Géothermie : intérêt général et capitalistes s’affrontent pour contrôler le nouvel or bleu

Forage géothermique à Orly. © Alain Bachellier

Depuis une décennie, la hausse continue du prix du gaz et du pétrole fait connaître à la filière de la géothermie profonde un regain de dynamisme certain. En Île-de-France, ce sont en effet des dizaines de projets de forages qui voient le jour, dans une région particulièrement propice au développement de la géothermie profonde. Ce nouvel essor n’a rien d’un hasard, et aiguise l’appétit des grands groupes énergétiques privés et publics. Une bataille sans merci entre intérêt général et entreprises capitalistes pour s’accaparer cette ressource d’un nouveau genre est en train de s’ouvrir. Et ce conflit a lieu sous vos pieds. 

C’est un manège qui commence à devenir familier aux yeux de nombreux Franciliens. Du jour au lendemain, un terrain vague, d’un peu moins d’un hectare, devient en quelques jours le lieu d’une activité fourmillante. Le terrain est délimité, des barrières sont installées, une base-vie est établie. Des relevés topographiques sont réalisés, de nombreux camions s’installent et une large dalle en béton est coulée. Toute cette phase préparatoire permet alors d’accueillir un véritable mastodonte technologique : une machine de forage profond. C’est ce bijou technologique qui doit permettre d’accéder au nouvel or bleu de nos sous-sols, plus prisé que le pétrole : une eau à près de 80°C et située à plus de 1000 mètres sous nos pieds. 

Cette eau à haute température a vocation à alimenter en chaleur renouvelable des réseaux de chaleur, pour in fine chauffer des milliers de logements. L’exploitation de la ressource en eau chaude captée dans le sol n’est pas nouvelle. Dès l’Antiquité, de premiers usages de sources d’eau chaude pour chauffer des logements sont attestés, en Chine comme au sein de l’Empire romain. De même, en France, à Chaudes-Aigues, un réseau géothermique, partagé parmi les habitants, a été mis en place dès 1332, desservant une quarantaine de logements. Un système de canalisations partageait la chaleur suivant la taille de la maison. Ce chauffage était gratuit pour les habitants mais ils devaient cependant se charger de l’entretien (détartrage) des conduites. De premiers usages industriels sont attestés aux Etats-Unis au tournant du XIXème et du XXème siècle, notamment pour alimenter le premier hôtel chauffé en géothermie.

Dans les années 1970, le krach pétrolier conduit à une première vague de développement industriel des réseaux de chaleur, avec 60 réseaux de chaleur sur l’ensemble du territoire français. Plusieurs fermeront en raison notamment de la baisse du prix du gaz et du pétrole suite au contre-choc pétrolier. Depuis une décennie, la hausse continue du prix du gaz et du pétrole fait connaître à la filière un regain de dynamisme certain. En Île-de-France, ce sont en effet des dizaines de projets de forages qui voient le jour, dans une région particulièrement propice au développement de la géothermie profonde. Un potentiel qui aiguise l’appétit des grands groupes énergétiques privés et publics. 

La géothermie, un outil-clé de décarbonation de notre chauffage

Revenons rapidement sur le fonctionnement d’un réseau de chaleur. De nombreuses villes en France sont équipées d’un tel réseau qui amène de l’eau chaude pour le chauffage et l’eau chaude sanitaire par l’intermédiaire de vastes circuits de tuyaux jusqu’au pied des immeubles raccordés. Cette eau peut être chauffée par de nombreux moyens : par la combustion d’énergies fossiles (fioul, gaz, charbon) ou de résidus de biomasse (chaufferies-bois ou biomasse), en brûlant nos déchets ménagers, ce qui fournit par exemple 50% de l’énergie du réseau de chaleur parisien, ou en récupérant de la chaleur fatale (chaleur issue de processus industriels comme des blanchisseries, des data centers, qui serait perdue si non utilisée). 

Mais c’est encore mieux quand l’eau est déjà chaude ou qu’il suffit de la réchauffer légèrement ; c’est le principe de la géothermie profonde. Un réseau de chaleur à base de géothermie profonde exploite la chaleur naturelle du sous-sol à plusieurs kilomètres de profondeur. Des forages permettent de capter de l’eau chaude ou de la vapeur à haute température qui après avoir cédé sa chaleur est réinjectée dans le sous-sol. Ainsi, en Île-de-France, il est possible d’exploiter un aquifère particulier, le Dogger, situé entre 1200 et 1600 m de profondeur, où l’eau est disponible entre 60° et 80°. Si d’autres couches géologiques sont aussi à l’étude, comme le Trias à près de 2 km de profondeur ou le Lusitanien, aux alentours de 800m, c’est bien la couche du Dogger qui fait l’objet d’une exploitation accrue sur un périmètre allant de Cergy à Grigny, de Chelles à Versailles, voire au-delà. Ainsi, la chaleur géothermale permet de fournir une énergie décarbonée, renouvelable et disponible tout le temps, été comme hiver. En outre, son caractère local permet de décorréler son prix de l’évolution mondiale des prix de l’énergie et surtout du gaz.

La hausse continue du prix du gaz et de l’électricité rend les réseaux de chaleur compétitifs et économiquement intéressants pour des opérateurs industriels sur le long terme.

Cet attrait nouveau pour la géothermie s’explique principalement pour deux raisons. D’une part, la hausse continue du prix du gaz et de l’électricité rend les réseaux de chaleur compétitifs et économiquement intéressants pour des opérateurs industriels sur le long terme. Si l’énergie des profondeurs de la terre est en effet gratuite, la récupérer suppose des investissements considérables, rentables seulement au bout de plusieurs décennies. Un « doublet géothermique » connecté au Dogger, c’est-à-dire un puits d’injection et un second pour récupérer l’eau chaude, peut ainsi coûter une quinzaine de millions d’euros.

D’autre part, le recours à la géothermie est fortement encouragé par les pouvoirs publics. La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) prévoit, d’ici à 2030, la multiplication par cinq de la quantité de chaleur et de froid renouvelable et de récupération livrée par les réseaux. Ainsi, la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) prévoyait de passer de 1,18 TWh de chaleur géothermale en 2017 à 5,2 TWh en 2028 (x4,5). C’est une des énergies vertes qui doit permettre à la France d’atteindre ses objectifs en matière de renouvelables – objectifs pour lesquels elle accuse un retard certain – et de remplacer les chaudières au gaz ou au fioul, principalement en milieu urbain. 

De nombreuses aides financières sont accordées aux porteurs de projets par l’intermédiaire du « Fonds Chaleur » de l’ADEME (820M€ de fonds chaque année, notamment pour le développement de la géothermie) et l’Etat contribue très fortement au « derisking » des projets de géothermie, visant à réduire l’incertitude et le risque portant sur ces investissements, pour inciter les acteurs privés à développer des réseaux… et à réaliser des profits.

Tensions autour du partage de la ressource

Son caractère local, renouvelable et bas-carbone fait en conséquence de la géothermie une énergie de demain, à laquelle on peut prédire un avenir radieux. Toutefois, ses modalités de développement incontrôlées soulèvent de nombreuses interrogations, et l’exemple des projets franciliens est riche d’enseignements. Tout d’abord, la création de réseaux de chaleur est une compétence confiée historiquement par la loi aux communes, qui peuvent ensuite transférer cette compétence à leur intercommunalité ou bien à un groupement de collectivités comme un syndicat d’énergie. Pourtant, les communes et les intercommunalités ne disposent que très rarement des capacités financières, techniques ou encore juridiques pour assurer seules le portage de ce type de projets. A titre indicatif, le développement d’un réseau de chaleur géothermique pour alimenter 5 à 10.000 logements nécessite un investissement initial de l’ordre de 40 à 80 millions d’euros.

Ainsi, dans la très grande majorité des cas, les collectivités sont démarchées par des industriels énergétiques aux capacités financières solides. En Île-de-France, quatre acteurs majeurs se partagent le marché : Engie, Dalkia (filiale d’EDF), Coriance (propriété de la Caisse des dépôts à 49%) et Idex. Ces groupes proposent aux collectivités de s’associer dans le cadre de structures partagées comme des sociétés d’économies mixtes (SEM) ou des sociétés par actions simplifiées dédiées aux EnR (SAS EnR). Quand ils le peuvent, les acteurs privés vont jusqu’à tenter de négocier de fructueuses délégations de service public (DSP). Lorsqu’elles s’associent avec les collectivités, les entreprises privées peuvent être amenées à mener pour le compte des communes de nombreuses études, ainsi qu’à réaliser les lourdes démarches juridiques nécessaires aux forages et à l’exploitation du réseau. 

43 installations de géothermie profonde sont actives en Île-de-France et des dizaines de projets sont à l’étude, entraînant le dépôt de nouvelles demandes de permis exclusif de recherche, susceptibles de multiplier les frictions.

Notons que le sous-sol est la propriété de l’Etat et que de telles opérations dépendent du code minier. Toute opération de recherche dans le sous-sol doit en conséquence faire l’objet d’une autorisation préfectorale ou ministérielle selon l’ampleur du projet. L’Etat, après analyse des dossiers, généralement déposés par des grands groupes pour le compte de collectivités, peut octroyer alors dans un premier temps une autorisation de recherche ou un permis exclusif de recherche pour une durée de 3 à 5 ans renouvelable, qui accorde au demandeur l’exclusivité pour réaliser des forages sur des zones recouvrant plusieurs dizaines de km2. Si la ressource est confirmée, il est alors possible d’adresser une demande d’autorisation d’ouverture de travaux miniers (DAOTM) puis une demande de permis d’exploitation du réseau de chaleur (PEX), ces phases étant généralement soumises à enquête environnementale et enquête publique. 

Jusqu’ici, le nombre restreint de projets engendrait des frictions limitées et chaque collectivité réussissait à consolider un accès propre à une ressource perçue comme abondante. En outre, chaque projet pouvait prétendre à une zone du sous-sol suffisamment large pour pouvoir déployer plusieurs doublets et pomper assez de calories dans les aquifères. Mais le boom du développement de la géothermie change radicalement la donne. L’évolution actuelle du marché du gaz a poussé de nombreuses collectivités à étudier l’opportunité de la géothermie et les grands groupes, flairant les bonnes affaires, entament un lobbying de tous les instants auprès des élus et des cadres territoriaux. Ainsi, à l’heure actuelle, 43 installations de géothermie profonde sont actives en Île-de-France et des dizaines de projets sont à l’étude, entraînant le dépôt de nouvelles demandes de permis exclusif de recherche, susceptibles de multiplier les frictions.

Certains grands groupes sont particulièrement actifs pour déposer ces demandes de recherche qui leur permettent de « sécuriser et de préempter » des zones entières du sous-sol de l’Etat. Ces permis sont demandés sur des zones étendues, recouvrant souvent le sous-sol d’autres collectivités que celles des collectivités dont elles sont mandataires. La phase supplémentaire de consultation des communes touchées ne dure qu’un mois, un délai peu pertinent. Elle est donc trop rarement utilisée par la collectivité territoriale concernée du fait d’un manque de compétences en son sein. Ce qui est observé s’apparente à une logique de prédation sur une ressource d’intérêt commun. La maîtrise du sous-sol d’une ville par le biais d’autorisations administratives peut ensuite contraindre les collectivités concernées à travailler avec l’entreprise ayant préempté – en toute légalité – le sous-sol.

Ce qui est observé s’apparente à une logique de prédation sur une ressource d’intérêt commun.

Pourtant, il est possible de lutter contre cette prédation. Ainsi, à Trappes (Yvelines), la ville a émis un avis défavorable concernant la demande de permis exclusif de recherche déposée par Engie pour le compte de la ville de Bois-d’Arcy, Cette démarche, toujours en cours d’instruction, visait à contraindre Engie, via l’Etat, à modifier substantiellement le périmètre de son projet. En effet, le périmètre de recherche demandé par Engie empiétait sur la moitié du sous-sol de la ville de Trappes, oblitérant fortement la capacité de celle-ci à porter son propre projet de géothermie. De même, plusieurs tensions fortes sont déjà apparues en petite couronne parisienne, obligeant les services de l’Etat à mettre en urgence les collectivités concurrentes autour de la table pour trouver des chemins de médiation. En outre, la ressource, jugée quasiment infinie, ne l’est pourtant pas, et la trop grande proximité de puits de production et de réinjection (où l’en renvoie l’eau froide) diminue la productivité des forages.

Dans ce contexte, l’Etat se caractérise avant tout par la faiblesse de ses moyens de contrôle et son absence de planification sur le partage de la ressource. En Île-de-France, les demandes de permis sont instruites par un service préfectoral (la DRIEAT, direction régionale de l’environnement, de l’aménagement, des transports d’Ile-de-France) composé d’une petite poignée de personnes, dont les moyens n’ont pas été augmentés malgré la hausse exponentielle des dossiers à instruire. En outre, le cadre réglementaire ne donne aux fonctionnaires que des moyens très limités pour assurer le respect de l’intérêt général. Une fois une demande de permis exclusif de recherche accordée, les collectivités souhaitant contester le projet ne disposent que d’un mois pour déposer un contre-dossier, délai tout à fait insuffisant pour bâtir un dossier étayé, sachant que la majorité des collectivités ne disposent pas des compétences d’ingénierie en interne.

Carte du tracé prévisionnel de la campagne géophysique en Île-de-France (BRGM, ADEME, Région Île-de-France)

Figure 3 – Cartographie des installations de géothermie en IDF et zone d’exploration de l’étude en cours par le BRGM. © BRGM

La situation actuelle, caractérisée par le chaos et la concurrence à celui qui déposera son dossier en premier, est donc la conséquence directe d’une absence de planification étatique et intercommunale. Pour l’instant, l’Etat se contente d’instruire les demandes de permis, avec très peu de refus, tout en encourageant les collectivités à étudier les possibilités de géothermie sur leur territoire par le biais des services préfectoraux ou de l’ADEME, invitant parfois explicitement les collectivités à se tourner vers les grands groupes. Les rares démarches stratégiques entreprises par l’Etat visent uniquement à faciliter le développement de projets par ces grands groupes en les « dérisquant ». Ainsi, le BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières) et l’ADEME viennent de lancer une vaste étude pour un budget de trois millions d’euros, visant à acquérir une meilleure connaissance de la ressource géothermique dans le Sud-Ouest francilien, pour encourager les acteurs privés à se positionner. De même, la Caisse des dépôts (CDC) pilote un fonds de garantie, géré par la SAF-Environnement, qui permet d’assurer les investisseurs contre le risque d’échec dans les projets, dans une logique de socialisation du risque, alors même que les profits de chaque projet sont majoritairement distribués à des actionnaires privés.

