Guerre européenne pour l’hégémonie financière

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

La régulation financière européenne s’éloigne-t-elle des dogmes néolibéraux ? Dans les années qui ont suivi la crise financière des subprimes, la Commission européenne a affiché sa volonté de renforcer sa réglementation financière. La Banque centrale européenne (BCE) acceptait quant à elle d’intervenir massivement pour soutenir les cours – comme ce fut également le cas avec la crise du Covid. Ces orientations n’ont pas manqué de provoquer de fortes critiques. Celles de la Bundesbank, championne de l’orthodoxie monétaire, à l’égard d’une politique jugée trop laxiste. Ou encore celles des Brexiters, hostiles à une Union européenne (UE) considérée comme un Léviathan étouffant la finance sous ses normes juridiques. Assisterait-on à un tournant majeur dans la régulation financière européenne ? Une chose est sûre : les réformes mises en œuvre depuis une décennie sont loin de rompre avec le néolibéralisme. Elles résultent surtout de compromis visant à préserver les intérêts des systèmes bancaires et financiers nationaux. Et d’une féroce lutte d’influence, à laquelle se sont livrés les gouvernements allemand, français et britannique (avant le Brexit) pour modeler la réglementation à leur avantage.

Lors des réunions du G20 qui suivirent la crise financière mondiale de 2008, les dirigeants des plus grandes puissances économiques annonçaient, main sur le cœur, une grande réforme de la finance. Rien ne serait plus comme avant. Tout particulièrement en Europe. « Le laissez-faire économique a vécu » assénait le premier ministre britannique d’alors, Gordon Brown. Le président Sarkozy annonçait quant à lui « la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir ». Quelques mois plus tard, il cosignait avec la chancelière Angela Merkel un texte commun appelant à une « véritable régulation européenne dans le secteur financier ». Pour certains commentateurs, on assistait à la fin du néolibéralisme, de la même manière que la crise de 1929 avait contribué à remettre en cause le « laisser-faire » aux États-Unis et à l’échelle mondiale.

Pourtant plus de dix ans après la crise, force est de constater que l’ambition initiale a fait long feu. Plus de cinquante initiatives réglementaires ont certes été prises dans l’Union européenne dans la période qui a suivi la crise. Des réformes concernant les banques, assurances, fonds d’investissement, structures de marché, normes comptables, mécanismes de supervision financière… Mais le constat est le même que celui de l’historien Adam Tooze s’agissant du Dodd-Frank Act aux États-Unis : les réformes engagées dans l’UE constituent une mosaïque de mesures sectorielles insuffisantes pour s’attaquer aux causes profondes de la crise – comme le développement d’un modèle bancaire dopé aux financements de marché, aux activités boursières et hors-bilan.

Est-ce à dire que le programme de réformes mis en œuvre dans l’Union fut insignifiant ? Rien n’est moins sûr. Ces mesures ont été au cœur, non d’une remise en cause du néolibéralisme, mais d’un aggiornamento de la régulation financière. Et d’une importante bataille législative entre les États membres les plus influents en matière de réglementation financière.

De l’approche réglementaire anglo-saxonne à l’approche ordolibérale ?

Pour comprendre les tenants et aboutissants du programme de réformes financières européen, il est utile de revenir sur les différentes approches qui bercent la production de la réglementation financière dans l’Union européenne depuis plusieurs décennies. La première approche, historiquement associée au Royaume-Uni, repose sur une autorégulation avancée du secteur financier. Cette approche dite anglo-saxonne trouve notamment ses fondements idéologiques dans le néolibéralisme étatsunien, qui met l’accent sur l’efficacité supérieure des mécanismes de marché en comparaison avec la réglementation publique1.

L’aggiornamento post-2008 témoigne d’un glissement dans l’approche réglementaire de l’UE, d’une domination de l’approche anglo-saxonne à un retour en force de l’approche ordolibérale. Il ne constitue pas pour autant une rupture idéologique majeure.

L’approche anglo-saxonne vise à garantir la croissance économique par la libéralisation des marchés financiers dans l’Union européenne et le moins-disant réglementaire (approche light-touch). Elle repose sur l’application de mesures juridiques non contraignantes (soft law) et le recours à la discipline de marché. Au cours de la décennie 2000 et jusqu’à la crise financière, cette approche a été prédominante dans l’Union européenne en matière de réglementation financière2. Elle était notamment soutenue par l’Irlande, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et certains pays nordiques. Cette approche était également promue par la Commission européenne et la BCE qui considéraient que l’approfondissement de l’intégration financière permettrait de rendre tangibles les bénéfices de l’adoption de la monnaie unique (en 1999) et de la constitution du marché unique. Et bien sûr, elle était activement soutenue par le lobbying de l’industrie financière transnationale.

L’influence de l’approche anglo-saxonne imprime fortement le plan d’action pour les services financiers (PASF) adopté en 1999, programme législatif ambitieux qui visait à éliminer les obstacles à la circulation des capitaux et des services financiers d’ici à 2005. Ce programme a connu un succès impressionnant : en 2005, quarante-et-une des quarante-deux mesures prévues étaient mises en œuvre. Parmi elle, l’emblématique directive MiF, première du nom, qui organise la libéralisation et la déréglementation des places boursières et plateformes d’échange de titres financiers3. Avec l’objectif de créer un « marché des marchés » européen.

La seconde approche réglementaire, dite ordolibérale, portée par l’Allemagne, promeut un encadrement du marché pour garantir la performance du marché. En vertu de ses fondements théoriques, la réglementation et l’intervention publique doivent s’attacher à créer les conditions juridiques d’un ordre concurrentiel de marché4. Cet agenda ordolibéral est réactualisé dans les années 1980 par de nombreux travaux dans le cadre de la nouvelle économie institutionnelle et la théorie de l’agence5. L’approche ordolibérale a été, dès son origine, très prégnante dans la production réglementaire de l’Union européenne. Elle vise à une harmonisation des règles visant à mettre en place des conditions équitables de concurrence (level playing field) et la stabilité des conditions économiques – en particulier la stabilité financière. Les instruments réglementaires typiques de cette approche sont la mise en place de régimes d’incitations, de transparence et de surveillance du marché, dont la responsabilité revient à des agences sectorielles indépendantes.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »

En matière de réglementation financière, on assiste à un glissement suite à la crise de 2008, avec une remise en cause partielle de l’approche anglo-saxonne et un affermissement de l’approche ordolibérale soutenu notamment par l’Allemagne et la France. L’approche ordolibérale est saillante dans le programme de réforme financière européen, et dans les recommandations du rapport de Larosière dont il s’inspire. Ce dernier, présenté en février 2009, pointe les « défaillances du marché » à l’origine de la crise et appelle à « renforcer la surveillance réglementaire pour les établissements qui se sont avérés mal contrôlés ». À cet égard, les autorités de surveillance « doivent veiller à ce que l’autorégulation, lorsqu’elle existe, soit correctement mise en œuvre, ce qui n’a pas suffisamment été fait dans un passé récent ».

Dans tous les secteurs concernés par les cinquante-et-une initiatives réglementaires proposées entre mars 2009 et novembre 20146 et adoptées par l’UE, l’approche anglo-saxonne est en retrait. Le retournement le plus emblématique concerne la directive MiF2, qui instaure un régime de contrôle et de transparence renforcé pour les plateformes de négociation de titres (malgré de nombreuses lacunes), alors même que la précédente directive organisait la libéralisation du « marché des marchés » en supprimant notamment la règle de concentration des ordres, imposant l’exécution des transactions sur un marché réglementé. Certaines activités ou secteurs alors non réglementés à l’échelle européenne sont soumis à un régime d’autorisation, d’enregistrement et de transparence. C’est le cas des fonds spéculatifs (directive AIFM), des agences de notation (règlements CRA de 2009, 2011 et 2013), des transactions de dérivés de gré à gré, des ventes à découvert, des opérations de cession de titres ou encore des indices de référence (comme le Libor).

L’approche ordolibérale est également renforcée pour les activités ou secteurs déjà réglementés : renforcement des exigences de fonds propres bancaires et mise en place de nouveaux ratios de liquidité, mise en place d’un régime de contrôle pour les fonds de pension (directive UCITS V), d’une surveillance renforcée des abus de marché (règlement MAR et directive CSMAD), de mesures de protection des investisseurs et consommateurs, d’une limitation du recours à la comptabilité à la valeur de marché (fair value) notamment dans le domaine des assurances.

Le Royaume-Uni sur le départ

L’aggiornamento post-2008 témoigne donc d’un glissement dans l’approche réglementaire de l’UE, d’une domination de l’approche anglo-saxonne à un retour en force de l’approche ordolibérale. Il ne constitue pas pour autant une rupture idéologique majeure dans la production de la réglementation financière européenne. Les deux approches, loin d’être incompatibles, ont depuis longtemps coexisté dans l’UE, la production de la réglementation s’inscrivant dans un continuum entre ces deux pôles. C’est moins sur le plan idéologique que sur celui des intérêts nationaux que le programme de réformes financières va révéler des divergences majeures. En particulier entre les intérêts des trois pays les plus influents en la matière : le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne.

La plus évidente de ces divergences s’est exprimée dans l’opposition du gouvernement et de l’industrie financière britanniques à l’égard de nombreuses réformes mises en œuvre après la crise financière mondiale – notamment la réforme des fonds spéculatifs ou des agences de notation, ou encore le régime de supervision adopté dans le cadre de l’Union bancaire. Cette opposition n’a pas seulement une dimension idéologique : elle correspond également à une défense des spécificités du modèle économique britannique (ou « modèle de croissance » dans la littérature d’économie politique) et de ses « avantages comparatifs »7.

Selon Lucio Baccaro et Jonas Pontusson de l’Université de Genève, la consommation intérieure constitue le moteur du modèle de croissance britannique d’avant crise. Elle est rendue possible par un endettement bon marché (notamment pour les ménages) et un déficit chronique, tous deux financés par l’apport de capitaux étrangers. Ce modèle de croissance dépend donc de l’attractivité de La City de Londres comme centre financier international important et liquide. Il est étroitement lié à la faiblesse du contrôle réglementaire et aux mécanismes d’autorégulation, qui caractérisent historiquement la place londonienne.

Partant de cela, on comprend que les nouvelles contraintes réglementaires européennes ont été perçues comme une menace pour le modèle de croissance britannique, et expliquer les réticences britanniques à l’égard des réformes financières. Ces divergences n’ont pas été sans conséquence, puisqu’elles ont (entre autres) conduit le gouvernement de David Cameron à engager un bras de fer avec l’UE. En 2015, il entame des négociations pour un « nouvel accord8 » entre l’Union européenne et le Royaume-Uni… au terme desquelles est organisé le referendum qui conduit au Brexit.

NDLR : pour une analyse des motivations économiques du Brexit, lire sur LVSL l’article de Marlène Benquet et Théo Bourgeron : « Du néolibéralisme au libertarianisme autoritaire »

L’ironie de l’histoire étant que le coup de force britannique était en passe de porter ses fruits : la nouvelle Commission Juncker s’était vue dotée d’un agenda de libéralisation du secteur financier dans le cadre du projet d’Union des marchés de capitaux9. Un portefeuille à part entière de commissaire était dédié à ce programme de réformes, visant entre autres à remettre en cause les « fardeaux réglementaires inutiles », mais aussi à relancer le marché de la titrisation des crédits bancaires mis en cause après la crise financière. Aux manettes : Jonathan Hill, ancien lobbyiste de La City. De quoi susciter la méfiance de la France et l’Allemagne, perceptible à demi-mot dans une réaction commune à la consultation de la Commission sur l’Union des marchés de capitaux10.

Quoi qu’il en soit, les efforts de David Cameron pour faire avancer la cause de la finance britannique dans l’UE sont réduits à néant par le vote favorable au Brexit, qui conduit à la démission de Jonathan Hill. Le projet initial d’Union des marchés de capitaux, reposant sur la puissance de La City, est quant à lui largement amputé.

Divergences franco-allemandes

L’analyse par les particularités et modèles de croissance nationaux permet également d’éclairer les positions allemandes et françaises. Le modèle de croissance allemand repose fortement sur les exportations, et sur le dynamisme d’un tissu industriel constitué de PME (Mittelstand). Ce dernier est financé par des banques privées ayant des relations de proximité avec les entreprises exportatrices (Hausbanken), mais aussi par des caisses d’épargne (Sparkassen), des banques publiques et régionales (Landesbanken) et des banques coopératives. Le tout forme un secteur bancaire très décentralisé et davantage orienté vers le financement de long terme. La volonté de préserver ce modèle bancaire original, pilier majeur du modèle allemand, permet d’expliquer un certain nombre d’orientation des autorités allemandes suite à la crise financière.

Autre ligne de fracture entre les autorités françaises et allemandes : les politiques monétaires non conventionnelles. La mise sous perfusion du secteur financier par la BCE a particulièrement bénéficié aux grandes banques universelles françaises actives sur les marchés financiers, et a mis en difficulté les banques allemandes.

À l’inverse, la France se caractérise par un secteur finance financier dominé par quatre grandes banques universelles, considérées comme des « champions nationaux », et bénéficiant d’une très grande proximité avec l’administration et le pouvoir politique. Le modèle français, qualifié par l’économiste Ben Clift de post-dirigiste, repose sur cette interpénétration des sphères publiques et privées11. Grands patrons et hauts fonctionnaires, issus des mêmes écoles, œuvrent main dans la main pour le développement des « champions nationaux »12, y compris sur les marchés internationaux. Garantir la compétitivité des grandes banques a ainsi été, pour les autorités françaises, un enjeu majeur de politique économique suite la crise financière. Cette compétitivité repose sur une diversité d’activités, et notamment sur un partage oligopolistique du marché de détail français et un déploiement sans commune mesure des activités de marché et hors bilan (dont le commerce des produits dérivés).

