coude avec le Parti démocrate (centre-gauche). Toutefois, les projections en sièges de ce dernier sont bien moins fiables faute d’alliés de poids. Le Parti démocrate affirme qu’il poursuivra la politique menée par le gouvernement technocratique transpartisan de Mario Draghi, constitué en février dernier pour mettre en œuvre le plan de relance européen et dissout suite à la démission de ce dernier durant l’été. La majorité de Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, s’appuyait également sur Forza Italia de Silvio Berlusconi, la Lega, et l’éclectique Mouvement cinq étoiles ; ayant perdu le soutien de ceux-ci en juillet dernier, le Parti démocrate est désormais isolé.
Cette situation est à l’origine d’une illusion d’optique typique de la vie politique italienne, où les représentants de la droite affirment combattre une gauche soi-disant hégémonique, alors même qu’il n’y a plus de gauche à proprement parler en Italie. Le gouvernement Draghi était le dernier avatar d’une longue série de grandes coalitions et de « gouvernements techniques » qui se sont succédé ces dernières décennies, soutenus notamment par le Parti démocrate, farouche garant de la stabilité institutionnelle. Mais, compte tenu du substrat intrinsèquement néolibéral et décliniste de la vie politique italienne, la campagne de 2022 se joue une fois encore entre ce centre gauche néolibéral et managérial et les partis d’extrême-droite qui affirment vouloir mettre un terme à « une décennie de gouvernements de gauche ».
Au milieu des turbulences actuelles que connaît le système des partis, le fait de ne pas appartenir au gouvernement Draghi a assurément aidé Fratelli d’Italia à ratisser à droite. Le parti n’était crédité que de 4 % en 2018, et à peu près la moitié de ceux qui lui apportent désormais leur soutien sont d’anciens électeurs de la Lega, qui a elle-même connu un essor en 2018-2019, lorsque Matteo Salvini était ministre de l’Intérieur. Cependant, le fait que la Lega ait rejoint les autres grands partis pour soutenir Draghi depuis février 2021 a permis à Meloni de se poser en seule opposante. Durant un an et demi, elle a ainsi mis l’accent sur son approche « constructive », hostile à la « gauche au pouvoir » mais pas à Draghi lui-même. Par ailleurs, Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, pour témoigner de son atlantisme. Autant de moyens de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.
Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, afin de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.
Quant au centre-droit, une fraction de celui-ci était mécontente à la fin du gouvernement Draghi. Au début de la campagne, le Parti démocrate a cajolé des personnalités comme Renato Brunetta, un allié de longue date de Berlusconi, qui a fini par quitter Forza Italia (parti de Berlusconi, membre de l’alliance des droites). Un peu à la façon des Démocrates américains à la recherche de Républicains « modérés », anti-Trump, certains au centre-gauche n’ont pas renoncé à l’idée de trouver des interlocuteurs à droite, quitte à se tourner vers des personnalités (notamment Berlusconi) qui, par le passé, représentaient le « mal » auquel un vote « du moindre mal » devait faire barrage. Le seul problème est qu’avec le temps, le mal ne cesse d’empirer.
Les fantômes du passé n’ont pas refait surface
Nombre de médias italiens ne font aucun effort pour « diaboliser » Meloni. « Peut-on arrêter de faire référence au passé ne serait-ce que pendant deux mois ? » a même demandé le journaliste Paolo Mieli au début de la campagne. Quoi qu’en dise Mieli, personne n’avait prétendu que Fratelli d’Italia projetait une « marche sur Rome » pour célébrer le centenaire de l’arrivée au pouvoir de Benito Mussolini en octobre 1922. En réalité, Enrico Letta lui-même, leader du Parti démocrate, entretient depuis quelques années des relations cordiales avec Meloni. Néanmoins, il y a manifestement quelque chose d’inhabituel à ce que qu’une aspirante Première ministre ait besoin d’insister sur le fait que les « nostalgiques » de son parti – un euphémisme pour désigner les dirigeants du parti qui affichent les symboles et les oriflammes de la république de Salo qui a collaboré avec les nazis – sont des « traîtres à la cause ».
Le fait que Mieli, ancien étudiant de Renzo de Felice (célèbre biographe de Mussolini) et l’auteur de nombreux livres sur l’Italie du vingtième siècle, appelle à arrêter de faire référence au passé est significatif. Sa demande a été reprise par des pans entiers des médias nationaux, qui font souvent preuve d’une étonnante amnésie, y compris sur l’histoire récente. Fratelli d’Italia, héritier du Movimento Sociale Italiano (MSI – Mouvement social italien) néofasciste créé en 1946, nie régulièrement en bloc les assertions de racisme et d’éloge du fascisme de ses dirigeants, ainsi que leurs liens avec d’autres groupes militants, arguant que tout cela n’est que « calomnies ». Ces démentis sont repris en chœur par les journalistes des quotidiens de droite qui soulignent que puisque le « fascisme n’est pas de retour » – et il ne l’est pas effectivement pas de manière littérale – la question n’a pas lieu d’être.
Des indices montrent toutefois que le passé de certains candidats revient les hanter, même si cela ne concerne pas l’aile postfasciste de la politique italienne. Raffaele La Regina, candidat du Parti démocrate dans la région méridionale de Basilicate, a dû retirer sa candidature après que la révélation de propos datant de 2020 où il remettait en question le droit d’Israël à exister. De grands quotidiens comme Il Corriere et La Repubblica ont alors, assez bizarrement, fait remarquer que les anciennes déclarations des politiciens postées sur les médias sociaux sont désormais utilisées à des fins électorales. Toutefois, les anciennes allégations répétées de Meloni selon lesquelles l’« usurier » George Soros, un milliardaire juif d’origine hongroise, « finance un plan de substitution ethnique des Européens » n’ont pas été évoquées durant la campagne actuelle.
La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit.
La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit. Les campagnes calomnieuses officielles contre les opposants et les minorités similaires à celles pratiquées en Pologne et en Hongrie, pourraient également se multiplier. Plus encore que la Hongrie, la droite polonaise du PiS sert en effet de modèle au parti de Meloni, d’autant que celle-ci semble avoir retrouvé une certaine légitimité au sein des cercles dirigeants de l’Union européenne depuis l’invasion russe de l’Ukraine. De plus, si Meloni a par le passé encensé Vladimir Poutine, elle adhère davantage aux positions atlantistes que la Lega, bien que son parti soit plus proche de la Conservative Action Political Conference (CPAC) et de l’aile trumpiste du Parti républicain que de l’administration démocrate actuellement au pouvoir à Washington.
Ainsi, il n’y aucune chance que Meloni ne cherche à sortir de l’euro ou de l’Union européenne, pourtant à l’origine de la stagnation économique de l’Italie depuis deux décennies. En revanche, un gouvernement dirigé par Meloni risque d’infliger des dommages durables de deux façons. D’une part en appelant à un blocus naval contre les bateaux de migrants, un acte démagogique non seulement illégal mais aussi à même de tuer des milliers d’êtres humains. D’autre part en proposant différents projets de réécriture de la Constitution italienne pour y inclure des articles vagues et fourre-tout pour lutter contre les critiques de la gauche, par exemple en criminalisant l’« apologie du communisme » ou du « totalitarisme islamique ». Derrière ce renversement du caractère antifasciste (rarement appliqué) de la Constitution actuelle se cache le projet de transformer l’Italie en une république présidentielle, en remplaçant le système parlementaire actuel par un exécutif tout-puissant.