Une grande diversité de modèles de gestion des réseaux de chaleur

Si l’absence de planification et de vision opérationnelle de l’Etat est particulièrement visible pour ce qui concerne la répartition de la ressource en eau chaude et de l’accès aux couches productrices, l’exploitation des réseaux de chaleur est aussi l’objet d’une bataille intense entre les intérêts privés et la puissance publique. Il existe un très grand nombre de modèles juridiques permettant de créer et d’exploiter un réseau de chaleur, allant de la régie à l’externalisation complète par des marchés publics ou des délégations de service public. On observe actuellement une réelle mise en concurrence des modèles, qui se différencient selon de nombreux critères : structure de l’actionnariat, niveau de rétribution des actionnaires, souplesse de gestion au quotidien, répartition du risque ou encore portage de l’investissement. 

En Île-de-France, de nombreux modèles sont mis en œuvre : société d’économie mixte comme la Compagnie Parisienne de Chauffage Urbain (2/3 ENGIE, 1/3 Ville de Paris), société par action simplifiée permise par la LTECV à Vélizy-Villacoublay (80% ENGIE, 20% ville), délégation de service public comme à Saint-Denis ou bien société publique locale comme à Grigny, Viry-Châtillon, Fleury-Mérogis et Sainte-Geneviève des Bois au capital 100% public. Si chaque modèle présente ses avantages et ses inconvénients, et permet sur le papier de faire respecter l’intérêt général, on observe en réalité une concurrence entre deux types de modèles, représentés d’un côté par la délégation de service public (DSP) et de l’autre côté par la société publique locale (SPL).

D’une part, le recours à la délégation ou concession de service public s’inscrit dans une longue dynamique d’externalisation de l’action publique, comme le détaillait un rapport de l’association Nos Services Publics (association dont Lucie Castets, candidate NFP pour Matignon, assurait la coordination). Cette logique consiste à confier à des acteurs privés des missions de service public, en l’occurrence l’exploitation d’un réseau de chaleur et la livraison de chaleur à divers bâtiments. Le rapport analysait notamment les nombreux « faux avantages » de la gestion privée. Ceux-ci sont particulièrement observables pour ce qui concerne la création et l’exploitation du chauffage urbain. Tout d’abord, il faut rémunérer les apporteurs de fonds privés, qui empruntent en moyenne à des taux plus élevés que les acteurs publics. Il faut ensuite rémunérer des actionnaires tout au long de l’exploitation du réseau, à des taux pouvant atteindre deux chiffres. Rappelons par exemple que ce taux est monté jusqu’à 24% en ce qui concerne les autoroutes déléguées au secteur privé.

De manière assez classique, on observe généralement une forte asymétrie d’information entre le délégant public et le délégataire privé, qui peut également mener à des surcoûts importants. Ainsi, des logiques de surfacturation de prestations d’entretien (renouvellement de tuyaux, interventions) peuvent venir se répercuter sur le prix de la chaleur pour les usagers. En outre, le faible nombre d’acteurs dans le secteur ne permet pas de faire jouer pleinement la concurrence, créant des situations de monopole de fait, ou tout du moins de cartellisation. Ainsi, la remise en concurrence du réseau de chaleur de la ville de Paris n’a vu que deux acteurs se positionner : Engie et EDF. Enfin, la délégation de service public assure un contrôle public plus réduit des choix stratégiques sur le réseau : pourcentage d’énergie d’origine renouvelable, mise en place de tarifs sociaux, raccordement prioritaire des logements sociaux et des bâtiments publics…

Un retour des puissances publiques locales depuis une décennie 

A contrario, les dernières années ont vu naître un contre-modèle intéressant à plusieurs égards, celui de la société publique locale (SPL), sous l’impulsion notamment du SIPPEREC, une structure intercommunale de la périphérie parisienne. Les SPL sont des structures à capitaux 100% publics qui présentent à ce titre plusieurs avantages : contrôle public des choix stratégiques, fixation des tarifs du réseau de chaleur, maîtrise du développement du réseau de chaleur, possibilité de fixer à des niveaux très bas la rémunération de l’actionnaire, accès à de meilleurs taux de financements… La SPL est en outre une structure de droit privé, engendrant une facilité de gestion plus importante au quotidien, notamment pour ce qui concerne la gestion des ressources humaines, même si cela peut aussi être perçu comme un détournement du statut du fonctionnaire.

L’exemple des villes de Grigny et Viry-Châtillon est à cet égard particulièrement enrichissant. En 2014, elles contractualisent avec le SIPPEREC pour créer la société publique locale SEER (Société d’exploitation des énergies renouvelables), au sein de laquelle le SIPPEREC récupère 51% des parts. En 2017 est mis en service leur premier réseau de chaleur, qui permet dès le départ d’alimenter 10.000 logements, dont notamment l’ensemble de logements sociaux de la Grande Borne. Un des éléments déclencheurs du projet était notamment le niveau exorbitant de charges liées au chauffage payé par les habitants du quartier. Sa direction revendique un tarif du chauffage permis par la SPL jusqu’à 30% inférieur par rapport à ce que proposait initialement Engie. 

Si les grands groupes et leurs sous-traitants peuvent évidemment candidater aux différents marchés publics lancés ensuite par la SPL (forage, renouvellement du réseau, entretien de la chaufferie) dans le cadre de la commande publique, chaque projet de réseau de chaleur porté par une structure publique représente des dizaines voire des centaines de millions d’euros de chiffre d’affaires potentiel qui leur échappent. Depuis, le SIPPEREC est entré au capital de plusieurs nouvelles SPL, que ce soit avec la ville de Malakoff (2021), Pantin, Les Lilas, Pré-Saint-Gervais (2022) ou encore Fontenay-aux-Roses, Bourg-la-Reine et Sceaux (2024), et de nouveaux projets sont à l’étude. 

Pourtant, là encore, l’État se démarque par son absence, traitant avec un même égard des projets 100% publics et des projets portés par des initiatives privées, avec des niveaux de soutien similaires. Les SPL doivent trouver des fonds sur le marché bancaire privé pour financer leurs projets et bénéficient des mêmes dispositifs de subventions que les autres structures. En outre, les projets doivent ensuite cotiser à un fonds de garantie, au sein duquel les acteurs privés disposent d’autant de voix que l’ADEME dans l’attribution ou non de la garantie. Jusqu’ici, le développement de projets 100% publics est principalement le fait de volontés politiques locales comme c’est le cas à Grigny, dirigé par le communiste Philippe Rio.

Penser la planification de la géothermie profonde

Le développement de la géothermie profonde doit réussir un tournant crucial. L’énergie géothermale a toutes les caractéristiques de l’énergie de demain : renouvelable et locale, elle constitue pour de nombreuses villes une solution de remplacement du gaz à un prix stable et maîtrisé. Mais elle possède aussi toutes les caractéristiques d’une ressource dont l’exploitation doit être planifiée par la puissance publique. La ressource géothermale reste limitée, géographiquement contrainte et source de concurrence entre collectivités, elle doit faire l’objet d’investissements en capitaux importants et repose sur des projets de long terme, très étroitement dépendants des autorisations publiques et de la volonté des élus locaux. En conséquence, il paraît nécessaire de réfléchir à ce que pourrait être une réelle planification publique du développement de cette ressource énergétique.

La méthode pourrait être similaire à celle mise en œuvre pour le développement de l’éolien en mer, où l’Etat intervient de manière assez forte. Dans toutes les régions propices à la géothermie, l’Etat piloterait et prendrait à sa charge de premières études générales, sous l’égide du BRGM, pour analyser le potentiel géothermique de chaque territoire. A ce titre, la grande étude GeoScan lancée sur l’Ouest francilien est pertinente mais aurait probablement gagné à être réalisée plus tôt. Une plateforme open source de partage de l’ensemble des études réalisées pourrait alors être mise à disposition. Une fois la ressource caractérisée, un processus démocratique, par exemple dans le cadre d’une COP régionale puis départementale, doit permettre la répartition de la ressource entre intercommunalités ou groupes de collectivités, avec notamment un pré-positionnement des puits de forages permettant d’éviter les conflits et donc de découper le sous-sol par zones. Une fois les zones identifiées, la main serait alors laissée aux collectivités pour porter les projets, pour assurer l’acceptabilité locale ainsi que le caractère localement adapté du projet porté (choix des bâtiments raccordés et des énergies d’appoint comme la biomasse).

L’Etat mettrait alors à disposition des collectivités une réelle capacité d’ingénierie à plein temps pour préfigurer chaque projet, avec des experts développeurs qui bénéficieraient des retours d’expérience des autres projets régionaux (à l’image de ce que propose le SIPPEREC), plutôt que d’obliger les collectivités à se reposer sur l’expertise privée. Enfin, l’Etat renforcerait ses services instructeurs et pourrait piloter lui-même les différentes études environnementales et enquêtes publiques nécessaires pour accélérer les projets et proposer des projets clés en main aux collectivités. 

L’Etat pourrait tout à fait encourager des structures 100% publiques, associant par exemple les collectivités locales et un opérateur énergétique public unique, par exemple EDF via sa filiale Dalkia.

Deux options seraient alors concevables. Pour la première, on laisserait aux collectivités le choix du mode de gestion, à l’image de ce qui se fait actuellement. Ce système permet notamment d’avoir plusieurs acteurs, qui se livrent notamment une bataille technologique pour développer de nouvelles techniques de forage et augmenter la productivité des puits. Dans cette perspective, l’Etat pourrait toutefois renforcer son taux de soutien pour les structures publiques en termes de subventions, d’accès aux prêts ou aux différents dispositifs de garantie. Dans le cadre de la seconde option, un niveau de planification et d’intégration plus complet pourrait être envisagé, en refusant la mise en concurrence des modèles juridiques et en réaffirmant la mainmise de la puissance publique sur le secteur.

L’Etat pourrait tout à fait encourager des structures 100% publiques, associant par exemple les collectivités locales et un opérateur énergétique public unique, par exemple EDF via sa filiale Dalkia. Ce schéma d’organisation permettrait notamment de favoriser une réintégration de la filière industrielle de la géothermie, par exemple avec un rachat des principales foreuses de puits (machines de l’entreprise Arverne) par l’entité publique, un contrôle des industries-clés fabriquant les tuyaux, les chaufferies, les pompes à chaleur. Une telle structuration permettrait aussi de confier à un acteur unique des objectifs de développement de la géothermie, tout en garantissant une maîtrise locale des projets par l’entrée au capital des collectivités. Revenons peut-être à la sagesse médiévale des habitants de Chaudes-Aigues qui avaient compris l’intérêt d’une gestion collective de leur réseau de chaleur, qui leur fournissait du chauffage… gratuit !

Jeremy Corbyn : « Les conservateurs vont très probablement perdre les prochaines élections »

Jeremy Corbyn in 2019. © Public domain

Qu’est devenu Jeremy Corbyn ? Pendant près de cinq ans à la tête du Labour, de 2015 à 2020, il a incarné un espoir immense pour la gauche radicale au Royaume-Uni et dans le reste du monde. Son programme ouvertement socialiste tranchait avec l’adhésion unanime au néolibéralisme et à l’austérité des conservateurs et des apparatchiks blairistes qui contrôlaient le parti d’opposition. Après un excellent résultat en 2017 – 40% des voix – qui prive Theresa May de majorité et le fait presque devenir Premier Ministre, il s’incline face à Boris Johnson deux ans plus tard, notamment en raison du projet de second référendum sur le Brexit décidé par son parti.

Depuis cet échec, on a surtout entendu parler de lui lorsque son successeur Keir Starmer a tenté de l’exclure du parti et que les médias l’ont qualifié d’antisémite – un mensonge, dont il n’est pas difficile de voir qu’il est mobilisé pour écarter la menace qu’il représente pour le statu quo. Malgré ces attaques incessantes, le député continue inlassablement de défendre les services publics, l’État social, les libertés, l’environnement, la paix et la solidarité internationale, comme il l’a toujours fait depuis ses débuts en politique. Le Vent Se Lève l’a rencontré en Belgique, dans le cadre du festival Manifiesta. L’ancien leader travailliste nous a livré son analyse sur le retour en force des syndicats outre-Manche depuis un an et plaidé pour la nationalisation de secteurs stratégiques, ainsi que des négociations de paix plutôt que la surenchère guerrière en Ukraine. Il nous a également présenté l’action du Peace and Justice Project, une structure politique qu’il a créé il y a deux ans, et donné son avis sur la prochaine séquence électorale. Entretien réalisé par William Bouchardon, avec l’aide de Laëtitia Riss et d’Amaury Delvaux.

LVSL – C’est la première fois que vous venez à Manifiesta, qui est un festival à la fois politique et musical, organisé par le Parti du Travail de Belgique (PTB). Quels types de liens entretenez-vous avec ce parti et quels sont vos combats communs ?

Jeremy Corbyn – J’ai été inspiré par l’idée de Manifiesta qui, selon moi, est similaire à la Fête de l’Humanité à Paris, à laquelle j’ai assisté à plusieurs reprises. J’aime l’idée d’un festival inclusif pour les organisations de gauche, les syndicats et les organisations de la classe ouvrière, afin qu’ils se réunissent sans chercher de divisions ou de frontières, mais en cherchant des opportunités de discussions.

Je connais le Parti du Travail de Belgique pour avoir été membre du Conseil de l’Europe, où j’ai rencontré de nombreux membres de la gauche européenne. J’ai rencontré beaucoup de leaders du PTB et je suis très heureux d’être ici. Je représente également le Peace and Justice Project avec Laura (ndlr : Laura Alvarez est la femme de Jeremy Corbyn), qui en est la secrétaire internationale et nous faisons la promotion de notre propre conférence le 18 novembre.

LVSL – Vous êtes intervenu sur scène aux côtés des dirigeants de la FGTB et de la CSC, deux grands syndicats belges, et de Chris Smalls, le fondateur du premier syndicat d’Amazon aux États-Unis. Depuis l’année dernière, le Royaume-Uni connaît une énorme vague de grèves et les syndicats sont au cœur de l’actualité. Un tel niveau de conflit social n’avait pas été observé depuis les premières années au pouvoir de Margaret Thatcher. Pensez-vous que les défaites successives du mouvement syndical ont enfin cessé et qu’une renaissance des syndicats a commencé ?

J. C. – Je connais très bien Chris Smalls et je pense qu’il est emblématique de ce à quoi ressemble la nouvelle génération de dirigeants syndicaux : c’est un jeune homme très courageux, qui travaille dans une atmosphère totalement antisyndicale et qui a pourtant réussi à recruter des gens et à faire reconnaître son syndicat sur certains sites d’Amazon aux États-Unis. Il s’agit véritablement d’une lutte herculéenne et syndiquer les travailleurs des autres sites d’Amazon aux États-Unis sera extrêmement difficile. Au Royaume-Uni, nous avons assisté à des tentatives similaires, notamment au centre Amazon de Coventry, où le syndicat GMB essaie d’organiser les travailleurs.

