Pérou : Castillo face aux « maîtres de la mine »

Une entreprise minière à proximité du lac Quiulacocha, dans la ville de Cerro de Pasco © Vincent Ortiz pour LVSL

Dans la ville de Cerro de Pasco les protestations se multiplient contre l’impunité de la multinationale suisse Glencore, jugée responsable de la contamination du sang de milliers d’habitants. Dans la région Las Bambas, c’est une entreprise chinoise qui est en cause, accusée de frauder le fisc ; les locaux tentent à présent de bloquer le gigantesque corridor minier, d’où est issu plus de 2% du cuivre mondial. Dans tout le Pérou, les conflits autour des mines reprennent. Le président du pays, Pedro Castillo, a été élu sur une promesse de « nationalisation » de l’industrie minière. Celle-ci compte pour 10 % du PIB et plus de 50 % des exportations du pays. Elle est dominée par des entreprises multinationales issues de Chine et du Royaume-Uni, mais aussi, de plus en plus, de Suisse, du Canada ou d’Australie. Le gouvernement péruvien, entravé par le Congrès et la Constitution – qui protège les capitaux étrangers – semble dans l’impasse. Et tandis que les protestations sociales reprennent, les « maîtres de la mine » veillent sur leurs intérêts…

Le lac Quiulacocha s’étend sur quelques centaines de mètres autour d’une installation minière. Les reflets rougeoyants de ses eaux empoisonnées rappellent que divers métaux y sont extraits : plomb, zinc, cuivre, etc. À mesure que nous nous en approchons, le sol se teinte d’une étrange coloration mordorée. Des cadavres d’animaux, venus s’hydrater, y sont régulièrement récupérés par les locaux.

Il s’agit de la face la plus spectaculaire de la contamination ambiante à Cerro de Pasco, dont un article de la BBC se demande si elle ne serait pas « la ville la plus polluée du monde ». La pollution la plus dangereuse est pourtant invisible. Jaime Silva, conseiller municipal, rappelle que les eaux limpides des robinets contiennent des résidus anormalement élevés de quatorze métaux ; la simple exposition à l’air de Cerro de Pasco, ajoute-t-il, est susceptible de générer d’importants dommages. « Selon les statistiques officielles, le sang d’au moins 3000 habitants de cette ville [qui en compte 70000] contient un taux de plomb ou d’arsenic dangereux pour leur santé ». Après une exposition minutieuse de plusieurs chiffres, il poursuit sur un ton plus informel : « Je fais en sorte que ma fille passe le moins de temps possible dans cette ville. Je l’envoie souvent auprès de ma famille à Lima. Mais je ne peux que limiter les risques ».

Permis de polluer

Juchée à 4300 mètres de hauteur, Cerro de Pasco abrite un immense cratère minier, autour duquel des milliers d’habitations sont groupés. « Chaque jour, nous nous réveillons avec ce spectacle sous les yeux », commente un passant.

La mine à ciel ouvert de Cerro de Pasco © Vincent Ortiz pour LVSL

Au Pérou, nul ne conteste le danger encouru par les habitants. Cette dernière décennie, la ville a été placée trois fois par le Parlement sous « état d’urgence sanitaire ». En 2008, une loi approuvée à l’unanimité prévoyait la relocalisation de la ville, à l’écart de la mine. Sans suite.

« Le lien entre la pollution de la ville et les activités de l’entreprise minière n’a jamais été reconnu par les autorités », déplore Jaime Silva. Au début du XXème siècle, c’est une entreprise nord-américaine qui s’implante à Cerro de Pasco, qui devient un haut lieu d’extraction de métaux. Après une phase de nationalisation puis de privatisation, c’est finalement le péruvien Volcan qui hérite de la mine ; Glencore, le géant suisse, en est actionnaire majoritaire. Depuis, de nombreuses grèves et manifestations ont éclaté pour protester contre les dommages sanitaires causés aux habitants.

« Nous n’avons pas d’hôpital, dans la ville, capable de traiter les cas de personnes contaminées », ajoute Jaime Silva. Celles-ci doivent se rendre à Lima, voire en Argentine, pour recevoir des soins spécialisés. Récemment, le décès d’une fillette en route vers un hôpital argentin a généré de nouvelles protestations.

Le lien entre la pollution ambiante et les maux qui atteignent de manière épisodique les habitants (cancers divers, leucémie, handicaps mentaux) a été établi par de nombreuses études péruviennes et internationales. Il est pourtant impossible d’obtenir une estimation de la magnitude de ces dommages. « Il n’existe pas de registre qui ferait l’inventaire de toutes les personnes affectées », explique Jaime Silva. « Nous avons sollicité l’État pour qu’il établisse un tel registre – sans succès ».

Le rapport des habitants à la mine n’est pas dénué d’ambiguïté. Celle-ci génère en effet des milliers d’emplois directs, tandis que les investissements étrangers ont permis à la région de bénéficier d’une croissance soutenue. Les demandes de régulation environnementale et de redistribution ne se doublent que rarement d’une hostilité de principe à l’exploitation minière.

Intérêts chinois et matraques péruviennes

Le président Pedro Castillo sait qu’il marche sur des braises. Son slogan (plus un seul pauvre dans un pays si riche !) lui a valu le soutien des Péruviens marginalisés et isolés des pôles urbains. Son élection surprise a temporairement adouci la conflictualité sociale autour des mines. Mais l’impatience point déjà au sein de la frange la plus radicale de son électorat.

Dans la région minière de Las Bambas, plus au sud du Pérou, la victoire de Castillo a été vécue comme un triomphe. Connu dans tout le pays pour les conflits associés à son nom, ce haut lieu de l’extraction minière accueille depuis une décennie des capitaux chinois. Plus de 2 % du cuivre extrait chaque année dans le monde en est issu.

« Ici, plus de 90 % des habitants ont voté pour Pedro Castillo », rappelle Walter Contreras. Syndicaliste, il travaille dans le complexe minier de Las Bambas. Il a vécu les nombreux conflits qui ont émaillé l’histoire de la région. Pendant des années, les négociations entre syndicats et entreprises minières allaient bon train. Des compensations étaient accordées aux personnes déplacées par les activités de la mine, relogées dans des villages voisins.

Walter Contreras © Vincent Ortiz pour LVSL

Le rachat de l’entreprise par un groupe chinois a changé la donne. « Nous n’avions aucun interlocuteur avec qui négocier. Tout était directement géré depuis la Chine », commente-t-il. Alors que de nombreux syndicats se plaignent du mauvais état des routes qui mènent à la mine, exigeant un investissement de la part de l’entreprise, celle-ci reste sourde à leurs appels. En août dernier, dix-sept travailleurs de la mine ont trouvé la mort dans un accident d’autobus alors qu’ils se rendaient sur leur lieu de travail.

Contreras pointe du doigt la responsabilité de l’entreprise chinoise, mais aussi de l’État péruvien. Celui-ci a systématiquement réprimé les tentatives de protestation des syndicalistes. Durant plusieurs mois, ils étaient parvenus à bloquer le corridor minier. L’une des voies d’approvisionnement en cuivre les plus importantes au monde s’était alors retrouvée obstruée. Mais les grévistes avaient été brutalement délogés par la police, et six d’entre eux avaient perdu la vie.

L’élection de Pedro Castillo enthousiasme Walter Contreras. « Notre hermano Evo Morales s’est rendu au Pérou. Il a conversé avec Pedro Castillo, et nous espérons que le partage de son expérience lui sera utile ». Force est pourtant de constater que le Pérou ne prend pas le chemin de la Bolivie depuis l’élection de Pedro Castillo.

NDLR : lire sur LVSL notre entretien avec Evo Morales : « Notre crime est d’avoir construit un modèle viable sans le FMI »

Trancher le nœud gordien

Les obstacles à une « nationalisation » de la mine sont nombreux. L’un des plus importants est d’ordre constitutionnel. Depuis l’élection de Castillo, la Constitution péruvienne est devenue le point de ralliement de l’opposition.

À Lima, de nombreux sit-in sont organisés pour sa défense. Les Liméniens y interpellent les passants pour récolter des signatures. Dans un parc du centre-ville, un homme harangue la foule au micro : « Le Pérou est un pays religieux, qui croit en Dieu, qui croit au Christ, qui croit en sa force. Nous sommes en guerre, nous allons affronter ce gouvernement et nous allons le déloger ! ».

Adoptée sous le mandat d’Alberto Fujimori, la Constitution péruvienne est le garde-fou des mesures néolibérales mises en place depuis trois décennies.[1] Elle contraint notamment le gouvernement au respect des traités bilatéraux d’investissements (TBI). Le Pérou en a ratifié une vingtaine avec les principaux pays investisseurs. Ils mettent les capitaux étrangers à l’abri de régulations sociales ou environnementales que pourrait prendre le gouvernement. L’agenda de « nationalisation » de l’industrie minière, porté par Castillo, s’y heurte de plein fouet. Une violation de ces traités serait décrétée illégale par le Tribunal constitutionnel du Pérou.

NDLR : pour une analyse du rôle des traités bilatéraux d’investissements, lire sur LVSL l’article de Guillaume Long et d’Andrés Arauz : « La nouvelle victoire des multinationales en Équateur », et voir la vidéo de Gillian Maghmud.

La convocation d’une Assemblée constituante, promesse phare de la campagne de Castillo, permettrait de trancher ce nœud gordien. Elle ouvrirait la voie à une dénonciation de ces traités, appuyée sur une légitimation populaire. Un tel processus ne résoudrait bien sûr pas tous les problèmes liés aux TBI. Les entreprises lésées pourraient porter plainte auprès de tribunaux d’arbitrage. Ceux-ci sont en droit d’exiger une amende des États décrétés coupables – sans compter les signaux négatifs envoyés aux investisseurs étrangers.

Processus constituant ou pas, on voit mal comment les principales mesures portées par Castillo pourraient être mises en place sans une mobilisation populaire. Le contexte pourrait difficilement lui être plus défavorable à Castillo. Avant même l’entrave constitutionnelle, c’est le Parlement lui-même, dominé par l’opposition, qui mettrait son veto à toute mesure de transformation structurelle. Parmi les soutiens de Castillo, beaucoup gardent à l’esprit que les gouvernements progressistes de la région n’ont pu mettre en place des mesures ambitieuses qu’avec l’appui de la rue.