C’est à l’aune des caractéristiques des modèles allemand et français que l’on peut comprendre l’opposition des deux pays à un projet majeur porté par la Commission européenne : la réforme structurelle des banques. Celle-ci consistait notamment à cloisonner les activités de marché des grandes banques universelles. En ligne de mire, « leurs activités de marché et le trading excessifs » selon les termes de la Commission dont le projet a été présenté en janvier 2014. Problème : les dispositions risquaient de pénaliser fortement les grandes banques universelles françaises en remettant en cause la diversification de leurs activités. Les banques allemandes étaient également vent debout le projet. L’association sectorielle qui porte leur voix a en particulier fait valoir à la Commission que « les entreprises allemandes, de taille moyenne et orientées vers l’export, ont besoin de produits financiers pour la finance d’entreprise et le négoce international, c’est-à-dire toute la gamme des services bancaires d’investissement13 »

De manière surprenante au premier abord, le gouvernement britannique n’était quant à lui pas défavorable à un cloisonnement des activités bancaires relativement strict, puisqu’il venait d’adopter au niveau national des mesures assez contraignantes (ring fencing). Ce choix peut s’expliquer par la perte d’influence des grandes banques universelles britanniques après la crise financière, mais également par une tradition historique plus prégnante de séparation des activités dans l’industrie bancaire britannique14.

Les divergences franco-allemandes n’ont pas manqué après la crise financière – quand bien même les deux pays partagent une approche réglementaire ordolibérale. Elles se sont exprimées notamment dans le processus d’adoption de la taxe européenne sur les transactions financières, en suspens depuis la première formulation du projet en 2011. Cette taxe a provoqué une levée de bouclier des grandes banques universelles françaises, soutenues par les gouvernements successifs sous les présidences Sarkozy, Hollande et Macron. Elle menaçait en effet de pénaliser les financements et activités de marché des grandes banques universelles, et tout particulièrement le commerce des produits dérivés. Le gouvernement allemand était quant à lui favorable à l’établissement d’une taxe large : pour des raisons de politique intérieure (la taxe figurait déjà dans l’accord de gouvernement CDU-SPD en 2013) mais également parce que le modèle d’affaire des banques allemandes tournées vers le financement des entreprises exportatrices n’était pas remis en cause15.

Les divergences franco-allemandes se sont également exprimées dans le cadre des négociations autour des trois piliers du projet d’Union bancaire16. Les deux premiers piliers, le mécanisme de surveillance unique (MSU) et le mécanisme de résolution unique (MRU) ont fait l’objet d’âpres négociations entre l’Allemagne et la France. La mise en place de règles communes concernant la surveillance et la résolution des crises bancaires était appelée des vœux des grandes banques transnationales, et fortement critiquée par les petites et moyennes banques allemandes. Ces mesures constituaient un premier pas vers une plus grande intégration et concurrence à l’échelle européenne dans un secteur bancaire fragmenté nationalement, et donc des opportunités de conquête pour les banques plus puissantes.

Dès lors, la volonté de préserver la spécificité du secteur bancaire national s’est exprimée dans les exemptions imposées par l’Allemagne sur l’étendue du mécanisme de surveillance unique (MSU). L’accord prévoit finalement que la BCE, dans le cadre du MSU, soit en charge de la surveillance directe des 120 plus grandes banques de la zone euro – et non de la totalité des plus de 6 000 banques potentiellement concernées, tel que souhaité initialement par la France. De même, l’Allemagne s’est opposée aux velléités françaises visant à établir un mécanisme de résolution unique (MRU) large, doté d’un fonds conséquent et de mécanismes de décision centralisés à l’échelle européenne. Avec à la clé un accord intergouvernemental obtenu fin 2013 bien en retrait par rapport aux propositions initiales.

Autre ligne de fracture entre les autorités françaises et allemandes : les politiques monétaires non conventionnelles. La mise sous perfusion du secteur financier par la BCE a particulièrement bénéficié aux grandes banques universelles françaises actives sur les marchés financiers – à travers notamment les opérations d’assouplissement quantitatif (quantitative easing ou QE). La chute des taux directeurs de la BCE, qui visait à stimuler le crédit bancaire, a aussi contribué à alimenter les marchés financiers. Elle a favorisé les rachats d’action permettant aux grandes entreprises de doper leur cours en bourse, et les placements rémunérateurs et risqués plutôt que l’épargne « patiente ». La baisse des taux d’intérêts s’est accompagnée, dans le même temps, d’une contraction des marges d’intérêt de la rentabilité des activités traditionnelles de crédit bancaire. Mettant particulièrement en difficulté les banques allemandes17. Au point que l’agence de notation Moody’s a abaissé leur perspective de « stable » à « négative » fin 2019, les banques allemandes pointant quant à elle ouvertement la responsabilité de la Banque centrale européenne et sa politique de taux bas.

Vers une renationalisation des enjeux financiers ?

Ainsi les réformes financières mises en œuvre dans l’UE après la crise financière mondiale n’ont pas constitué une remise en cause des dogmes libéraux. Mais elles ont mis au grand jour d’importantes divergences entre l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni en matière de régulation financière. De quoi faire voler en éclat plusieurs lieux communs. Non, la finance n’est pas dominée par des logiques transnationales : c’est un secteur où les intérêts nationaux jouent au contraire à plein. Oui, la France œuvre activement au développement de la finance de marché qui n’est pas le seul fait de l’influence anglo-saxonne. Certes, les politiques monétaires non conventionnelles mises en œuvre par la BCE ont contribué à éviter à l’Union européenne de sombrer dans la crise ; mais à défaut d’une véritable rupture avec le dogme austéritaire, elles préparent les fractures et les crises de demain en favorisant le gonflement de la sphère financière au détriment de l’économie.

Partant, plusieurs chemins semblent se dessiner pour l’avenir du secteur financier européen : celui d’un accroissement de l’intégration, passant nécessairement par une plus grande libéralisation et consolidation du secteur bancaire à l’échelle européenne. Cette option est appelée des vœux par la BCE, mais aussi par le gouvernement français – y voyant des opportunités de conquête pour les grandes banques nationales. Elle s’est jusqu’à présent opposée aux réticences allemandes visant à préserver les spécificités de son secteur bancaire, comme en témoigne les négociations autour de l’Union bancaire. Un autre scénario serait celui d’un accroissement des divergences entre des intérêts nationaux par trop éloignés. La crise financière a déchiré le voile d’une intégration financière européenne « gagnante-gagnante » pour toutes les parties prenantes. Dès lors, une renationalisation des enjeux financiers pourrait avoir différentes conséquences : du simple coup d’arrêt de l’intégration – statu quo – à des ruptures nationales d’ampleur que préfigurerait le Brexit.

Un troisième scénario n’est pas exclu : celui d’une véritable remise en cause du pouvoir de l’industrie financière, de ses velléités hégémoniques et de ses dogmes libéraux. Une telle option n’est pas aussi hors de portée que l’on pourrait le croire, mais il faut bien comprendre que le pouvoir de la finance s’inscrit avant tout dans un cadre national. Et que la France constitue, avec ses puissantes banques universelles, un des nœuds de ce pouvoir dans l’Union européenne. Dès lors, une remise sous tutelle démocratique de la finance pourrait prendre, au moins dans un premier temps, la forme d’une nationalisation des grandes banques françaises. Avec pour objectif de réorganiser le secteur bancaire, de réduire la taille des banques, de les soustraire aux contraintes concurrentielles et de mettre en œuvre les conditions d’un contrôle social sur leurs activités et leurs investissements. Une telle socialisation du secteur bancaire se justifierait par la dimension de service public de nombreuses activités bancaires, y compris des activités de crédit et de l’investissement, mais aussi par l’urgence de financer la réorientation écologique et sociale de l’économie. Elle pourrait être soutenue par une partie de l’encadrement de ces banques, encore acquises à cette dimension de service public. Réalisée à l’échelle nationale, elle servirait dans un second temps de modèle pour d’autres pays du continent et au-delà. Un tel scénario ne pourrait bien sûr voir le jour sans une mobilisation sociale d’ampleur, et une volonté politique forte au service du bien commun.

Notes :

1 Les travaux des néolibéraux étatsuniens portent notamment sur la critique du paradigme keynésien et de l’inefficacité de la réglementation publique, la théorie des anticipations rationnelles, l’hypothèse d’efficience des marchés… On distingue notamment les tenants de l’école de Chicago, Milton Friedman, George Stigler, Robert Lucas, Gary Becker, Ronald Coase, et ceux de l’école de Virginie, Gordon Tullock et James Buchanan (liste non exhaustive).

2 Voir à cet égard : Daniel Mügge (2011), « From Pragmatism to Dogmatism. EU Governance, Policy Paradigms, and Financial Meltdown », New Political Economy, vol. 16, n°2, pp. 185–206.

3 Lire à cet égard « Une directive européenne pour doper la spéculation », Le Monde diplomatique, septembre 2011 : https://www.monde-diplomatique.fr/2011/09/LAGNEAU_YMONET/20941

4 Les bonnes interventions étant jugées selon leur conformité à un certain nombre de « principes constituants » (stabilité de la politique économique, stabilité monétaire, ouverture des marchés, propriété privée, liberté des contrats, responsabilité des agents économiques…). Les penseurs de cette école sont notamment Walter Eucken et Wilhelm Röpke. Pour plus d’information voir Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, La Découverte, 2009.

5 La théorie de l’agence ou théorie des incitations réglementaires s’attachent à décrire les enjeux liés au contrôle d’un acteur par un autre, par exemple d’une entreprise par le régulateur. Ces analyses s’accompagnent de prescriptions sur la conception de la réglementation et des règles de supervision, comme l’indépendance des agences de régulation. Parmi les travaux néo-institutionnalistes on compte par exemple ceux de Jean Tirole, David Baron ou Barry Weingast.

6 Ces dates correspondent à la période ouverte par la remise du rapport de Larosière, et la fin du mandat de la Commission Barroso II, à laquelle succède la Commission Juncker. Pour un bilan critique du programme de réforme de l’UE, voir notre étude : La réglementation financière empêchée : L’Union européenne après la crise de 2007-2008. Economies et finances. Université Paris-Nord – Paris XIII, 2020

7 Voir à cet égard : Lucio Baccaro et Jonas Pontusson (2016), « Rethinking Comparative Political Economy: The Growth Model Perspective », Politics & Society, vol. 44, n°2.

8 Voir la lettre de David Cameron a Donald Tusk évoquant les contours des négociations du « nouvel accord ».

9 Voir « Finance, Bruxelles rallume la mèche », Le Monde diplomatique, janvier 2016.

10 Cette réaction commune appelle notamment à ne pas « reproduire simplement le système financier américain », et à ce que le développement des marchés de capitaux soit « encadré de manière appropriée de façon à préserver la stabilité financière et mettre sur un pied d’égalité le financement bancaire et le financement par les marchés ».

11 Voir Ben Clift (2012) Comparative Capitalisms, Ideational Political Economy and French Post-Dirigiste Responses to the Global Financial Crisis, New Political Economy, 17:5.

12 Lesdits « champions nationaux » au cœur du modèle français étant souvent d’anciennes entreprises publiques privatisées.

13 Deutsche Kreditwirtschaft (2013), « Opinion to Directorate General Internal Market and Services: Consultation Paper on Reforming the Structure of the EU Banking Sector ».

14 Pour plus de détails sur la réforme bancaire britannique, voir La réglementation financière empêchée : L’Union européenne après la crise de 2007-2008, op. cit.

15 A titre de comparaison, le revenu des activité de trading et de change représentait 3,7% du revenu total des banques allemandes en 2016, contre respectivement 13% et 11% pour les banques françaises et britanniques (BCE, 2018).

16 Voir à cet égard : Howarth D. et Quaglia L. (2016), Political Economy of European Banking Union, Oxford, Oxford University Press ; Christina Neckermann (2019), The End of Bilateralism in Europe? An Interest-Based Account of Franco-German Divergence in the Construction of the European Banking Union, M-RCBG Associate Working Paper Series | No. 119

17 Cela se traduit notamment dans les indicateurs de rentabilité : les banques allemandes affichaient en 2019 un retour sur capitaux propres (return-on-equity ou ROE) de 1,73% contre 6,4% pour leurs homologues françaises, d’après les chiffres de la BCE.

Olaf Scholz, ombre portée d’Angela Merkel

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2018-03-12_Unterzeichnung_des_Koalitionsvertrages_der_19._Wahlperiode_des_Bundestages_by_Sandro_Halank%E2%80%93057.jpg?uselang=de
Olaf Scholz et Angela Merkel lors de l’accord de Grande Coalition en 2018 © Sandro Halank

Dimanche 26 septembre, l’Allemagne s’est rendue aux urnes pour le premier scrutin de l’ère post-Merkel. Celle-ci fut pendant presque deux décennies la figure dominante de l’Allemagne et de l’Europe. Avec 80% d’opinions positives, elle reste incontournable. Ministre des Finances dans le gouvernement actuel et incarnation parfaite de la cogestion du pays pendant douze ans avec la CDU-CSU d’Angela Merkel, le social-démocrate Olaf Scholz devrait lui succéder. Même si son alliance démocrate chrétienne sera vraisemblablement éjectée de la prochaine coalition, l’esprit d’Angela Merkel devrait régner pendant longtemps encore Outre-Rhin, tant manquent une réelle vision alternative pour le pays et une majorité de rupture pour l’incarner.

Après près de seize ans de traversée du désert, les sociaux-démocrates du SPD sont arrivés en tête des élections fédérales allemandes avec 25,7% des suffrages, une courte tête devant les chrétiens-démocrates de la CDU/CSU à 24,1%. Cette victoire, encore inenvisageable avant l’été, doit beaucoup au très populaire candidat du SPD, Olaf Scholz.

Répartition des sièges dans le nouveau parlement allemand, de gauche à droite: Die Linke, les Verts, le SPD, le FDP, la CDU/CSU et l’AfD
© Rachimbourg

Olaf Scholz, bourgmestre sécuritaire et ministre des Finances austéritaire

Ce dernier est une figure établie de la politique allemande, passé par toutes les étapes du cursus politique traditionnel. Son implantation électorale initiale est Hambourg, deuxième ville du pays, qui dispose des pouvoirs d’un Land et dont il a été le bourgmestre entre 2011 et 2017. Sa carrière politique locale peut se résumer en trois mots : répression, centrisme et efficacité.

Répression d’abord illustrée par deux deux actions qui entachent son bilan. En 2001, il devient ministre de l’Intérieur de la ville pendant quelques mois. Il en profite pour faire légaliser une substance de détection des drogues  utilisée par la suite plus de 500 fois et qui fait un mort avant d’être interdite par la CEDH en 2006. En 2017, Hambourg accueille le G20 dont il doit assurer la sécurité. L’Allemagne assiste alors pendant plusieurs jours à des affrontements très violents entre la police et les manifestants. Dans les deux cas, le SPD fait tout pour ralentir les enquêtes internes sur les responsabilités de Olaf Scholz.