Jeremy Corbyn lors de notre interview. © Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

J’ai moi-même été responsable syndical avant de devenir député. Dans les années 1970, j’étais directement responsable de 40.000 syndiqués, en tant que secrétaire à la négociation pour les employés du Grand Londres. J’ai donc une grande expérience du travail syndical. À l’époque, le Royaume-Uni comptait environ 12 millions de syndiqués et le taux de syndicalisation était très élevé : environ la moitié de la population active était syndiquée. Toutefois, cette présence syndicale était fortement concentrée dans les industries lourdes et anciennes et dans le secteur public, et beaucoup moins dans les petites entreprises privées.

« Dans les années 70, la propriété publique en Grande-Bretagne représentait 52-53 % du PIB. Plus de la moitié de l’économie était entre les mains de l’Etat ! »

Le gouvernement conservateur de 1979 dirigé par Thatcher était radicalement différent de tous les autres gouvernements que la Grande-Bretagne avait connus depuis les années 1930. En fait, à bien des égards, il s’agissait d’un retour aux années 1930. Ses priorités étaient de détruire le pouvoir des syndicats et de privatiser et détruire les grandes industries manufacturières. C’est exactement ce qu’ils ont fait, ils ont privatisé tout ce qu’ils pouvaient : le gaz, l’électricité, l’acier, le charbon, l’industrie automobile, la construction aéronautique et navale, le pétrole, British Telecom, Royal Mail, etc. 

À l’époque, la propriété publique en Grande-Bretagne représentait 52-53 % du PIB. Plus de la moitié de l’économie était aux mains de l’Etat ! Cette destruction de l’industrie lourde a entraîné d’énormes pertes d’emplois dans les secteurs de l’acier et du charbon et, par conséquent, le nombre de syndiqués a commencé à diminuer. Cette tendance s’est poursuivie pendant longtemps, mais le nombre de syndiqués a recommencé à augmenter récemment.

LVSL – Diriez-vous que le vent a tourné ?

J. C. – Le vent a tourné car l’austérité mise en place depuis 2008 a conduit beaucoup de gens à ne plus se sentir en sécurité quant à leur niveau de vie. Beaucoup n’ont pas connu d’augmentation réelle de salaire depuis 15 ans. Dans certains cas, ils ont même perdu de l’argent au cours de cette période parce que leurs salaires n’ont pas suivi l’inflation. Ce sont ces revendications de hausses de salaires qui expliquent que le nombre de syndiqués a commencé à augmenter. Par exemple, le syndicat des enseignants a recruté 60.000 nouveaux membres lors de son récent conflit, et la même chose s’est produite dans d’autres secteurs économiques. Il y a donc eu une recrudescence de l’activité syndicale.

La plupart des accords conclus à la suite des récentes grèves ne sont ni des victoires par KO, ni des défaites. Généralement, les travailleurs obtiennent une augmentation de salaire correspondant au taux d’inflation. Une autre bataille importante concernait la tentative de Royal Mail (la Poste britannique, ndlr) de transformer son personnel en travailleurs indépendants, à l’instar d’Amazon ou d’autres. Cela a été complètement bloqué grâce à la mobilisation. Mais repousser quelque chose de vicieux n’est pas vraiment une victoire, donc cela n’a pas donné un énorme coup de pouce aux gens. De nombreuses luttes, comme celle du secteur ferroviaire et de la fonction publique, sont encore en cours et le récent accord pour les enseignants ne résout pas les questions de long terme.

Parallèlement à cette forte augmentation de l’activité syndicale, on observe également une forte augmentation du nombre de personnes adhérant à des syndicats dans le secteur informel. Certains de ces nouveaux syndicats ne sont pas affiliés au TUC (le Trade Union Congress regroupe la grande majorité des organisations syndicales au Royaume-Uni, ndlr). Cela n’en fait pas de mauvais syndicats, c’est juste que ceux qui sont à l’origine de ces nouveaux syndicats cherchent à représenter leurs collègues à leur manière. Il appartient aux syndicats plus anciens et au TUC de travailler avec eux. Personnellement, je suis très heureux de travailler avec tous les types de syndicats.

LVSL – En raison de l’inflation très élevée au Royaume-Uni, l’agenda politique s’est principalement concentré sur les questions sociales ces derniers temps. Mais l’autre grand combat de la gauche est la crise écologique, comme l’a encore démontré un été extrême dans le monde entier. Ici, à Manifiesta, vous avez participé à un débat liant les questions environnementales et la lutte des classes. Dans le monde entier, de nombreux partis de gauche tentent d’articuler ces deux enjeux. Quels conseils leur donneriez-vous ?

J. C. – Durant ce débat, il y a eu une très bonne intervention d’un sidérurgiste néerlandais. Ce dirigeant syndical a réussi à forcer l’entreprise à changer complètement le processus de production, en passant à une production à faible consommation d’énergie qu’on peut qualifier « d’acier vert ». Au lieu de produire dans des hauts-fourneaux ou des fours à foyer ouvert, l’entreprise met en place une production électrique et utilise des déchets plutôt que du minerai de fer pour fabriquer de l’acier neuf. Avoir réussi à obtenir ce changement de mode de production est une incroyable réussite. Pour moi, c’est l’exemple même des syndicats en action, qui parviennent à réduire les niveaux de pollution et les émissions de CO2 tout en protégeant les emplois. Je mentionne cela parce que je suis convaincu que les syndicats doivent utiliser leur pouvoir pour forcer les entreprises à être durables.

« L’échappatoire de la classe moyenne, qui consiste à s’installer dans les banlieues pavillonnaires ou à la campagne et à travailler à domicile, n’est pas une option pour la majorité de la population. »

Ensuite, ce sont les communautés ouvrières qui sont les plus frappées par la crise environnementale. Ce sont les enfants des classes populaires de Glasgow, Londres, Paris, Mumbai, Delhi, New York ou San Paolo qui subissent les pires effets de la pollution de l’air, réduisant la capacité pulmonaire et l’espérance de vie. L’échappatoire de la classe moyenne, qui consiste à s’installer dans les banlieues pavillonnaires ou à la campagne et à travailler à domicile, n’est pas une option pour la majorité de la population. Il faut assainir l’air et faire payer les pollueurs. C’est pourquoi j’aborde cette question sous l’angle de la classe sociale.

© Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

En tant que leader du parti travailliste, j’ai promu une révolution industrielle verte. Il ne s’agissait pas de condamner et de culpabiliser les gens qui conduisent un véhicule diesel pour aller au boulot ou qui travaillent dans une aciérie, mais de changer les choses et de protéger les emplois en même temps. La population ne peut pas soutenir la protection du climat si son niveau de vie n’est pas protégé en même temps. J’ai également beaucoup parlé de l’éducation à la biodiversité. Nous devons élever une génération qui comprenne que nous devons vivre avec le monde naturel, et non en opposition avec lui. Je suis très déterminé à atteindre tous ces objectifs.

LVSL – Vous avez dit que les entreprises polluantes doivent payer pour réparer les dommages qu’elles ont causés et que les syndicats sont essentiels pour changer la façon dont la production est organisée. Je ne peux qu’approuver. Mais si on veut changer la façon dont l’économie est gérée, ne devons-nous pas aussi nous battre pour la propriété publique des moyens de production, c’est-à-dire des nationalisations ?

J. C. – La propriété publique est indispensable pour les services essentiels. L’eau est un exemple évident : nous avons tous besoin d’eau, tout au long de la journée, tous les jours. C’est le besoin le plus élémentaire qui soit. Pourtant, elle a été privatisée en Grande-Bretagne par le gouvernement Thatcher pour un prix bien inférieur à la valeur réelle du secteur. Les entreprises privées qui ont racheté ce secteur ont immédiatement fait fructifier les considérables actifs fonciers dont disposaient les entreprises publiques de distribution d’eau en les vendant ou en construisant dessus. Elles ont ensuite versé d’énormes bénéfices et dividendes aux actionnaires au lieu d’investir dans de nouvelles canalisations et dans la protection de la nature. Le résultat, ce sont 300.000 rejets d’eaux usées directement dans les rivières anglaises rien que l’an dernier.

Il n’y a pas d’autre choix que de ramener les compagnies des eaux dans le giron public et de les placer sous contrôle démocratique. Elles doivent être contrôlées au niveau local, par les collectivités, en lien avec les travailleurs, les entreprises locales et les autorités publiques, avec un mandat clair en matière de protection de l’environnement ainsi que de production et de distribution de l’eau.

« La propriété publique est indispensable pour les services essentiels. »

Il en va de même pour l’énergie. Le gouvernement britannique a versé des milliards de subventions aux entreprises énergétiques, à condition qu’elles n’augmentent les prix pour les consommateurs « que » de 100 %. En d’autres termes, toutes nos factures d’électricité ont doublé, les entreprises ont réalisé d’énormes bénéfices et le gouvernement a utilisé l’argent public pour garantir le maintien de ces bénéfices. C’est une situation insensée ! Il n’y a pas d’autre solution que d’en faire une propriété publique, ce que nous soutenons fermement. Nous travaillons d’ailleurs avec We Own It (association agissant pour le retour de nombreux services dans le giron public, ndlr) et organisons une réunion la semaine prochaine pour exiger cela.

LVSL – La réunion que vous mentionnez sera organisée par le Peace and Justice Project, une organisation que vous avez créée récemment. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Quel est l’objectif de cette structure et sur quelles campagnes menez-vous ?

J. C. – Nous avons commencé à bâtir cette structure après les élections générales de 2019 (lors desquelles Jeremy Corbyn est battu par Boris Johnson, ndlr) et l’avons lancé en janvier 2021. Nous avons environ 60.000 personnes inscrites en tant que followers, qui reçoivent régulièrement des vidéos, des courriels et d’autres contenus sur nos différentes activités. Nous avons également un nombre considérable de personnes qui donnent des petites sommes d’argent pour assurer la survie du projet : le don moyen se situe entre 5 et 10 livres par mois. Nous sommes reconnaissants de ce soutien. 

« Le Peace and Justice Project se veut un foyer politique pour ceux qui ne savent plus vers où se tourner. »

Le Peace and Justice Project se veut un foyer politique pour ceux qui ne savent plus vers où se tourner. Par conséquent, il ne repose pas sur un ensemble très strict de principes politiques, mais plutôt sur de multiples campagnes thématiques. Tout d’abord, nous avons élaboré une plate-forme de cinq revendications, sur les salaires, la santé, le logement, l’environnement et la politique internationale et la paix. Ces revendications ont été élaborées avec les syndicats : nous travaillons en étroite collaboration avec le CWU (communication), le RMT (transport) et le BFAWU (industrie alimentaire). Nous travaillons ensemble contre les privatisations et sur des campagnes de défense des droits syndicaux des travailleurs de l’économie parallèle, tels que ceux de Starbucks et d’Amazon.

© Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

Deuxièmement, nous promouvons l’idée que les arts et la culture font partie du mouvement syndical, ce qui implique deux choses. D’une part, nous organisons des concerts dénommés « Music for the Many » (en référence au slogan de campagne de Jeremy Corbyn, For the Many, not the few, ndlr) dans tout le pays. A cette occasion, nous défendons nos lieux de musique vivante et salles de concert, qui risquent de fermer à cause de l’austérité et de la crise du coût de la vie. Nous avons organisé six de ces concerts jusqu’à présent et beaucoup d’autres sont à venir. À chaque fois, nous donnons l’occasion à des musiciens généralement jeunes et peu connus de jouer et nous promouvons nos différentes campagnes.

Nous écrivons également un livre intitulé Poetry for the Many, qui a déjà fait l’objet de nombreuses commandes en prévente. L’idée est née parce que je reçois beaucoup de poèmes de jeunes. Un jour, Len McCluskey (ancien secrétaire général du syndicat Unite, ndlr) et moi étions dans mon bureau pour parler de politiques et de stratégies économiques et il m’a demandé : « Pourquoi avez-vous ces livres de poésie dans votre bureau ? ». Je me suis senti offensé et lui ai dit « Et pourquoi pas ? », ce à quoi il a répondu « Je n’ai pas celui-là, je peux te l’emprunter ? » Nous avons donc décidé de rédiger ce livre, qui contient des poèmes provenant d’un large éventail de pays, et nous en préparons actuellement un autre, intitulé Poetry from the many, qui contiendra les meilleurs poèmes que nous avons reçus.

Enfin, il y a le travail international que nous effectuons avec l’aide de Laura. Nous travaillons sur des campagnes de reconnaissance syndicale avec des organisations étrangères, comme la Fédération internationale des travailleurs des transports. Nous organisons une grande conférence à Londres en novembre avec des dirigeants syndicaux du monde entier, de l’Amérique latine à l’Europe, en passant par la Russie et le Moyen-Orient. L’objectif est de travailler ensemble sur des sujets majeurs tels que le changement climatique, la justice sociale et de lutter contre les guerres.

LVSL – La lutte contre les guerres est d’ailleurs l’un des principaux thèmes de cette édition de Manifiesta. Vous avez toujours défendu la paix, comme en témoigne, par exemple, votre opposition à la guerre en Irak (Corbyn a voté contre l’entrée en guerre du Royaume-Uni, en opposition au gouvernement de Tony Blair, pourtant issu du même parti que lui, et organisé des rassemblements de plusieurs centaines de milliers de personnes pour la paix, ndlr). Même s’il y a d’autres conflits en cours, les médias occidentaux se concentrent sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Selon vous, à quoi ressemblerait un pacifisme de gauche dans ce conflit ?

J. C. – Tout d’abord, je tiens à souligner à quel point cette guerre est épouvantable et à quel point l’agression russe est une grave erreur. Cela dit, les conflits se terminent tous par des négociations et il en ira de même pour cette guerre un jour. La question, c’est combien de personnes vont encore mourir d’ici-là ? La politique des pays occidentaux et des entreprises  d’armement consistant à déverser toujours plus d’armes en Ukraine et à impliquer de plus en plus l’OTAN dans les activités militaires de l’Ukraine ne peut qu’aggraver le conflit. L’ONU et l’Union européenne n’ont, à mon avis, rien tenté pour améliorer l’accord de Minsk afin de maintenir une paix relative. Je dis « relative » parce que le conflit dans le Donbass dure depuis neuf ans déjà.