Sans surprises, la presse fait bloc avec la majorité des parlementaires. Les spectres qui hantent l’imaginaire péruvien sont brandis en permanence par les chaînes de télévision : hyperinflation à la vénézuélienne, marche vers la dictature, retour du Sentier lumineux.[2] Ce dernier leitmotiv est particulièrement prégnant. On ne compte plus les titres de presse suggérant une filiation entre un groupe « terroriste » apparu en période de Guerre froide et un membre du gouvernement. La nouvelle ministre des Droits des femmes, Anahí Durand, en a fait les frais. Encartée au parti Nuevo Perú, en pointe sur les thématiques environnementales et féministes, elle est issue d’une génération et d’une culture militante étrangère aux conflits qui ont ensanglanté le pays à la fin du XXème siècle. Divers titres de presse ont pourtant déterré et exposé sur la place publique une ancienne relation entre la ministre et un membre de la guérilla « Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru ».

Anahí Durand, ministre des Droits des femmes

Une guerre psychologique peu surprenante pour qui garde à l’esprit les expériences progressistes d’Amérique latine. Sur la défensive, le gouvernement peine à mobiliser sa base.

En cause, le caractère manifestement hétéroclite de sa composition. Pedro Castillo est issu du mouvement Perú libre, formation groupusculaire « marxiste-léniniste » qui n’envisageait pas l’épreuve du pouvoir.[3] Lui-même, peu formé aux enjeux économiques et géopolitiques, porteur d’un agenda aussi radical que vague, a été contraint de s’entourer de diverses formations politiques. Il s’est notamment rapproché du parti Nuevo Perú – dont sont issus deux ministres ainsi que de nombreux cadres – au grand dam des militants de Perú libre. Un état de fait qui n’aide pas à la coordination… laquelle est pourtant nécessaire si le gouvernement souhaite honorer sa promesse de convocation d’une Assemblée constituante.

Celle-ci semble désormais bien lointaine. Six mois après son élection, le gouvernement n’est parvenu à amorcer aucun changement de grande ampleur. Obstruction d’une Assemblée dominée par l’opposition, absence de stratégie unifiée et de projet mobilisateur pour la population : sans surprises, la popularité du gouvernement est en berne. Seule l’impopularité toute aussi importante de l’opposition, sa désorganisation ainsi que l’absence de feu vert de la part des États-Unis, explique qu’elle ne soit pas encore passée à l’acte.[4]

Le contexte international n’est pourtant pas défavorable à Pedro Castillo. Avec la victoire historique de Gabriel Boric au Chili, voisin du Pérou, c’est un bastion du néolibéralisme qui s’est effondré ; un autre pourrait tomber bientôt, si le candidat Gustavo Petro l’emporte en avril 2022 en Colombie. Une lucarne ouverte pour lancer l’assaut contre les « maîtres de la mine » ?

Notes :

[1] Chef d’État du Pérou dans la décennie 1990. Appuyé sur un État policier à l’autoritarisme croissant, il a imposé une thérapie de choc néolibérale au pays.

[2] Guérilla maoïste née dans les années 1980, elle a mené une lutte féroce contre les gouvernement péruviens successifs. Elle s’est rapidement disqualifiée, même auprès des secteurs marginalisés qu’elle prétendait représenter, par ses atrocités répétées. Le conflit armé qui a opposé le Sentier lumineux à l’État s’est soldé par la mort de 70000 Péruviens. L’hyperinflation constitue un autre traumatisme pour les Péruviens : le mandat d’Alan García (1985-1990), qui avait engagé un rapport de force avec le FMI et mis le secteur bancaire sous tutelle, avait provoqué une hausse des prix de plus de 2 000 000 %. De quoi disqualifier, pour longtemps, toute forme d’hétérodoxie économique…

[3] Quelques semaines avant son élection, Castillo plafonnait encore à moins de 5 % dans les sondages

[4] De manière contre-intuitive, l’administration Biden est pour le moment rétive aux tentations putschistes de l’opposition. Les facteurs explicatifs sont multiples : disqualification profonde de l’ingérence dans la région suite au coup d’État bolivien, faibles intérêts stratégiques américains au Pérou, orientation diplomatique consensuelle du gouvernement de Pedro Castillo. Celui-ci avait nommé l’intellectuel marxiste Hector Bejar comme ministre des Affaires étrangères suite à son élection, qui avait inauguré son mandat par la dissolution du « groupe de Lima », véritable camouflet pour l’establishment diplomatique pro-américain. Cela lui a valu une campagne de presse acharnée, qui l’a poussé à la démission. Son successeur, déjà ministre des Affaires étrangères sous un gouvernement antérieur, a renoué avec une diplomatie traditionnelle.

À la veille des élections présidentielles, un Pérou fragmenté

Palais présidentiel au Pérou
Palais présidentiel au Pérou. Crédit: A.Morenas

Dans quelques jours, le 11 avril 2021, se jouera au Pérou le premier tour d’une élection générale, présidentielle et législative, dont l’issue est plus que jamais incertaine. Si l’indécision est chose courante au Pérou, le niveau de fragmentation politique dans lequel se trouve aujourd’hui le pays est inédit. Alors que l’élection en 2016 du libéral Pedro Pablo Kuczynski (souvent abrégé PPK) à la présidence de la République illustrait pour certains le maintien du pays sur le chemin de la stabilité politique et économique, l’incertitude politique, sociale et économique qui accompagne l’entrée du pays dans son bicentenaire vient rappeler que les cinq années du « gouvernement de luxe » promis par PPK ont été les plus instables de ces dernières décennies.

Si la crise sanitaire occupe aujourd’hui une place centrale dans les préoccupations de la population, le Pérou étant l’un des pays au monde comptant le plus de morts par milliers d’habitants, les conséquences des crises politiques et scandales de corruption qui se sont multipliés tout au long de ces cinq années restent encore vives. C’est en grande partie autour de la question du renouvellement politique que se joue cette élection ; à celle-ci s’ajoute le redressement économique d’un pays déjà en prise à un ralentissement depuis plusieurs années – ralentissement qui s’était traduit par une augmentation de 1% de la pauvreté monétaire en 2017 et une légère augmentation, de 0,1% en 2019, de la pauvreté « extrême ». L’augmentation de 8% de la pauvreté monétaire en 2020[1], la perte d’environ 3 millions d’emplois et l’augmentation du travail informel à 75%[2], conséquences de long mois de confinement, n’ont fait que renforcer l’importance de la question économique dans le débat électoral.

À l’inverse des campagnes précédentes, Keiko Fujimori a dû mobiliser le noyau dur de l’électorat fujimoriste en s’inscrivant à nouveau dans la droite ligne de son père, Alberto, président entre 1990 et 2000, aujourd’hui en prison pour corruption et violations des droits de l’Homme.

La première conséquence des crises qui se sont succédé ces cinq dernières années est l’effondrement du fujimorisme : Keiko Fujimori, impliquée dans des affaires de financements illégaux de campagne, qui était arrivée très largement en tête des suffrages lors du premier tour de 2016 avec 39% des votes, plafonne aujourd’hui aux alentours de 9%[3] dans les enquêtes d’opinion[4]. À l’inverse des campagnes précédentes, Keiko Fujimori a dû mobiliser le noyau dur de l’électorat fujimoriste en s’inscrivant à nouveau dans la droite ligne de son père, Alberto, président entre 1990 et 2000, aujourd’hui en prison pour corruption et violations des droits de l’Homme. À l’encontre d’une stratégie de dédiabolisation employée en 2016 qui l’avait amenée à prendre certaines distances avec la figure paternelle et à ne pas s’exprimer sur le possible recours à l’amnistie présidentielle, Keiko Fujimori a cette fois-ci largement fait campagne en s’inscrivant dans la continuité de son père, reprenant notamment son slogan de la « main dure »[5], contre la corruption et la délinquance.

« Que les travailleurs et leurs familles soient vaccinés, maintenant ! »
La pandémie s’invite dans la campagne électorale.
Crédit : A. Morenas

La décomposition du fujimorisme, objet de convoitises électorales

La forte chute de Keiko Fujimori et de Fuerza Popular dans les intentions de vote profite à de multiples candidatures de droite. C’est dans cette pêche aux électeurs fujimoristes que Rafael Lopez Aliaga (RLA) s’est taillé un espace politique au cours de la campagne. Millionnaire membre de l’Opus Dei, RLA est probablement la figure la plus à droite de l’échiquier politique péruvien. Proche de l’ancien maire de Lima, Luis Castañeda Lossio, il a bénéficié d’une importante couverture médiatique offerte par la chaîne de télévision Willax, propriété de Ernesto Wong, millionnaire ayant financé à plusieurs reprises les campagnes de Keiko Fujimori. Ses prises de position radicales à l’encontre de l’avortement ou de la « théorie du genre » lui permettent de capitaliser sur le vote et les importantes mobilisations conservatrices du mouvement Con mis hijos no te metas [6] qui avait obtenu fin 2016, avec le vote fujimoriste au Parlement, la tête du ministre de l’Éducation Jaime Saavedra pour avoir intégré les études de genre dans les programmes scolaires. Passant, dans les enquêtes d’opinion, d’environ 2% en janvier à 7% en février puis 9-10% en mars-avril, RLA arrive en tête pour le moment, principalement chez les électeurs les plus aisés qui sont entre 15% et 17% à lui accorder leur préférence, contre seulement 8% pour les classes moyennes et 4% chez les électeurs les plus populaires[7]. Sa piètre performance oratoire lors du débat télévisuel organisé par le Juge National Électoral ainsi que des accusations de non-paiement d’importantes dettes fiscales semblent cependant lui coûter un certain nombre d’appuis, ce dont pourrait profiter Hernando de Soto.

De Soto est le second candidat à tenter de s’illustrer auprès des électeurs fujimoristes. Soutien de campagne de Keiko Fujimori en 2011 et 2016, il avait conseillé Alberto Fujimori dans l’adoption du plan d’ajustement structurel réalisé en 1990. Jouant sur sa figure d’économiste-technicien, la même qui fut largement mobilisée par Kuczynski pour son élection en 2016, De Soto bénéficie pour le moment d’un soutien parmi les électeurs les plus aisés du pays. Celui dont le fonds de commerce intellectuel depuis plusieurs décennies est l’informalité et la promotion d’un capitalisme populaire tire son principal support des jeunes électeurs (avec 18%, il arrive en tête chez les électeurs ayant entre 18 et 24 ans), à Lima ou à Arequipa, ville historiquement assez aristocratique dont il est originaire. Il ne bénéficie en revanche que de très peu d’attention (3%) de la part des électeurs les plus pauvres du pays[8].