Une campagne qui n’aborde aucun sujet de fond
Compte tenu de l’avance de Meloni dans les sondages, sa campagne se veut plutôt discrète, presque entièrement consacrée à répondre à la gauche qui l’accuse de ses liens avec le fascisme. Elle a notamment réalisé une vidéo sur le sujet à destination de la presse internationale – une déclaration face caméra, sans questions de journalistes – dans laquelle elle affirme que le fascisme appartient à « l’histoire ancienne » et où elle dénonce les « lois antijuives de 1938 » et la « dictature ». Le choix des termes, moins critiques du passé que ceux adoptés en son temps par Gianfranco Fini, leader historique du MSI (ancêtre des Fratelli) dans les années 1990-2000, vise de toute évidence à éviter de condamner la tradition néo-fasciste proprement dite. Meloni insiste d’ailleurs sur le fait que la gauche invoque l’histoire faute de trouver quoi que ce soit à dire sur son programme de gouvernement.
Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été.
Sur ce dernier point, il est malheureusement difficile de lui donner tort. En réalité, les deux camps principaux, à savoir le bloc centriste du Parti Démocrate et l’alliance des droites, manquent cruellement de propositions concrètes pour les cinq prochaines années. La recherche par le Parti démocrate des voix centristes en grande partie imaginaires (et la multitude des petits partis néolibéraux qui affirment représenter ce « troisième pôle ») est également un épiphénomène de ce problème. Alors que Fratelli d’Italia rassemble l’électorat de droite sous un nouveau leadership, le centre-gauche semble paralysé, uniquement capable de se retrancher derrière la défense d’un modèle économique qui a conduit la croissance italienne à stagner depuis la fin des années 1990, tout en ayant recours à des subventions temporaires et à des mesures d’allègement pour en atténuer les répercussions. Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été. Le cercle vicieux de faibles niveaux d’investissements, de modestes gains de productivité, de creusement de la dette publique, et de taux d’emploi structurellement bas a donc toutes les chances de continuer à frapper l’Italie.
En matière économique, les propositions de Meloni et de ses alliés sont tout aussi inadaptées que celles de leurs adversaires centristes. Le « centre-droit » promet notamment une réduction générale de la fiscalité et de la bureaucratie, tout en promettant de taxer davantage les entreprises non-européennes, censées être responsables à elles seules de l’évasion fiscale phénoménale dont est victime l’Italie. La proposition de Fratelli d’Italia pour stimuler l’emploi – des réductions d’impôts pour les entreprises (italiennes) qui créent des emplois – n’est qu’un pansement sur la jambe de bois des faiblesses économiques structurelles. En parallèle, Meloni souhaite remettre en question les allocations versées aux demandeurs d’emploi. Au sein de la coalition de droite, la proposition de la Lega d’un taux d’imposition uniforme de 15% – quitte à creuser un trou de 80 milliards d’euros dans les comptes publics – est tellement extravagante qu’on se demande pourquoi le parti ne propose pas d’aller encore plus loin en proposant un taux de 10% ou de 5%. La candidature, sur les listes de Fratelli d’Italia, de Giulio Tremonti, ministre des Finances à plusieurs reprises sous l’ère Berlusconi, témoigne sans la moindre ambiguïté de l’absence d’alternative en matière de politique économique.
À la gauche du Parti démocrate, certaines forces politiques tentent d’imposer la politique sociale dans la campagne. L’une, quoique plutôt chimérique, est le Mouvement cinq étoiles, dirigé par Giuseppe Conte : après avoir été au début de la dernière législature un fragile allié de la Lega de Salvini, il a fait de la défense de l’allocation aux demandeurs d’emploi déposée en 2019 (improprement appelée « revenu citoyen ») sa politique phare. Etant donné le départ de Luigi Di Maio, ancien dirigeant du parti, et ses alliances à géométrie variable (avec la Lega, puis avec le Parti Démocrate, avant de soutenir le gouvernement technocratique de Draghi, qui incarnait tout ce que les 5 Étoiles ont toujours dénoncé, ndlr) il obtiendra probablement autour de 10%, bien loin des 32% de 2018. Une partie des forces de la gauche et des écologistes s’est alliée au Parti démocrate (avec notamment la candidature du défenseur des ouvriers agricoles Aboubakar Soumahoro, d’origine ivoirienne) et soutient donc le cap néolibéral de ce parti. Enfin, une gauche indépendante de toute alliance se présente sous la bannière de l’Unione Popolare (Union populaire), emmenée par l’ancien maire de Naples Luigi de Magistris. Créée au dernier moment – les élections étant initialement prévues pour le printemps prochain – cette liste a peu de chances d’obtenir des élus au Parlement.
La période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes.
Ainsi, si la vie politique italienne est marquée par une profonde polarisation rhétorique avec des affrontements verbaux permanents et par la récurrence du symbolisme historique, aucune réelle alternative ne semble vraiment émerger. En réalité, le malaise économique est plus chronique que réductible à une période de crise en particulier : l’estime des citoyens à l’égard des partis est en baisse depuis plus de trente ans, et les choses ne sont pas près de changer. Cependant, la période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes. En diffusant récemment une vidéo d’une femme qui prétend s’être fait violer par un immigrant, Meloni nous révèle beaucoup de choses sur sa vraie personnalité. L’espoir de ne pas la voir accéder au pouvoir paraît bien mince.
Ce dimanche, une coalition dominée par l’extrême droite devrait remporter haut la main les élections en Italie. Dans le pays qui hébergeait autrefois l’un des plus puissants mouvements ouvriers d’Europe, une gauche populaire et de rupture peine à voir le jour.Par Aurélie Dianara, chercheuse à l’Université d’Évry Paris-Saclay et autrice d’un ouvrage à paraître sur la gauche et l’Union européenne.
Cent ans après la marche sur Rome, les héritiers du fascisme s’apprêtent-ils à remporter les élections législatives en Italie ce 25 septembre ? Le parti d’extrême droite Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni se place en tête de tous les sondages avec près de 25% d’intentions de vote. Une coalition de droite et d’extrême droite réunissant Fratelli d’Italia, la Lega de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi, est donnée largement favorite. Pour la première fois, une des économies majeures de l’Union européenne sera donc vraisemblablement dirigée par l’extrême droite.
[NDLR : pour une mise en contexte de ces élections, consulter le dossier « Italie : la poudrière de l’Europe ? » sur LVSL]
Ces élections anticipées, organisées à la hâte après la chute du gouvernement de l’ex-banquier et ex-président de la Banque centrale européenne Mario Draghi, annoncent donc une nouvelle reconfiguration du paysage politique italien, où un « bloc populaire » peine à voir le jour. Qui plus est, dans un contexte marqué par une inflation galopante, une aggravation de la crise sociale et climatique, la perspective d’une pénurie énergétique, sans oublier une crise sanitaire et un conflit mondial dont on ne voit pas la fin, et face à cette victoire quasi certaine de la droite, un taux d’abstention record se profile.