Centrisme ensuite puisque c’est en menant une campagne conçue pour séduire les électeurs de la CDU qu’il remporte les élections de 2011 et reconquiert une majorité absolue dans la ville. Il réussit à rétablir l’équilibre budgétaire dans un Land en déficit chronique, met en place des politiques sociales nouvelles et parvient à réunir patronat et syndicats pour mettre fin aux dérives dans les chantiers urbains et accélérer les constructions de logements.

Considéré comme un gestionnaire efficace mais plutôt classé à droite du SPD, Olaf Scholz est choisi par son parti – après l’échec de Martin Schulz, autre social-démocrate centriste – pour devenir ministre des Finances du troisième gouvernement de grande coalition entre le SPD et la CDU/CSU au début de l’année 2018. Au cours de ce dernier gouvernement de grande coalition de l’ère Merkel, il défend avec fermeté la rigueur budgétaire et le mécanisme constitutionnel interdisant au gouvernement de présenter des budgets en déficit appelé « frein à l’endettement.»

Les petits pas vers la gauche du SPD

Tant et si bien que cette ligne droitière, inchangée depuis les lois de régression sociale du gouvernement de Gerhard Schröder au début des années 2000, est de plus en plus contestée à l’intérieur du parti. En 2019, lorsque le SPD est doublé par les Verts lors des élections européennes, entraînant la démission de la direction, il est défait par l’aile gauche dans sa campagne pour prendre la tête du parti. Celle-ci, souhaitant initialement engager une rupture programmatique avec l’héritage de Gerhard Schröder, ne remet pas en question, après quelques tergiversations, l’accord de coalition avec Angela Merkel. Elle accepte ce faisant de continuer à soutenir une politique de compromis ou de compromission.

Quelques mois plus tard, Olaf Scholz est en première ligne de la gestion économique de la pandémie. Ministre des Finances, il doit dépenser sans compter pour assurer le déploiement du chômage partiel et la protection des entreprises puis pour élaborer et mettre en œuvre le plan de relance allemand. Sa popularité bondit alors et le classe parmi les hommes politiques les plus populaires d’Allemagne. Il parvient ainsi à se sortir sans dégâts des accusations d’inaction, voire de complicité dans les scandales Cum-Ex (évasion fiscale) et Wirecard (fraude financière).

Parallèlement, il opère au sein de son parti un recentrage et donc un déplacement vers la gauche de son image en mettant en sourdine (sans abandonner) sa défense de l’austérité budgétaire et en proposant la hausse des impôts pour les plus hauts revenus en incluant notamment dans son programme  le rétablissement de l’impôt sur la fortune. Lors de la campagne, Olaf Scholz et le SPD mettent aussi en avant la hausse du salaire minimum à 12€ de l’heure (contre 9,60€ actuellement) et l’accélération de la construction de logements.

Le consensus ouest-allemand, fragmenté mais hégémonique

La victoire du SPD n’est pas le seul phénomène marquant de ces élections. En effet, en 2017, l’AfD (extrême-droite) et Die Linke (gauche, lié à l’ex-régime de RDA), deux partis contestataires et essentiellement implantés en ex-Allemagne de l’Est avaient bouleversé le paysage politique en rassemblant un peu moins de 25% des suffrages. En 2021, les deux reculent nettement et n’obtiennent qu’un peu plus de 15% des voix.

Si le SPD et la CDU/CSU sont désormais passés sous la barre symbolique des 50% de voix, c’est principalement au profit des deux autres partis traditionnels de la République fédérale d’Allemagne : les Verts (existant depuis les années 1970 mais devenus un parti de gouvernement au tournant des années 1990) et le FDP, un parti très strictement attaché à l’ordolibéralisme mais ayant une image jeune et ouverte sur les questions de société. Trois configurations sont donc envisageables : une nouvelle grande coalition dirigée par le SPD (les deux partis préféreraient l’éviter) ou deux  coalition à trois partis – soit du SPD soit de la CDU – avec les Verts et le FDP.

Parti arrivé en tête par circonscription électorale: SPD (rouge), CDU/CSU (noir), Verts, AfD (bleu) et Die Linke (violet), seul le FDP n’est arrivé en tête dans aucune circonscription

Le SPD et les Verts ayant affirmé leur intention de former une coalition et l’alliance CDU-CSU ayant étalé ses divisions après cet échec historique (l’alliance a atteint son plus bas niveau depuis 1949), le FDP est donc en position de faiseur de roi. Or, en 2017, lorsque Angela Merkel avait tenté pareille combinaison et entamé des négociations avec les Verts et le FDP, celles-ci s’étaient achevées par une phrase lapidaire du charismatique chef libéral, Christian Lindner : « Il vaut mieux ne pas gouverner que mal gouverner ».

En effet, le FDP (Parti libéral-démocrate) a adopté depuis plusieurs années une ligne très radicale de défense de l’ordolibéralisme. Le parti était notamment en coalition avec la CDU/CSU entre 2009 et 2013 lorsque Angela Merkel a imposé les pires politiques d’austérité aux pays d’Europe du Sud (prolongées ensuite lors des gouvernements avec le SPD). Depuis l’annonce des résultats il y a 10 jours, le FDP investit tout son capital politique sur trois demandes programmatiques : le retour à l’équilibre budgétaire, la remise en application des règles budgétaires européennes et une politique écologique aussi peu contraignante que possible privilégiant les instruments de marché. 

L’économie social-écologique de marché

Le modèle ordolibéral d’économie de marché a été popularisé en Allemagne sous le terme « économie sociale de marché.» Si l’aspect social ne faisait originellement pas référence aux politiques sociales dans son acceptation socialiste mais davantage aux bienfaits permis par la société de consommation, l’ambiguïté a permis sa récupération par le SPD. Celui-ci pouvait indiquer sa volonté de réformer le capitalisme allemand – intégrant la cogestion et l’Etat-providence – réagençant ce faisant le consensus sans le remettre en cause.

Les Verts ont également rejoint le consensus et portent désormais le concept d’une « économie social-écologique de marché » qui intégrerait les questions écologiques, notamment à travers des mécanismes de prix du carbone. Dans un article pour Jacobin, Alexander Brentler analysait l’émergence d’un nouveau centre-gauche alliant respect des institutions néolibérales avec volonté d’investissements écologiques et de politiques sociales plus fortes. C’est autour de ce modèle que le SPD, les Verts et le FDP pourraient s’accorder.

L’émergence d’un nouveau centre-gauche alliant respect des institutions néolibérales avec volonté d’investissements écologiques et de politiques sociales plus fortes. C’est autour de ce modèle que le SPD, les Verts et le FDP pourraient s’accorder.

En effet, les trois poussent pour des investissements publics conséquents dans les infrastructures, notamment numériques que l’ère Merkel a laissé dans un état catastrophique ainsi que dans les technologies identifiées comme écologiques (voiture électrique, hydrogène, train, énergies renouvelables, etc.). Toutefois, les trois partis étant attachés – certes avec quelques nuances – à un retour à l’équilibre budgétaire, ils devront accompagner ces investissements de coupes budgétaires et de réformes néolibérales de l’administration ainsi que de mécanisme d’incitation des investissements privés, notamment via le renforcement des marchés carbones allemands (transport routier, bâtiment) et européens (industrie, énergie, vols intra-UE).

L’Union européenne, par l’Allemagne et pour le marché

La très probable future coalition dite « feu tricolore » entre le SPD (associé à la couleur rouge), les Verts et le FDP (dont la couleur est le jaune) devrait s’aligner parfaitement avec l’orientation ordolibérale et atlantiste de l’Union européenne et la nouvelle prétention écologiste de la Commission européenne. 

Si l’affaire des sous-marins fut notamment l’occasion pour les européistes les plus fervents de continuer à pousser pour l’Europe de la défense, Olaf Scholz, lorsque la question d’une coalition avec Die Linke se posa lors de la campagne électorale allemande, a clairement indiqué que le renoncement à la critique de l’OTAN par Die Linke était un préalable à toute négociation. L’idée que l’Europe de la défense serait un moyen de s’affranchir des États-Unis est donc essentiellement française, la plupart des pays européens, et notamment l’Allemagne, considérant l’Europe de la défense non comme une alternative mais au mieux comme un complément à l’OTAN.

Sur la question écologique la feuille de route de la commission européenne pour son « Green Deal » suit un chemin très ordolibéral en fondant l’essentiel de ses efforts sur le renforcement des marchés carbone. Elle s’assure ainsi que la répartition de l’effort de réduction des émissions reste hors de la délibération politique, les instruments de marché frappant de la même manière la tonne de CO2 des consommations, que celles ci soient vitales ou ostentatoires. Le plan de relance européen, certes tourné vers les transitions numériques et écologiques, est lui conditionné à la poursuite de réformes ordolibérales « d’équilibre du système de retraite », de « stabilisation de la trajectoire des finances publiques » ou de « flexibilisation du marché du travail. » 

La fin de l’ère Merkel ne signera donc pas la fin de l’hégémonie allemande et ordolibérale en Europe. Au contraire, le consensus européen ne devrait évoluer qu’à la marge pour donner l’impression d’intégrer la question écologique et combler partiellement les déficits d’investissement créés par les politiques d’austérité. Aucun de ces ajustement du consensus ordolibéral ne devrait remettre en cause ni l’emprise de l’économie allemande sur le reste de l’Europe, ni les excédents commerciaux excessifs de l’Allemagne – voire même du continent européen, si l’on exclue la France – ni les inégalités de traitement entre capital et travail au sein de l’Union européenne.

Cour de justice de l’Union européenne : le gouvernement des juges pour étendre l’empire du marché ?

Depuis une quarantaine d’années, l’ordolibéralisme est devenu la doctrine principale de l’Union européenne (UE). Apparu dans les années 1930, ce courant de pensée se fonde sur le droit pour construire un marché régi par les règles de la concurrence « pure et parfaite ». L’UE a profité de la primauté du droit communautaire sur les droits nationaux pour reproduire ce modèle à l’échelle continentale. La Commission et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), au fil de leurs arrêtés et directives, veillent à ce que les États ne s’écartent pas du vertueux chemin de l’orthodoxie. Cet entrelacs institutionnel, mal connu en raison de sa complexité, a cependant acquis une influence déterminante sur les politiques économiques nationales.

Aux origines de l’ordolibéralisme

Né dans la Freiburg School durant les années 30, l’ordolibéralisme est le produit de la rencontre de trois universitaires : un économiste, Walter Eucken, et deux juristes, Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth. Contrairement aux libéraux classiques, ils estimaient qu’un marché concurrentiel n’émergerait pas spontanément de l’interaction des agents économiques. Pour construire un tel marché, il fallait un cadre juridique qui institutionnalise les règles de la concurrence « pure et parfaite ». À cette fin, ils ont élaboré un programme articulé autour de la notion de l’ordre (Ordnung), compris « à la fois comme constitution économique et comme règle du jeu ».1 L’État doit « consciemment construire les structures, l’ordre dans lesquels l’économie fonctionne » mais « il ne doit pas pas diriger le processus économique lui-même » (Walter Eucken).

Lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »

En effet, les gouvernements risquent souvent d’intervenir confusément car influencés par les revendications irrationnelles (contrariant la science économique) de la population. Pour limiter cette possibilité, les ordolibéraux ont songé à constitutionnaliser des règles économiques très strictes, que les gouvernements seront contraints de respecter2. Mais plus que la Constitution, c’est tout le corpus du droit qui doit être utilisé pour stabiliser et soutenir l’économie concurrentielle. La loi devient un « compagnon nécessaire du marché »3.

En 1957, deux lois essentielles sont votées en Allemagne de l’Ouest : l’une consacre l’indépendance de la Bundesbank, tandis que l’autre met fin aux limitations de la concurrence. La marche sur les voies sûres de l’ordolibéralisme peut commencer.

Le Cour de justice de l’Union européenne, pointe avancée de cette judiciarisation compétitive de l’économie

Grâce à sa promotion quasi-continue par l’Allemagne, l’ordolibéralisme devient progressivement la doctrine d’union. C’est ce que reconnaît volontiers Jens Weidmann, président de la Bundesbank, qui a déclaré que « tout le cadre de Maastricht reflète les principes centraux de l’ordolibéralisme ».4

La Cour de justice de l’Union européenne se pose comme la gardienne de l’esprit des traités, « autonome du droit national », lui permettant d’être son unique exégète.

L’exemple le plus frappant réside dans le Pacte de stabilité et de croissance intégré dans l’accord de Maastricht (articles 121 et 126) qui impose un déficit public inférieur à 3% du PIB et à 60% de la dette publique. Dès lors, l’Union européenne interviendra principalement pour assurer un ordre économique stable et structuré. Pour éviter qu’il soit contrarié, la délibération est tenue à bonne distance du processus de décision, la grande majorité des institutions européennes étant non-démocratiques – que l’on pense à la Commission européenne, à la CJUE ou bien évidemment à la Banque centrale européenne, indépendante.

Pour s’assurer du respect de ces orientations politiques, l’élite européenne a profité d’un soubassement juridique facilitant la domination légale des institutions européennes sur les gouvernements. En 1963 et en 1964, deux arrêts de la CJUE basée à Luxembourg bouleversent la hiérarchie des normes. Le premier, l’arrêt van Gend en Loos, déclare que les traités européens s’appliquent directement aux citoyens. Cela signifie qu’il n’y a plus le filtre traditionnel du droit international, où un traité signé par un État doit d’abord passer par le parlement. L’effet d’une loi européenne devient donc immédiat. Le second va plus loin encore : l’arrêt Costa contre ENEL affirme que toutes les règles juridiques européennes supplantent le droit national, y compris les Constitutions. Selon la Cour : « le transfert opéré par les États, de leur ordre juridique interne au profit de l’ordre juridique communautaire, des droits et obligations correspondant aux dispositions du Traité, entraîne donc une limitation définitive de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur incompatible avec la notion de Communauté ».5

La suprématie du droit européen n’en demeure pas là : c’est à partir de cet arrêt que la CJUE multiplie les références à « l’esprit » des traités pour justifier ses arrêts, « passant ainsi d’un examen juridique à une interprétation téléologique, d’une mission juridictionnelle à une dimension politique »6. La CJUE se pose depuis comme la gardienne de cet esprit « autonome du droit national », lui permettant ensuite d’être son unique exégète. Comme nous l’explique l’Institut Thomas More dans un rapport datant de mai 2019 : « ce ne sont plus les États membres qui, titulaires en droit international de la souveraineté, disposent d’une compétence générale qu’ils peuvent déléguer à un organe de coopération mais un ordre constitutionnel dans lequel ledit organe, et plus précisément l’outil juridictionnel interne à celui-ci, serait devenu, au titre d’un “esprit” et d’une primauté visant à une Union européenne sans cesse plus étroite7, le maître de la compétence, définissant les principes que les États n’ont plus le pouvoir de mettre en œuvre »8.