« Entrepreneur à succès, père de 10 enfants, péruvien comme toi ! »
La campagne conservatrice de Renovación Popular (Lopez Aliaga).
Crédit : A. Morenas

La confiance croissante dans les enquêtes d’opinion accordée à Hernando de Soto doit également à l’impressionnante chute de popularité que connaît George Forsyth, présenté depuis des mois comme favori des sondages alors même que les préoccupations pour l’élection présidentielle ne dépassaient guère les cercles intellectuels, politiques et médiatiques. Celui qui fut gardien de but de l’équipe de football de Alianza Lima a souffert de l’entrée de Hernando de Soto dans la campagne électorale, passant de 14,7% des intentions de vote en décembre 2020 à 8% fin mars. Bien qu’il provienne d’une famille de diplomates, son profil de footballeur de l’un des clubs les plus appréciés du pays, situé dans le district populaire de La Victoria dont il fut conseiller municipal puis maire, lui permet d’avoir un appui assez large dans la population. Son immersion sur la scène politique nationale a par ailleurs bénéficié d’une importante couverture médiatique, lors de ses premiers pas en 2018 comme maire de La Victoria, prenant des accents de show-business au moment de son mariage la même année avec l’actrice Vanessa Terkes. Se faisant l’unique figure du renouvellement politique contre la « mismocracia de siempre  » (le gouvernement des mêmes de toujours), Forsyth a prêté le flanc à la critique en accueillant dans ses rangs des figures qui n’ont rien du renouvellement politique, comme Carlos Bruce qui fut ministre et député à plusieurs reprises, et l’un des ultimes soutiens de PPK.

La lutte pour l’électorat populaire et rural

La chute dans les enquêtes d’opinion de George Forsyth, contraint au passage de « péruaniser » son nom de famille en « Forsay » dans les affiches de campagne électorale, correspond pour une autre part à la croissance des intentions de vote pour Yohnny Lescano.  Provenant de Acción Popular, l’un des plus anciens partis politiques péruviens encore en lice dans les élections, Lescano affiche un profil particulier : député de longue date de Puno, il fait partie des figures « provinciales » de ce parti traditionnel et liménien[9] et a été l’un des rares députés de ce parti à voter contre la censure du président Martin Vizcarra en novembre 2020 (censure à la suite de laquelle le député de Acción Popular Manuel Merino avait effectué un bref intérim à la présidence de la République, avant d’être contraint à la démission par d’importantes manifestations populaires). C’est, d’une certaine manière, cette position particulière qui permet à Lescano de jouer sur deux tableaux. D’un côté celui du candidat populaire soutenant un changement de Constitution, notamment sur le « chapitre économique » de la Constitution de 1993 qui consacre le rôle subsidiaire de l’État péruvien ainsi que l’indépendance de la Banque Centrale, mais aussi sur le sujet de la régulation publique des taux d’intérêt ou de la renégociation des contrats miniers. D’un autre, Lescano bénéficie de la dynamique électorale qu’a connue Acción Popular ces dernières années, à Lima notamment, bien que les intentions de vote en sa faveur s’y soient effritées ces dernières semaines.

Veronika Mendoza, candidate de la gauche, rappelle que ses propositions de création d’un impôt sur la fortune et d’octroi de deux subsides monétaires d’environ 150 euros s’inscrivent dans la lignée de suggestions du FMI pour diminuer la pauvreté.

Si Lescano fait figure de candidat « populaire » au sein d’un parti traditionnel, il joue également de son ancrage politique à Puno pour conquérir le vote des régions andines du sud du Pérou. Ces régions affichent parmi les plus importants niveaux de pauvreté et représentent traditionnellement des bastions électoraux de la gauche. Veronika Mendoza, « surprise » de l’élection de 2016, est l’une des figures en course pour la conquête des votes du Sud. Native de Cusco, elle a fortement bénéficié du soutien de ces régions en 2016 et demeure, d’après les dernières enquêtes du 4 avril, la seconde candidate préférée des électeurs de la macro-région Sud (avec 13%, derrière le candidat Pedro Castillo, mais devant Lescano). Les prestations remarquées de Mendoza dans les deux principaux débats télévisés, et sa stratégie de dédiabolisation de son plan économique – rappelant par exemple que ses propositions de création d’un impôt sur la fortune et d’octroi de deux subsides monétaires d’environ 150 euros s’inscrivent dans la lignée de suggestions du FMI pour diminuer la pauvreté – lui ont par ailleurs permis de gagner en popularité au sein de l’électorat liménien. Dans la capitale, elle est passée de 5,6% d’intentions de vote en février à près de 10% fin mars.

Toutefois, et comme en 2016, la candidature de Veronika Mendoza pourrait être désavantagée par l’émergence de candidatures à sa gauche : cette fois encore, c’est un candidat originaire de Cajamarca, terres andines du Nord fortement organisées autour des « rondes paysannes » et des syndicats d’enseignants du secteur public, lieu d’importantes mobilisations contre le projet minier Conga au tournant des années 2010-2012, qui pourrait empêcher Mendoza d’accéder au second tour. Si en 2016 le score surprise de 4% de Gregorio Santos, ancien gouverneur régional de Cajamarca, avait probablement joué contre Veronika Mendoza, c’est cette fois-ci la figure de Pedro Castillo, ancien leader syndicaliste enseignant, qui connaît une fin de campagne favorable, puisqu’il passe de 2,4% en février à 6% dans la dernière enquête de l’Institut d’Études Péruviennes.

Affiche de campagne de Veronika Mendoza à Huancavelica, l’une des régions andines les plus pauvres du pays, objet d’une lutte électorale intense entre Mendoza, Lescano et Castillo.
Crédit : A. Morenas

En définitive, alors que l’indécision reste, comme souvent au Pérou, de mise, c’est la fragmentation politique qui marque cette campagne électorale. Tout demeure aujourd’hui encore incertain, puisque les cinq voire six candidats se tiennent dans le mouchoir de poche des marges d’erreurs sondagières. En revanche, la campagne marque certaines dynamiques : une recomposition politique à droite autour de Lopez Aliaga et De Soto, mais également autour du maintien d’un noyau dur de fidèles du fujimorisme – électorat plus populaire et rural (dans le nord du pays) que celui d’Aliaga et De Soto – ; un vote populaire fortement disputé entre Lescano, Mendoza et, aujourd’hui, Castillo ; et enfin, la forte perte de dynamisme de la candidature de Forsyth qui, bien que toujours en mesure de passer au second tour, ne sera pas le président-messie que certains espéraient.

Du côté des principaux perdants de cette campagne : Daniel Urresti, César Acuña et Julio Guzman qui n’auront, chacun pour des raisons différentes, pas réussi à faire partie des principaux protagonistes, eux dont les organisations politiques avaient pourtant réalisé des scores importants aux législatives de janvier 2020. Si Urresti et Guzman peuvent encore espérer se maintenir au-dessus de la « barre » des 5%[10], le Partido Morado de Julio Guzman semble avoir souffert de la présidence intérim compliquée à laquelle a dû s’attacher l’une de ses principales figures, Francisco Sagasti, suite à la démission de Manuel Merino en novembre.

En tout état de cause, la forte fragmentation politique que l’on observe aujourd’hui aura un impact non négligeable sur l’élection, en un seul tour, du prochain parlement. L’équilibre des forces entre les divers groupes politiques s’y montrera probablement aussi instable qu’aujourd’hui, ce qui rendra la tâche du nouveau président, ou de la nouvelle présidente, particulièrement ardue.

Notes :

[1] https://gestion.pe/economia/la-pobreza-en-peru-subio-entre-8-y-10-por-el-covid-19-segun-el-midis-nndc-noticia/?ref=gesr

[2] https://elcomercio.pe/economia/en-el-peru-casi-8-de-cada-10-empleos-son-informales-noticia/

[3] Les chiffres d’intentions de vote mentionnés ici sont ceux publiés fin mars et début avril par l’Institut d’Études Péruviennes. Si les chiffres varient en fonction des entreprises de sondage, les dynamiques sont relativement similaires, notamment avec les enquêtes de Ipsos Pérou.

[4] Ce qui, au regard de l’importante fragmentation des intentions de vote, ne l’empêcherait pas nécessairement d’accéder au second tour.

[5] Sans rentrer ici dans le détail, Alberto Fujimori est régulièrement présenté, par ses défenseurs, comme celui qui a réussi à mettre un terme au mouvement maoïste du Sentier Lumineux, auteur tout au long des années 1980-1990 de nombreux et meurtriers assassinats. Si cet état de fait est largement contesté, Alberto Fujimori est aujourd’hui en prison pour son soutien à la création du groupe paramilitaire Colina auteur de plusieurs assassinats ciblés, de syndicalistes et étudiants qui n’avaient rien à voir avec le Sentier Lumineux.

[6] Ne touche pas à mes enfants ; ne te mêle pas de mes enfants.

[7] Enquête de l’IEP de fin mars 2021.

[8] Enquête de l’IEP du 04 avril 2021.

[9] Le maire actuel de Lima, Jorge Muñoz, est membre de Accion Popular.

[10] La Valla electoral de 5% détermine, pour les organisations politiques, leur accès au parlement mais aussi le maintien ou non de leur inscription électorale, formalité nécessaire pour présenter des candidatures aux élections.

Pérou : les mobilisations de novembre 2020 en perspective

© Marielisa Vargas

La crise politique et institutionnelle que traverse le Pérou depuis plusieurs années a atteint un niveau d’intensité et d’incertitude jamais vu depuis la chute d’Alberto Fujimori en 2000. A quelques mois des célébrations du bicentenaire de l’indépendance du pays (le 28 juillet 2021) et à quelques semaines de l’élection présidentielle, le pays a vécu, début novembre 2020, une mobilisation nationale en réponse à un coup de force politique orchestré par un parlement aux intérêts divers et obscurs, en destituant le président Martin Vizcarra. C’est finalement Francisco Sagasti, un centriste du Partido Morado, qui lui a succédé, à quelques mois des élections générales d’avril 2021 (présidentielles et législatives). Si l’instabilité politique du pays andin n’est pas nouvelle, elle s’est fortement exacerbée depuis 2016. Dans ce contexte, quelles étaient les motivations derrière le coup de force parlementaire ? Quelle partie de la société péruvienne s’est spontanément mobilisée, pourquoi, et avec quels effets ?