« L’ONU et l’Union européenne n’ont rien tenté pour améliorer l’accord de Minsk afin de maintenir une paix relative. »

Il doit y avoir des pourparlers de paix. Bravo à l’Union africaine, bravo aux dirigeants latino-américains et bravo au Pape pour avoir tenté d’instaurer des pourparlers de cessez-le-feu. S’ils n’ont pas lieu maintenant, ils auront lieu un jour ou l’autre. Mais combien de vies supplémentaires vont-elles être sacrifiées avant que les armes ne se taisent ? L’Ukraine et la Russie sont capables de se parler au sujet des cargaisons de céréales dans la mer Noire, leurs dirigeants sont donc parfaitement capables de faire de même pour parvenir à un cessez-le-feu. Nous devons faire pression en ce sens jusqu’au bout et soutenir ceux qui, en Ukraine et en Russie, luttent pour la paix. Je voudrais également profiter de cette occasion pour demander la libération de Boris Kagarlitsky (philosophe et sociologue marxiste russe, ancien dissident soviétique et opposant au régime de Poutine, ndlr), un vieil ami, un grand penseur, un grand militant pour la paix, qui ne devrait pas être en prison.

LVSL – Des élections auront lieu l’année prochaine au Royaume-Uni. Quels sont vos pronostics et quel rôle allez-vous jouer dans ce scrutin ?

J. C. – La date la plus tardive possible pour les prochaines élections est janvier 2025, mais j’imagine qu’elles auront lieu plus tôt. Le gouvernement est actuellement extrêmement impopulaire en raison de son incompétence et de la manière dont il a distribué des milliards de livres sterling de contrats pendant la période Covid, dont beaucoup ont été attribués sans grand contrôle aux donateurs et aux amis du parti conservateur. Par conséquent, les Conservateurs perdront très probablement les élections. 

Mais les travaillistes doivent proposer une alternative. Se contenter de gérer l’économie de la même manière, refuser d’introduire un impôt sur la fortune, refuser de suivre la politique de propriété publique mise en avant dans les deux derniers programmes travaillistes (lorsque Jeremy Corbyn dirigeait le parti, ndlr) n’encouragera pas les gens à voter pour le Labour. Donc, je souhaite qu’une véritable alternative aux conservateurs soit proposée.

Il y a d’énormes problèmes de démocratie au sein du parti travailliste. Keir Starmer a été élu à la tête du parti en promettant de démocratiser le Labour. Je ne sais pas vraiment ce qu’il a fait à ce sujet, parce que suspendre le débat local et la démocratie, imposer des candidats et utiliser sa majorité au sein du NEC (le National Executive Committee est l’instance dirigeante du parti travailliste, ndlr) pour empêcher les gens d’être candidats, ce n’est clairement pas un processus démocratique.

J’ai été suspendu en tant que membre du groupe parlementaire, mais pas du parti travailliste. Je suis membre de la section locale du Labour d’Islington North (circonscription londonienne de Jeremy Corbyn, ndlr) et j’assiste aux réunions de la section comme n’importe qui d’autre. Je ne vais pas me laisser écarter par ce processus. Il y a une grande soif de voix alternatives et radicales en Grande-Bretagne et je suis heureux d’être l’une de ces nombreuses voix.

LVSL – Outre le Peace and Justice Project, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la forme que pourrait prendre votre engagement ? Vous présenterez-vous aux prochaines élections ?

J. C. – Je suis disponible pour servir les habitants d’Islington North si c’est ce qu’ils souhaitent.

Au Royaume-Uni, l’arnaque de la privatisation de l’eau

Une station d’épuration vue du ciel. © Patrick Federi

En 1989, Margaret Thatcher privatise la gestion de l’eau au Royaume-Uni. Depuis, les compagnies des eaux du royaume se sont considérablement endettées, tout en versant d’énormes dividendes à leurs actionnaires. Les usagers, dont les factures explosent, et l’environnement, avec des rejets d’eaux usées dans les cours d’eau, en font les frais. Plus que jamais, il est urgent que le gouvernement renationalise le secteur et mette fin à ces excès. Par Prem Sikka, originellement publié par notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.

L’obsession néolibérale de la privatisation des industries et des services essentiels hante le Royaume-Uni. La forte inflation – 8% en juin sur un an – et la misère qui touche des millions de personnes sont directement liées aux profits réalisés dans les secteurs du gaz, du pétrole, des chemins de fer ou de la poste. Mais un autre secteur clé est moins évoqué : celui de la gestion de l’eau. La rapacité des entreprises qui domine ce marché est telle que Thames Water, la plus grande entreprise de distribution d’eau et d’assainissement d’Angleterre, est désormais au bord du gouffre.

Les graines de la destruction ont été semées par la privatisation de 1989,  lorsque le gouvernement Thatcher a vendu les sociétés de distribution d’eau d’Angleterre et du Pays de Galles pour seulement 6,1 milliards de livres sterling. Mais étant donné qu’il n’existe qu’un seul réseau de distribution et d’égouts, la concurrence est impossible et les clients se retrouvent piégés.Le secteur a adopté le modèle classique de sociétés de capital-investissement : ses prix sont élevés, les investissements faibles et les montages financiers permettent d’obtenir des rendements élevés. Au lieu de demander aux actionnaires d’investir à long terme par le biais de leurs fonds propres, ce modèle a recours à l’endettement car le paiement des intérêts bénéficie d’un allègement fiscal, ce qui constitue, de fait, une subvention publique. Cela permet de réduire le coût du capital et d’augmenter les rendements pour les actionnaires, mais a pour effet d’accroître la vulnérabilité de ces entreprises aux hausses de taux d’intérêt.

Investissements minimaux, profits maximaux

Depuis 1989, en décomptant les effets de l’inflation, les redevances d’eau ont augmenté de 40 %. Les entreprises du secteur ont une rentabilité exceptionnelle : leur marge bénéficiaire est de 38 %, un pourcentage très élevé pour une activité sans concurrence, à faible risque et dont la matière première tombe littéralement du ciel.

Dans le même temps, quelque 2,4 milliards de litres d’eau sont perdus chaque jour à cause des fuites liées au mauvais état des infrastructures. En effet, bien que la population ait augmenté de près de dix millions d’habitants depuis la privatisation, aucun nouveau réservoir n’a été construit. Si les compagnies des eaux sont tenues de fournir de l’eau propre, elles ont en revanche augmenté la pollution de cette ressource vitale en déversant des eaux usées dans les rivières. Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées en pleine nature sont en effet autant de sources d’économies qui permettent d’augmenter les bénéfices, les dividendes et les intéressements des dirigeants.

Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées en pleine nature sont en effet autant de sources d’économies qui permettent d’augmenter les bénéfices, les dividendes et les intéressements des dirigeants.

Ces tuyauteries en mauvais état et ces rejets sauvages nécessitent des investissements considérables pour être corrigés. Selon un rapport de la Chambre des Lords, le secteur a besoin de 240 à 260 milliards de livres de nouveaux investissements d’ici à 2050, bien plus que les 56 milliards de livres suggérés par le gouvernement. Mais les entreprises en question rechignent à investir, préférant profiter de leur rente pour extraire le maximum de liquidités. Depuis la privatisation, ce sont 72 milliards de livres de dividendes qui ont été versés aux actionnaires. 15 autres milliards devraient s’y ajouter d’ici à 2030. Des chiffres à mettre en regard des dettes accumulées par ces entreprises, qui s’élèvent à environ 60 milliards de livres. Pour chaque livre payée par les clients, 38 centimes vont aux profits. Sur ces 38 centimes, 20 vont au service de la dette, 15 aux dividendes et 3 à d’autres postes comme les impôts. Si l’investissement et l’efficacité ont été autant négligés, c’est que les entreprises du secteur ont considéré qu’elles pourraient toujours emprunter à faible coût. Pour couvrir le coût de ces emprunts, les factures des ménages ont bondi. 

Bien sûr, il aurait pu en être autrement si l’Autorité de régulation des services d’eau, Ofwat, avait imposé des pratiques plus prudentes. Mais comme souvent, le régulateur obéit en réalité aux intérêts qu’il est censé contrôler : environ deux tiers des plus grandes compagnies de distribution d’eau d’Angleterre emploient des cadres supérieurs qui travaillaient auparavant à l’Ofwat. Six des neuf compagnies d’eau et d’assainissement d’Angleterre ont comme directeur de la stratégie ou comme responsable de la réglementation d’anciens fonctionnaires de l’Ofwat.Les signaux d’alarme au sujet des montages financiers au sein des entreprises de distribution d’eau n’ont pourtant pas manqué. En 2018, l’Ofwat a ainsi suggéré de fixer un plafond au ratio d’endettement à 60 % de la valeur des actifs de ces entreprises, selon des modes de calculs complexes. Mais cette timide volonté de limiter les risques s’est heurtée à un mur : les entreprises en question s’y sont opposées.

Thames Water noyée par ses dettes

Mais ces années de gabegie et d’indulgence des régulateurs ont fini par éclater au grand jour avec la crise de Thames Water. Plus grande entreprise de l’eau outre-Manche, opérant notamment dans le secteur de Londres, Thames Water perd environ 630 millions de litres d’eau par jour à cause de fuites et déverse régulièrement des tonnes d’eaux usées dans les rivières. Depuis 2010, elle a été sanctionnée quatre-vingt-douze fois pour des manquements et s’est vue infliger une amende de 163 millions de livres. Pourtant, le salaire de son directeur général, qui a récemment démissionné, a doublé au cours des trois dernières années.

Depuis sa privatisation, elle a versé 7,2 milliards de livres de dividendes à ses actionnaires, qui sont aujourd’hui principalement des fonds souverains chinois et émiratis. En parallèle, ses dettes s’élèvent à 14,3 milliards de livres, soit presque autant que la valeur totale de tous ses actifs d’exploitation, dont la valeur est estimée à 17,9 milliards de livres. Le ratio d’endettement de l’entreprise avoisine donc les 80 %, bien plus que les 60% recommandés par l’Ofwat. 

La détresse de Thames Water est un cas d’école de l’échec de la privatisation, qui cherche le profit à tout prix, en rackettant les clients captifs et en créant des montages financiers intenables. 

Comme d’autres compagnies des eaux, elle a emprunté à des taux indexés, ce qui signifie que les intérêts de la dette suivent les évolutions du taux directeur, un pari très risqué. Pendant des années, les audits menés par le cabinet PricewaterhouseCoopers affirmaient pourtant régulièrement que l’entreprise était en bonne santé, alors qu’il était évident qu’elle manquait de résilience financière. Tandis que les auditeurs restaient silencieux, la City de Londres, satisfaite des taux de rentabilité, n’est guère préoccupée de la situation et l’Ofwat n’a presque rien fait. Une passivité qui s’explique aisément : Cathryn Ross, l’actuelle directrice générale adjointe de Thames Water, est une ancienne directrice de l’Ofwat et que son directeur de la politique réglementaire et des enquêtes et son directeur de la stratégie réglementaire et de l’innovation sont également d’anciens cadres de l’Ofwat.

La supercherie a fini par éclater lorsque la Banque d’Angleterre a augmenté les taux d’intérêt depuis environ un an : Thames Water s’est vite retrouvée dans l’impossibilité de réaliser les investissements minimaux requis et d’assurer le service de sa dette. La détresse de Thames Water est un cas d’école de l’échec de la privatisation, qui cherche le profit à tout prix, en rackettant les clients captifs et en créant des montages financiers intenables. 

Mettre fin au scandale

Face aux rejets massifs d’eaux polluées et à l’échec complet de la privatisation, les usagers réclament très majoritairement la renationalisation de l’eau. Mais aura-t-elle lieu ? Le parti conservateur, actuellement au pouvoir, est peu enclin à mener ce chantier, tant il est acquis aux intérêts des grands groupes. Le chef de l’opposition travailliste, Keir Starmer, en tête dans les sondages, avait certes promis durant sa campagne en 2020 de nationaliser le secteur. Mais, comme d’innombrables d’autres promesses conçues pour plaire à la base militante bâtie par Jeremy Corbyn, cet engagement a été renié. Selon des échanges mails ayant fuité dans la presse, les dirigeants du Parti travailliste et les compagnies des eaux se sont concertés en secret pour créer des « sociétés à but social » qui resteraient privées mais accorderaient une plus grande place aux besoins des clients, du personnel et de l’environnement.

Vaste fumisterie, ce statut d’entreprise ne signifie rien de concret. L’article 172 de la loi britannique sur les sociétés de 2006 impose en effet déjà aux directeurs de sociétés de tenir compte des intérêts des « employés », des « clients », de la « communauté et de l’environnement » lorsqu’ils prennent des décisions. Les résultats sont sous nos yeux… Le concept flou de « but social » ne permettra donc pas de freiner les pratiques prédatrices.

Pour remettre en état le réseau et purger les montagnes de dettes, les vrais coupables doivent être désignés : l’influence toxique des actionnaires et de la course aux rendements financiers. Le seul moyen d’empêcher que ces facteurs continuent à détruire ces entreprises est de revenir à une propriété publique et d’impliquer davantage les usagers. Or, ces entreprises peuvent être rachetées pour une bouchée de pain. Si les normes de protection de l’environnement et des usagers étaient rigoureusement appliquées, les actions des compagnies des eaux ne vaudraient pratiquement plus rien. En cas de défaillance, les créanciers n’obtiendraient probablement pas grand-chose, et le gouvernement pourrait alors racheter les actifs à bas prix. Le coût de ce rachat pourrait être financé par l’émission d’obligations publiques auprès de la population locale avec l’incitation qu’en plus du paiements d’intérêts, les détenteurs d’obligations obtiendront des réductions sur leurs factures d’eau. En outre, les usagers devraient pouvoir voter la rémunération des dirigeants, afin d’empêcher que ces derniers ne soient récompensés pour des pratiques abusives.

Peu coûteux et relativement rapide à mettre en place, le retour à une propriété publique du réseau d’eau et d’assainissement britannique est une priorité absolue étant donné la crise environnementale et sociale qui frappe le pays. Seul manque la volonté politique. Faudra-t-il attendre que les Anglais n’aient plus d’eau ou se retrouvent noyés sous leurs égouts pour que les politiques se décident à réagir ?

Rompre avec les logiques budgétaristes dans le logement : autour d’une note de la Cour des comptes

© Anna Zakharova

Il y a deux semaines, la Cour des comptes publiait une note sur l’amélioration des politiques du logement en France. Avec plusieurs déclarations infondées ou oublieuses des enjeux de notre époque, ses imprécisions tant sur le fond que la forme, ce document révèle l’inquiétant appauvrissement de la réflexion portée par l’État sur le sujet. Mais surtout, il démontre combien la rigueur budgétaire et la consolidation du marché immobilier, lorsqu’elles deviennent des objectifs un peu trop dogmatiques, paralysent l’action publique et la condamnent à la passivité. Une politique du logement ambitieuse nécessite de rompre avec ces dogmes et de repenser les stratégies d’investissement public en matière de logement. Un tel chemin est aujourd’hui proposé par des économistes institutionnalistes ou néo-keynésiens anglo-saxons comme Josh Ryan-Collins.