Alors que, du moins officiellement, les démocraties fondent la légitimité de la constitution et des institutions judiciaires sur la nation souveraine, voilà que la Cour européenne justifie ses arrêts à partir d’un « esprit » qui dépend d’elle-même.9

Cette réalité juridique contribue non seulement à la réputation d’opacité de la CJUE, mais aussi aux doutes émis quant à son indépendance vis-à-vis des institutions communautaires. Par exemple, en 2010, une journaliste de Bloomberg demande à la Banque centrale européenne des documents relatifs aux transactions financières illégales du gouvernement grec pour cacher sa dette publique. Ces documents auraient montré comment la Banque centrale était au courant bien avant 2009 de ces mesures illégales, et auraient probablement révélé l’implication de Goldman Sachs, et, donc, du futur Gouverneur de la banque centrale, Mario Draghi (ancien dirigeant de Goldman Sachs).10 Ils auraient démontré que, loin d’avoir pris les dirigeants de l’UE de court, l’ampleur du déficit public de la Grèce était en réalité bien connu. La BCE a refusé la demande de la journaliste, qui a décidé de faire appel à la CJUE. Malgré l’article 15, qui indique noir sur blanc le « droit d’accès aux documents des institutions », la CJUE décide en 2014 de donner raison à la BCE. Gunnar Beck, professeur de droit européen et député européen depuis mai 2019, conclut : « la CJUE a préféré interpréter les traités pour protéger les institutions au lieu de promouvoir la démocratie et la transparence ».11

Le libéralisme par le droit

Ce cadre politico-juridique a facilité l’instauration d’un ordre libéral en Europe. Les « quatre libertés » – de circulation des biens, des capitaux, des services, et des personnes – sont garanties par la Commission et la CJUE. La Commission utilise des outils que l’on pourrait qualifier d’indirects : les directives et les décisions. La directive résulte d’abord d’une proposition de la Commission devant le parlement européen et le Conseil de l’Union européenne. Ces deux dernières instances peuvent certes intervenir de différentes manières sur la directive finale, mais elles ne peuvent pas elles-mêmes en proposer. Dans certains cas, le parlement n’a qu’un rôle consultatif.

Récemment, la justice européenne a condamné l’État belge à deux millions d’euros d’amende et 7.500 euros d’astreinte par jour à cause d’une fiscalité avantageuse pour les Belges qui achètent une résidence secondaire en Belgique plutôt qu’à l’étranger.

La directive « lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens »12. Elle fixe le but à atteindre, mais laisse aux États un délai de transposition – de 6 mois à parfois 3 ans – afin de leur laisser le choix des moyens pour y parvenir. La Commission s’assure ensuite de la bonne application de ces directives, n’hésitant pas à mobiliser les procédures d’infraction. Ces procédures n’impliquent pas toujours des amendes écrasantes, mais elles semblent fonctionner sur le long terme. En octobre 2003, la Commission a lancé 135 procédures contre la France, en novembre 2019, seulement 3413.

Au total, ce sont plusieurs centaines de directives qui ont été émises afin de démanteler les obstacles de toute nature qui pourraient se dresser sur le chemin de l’unification du marché. Par exemple, en 2000, la directive 2000/36/CE relative aux chocolatiers règle une longue dispute entre fabricants de chocolat traditionnel, qui utilisent du beurre de cacao, et ceux qui emploient des matières grasses végétales. Les premiers réclamaient la protection de l’État, et l’interdiction de l’usage de matières grasses végétales, perçu comme vecteur d’une concurrence déloyale. Mais ce sont les seconds qui l’emportent en faisant « valoir la libre circulation des marchandises ».14 La directive force les différents pays européens à autoriser l’adjonction de matières grasses végétales autres que le beurre de cacao dans la limite de 5% du produit fini.

Aux directives s’ajoutent les « décisions », autre instrument juridique utilisé principalement par la Commission, et qui, dans beaucoup de cas, n’implique pas les procédures législatives décrites précédemment. Ainsi, la Commission peut prendre un acte juridique contraignant pour un gouvernement sans en passer par le parlement. En 2012, en conséquence d’une décision de la Commission, la France a été condamnée à reprendre 642 millions d’euros accordés à SNCF mobilités parce que certains financements étaient jugés incompatibles avec le marché intérieur.15

La Cour, quant à elle, sert, en général, à légitimer les directives et les décisions de la Commission. En mars 2018, elle confirme la décision de la Commission relative à SNCF mobilités. La même année, elle entérine aussi « la décision de la Commission ordonnant à la France de récupérer 1,37 milliards d’euros dans le cadre d’une aide d’État accordée à EDF ». Au nom du marché commun, ces deux subventions étatiques ont été déclarées contraires aux règles de la concurrence.

Plus important encore, la CJUE s’assure du respect des traités européens (Traité de Maastricht, Traité de Lisbonne, Pacte budgétaire européen de 2012) qui ont l’ascendant sur les lois nationales grâce à l’arrêt Costa : on assiste donc à un constitutionnalisme à l’échelle européenne. Récemment, la justice européenne a condamné l’État belge à deux millions d’euros d’amende et 7.500 euros d’astreinte par jour à cause d’une fiscalité avantageuse pour les Belges qui achètent une résidence secondaire en Belgique plutôt qu’à l’étranger16. Cela irait, selon la CJUE, à l’encontre de la « libre circulation des capitaux ».

De quoi poser la question de la compatibilité entre un programme de rupture avec le libéralisme économique et le maintien dans les institutions européennes ?

Sources :

1 DENORD F., KNAEBEL R., et RIMBERT P., « L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent », Le Monde diplomatique, août 2015, disponible ici.

2 GERBER D.J., « Constitutionalizing the Economy: German Neo-liberalism, Competition Law and the “New” Europe » , 42 Am. J. Comp. L.25, Janvier 1994, disponible ici. « Here the concept of an economic constitution was central because if a constitutional choice regarding the economy acquired the same status as a political constitution, adherence to its dictates would be mandated. Any governmental action that does not conform to constitutional economic principles should be overturned by the courts, they argued, just as if it had violated the political constitution. »

3 Ibid.

4 Conférence à l’institut Walter-Eucken, Fribourg-en-Brisgau, 11 février 2013.

5 Cour de justice des Communautés européennes, disponible ici.

6 Institut Thomas More, Principes, institutions, compétences : Recentrer l’Union européenne, mai 2019, p. 20, disponible ici.

7 Référence au préambule du Traité sur l’Union européenne : « résolus à poursuivre le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe. »

8 Institut Thomas More, Principes, institutions, compétences : Recentrer l’Union européenne, mai 2019, p.21, disponible ici.

9 article 3 de la Déclaration française des droits de l’Homme et du citoyen : « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane essentiellement. »

10 BODONI S., MARTINUZZI E., « ECB Wins Court Ruling to Keep Greek Swap Information Secret, Bloomberg, 20 février 2014, disponible ici.

11 Vox Pop – A quoi sert la Cour de justice de l’Union européenne?, disponible ici.

12 Article 288 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

13 European Commission, Performance per governance tool: Infringements, disponible ici.

14 AZOULAI, L., Chapitre 5 : « Le marché intérieur » dans Politiques européennes, 2009, disponible ici.

15 ADDEN AVOCATS, « La garantie implicite illimitée en faveur de La Poste résultant de son statut d’établissement public est qualifiée d’aide d’État par la CJUE », CJUE 3 avril 2014 République française contre Commission européenne, aff. C-559/12, disponible ici.

16 GALLOY P., « L’État belge frappé d’astreinte pour sa fiscalité sur les immeubles étrangers », L’Echo, 12 novembre 2020, disponible ici.

Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande

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Le chancelier Konrad Adenauer et son ministre de l’économie Ludwig Erhard, principaux artisans de l’ordolibéralisme en Allemagne dans l’après-guerre ©Deutsches Bundesarchiv

“Je suis né à Fribourg. Là-bas, il y a quelque chose qui s’appelle l’école de Fribourg. Cela a un rapport avec l’ordolibéralisme. Et aussi avec Walter Eucken ». Voilà comment se présentait Wolfgang Schäuble1, ministre des Finances allemand pendant la crise de la zone euro et partisan à peine voilé d’un “Grexit” (sortie de la Grèce de la zone euro)2. Ses positions extrêmement rigides sur les règles européennes en matière de dette et de déficit sont le fruit de cette école de pensée fondée par Walter Eucken en Allemagne : l’ordolibéralisme.


Les années 1930 et la refondation du libéralisme

Entre le 26 et le 30 août 1938 se tient à Paris le Colloque Walter Lippmann à l’occasion de la publication par ce dernier de son livre La Cité Libre3. Il rassemble 26 économistes et intellectuels libéraux parmi lesquels on retrouve Alexander Rüstow, Jacques Rueff, Wilhelm Röpke, Ludwig von Mises, Raymond Aron et Friedrich Hayek. Ce colloque se donne l’ambition de refonder le libéralisme. Un manifeste adopté à l’unanimité et intitulé “l’Agenda du libéralisme” rompt avec la tradition du laisser-faire. Celui-ci reconnaît que “c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques” et attribue à ce même État la gestion d’un certain nombre d’activités4i. Ce colloque est généralement considéré comme un moment fondateur du néolibéralisme. Pourtant, il fut le théâtre de divisions entre les partisans d’une liberté maximale des entreprises et les défenseurs d’un interventionnisme étatique. La première catégorie regroupe essentiellement les industriels et l’école autrichienne autour de Friedrich Hayek5 quand les seconds appartiennent à l’ordolibéralisme allemand représenté par Wilhelm Röpke et Alexander Rüstow. Ce dernier écrira à propos de Hayek et des opposants à un État protecteur de la concurrence qu’ils « ne trouvent rien d’essentiel à critiquer ou à changer au libéralisme traditionnel »6.

Ce débat sur le rôle de l’État est le point de départ essentiel à partir duquel se structure l’ordolibéralisme. Cette école de pensée allemande va profondément revisiter la tradition économique libérale en y apportant des concepts issus du droit et de l’histoire philosophique et politique d’Outre-Rhin. Bien que méconnu du grand public en dehors du pays, l’ordolibéralisme va profondément influencer le débat politique en Allemagne puis en Europe, notamment au sein des élites administratives, juridiques et politiques.

Bien que méconnu du grand public en dehors de l’Allemagne, l’ordolibéralisme va y influencer  profondément le débat politique avant de s’exporter dans le reste de l’Europe

L’école de Fribourg, premier cercle de l’ordolibéralisme

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Timbre de 1991 en l’honneur des 100 ans de la naissance de Walter Eucken ©Deutsche Bundespost

“Ordolibéralisme” est l’appellation donnée a posteriori à « l’école de Fribourg ». Cette dernière étant constituée par trois intellectuels allemands qui se retrouvent à l’université de Fribourg en 1933 alors que les nazis arrivent au pouvoir et que la République de Weimar s’effondre. Le plus célèbre d’entre eux (et unique économiste du trio) est Walter Eucken. Détenteur de la chaire d’économie de l’université de Fribourg à partir de 1927, celui-ci s’intéresse principalement aux fondements de la pensée économiqueii. Le second est Franz Böhm, fonctionnaire au département anti-cartels du ministère de l’Économie entre 1925 et 1931. Il arrive à Fribourg pour y enseigner le droit en 1933, année où est publié son ouvrage  traitant de l’inefficacité du contrôle légal des cartelsiii. Ce livre s’avérera capital pour l’école de Fribourg. Enfin, Hans Grossmann-Doerth arrive lui aussi à Fribourg en 1933 pour y occuper la chaire de droit. Ce dernier est spécialisé dans la façon dont les grandes entreprises et les cartels créent des réglementations privées pour échapper à leurs obligations sociales (notamment le respect de la concurrence de marché)7.

Ces trois universitaires partagent une analyse commune des causes de l’échec de la République de Weimar : un pouvoir judiciaire très politisé contre les socialistes et les communistes et une industrie trop concentrée sous forme de cartels (ententes formelles entre entreprises pour contrôler un marché en limitant la concurrence). D’après eux, ces deux phénomènes ont nui à la prospérité de l’Allemagne et bloqué toute tentative de réforme économique par le pouvoir exécutif. Deux causes fondamentales qui ont engendré un manque de confiance de la population dans les institutions ainsi qu’une faiblesse économique continue qui ont marqué la République de Weimar et permis l’arrivée au pouvoir des nazis.

Ces trois universitaires sont réunis par une analyse commune des causes de l’échec de la République de Weimar: un pouvoir judiciaire très politisé contre les socialistes et les communistes et une industrie trop concentrée sous forme de cartels

À l’époque, la tradition économique allemande était dominée par un courant “historiciste” fondé sur l’analyse historique et factuelle des phénomènes économiques. Pour Eucken, les “historicistes” avaient échoué à répondre aux problèmes économiques de la République de Weimar parce que, refusant de formuler une théorie générale sur le fonctionnement de l’économie, ils avaient été incapables de s’adapter à des situations économiques qu’ils n’avaient jamais connues (crise financière mondiale de 1929, dislocation de l’étalon-or et hyperinflation notamment). Afin d’améliorer le fonctionnement de la science économique, Eucken voulait donc combiner historicisme et libéralisme dans un double mouvement : d’une part, utiliser des données historiques pour y rechercher des tendances et en déduire des lois économiques ; d’autre part, ancrer le libéralisme dans des contextes historiques et sociaux. À cette volonté de refondation économique, Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth ont ajouté leurs propres spécialités : le rôle des intérêts économiques privés dans la distorsion de la concurrence sur le marché et l’importance de la loi pour protéger cette même concurrence. L’expérience de Franz Böhm dans l’application de la loi anti-cartels au ministère de l’Économie a également constitué un apport fondamental à l’ordolibéralisme : le constat de l’inefficacité d’une loi isolée pour contrôler le pouvoir des cartels. L’application de la loi anti-cartels fut soumise à l’influence de ces même cartels sur le gouvernement afin de limiter sa portée. Mais elle se heurta aussi aux autres lois et objectifs économiques comme la politique industrielle qui entraient en contradiction avec la politique de la concurrence. C’est la recherche d’une synthèse entre libéralisme et historicisme ainsi que le travail inter-disciplinaire entre l’économie et le droit qui vont donner naissance aux concepts fondateurs de l’ordolibéralisme.