Acte 1. Le tremblement de terre Odebrecht dans un pays fortement divisé

La crise politique que vit aujourd’hui le Pérou ne peut être comprise sans rappeler que l’élection de Pedro Pablo Kuczynski (surnommé “PPK », de droite libérale) en 2016 ne s’est faite que par la plus petite des différences. C’est un peu plus de 40.000 voix, soit 0,24% des suffrages, qui le séparaient de Keiko Fujimori, représentante d’une droite « populaire » et fille de Alberto Fujimori, aujourd’hui en prison pour violations des droits de l’Homme et corruption lors de sa présidence (1990-2000).

Peu légitime sur le plan électoral (l’élection se devait en grande partie au rejet encore fort de la figure des Fujimori dans le pays), PPK a été très rapidement mis en difficulté au Parlement face à la majorité absolue détenue par Keiko Fujimori et son parti Fuerza Popular (FP). La multiplication des affaires de corruption, et plus particulièrement des révélations impliquant Kuczynski dans des soupçons de favoritisme à l’égard de l’entreprise brésilienne Odebrecht lors de la présidence Toledo (2001-2006), dont PPK fut tour à tour ministre de l’Economie, puis Premier ministre, ont eu raison de ce « président technocrate ». Il est poussé à la démission en mars 2018, dans un contexte de grande impopularité suite aux négociations entreprises avec une frange du fujimorisme pour octroyer la grâce présidentielle à Alberto Fujimori, en échange d’un soutien dans la procédure de destitution engagée à son encontre au Parlement.

Acte 2. L’arrivée au pouvoir de Martin Vizcarra et la dissolution du Parlement

C’est Martin Vizcarra, premier vice-président de Kuczynski, qui prend la présidence de la République en mars 2018. Peu connu de la scène politique nationale, Vizcarra a fait preuve d’une certaine habileté politique pour se convertir en quelques mois en l’un des présidents les plus populaires de ces dernières années.

Alors qu’il semblait pieds et poings liés par la majorité fujimoriste du parlement, Vizcarra s’est érigé en défenseur de la lutte contre la corruption et pour la réforme politique dans le pays, dans les limites du modèle constitutionnel actuel. Deux faits marquants de ce protagonisme politique sont à rappeler. D’une part, l’organisation, le 9 décembre 2018, d’un référendum pour approuver d’importantes réformes politiques et judiciaires (réforme du financement privé des campagnes politiques, ainsi que du mode de désignation du Conseil national de la magistrature) et bloquées par le Parlement. D’autre part, la défense des procureurs en charge de l’affaire Lava Jato, dont les enquêtes avaient abouti à la mise en prison préventive de Keiko Fujimori, accusée d’avoir reçu des financements illégaux de campagne de la part d’Odebrecht.

Au terme de plusieurs mois de tensions croissantes entre un exécutif fortement engagé dans la réforme politique et du système judiciaire, et un Parlement délégitimé par un blocage systématique de toute réforme, le coup de grâce fut donné par Vizcarra au travers de la dissolution du Parlement. Celui-ci s’apprêtait à désigner de nouveaux membres au sein du Tribunal Constitutionnel, précisément saisi d’une demande de libération de Keiko Fujimori. La dissolution du Parlement a par ailleurs scellé la rupture, déjà bien entamée, entre Vizcarra et ce qu’il restait du parti Peruano Por el Kambio, qui avait accompagné l’élection de Kuczynski en 2016, comme en atteste la tentative, vaine, du Parlement dissout de destituer Vizcarra et de nommer à sa place la seconde vice-présidente, Mercedes Aráoz, élue de PPK.

Acte 3. Les élections législatives anticipées et l’arrivée de coalitions incertaines au Parlement

L’élection législative anticipée de janvier 2020, sans la participation de partis soutenus par Vizcarra, fut l’objet de surprises (l’émergence du Frepap, parti évangéliste notamment) mais surtout d’un équilibre relatif entre divers partis aux agendas politiques propres, dans la perspective de l’élection générale de 2021. Sans groupe parlementaire, mais avec un soutien populaire toujours important, Vizcarra s’est rapidement retrouvé confronté à des parlementaires en course pour l’élection de 2021 mais aussi pour la défense d’intérêts particuliers.

Le fujimorisme s’est effondré et cette élection a su catalyser le mécontentement issu des crises successives des dernières années pour présenter des candidats apparemment “propres”, “nouveaux”, jeunes (Juntos Por El Peru, Partido Morado), ou issus de partis à la légitimité traditionnellement acquise (Accion Popular). Il n’en demeure pas moins que certains partis arrivants ont joué d’une personnalisation extrême lors de leur élection, parfois autour de leaders régionaux, dont les pratiques répondent à des réseaux d’intérêts privés (partis Podemos Perú, Alianza Para El Progreso). Union Por el Peru, lui, formule un projet politique hétéronome et militariste qui déresponsabilise le citoyen et promeut une culture politique autoritaire (1).

La confrontation entre Martin Vizcarra et le nouveau Parlement élu pour un peu plus d’un an ne s’est pas fait attendre. Elle s’est manifestée tout d’abord par le rejet, début août, du vote de confiance au Premier ministre Pedro Cateriano, nommé en juillet dans le cadre d’un remaniement ministériel. Déjà une multitude d’objectifs et intérêts avaient eu raison de cette nouvelle équipe ministérielle : le rejet par une partie des parlementaires (Frente Amplio et Frepap) du discours pro-minier clivant de Cateriano, figure de la droite libérale péruvienne, mais aussi la volonté d’une partie des groupes parlementaires (Alianza para el Progreso, Accion Popular et Podemos Peru) de faire tomber le ministre de l’Education, Martin Benavides, fervent défenseur de la réforme universitaire limitant la multiplication des universités privées. Alianza para el Progreso, Podemos Peru et Accion Popular sont, en effet, trois partis fortement liés à de lucratives universités privées, et certaines universités liées à des députés des rangs de ces partis ont vu leur « licence institutionnelle » rejetée par la Superintendance Nationale d’Education Supérieur Universitaire (SUNEDU), qui fut dirigée entre 2018 et 2020 par Martin Benavides.

C’est ce consensus particulier entre intérêts divers qui s’est, en partie, reproduit à l’occasion du vote de destitution de Martin Vizcarra le lundi 9 novembre. La révélation, en septembre dernier, d’audios impliquant Vizcarra dans une manœuvre visant à cacher une présumée proximité avec Richard « Swing », personnalité fantasque dont les juteux contrats au ministère de la Culture quelques mois auparavant avaient fait scandale, puis des accusations anonymes de pots de vin alors que celui-ci était président de la région Moquegua (2011-2014), l’entraîne dans une spirale de suspicion.

Pourtant, la majorité de l’opinion publique était favorable à ce que les enquêtes suivent leur cours et que Vizcarra termine les derniers mois de son mandat (ce qui signifiait la fin de son immunité), en avril prochain, afin que son cas puisse être examiné par la justice. L’idée étant de ne pas ajouter une crise politique à la crise sanitaire, économique et sociale que le Pérou traversait en pleine pandémie.

Une coalition hétéroclite de parlementaires s’est cependant saisie de l’affaire pour mettre en difficulté le président. Le 9 novembre 2020, et pour la deuxième fois consécutive, le Parlement examinait la possible destitution du président. A la surprise générale, celle-ci fut votée, avec 105 votes en faveur, 19 contre et 4 abstentions. La Constitution indique qu’en cas de destitution du président (ex-Vice-Président), c’est le président du Parlement qui prend la succession, soit Manuel Merino, du parti Acción Popular.

Alors que le scénario suivant était incertain, Vizcarra a accepté la destitution, en réaffirmant son respect des règles du jeu démocratique, non sans exprimer ses inquiétudes envers les manœuvres des parlementaires ayant pu aboutir à un vote unanime entre six groupes politiques, allant de l’extrême droite à la gauche. Il ajoute que la lumière sera bientôt faite sur les intentions avouées (destituer un président accusé de corruption) et cachées des parlementaires. Il quitte le Palacio de Gobierno et se retire dans sa maison personnelle, indiquant qu’il respecterait les procédures judiciaires le concernant. Le gouvernement est alors dissous dans la foulée. Les Forces armées déclarent soutenir le nouvel exécutif le 9 au soir.

Le coup de force parlementaire et les mobilisations

La crise institutionnelle s’est tout d’abord vue exacerbée par les doutes planant sur la constitutionnalité de l’acte de destitution. Celle-ci fut décidée sur la base de l’article 113 de la Constitution, invalidant le mandat du président en raison de son incapacité morale ou physique. Or, il s’agissait d’une interprétation forcée de la Constitution puisque l’usage veut que l’incapacité morale se réfère à une incapacité psychologique ou mentale à exercer des fonctions, non pas une enquête pour corruption. Si cette figure de l’incapacité morale permanente avait déjà été utilisée dans les tentatives de destitution qui ont précédé la démission de Pedro Pablo Kuczynski en mars 2018, la principale différence par rapport aux accusations portant contre Martin Vizcarra se situe dans le degré de preuve et le niveau d’avancement des enquêtes judiciaires. Alors que les accusations à l’encontre de Martin Vizcarra étaient, pour le moment, fondées exclusivement sur des déclarations de « collaborateurs efficaces » (2) anonymes et que la justice venait à peine d’ouvrir une enquête préliminaire, les preuves (notamment les virements effectués par les filiales de Odebrecht à Westfield Capital, entreprise de PPK) qui pesaient contre Kuczynski étaient bien plus évidentes, et les enquêtes à son encontre avaient déjà plusieurs mois.

L’avis de l’opinion allait, de plus, dans le sens d’une enquête judiciaire à la fin du mandat de Vizcarra. De son côté, le Tribunal Constitutionnel, qui s’est réuni la semaine suivante pour évaluer la constitutionnalité de la destitution, a, contre toute attente, refusé de se prononcer, pour des raisons purement administratives, laissant l’article 113 de la Constitution sans contours véritablement précis.