« Éclairer le débat » ou l’obscurcir ?

C’est la question qu’on est en droit de se poser après avoir lu la note de la Cour des comptes intitulée « Assurer la cohérence de la politique du logement face à ses nouveaux défis », parue le 7 juillet dernier, et qui prétend « éclairer le débat sur les politiques publiques pour lesquelles les questions d’efficacité et d’efficience de l’action publique se posent avec acuité ». Derrière cette phrase, passons sur le fait qu’il aurait été plus utile de souligner à quel point notre pays est aujourd’hui touché par une crise du logement sévère et polymorphe, qui abîme le quotidien et hypothèque l’avenir de millions de Français, surtout des jeunes générations.

Mais c’est surtout l’argumentaire développé par la note qui pose question. Il ne faut pas chercher bien loin pour y trouver des énoncés problématiques. Page 4, on y lit par exemple que : « les fondamentaux de la politique du logement, élaborés il y a plus de cinquante ans » n’ont guère changé depuis et « ne correspondent plus aux réalités de la France de 2023 ». Vraiment ?

Affirmer que la politique du logement est un objet monolithique et inerte depuis plusieurs décennies tendrait à souligner son inadaptation aux enjeux actuels de notre société. Dresser un tel constat permet de plaider pour la suppression de certains dispositifs, jugés désuets ou redondants.

Or cette affirmation est fausse. Les politiques de logement ont considérablement évolué depuis les années 1970. Certes, on peut imaginer que derrière cette phrase, ce sont certaines lignes budgétaires structurantes qui sont pointées, comme la création d’un régime d’aides à la personne (prêts d’accession à la propriété, prêts locatifs aidés dans le parc social, prêts conventionnés, aides personnalisées au logement) en 1977. Pour autant, de multiples et coûteuses évolutions n’ont cessé de voir le jour dans d’autres domaines de la politique du logement, des années 80 à aujourd’hui. Quid des innombrables dispositifs de défiscalisation des investissements locatifs, perlés entre les années 1980 et 2010 (Périssol, Robien, Scellier, Duflot, Pinel), et qui représentaient un manque à gagner fiscal de plus d’un milliard d’euros en 2022 ? Quid de la création de l’ANRU, et du budget de fonctionnement du NPNRU, porté à 12 milliards d’euros depuis 2021, dont 1,2 milliards versés directement par l’État ? Quid de l’évolution des dépenses d’hébergement, passées de 2% à 15% des dépenses de la politique du logement entre les années 1980 et aujourd’hui, et qui représentent aujourd’hui plus de 5 milliards d’euros par an ? Quid même de la politique interministérielle de la ville, développée entre les années 80 à 2000, dont le coût annuel en matière de logement n’est certes « que » de 500 millions d’euros en 2023, mais dont ceux, transverses (en matière d’urbanisme, de politiques de proximité et de cohésion sociale), dépassent les 35 milliards d’euros ? Prétendre que les politiques de logement sont figées dans leurs intentions ou leurs équilibres économiques depuis les années 1970 est au mieux problématique.

Page 6, on y lit ensuite que « le contraste est fort entre une politique dont la conception et les moyens restent marqués par les années 1970 [sic], autour de priorités comme la reconstruction et la résorption de l’habitat insalubre, et les réalités de la France d’aujourd’hui qui ont largement évolué ». Cette affirmation justifierait de revenir sur les objectifs de résorption de l’habitat insalubre et de démolition-reconstruction, accusés ici sans détour d’être d’une autre époque.

Or s’il est indéniable que l’habitat insalubre a fortement régressé et que pour des raisons socio-urbanistiques et écologiques, la rénovation des logements est aujourd’hui souvent préférée aux démolitions-reconstructions, comment peut-on affirmer une telle énormité pour autant ? Les rédacteurs de cette note ont-ils compris les objets sociaux des deux agences nationales que sont l’ANAH et l’ANRU, par ailleurs créée en 2004 ? Ont-ils à l’esprit qu’encore aujourd’hui, selon la Fondation Abbé Pierre, plus de 2 millions de personnes vivent dans des logements très dégradés en France ? Qu’en cette décennie 2020, environ cinquante opérations de résorption de l’habitat insalubre concernant 15 000 à 20 000 logements sont toujours menées chaque année ? Qu’entre 2014 et 2030, le NPNRU se fixe encore pour objectif de démolir 110 000 logements identifiés comme insalubres ou aux mauvaises conditions d’habitabilité en France ? Savent-ils que notre pays compte aujourd’hui plus de 100 000 copropriétés dégradées ? Il y a une certaine légèreté à considérer que la démolition-reconstruction et la résorption de l’habitat insalubre constituent des « enjeux des années 70 ».

Plus loin, un propos encore plus confus est développé, avec des liens de causalité étranges voire franchement baroques, qui confirment une méconnaissance profonde de ces politiques, de leurs enjeux, de leurs objectifs ou même de leur bilan, comme avec ce paragraphe, cité verbatim : « Le trop grand nombre d’objectifs assignés à la politique du logement ne permet pas de tous les atteindre. S’y ajoute l’idée d’un parcours résidentiel – entre parc social et privé, statut de locataire et de propriétaire – des ménages à mesure que s’accroissent leurs ressources, devant permettre d’augmenter le nombre de logements offerts en rendant leur prix plus accessible. Au total, on constate un habitat de résidences individuelles dispersées et un parc de logement social particulièrement étendu ». Là encore, on est désemparé face au raisonnement. Non seulement les ménages, en déménageant du parc locatif social ou privé vers celui en accession, ne contribuent pas nécessairement à une baisse des loyers, régis par des mécanismes bien moins fluides (fixité des loyers du parc social, IRL stabilisant ceux du parc privé, etc.) qu’une simple « loi de l’offre et de la demande ». Mais surtout, quel rapport ici entre la diversité des politiques du logement, le parcours résidentiel des ménages d’une part et l’étalement urbain de l’autre ? Quel rapport également entre la part que représente le parc social dans le parc total de logements et sa dispersion spatiale ?

Ce sont ensuite des dispositifs plus spécifiques de la politique du logement qui sont passés au crible par la Cour, avec une étonnante tendance à déconsidérer systématiquement ceux introduisant davantage de régulation ou de coercition face au jeu du « marché », et à l’inverse à légitimer ceux faisant actuellement l’objet d’un sous-investissement chronique. Concernant les politiques d’encadrement des loyers actuellement développées dans un nombre croissant de métropoles françaises, est ainsi affirmé que : « Dans son bilan sur l’encadrement des loyers à Paris en 2020, l’observatoire des loyers de l’agglomération parisienne (OLAP) relève que cette modération a un effet limité sur les loyers ». Or c’est méconnaître leur principe même, qui consiste justement à fixer un plafond correspondant aux niveaux de loyers déjà pratiqués dans un territoire donné, avec pour objectif de limiter leur augmentation à venir. Il est donc évident que l’encadrement des loyers n’allait pas faire drastiquement baisser ces derniers. En réalité, c’est seulement sur le long terme que les effets d’un tel dispositif seront mesurables.  

Autre exemple, avec cette affirmation sur les politiques d’aide à la rénovation énergétique des logements des ménages, page 20, selon laquelle : « La transition du CITE au dispositif MaPrimeRénov’, administré par l’ANAH (…) s’est réalisée dans des conditions satisfaisantes ». Affirmer cela revient à considérer que les politiques actuellement menées par l’État en matière d’aide des ménages à la rénovation thermique de leurs logements seraient adéquates et suffisantes. Or ce n’est l’avis de personne. Les dysfonctionnements persistants du dispositif MaPrimeRénov’ – que ce soit concernant la faible connaissance ou lisibilité de l’aide, la complexité des démarches à entreprendre pour en bénéficier, l’accompagnement technique encore trop souvent défaillant des ménages, les minorations ex-post de montants qui leur avaient été promis et les placent dans une situation financière périlleuse, ou surtout la faible capacité de MaPrimeRénov’ à permettre une rénovation globale des logements (seulement 66 000 rénovations globales pour 670 000 gestes individuels au total, soit moins de 10% des actes de rénovation entrepris) – ont été pointés du doigt à d’innombrables reprises, de 2021 à aujourd’hui.

Pour finir cette trop longue liste, la Cour présente un tableau récapitulatif des instruments de politique du logement étonnamment lacunaire, sans qu’on sache d’ailleurs s’il s’agit juste d’un tableau des instruments fiscaux – et dans ce cas, les outils juridiques qui y figurent n’en relèvent pas – ou de l’ensemble des instruments de politiques publiques – et dans ce cas, il en manque beaucoup !

Dans les outils fiscaux, elle oublie la taxation de l’héritage, dont une grande partie concerne des biens immobiliers résidentiels, et qui est pourtant au cœur du débat actuel sur les inégalités patrimoniales croissantes en France, soulevé par Thomas Piketty, Lucas Chancel et Gabriel Zucman. Dans les outils juridiques, elle résume les règles du code de la construction et de l’habitat (CCH) à de simples « normes d’habitat et de construction », alors que ces dernières touchent aussi au droit de la copropriété, qui relève lui-même pour partie du code des assurances, également absent du tableau, malgré les réformes de la loi Hamon de 2015 et leurs conséquences en matière de droit des assurances habitation. La Cour omet aussi de mentionner les instruments de régulation des locations touristiques, qui figurent au code du tourisme et non de l’urbanisme, pourtant adoptés par un nombre croissant de collectivités et faisant actuellement l’objet d’une proposition de loi attendue, dont l’examen a par ailleurs été ajourné sine die par l’Assemblée nationale il y a deux mois. 

Plus grave encore, la Cour oublie de mentionner les coûteux rachats d’actifs et effacements de dette au bénéfice de puissants acteurs du logement (promoteurs, gestionnaires de logements non-ordinaires comme les EHPAD), à l’image des 3,5 milliards d’euros engagés il y a deux mois par la Caisse des Dépôts pour racheter les programmes de construction neuve invendus de promoteurs ou encore des 600 millions d’euros engagés il y a cinq mois pour effacer la dette d’Orpéa, qui gère 20 000 lits d’EHPAD en France, à l’issue du scandale provoqué par la publication des Fossoyeurs par Victor Castanet.

Au final, ce sont donc beaucoup (trop) d’oublis ou de raccourcis qui sont commis et qui, étonnamment, tendent toujours à souligner le caractère coûteux ou inadapté des politiques du logement et rarement leurs mérites, tout en passant opportunément sous silence les dépenses pharaoniques de l’État relevant de ce qu’on pourrait appeler, avec euphémisme, la « socialisation des risques et pertes » des acteurs privés.

Gouverner « à distance » ou pas du tout ?

Une deuxième question posée par cette note porte sur la place que l’État entend prendre dans la conduite des politiques du logement. En effet, depuis 1982 en France, un processus de décentralisation des politiques publiques locales est à l’œuvre. S’il est communément admis que ce processus a permis une amélioration de l’efficacité administrative de ces politiques grâce à un traitement au plus proche du terrain, « décentralisation » ne doit pas pour autant rimer avec « retrait de l’État ».

Il serait irréaliste et dangereux de penser que l’État aurait pour unique vocation de « gouverner à distance », pour reprendre l’expression de Renaud Epstein, et d’être le simple arbitre des bonnes pratiques et intentions de collectivités locales laissées seules à la manœuvre, auxquelles incomberaient l’initiative, la mise en œuvre et la responsabilité du « service après-vente » des politiques du logement. Au contraire, ces politiques appellent une intervention forte et structurante de l’État, tant du point de vue législatif, réglementaire et de l’harmonisation des objectifs fixés localement, que de la mise à disposition d’une ingénierie technique appropriée aux besoins des collectivités.

Et pourtant, à la lecture de cette note, on pourrait presque en douter. Selon ses rédacteurs, « les interventions de l’État devraient être resserrées autour d’objectifs stratégiques et d’interventions lors de crises de grande ampleur : à l’État de fixer les perspectives générales, d’assurer la solidarité entre territoires et d’exercer sa mission de contrôle des collectivités territoriales ; à ces collectivités de définir et mettre en œuvre ces politiques ».

À une échelle plus fine, la décentralisation des politiques du logement pose également de nombreuses questions dans la façon dont elle est envisagée, notamment en ce qui concerne leur budget et le partage des charges financières. Ainsi, en matière de politiques d’hébergement, la Cour estime par exemple que : « La responsabilisation des acteurs pourrait inciter au partage du paiement des astreintes en matière de DALO [droit au logement opposable], qui sont le plus souvent à la charge de l’État, alors même que les leviers pour y répondre sont la plupart du temps partagés entre bailleurs sociaux et collectivités ». Là encore, il est inouï d’imaginer que l’État puisse se décharger de sa responsabilité de fournir une solution de logement aux ménages qui en font la demande, et ce d’autant plus que la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent, inscrite au Préambule de la Constitution de 1946, a valeur constitutionnelle.

Enfin et surtout, faut-il rappeler à quel point l’État maîtrise encore un large contingent de logements dans le parc social, qu’il pourrait utilement mobiliser pour loger les publics DALO ? Chaque préfet dispose par exemple d’un droit de réservation de 30% du total des logements de chaque programme HLM. Or en dehors de l’Île-de-France, seule une petite proportion des attributions au titre du contingent préfectoral ont bénéficié aux ménages DALO (moins de 11% en 2019). Il serait utile de commencer par là. Déjà en 2009, dans un rapport intitulé « Droit au logement, droit du logement », le Conseil d’État révélait que la gestion du contingent préfectoral était très imparfaite, car beaucoup de préfectures ne connaissaient même pas le volume de logements sur lequel s’exerçait leur droit de réservation. Encore en 2018, le dernier bilan national DALO soulignait que les droits de réservation de l’État n’étaient pas mobilisés voire même identifiés dans tous les départements.

On le voit ici, l’argumentaire développé par la Cour semble systématiquement militer en faveur d’un repositionnement de l’État, amené au mieux à devenir juge de la politique du logement sans en être partie.

La « cage d’acier » de la rigueur budgétaire

Au final, le plus grave dans cette note est sans doute son parti pris de défendre à tout prix une réduction des dépenses publiques liées au logement, au point d’en faire une raison totalisante, sans se donner la peine de chercher à comprendre les raisons pouvant en justifier des augmentations ponctuelles, ni souligner à quel point la politique du logement rapporte plus à l’État qu’elle ne lui en coûte.