Le parti de Meloni est loin de prôner des politiques en faveur des classes populaires. Tourné davantage vers la classe moyenne et la petite bourgeoisie, il défend un programme néolibéral : diminution des impôts, réduction du coût du travail, augmentation des aides aux entreprises, etc. Les milieux d’affaires italiens ne s’y sont d’ailleurs pas trompés et penchent désormais pour la candidature de Meloni.
Dans un pays où la gauche a presque disparu depuis plusieurs décennies, le défi pour la reconstruction d’une gauche populaire et de rupture est immense – mais nécessaire.
Le retour des néofascistes au pouvoir?
Si la coalition électorale que certains médias et commentateurs politiques italiens s’entêtent à qualifier de « centre-droit » ratisse large, allant de la démocratie chrétienne à l’extrême droite, c’est bien un parti aux racines fascistes qui est appelée à la dominer – et très nettement. Né en 2012, Fratelli d’Italia s’inscrit dans la continuité historique du Mouvement social italien (MSI) fondé en 1948 par des nostalgiques de Mussolini. Giorgia Meloni, présidente du parti depuis 2014, a d’ailleurs fait ses premiers pas en politique à quinze ans au sein du Front de la jeunesse, l’organisation des jeunes du MSI, avant de rejoindre l’Alliance nationale de Gianfranco Fini, née sur les cendres du MSI, parti pour lequel elle devient députée en 2006, à 29 ans, puis, deux ans plus tard, ministre de la jeunesse sous un gouvernement de Berlusconi.
Bien qu’il se distingue de formations ouvertement néofascistes, comme Forza Nuova ou CasaPound, se présente comme « conservateur » et se défende d’avoir des sympathies pour Mussolini, le parti cultive les références à l’héritage fasciste italien, à commencer par la flamme tricolore représentée dans son logo. Ces dernières années, il a compté parmi ses représentants l’arrière-petit-fils du Duce Caio Giulio Cesare Mussolini, candidat aux européennes en 2019, mais aussi sa petite-fille Rachele Mussolini, qui obtient le plus de voix aux municipales de Rome en 2021. Par ailleurs, et de manière encore plus significative peut-être, Meloni refuse de célébrer le 25 avril, l’anniversaire de la libération de l’Italie, symbole de la Résistance et de la victoire contre le régime de Mussolini et l’occupation nazie. L’honneur, l’identité italienne, et la défense de la famille traditionnelle et de la nation face au déclin civilisationnel et au risque migratoire sont des valeurs omniprésentes dans les discours du parti.
Mais sous l’impulsion de Meloni, Fratelli d’Italia a su depuis quelques années dédiaboliser son image et se donner des airs de modernité. Le parti insiste sur son attachement à la démocratie et au respect des institutions, et mobilise des références à des auteurs de gauche ou démocrates comme Berthold Brecht, Hannah Arendt, Pier Paolo Pasolini, ou encore la partisane Tina Anselmi. Paradoxalement, Meloni a également su mettre habilement en avant le fait d’être une femme, par exemple pendant sa campagne aux élections municipales de Rome en 2016 alors qu’elle était enceinte et encaissait les commentaires sexistes de ses rivaux, ou bien lors d’un discours donné en octobre 2019 à Rome, où elle déclarait « Je m’appelle Giorgia, je suis une femme, une mère, je suis italienne, je suis chrétienne. Vous ne me l’enlèverez pas ! » – déclaration devenue virale sur les réseaux sociaux.
Dans son autobiographie publiée en 2021, Io sono Giorgia (Je m’appelle Giorgia), elle livre le portrait d’une femme normale, avec ses forces et ses fragilités, conservatrice mais attachée à la pop culture ; elle narre entre autres ses origines populaires, la douloureuse absence de son père (communiste), sa maternité et l’amour qui la lie à sa fille, sa foi et son ascension en politique.
Giorgia Meloni prend la parole sur la place San Giovanni à Rome, octobre 2019
Cette mise en récit, ainsi que sa stratégie résolue à se placer comme force d’opposition, a permis à Fratelli d’Italia de passer de moins de 2% aux élections législatives de 2013, 4% à celles de 2018, à la première place du podium aujourd’hui. Et de siphonner, en plus de leur électorat, le personnel politique des autres formations traditionnelles de droite, comme Daniela Santanché, Guido Crosetto et Rafaelle Fitto, anciens berlusconiens. La Lega de Salvini, alliée au pouvoir du Mouvement Cinq Étoiles (M5S) puis du gouvernement d’ « union nationale » Mario Draghi ces dernières années, est ainsi passée quant à elle de plus de 34% de voix aux européennes de 2019 à environ 12% d’intentions de vote aujourd’hui, alors que le parti de Berlusconi, qui a longtemps dominé la droite italienne, oscille autour de 8%.
Les volte-face et les promesses non tenues du Mouvement 5 étoiles – concernant la TAV mais aussi le gazoduc TAP dans les Pouilles, la sortie de l’euro et le rétablissement de la souveraineté populaire face à l’UE, l’abolition du Jobs Act, etc. – ont été nombreuses.
Pourtant, bien qu’il s’apprête à tirer profit du mécontentement suscité par les recettes néolibérales appliquées par tous les gouvernements qui se sont succédés ces dernières années, le parti de Meloni est loin de prôner des politiques en faveur des classes populaires. Tourné davantage vers la classe moyenne et la petite bourgeoisie, il défend un programme néolibéral (diminution des impôts, réduction du coût du travail, augmentation des aides aux entreprises avec une touche de protectionnisme), défend l’abolition du système d’aides sociales du « Revenu de citoyenneté » mis en place par le M5S, et s’oppose à l’instauration d’un salaire minimum – dans un pays qui compte pourtant 5,5 millions de working poor, sans parler du travail au noir. Les milieux d’affaires italiens ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, et penchent désormais pour la candidature de Meloni. Les bruits de couloir quant au prochain ministre des finances indiquent qu’il demeurera dans les clous de l’orthodoxie (Eurointelligence, 21/09/22).
Aux politiques pro-marché s’ajoutent l’annonce d’une réforme constitutionnelle pour instaurer un régime présidentiel, l’opposition à l’homoparentalité et à l’avortement (repeinte en défense du « droit à ne pas avorter »), sans oublier bien sûr des politiques anti-migrants et une militarisation accrue des frontières. En matière internationale, tandis que depuis la guerre en Ukraine, l’amitié avec la Russie a été remplacée par un atlantisme fervent qui renforce son soutien à l’Union européenne et à l’OTAN, l’alliance avec Victor Orban tient bon.
L’introuvable bloc populaire
Face à ce bloc des droites, l’offre politique est fragmentée et aucune force ne semble pour l’instant à même d’incarner une alternative crédible pour le vote populaire. Certainement pas la coalition centriste du Partito Democratico (PD) d’Enrico Letta qui, malgré ses gesticulations pour appeler au « vote utile » contre la droite, dépasse à peine les 20%, loin derrière la droite. Au cours d’un long parcours de droitisation, les sociaux-démocrates du PD ont soutenu ou même initié toutes les mesures néolibérales des dernières décennies. Les électeurs n’ont pas complètement oublié, par exemple, que c’est le PD de Matteo Renzi qui a imposé en 2016 le Jobs Act, une réforme qui a fait voler en éclat la protection contre les licenciements. Depuis, Renzi a quitté le parti et fondé Italia Viva, une petite formation qui fait désormais concurrence au PD au sein de l’extrême centre néolibéral.