Outre un argument juridico-constitutionnel, de fortes craintes de régression démocratique se sont rapidement fait sentir, au regard notamment d’une absence de la séparation des pouvoirs législatifs et exécutifs : celle-ci n’a plus existé, de facto, au Pérou. La brèche ouverte par une destitution expresse d’un président de la République revenait à remettre entre les mains du Parlement l’ensemble du pouvoir exécutif et législatif. Le Parlement pouvait destituer Merino et nommer quelqu’un d’autre à sa place, et ainsi indéfiniment, suivant un agenda et des intérêts subalternes, dans un régime qui est pourtant présidentiel. Si une telle situation s’était déjà produite par le passé, au moment de la destitution en 2000 d’Alberto Fujimori, ce fut alors une figure relativement consensuelle, et non issue de la majorité parlementaire, Valentin Paniagua, qui avait été désignée afin de prendre la présidence de la République.

Ces intentions et la légitimité de ce coup de force du Parlement se sont vus spontanément questionnés par la société civile : médias, universitaires, et des manifestants dans tout le pays ont exprimé leur rejet au gouvernement de Merino, l’article 46 de la Constitution déclarant que le peuple péruvien possède un droit d’insurrection face à un gouvernement usurpateur.

Les intentions des parlementaires

Quelles ont été les motivations d’une telle action du Parlement ? Et pourquoi sont-elles si mal passées auprès de la population, qui, à 90%, s’est déclarée opposée au gouvernement de Merino ?

Tout d’abord, il y a des raisons politiques à ce coup de force : prendre la revanche sur l’exécutif dans un contexte d’affrontements permanents.

L’enjeu de l’immunité parlementaire a également fait très vite polémique. La destitution est intervenue à cinq mois des élections générales, à la suite desquelles les 61 députés soumis à des accusations judiciaires, dont plusieurs pour corruption, et siégeant au Parlement, auraient perdu leur immunité. Si des rumeurs d’annulation des élections ont grandement circulé, la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme, de même que la société civile ont rappelé l’impératif électoral, et le gouvernement de Merino a annoncé qu’il en respecterait le calendrier. Il n’empêche que le Premier ministre nommé, Flores-Araoz, a déclaré soutenir la réélection des parlementaires, donc de facto la prolongation de l’immunité de ceux qui se verraient réélus.

D’autres intentions du gouvernement Merino ne se sont pas fait attendre, révélant un agenda sous-jacent au cœur de l’alliance entre les différents groupes du Parlement. Plusieurs projets de lois controversées ont été évoqués dans la foulée de l’accession de Merino : un pour assouplir les règles des activités minières illégales en Amazonie ; et un autre pour revenir sur la réforme universitaire de la Sunedu, et relibéraliser les règles des universidades chicha, ces facultés-entreprises de l’époque de Fujimori bénéficiant aux proches des milieux des partis Podemos Peru, Alianza para el Progreso et Accion popular. L’enjeu de la libération du militaire Autauro Humala, auteur d’une tentative de coup d’Etat dans les années 2000 et placé en détention, ainsi qu’une éventuelle sortie du traité de San José et du rétablissement de la peine de mort, étaient poussés par le parti Union Por el Peru.

Enfin, la figure du Premier ministre n’a pas fait taire les critiques, comme représentant d’une vieille classe politique corrompue et conservatrice. Flores-Araoz était ministre de la Défense en 2008 lors du conflit minier de Bagua, le “Baguazo”, et avait déclaré à l’époque que l’Etat ne pouvait négocier avec “des lamas et vigognes” et des “analphabètes”, au sujet du projet minier, se référant ainsi aux indigènes. Une phrase qui a de nouveau circulé et indigné en novembre.

Les réactions de la société civile

Dans ce contexte, des manifestations massives ont été convoquées dans les principales villes du pays, et ce tout au long de la semaine, en défense et par amour et dignité du “peuple libre” et de la “patrie aimée”, le Pérou. Ces manifestations se sont opposées à une capture illégitime du pouvoir et à une classe politique associée à la corruption. La mobilisation de la société civile a finalement fait fléchir le gouvernement, puisque Merino a présenté sa démission dimanche 11 novembre, le lendemain de la marche au cours de laquelle deux jeunes furent assassinés à Lima par la police, Inti et Bryan, devenus par la suite héros nationaux.

Le Pérou est, avec la Bolivie et l’Argentine, le pays d’Amérique latine avec le plus de personnes mobilisées par an. Cependant, ils le sont dans le cadre de manifestations isolées les unes des autres. Le modèle néolibéral a, en effet, eu tendance, ces trente dernières années, à fragmenter une société civile déjà très diverse et clivée.

Contre toute attente, les manifestations actuelles ont dépassé leur nature isolée et le clivage entre Lima et les provinces, une première dans l’histoire récente du Pérou. Elles ont vu l’émergence de la nommée, a posteriori, “génération du bicentenaire”, ces jeunes de moins de 30 ans qui ont grandi dans la démocratie et se sont dressés contre la classe politique traditionnelle et une corruption endémique, dans la perspective de renouveler la politique nationale.

Le Pérou se trouve à présent sous une présidence de transition du centriste Francisco Sagasti jusqu’aux élections d’avril 2021. Une partie de l’opinion publique, et notamment la gauche, exige que soit discutée la question d’une nouvelle Constitution et d’intégrer lors du futur vote un bulletin pour décider d’un changement constitutionnel, tel que celui qui a eu lieu au Chili il y a quelques mois, suite à un moment d’insurrection populaire.

Les perspectives de sortie de crise et l’hypothèse des deux Pérous

Pour penser les possibles voies de sortie de crise au Pérou il est intéressant de se pencher sur l’origine sociale des manifestants, leurs demandes et leurs répertoires d’action ; et de mettre cela en lien avec la transition qui, a priori, se profile.

Les marches ont été convoquées, à Lima, le plus souvent dans des quartiers de classe moyenne, de classe haute, et dans quelques quartiers de classe moyenne-basse. Effectivement, ce sont les liméniens et les niveaux socio-économiques A, B et C les plus aisés qui ont déclaré, selon une étude, être sortis significativement le plus manifester (43% des liméniens, 53% des niveaux socio-économiques A et B, 42% du niveau socio-économiques C). Des niveaux similaires ont été observées parmi les publiques les plus intéressés par “la politique en général” : ces manifestations s’inscrivent dans le cadre d’une crise institutionnelle réactivant la question de la lutte contre la corruption dans l’opinion publique, qui s’est fortement politisée dans le pays ces dernières années.

Inversement, seulement 34% des habitants des régions, et 28% des niveaux socio-économiques D et E, les plus modestes, déclarent être sortis manifester. (3)

Pourtant, selon une autre étude (4), ce sont ces mêmes niveaux socio-économiques D et E et les habitants de régions qui, de manière significative, déclarent le plus porter une attitude ouverte aux manifestations, aux différents types de protestation en général, et qui pensent que le fait de manifester aboutit à des résultats effectifs. De même, ce sont ces niveaux qui déclarent le plus avoir déjà manifesté dans leur vie.

Il semblerait, en effet, que ces populations manifestent principalement lors de conflits sociaux sectorisés en réclamant auprès d’une autorité ou représentation locales de l’Etat, que ce soit dans les quartiers populaires urbains (contre le manque d’arrivée d’eau, contre le trafic de terres, etc.) ou en régions (contre une opération minière par exemple).

Les personnes issues de ces strates socio-économiques sont celles qui ont le plus souffert dans la pandémie. Elles se sont organisées collectivement pour des demandes liées à la hausse soudaine de vulnérabilité qu’elles ont expérimentée, relatives à la faim, ou au manque de ressources sanitaires et de services publics.

Ces corrélations suggèrent une séparation entre deux Pérou idéal-typiques lors des manifestations actuelles, que les niveaux socio-économiques et le clivage Lima/régions aident à différencier. Il y a d’une part, le Pérou plutôt urbain et/ou de classe haute d’une société civile “directement intégrée” à l’Etat, qui s’est mobilisé massivement lors des marches nationales de ces dernières semaines, à l’image des universités ou des principaux médias d’opinion. Ces mêmes médias qui, lorsque potentiellement la présidence de transition allait être assurée par Rocio Silva Santisteban, représentante de la gauche, se sont montrés alarmés et ont appelé à une sortie de crise « stable » et « centriste », frileuse à l’idée d’un changement de Constitution.

Il y a d’autre part, un Pérou populaire et/ou des régions, qui s’est par exemple mobilisé contre la faim ces derniers mois de pandémie, ou contre l’économie extractiviste en province ces dernières années, avec des répertoires d’action propres. La gauche se présente comme la médiatrice de ces demandes et tente de lutter pour la visibilisation de l’enjeu constitutionnel et de changement du modèle néolibéral ; ainsi que pour une mobilisation qui fasse rivaliser les demandes de cet « autre Pérou » avec le discours dominant dans le pays.

Ces demandes provoqueront-elles un changement dans le moment actuel de politisation et de transition que vit le Pérou ? Seront-elles incluses dans un autre sens national-populaire péruvien ? Les mois qui viennent seront éclairants en ce sens.

(1) La figure du « collaborateur efficace » a été reprise par la justice péruvienne au fonctionnement de l’enquête Lava Jato au Brésil. Le « collaborateur » est en règle générale un accusé qui, ayant reconnu sa culpabilité, signe un accord de coopération avec la justice : en échange d’informations permettant de faire avancer les enquêtes, ceux-ci voient leurs peines encourues réduites.

(2) Instituto de Estudios Peruanos (IEP), IEP Informe de opinión- Noviembre 2020, Lima, novembre 2020, pp. 5, 15 et 21. Voir: (https://iep.org.pe/wp-content/uploads/2020/11/Informe-Especial-IEP-OP-Noviembre-2020-v2.pdf).

(3) Instituto de Estudios Peruanos (IEP), Actitudes hacia las marchas y otras formas de protesta, Lima, septembre 2019, pp. 5, 9, 11 et 15. Voir: (https://iep.org.pe/wp-content/uploads/2019/10/Informe-OP-Septiembre-2019-7-actitudes-hacia-las-protestas-5.pdf).

(4) Pour plus de détails sur le paysage politique législatif péruvien, voir: https://www.sciencespo.fr/opalc/sites/sciencespo.fr.opalc/files/article%20%c3%a9lections%20P%c3%a9rou%20-%20Roman%20Perdomo_0.pdf

Café péruvien : vers des pratiques agricoles plus justes

Vue sur les vallées avoisinantes, où l’on observe la progression rampante de la déforestation

Au Pérou, dans la province de Chanchamayo, à l’orée de l’immense forêt amazonienne que menacent les folies agro-industrielles du gouvernement de Jair Bolsonaro, des paysans constatent les désastres engendrés par la monoculture et se mettent à replanter des arbres capables de revigorer la forêt tout en leur apportant de nouvelles ressources. 