En premier lieu la Cour a recours à ce savoureux syllogisme qui consiste à considérer que puisque la politique du logement coûte cher à l’État dans un contexte budgétaire contraint et que ses résultats sont globalement insuffisants, son financement devrait être revu à la baisse. Pas un seul instant n’est laissée ouverte la possibilité que c’est précisément parce que la politique du logement est sous-dotée pour certaines de ses missions qu’elle ne remplit pas correctement tous ses objectifs.

Ensuite, la Cour estime que les objectifs de la politique du logement devraient être priorisés, « entre maintien des loyers modérés dans le parc privé et production d’une offre locative neuve aux rendements attractifs ; maximisation du nombre de constructions neuves et concentration des moyens publics sur les zones tendues ; offre au plus grand nombre de ménages modestes de la possibilité d’un logement social et mixité dans ce parc ; ciblage des aides sur les populations qui en ont le plus besoin et simplicité des barèmes des aides ; lutte contre l’étalement urbain et la surdensité ». Au-delà du fait que certains de ces dilemmes ont déjà été résolus, avec l’extinction annoncée du dispositif Pinel en 2024 par exemple, c’est méconnaître le secteur du logement et ses réalités en France que de considérer que toutes ces questions appellent une réponse binaire. En France, de nombreuses politiques publiques comme le logement social ou les allocations logement avaient justement fait leur preuve en proposant une réponse nuancée, « ni tout blanc, ni tout noir ».

Dans le logement social par exemple, le modèle généraliste, à mi-chemin entre les modèles universaliste et résiduel, prétendait « remettre l’église au milieu du village » en offrant la possibilité à plus des deux tiers des ménages français, y compris les classes moyennes voire une partie des classes moyennes-supérieures, de se loger dans un logement PLUS, en faisant un objet apprécié et légitimité par une large partie de la population. Cette vision, déjà remise en question par la loi ELAN votée en 2018 sous le premier mandat d’Emmanuel Macron, est aujourd’hui encore plus mise à mal. Quant au resserrement du nombre de bénéficiaires des allocations familiales, versées uniquement aux ménages les plus précaires depuis 2014, il a participé à nourrir le sentiment que cette politique publique était désormais uniquement une politique d’aide, alors qu’elle nourrissait d’autres objectifs communément reconnus auparavant, comme la cohésion familiale ou la natalité. Ainsi, leur suppression pure et simple serait sans doute facilitée aujourd’hui, en ce qu’elle serait davantage plébiscitée, et ce, alors même que la natalité, en chute libre en France depuis 2014, est en passe de tomber en dessous des 1,8 enfants par femme.

En fait, la Cour ne semble pas souhaiter entendre cette réalité toute simple selon laquelle les politiques du logement sont aussi un puissant outil de cohésion sociale et démocratique. Enferrée dans son objectif de réduction des dépenses, elle considère que la meilleure politique publique est encore celle qui ne coûte rien ou peu, au risque de réduire sa portée et son sens. C’est en tout cas clairement ce qu’on comprend à la page 4 lorsqu’est conseillé « un recentrage des efforts (ie. des dépenses) des politiques du logement vers les publics les plus défavorisés ».

Plus spécifiquement concernant les politiques du logement social et des aides au logement, l’objectif de résidualisation (le fait de restreindre leur accès aux fractions les plus modestes de la population, souvent mal-logées ou non-logées) ou de rétrécissement de leur champ est clairement affirmé à la page 26 : « Il importe de recentrer les dispositifs de la politique du logement sur les publics les plus défavorisés et d’optimiser l’occupation du parc social en zones tendues » et « il apparaît nécessaire de mettre en œuvre un ciblage sur les aides les plus efficaces ».

Alors que la Cour constate elle-même plus haut dans la note, que le parc social est aujourd’hui complètement saturé et que c’est cet état de fait qui conduit à emboliser le parcours résidentiel des ménages, elle propose ainsi de traiter le mal… par le mal ! Il est surtout intéressant de noter que cette préconisation se fait à rebours des politiques publiques actuellement menées par certains pays européens (Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas) qui, comme Matthieu Gimat l’a montré, après avoir expérimenté cet objectif de résidualisation dans le sillage du right to buy thatchérien de 1980 et jusqu’aux années 2010, en reviennent aujourd’hui et tentent de redévelopper leur parc public.

Ainsi, au-delà de la posture commode à adopter, consistant à prôner un malthusianisme budgétaire de bon ton et à tancer systématiquement les administrations publiques pour leur mal-gestion, c’est bien la vue de l’esprit de toujours considérer la rigueur budgétaire comme preuve de bonne gestion que la Cour devrait quitter. À ce sujet, on peut encore questionner l’honnêteté de sa méthode. En effet, s’il est facile de souligner à quel point la politique du logement coûte cher à l’État, il serait a minima judicieux d’indiquer également combien elle lui rapporte. Si la Cour est prompte à rappeler qu’elle « mobilise, toutes administrations confondues, 38,2 milliards d’euros en 2021, soit 1,5% du PIB, une part deux fois plus importante que la moyenne de l’UE », aucune mention n’est faite des recettes. Or selon ces mêmes comptes du logement 2021, face à ces 38 milliards d’euros, l’État a perçu 88 milliards d’euros de prélèvements dans ce secteur, qui est donc largement excédentaire. Surtout, ce montant n’a cessé d’augmenter au cours des dernières années, en hausse de 14% en 3 ans, de 2018 à 2021.

Questionner les dogmes néoclassiques

Ainsi, c’est surtout l’absence de réflexion sur le fonctionnement du marché du logement, les stratégies d’investissement public en la matière, et leur valeur économique, sociétale et humaine de long terme, qui mérite ici d’être pointée et débattue.

En économie, le logement n’est pas un bien comme un autre. Ce n’est pas un bien pur et parfait au sens où des économistes néoclassiques comme Arrow et Debreu l’entendent. Le foncier sur lequel il se situe, et qui détermine une part considérable de sa valeur vénale, est une ressource chroniquement rare (sa quantité est limitée), inélastique (on ne peut pas en « créer » en réponse à un surcroît de demande) et non-homogène (il existe des terrains mieux placés que d’autres, dont les prix sont plus élevés en raison de leurs caractéristiques hédoniques, comme une localisation centrale ou stratégique, bien desservie en transports, proche d’aménités recherchées comme des espaces verts ou une offre d’emploi pléthorique ou avantageuse). En outre, la valeur de certaines de ses qualités comme sa localisation ne peut être « détachée » de lui, même en instaurant des dispositifs de dissociation foncière comme les OFS, souvent perçus à tort comme ayant cette capacité en France.

Concrètement, cela signifie non seulement que l’offre de foncier est particulièrement inélastique dans les territoires où son usage est majoritairement ou totalement affecté, mais par conséquent aussi que l’« offre agrégée de m² de logement » est également très inélastique, même en considérant la possibilité de densifier à la marge l’emprise bâtie au sol ou de surélever les immeubles existants. En résumé, l’offre de logement est très peu réactive à une pénurie provoquée par un surcroît de demande. Cela signifie également que plus la demande de logement augmente, moins le foncier a la même valeur en fonction de là où il se situe et de la rareté d’une telle localisation, a fortiori si on observe un « spatial mismatch » entre quartiers résidentiels et quartiers d’activité économique, et une compétition accrue pour accéder aux logements proches de l’emploi et des opportunités. Et de fait, les différences de prix du foncier n’ont cessé de s’accroître depuis 25 ans en France, particulièrement entre l’Île-de-France, les grandes métropoles et le reste du pays, produisant une hiérarchie des prix immobiliers beaucoup plus inégalitaire qu’auparavant.

Surtout, parce qu’il est chroniquement rare, le foncier est particulièrement vulnérable aux pratiques d’accaparement et de monopolisation. C’est à raison que Winston Churchill utilisait cet aphorisme en 1909 : « le monopole de la terre n’est pas un simple monopole. C’est de loin le plus puissant des monopoles. Il est durable et le plus souvent, les autres formes de monopoles et de rentes dans nos économies en découlent ».

Par ailleurs, le logement est un bien immeuble, profondément hétérogène et complexe de par ses caractéristiques et ses qualités (sa surface, son niveau de confort, son nombre de fenêtres, ses vues, son exposition ou non à des nuisances sonores, son aménagement intérieur, etc.). Leur caractère hédonique, et la mesure selon laquelle il est appréhendé comme tel ou non par les différents vendeurs et acheteurs, est variable. Dans un tel contexte, la démarche consistant à faire correspondre un prix « objectif » à des valeurs subjectives sur un marché est quelque peu périlleuse, sinon fallacieuse. C’est en tout cas la raison pour laquelle les valeurs des marchés immobiliers sont si fluctuantes et compliquées à déterminer.

Le logement est en outre un bien durable selon la nomenclature de Cooper. Ses coûts de production sont donc appelés à être amortis sur la longue durée. Par ailleurs, il s’échange sur un marché où la transparence de l’offre et de la demande, bien que récemment considérablement améliorée en France par des systèmes d’information comme DV3F ou la plateforme SeLoger, est loin d’être totale. C’est donc un bien qui a des coûts de production (construction), de transaction financiers (droits notariaux) ou informationnels (asymétries d’informations entre vendeur, acheteur et agent immobilier lors de la vente) considérables. Ces caractéristiques ne sont pas des défaillances du marché en soi (« market failures »), mais des propriétés qui lui sont intrinsèques. Elles n’ont pas vocation à disparaître.

Ainsi, croire que le « marché » du logement peut fonctionner correctement dans un contexte néoclassique de concurrence pure et parfaite est une hérésie absolue. Au contraire, dans un marché où l’offre est si inélastique et si imparfaitement révélée, une hausse même mineure de la demande de logement ne mène pas à une hausse de l’offre, comme dans des marchés ordinaires de biens et services. Elle mène plutôt à une hausse des prix immobiliers, et éventuellement aussi des loyers, si la demande s’accroît aussi sur le marché locatif et sauf si les loyers sont régulés.

En ayant ces réalités économiques en tête, on peut dès lors constater à quel point les politiques publiques des quarante dernières années se sont fourvoyées. Comme l’a montré Josh Ryan-Collins, subventionner la demande de marché en finançant massivement l’accession à la propriété et, pire encore, la (multi-)propriété d’investissement, a été une énorme erreur. Cela a conduit à la création d’un immense goulot d’étranglement financier, avec une explosion du surcroît de liquidités – et donc de la demande agrégée de m2 – cherchant à se placer dans une offre dont il était pensé qu’elle augmenterait mécaniquement alors qu’elle est inélastique, limitée et surtout fragmentée, c’est-à-dire constituée d’un stock de logements siloté selon des caractéristiques géographiques, typologiques et hédoniques propres, qui contribuent à former non pas un marché du logement monolithique, mais une infinité de « micro-marchés du logement » entre lesquels la demande ne circule pas nécessairement.

Ce phénomène entraîne inévitablement une hausse des prix des logements beaucoup plus rapide que les revenus, mais surtout des inégalités croissantes de prix immobiliers selon les territoires et de patrimoine selon les ménages, au bénéfice d’un nombre limité de ménages aisés, qui génèrent à leur tour une plus grande demande de logements en tant qu’actifs d’investissement. Ce mécanisme a été très bien mis en lumière par l’Inspection générale des finances et le CGEDD, dans une note de 2019 sur le dispositif d’investissement locatif Pinel et ses défaillances. Plus de 50% des logements en ayant bénéficié sont détenus par des ménages du dernier décile de revenus.

Ce cercle vicieux ne pourra pas être rompu sans une intervention considérable de l’État, sonnant un retour de tout ou partie du parc dans un secteur administré, c’est-à-dire un secteur où le logement redevient un bien plus égalitairement réparti, moins excluable et surtout moins rival, selon la matrice de Samuelson.

Repenser la valeur des investissements publics dans le logement

Parce que le fonctionnement actuel du marché du logement contribue à exacerber sa nature rivale de bien privé, parce que les inégalités de patrimoine et de pouvoir d’achat immobilier entre ménages et la concentration des investissements financiers dans la terre et la pierre – désormais plus que jamais considérées comme des actifs stratégiques par les agents économiques et les ménages, comme l’ont montré Étienne Wasmer et Alain Trannoy – n’ont cessé de se renforcer au cours des dernières décennies, et parce que le logement est évidemment un bien de première nécessité – étant entendu que les ménages ayant un toit sur la tête feront tout pour le garder, quitte à sacrifier tous leurs autres postes de dépenses autres qu’alimentaires auparavant –, il est urgent que la puissance publique le ramène vers le champ des biens communs, en investissant dans des politiques de développement du parc social et en construisant ou rénovant massivement le parc existant pour accroître sa qualité et son accessibilité.

Or partout dans le Monde, comme l’ont montré les travaux de Keith Jacobs, Leilani Farha ou Raquel Rolnik, les gouvernements ont conduit des politiques exactement inverses. Les ressources et investissements ont été réduits et l’engagement des gouvernements à la fois nationaux et locaux a été globalement plutôt minimisé.

À l’heure où Outre-Manche et Outre-Atlantique, nombre d’économistes néo-institutionnalistes ou néo-keynésiens comme Josh Ryan-Colinns ou Mariana Mazzucato, dans ses travaux sur les politiques publiques à mission (« mission-oriented policies ») ou dans sa récente note co-écrite avec Leilani Farha intitulée « The right to housing », montrent à quel point les grandes politiques d’équipements publics (construction ou réhabilitation de logements sociaux, opérations d’urbanisme et d’aménagement du territoire, etc.) sont vouées à être déficitaires à court terme mais rapportent à la puissance publique à long terme, à travers les multiples externalités positives engendrées, ne faudrait-il pas cesser de considérer le logement sous un angle budgétaire aussi étriqué, contraint et surtout statique que celui proposé ici par la Cour des comptes ? Les bilans des grands investissements publics et parapublics doivent-ils seulement prendre en compte les coûts engagés à l’instant T, lors de la réalisation dudit équipement, sans intégrer d’une manière plus dynamique les bénéfices futurs attendus des opérations ? Ces externalités positives, dont les effets multiplicateurs permettent par exemple de limiter les dépenses publiques dans d’autres domaines comme la santé (liées au coût sanitaire considérable du mal-logement) ou le retour à l’emploi (en raison du « spatial mismatch », de la précarité ou de l’inadéquation du statut d’occupation des ménages qui ne favorise pas leur insertion sur le marché du travail), ne constituent-elles pas des amortissements budgétaires à part entière, qui méritent d’être comptabilisés ?