Le M5S, ce mouvement étiqueté « populiste » qui il y a cinq ans rompait le bipolarisme du paysage politique italien en remportant 32% aux élections législatives, est aujourd’hui en déroute et tournait dans les derniers sondages autour des 10-12%. Certes, la formation fondée en 2009 par l’humoriste Beppe Grillo et l’entrepreneur Gianroberto Casaleggio avait su canaliser après la crise économique de 2008 les aspirations à davantage de démocratie participative et le ressentiment envers « la caste » politique. Il avait attiré à lui des militants de différentes luttes, notamment du mouvement no-TAV, opposé à la construction de la ligne de chemin de fer Lyon-Turin pour des raisons environnementales. Mais l’exercice du pouvoir, partagé un temps avec l’extrême droite de Salvini puis avec le PD, jadis son ennemi juré, avant de soutenir le gouvernement technocratique de « Super Mario », a peu à peu décrédibilisé le mouvement.
Les volte-face et les promesses non tenues – concernant la TAV mais aussi le gazoduc TAP dans les Pouilles, la sortie de l’euro et le rétablissement de la souveraineté populaire face à l’UE, l’abolition du Jobs Act, etc. – ont été nombreuses. Des crises internes ont également affaibli le M5S, qui a progressivement perdu une grande partie de ses élus aux parlements italien et européen, partis à droite comme à gauche ou au centre ; et son ancien leader Luigi di Maio a fait ses valises il y a quelques mois pour fonder Impegno civico, un petit parti désormais allié du PD.
On l’aura compris, les classes populaires italiennes ont cessé de s’identifier à un projet d’émancipation et de rupture avec l’ordre du capital – et ce depuis longtemps. En Italie, pays qui a pourtant donné naissance au plus puissant parti communiste d’Europe occidentale et qui a été un émulateur de mouvements sociaux et de pensée critique au XXème ècle, la gauche a été anéantie depuis deux ou trois décennies.
Aujourd’hui, le mouvement, dirigé par l’avocat et ancien premier ministre (2018-2021) Giuseppe Conte tente de se repositionner à gauche dans l’espoir de s’offrir une deuxième jeunesse. Pour récupérer les électeurs et électrices de gauche qui ne veulent plus donner leurs votes au PD mais rechignent de voter pour les petits partis de l’écologie et de la gauche radicale, le nouveau programme comporte l’introduction du salaire minimum, la réduction de temps de travail sans perte de salaire, le mariage pour tous, l’investissement dans les énergies renouvelables et la rénovation énergétique des logements, etc. Cette stratégie pourrait bien fonctionner en partie et gonfler finalement le score du M5S, même s’il est douloureux, pour l’électorat de gauche, de mordre à l’hameçon d’un mouvement qui s’est toujours autoproclamé « ni de gauche ni de droite », et qui une fois arrivé au pouvoir s’est allié avec Salvini, a rejoint le groupe des nationalistes britanniques de UKIP au Parlement européen, et a soutenu, à côté de quelques mesures progressistes comme le revenu de citoyenneté ou le gel des licenciements pendant la pandémie de Covid-19, des politiques économiques bénéficiant aux plus riches, une réduction du nombre de parlementaires, un « paquet sécurité » anti-migrants, une criminalisation des ONG qui secourent les migrants en mer, et une gestion sécuritaire de la crise sanitaire sans investissements réels dans le secteur de la santé.
En 2018, Giuseppe Conte, l’actuel leader du Mouvement Cinq Étoiles, alors premier ministre, présente le décret sécurité et immigration avec Matteo Salvini, leader de la Lega
Contrairement à la France, où les dernières élections ont permis la montée en puissance d’un bloc populaire dominé par une gauche radicale, on peine à voir émerger en Italie un bloc populaire progressiste. Bien que Conte ait tenté de se présenter comme le « Mélenchon d’Italie », le M5S a refusé d’envisager une coalition avec les formations qui se situent à gauche du PD. Par ailleurs, selon les sondages, le M5S n’est que le quatrième choix des classes populaires, après l’abstention, Fratelli d’Italia, et la Lega.
La reconstruction d’une gauche populaire et de rupture
On l’aura compris, les classes populaires italiennes ont cessé de s’identifier à un projet d’émancipation et de rupture avec l’ordre du capital – et ce depuis longtemps. En Italie, pays qui a pourtant donné naissance au plus puissant parti communiste d’Europe occidentale et qui a été un émulateur de mouvements sociaux et de pensée critique au XXème ècle, la gauche a été anéantie depuis deux ou trois décennies. La décrédibilisation de l’idée de « gauche » par l’évolution du PD, pourtant l’héritier du Parti communiste italien (PCI) dissout en 1991, ainsi que la contre-révolution culturelle menée par la droite depuis les années 1990, mais aussi la trajectoire déclinante de l’aile gauche de l’ancien PCI, constituée en Partito della Rifondazione Communista (PRC) en 1991, et le parasitage à gauche du M5S, en sont probablement les principales raisons.
À gauche du PD, à part le peu fiable M5S, deux options s’offrent aux électeurs. D’un côté, l’Alleanza Verdi-Sinistra, qui rassemble le parti écologiste modéré de Angelo Bonelli et Sinistra italiana de Nicola Fratoianni, dans l’espoir de dépasser les 3% du seuil électoral. Conformément à la stratégie décennale de ces formations, la coalition a accepté de se soumettre au « centre-gauche » libéral en passant un accord concernant le scrutin uninominal majoritaire – qui concerne un tiers des sièges, les deux-tiers restant étant attribués au scrutin proportionnel de liste – pour s’assurer quelques sièges au Parlement. Malgré cela, une partie de l’électorat de gauche semble se préparer à voter pour cette alliance, attirés notamment par la présence sur ses listes de militants importants des luttes sociales italiennes – comme Aboubakar Soumahoro, militant syndicaliste d’origine ivoirienne devenu l’une des figures de proue des luttes des travailleurs migrants, et Ilaria Cucchi, dont le frère Stefano a été assassiné par la police en 2009, et qui lutte depuis contre les violences policières.
De l’autre côté, une formation de gauche radicale qui refuse de jouer la béquille du camp néolibéral : l’Unione popolare, qui réunit Potere al Popolo et PRC aux côtés de l’ancien maire de Naples Luigi de Magistris et de son parti DemA, et est soutenu par d’autres éléments de la gauche anticapitaliste, comme le syndicat de base USB. La formation s’inspire de la NUPES lancée par la France insoumise ; elle défend en particulier l’introduction d’un salaire minimum de 10 euros de l’heure et 1600 euros par mois et la revalorisation des salaires et des retraites, la réduction du temps de travail sans perte de salaire, l’abolition du Jobs Act, des investissements massifs pour la bifurcation écologique, le blocage des prix et une taxe de 90% sur les « superprofits » des entreprises de l’énergie, l’interdiction des jet privés et des investissements dans les énergies fossiles, etc.