Dans une nouvelle écrite en 1953, Jean Giono racontait l’histoire vraie d’un berger qui décida de sauver de la sécheresse son terroir de Haute-Provence en plantant et replantant des arbres. A l’heure où nous voyons trop souvent sur nos écrans les forêts brûler en Australie, au Brésil, en Californie ou au Portugal, il est bon de savoir qu’il existe aussi, même en Amazonie, des hommes et des femmes qui plantent des arbres. Pour mieux mesurer les dégâts engendrés par les cultures industrielles comme le café, le cacao ou le thé tout en ayant le plaisir de voir toutes ces pépinières où revit la forêt, rendons-nous au Pérou, au nord-est de Lima.

Dans la province de Chanchamayo, chef-lieu d’un des six districts de la province, Pichanaki tire l’essentiel de ses ressources de la culture du café qui a peu à peu submergé toutes les terres environnantes. Sa population de près de 26 000 habitants reste largement rurale. Nichée au milieu de la jungle tropicale, la ville est un ensemble hétéroclite d’habitations, de bureaux et d’entrepôts hâtivement bâtis. Ils se situent à une distance raisonnable du rio Pichanaki pour se protéger des possibles crues de cette rivière au cours mal maîtrisé. L’urbanisation a progressivement gagné tous les versants des collines situées de part et d’autre de la PE-5N, longue route nationale, parfois goudronnée mais d’un entretien douteux, qui mène via la PE-22 et par-delà la cordillère des Andes jusqu’à Lima. Sur la côte où se trouvent les principales villes du pays, la population est majoritairement d’origine hispanique. En allant vers l’est, la part des populations aux racines autochtones augmente à mesure que les revenus diminuent.

Un pays marqué par la division internationale du travail

A Pichanaki, si l’on en croit son urbanisme, l’argent ne ruisselle pas, preuve que la culture du café enrichit surtout ceux qui en font commerce à l’extérieur du pays. Et pourtant, le café est partout, sauf dans les bols et les tasses des habitants pour lesquels cette boisson est souvent trop chère. La première chose qui frappe le voyageur arrivant à Pichanaki durant les mois que les Européens qualifieraient d’été, ce sont ces grandes toiles blanches étendues à même le sol, occupant le moindre espace plat et goudronné offert par l’urbanisme hasardeux de la ville. Des milliards de grains de toutes les couleurs, verts, jaunes ou rouges sèchent au soleil. Ce sont les fruits de la troisième et dernière cueillette de l’année, la « ultima ». La culture du café est en effet la principale activité économique locale depuis que la récente division internationale du travail a astreint cette région à cette tâche. Les caféiers ont pris la place de nombreuses cultures endémiques anciennes et épuisent les terres fertiles et noires gagnées sur la jungle. A cette altitude, un petit millier de mètres au-dessus du niveau de la mer, bien des plantes pourraient pousser : céréales, légumes ou fruits. Or, les dernières générations de Péruviens en sont désormais privées. Le principal aliment consommé est le riz, cultivé à plusieurs milliers de kilomètres de là, en Asie du Sud-Est, et dont la compétitivité-prix a surpassé toutes les productions locales.

Caféier avant la dernière cueillette, la “ultima”

La culture du café est en effet la principale activité économique locale depuis que la récente division internationale du travail a astreint cette région du monde à cette tâche.

Le Pérou est le lieu d’un incessant mouvement de population vers l’est, sa jungle et ses terres vierges. Le café n’est pas étranger à ces bouleversements. La selva a vu arriver depuis quelques années un flux important de migrants intérieurs venus de la sierra, à la recherche de nouvelles terres arables. Ils fuient les cultures traditionnelles de la sierra, pommes de terre et légumes, incapables de rivaliser en matière de rentabilité avec les exportations étrangères. Dans le district de Pichanaki, on peut voir le mélange des cultures créé par la rencontre entre ces nouveaux venus et les populations autochtones, à l’image des communautés indigènes locales que sont les Ashaninka.

Des chacras vouées à la culture du café

En arrivant en ville, la première image qui vient à l’esprit est celle d’une ruche bourdonnante d’activité. Des 4×4 et des camions délabrés, acquis à bas prix sur le marché automobile mondial de la récupération d’occasion, assurent les allers-retours entre Pichanaki et les petites exploitations agricoles situées au cœur de la jungle, les « chacras ». Ces dernières sont vouées pour la plupart à la culture du café. Certaines, disons-le, ont remplacé récemment des cultures de coca, maintenant illégales, par le café. Plus loin dans la jungle, de nouvelles plantations de coca, plus discrètes, verraient le jour. Pour se rendre dans les chacras, exploitations d’une taille rarement supérieure à quelques hectares, le visiteur doit se hisser au-dessus de sacs de café ou de bananes entassés à l’arrière des pick-up. Ils foncent sur des chemins de terre serpentant autour de collines abruptes. Le long de ces chemins de terre se trouvent les fameuses chacras, invisibles depuis la route, disséminées à travers la jungle, et que seul un regard expert arrive à déceler.

En effet, les pratiques locales de culture du café engendrent des conséquences négatives multiples, que ce soit en termes d’impact environnemental et de perte de biodiversité ou bien en termes de sécurité économique et de protection sanitaire pour les cafetaleros.

C’est dans ces petites fermes, habitées par une ou plusieurs familles, que se réalise la quasi-intégralité de la production de café péruvienne. C’est ici aussi que se joue un des plus grands enjeux de notre ère, celui de la lutte contre la déforestation et le changement climatique. En effet, les pratiques locales de culture du café engendrent des conséquences négatives multiples, en termes d’impact environnemental, de perte de biodiversité, de sécurité économique et de protection sanitaire pour les cafetaleros.

Chacra dans la région de Pichanaki

L’ultra-spécialisation dans la culture du café crée une zone où la monoculture est reine et où les pratiques agricoles intensives occasionnent de graves dommages à la biosphère. En effet, la monoculture du café présente plusieurs inconvénients. Tout d’abord, comme pour toute autre monoculture, la culture du café sans rotation extrait spécifiquement certains minéraux dans le sol, ne laissant donc pas le temps à la terre de reconstituer son équilibre en minéraux. Par ailleurs, sur ces terres meubles anciennement recouvertes de forêts tropicales, les racines peu profondes des plants de café empêchent la rétention de l’eau et de ses minéraux, appauvrissant encore la terre. L’impact sur la biodiversité est lui aussi majeur. Les champs de café, très monotones et peu accueillants, offrent peu de refuges aux espèces animales et aux insectes, diminuant par la même la diversité dans le monde animal.

Une trop forte variabilité des cours mondiaux

Par ailleurs, les producteurs sont soumis à la très forte variabilité des cours mondiaux du café, qui influe directement sur le prix auquel ils peuvent vendre le café aux grossistes de la ville (autour de 5 soles le kilogramme *). L’ultra-dépendance des agriculteurs au café engendre de nombreux problèmes socio-économiques vitaux. Ainsi en 2010, une maladie, la « roya » (rouille du café), a détruit une grande partie des plantations, ruinant de nombreux agriculteurs. Aujourd’hui encore, on remarque que dans certains villages, pour plus d’un tiers, les maisons, cabanes et huttes sont abandonnées. Ces vestiges témoignent des espoirs de producteurs partis chercher du travail en ville après l’arrivée de la maladie et la destruction de leurs plants.

Vue sur les vallées avoisinantes, où l’on observe la progression rampante de la déforestation

Pour faire face aux maladies et à la baisse des rendements de leurs champs de café, les cafetaleros ont recours à deux méthodes. De nombreuses entreprises leur proposent un grand nombre d’intrants, engrais ou produits phytosanitaires, dont l’utilisation peut engendrer des problèmes de santé importants, tandis qu’une partie des produits utilisés se retrouve dans les cours d’eau de la région. Mais le phénomène le plus dramatique est vraisemblablement celui de la déforestation progressive. Lorsque la productivité des champs de café diminue drastiquement, ce qui arrive en général au bout d’une petite dizaine d’années, la meilleure solution de court terme consiste à s’enfoncer plus avant dans la forêt en abattant des nouveaux pans de la couverture forestière, offrant ainsi de nouvelles terres vierges cultivables. La grande majorité de la déforestation péruvienne est donc le fruit de l’action de petits paysans, cherchant par là de nouvelles terres fertiles leur permettant de subvenir aux besoins de leur famille. C’est le contraire de celle opérée par exemple au Brésil par les grands propriétaires terriens alliés aux groupes industriels parfois européens, voire français.

Les techniques issues de l’agroforesterie offrent un vaste panel d’outils pour améliorer le modèle agricole.

Pourtant, un autre modèle agricole est possible, ainsi qu’une autre division internationale du travail. Plusieurs solutions sont fort heureusement envisageables en vue d’améliorer la situation socio-économique des producteurs et de diminuer leur impact sur la forêt et sa biodiversité. Les techniques issues de l’agroforesterie offrent un vaste panel d’outils pour améliorer le modèle agricole. Les labellisations et l’organisation en coopératives sont quant à elles des perspectives intéressantes pour l’émancipation économique des producteurs de café et une meilleure maîtrise des moyens de production, ainsi que de la chaîne d’approvisionnement mondiale du café.