Les travaux de Mariana Mazzucato démontrent en tout cas à quel point le marginalisme néoclassique – théorie selon laquelle c’est l’utilité marginale d’un bien qui détermine sa valeur et non l’inverse – ne fonctionne jamais en tant que raisonnement économique sous-tendant des politiques publiques d’investissement infrastructurel lourdes. Comme elle le résume : « Depuis les années 1980, les réponses des gouvernements à la crise du logement peuvent ainsi être comprises comme suivant une approche de « rafistolage ex-post du marché » plutôt que de « façonnage ex-ante du marché ». Cette approche curative limite dramatiquement les ambitions, la coordination et la responsabilité des politiques publiques ».

Le logement, qui influe si fortement sur la qualité de vie quotidienne des gens, leur santé physique et psychique, leur niveau de développement intellectuel, leur espérance de vie, leur capacité à s’insérer professionnellement et à entreprendre, la vigueur de leur cercle social, leur participation à la vie politique de la cité, et donc aussi l’IDH et le PIB de nos pays, a-t-il vocation à être systématiquement enfermé dans des équilibres comptables étriqués, quand bien même ils ne seraient pas fallacieux comme nous l’avons montré ici ? 

N’est-il pas plutôt cette « marchandise impossible » décrite par Christian Topalov qui, en raison de ses coûts considérables, n’a pas vocation à être rentable, ne l’est d’ailleurs souvent pas plus pour ceux qui le produisent que pour ses habitants, mais appelle plutôt une intervention massive et renouvelée de l’État ? Le tout récent rachat à milliards de logements des opérations de promotion immobilière qui ne trouvaient pas preneur par CDC Habitat et Action Logement, qui fait suite à d’innombrables opérations de rachat similaires depuis un siècle et demi en France et dans le Monde, ne nous le prouve-t-il pas ? Et même à supposer que le malthusianisme budgétaire des politiques du logement ait un sens en matière de finances publiques ou de développement économique, pourquoi seul le contribuable devrait-il en payer le prix ?

Comment AMLO tente de rebâtir l’État mexicain

Le Président Mexicain Andrès Manuel Lopez Obrador © ProtoplasmaKid

Après bientôt cinq ans au pouvoir, quel bilan peut-on tirer de l’action d’AMLO au Mexique ? Si des critiques peuvent être faites sur plusieurs questions majeures, comme l’égalité homme-femme, la gestion des frontières ou l’impact écologique des grands projets, l’action du président est globalement perçue favorablement par près de deux tiers des Mexicains. Sa lutte acharnée contre la corruption, la reconstruction progressive de l’État et des services publics en écartant le secteur privé parasite et les nombreuses mesures sociales redonnent confiance aux électeurs, qui espèrent un avenir meilleur. Si le régime néolibéral mexicain n’est pas encore mort, la détermination d’AMLO pour construire un État au service du peuple semble en passe de réussir. Article du sociologue Edwin Ackerman pour la New Left Review, traduit par Piera Simon-Chaix.

Le 1er juillet 2018, le paysage politique mexicain a connu un véritable bouleversement avec la victoire électorale éclatante du candidat de gauche Andrés Manuel López Obrador (AMLO) sous les couleurs de son nouveau parti MORENA, avec 53 % des votes, soit une avance de trente points sur le plus proche de ses trois concurrents. Une telle marge est, de loin, la plus importante observée dans le pays depuis la « transition démocratique » du tournant des années 2000. Les partis qui avaient dominé le champ politique au cours de la période néolibérale se sont littéralement effondrés. Cinq ans plus tard, les sondages sont toujours favorables à 60 % au président, en dépit de l’hostilité constante de la presse et d’une pandémie ayant débouché sur une crise économique et une hausse de l’inflation. Les partis d’opposition ont mis de côté leurs anciennes rivalités et le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), le Parti d’Action Nationale (PAN) et le Parti de la Révolution Démocratique (PRD) n’ont eu d’autre choix que de s’allier au risque de voir disparaître tout espoir de victoire électorale.

Si le conflit d’AMLO avec la droite néolibérale n’a rien de surprenant, le rejet dont il fait l’objet de la part de l’intelligentsia cosmopolite et « progressiste » ou des autonomistes néozapatistes (mouvement social mexicain pour l’autonomie des peuples indigènes, qui contrôle en partie la région du Chiapas depuis 1994, ndlr) a davantage surpris. Cette réaction est pourtant intéressante, car directement liée aux particularités du populisme de gauche qui a marqué le mandat d’AMLO. Peu originale, la droite l’a accusé de « transformer le pays en un autre Venezuela ». Mais pourquoi ces autres groupes, supposés appartenir également à la gauche, lui reprochent-ils de colporter le « conservatisme » ou d’agir en « suppôt du capital » ? Alors que la fin du mandat présidentiel se profile, le bilan d’AMLO est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Son projet global consistait à rompre avec le néolibéralisme et à embrasser un modèle de capitalisme développementaliste, c’est-à-dire dans lequel l’État serait bien plus présent. Dans quelle mesure ce projet a-t-il fonctionné, et quelles leçons la gauche peut-elle en tirer ?

Le projet global d’AMLO consistait à rompre avec le néolibéralisme et à embrasser un modèle de capitalisme développementaliste, c’est-à-dire dans lequel l’État serait bien plus présent.

Tout d’abord, il faut rappeler que la transition vers un autre régime d’économie politique s’opère au sein d’un paysage structuré par le néolibéralisme lui-même. Ce paysage se caractérise par l’érosion de la classe ouvrière comme acteur politique et par le démantèlement de la puissance étatique. La tâche historique fondamentale de la gauche contemporaine consiste donc à relégitimer la lutte des classes et l’État en tant qu’acteur social. En partant de ce postulat, nous pouvons évaluer l’administration AMLO à l’aune de trois critères fondamentaux : la réhabilitation du clivage entre les classes sociales comme organisation de base du champ politique ; les efforts déployés pour recentraliser la puissance de l’appareil étatique phagocytée par des décennies de gouvernance néolibérale et la rupture avec un paradigme économique fondé sur la corruption institutionnalisée. Penchons-nous successivement sur chacun de ces critères.

Une politique sociale vigoureuse

En mai 2020, alors que la droite lançait sa première vague de protestation contre le gouvernement AMLO, une vidéo est devenue virale sur les réseaux sociaux. Elle montrait une foule de manifestants issus des classes supérieures en train de défiler en voitures sur la plus grande avenue de Monterrey, dans l’État de Nouveau León. Par la fenêtre d’un bus public, un passager anonyme harangue les conducteurs protestataires : « Voilà ce qui fait avancer le Mexique ! », lance-t-il. « Les travailleurs font avancer le Mexique ! » Nombreux sont ceux qui ont vu dans cette vidéo un renouveau de la lutte des classes, après une longue absence.

À peine quelques mois après son investiture, AMLO annonçait la mort du néolibéralisme mexicain. Il s’agissait d’une déclaration audacieuse, relevant davantage du vœu pieux que d’un fait accompli. Les premiers sursauts étaient donc rhétoriques. Jusqu’alors, les discours politiques tournaient autour de la division entre l’État et une « société civile » vaguement définie. Les autorités publiques prenaient note de la nécessité croissante d’améliorer le « contrôle citoyen » de la « gouvernance ». La lutte des classes avait quasiment disparu des discours dominants. Elle a pourtant ressurgi sous AMLO, qui, s’inspirant des théories populistes d’Ernesto Laclau, a organisé son discours autour d’une confrontation entre « le peuple » et « les élites » (moqueusement surnommés fifis et machuchones), ces dernières se définissant par leur richesse, l’autopersuasion de leur méritocratie et leur dédain pour la culture populaire.

Cette évolution rhétorique s’accompagne d’une vaste reconfiguration du paysage politique. Lors des élections de 2018 (où les Mexicains élisaient à la fois leur président, leurs députés, leurs maires et leurs élus provinciaux, ndlr), les votes de la classe ouvrière se sont éparpillés entre plusieurs partis, y compris ceux du bloc néolibéral, tandis qu’AMLO a bénéficié d’un fort soutien des professionnels des classes moyennes. 48 % des électeurs détenteurs d’un diplôme universitaire ont alors soutenu les candidats à la députation de MORENA. À la mi-mandat, en 2021, ce chiffre est tombé à 33 %. L’inverse s’est produit à l’autre extrémité de la fourchette des diplômes : 55% des personnes ayant achevé une scolarisation primaire ont voté pour MORENA en 2021, contre 42 % trois ans plus tôt. Un récent sondage a montré que les plus fervents partisans d’AMLO sont des travailleurs ordinaires, le secteur informel et la paysannerie, tandis que ses plus virulents opposants sont les entrepreneurs et les professionnels diplômés. Ainsi, le phénomène de la « gauche brahmane », une expression de Thomas Piketty désignant une gauche repliée sur les électeurs éduqués de classe moyenne, observé aux États-Unis ou en Europe, n’a pas court au Mexique.

Le phénomène de la « gauche brahmane », c’est-à-dire repliée sur les électeurs éduqués de classe moyenne, n’a pas court au Mexique.

Comment expliquer un tel renversement de situation ? Les quatre dernières années ont vu passer une avalanche de réformes en faveur des employés. Les droits formels des employés domestiques ont été reconnus pour la première fois et les pratiques d’embauche irrégulières ont été abolies. En conséquence, 2022 a connu une augmentation de 109% des reparto de utilidades, ces intéressements auxquels tous les employés ont formellement droit, mais que leurs employeurs pouvaient jusqu’alors contourner en les « sous-traitant ». Sous AMLO, la procédure de formation de nouveaux syndicats a été considérablement simplifiée, le nombre de jours de congés payés a doublé et le législateur se penche actuellement sur la semaine de quarante heures (contre quarante-huit heures actuellement). L’administration AMLO a mis en œuvre la plus importante augmentation des salaires de ces quarante dernières années. Avant la crise économique causée par le confinement, la section la plus pauvre de la population a connu une augmentation de ses revenus de 24%.

Par ailleurs, cette situation s’est accompagnée d’une tentative de résurgence de la classe ouvrière comme acteur politique. L’exemple le plus patent en est peut-être le soulèvement des ouvriers de la maquiladora (manufacture américaine délocalisée au Mexique, généralement vers la frontière avec les USA, ndlr) de Matamoros, dans l’État de Tamaulipas, où des dizaines de milliers d’employés ont lancé la grève sauvage la plus importante de l’histoire de ce secteur. Enhardis par l’augmentation du salaire minimum, les ouvriers ont réclamé des augmentations des autres intéressements. Leurs employeurs refusaient en effet que les primes n’augmentent à la même proportion que les salaires. Le mouvement permit d’augmenter le nombre de syndiqués et d’envoyer au Congrès l’une des meneuses de la grève, Susana Terrazas, sous l’étiquette MORENA.

La centralité des programmes sociaux dans l’approche d’AMLO est venue renforcer cette nouvelle politique de classe. Les allocations touchent à présent 65 % de personnes de plus que sous le gouvernement précédent. En 2021, malgré la crise économique, les dépenses sociales ont atteint une proportion record des dépenses totales de l’État depuis des dizaines d’années. Ce modèle d’aide sociale fonctionne selon une logique entièrement différente de l’ancienne logique néolibérale : il ne s’agit plus de faire du microciblage et de prendre en compte des critères de revenus, mais d’embrasser une approche plus universelle. Même si les transferts d’espèces sont toujours réservés à d’importants sous-groupes (personnes de plus de soixante-cinq ans, étudiants, personnes handicapées, etc.), les conditions pour y avoir accès sont minimales. De plus, les programmes d’aide sociale ont été inscrits dans la Constitution, afin de garantir qu’il s’agit bien d’un droit et non d’actes de charité.

À l’autre bout du spectre politique, les partis supplantés par MORENA ont formé une coalition qui a ouvertement proclamé sa fidélité aux grandes entreprises. Des magnats comme Claudio X Gonzalez et Gustavo de Hoyos, anciens dirigeants de la confédération patronale, ont joué un rôle crucial dans le financement de l’opposition et pour orienter les sujets mis en avant. Le secteur entrepreneurial, en plus de dénoncer les lois pro-travailleurs d’AMLO, s’est farouchement opposé à sa nouvelle approche fiscale. Même si le gouvernement a plutôt suivi une ligne orthodoxe sur les questions macroéconomiques, il a malgré tout engagé un vaste effort afin d’augmenter la capacité étatique de recouvrement de l’impôt, c’est-à-dire de lutte contre la fraude fiscale, sujet sur lequel le Mexique se classait historiquement sous les moyennes de l’OCDE et de l’ALC (Amérique latine et Caraïbes). Sans toucher à la structure actuelle de taxation, ces mesures ont eu des conséquences significatives en matière de redistribution. Selon les chiffres officiels, le gouvernement a augmenté le recouvrement de l’impôt des plus riches contribuables du pays de plus de 200 %. Raquel Buenrostro, l’ancienne secrétaire de l’Administration fiscale et actuelle secrétaire à l’Économie d’AMLO, a ainsi été décrite par le Financial Times comme une « dame de fer » faisant claquer son fouet sur les impôts des multinationales.

Parallèlement, le désaveu de certaines sections des classes moyennes diplômées vis-à-vis d’AMLO est un reflet de leur rejet de la grande narration nationale que le président a érigée au fil de ses conférences de presse quotidiennes. Alors que sous les gouvernements précédents, les personnalités du monde universitaire étaient garantes de la respectabilité et de l’autorité, les appels à l’« expertise » sont à présent considérés comme des stratagèmes de marketing politique vides de sens. Les ministres sont salués pour leur « proximité avec le peuple » et non pour leurs titres et leurs distinctions.

AMLO s’est exposé aux critiques des cercles progressistes, composés en majorité des classes diplômées, pour son désintérêt sur la question du mariage homosexuel ou de l’avortement. Le président a refusé de prendre position sur ces questions, proposant plutôt de les soumettre à un référendum populaire. Ces reproches sont néanmoins discutables car des avancées significatives ont eu lieu sur ces questions à l’échelle des provinces, en particulier celles contrôlées par le parti MORENA.

Le président s’est également aliéné le mouvement féministe combatif qui a émergé en 2019 en réaction à la persistance des féminicides au Mexique. D’emblée, AMLO a paru davantage impliqué dans la dénonciation d’une campagne soi-disant orchestrée par la droite (qui a effectivement tenté de phagocyter le mouvement) plutôt que dans la recherche de réponses aux problèmes soulevés. Il a critiqué les tactiques d’action directe des mobilisations récentes et salué le travail des soignantes d’une manière que beaucoup ont interprété comme de la condescendance masculine. Même si le président s’est attaché à une politique de stricte parité lors de la sélection des membres de son gouvernement, ses détracteurs féministes considèrent, de manière compréhensible, que son action ne s’attaque pas suffisamment aux hiérarchies genrées du pays.