Remettre l’économie en ordre

Aux yeux de David Gerber8, “la réponse d’Eucken au besoin d’intégrer les données au sein de la théorie et de la pensée juridiques fut une méthode qu’il appela “penser en Ordre (Denken in Ordnungen)”. Cela a sans doute été sa contribution la plus importante à la pensée européenne d’après-guerre. Tel qu’il le formule, “la perception (Erkenntnis) des Ordres Économiques (Ordnungen) est la première étape vers la compréhension de la réalité économique”. L’idée de base est que derrière la complexité des données économiques se trouvent des schémas réguliers fondamentaux (des Ordres). En outre, c’est seulement à travers la reconnaissance de ces schémas que l’on peut percevoir cette complexité et comprendre les dynamiques économiques” [traduction de l’auteur].iv

«derrière la complexité des données économiques se trouvent des schémas réguliers fondamentaux (des Ordres) et  c’est seulement à travers la reconnaissance de ces schémas que l’on peut percevoir cette complexité et comprendre les dynamiques économiques»

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“Pas d’expérimentation ! Konrad Adenauer”. Dans l’après-guerre, la CDU et son chancelier Konrad Adenauer appliquent des mesures s’inscrivant dans la pensée ordolibérale © Konrad Adenauer Stiftung

L’Ordnung est un concept abstrait qui se traduit dans un contexte historique, social et économique donné dans des Wirtschaftsordnungen (Ordres Économiques). Dans l’Allemagne nazie puis dans l’après-guerre, Walter Eucken en distingue deux. En premier lieu, la “Verkehrswirtschaft” ou “économie de circulation” qui désigne le capitalisme libéral au sein duquel les décisions économiques sont prises au niveau individuel par les entreprises et les consommateurs. En second lieu, la “Zentralverwaltungswirtschaft” ou “économie dirigée” par le gouvernement selon des considérations qui ne sont pas nécessairement de nature économique. Chaque Wirtschaftsordnung possède sa propre cohérence et produit des institutions qui le renforce. Cela ne rend pas seulement les Wirtschaftsordnungen plus solides mais aussi mutuellement exclusifs. Ainsi, l’introduction d’éléments de planification au sein du capitalisme libéral ou de marchés au sein d’une économie planifiée ne doit pas produire une économie mixte. Elle doit plutôt déstabiliser le système en place et diminuer son efficacité économique.

C’est de ce concept d’Ordnung que l’ordolibéralisme va construire sa principale singularité et son plus grand apport au libéralisme: la Wirtschaftsverfassung ou “constitution économique”. Dans Wettbewerb und Monopolkampf, Franz Böhm définit la constitution économique comme “une décision globale (Gesamtentscheidung) concernant la nature (Art) et la forme du processus de coopération socio-économique” [traduction de l’auteur]v. On retrouve ici un copié-collé de la conception de la constitution exprimée par l’influent juriste allemand Carl Schmitt qui travaillera plus tard pour le régime nazi. Aux yeux des ordolibéraux, “un système économique n’advient pas naturellement, il est le produit d’un processus de décision politique et juridique” [traduction de l’auteur]vi. Or, puisque l’ordolibéralisme impose de choisir clairement une Wirtschaftsordnung, chaque société doit inscrire ce choix dans une constitution économique qui régira le système économique de la même manière que la constitution politique régit le fonctionnement des institutions.

Le droit au service du marché

Cette idée de constitution économique marque une rupture importante avec la tradition libérale classique et ce pour trois raisons. D’abord, elle renverse le principe selon lequel l’économie doit être indépendante des lois et de la politique. Au contraire, cette idée affirme que l’économie est précisément au cœur de la politique et que sa forme dépend avant tout des choix politiques effectués. Ensuite, conséquence logique de cette première rupture, le marché n’est plus considéré comme une donnée de la nature. Celui-ci est désormais vu comme une construction économique, sociale et juridique. Cela justifie donc une intervention politique forte pour bâtir des cadres économiques concurrentiels mais aussi une société de marché dont les institutions et le peuple sont formés et tournés vers la maximisation de la concurrence économique. Enfin, les ordolibéraux considèrent que pour être pleinement efficace, une économie capitaliste libérale nécessite le soutien de la population exprimé à travers la constitution économique. L’intervention du peuple dans le choix du modèle économique permet ainsi de justifier le fait que cette constitution sert à dépouiller les institutions élues au suffrage universel (notamment le Parlement) de tout pouvoir de régulation économique. L’ordolibéralisme  conçoit cette intervention uniquement comme un moment ponctuel dont le but est de faire accepter le capitalisme libéral à la population.

L’intervention du peuple dans le choix du modèle économique permet de justifier le fait que la constitution économique sert à dépouiller les institutions élues au suffrage universel, notamment le parlement, de tout pouvoir d’intervention dans l’économie

Les ordolibéraux construisent en effet une nouvelle vision de l’économie à partir de la doctrine libérale et de leur expérience des échecs de la République de Weimar. Walter Eucken théorise le concept de vollständiger Wettbewerb ou “concurrence complète” qui décrit une situation du marché dans laquelle aucune entreprise ne possède le pouvoir de contraindre les autres. Elle se distingue de la “concurrence pure et parfaite” du modèle néo-classique en ce qu’elle se concentre essentiellement sur la limitation du pouvoir des grandes entreprises. La seconde en revanche vise plutôt à atteindre un prix optimal sur le marché selon le modèle de prix néo-classique. La concurrence complète vient de la distinction théorisée par les ordolibéraux entre “concurrence de performance” (Leistungswettbewerb) et “concurrence d’empêchement” (Behinderungswettbewerb). La première désigne une situation de concurrence où les entreprises améliorent leurs produits et réduisent leurs prix pour se démarquer. La seconde correspond à une situation où une entreprise limite par différents moyens l’efficacité de ses concurrentes pour maintenir sa domination. La concurrence complète interdit donc la “concurrence d’empêchement”. Le but étant d’obliger les entreprises à se démarquer par l’innovation et à transformer la concurrence en spirale positive plutôt qu’en guerre ouverte entre entreprises.

Le rôle de la constitution économique dans ce schéma est d’inscrire un certain nombre de normes économiques comme ayant une valeur juridique supérieure à la loi. Ces normes constituent la base de l’Ordnungspolitik : l’ensemble des politiques (commerciales, sociales, monétaires ou du travail) doivent être régies par les même principes constitutifs. Pour le capitalisme libéral, Eucken inclut : la stabilité monétaire, des marchés ouverts, la propriété privée, la liberté contractuelle, la responsabilité individuelle et la cohérence politique. Au fil des travaux d’Eucken, le primat de la stabilité monétaire prendra par ailleurs une place de plus en plus importante. Une fois ces normes posées et l’Ordnungspolitik imposée aux pouvoirs exécutifs et législatifs, la science économique devrait fournir les connaissances sur la concurrence complète nécessaire pour que le législateur transforme ces normes en lois plus détaillées. L’exécutif aurait alors pour mission de mettre en action ces lois. Tout cela en ayant très peu de marges de manœuvre pour les interpréter car le pouvoir judiciaire pourrait frapper d’inconstitutionnalité tout écart vis-à-vis de la constitution économique. Qui plus est, l’ordolibéralisme promeut le développement d’entités indépendantes du pouvoir politique et composées “d’experts” dans le domaine de la concurrence comme au niveau des banques centrales. Cela interdit ainsi au gouvernement toute intervention discrétionnaire dans le processus économique. Ce sont ces concepts centraux de l’ordolibéralisme notamment autour de la stabilité et du primat de la politique monétaire qui ont influencé le traité de Maastricht, la construction de l’euro et l’indépendance de la Banque Centrale Européenne.

le pouvoir judiciaire pourrait frapper d’inconstitutionnalité tout écart vis-à-vis de la constitution économique

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Les ordolibéraux veulent en finir avec les propositions planistes en vogue dans les années 1930 ©Auteur inconnu

Pour Walter Eucken, l’objectif est d’en finir avec “l’âge des expérimentations”. Il s’agit du nom qu’il donne aux années 1920 marquées par la popularité de la rhétorique du plan et diverses formes d’interventionnisme économique sans que celles-ci ne soient nécessairement appuyées par l’expertise des économistes ou une cohérence doctrinale claire9. L’Ordnungspolitik est une traduction dans le domaine économique du Rechtsstaat ou “État fondé sur la loi”. Ce terme désigne une théorie fondé au XIXe siècle qui considérait que, face à l’inamovibilité des monarques allemands, il s’agissait de soumettre le pouvoir de ceux-ci à la loi. Cette dernière étant une garantie de neutralité et d’objectivité contre les pouvoirs discrétionnaires du souverain. La République de Weimar ayant consacré le peuple comme souverain politique, Wilhelm Röpke, un influent théoricien de l’ordolibéralisme (bien que n’appartenant pas au cercle fondateur de l’école de Fribourg) appelle à une “révolte des élites” face à la “révolte des masses” qu’il voit grandir dans l’Allemagne d’entre-deux-guerres.

L’ordolibéralisme au cœur du droit de la concurrence européen

C’est en réponse à l’échec des premières lois de contrôle des cartels en Autriche et en Allemagne que Walter Eucken, Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth ont bâti l’ordolibéralisme comme nouveau système de pensée économique et juridique. C’est donc dans le domaine des lois sur la concurrence qu’ils ont fourni leur dernier grand apport à la pensée libérale moderne. Partant du constat qu’une loi isolée au milieu de politiques aux objectifs différents ne permet pas une régulation efficace de la concurrence, ils ont établi le principe d’une constitution économique qui contraint les politiques à être en cohérence avec des principes constitutifs. Dans ce contexte, une loi sur la concurrence est le produit logique et nécessaire pour l’application effective des principes d’ouverture des marchés et de liberté contractuelle. Le second constat posé était celui de la perméabilité du pouvoir exécutif aux intérêts des grandes entreprises lorsqu’il fallait appliquer la loi anti-cartels. Les ordolibéraux affirment donc pour la première fois le principe d’une autorité indépendante régulatrice de la concurrence. Cette instance qui aurait pour seule mission d’assurer l’application de la loi sur la concurrence ne serait pas dépendante du pouvoir exécutif. Elle serait également essentiellement composée de spécialistes du droit et de l’économie ainsi que soumise à la seule surveillance du pouvoir judiciaire. Le but étant de vérifier que cette structure ne s’éloigne pas des lignes directrices tracées par la constitution économique et la loi sur la concurrence.

Cette dernière loi n’est pas une simple version européenne des antitrust laws en vigueur aux États-Unis puisqu’elle apporte de multiples innovations. En premier lieu, la loi sur la concurrence place l’application de la loi entre les mains d’une autorité indépendante. C’est une différence par rapport aux États-Unis où le pouvoir exécutif contrôle les entités en charge l’application des lois antitrust, notamment le Département de la Justice10. Ensuite, elle s’étend à un champ plus large que les trusts en interdisant toute forme d’accords entre entreprises visant à limiter la concurrence. De surcroît, elle vise à empêcher la formation de monopoles ou à casser ces derniers. Enfin, elle apporte une nouveauté fondamentale au droit de la concurrence en théorisant le principe du “comme si”. Ce principe est le suivant : lorsque qu’un monopole ne peut être démantelé (monopoles naturels ou brevets par exemple), l’entreprise en situation de monopole doit se comporter comme si elle était en situation de concurrence. C’est-à-dire que cette entreprise doit ouvrir ses produits à tous les clients ou ne pas pratiquer des prix abusifs par exemple. Ce principe fait cependant débat au sein des ordolibéraux. Certains jugeant en effet qu’il donne trop de pouvoir d’intervention à l’État dans les entreprises et qu’il est ainsi incompatible avec le refus d’intervenir dans le fonctionnement du marché. Ce dernier principe étant pourtant au cœur de la vision ordolibérale.

la loi sur la concurrence place l’application de la loi entre les mains d’une autorité indépendante alors qu’aux États-Unis le pouvoir exécutif contrôle les entités en charge de l’application des lois Antitrust

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Ludwig Erhard, ministre de l’économie en 1963 et grand artisan des politiques ordolibérales en Allemagne de l’Ouest ©Deutsches Bundesarchiv

C’est ici qu’intervient le paradoxe de l’ordolibéralisme décrit par Leonhard Miksch: “Il se peut bien que dans cette politique libérale le nombre des interventions économiques soit aussi grande que pour une politique planificatrice, mais c’est leur nature qui est différente”11. En effet, il est nécessaire que l’État intervienne partout d’abord pour pouvoir garantir la concurrence et le respect des normes de la constitution économique. Ensuite pour étendre le système de marché à l’ensemble de l’économie. Cette intervention étatique doit s’effectuer dans les domaines de l’éducation, de la famille et jusqu’au sein même des entreprises. Notons cependant un bémol : l’intervention doit se faire en aval sur les “cadres” de l’économie et de la société et jamais en amont en décidant des objectifs de production des entreprises. À la fin, c’est le marché patiemment bâti par les politiques issues de l’ordolibéralisme qui décidera de l’allocation des ressources et de la production. C’est par une métaphore célèbre que Ludwig Erhard, ministre de l’économie et chancelier de la RFA définit la politique ordolibérale : « De même que l’arbitre ne prend pas part au jeu, l’Etat se trouve exclu de l’arène. Dans tout bon match de football, il y a une constante : ce sont les règles précises qui ont présidé à ce jeu. Ce que vise ma politique libérale, c’est justement de créer les règles du jeu »12.