L’Unione popolare, lourdement ostracisée par les médias et les instituts de sondage, risque de ne pas dépasser le seuil électoral – elle oscillait dans les derniers sondages entre 1 et 2%. Une partie de l’électorat de gauche préfère en effet le « vote utile » pour l’Alliance Verdi-Sinistra ou même le M5S face à la menace d’une possible majorité des deux tiers pour la droite et le centre, qui leur permettrait de changer la constitution.
Pour les membres de l’Unione popolare, ces élections ne sont qu’une étape vers la reconstruction d’une gauche populaire et de rupture capable d’organiser et de représenter les travailleurs, les classes populaires et les luttes sociales. C’est le pari fait par les militants de Potere al Popolo lors de sa création il y a cinq ans à l’appel d’un centre social autogéré de Naples, l’« Ex-OPG » : faire naître des assemblées citoyennes sur tout le territoire de la péninsule, ouvrir des « maisons du peuple » où se pratique l’aide mutuelle afin de recréer du lien social au sein des classes populaires (permanences médicales, soutien légal aux travailleurs et aux migrant, cantines populaires, soutien scolaire, etc.), fédérer les luttes sociales et syndicales. Pour construire une union populaire à la base, et non pas seulement au sommet.
Cette approche, qui rappelle en partie celle de la « révolution citoyenne » prônée par les insoumis, a convaincu Jean-Luc Mélenchon de se rendre à Rome ce mois-ci pour soutenir l’Unione popolare dans sa campagne. Pablo Iglesias a lui aussi fait le déplacement à Naples le week-end dernier pour marquer son soutien à cette gauche de rupture – si marginale soit-elle.
Difficile pourtant de reconstruire une organisation populaire dans un pays où il n’y a pas eu de mouvement social d’envergure depuis une quinzaine d’années. Quelques mobilisations importantes ont vu le jour, notamment celles des jeunes de Fridays for Future, des féministes de Non una di meno, des travailleurs et travailleuses de la logistique dans le nord et agricoles dans le sud, en majorité des migrants. En Toscane, les travailleurs de la société GKN (équipement automobile), soutenus par un mouvement populaire d’ampleur, ont mené une lutte victorieuse contre la fermeture de leur usine l’année dernière. Mais ces expériences restent exceptionnelles et isolées.
Cependant, la crise sociale est aigüe, et promet de s’empirer sous le prochain gouvernement. L’Italie est l’un des rares pays d’Europe où les salaires réels ont baissé au cours des trente dernières années. Le taux de chômage est l’un des plus élevés du continent, et touche particulièrement les jeunes ; les contrats à durée déterminée et les temps partiels forcés n’ont fait que se multiplier depuis quelques années ; et 600 000 travailleurs et étudiants ont quitté le pays pour chercher un emploi au nord de l’Europe en dix ans. Avec une inflation à 10%, et dans un pays où l’échelle mobile des salaires a été abolie il y a bien longtemps, des centaines de milliers de ménages sont menacés de sombrer dans la pauvreté, tandis que les super-profits atteignent de sommets – et que leurs bénéficiaires échappent bien souvent à la taxe spéciale de 10% introduite par le gouvernement Draghi. Un statu quo destiné à demeurer… jusqu’à ce qu’une explosion sociale ouvre de nouvelles perspectives pour la construction d’une gauche de rupture capable de constituer une alternative au bloc libéral et au bloc réactionnaire ?
Le marché est le symbole de l’Europe du XXème siècle. Il devait apporter la paix et la prospérité. Sa construction nous aura pris trente-cinq ans, du traité de Rome au traité de Maastricht. C’est un grand espace où les biens, les personnes, les services et les capitaux doivent pouvoir circuler aussi librement entre les pays membres qu’au sein de chacun d’eux. Ce marché intérieur s’ouvre aussi sur l’extérieur, en respectant scrupuleusement les règles du commerce international et en signant de nombreux accords de libre-échange. Nous sommes aujourd’hui le premier marché de consommateurs du monde. Pourtant, la promesse n’est pas tenue : nous sommes grands dans la mondialisation, mais nous ne sommes pas aussi puissants ni aussi prospères que nous pourrions l’être. Pour plusieurs raisons.Par Chloé Ridel, directrice adjointe de l’Institut Rousseau et autrice D’une guerre à l’autre – l’Europe face à son destin (éditions de l’Aube, août 2022).
D’abord, le marché européen souffre de vices de construction qui laissent prospérer les paradis fiscaux et le dumping social en faveur de ceux qui savent en jouer – les grandes entreprises et les individus les plus favorisés –, accroît les inégalités territoriales entre les villes et les campagnes, ne permet pas de faire de l’écologie une priorité. Nous avons longtemps laissé le marché nous dicter nos règles en matière fiscale, sociale et environnementale, faute de les avoir sanctuarisées à un niveau satisfaisant – ce que les nations européennes ne sont pas parvenues à faire.
Ensuite, notre grand marché n’est pas au service de notre autonomie stratégique car il permet à nos adversaires d’utiliser nos propres règles contre nous, en bénéficiant de notre ouverture sans réciprocité. Dans les traités actuels, les chapitres qui portent sur la politique commerciale semblent parfaitement anachroniques. On y lit que celle-ci doit contribuer « au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres »1. Cette phrase évoque une archive tant le contraste avec la réalité de la mondialisation au XXIème siècle est saisissant.
Où était le développement harmonieux lorsqu’en cinq ans, au début des années 2010, la filière européenne des panneaux solaires a été décimée par la concurrence chinoise, en violation massive des règles antidumping ? En 2011, l’Europe représentait 70 % du marché mondial du photovoltaïque contre 10 % pour la Chine. En 2016, l’Europe ne représentait plus que 9 % de ce marché, contre 45 % pour la Chine. Où était le développement harmonieux encore, quand des centaines de nos entreprises opérant dans des secteurs stratégiques sont passées sous contrôle étranger, après la crise économique de 2008 ? Le filtrage des investissements étrangers en Europe a été, jusqu’à récemment, le moins restrictif au monde.
L’anniversaire des 30 ans du traité de Maastricht nous donne l’occasion de revenir sur les vices originels de construction du marché européen, et la façon dont nous pourrions aujourd’hui les corriger. On l’aura compris, le grand marché s’est construit dans le souci de libérer les échanges, entre ses pays membres et vis-à-vis de l’extérieur. Les quatre libertés – des marchandises, des personnes, des capitaux et des services – sont au cœur de la symbolique européenne. Derrière le lustre, chacune a un envers moins glorieux. La liberté de circulation des personnes peut être synonyme d’émigration massive et de fuite des cerveaux. La mobilité des capitaux facilite l’évasion fiscale. La libre circulation des marchandises ne permet pas de favoriser les approvisionnements en circuits courts. Enfin, la libre circulation des services a fabriqué du dumping social à travers le système des travailleurs détachés. Pourtant, liberté de circulation ne rime pas forcément avec approfondissement des inégalités. Le problème réside dans la façon dont nous avons abaissé les barrières aux échanges, avant même que les pays n’aient eu le temps de s’accorder sur des règles communes qui auraient permis de réguler le marché dans le sens de l’intérêt commun, en gardant la main face aux multinationales, au monde financier ou aux particuliers qui pratiquent l’évasion et l’optimisation fiscale.