L’agroforesterie au secours de la forêt vierge

D’après l’Association française d’agroforesterie, cette discipline regroupe « les pratiques, nouvelles ou historiques, associant arbres, cultures et/ou animaux sur une même parcelle agricole ». C’est l’agroforesterie qu’ont choisie des associations humanitaires comme Envol Vert pour venir en aide aux paysans des chacras. Concrètement pour les champs de café, cela consiste à pratiquer tout d’abord une association pertinente de cultures en favorisant notamment la reforestation via la plantation d’arbres au sein même des parcelles de café. Ainsi, jusqu’à 5 variétés d’arbres différentes peuvent être plantées sur une même parcelle, chacune apportant certains avantages qui lui sont propres. Parmi elles, le noyer noir péruvien (nogal negro), le bananier, le lagañoso. Les objectifs visés sont multiples. Offrir de l’ombre aux champs de café, favoriser la rétention d’eau et la reconstitution des réserves en minéraux-clés et en sédiments ou encore permettre le retour d’une biodiversité plus importante. Les méthodes d’association de l’agroforesterie permettent d’améliorer la résilience des terres cultivées, d’améliorer les rendements sur le long terme et augmentent la capacité des terres agricoles à jouer leur rôle de puits de carbone naturels. Par ailleurs, elles évitent de nouvelles attaques contre la forêt vierge, piège à carbone essentiel pour la planète, dont la destruction impliquerait des émissions bien plus importantes que celles des forêts plantées. En rencontrant plusieurs paysans volontaires dans les chacras, le visiteur a la preuve que les expériences menées dans la région sont positives, tous témoignant de leur satisfaction. Par exemple, la plantation d’arbres de haute futaie comme le noyer noir, variété protégée, promet d’offrir sur le moyen terme une nouvelle source de revenus aux agriculteurs grâce à la vente de bois d’œuvre. En effet, une transition agricole réussie nécessite aussi une diversification des revenus des agriculteurs, en favorisant la plantation d’autres espèces comme les cacaoyers ou les corossols qui fournissent de bons fruits dont on peut extraire un arôme recherché, la « guanabana ». Le retour à une autonomie alimentaire locale, fondée sur une production de fruits, de légumes et de céréales, est lui aussi souhaitable.

Les méthodes d’association de l’agroforesterie permettent d’améliorer la résilience des terres cultivées.

Par ailleurs, les cours du café étant souvent très bas en raison de la forte concurrence internationale entre pays, les revenus liés à la vente des grains sont rarement suffisants et participent à la précarité des cafetaleros. Une politique avisée de labellisation et de certification des exploitations est une solution de bon sens. Elle garantit une préservation de la forêt et des pratiques agricoles raisonnées ayant un impact limité sur l’environnement. Les filières de café bénéficiant de tels labels offrent des rémunérations plus importantes aux agriculteurs (de 7 à 8 soles le kg labellisé au lieu des 5 soles en cas de production « classique »). Elles garantissent aussi un cadre de pratiques vertueuses améliorant la traçabilité des produits. Toutefois, plusieurs barrières empêchent pour l’instant une généralisation d’une telle politique. La labellisation/certification coûte cher et des agriculteurs seuls ne sont pas en capacité de la payer (plusieurs centaines d’euros). Par ailleurs, les filières certifiées sont souvent des filières où les différentes entreprises de la supply-chain prennent des marges assez importantes, engendrant des différences de prix au paquet de 500 grammes de plusieurs euros en Europe, alors même que la différence n’est que de 50 centimes par kilo en plus pour les cafetaleros.

La difficile mise en place de coopératives

Une des solutions est le regroupement des agriculteurs en vastes coopératives de plusieurs centaines de petits producteurs. La mise en commun permet de diminuer les coûts individuels de certification, mais aussi de partager les expériences en matière de pratiques vertueuses et de faciliter le travail avec des ONG. Par ailleurs, la préparation du café nécessite plusieurs étapes depuis le séchage et le lavage jusqu’à la torréfaction. Les paysans isolés ne disposent que rarement des machines nécessaires au lavage, à la décaféination et à la torréfaction des grains. Or, plus le produit a subi de transformations, plus il pourra être vendu à des prix intéressants. L’organisation en coopérative permet l’investissement dans les machines et leur gestion collective.

L’organisation en coopérative permet l’investissement dans les machines et leur gestion collective.

Toutefois, l’adhésion à une coopérative n’est pas toujours évidente et immédiate pour le producteur. Cela nécessite d’y consacrer plusieurs heures par semaine, notamment pour se rendre depuis le chacra jusqu’au siège de la coopérative forcément situé en ville. En outre, la coopérative demande des cotisations parfois conséquentes. Ainsi, dans les chacras que nous avons visitées, les producteurs, pour une grande partie, ne sont pas membres d’une coopérative. De belles initiatives existent toutefois, à l’image de la «Cooperativa Agraria de Mujeres Productoras de Café », regroupement de femmes productrices de café désireuses de s’émanciper et de prendre le contrôle sur l’organisation de la production de café.

A Pichanaki comme ailleurs, le modèle économique globalisé actuel et l’hyperspécialisation des territoires sont à l’origine de problèmes socio-économiques profonds pour les producteurs de café péruviens. Les pratiques agricoles intensives ayant massivement recours aux produits phytosanitaires et à la déforestation, nuisent à la préservation de l’environnement. Il est urgent de revenir à des modèles agricoles et économiques vertueux, respectueux de la nature et rémunérateurs pour les producteurs. La possible transition de la production de café vers un modèle utilisant des méthodes d’agroforesterie durable et des filières de vente respectueuses de l’environnement en est un exemple. Tous ces Péruviens qui plantent des arbres peuvent sauver leur belle selva et contribuer à sauver la planète tel le héros de Giono qui sauva sa Haute-Provence.

*N.B. : 1 euro équivaut à environ 4 soles.

Élections législatives au Pérou : recomposition politique dans la continuité ?

Congrès péruvien © Arthur Oberlin pour Le Vent Se Lève

Le résultat de l’élection législative extraordinaire qui a eu lieu au Pérou le 26 janvier 2020 vient confirmer la défaite cinglante des partis qui ont, depuis la chute de Alberto Fujimori au début des années 2000, été au premier plan de la vie politique nationale. Les chiffres sont marquants. Le parti Fuerza Popular, qui disposait d’une majorité absolue (73 sièges sur 130) au Congrès entre 2016 et 2019 n’en compterait, d’après les premières estimations1, plus que 12 (son score passant de 36.34% en 2016 à 7%). L’organisation politique Contigo, qui remplace Peruanos por el Kambio, le parti qui avait accompagné Pedro Pablo Kuczynski au pouvoir en 2016, disparaît quant à lui du parlement. Par Arthur Oberlin.


En 2016, la victoire du parti de droite libérale Peruanos por el Kambio à la présidence de la République s’était jouée à un fil et fut accompagnée d’une victoire sans appel de Fuerza Popular au parlement. Le second tour, qui voyait s’affronter deux nuances du libéralisme péruvien, technocrate d’un côté et populaire d’un autre marquait par ailleurs la désillusion de nombreux électeurs péruviens suite au mandat de Ollanta Humala. Élu en 2011 sur la proposition d’une Grande Transformation, la présidence Humala a finalement été marquée par la poursuite des politiques libérales en place depuis les années 90. Le rejet du fujimorisme, aux portes du pouvoir pour la première fois depuis la chute de Alberto Fujimori, emprisonné pour corruption et violation des droits de l’Homme, avait finalement entrainé la défaite au second tour de Keiko Fujimori, leader de Fuerza Popular et fille de Alberto, sans pour autant signifier une adhésion particulière pour Pedro Pablo Kuczynski. La montée en puissance tout au long de la campagne de la figure de Veronika Mendoza, candidate pour l’organisation Frente Amplio, ainsi que le résultat inespéré de Gregorio Santos, qui purgeait alors une peine de prison préventive, avait tout de même rappelé le poids encore important du discours de gauche, particulièrement dans les régions andines et au sein des communautés paysannes affectées par des projets miniers.

Les élections de dimanche témoignent par ailleurs de la disparition au parlement du Parti apriste péruvien, l’un des plus anciens partis politiques péruviens, qui avait obtenu en 2016 cinq sièges dans le cadre d’une alliance avec le Parti populaire chrétien (PPC). Plus aucun président sortant depuis la transition politique du début des années 2000 n’a de représentation parlementaire, puisque Perú Posible, parti de Alejandro Toledo (2001-2006) a perdu en 2016 son inscription électorale, et que le Parti nationaliste de Ollanta Humala (2011-2016) ne s’est pas présenté à l’élection.

Vote antisystème et crise politique : deux clefs du résultat de dimanche

De tels résultats ne sont pas surprenants. La dynamique antisystème du vote au Pérou est une constante de ces dernières décennies2. Elle a très largement été amplifiée par l’actualité récente du pays. Les révélations de financements illégaux de campagnes électorales ainsi que de pots de vins versés à des politiques en responsabilité par l’entreprise de construction Odebrecht a considérablement jeté le discrédit sur un grand nombre de figures politiques, en responsabilité ou dans l’opposition, et a poussé Pedro Pablo Kuczynski à la démission le 21 mars 2018. Son remplaçant, Martin Vizcarra, premier vice-président, s’est rapidement émancipé du parti Peruanos por el Kambio, duquel il avait été une personnalité invitée, et s’est érigé en figure de la lutte contre la corruption et la réforme politique. Les révélations de l’affaire Lava Jato ont été accentuées par le scandale des « cols blancs du Callao » qui a mis à jour un vaste réseau de corruption qui implique des criminels, des autorités du système judiciaire ainsi que des chefs d’entreprises et personnalités politiques. Outre Kuczynski, les figures politiques qui ont le plus souffert de ces scandales sont Keiko Fujimori, leader du parti Fuerza Popular qui a passé plusieurs mois en prison préventive, et Alan Garcia, leader de l’APRA. Ce dernier s’est suicidé en 2019 alors que la police se trouvait aux portes de son domicile3. La dissolution du Congrès avait été prononcée par Martin Vizcarra, le 30 septembre 2019, face à plusieurs tentatives de blocages, de la part de la majorité fujimoriste et de ses alliés du parti apriste, de la réforme politique et notamment d’une proposition d’avancer les élections générales, présidentielles et législatives, d’un an en 2020 au lieu de 2021.

Le nouveau parlement qui sera installé dans les jours à venir sera donc marqué par un fort renouvellement. Ce renouvellement n’est pas une donnée nouvelle du parlementarisme péruvien, et plus que les rapports de force internes qui devraient – a priori – être plutôt favorables à la réforme politique engagée par Vizcarra, le regard doit être porté sur la recomposition politique en cours dans le pays. De fait, le parlement qui vient d’être élu siègera pour une durée d’une année, et il est peu probable que d’importantes réformes soient mises en œuvre sur une si courte durée, en prenant en compte les strictes règles budgétaires qui imposent une série de restrictions en période électorale, les délais nécessaires à la mise en place de réformes et le poids toujours significatif du ministère de l’Économie dans la fabrique des normes.