L’ordolibéralisme rompt donc avec le libéralisme classique en faisant du droit un outil pour limiter le pouvoir d’intervention dans l’économie. Cette limitation touche à la fois les pouvoirs politiques législatifs et exécutifs ainsi que le pouvoir économique. En inscrivant dans une constitution le modèle économique du pays, la pensée ordolibérale soumet le gouvernement au parlement et le parlement au pouvoir judiciaire. Il neutralise ainsi toute intervention a posteriori du politique dans l’économique. Le caractère radicalement intégré du modèle ordolibéral aurait pu le desservir. C’est sans compter sur le contexte de reconstruction sous la tutelle des Alliés dans l’après-guerre. Contexte qui lui permettra d’influencer largement les politiques économiques de l’Allemagne. Ainsi, sous la pression américaine, le gouvernement de la zone d’occupation ouest-allemande recrute de nombreux ordolibéraux à des postes importants. Après la fondation de la République Fédérale Allemande, ceux-ci vont rejoindre la CDU (chrétien-démocrates). Franz Böhm sera notamment député de ce parti entre 1953 et 1965. L’ordolibéralisme va conduire la RFA sur une voie profondément différente de pays comme la France ou le Royaume-Uni où des expérimentations socialistes et planistes vont largement favoriser une intervention  étatique discrétionnaire. Cette divergence radicale entre le modèle allemand et les trajectoires suivies par le reste de l’Europe occidentale irriguera par la suite les débats toujours actuels concernant les orientations économiques de l’Union Européenne.


1 François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

3 Walter Lippmann, La Cité Libre, Libraire de Médicis, 1938

5 Idem

6François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

8idem

9Voir François Denord, Aux origines du néo-libéralisme en France, Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938, Le Mouvement Social, 2001/2 (n°195)

10Pour voir l’utilisation de la loi pour servir les intérêts économiques des États-Unis par le DOJ, voir : Jean-Michel Quatrepoint, Au nom de la loi… américaine, Le Monde Diplomatique, janvier 2017

11 Cité dans Michel Foucault, La naissance de la biopolitique, Cours au collège de France, 1978-1979

12 Ludwig Erhard, La Prospérité pour tous, Plon, Paris, 1959; cité dans François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

iFrançois Denord, Aux origines du néo-libéralisme en France, Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938, Le Mouvement Social, 2001/2 (n°195) : “Sur le plan doctrinal, il se conclut par l’adoption unanime d’un manifeste, «l’Agenda du libéralisme», qui énonce plusieurs principes contraires au libéralisme classique. En premier lieu, il met en avant l’idée d’un interventionnisme juridique de l’État: «c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques». En second lieu, il élargit les attributions que la théorie classique lui concède: un État libéral «peut et doit percevoir par l’impôt une partie du revenu national et en consacrer le montant au financement collectif de: 1° La Défense nationale; 2° Les assurances sociales; 3° Les services sociaux; 4° L’enseignement; 5° La recherche scientifique». En troisième lieu, il reconnaît plus largement à l’État un droit d’intervention car: A. […] les prix du marché sont affectés par le régime de la propriété et des contrats. B. […] l’utilité maxima est un bien social, mais n’est pas nécessairement le seul qui doive être recherché. C. […] même lorsque la production est régie par le mécanisme des prix, les sacrifices qu’implique le fonctionnement du système peuvent être mis à la charge de la collectivité.” page 17 [Franz Böhm, Wettbewerb und Monopolkampf. Eine Untersuchung zur Frage des wirtschaftlichen Kampfrechts und zur Frage der rechtlichen Struktur der geltenden Wirtschaftsordnung, Carl Heymanns Verlag, 1933]

iiVoir Walter Eucken, Kapitaltheoretische Untersuchungen, Fischer, 1935

iiiFranz Böhm, Wettbewerb und Monopolkampf. Eine Untersuchung zur Frage des wirtschaftlichen Kampfrechts und zur Frage der rechtlichen Struktur der geltenden Wirtschaftsordnung, Carl Heymanns Verlag, 1933

ivTexte original : “Eucken’s response to the need to integrate facts with theory and economic with legal thought was a method he called “thinking in orders (Denken in Ordnungen).” It may have been his most distinctive and important contribution to postwar European thought. As he put it, “The perception (Erkenntnis) of economic orders (Ordnungen) is the first step in understanding economic reality”. The basic idea was that beneath the complexity of economic data were fundamental ordering patterns (orders) and that only through the recognition of these patterns could one penetrate this complexity and understand the dynamics of economic phenomena.”

vTexte original : “a comprehensive decision (Gesamtentscheidung) concerning the nature (Art) and form of the process of socioeconomic cooperation”

viTexte original : “Economic systems did not just “happen”; they were “formed” through political and legal decision-making.”

Romaric Godin : « Les élites néolibérales ne veulent plus transiger avec le corps social »

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour Le Vent Se Lève.

Nous avons retrouvé Romaric Godin au siège de Médiapart, dans le XIIe arrondissement parisien. Journaliste économique, passé par La Tribune où ses analyses hétérodoxes l’ont fait connaître, il travaille désormais pour le site d’actualité dirigé par Edwy Plenel. En septembre dernier, il publie son premier livre La guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire paru aux éditions La Découverte. Dans cet essai, il développe ce qui constitue selon lui la spécificité du moment Macron et analyse les racines sociales et économiques profondes qui ont présidé à l’avènement du néolibéralisme autoritaire qu’il dépeint. Propos recueillis par Antoine Cargoet. Retranscription réalisée par Marie Buquen et Dany Meyniel.


LVSL – Vous commencez votre ouvrage en faisant une nette distinction entre le libéralisme traditionnel et le néolibéralisme, quelle spécificité attribuez-vous au néolibéralisme ?  

Romaric Godin – Ce que j’ai essayé de montrer, c’est quelle était la nature du néolibéralisme, qui est souvent mélangée avec d’autres notions par les milieux militants, notamment l’ultra-libéralisme ou simplement le libéralisme, etc. Or il me semblait quand même que le moment actuel, enfin depuis 40 à 50 ans, avait une particularité par rapport à ce qu’on a pu connaître dans d’autres phases du capitalisme, notamment avant la crise de 1929 ou au XIXe siècle, qui étaient aussi des moments très libéraux. Mais la grande différence par rapport à ces moments-là, la caractéristique du néolibéralisme, c’est qu’on a, au niveau mondial, un mode de gestion du capitalisme qui s’appuie sur un État au service du capital contre le travail. On peut ainsi définir le néolibéralisme non pas uniquement comme un ensemble de théories, ou comme une théorie cohérente, mais plutôt comme un mode de gestion du capitalisme, comme un paradigme dominant qui trouve dans chaque économie particulière un mode d’inscription propre, mais qui relie l’ensemble des capitalismes nationaux entre eux dans un même ensemble. On a eu après la crise de 1929 un autre paradigme plutôt keynésien-fordiste, et maintenant on est passés au paradigme néolibéral qui lui-même, depuis 2008, est entré dans une phase de crise.

Ce néolibéralisme se définit donc par la non prise en compte de l’État. La grande leçon de la pensée autrichienne, de Hayek et Mises, c’est de dire que le marché est le lieu de la justice – là-dessus il n’y a pas de doute -, mais que si on le laisse aller tout seul, il crée des excès et du chaos. On a donc besoin de la puissance publique pour, d’une part, encadrer le marché, et d’autre part le développer pour que toutes les sphères de la société soient marchandisées, puisque ce marché reste, une fois qu’il est encadré, le porteur de la justice. Cette idée a été beaucoup développée par les ordolibéraux allemands, plus encore que par les Autrichiens : l’État doit être au service de la marchandisation du monde et, dans le cadre du marché, du capital contre le travail puisque le travail n’est qu’une matière première au service du marché.

« On est plutôt dans une réorganisation des moyens de l’État au profit du capital et au détriment du monde du travail. »

Donc on a cette structure-là, d’où découle d’abord la mondialisation des biens et des services, c’est-à-dire leur libre circulation, puis la financiarisation, c’est-à-dire la capacité des capitaux à pouvoir s’allouer librement, et donc de façon optimale. Les États aident à la marchandisation et en même temps, par la pression de la liberté de circulation des capitaux, des biens et des services, se retrouvent dans une obligation de mener cette politique néolibérale. Il y a donc un cycle qui se met en place, qui est le propre du néolibéralisme, ce qui n’était pas forcément le cas dans les phases précédentes de la pensée libérale et on voit d’ailleurs qu’il y a des libéraux qui s’opposent à cette vision du néolibéralisme qui est considérée comme un étatisme par certains. Il y a donc aussi un débat au sein de la pensée libérale autour de cette question. Reste qu’aujourd’hui le capitalisme est géré dans une optique néolibérale, et pas dans une optique libertarienne ou libérale manchestérienne du XIXe siècle. Chez les néolibéraux, il y a aussi cette idée qu’on peut se défendre des accusations d’ultra-libéralisme en disant : « on ne détruit pas l’État, on continue à assurer des revenus minimums pour les plus pauvres, on continue à développer des assurances sociales même si ces assurances sont de plus en plus privées ». En tout cas, on n’est pas dans la destruction complète de l’État. On est plutôt dans une réorganisation des moyens de l’État au profit du capital et au détriment du monde du travail.

LVSL – Pour marquer le contraste vis-à-vis du libéralisme manchesterien…

RG – Exactement. Et c’est quelque chose qu’on voit très bien notamment dans les premiers temps du néolibéralisme avec les gouvernements de Thatcher ou de Reagan, où on voit des déficits publics qui continuent à augmenter ou qui baissent assez modérément, puisque la dépense publique reste importante, elle n’est simplement pas employée de la même façon, c’est-à-dire qu’elle est moins dépensée dans la sphère sociale et beaucoup plus dans la sphère dite régalienne. C’est d’ailleurs ce que défend le gouvernement français avec le budget 2020 puisqu’il demande et je le cite, le « réarmement de l’État régalien » par une augmentation du budget de la Défense, de l’Intérieur et de la Justice. L’augmentation du budget de la Justice, ce n’est pas pour les tribunaux, elle est au contraire concentrée sur la création de postes de gardiens de prisons. C’est une vision de l’État qui est punitive et vraiment régalienne au sens traditionnel du terme.

LVSL – Votre ouvrage met en exergue une contradiction : la France est à la fois le pays de la résistance au néolibéralisme depuis 1945 et la nation européenne qui a été peut-être parmi l’une des plus précoces dans son développement par l’État. Comment expliquer ce paradoxe ?

RG – Il faut distinguer l’histoire de la pensée néolibérale et celle du paradigme néolibéral. Dans la pensée néolibérale, la France joue un rôle fondamental. D’abord, le néolibéralisme naît en France en 1938 avec le colloque Walter Lippmann ; puis il y a de grandes figures, notamment Jacques Rueff. Ces figures-là sont très critiques dès la mise en place du modèle social de l’après-guerre. Dès les années 1950, sous la IVe République, on commence à avoir une volonté de détricoter ce que l’on vient de mettre en place dans la période de l’immédiat après-guerre. Cela s’accentue sous la Ve République, avec le fameux rapport Rueff-Armand remis en 1960 au gouvernement, qui est en fait l’ancêtre de tous les rapports Minc, Attali, qui vont se succéder au cours des années 1990-2000. Il dit que le modèle social français est un obstacle à la compétitivité de l’économie, et à sa modernisation. Au cours de la période gaulliste, on tente d’introduire un peu plus de libéralisme dans l’économie française, un peu plus de compétition, etc. Seulement, on est dans un autre paradigme dominant au niveau mondial, qui est le paradigme keynésien, donc il n’est pas possible en réalité de détruire ce modèle, parce qu’on a besoin de créer une demande intérieure, on a besoin de créer la société de consommation pour que le capitalisme de l’époque puisse fonctionner. Le gaullisme est donc déjà une sorte d’équilibre entre une volonté néolibérale et une réalité keynésienne. Dans les années 1950-1960, la France est un modèle hybride entre le néolibéralisme et le modèle keynésien.

« En 1983, les élites de gauche deviennent néolibérales comme les élites de droite. Il y a une unité des élites, et là se met en place ce que j’appelle une guerre sociale entre des élites qui cherchent à imposer le plus de réformes néolibérales possible et un corps social qui lui résiste parce qu’il reste attaché à cet équilibre entre le capital et le travail. »

Lorsqu’arrive l’effondrement du paradigme keynésien dans les années 1970, on pouvait imaginer que, compte tenu de l’importance de la pensée néolibérale en France, celle-ci bascule à son tour dans un paradigme néolibéral. En réalité, la France va conserver sa structure hybride. On va changer de paradigme et la France s’intègre dans ce capitalisme. Il y a un certain nombre de réformes néolibérales, mais en même temps, elle parvient à maintenir un équilibre en conservant un bloc important de transferts sociaux et de solidarité. Même au cours de cette période néolibérale, ce bloc est encore renforcé, via le RMI sous Michel Rocard, les 35 heures, la réforme de l’assurance chômage où l’on met fin à la dégressivité, où l’assurance chômage est assez généreuse : on a un renforcement de ce modèle redistributif parallèlement au développement d’un certain nombre de réformes néolibérales. Se développe à ce moment-là un modèle hybride d’un autre type que celui des années 1960. La classe politique cherche à imposer le modèle libéral, mais la société et la volonté populaire défendent le modèle social et l’équilibre entre travail et capital que l’on avait construit dans les années de l’après-guerre.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Il y a ici un paradoxe et une continuité de l’économie française qui essaie toujours de trouver une sorte de voie moyenne. Jusqu’en 1983 il y a des modernisateurs de gauche, qui pensent que la modernisation va se faire par les nationalisations, par l’organisation de la production, par la planification – c’est des constructions du programme commun puis du programme du parti socialiste en 1981. En 1983 tout ceci est abandonné et les élites de gauche deviennent néolibérales comme les élites de droite l’étaient depuis les années 1950. Il y a une unité des élites, et là se met en place ce que j’appelle une guerre sociale, entre des élites qui cherchent à imposer le plus de réformes néolibérales possible et un corps social qui lui résiste parce qu’il reste attaché à cet équilibre entre le capital et le travail.

LVSL – Cette introduction du néolibéralisme va s’accélérer dans les années 1980 puis 1990 et 2000 et les gouvernements successifs, que ce soit dès 1983 avec le tournant de la rigueur, avec le gouvernement Chirac en 1986, Balladur en 1993 etc., vont poursuivre peu ou prou le train des réformes et la mise en place de cet agenda avec plus ou moins de zèle. Comment, après 10 ans de Sarkozy et de Hollande, se distingue le moment macroniste ? Y a-t-il une différence de nature ? Qu’est-ce qui fait sa singularité ?