Les odes à l’Europe sociale n’ont jamais été suivies d’effet, bien que le progrès social soit un des objectifs des traités européens. Après avoir ouvert les vannes du grand marché, sans contrepartie, comment pouvaient-elles l’être ? Le problème est que François Mitterrand voulait l’Europe plus qu’il ne voulait l’Europe sociale, et à tout prix…
Revenons aux années 80. A l’époque, François Mitterrand est président de la République française et Jacques Attali est son conseiller spécial et son sherpa. Helmut Kohl est le chancelier de la RFA. La communauté économique européenne compte 12 pays membres. En 1986, les 12 se sont donnés, à travers “l’acte unique”, l’objectif d’achever la construction du marché intérieur avant le 1er janvier 1993. Il s’agit de construire un “espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée“[1]. Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, initie près de 300 directives pour démanteler les obstacles – les lois nationales – à ces quatre libertés. Au 1er janvier 1988, la communauté européenne bascule sous une présidence allemande qui doit s’achever au mois de juin, avec un conseil des chefs d’État et de gouvernement des 12 à Hanovre.
L’un des objectifs du chancelier Kohl est de faire adopter, à Hanovre, la liberté de circulation des capitaux en Europe. La liberté de circulation des capitaux, de l’argent donc, est aujourd’hui une des quatre libertés du marché européen. Elle permet aux européens d’ouvrir un compte bancaire dans un autre pays, d’y acquérir des biens immobiliers ou encore d’y faire tout type d’investissements. En réalité, cette mesure ne concerne que très marginalement les citoyens. Peu de personnes ouvrent un compte bancaire à l’étranger – sauf ceux qui pratiquent l’optimisation ou l’évasion fiscale – ou achètent des biens immobiliers dans d’autres pays. La libre circulation des capitaux permet surtout aux entreprises d’investir dans d’autres entreprises européennes, d’en devenir propriétaires, de lever des fonds là où c’est le moins coûteux, mais aussi de pratiquer l’optimisation fiscale en mettant en concurrence les systèmes de fiscalité nationaux.
Le projet soulève quelques inquiétudes au sein du gouvernement français, dont le chef est Michel Rocard. Ce 31 mai 1988, Jacques Attali les relate dans son journal : “Comme moi, Pierre Bérégovoy – le ministre des finances – est réservé sur la libération des mouvements de capitaux en Europe, car cela revient à supprimer les éléments encore en vigueur du contrôle des changes ; il deviendra possible de se faire ouvrir un compte en devises étrangères. Si l’harmonisation fiscale n’est pas menée parallèlement, il y a un risque de fuite des capitaux vers les pays où l’épargne est mieux rémunérée. Mais la France peut difficilement demander que l’harmonisation de la fiscalité de l’épargne constitue un préalable, sous peine de se voir accuser de freiner la démarche européenne”2. Plus loin, Jacques Attali ajoute pour lui-même : “l’harmonisation fiscale est au cœur de l’idée européenne, alors que la libéralisation des capitaux est un processus d’intégration financière de caractère mondial, et non européen. (…) La libération des mouvements de capitaux conférera un avantage fiscal aux revenus du capital par rapport aux revenus du travail”.
Pour éviter ces effets nuisibles, l’objectif pour la France est de concéder la liberté de circulation des capitaux contre une harmonisation de la fiscalité de l’épargne. Mitterrand en fait part au chancelier Helmut Kohl, lors d’une rencontre bilatérale à Évian que relate Jacques Attali : “François Mitterrand demande que la libération des capitaux et l’harmonisation de la fiscalité se fassent parallèlement; chaque État doit faire une partie du chemin; il ne saurait y avoir alignement fiscal par le bas”. Le Chancelier se serait alors engagé à accepter une taxation de l’épargne uniforme dans les 12 pays européens. “Le Président se contente de sa parole.”
Les jours passent et se rapprochent du Conseil européen de Hanovre. Le 25 juin 1988, la veille du sommet, une réunion préparatoire s’organise dans le bureau du président Mitterrand. Attali rapporte que Michel Rocard se montre “préoccupé par une Europe qui serait celle des forts et des puissants, et qui susciterait ainsi une réaction de rejet, traduite par des votes à l’extrême-droite”. Le lendemain, jour dit, François Mitterrand s’exprime en dernier dans le tour de table des chefs d’État : “L’harmonisation fiscale ne constitue pas un préalable, mais il faudra une démarche parallèle. On ne peut pas bâtir l’Europe autour de ses préférences, il faut des compromis… Nous ne ferons pas un préalable à l’harmonisation des fiscalités… mais la question se posera. Si l’argent file dans les paradis fiscaux, il faudra une démarche commune où ça craquera !”. Finalement, le chancelier allemand ne tint pas les engagements qu’ils avaient pris à Évian auprès de Mitterrand. “Helmut Kohl nous a lâché.”, relate Jacques Attali, “Libération des mouvements de capitaux sans contrepartie.”3
Un compte à rebours est lancé, jusqu’au 1er janvier 1990, où la libération des mouvements de capitaux en Europe doit entrer en vigueur. Attali sait qu’elles en seront les conséquences et revient à la charge auprès du président: “S’il n’y a pas simultanément harmonisation des législations fiscales, du droit bancaire et de la protection accordée aux placements hors d’Europe, elle aura les conséquences suivantes: alignement des pratiques fiscales sur l’épargne au taux le plus bas, c’est à dire zéro; il sera possible à chaque citoyen d’Europe de placer son épargne dans un pays tiers, donc en Suisse ou aux Bahamas; pour éviter de perdre leurs clients, les banques européennes se préparent à pratiquer le secret bancaire, qui n’est illégal qu’en France”. Le ton se durcit. A l’orée de 1989, Mitterrand affirme que « si l’Europe doit être une jungle dans laquelle aucun intérêt national ne devrait survivre, je dirai non ». En visite à Lille, le 6 février 1989, il déclare : “je ne veux pas d’une Europe où le capital ne serait imposé qu’à moins de 20%, tandis que les fruits du travail le seraient jusqu’à 60 !”. Il fait de “l’harmonisation de la fiscalité” un des thèmes de la présidence française de l’Union européenne, au deuxième semestre de 1989.
On ne peut pas reprocher à Mitterrand d’avoir ignoré les conséquences de la création d’une “jungle” européenne, vaste marché où les nations laissent les grandes entreprises et les individus qui le peuvent se jouer de leurs lois. On peut d’autant plus lui en vouloir d’avoir abandonné le combat. La politique est cruelle, où de petits renoncements peuvent avoir d’immenses conséquences. Au cours de son dernier mandat qui coïncide avec les dernières années de sa vie, Mitterrand dit beaucoup de choses qui ne sont pas suivies d’effet. Dans une note lapidaire de son journal, Jacques Attali retranscrit cette impression : « sauf urgence, le président a horreur des réunions. Il gouverne par admonestations épistolaires, souvent sans suite. Avoir dit semble parfois lui importer davantage que de voir faire ».