Les perdants de la restructuration du jeu politique

Aucun parti ne peut être considéré véritablement comme gagnant d’un scrutin marqué par une forte dispersion des votes. Cependant plusieurs ont émergé, ou réémergé, et seront des protagonistes d’un champ politique en recomposition dans la perspective de l’élection générale de 2021. Le parti Acción Popular devrait, avec 10% des votes valides exprimés, être la principale force dans le nouveau parlement avec 24 sièges. Parti de centre-droit, fondé dans les années 50, il profite des bons résultats obtenus lors de l’élection municipale de 2018, qui lui a notamment permis de diriger Lima, la capitale du pays, ainsi que de l’effritement de Contigo-Peruanos por el Kambio qui avait attiré en 2016 les votes urbains des classes moyennes et supérieures. Il profite aussi des mésaventures du Partido Morado, fondé en 2016 afin de renouveler le discours libéral et dépasser les partis politiques traditionnels de centre droit, qui a souffert de nombreuses attaques et révélations lors des dernières semaines de campagne4.

Du côté de la droite populaire, la forte chute du parti fujimoriste, ainsi que de Solidaridad Nacional, qui avait accueilli sur ses listes plusieurs anciens députés de Fuerza Popular, profite à Alianza para el Progreso ainsi et Podemos Perú, deux partis fondés par des entrepreneurs d’origine populaire ayant fait fortune dans l’éducation privée. Richard Acuña, fondateur de Alianza para el progreso, est propriétaire de l’une des principales universités privées du Pérou dont la structure est très largement utilisée par le parti afin d’organiser les campagnes et mobiliser les secteurs populaires urbains5. Née au début des années 2000, Alianza para el Progreso est l’un des partis émergents les plus réguliers des dernières années dans le pays, au travers notamment d’un ancrage en province ainsi que dans les quartiers populaires de Lima. En 2016, l’alliance avait vu la candidature de Acuña à la présidentielle annulée pour non-respect de la loi électorale qui interdit l’usage du don, en argent ou en nature, comme outil de campagne. Plus récent, Podemos Perú est dirigé par le fondateur José Luna, propriétaire de l’université Telesup. Luna fut plusieurs fois député de Solidaridad Nacional. Créé en 2017, la montée en puissance de Podemos Perú tient beaucoup à la personnalité de Daniel Urresti, qui fut tête de liste à Lima6. Ancien militaire et ministre de l’Intérieur, Urresti est une personnalité clivante qui capitalise sur une image de policier à la « main ferme » et incorruptible7. Il fut longtemps handicapé par des accusations d’assassinat ciblé d’un journaliste en 1988 alors qu’il dirigeait l’une des sections du renseignement de l’armée péruvienne dans la région de Ayacucho, particulièrement touchée par les actes terroristes du mouvement Sentier lumineux. Son acquittement en 2018 lui a ouvert de nouveaux horizons politiques.

Le FREPAP et Unión por el Perú : les deux surprises du scrutin

La surprise de l’élection fut probablement l’arrivée en force au congrès du FREPAP, Front populaire agricole du Pérou, né sur les cendres de l’Association évangélique de la mission israélite du nouveau pacte universel, absent du Congrès depuis le début des années 2000. Si le FREPAP a probablement bénéficié du vote dégagiste en raison de son extériorité totale du jeu politique péruvien, les déterminants d’un tel résultat sont aussi à trouver dans l’existence de bases militantes dans plusieurs quartiers populaires et régions du pays ainsi qu’un discours fondé sur le renouvellement politique et des propositions particulièrement progressistes dans le domaine économique, comme la réduction du temps de travail hebdomadaire de 48 à 44 heures ou encore une proposition de loi pour favoriser l’accès au crédit bon marché aux petites et micro entreprises. La chute du fujimorisme, qui captait assez largement l’électorat évangéliste et avait une forte présence dans les quartiers populaires ainsi que chez les petits entrepreneurs a donc probablement beaucoup à voir avec ce surprenant résultat (8.9% qui devraient permettre au parti d’obtenir 16 sièges au Congrès).

La seconde surprise de l’élection de dimanche fut probablement le retour en force de Unión por el Perú, qui devrait obtenir 17 sièges avec 6,9% des suffrages et dont l’identité politique n’a plus rien à voir avec celle de ses origines. Fondé en 1994 par Javier Pérez de Cuéllar, ancien secrétaire général de l’ONU, le parti est, par son positionnement dans le champ politique de l’époque, un parti de centre-gauche opposé au fujimorisme et fortement ancré dans la défense des droits de l’Homme ainsi qu’au libéralisme économique8. Avec la transition politique des années 2000, l’alliance anti fujimoriste qui avait marqué la gauche péruvienne se distend très largement, et le parti est repris par José Vega, ancien délégué de la Confédération générale des travailleurs Péruviens, qui a fait alliance avec le leader de la gauche nationaliste Ollanta Humala pour l’élection présidentielle de 2006. Distancié du nationalisme en 2011 et 2016, Unión por el Perú revient aujourd’hui en force sur la base d’une alliance passée avec Autauro Humala, le frère de Ollanta Humala, condamné en 2009 à une peine de 19 ans de prison pour avoir dirigé une tentative de soulèvement militaire en 2005, alors qu’il était officiel de l’armée péruvienne. Outre un discours particulièrement radical, à l’image de sa proposition de rétablissement de la peine de mort pour les inculpés de corruption, Unión por el Perú a obtenu des résultats importants dans les régions andines du sud du pays, bastions historiques de la gauche péruvienne et du parti nationaliste en 2006 et 2011. Antauro est aujourd’hui la figure du mouvement ethnocacérisme, fondé par son père Isaac Humala, qui allie défense de l’identité indigène et militarisme nationaliste9.

Quant aux deux partis de gauche du Congrès dissout en 2019, ils devraient maintenir leur représentation parlementaire, en dépit de leur division. En 2016, la candidature de Veronika Mendoza sous les couleurs du Frente Amplio avait permis à cette force politique d’être la seconde du Congrès, avec 20 sièges et un résultat de 13.94%. Divisés en deux forces politiques depuis 2017, le Frente Amplio et l’alliance électorale Juntos Por el Perú (au sein duquel est engagé Nuevo Perú de Veronika Mendoza) devraient obtenir respectivement 12 et 5 sièges. Si le Frente Amplio semble avoir une longueur d’avance, c’est en grande partie parce qu’il dispose de bases militantes plus importantes, notamment dans des régions de province. Son leader, Marco Arana, ancien curé exclu de l’église catholique pour son soutien au droit à l’avortement, travaille depuis de longues années à l’unification des mouvements anti-miniers. Juntos por el Perú est en revanche une alliance de partis de gauche davantage hétérogène, dont la principale figure est Veronika Mendoza. Nuevo Perú, le parti de Veronika Mendoza, a été fondé récemment et ne dispose donc pas encore d’inscription électorale10. Malgré la popularité plutôt importante de Mendoza, l’absence d’inscription électorale lui fait perdre une certaine liberté de mouvement, en l’obligeant notamment à s’associer avec des organisations politiques moins identifiables comme Juntos por el Perú.

En définitive, si les perdants du scrutin de dimanche sont facilement identifiables, les véritables gagnants restent encore à définir. Les enjeux politiques de court terme étant relativement restreint, tous les regards se portent maintenant sur la manière dont ces diverses forces politiques vont se projeter dans la perspective de l’élection présidentielle et législative de 2021. Si les lignes partisanes ont fortement bougé, un certain nombre de grandes dynamiques continuent à animer la vie politique péruvienne : l’importance du vote de gauche dans les régions sud andines du pays, la division de la capitale Lima (et de certaines villes de province) entre modernisme libéral et une droite populaire au discours antisystème mais surtout l’adhésion relativement faible des électeurs péruviens aux étiquettes partisanes. Reste à savoir quel sera le rôle de Martin Vizcarra dans cette reconfiguration politique, lui qui est aujourd’hui sans parti politique mais qui bénéficie d’importants élans de sympathie, au regard de son actif et habile protagonisme politique de ces derniers mois.

1 Le décompte complet des bulletins étant encore en cours, les résultats présentés ici se basent sur le premier « contage rapide » effectué par Ipsos Pérou : https://gestion.pe/peru/politica/resultados-ipsos-conteo-rapido-al-100-congreso-por-regiones-elecciones-2020-nndc-noticia/

2 Carlos Meléndez GuerreroEl mal menor: vínculos políticos en el Péru posterior al colapso del sistema de partidos, Lima, IEP, Instituto de Estudios Peruanos, 2019.

3 Ollanta Humala (2011-2016) et Alejandro Toledo (2001-2006) sont aussi sous le coup d’enquêtes : Humala a passé 9 mois en prison préventive et Alejandro Toledo, actuellement aux Etats-Unis, fait l’objet d’une demande d’extradition.

4 Accusations de violences familiales à l’encontre de l’une de ses figures, Daniel Mora ; filtration de vidéos de Guzman, fondateur du parti, fuyant un incendie dans un appartement, y laissant seule une responsable de son parti avec qui il aurait eu un rendez-vous romantique

5 Rodrigo Barrenechea CarpioBecas, bases y votos: Alianza para el Progreso y la política subnacional en el Perú, Lima, IEP Instituto de Estudios Peruanos,  Serie Colección Mínima, n˚ 69, 2014.

6 En 2018 il fut candidat à Lima dans le cadre de l’élection municipale, arrivant deuxième avec 19.6% des votes valides

7 Comme ministre de l’intérieur, sous la présidence Humala, il fut l’un des ministres les plus populaires et s’illustra notamment par le remplacement de responsables de la police compromis avec des organisations criminelles

8 Pérez de Cuéllar, lorsqu’il était secrétaire général de l’ONU, a eu un rôle particulièrement actif afin de convaincre Alberto Fujimori, élu en 1990, d’abandonner son programme économique hétérodoxe et d’opter pour un plan d’ajustement sous l’égide du Fonds Monétaire International

9 Pour un retour sur l’ethnocacérisme et le parti nationaliste péruvien : Carmen Rosa Balbi Scarneo, « Le phénomène Humala », in Olivier Dabène (dir.), Amérique latine, les élections contre la démocratie ?, Presses de Sciences Po.

10 Pour obtenir l’inscription électorale, et pouvoir participer aux élections, les partis politiques doivent réunir un nombre e signatures d’au moins 4% du nombre de personnes ayant voté à la dernière élection. En 2019, il fallait donc réunir un peu plus de 700000 signatures. A partir de 2020, la loi électorale ayant évolué, les partis sollicitant leur adhésion devront avoir un n ombre d’adhérent équivalent à au moins 0.1% du corp électoral, soit environ 24000 personnes.