RG – Je pense qu’il faut distinguer ce qu’il s’est passé dans les années 1980, 1990 et 2000 de ce que je considère comme le tournant qui est l’année 2010. Le vrai tournant de la politique française c’est l’année 2010. Je vais revenir sur la spécificité Macron, mais on a effectivement en 1983 cette unité des élites, la première tentative d’une politique néolibérale qui se met en place. Elle est extrêmement impopulaire parce qu’elle est réalisée par un gouvernement qui devait précisément rompre avec la première tentative néolibérale de Raymond Barre, Premier ministre en 1976, qui met en place un plan de réformes dès 1977. Première tentative, échec absolu en 1986 avec une défaite historique de la gauche. La droite revient sur un programme thatchérien et tous ces gouvernements mettent en place des réformes très dures, avec l’idée de réaliser en France ce qu’ont réalisé Thatcher et Reagan, c’est-à-dire un choc néolibéral. Il se trouve qu’à la différence de ce qui se passe aux États-Unis et au Royaume-Uni, non seulement le corps social réagit – il a réagi aussi au Royaume-Uni – mais encore le gouvernement n’arrive pas à dépasser cette résistance et doit revenir en arrière. En 1986, même si beaucoup de choses ont été faites, on se souvient qu’après le mouvement étudiant, on est revenu sur la réforme des universités qui était une réforme très néolibérale, destinée à modeler l’enseignement supérieur sur les besoins de l’offre productive. Il y a aussi eu au cours de la même période la réforme de la SNCF qui est abandonnée suite à une très longue grève des cheminots. Surtout, il y a la défaite de 1988, où ceux qui ont été entièrement battus en 1986 reviennent au pouvoir en se présentant comme moins néolibéraux que la droite. Se met en place l’idée qu’on ne peut pas, en France, avancer sur ces réformes néolibérales si on n’offre pas des compensations au corps social. C’est ce que Rocard avait compris d’une certaine façon dès 1988 et ce que va comprendre ensuite Jospin, ce que va un peu continuer Raffarin dans des proportions moindres. Et c’est là que se développe ce modèle hybride dont je parle.

Quand il se fait élire en 2007, Nicolas Sarkozy compte aller très loin dans le néolibéralisme puisque son idée, c’est de rallier au néolibéralisme une partie de l’électorat du Front National, en alliant néolibéralisme et discours xénophobe, anti-immigration, sécuritaire… En 2007 il y arrive, il commence à faire des réformes assez violentes, puis vient la crise qui le bloque; et en 2010, on a un tournant. Plusieurs éléments témoignent alors du changement assez radical d’un Sarkozy qui, pendant la crise de 2008, s’était converti au keynésianisme, était pour la moralisation du capitalisme et contre les paradis fiscaux, etc. En 2010 qu’est-ce qu’il fait ? Il fait une réforme des retraites contre laquelle il y a une résistance très forte dans la rue, assez inédite, et la réforme passe quand même. Donc on n’écoute plus la résistance. Première chose. Deuxième chose, il y a la fameuse promenade de Deauville de 2010 avec Angela Merkel où il accepte d’appliquer la politique d’austérité que lui demande l’Allemagne. La chancelière estime que pour lutter contre la crise qui se développe en Grèce, en Espagne et en Irlande, il faut une politique d’austérité, pour rassurer les marchés financiers. Et il faut que tout le monde la fasse. L’Allemagne convainc la France de l’imiter. On l’a oublié mais les budgets 2011 et 2012 votés par la majorité UMP sont extrêmement austéritaires.

« Au regard de ce que promeut la commission Attali en 2010, les avancées de Sarkozy et de Hollande sont trop minimes : ce que propose Macron en 2016, quand il démissionne, quand il devient candidat, c’est d’appliquer ce programme-là. D’appliquer une politique néolibérale pure qui permette véritablement le changement structurel de l’économie française. »

À ce moment, on a quelque chose qui est de l’ordre du tournant parce qu’à la différence de ce qu’il s’est passé jusqu’ici, on réalise des réformes sans compensation pour le corps social, des réformes que l’on impose. Il assez significatif de constater que cela arrive au moment où est rendue la deuxième version du rapport Attali, qui commence par ces mots : « le temps est venu ». On entre dans le moment où les élites néolibérales ne veulent plus transiger avec le corps social. Traditionnellement et comme on pouvait s’y attendre, Sarkozy est battu en 2012 en grande partie sur cette question de la politique économique, puisque François Hollande est élu en grande partie parce qu’il dénonce le monde de la finance et l’austérité de Sarkozy. Sauf que François Hollande est un néolibéral convaincu et bascule très rapidement dans une austérité cette fois fiscale à partir de 2012, puis, à partir de 2014 avec le gouvernement Valls, dans une politique de réformes structurelles très forte, notamment par la loi El Khomri.

Qu’est-ce qui différencie cette période 2010-2017 de ce qui va advenir avec Macron ? C’est que ces réformes sont faites par des partis traditionnels. L’UMP d’un côté, et le Parti Socialiste de l’autre, qui doit trouver des alliés : écologistes, communistes… Lorsque ces partis font ces réformes-là, ils sont toujours confrontés à une opposition interne. Typiquement, c’était les frondeurs pour Hollande. Pour Sarkozy, on voit bien qu’il y a une partie de l’électorat qui l’avait rejoint en 2007 et qui l’a abandonné en 2012 en raison de cette politique d’austérité. En réalité, ces partis-là ne peuvent pas aller très loin dans les réformes. Ils ne peuvent pas faire un choc néolibéral franc, parce qu’ils ont des problèmes de majorité. Ces deux politiques ont été très fortement critiquées par les élites néolibérales, qui y voyaient une politique de petits pas, alors qu’il n’y avait plus de compensations, mais c’était trop de réformes ponctuelles et non des réformes vastes destinées à transformer la politique économique, la culture économique et le tissu économique français. Au regard de ce que promeut la commission Attali en 2010, les avancées de Sarkozy et de Hollande sont trop minimes : ce que propose Macron en 2016, quand il démissionne, quand il devient candidat, c’est d’appliquer ce programme-là. D’appliquer une politique néolibérale pure qui permette véritablement le changement structurel de l’économie française.

« La rupture se fait à ce niveau-là : il n’y a plus de contre-pouvoir interne à la volonté de réforme néolibérale. »

À la différence des autres, il va constituer une base sociale qui est acquise à cette idée, constituée en fait de ceux que l’on appelle les « gagnants de la mondialisation », ou ceux qui croient l’être, ou ceux qui ont un intérêt à ce que la politique soit du côté du capital plutôt que du travail, ou qui s’identifient à cette politique pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Ça représente à peu près un cinquième de l’électorat français, qui sait exactement ce qu’il veut : en bref, il veut les conclusions de la commission Attali. Emmanuel Macron est l’homme qui s’identifie à cette base sociale, qui s’identifie aux intérêts du capital, qui va pouvoir mener une politique néolibérale franche et un choc de réformes structurelles sur l’économie française. C’est là-dessus qu’il va construire son programme électoral, autour de l’idée de « libérer les énergies » etc., soit la version communicante des réformes structurelles destinées à libérer le capital en France.

La rupture se fait à ce niveau-là : il n’y a plus de contre-pouvoir interne à la volonté de réforme néolibérale. Sarkozy et Hollande ont commencé cette politique, mais ils devaient faire avec des contre-pouvoirs internes de type électoral ou politique. Le parti de Macron vise quant à lui à appliquer ces réformes néolibérales : il est constitué pour ça. Est présente l’idée qu’il faut faire un choc très fort dès le départ, le quinquennat commence par les ordonnances sur le code du travail qui achèvent la loi El Khomri. Donc tout ce qui avait été retoqué pour des raisons d’équilibres internes au Parti Socialiste dans les lois El Khomri a été recyclé par les ordonnances Macron sur le code du travail. C’est l’achèvement de ces réformes-là, c’est la fin de la politique des petits pas. Et tout le quinquennat Macron va être le quinquennat de ces réformes structurelles que les politiques d’avant ont refusé ou rechigné à faire.

LVSL – Vous revenez dans votre livre sur l’épisode des gilets jaunes et sur l’inévitable face-à-face entre le pouvoir d’une part et les classes populaires de l’autre, et prédisez par ailleurs un durcissement de la politique macronienne et l’avènement d’une démocratie autoritaire. Cependant en matière sociale, le pouvoir a beaucoup communiqué sur l’acte II du quinquennat, placé sous les auspices de la concertation et du dialogue. Quel crédit apporter à ce nouveau discours ? Est-ce que la stratégie de chocs structurels permanente est pérenne ?

RG – On commence à voir que l’acte II est une vaste blague pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’aucune des réformes structurelles qui sont en chantier n’ont été remises en cause, que ce soit la réforme des retraites ou la réforme de l’assurance chômage. Tout ça continue de façon très claire. Surtout, se poursuit un continuel travail de sape de l’État social tel qu’il a été construit après la guerre. Le deuxième acte de la réforme du marché du travail, c’est la réforme de l’assurance chômage qui a été imposée d’en haut, par l’État. C’est typiquement ça le néolibéralisme. L’État qui décide de lui-même, sans écouter les partenaires sociaux, sans essayer de construire un compromis entre le capital et le travail, le patronat et les syndicats, qui décide de prendre acte de l’incapacité des deux partis à trouver un compromis, qui n’essaie pas de prendre un peu d’un côté et un peu de l’autre, mais choisit de mener une politique franchement du côté du capital. En faisant quoi ? En détruisant les droits des chômeurs, avec un recalcul des allocations chômage qui va provoquer dans les mois et les années qui vont venir un appauvrissement des chômeurs qui sera très fort.

« On pousse les travailleurs vers le marché du travail, lequel a parallèlement été flexibilisé, et va donc pouvoir offrir tout un tas d’emplois à bon marché à ces chômeurs qui seront en demande de travail. »

Les chômeurs seront obligés de travailler et donc de se conformer à l’offre de travail, c’est ça le néolibéralisme, c’est forcer les gens à rentrer sur le marché. Même si ça ne correspond pas à leurs vœux ou à leur formation : « je n’ai plus rien pour vivre, il faut que je trouve un travail, n’importe lequel ». Cette réforme de l’assurance chômage touche aussi les cadres, qui devront trouver un emploi très rapidement pour éviter cette dégressivité. On pousse les travailleurs vers le marché du travail, lequel a parallèlement été flexibilisé et va donc pouvoir offrir tout un tas d’emplois à bon marché à ces chômeurs qui seront en demande de travail.

Ça ne représente à terme que deux milliards et demi d’économies, mais sur la structure et le fonctionnement de l’économie et de la société françaises, c’est quelque chose de majeur, c’est un changement continuel. Le régime d’assurance chômage qui avait été maintenu depuis l’époque Jospin était un des filets de sécurité sociaux les plus développés d’Europe et c’était quelque chose qui permettait justement à la société française de trouver son équilibre. Là, on le détruit. Donc l’acte deux comme un acte « social », rien que par cette réforme, c’est déjà très contestable. Deuxième réforme, c’est l’article 3 du projet de financement de la Sécurité sociale qui entérine dans la loi la non-compensation des baisses de cotisations pour la Sécurité sociale. C’est-à-dire que l’État décide de baisses de cotisations pour favoriser le profit et l’accumulation du capital. Depuis 1994 on compensait, parfois on trouvait des moyens techniques de ne pas le faire, mais en général on compensait ces baisses de cotisations. Ça avait été décidé sous Édouard Balladur en 1994 avec la loi Veil – quand je dis que dans les années 1990 on essayait toujours d’avoir un peu d’équilibre, en voici un exemple. Cette politique n’est plus compensée, ce qui veut dire que la Sécurité sociale devra réaliser des économies pour compenser les baisses de cotisations accordées aux employeurs : c’est la Sécurité sociale, donc le système social et donc les filets de sécurité sociaux qui vont financer la politique néolibérale du gouvernement.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Quant à la réforme des retraites, comme c’est explosif, ils essaient de diluer en faisant une fausse deuxième concertation… Mais cette réforme des retraites est toujours à l’agenda, le Président de la République l’a annoncée pour l’été 2020. Son principe ? C’est de passer d’un système où nous avons des prestations définies (vous avez tant d’annuités, vous avez telle retraite) à un système de cotisations définies (vous savez combien vous cotisez, combien de points vous acquérez, puis on va calculer selon la valeur du point combien ça va vous faire en pension). De quoi dépendra la valeur du point ? D’un critère qui n’a jamais bougé qui est que la dépense de retraite dans le PIB doit être de 14%. Comme on va avoir plus de retraités dans l’avenir, on va diviser la distribution et on va paupériser les retraités. Ce sont les retraités qui, par la baisse de leurs prestations, vont payer ce système et payer surtout le fait que le système soit à coût défini. Quelles en seront les conséquences ? Si vous voulez avoir une retraite de qualité ou en tout cas suffisante pour vivre, devant cette incertitude, vous devrez prendre une retraite privée par capitalisation à côté. La seule fonction de cette réforme, c’est de développer l’assurance retraite privée.

« On fait payer les baisses d’impôts des classes moyennes par les plus pauvres. La stratégie est claire : c’est de pouvoir rallier les classes moyennes à la politique de réforme structurelle en achetant cette adhésion. »

Trois éléments très importants attaquent l’État social et le compromis social français dans le cadre de cet acte deux. Pendant ce temps, on nous explique que l’acte deux est un acte social parce qu’on baisse l’impôt sur le revenu. L’impôt sur le revenu touche 40% des contribuables français et sa baisse est financée par le déficit de la Sécurité sociale, par la poursuite de l’austérité dans l’hôpital qui va devoir encore cette année économiser 800 millions d’euros alors qu’il se trouve dans une crise épouvantable, par le gel des APL – enfin, la « contemporéanisation des APL » – qui est en fait une baisse des prestations, par l’assurance chômage comme je vous l’ai dit. En somme, on fait payer les baisses d’impôts des classes moyennes par les plus pauvres. La stratégie est claire: c’est de pouvoir rallier les classes moyennes à la politique de réforme structurelle en achetant cette adhésion.