La suite est connue. Sans volet social, le marché européen a conduit à une dégringolade de la fiscalité du capital. Le 1er janvier 1990, la libération des mouvements de capitaux, en Europe comme vis-à-vis du reste du monde, est consacrée, sans aucune contrepartie fiscale. Dans Le Monde du 30 novembre 1989, Didier Motchane, membre du comité directeur du Parti socialiste, vitupère contre la politique européenne de la France, pris dans “le vide immense des bavardages dont s’enveloppe la succession ininterrompue de nos échecs et de nos reculs dans le domaine de la finance, de la fiscalité et de la monnaie”. Le socialiste a quelques mots cinglants sur la libération des mouvements de capitaux, envers laquelle le gouvernement de Michel Rocard s’est engagé “sans conditions”. “En quelques semaines”, raconte-t-il, “on a vu l’épargne française – actuellement taxée à 27% en ce qui concerne les obligations – promise à des perspectives de plus en plus riantes : 15, puis 10, désormais zéro ou presque”. Le 31 décembre 1992, toutes les barrières aux échanges allaient être abolies, le grand marché enfin créé. Le président Mitterrand promet aux français que le risque pris de “vivre ensemble, toutes barrières abattues”4 en vaut la chandelle.
Finalement, l’Europe aura ainsi inventé l’un des pires fléaux de la mondialisation : le secret bancaire pour les riches et les impôts pour les pauvres, la concurrence fiscale entre États. Comme l’avait prédit Rocard, elle est devenue celle des puissants. Les odes à l’Europe sociale n’ont jamais été suivies d’effet, bien que le progrès social soit un des objectifs des traités européens. Après avoir ouvert les vannes du grand marché, sans contrepartie, comment pouvaient-elles l’être ? Il eût fallu des efforts immenses et une volonté de fer pour refuser de faire le marché à n’importe quel prix. Le problème est que François Mitterrand voulait l’Europe plus qu’il ne voulait l’Europe sociale, et à tout prix… En permettant que la libération des capitaux se fasse sans harmonisation fiscale, nous avons perdu un effet de levier qui aurait permis de construire notre marché différemment. En renonçant à aligner nos législations, nous avons laissé le marché nous les dicter, au détriment de l’intérêt général. Depuis 40 ans, l’Europe n’a obtenu presque aucun progrès en matière de justice fiscale, et la prophétie de Mitterrand s’est en partie réalisée : l’argent file dans les paradis fiscaux, dont certains sont européens. De 38% en 1993, la moyenne européenne du taux d’impôt sur les sociétés est passée à moins de 22 % en 2017, en cela inférieure à la moyenne mondiale (24%).
Ceci étant dit, il n’y a pas de fatalité. L’Europe revient progressivement sur l’ordre économique hérité des traités de Rome et Maastricht. Un impôt minimal sur les sociétés sera bientôt mis en place en Europe et au niveau mondial. La pandémie de COVID-19 a suspendu les règles budgétaires et celles en matière d’aide d’Etat. Elle a aussi fait pleuvoir les appels à “relocaliser” les productions nécessaires à notre autonomie alimentaire ou en matière de produits de santé. Le succès des appellations d’origine made in France, made in Italy, made in Germany traduit la sensibilité des consommateurs à la qualité des produits et à leur provenance, quitte à en payer le prix. En 2020, le contrôle des investissements étrangers a été renforcé. En juin 2021, la Commission européenne a proposé un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Europe. Cet instrument appliquerait, sur les produits importés dans le marché européen, la même taxe sur les émissions carbone que celle appliquée aux produits européens. Objectif : lutter contre la concurrence déloyale et réduire les émissions carbones importées. Bref, la protection du marché européen n’est plus un gros mot et nous sommes prêts à l’utiliser comme une arme pour faire respecter nos principes et les exporter.
Car, bien que le marché ait incarné les aspects les plus critiquables du projet européen – dogmatisme, inflation réglementaire, absence de vision stratégique – c’est une arme de choix et nous ne devrions pas risquer de la jeter avec l’eau du bain : première destination mondiale des marchandises, 500 millions de personnes, un niveau de vie supérieur à la moyenne mondiale, un bon niveau d’éducation, une importance donnée à la santé et à l’environnement. Pourvu qu’on en change les règles, nous pouvons en faire un levier non seulement pour accroître et maintenir notre qualité de vie, mais aussi pour imposer nos standards – environnementaux, sociaux, en matière de liberté – à ceux qui voudront y avoir accès.
Évidemment, les négociations sont toujours plus longues à 27 États. Mais lorsqu’une norme européenne est adoptée, elle est forte et peut s’exporter : quand l’Europe interdit la pêche en eau profonde, elle interdit aussi l’importation de produits pêchés en eau profonde à travers le monde. Tout récemment, le Parlement européen a adopté un règlement qui interdit l’importation en Europe de produits issus de la déforestation : soja, huile de palme, bœuf, cacao, café, bois, volaille, caoutchouc, cuir ou encore maïs… Notre marché devient une arme écologique, en exerçant une pression considérable pour que les producteurs du monde entier qui souhaitent exporter en Europe arrêtent de dévaster les forêts. Une nation européenne seule ne pourrait évidemment exercer une telle pression.
La semaine dernière aussi, la Commission européenne a proposé d’interdire l’importation de produits issus du travail forcé, qui visera notamment les vêtements confectionnés par des esclaves Ouïghours en Chine. Quelques mois auparavant, les 27 nations européennes avaient aussi adopté le règlement sur les marchés numériques (dit Digital Markets Act, DMA), qui doit imposer aux Gafam – Google, Apple, Meta (Facebook), Amazon et Microsoft – une série d’obligations et d’interdictions permettant de contrer leurs pratiques anticoncurrentielles. Quel pays d’Europe aurait pu imposer cela dans son coin ?
C’est bien pour cela qu’il est idiot de vouloir sortir unilatéralement ou d’adopter une approche de « rupture » purement confrontationelle vis-à-vis du marché comme des traités européens en général, sauf à perdre un effet de levier puissant. Les traités sont plastiques. On peut y déroger ponctuellement sur décision du Conseil européen, on peut les interpréter largement, on peut aussi les contourner. La désobéissance ponctuelle peut-être très utile si elle s’inscrit dans une logique transnationale et en miroir d’une demande concrète porté par une coalition de pays, en faveur d’un mieux disant social, environnemental ou en matière de libertés publiques. A contrario, la désobéissance solitaire ne peut être l’alpha et l’omega de la politique européenne de la France qui doit exercer un leadership en Europe, soit être une force de traction et de progrès.
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Les pays du sud dans le piège de l’euro et du marché unique
German artist Ottar Hšrl’s sculpture depicting the Euro logo is pictured in front of former headquarter of the European Central Bank (ECB) in Frankfurt/Main, Germany, on February 15, 2017.
À l’heure des trente ans du traité de Maastricht le bilan s’impose, tant la monnaie unique est liée à une multitude de maux dans les pays du sud de l’Europe. La plupart d’entre eux ont connu la désindustrialisation et l’austérité salariale, puis les affres de la souveraineté limitée – leur mise sous tutelle par des institutions internationales visant à leur administrer des réformes néolibérales à marche forcée. Au plus grand bénéfice de l’Allemagne et des pays du nord, qui ont vu leurs excédents augmenter à la mesure des déficits du sud, et leurs profits croître sur la modération salariale imposée au sud. Depuis la pandémie, les institutions européennes affirment avoir changé de doctrine et inauguré un cadre plus favorable au sud de l’Europe. Par-delà les discours, ce sont les mêmes pratiques politiques, héritées de Maastricht, qui demeurent.Par Frédéric Farah, économiste et auteur de plusieurs ouvrages sur le libéralisme et la construction européenne, dont Europe : la grande liquidation démocratique (éditions Bréal, février 2017).
D’un point de vue économique, le marché unique avait déjà très largement profité au cœur industriel de l’Union européenne et accéléré la désindustrialisation d’une partie des pays du sud de l’Europe. Les effets d’agglomération et de polarisation leur ont été défavorables. Toute une littérature académique l’a amplement démontré.
L’euro allait continuer le travail de sape des bases économiques et industrielles de ces pays. De 2001 à 2008, l’euro a été très largement surévalué pour les pays du sud. À la faveur de la crise de 2008 et surtout des dettes souveraines, l’épargne des pays du sud s’est dirigée vers les pays du centre.
Dans un cadre si peu coopératif, les pays du sud ont été acculés à des stratégies parasitaires : dumping fiscal agressif, compression du cout du travail, etc. Mais ces choix n’ont pas enrayé les dynamiques de fond : tassement démographique, fuites des cerveaux, insuffisance des investissements publics.
D’un point de vue politique, la constitutionnalisation des politiques économiques est également venue porter un rude coup aux souverainetés populaires de ces pays (inscription dans les Constitutions d’une règle d’or budgétaire, logique mémorandaire, subordination des parlements en matière budgétaire, interférence électorale…).
Cette œuvre de déconstruction économique et politique a commencé dès la préparation à la monnaie unique. L’Italie, la Grèce, l’Espagne, Chypre, le Portugal se sont infligés une cure d’austérité pour satisfaire aux critères de Maastricht, entrant dans une logique déflationniste avant même l’adhésion à la monnaie unique.
Italie : de l’adhésion enthousiaste à l’extrême droite aux portes du pouvoir…
Ce choix de la monnaie unique a eu de lourdes conséquences. Ce que l’Italie avait réalisé en 1993 – une forte dévaluation de la lire, qui avait eu des résultats positifs en termes de croissance – ne lui sera plus possible. Depuis 1999, le niveau de vie de l’Italie stagne, voire diminue. Dans la compétition avec l’Allemagne, la perte de sa monnaie lui a été plus que dommageable. Le pays a dégagé des excédents primaires en matière budgétaire pendant presque 20 ans au détriment de ses investissements publics et de son système de santé. Depuis plus de dix ans, l’Italie vit sous surveillance européenne. Deux gouvernements techniques – celui de Mario Monti et Mario Draghi – ont explicitement eu pour fonction de mettre en œuvre les politiques amères de l’Union. Quant aux autres présidents du conseil, ils ne sont guère éloignés des orientations dominantes…
NDLR : pour une analyse détaillée des recettes néolibérales administrées à l’Italie, lire sur LVSL l’article de Stefano Palombarini « Le néolibéralisme, maladie incurable de l’Italie ? »
Aujourd’hui l’extrême droite est en passe de prendre la direction du pays. Mais il ne suffit pas de remporter les élections pour gouverner avec un processus électoral d’une telle complexité – sans compter que le président de la République veille à ce que les engagements européens de l’Italie soient respectés. Elle n’entend nullement rompre avec la cadre économique et social de l’Union européenne. Son agenda se veut culturel et porte sur les questions migratoires.
L’Italie sait qu’elle vit sous la menace d’une augmentation des spreads. Si nécessaire, les institutions européennes exploiteront leur force disciplinaire pour mettre fin à tout programme qui pourrait trop s’éloigner du paradigme économique dominant.
On aurait tôt fait d’oublier les menaces proférées à l’encontre des quelques mesures dites sociales du Mouvement 5 étoiles aux affaires en 2018, et qui visaient à lutter contre la précarité au travail, à instaurer un équivalent du RSA, ou à révoquer la loi Fornero sur les retraites…
Le traumatisme de la mise sous tutelle
La Grèce, elle aussi, a payé très cher le choix d’adopter l’euro. Avant même celui-ci, elle a mené à bien une politique d’austérité salariale. En 2007, la Grèce fut saluée par l’OCDE pour ses réformes structurelles, mais sa croissance reposait sur un endettement public aussi bien que sur une dette privée insoutenable. L’euro surévalué des années Trichet s’est avéré mortel pour l’économie grecque. La suite n’est que trop connue : de 2010 à nos jours, la mise sous tutelle du pays par les institutions européennes et le FMI a laissé le pays exsangue.
NDLR : lire sur LVSL l’article de Zoé Miaoulis : « La responsabilité de Tsipras dans le désastre grec »
L’Espagne, le Portugal, Chypre ont été aussi pris dans la même tourmente, contraints à l’austérité la plus brutale ou à passer sous la surveillance de l’Union pour les deux derniers. Dans un cadre si peu coopératif, ces pays ont été acculés à des stratégies parasitaires : dumping fiscal agressif, compression du cout du travail, etc. Mais ces choix n’ont pas enrayé les dynamiques de fond : tassement démographique, fuites des cerveaux, insuffisance des investissements publics. Entre 15 000 et 20 000 chercheurs Espagnols travaillent actuellement à l’étranger, soit plus de 10 % de ceux qui exercent dans leur pays…
À la lecture des recommandations du semestre européen pour l’Espagne, on constate sans surprise que les mêmes orientations dominent : « en ce qui concerne la période postérieure à 2023, [le semestre recommande que l’Espagne s’attache] à mener une politique budgétaire qui vise à parvenir à des positions budgétaires prudentes à moyen terme et à garantir une réduction crédible et progressive de la dette et une soutenabilité budgétaire à moyen terme au moyen d’un assainissement progressif, d’investissements et de réformes ».
Les recommandations du même semestre pour le Portugal sont du même acabit : « pour la période postérieure à 2023 [le semestre recommande que le Portugal s’attache] à poursuivre une politique budgétaire destinée à parvenir à des positions budgétaires prudentes à moyen terme et à garantir une réduction crédible et progressive de la dette ainsi que la soutenabilité budgétaire à moyen terme grâce à un assainissement progressif, à des investissements et à des réformes ».
Alors que les pays du sud enregistrent une croissance positive malgré le contexte inflationniste, leur processus de désindustrialisation continue. La thèse, propagée par les tenants de l’Union européenne, consistant à attribuer les difficultés de ces pays à des raisons internes n’est pas satisfaisante. Le couple marché unique / monnaie unique a joué un rôle de duo infernal venant aggraver des difficultés anciennes, et rendant l’avenir de ces pays de plus en plus sombre…