Maintenant est-ce-que ça fonctionne ? Si l’on considère le mouvement des gilets jaunes, on peut penser que même si la révolte a un point de départ financier avec la taxe carbone, la réflexion a ensuite pris un peu de hauteur et elle s’est posée la question de savoir si l’on doit avoir des marchés partout, est-ce-que je dois être soumis en permanence à cette tension de l’offre et de la demande, est-ce-que je ne suis qu’un consommateur ? tout ça a été présent dans la révolte des gilets jaunes et s’est diffusé… En baissant l’impôt sur le revenu, on envoie le message qu’on n’est qu’un consommateur, qu’on peut par ailleurs baisser les prestations, qu’on peut réduire la croissance des dépenses publiques parce que tout ça va être compensé par la libération du pouvoir d’achat, mais c’est un jeu de dupes et il n’est pas à exclure que dans le contexte français ce jeu de dupes ne soit pas couronné de succès…

LVSL – Malgré la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron poursuit sa politique au point que celle-ci prend des allures de fuite en avant. À ce propos, vous évoquez dans votre livre l’avènement d’une « démocratie autoritaire », à quoi ressemblera-t-elle selon vous ?

RG – Dans la réponse aux gilets jaunes, il n’y a eu aucune concession sur les réformes structurelles engagées. La réforme du marché du travail est toujours là, la réforme de la SNCF est toujours là, les privatisations ont été lancées, et surtout la réforme de la fiscalité du capital qui, avec la réforme du marché du travail, est un des points centraux de la politique néolibérale de Macron, n’a pas été remise en cause : il en a fait une ligne rouge absolue. Même si elle ne se résume pas à ça, un des éléments centraux de la politique néolibérale c’est le creusement des inégalités. Les derniers chiffres qu’on a eus sur les inégalités en 2018 sont extrêmement inquiétants. Tout le monde s’est concentré sur cette histoire de taux de pauvreté hors compensation des APL, mais la réalité c’est que l’indice de Gini a augmenté comme jamais en France : c’est le produit de la réforme de la fiscalité du capital et c’est aussi l’un des éléments déclencheurs de la crise des gilets jaunes. On demande aux gens de payer plus pour l’essence alors qu’on a libéré des milliards pour les plus fortunés. Alors comment fait-on lorsque l’on a cette politique et en face un corps social qui rejette cette politique inégalitaire ? C’est pour ça que les baisses d’impôt sur le revenu ne sont pas forcément certaines d’être couronnées de succès. De fait, la baisse d’impôt arrive en 2020 mais les gens qui payaient l’ISF ne le paient plus depuis 2018 et nous parlons du même montant : c’est cinq milliards, donc eux ont déjà gagné quinze milliards quand les onze millions de ménages concernés par la baisse de l’impôt sur le revenu auront gagné cinq milliards… On n’est pas dans la réduction des inégalités, quoiqu’ils en disent.

« La poursuite de la transformation radicale du modèle français se fait dans un contexte de violence d’État très fort. »

Alors comment on fait face à ça ? On fait taire les oppositions, d’une certaine façon je n’ai même pas besoin de vous dire à quoi ça va ressembler, c’est déjà là. C’est la loi anti-casseurs qui autorise la police à arrêter en amont des manifestants, c’est une loi qui autorise à verbaliser des gens qui sont sur des endroits de manifestation. C’est une loi qui interdit d’aller dans une manifestation en se protégeant des gaz lacrymogènes, des flash-ball, de la répression policière. Je ne vais pas m’étaler, tout le monde le voit, la répression s’était déjà durcie sous Sarkozy et sous Hollande, c’est contemporain de l’évolution vers un néolibéralisme plus radical. Le maintien de l’ordre à la française reposait jadis sur l’idée selon laquelle « on cogne dur mais on ne fait pas de blessés », maintenant c’est « on fait un maximum de blessés ». Je vous rappelle quand même que l’État chinois a présenté la loi anti-casseurs française comme un modèle dans le cas de Hong-Kong, ils ont même tweeté là-dessus… Aujourd’hui, le ministre de l’Intérieur chilien peut s’étonner qu’on l’embête sur la répression des manifestations, la France fait la même chose.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Nous sommes face à un paradoxe que j’ai résumé sous le terme – qui est sans doute contestable – de « démocratie autoritaire », d’une démocratie qui fonctionne a minima, mais qui fonctionne, on a des élections où personne ne vous dit pour qui voter : vous votez dans l’isoloir, il n’y a pas de pression sur l’exercice du vote. Mais en parallèle vous avez une répression policière, une répression d’État extrêmement forte pour dissuader le corps social de réagir aux réformes néolibérales. Il y a une sorte d’étouffement des contestations qui correspond à une évolution dans le modèle français puisque jadis les gouvernements étaient confrontés à une contestation du corps social et devaient répondre à cette contestation, parfois aussi par la répression, soyons honnêtes, mais cette répression devait s’accompagner de politiques d’apaisement. C’est terminé, nous n’avons plus de politiques d’apaisement : la poursuite de la transformation radicale du modèle français se fait dans un contexte de violence d’État très fort.

LVSL – Élargissons la focale et considérons les grands équilibres européens. À l’issue de l’élection de 2017, les ambitions françaises au niveau européen étaient claires : rentrer dans les clous budgétaires et obtenir en échange des progrès en matière de budget européen. Depuis dix ans désormais, l’élaboration des politiques d’austérité se justifie par la contrainte européenne. Quel regard portez-vous sur la stratégie européenne d’Emmanuel Macron à l’heure où l’Allemagne montre de réels signes de faiblesse ?

RG – Regardez ce que dit Emmanuel Macron, notamment dans une interview à Ouest-France juste avant l’élection : il explique que l’Allemagne a réussi parce qu’elle a fait des réformes et qu’elle attend maintenant de nous qu’on fasse la même chose… Les réformes structurelles engagées sont similaires à ce qu’avait fait l’Allemagne dans les années 2000, ce sont des réformes Hartz à la française. Ainsi l’Allemagne serait satisfaite et on serait récompensés de nos efforts par un changement de politique outre-Rhin… C’était ça l’idée de Macron et c’est un échec complet, l’Allemagne est totalement indifférente à ce qui se passe en France, et de toute façon cette politique de course à l’échalote des réformes est toujours perdue d’avance parce qu’il faut toujours aller plus loin. Face à ça, Macron n’a aucune stratégie alternative et poursuit donc cette pseudo-stratégie où il prétend pouvoir arracher quelque-chose à l’Allemagne. Aujourd’hui, qu’est-ce qu’on voit ? On aurait toutes les raisons de penser que l’Allemagne est en situation de faiblesse et que la France peut lui imposer des éléments de relance budgétaire et d’investissement. Rien du tout : dans le débat allemand la France est totalement absente, ça ne compte pas, la volonté d’Emmanuel Macron n’a aucune incidence sur le débat outre-Rhin autour de la relance budgétaire et de l’investissement public. Si l’Allemagne relance un jour et investit – ce qui me semblerait étonnant – ce ne sera pas grâce à Macron et certainement pas grâce à ses réformes ou grâce à la croissance pseudo-supérieure – on ne parle quand même que de 1,3%, de la France par rapport à l’Allemagne. Nous sommes donc là dans une impasse totale. On a bien du mal à définir une politique européenne de Macron. C’est au coup par coup, en termes de vision globale de l’Europe il n’y a rien du tout…

« Le néolibéralisme induit une certaine perte de contrôle. C’est-à-dire que la démocratie peut faire ce qu’elle veut, il y a un moment où elle est obligée de se soumettre à la loi du marché, à la loi du capital. »

Je souhaite juste rajouter un élément qui me semble important : même si l’Union européenne est effectivement une structure qui économiquement était constituée autour d’une idée libérale, peut-être même une structure punitive comme on l’a vu pendant la crise de la dette ; dans le cadre français ce n’est pas l’Europe qui demande. L’Europe demande, mais en réalité si nous avions un gouvernement qui ne le faisait pas je ne sais pas ce qu’il se passerait. La pression et la volonté de réforme viennent du gouvernement français. C’est Macron qui décide de réformer. C’est la politique française qui décide d’utiliser l’Europe pour mener à bien ses politiques. Ces politiques de réforme ont été mises à l’agenda par un candidat devenu président de la République et qui a décidé de son propre chef d’en faire le socle d’une politique européenne. Effectivement ça échoue, mais on ne peut pas dire en France, comme par exemple dans le cas de la Grèce ou de l’Italie, qu’il y ait eu une sorte d’ultimatum de l’Europe pour réaliser ces réformes – quand bien même l’Union Européenne pousse dans ce sens. Je ne suis pas en train de dire que l’Europe n’y est pour rien, mais Macron ne peut pas se prétendre soumis à une pression européenne qui le contraindrait à mener ces réformes. C’est lui qui a défini sa politique européenne, il explique devoir faire des réformes pour obtenir des concessions allemandes, or ce n’est écrit nulle part, c’est absurde et c’est lui qui le définit…

LVSL – De la même manière qu’en 1981 la gauche est arrivée au pouvoir en France tandis que s’amorçait déjà le cycle thatchérien et reaganien, n’a-t-on pas l’impression que l’élection d’Emmanuel Macron – célébrée comme une divine surprise un peu partout en Europe – s’inscrive à contretemps d’un cycle mondial déjà finissant qui était celui du néolibéralisme triomphant, à l’heure où les frontières et certains régimes autoritaires ou simplement protectionnistes se mettent en place un peu partout ?

RG – Je pense qu’effectivement le néolibéralisme est arrivé à sa limite. À l’origine, pourquoi le néolibéralisme intervient ? Parce que la capitalisme keynésien était à bout de souffle, il était soumis à la pression du monde du travail qui voulait aller plus loin – souvenez-vous de tous les mouvements des années 1960 et 1970 qui poussent vers une plus forte autogestion des travailleurs, vers davantage de concessions de la part du capital; et surtout les profits baissent. À cela il faut ajouter tous les symptômes de la crise du keynésianisme que sont les désordres monétaires, l’inflation, etc. Le néolibéralisme propose une solution et promeut une politique en faveur du capital pour relancer le taux de profit. Il a été mis en place dans le cadre de la mondialisation, qui a permis d’obtenir une relance des taux de profit par une baisse des coûts de production, par la financiarisation, etc. Quels sont les grands défis aujourd’hui ? La transition écologique, les inégalités et dans certains cas le rejet du consumérisme. Le néolibéralisme est incapable de répondre à ces défis-là. Il est même incapable de répondre au défi de la croissance économique puisqu’elle ne cesse de ralentir, que la croissance de la productivité ralentit elle aussi et que pour créer du profit il est en permanence obligé de comprimer le coût du travail. Va s’engager une fuite en avant du néolibéralisme qui va créer toujours plus d’inégalités et toujours plus de dégradations écologiques…

Le néolibéralisme n’a plus d’autre solution que de tourner à vide. Nous sommes dans une situation un peu paradoxale où celui-ci est incapable de répondre aux défis du moment mais reste sans alternative. Nous sommes donc, comme vous l’avez dit, face à une sorte de fuite en avant.

La France avait un système mixte et équilibré, qui aurait pu être une forme de modèle pour ceux qui cherchent à sortir du néolibéralisme, et c’est à ce moment-là qu’on décide, nous, de faire notre révolution thatchérienne. On est effectivement totalement à contre-courant et à contretemps des défis du moment. Au niveau mondial, il y a des révoltes un peu partout directement ou indirectement liées à cette crise du néolibéralisme. Liées également à une crise de la démocratie puisque le néolibéralisme c’est l’idée de la démocratie tempérée, de la démocratie qui ne s’occupe pas des choses sérieuses, c’est à dire de l’économie et des marchés. Le néolibéralisme induit une certaine perte de contrôle, et ça tout le monde le sait, tout le monde le sent, la crise grecque en est d’une certaine façon l’illustration. C’est-à-dire que la démocratie peut faire ce qu’elle veut, il y a un moment où elle est obligée de se soumettre à la loi du marché, à la loi du capital.

Face à cette loi-là, les révoltes démocratiques et sociales se multiplient partout dans le monde. La première de ces révoltes c’est d’ailleurs les gilets jaunes en France. La demande des gilets jaunes, c’est quoi ? Vous ne pouvez pas nous faire payer si vous ne faites pas payer les riches et, deuxièmement, on veut avoir notre mot à dire : c’est donc une crise sociale et démocratique. Le mouvement des gilets jaunes a été structurant, ce n’est pas pour rien qu’on les revoit au Chili, en Irak, en Égypte, à Hong-Kong Les gilets jaunes sont la première grande crise du néolibéralisme.

À cela, vous avez trois réponses. La première réponse c’est de continuer comme avant, on ne s’occupe de rien et on va au désastre, vers une crise climatique et sociale aiguë et vers la confrontation. La deuxième réponse, c’est que face à ces désordres provoqués par la crise du néolibéralisme, celui-ci s’allie pour survivre avec des tendances fascistes ou autoritaires. En France, on commence à évoluer vers une vision plus autoritaire de la société et il s’opère ainsi une sorte de fusion entre le néolibéralisme et le néofascisme comme on le voit dans les pays de l’Est déjà, ou dans une moindre mesure avec Trump, ou à partir de 2015 avec le durcissement du régime chinois qui correspond à une crise de croissance. On ne peut pas exclure de voir advenir, à droite de Macron, cette fusion entre les néolibéraux et les néofascistes. Face à la crise, le corps social réclamera de l’ordre et on entrera dans un régime autoritaire qui, économiquement, sera le sauvetage de l’ordre existant. Puis le troisième scénario, qui est plus hypothétique, c’est que l’on arrive à proposer autre chose, à sortir de ce cadre néolibéral.

Dans le capitalisme, hors du capitalisme, peut-être que c’est mal poser la question, je n’en sais rien. En tout cas, on peut imaginer que quelque chose propose une alternative, ce qui n’est pas évident parce que la société est depuis cinquante ans travaillée par ces tendances néolibérales. Les luttes sont très individualisées, centrées sur différentes questions, les gilets jaunes vont parler de démocratie directe, du prix de l’essence, de niveau de vie dans certains cas, les hôpitaux vont demander davantage de moyens, les cheminots vont parler du statut des cheminots, etc. Il est très difficile de faire le lien entre toutes ces luttes et surtout de les transcender pour que ces luttes se transforment et puissent proposer un changement de paradigme économique et social. Le défi est là. Il y a quand même quelque chose qui est de l’ordre de l’urgence…


https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_guerre_sociale_en_France-9782348045790.htmlLa guerre sociale en France, Aux sources économiques de la démocratie autoritaire. Romaric Godin.

Éditions La Découverte, 250 pages, 18€.