Reconstruire l’État mexicain

En parallèle de ces réformes en matière de répartition des richesses, l’une des priorités de l’administration AMLO a consisté à inverser la tendance à l’affaiblissement de l’État. Ce processus a pris différentes formes. Tout d’abord, les fonctions gouvernementales jusqu’alors sous-traitées à des entreprises privées ou semi-privées ont été réintégrées au sein de l’État. La sous-traitance des services publics a été abolie dans le but de les réintégrer au sein des institutions étatiques centralisées. Le gouvernement s’est également débarrassé des établissements financiers qui géraient les fonds publics de manière très opaque et discrétionnaire, rapatriant ces fonds dans le giron des ministères.

Ce renforcement de l’État s’est accompagné d’une série de méga-projets d’infrastructure, pilotés par l’État, de l’annulation de projets privés comme l’aéroport de Texcoco et de l’expropriation des compagnies privées sur certains tronçons ferroviaires. Les projets de construction les plus importants d’AMLO sont l’aéroport de Felipe Angels, le train maya autour de la péninsule du Yucatán, un corridor de transport pour relier le golfe du Mexique à l’océan Pacifique, l’amélioration des routes rurales et un plan de reforestation de grande ampleur. Ces plans sont mis en avant pour leur capacité à générer des emplois grâce aux chantiers publics et comme une manière de remédier à l’échec de la doctrine du laissez-faire.

La souveraineté énergétique a pour sa part reçu une attention spéciale du gouvernement AMLO, qui a tenté de réorganiser l’entreprise pétrolière étatique PEMEX et l’a transformée en un moteur de croissance. Le gouvernement s’est également employé à limiter, quoique modestement, le pouvoir des entreprises minières étrangères. Une nouvelle législation sur les hydrocarbures permet à présent de révoquer les permis des entreprises privées qui commettent certaines violations, tandis qu’une loi relative à l’industrie de l’électricité vise à augmenter l’énergie générée par la CFE, l’entreprise d’électricité contrôlée par l’État, en limitant les exigences d’approvisionnement en électricité auprès du secteur privé. Ces deux mesures cherchent à renforcer la position relative du secteur public et à inverser l’effet des réformes néolibérales. Le gouvernement a récemment réaffirmé son engagement par l’acquisition de treize centrales électriques jusqu’ici détenues par l’entreprise énergétique Iberdrola.

Malgré le volontarisme d’AMLO, l’atrophie de l’État avant sa prise de fonction était si forte que certaines de ses politiques les plus ambitieuses ont été difficiles à mettre en œuvre.

Malgré ce volontarisme, l’atrophie de l’État avant la prise de fonction d’AMLO était si forte que certaines de ses politiques les plus ambitieuses ont été difficiles à mettre en œuvre. Le Mexique n’a ainsi pas encore surmonté sa dépendance aux partenariats publics-privés. Il a été contraint de recourir à l’infrastructure administrative de la Banco Azteca, détenue par le magnat des médias Ricardo Salinas Pliego, pour mettre en œuvre ses programmes de transfert d’espèces. Il existe bien un plan pour que les banques publiques prennent à leur charge cette responsabilité, mais la transition est lente. Le projet d’infrastructure qui porte la signature d’AMLO, le train du Yucatán, est détenu par l’État, mais il repose en partie sur des partenariats publics-privés. Des services qui étaient auparavant sous-traités par le gouvernement, comme la garde d’enfants, ont été fermés dans la perspective d’en reprendre la gestion, mais ils n’ont pas tous été remplacés, ce qui signifie que les bénéficiaires doivent utiliser des coupons de l’État pour payer ces services essentiels sur le marché privé. À cause du manque de personnel dans les administrations, AMLO est devenu de plus en plus dépendant de l’armée pour élaborer et gérer un bon nombre de ses projets d’infrastructures.

L’autre point sur lequel l’État mexicain peine à retrouver sa pleine puissance concerne l’endiguement de la violence liée aux cartels de la drogue. Pour contourner les corps de police corrompus, AMLO a créé une nouvelle Garde nationale, composée de membres de l’armée et de nouvelles recrues. Certains y voient une militarisation de la vie publique et ont également souligné qu’AMLO autorisait le recours à des mesures répressives le long de la frontière Sud, où les caravanes de migrants d’Amérique centrale sont souvent interceptées par la force. Il s’agit là d’une capitulation face à l’incessante demande des États-Unis – de la part de Trump, mais aussi d’Obama et de Biden – que le Mexique arrête les flux de demandeurs d’asile avant qu’ils n’atteignent le sol américain.

Comme ses prédécesseurs, AMLO a accepté ces restrictions à la souveraineté nationale, sans doute pour pouvoir l’utiliser comme levier dans ses négociations avec son voisin septentrional. Le président a dépensé une énergie considérable pour empêcher les caravanes d’atteindre les États-Unis : en offrant des visas de travail mexicains, en réclamant un « plan Marshall pour l’Amérique centrale » et en fermant les yeux lorsque la police s’engageait dans de brutales reconduites à la frontière. Dans ce domaine, son bilan global est désastreux, à l’exception notable de son refus d’approuver la tentative de Trump de faire entrer le Mexique sur la liste des « pays tiers sûrs », ce qui aurait quasiment empêché tous les réfugiés d’Amérique centrale de demander l’asile aux États-Unis.

« Austeridad republicana »

Mais la reconstruction de l’État ne pourra se faire sans lutte acharnée contre la corruption qui ronge le Mexique. Dans son discours d’investiture en décembre 2018, AMLO présentait celle-ci comme la caractéristique distinctive du néolibéralisme. Selon le président, le néolibéralisme n’est pas simplement une contraction de l’État, mais plutôt son instrumentalisation au service du marché. Le Mexique a ainsi été transformé en une sorte d’économie rentière inversée où tout un réseau d’entreprises privées siphonne l’argent des coffres publics en recourant à des mécanismes légaux et illégaux : privatisation, sous-traitance, surfacturation de services et création d’entreprises fantômes pour bénéficier de contrats étatiques et pratiquer l’évasion fiscale.

Cette conception du néolibéralisme comme une économie politique de la corruption a servi de boussole aux objectifs de dépenses publiques d’AMLO. Le concept principal sur lequel repose son gouvernement est contre-intuitif : il s’agit de l’austeridad republicana, ou « austérité républicaine », c’est-à-dire une réorganisation et une recentralisation des dépenses publiques, avec pour objectif de mettre un terme aux abus venus d’en haut. Dans la mesure où le néolibéralisme mexicain s’enracine dans les liens étroits entre l’État et les entreprises privées, l’austérité est vue comme une manière de briser ces liens, de se défaire du joug des entreprises parasites dont les profits dépendent des largesses gouvernementales.

Sur le long terme, une adhésion stricte à l’austeridad republicana peut rendre difficile, sinon impossible, la création d’un système d’aide sociale robuste. Mais pour l’instant, cette stratégie est parvenue à rendre sa légitimité à l’État après des décennies de copinage et de clientélisme. La peur de voir cette stratégie entraîner des licenciements de masse s’est dissipée. En plus des dépenses à grande échelle pour les travaux publics et les transferts d’argent, des secteurs comme les sciences, l’éducation et la santé ont vu leurs budgets augmenter, quoique de manière restreinte. Néanmoins, le problème le plus urgent que posent les restrictions fiscales imposées par AMLO est qu’elles rendent toute réforme de l’imposition à grande échelle plus difficile, puisque la gauche n’a d’autre choix, pour atteindre ses objectifs, que de rendre ses dépenses plus efficaces : rééquilibrer le budget plutôt que redistribuer la richesse.

Quel bilan peut-on tirer de son action au bout de cinq années ? Les détracteurs de gauche d’AMLO reconnaissent de nombreuses avancées, mais critiquent la faiblesse de sa politique d’égalité femme-homme, sa gestion des frontières et ses programmes d’austérité. Néanmoins, ils ne sont pas parvenus à construire une alternative sérieuse à MORENA. Jusqu’à présent, les critiques de gauche à l’encontre d’AMLO sont l’apanage de l’intelligentsia « progressiste », qui a été absorbée à son tour par le bloc d’opposition dominé par les élites. Le mouvement autonomiste zapatiste se désintéresse, lui, de toute tentative de prendre le pouvoir étatique. Ayant abandonné ce terrain il y a bien longtemps, il se concentre davantage sur l’opposition à certains projets, sans résultats probants.

Si les critiques formulées à l’encontre d’AMLO sont légitimes, toute analyse sérieuse de son bilan doit prendre en considération les difficultés inhérentes à la relance d’un État providence doté d’un appareil administratif décrépit et la nécessité de rebâtir la classe ouvrière en tant qu’acteur collectif. L’administration actuelle souffre, bien sûr, de nombreuses incertitudes et contradictions. À quel point le néo-développementalisme et les grands projets d’infrastructures sont-ils viables dans le contexte de la crise climatique ? Est-ce qu’une imposition progressive peut fonctionner alors que la croissance stagne ? Avec quelle rapidité le pays peut-il se sevrer des investissements étrangers ? De telles questions se posent d’ailleurs à la gauche dans le monde entier. Quels que soient les défauts des réponses apportées par AMLO, sa tentative de rompre avec le néolibéralisme est en tout cas déterminée.

Yanis Varoufakis : « L’État grec et la BCE soutiennent les intérêts des fonds vautours »

Yanis Varoufakis en 2019 à Athènes. © DTRocks

Pendant que les Grecs s’appauvrissent et fuient leur pays miné par l’austérité, une poignée d’investisseurs étrangers réalisent d’excellentes affaires, grâce aux privatisations et au rachat de créances pourries pour une fraction de leur valeur nominale. Dépendant de la BCE et dépourvu de la plupart de ses services publics, l’Etat grec ressemble davantage à une colonie qu’à un Etat souverain. Alors que de récentes élections viennent de reconduire le conservateur Kyriákos Mitsotákis, l’ancien Ministre grec des Finances, l’économiste Yanis Varoufakis, nous livre son analyse de la situation et ses solutions pour sortir son pays du pillage et du carcan de l’euro.

Le 21 mai dernier, des élections législatives ont eu lieu en Grèce. A cette occasion, le parti du Premier Ministre sortant, Nouvelle Démocratie (droite conservatrice) est arrivé largement en tête avec 41% des suffrages. Une performance qui a surpris nombre d’observateurs, Kyriákos Mitsotákis ayant été particulièrement critiqué ces derniers mois pour son autoritarisme et accusé d’espionnage envers ses opposants politiques. Surtout, malgré les fables de la presse économique, qui affirme que le pays relève enfin la tête après des années d’austérité, la crise de la dette souveraine n’est pas terminée et la situation ne fait que s’aggraver pour les citoyens ordinaires. Le 28 février dernier, une catastrophe ferroviaire ayant coûté la vie à 57 personnes est d’ailleurs venue rappeler tragiquement les conséquences de l’austérité et de la privatisation.

Le principal rival de Mitsotákis, l’ancien Premier ministre Alexis Tsipras, peine pourtant à cristalliser la contestation, étant donné que son mandat (de 2015 à 2019) s’est résumé à une trahison : au lieu de rejeter l’austérité imposée par la Troïka et d’appliquer le résultat du référendum de 2015 (61% des Grecs avaient voté contre le plan d’austérité), son parti Syriza a poursuivi cette politique mortifère. La gauche est ressortie durablement affaiblie de cette expérience.

Ancien ministre des Finances du premier gouvernement de Syriza, Yanis Varoufakis a préféré donner sa démission en juillet 2015 plutôt que de céder aux dogmes de l’austérité. Très critique du bilan de Syriza, il a depuis fondé un autre parti de gauche, MeRA25, sous l’étiquette duquel il a été élu député en 2019. Ayant réalisé seulement 2,62% lors des dernières élections, son parti ne siègera désormais plus au Parlement. Néanmoins, Varoufakis a mené une campagne offensive contre les institutions européennes et décrit avec lucidité l’état économique de la Grèce. Dans cet entretien publié par notre partenaire Jacobin, traduit par Camil Mokadem, il évoque les conséquences actuelles de l’austérité en Grèce, les fondements de la prétendue « reprise économique » ainsi que les solutions alternatives proposées par son parti.

David Broder – Le 13 mai, un article du Financial Times affirmait qu’après une décennie marquée par l’austérité et les plans de sauvetage, la Grèce connaissait un redressement économique. Le PIB ne représente toujours que 80 % de son niveau de 2008 et les salaires moins de 75 %, mais une croissance rapide permet au pays d’améliorer sa notation auprès des investisseurs. Cité dans l’article, le président de l’Eurobank (une banque grecque, ndlr) évoque même « le plus grand redressement de l’histoire du système financier européen ». Peut-on vraiment se fier à ce tableau ?

Yanis Varoufakis – Tout dépend de quel côté on se place. Si l’on se situe du côté de la population grecque, tout ceci relève du discours orwellien. Mais si vous observez la Grèce en tant qu’investisseur étranger, ces propos ont du vrai. 

Aujourd’hui, la Grèce est encore plus insolvable qu’il y a dix ans, lorsque le monde de la finance (le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commission européenne, qui forment la Troïka, ndlr) nous a déclarés en faillite. Notre dette était alors aux alentours de 295 milliards d’euros et notre PIB s’élevait à 220 milliards d’euros. Aujourd’hui, notre dette atteint 400 milliards d’euros et le revenu national est de 192 milliards d’euros. Nous sommes donc plus dépendants que jamais de la Troïka et des investisseurs étrangers, qui sont nos principaux créanciers.

Le niveau de vie de la population grecque a baissé en moyenne de 20 % depuis 2010. Mais c’est une moyenne, si l’on regarde la situation de la classe ouvrière, le PIB par habitant a chuté de 45 % ! Pour ce qui est de la dette du secteur privé, environ 2 millions de Grecs sur 10 millions ont des fonds propres négatifs et des prêts non productifs. C’est un record mondial, une situation inédite que même les États-Unis n’ont pas connue lors de la crise des subprimes en 2008.

Dans un tel contexte, comment puis-je affirmer que la Grèce se porte bien du point de vue des investisseurs étrangers ? C’est assez simple : les obligations d’État se négocient à un taux de rendement de 3,6 à 3,7 %, soit bien au-dessus des obligations à 2,2 à 2,3 % de l’Allemagne. Pourtant, tout le monde sait que l’État grec est en faillite et que ses obligations ne pourront jamais être remboursées, alors pourquoi les racheter ?

« Déclarer la Grèce solvable en 2023 découle d’une manœuvre politique du même ordre que celle qui a consisté à la déclarer insolvable en 2010. »

La raison est simple : la Banque Centrale Européenne a annoncé qu’elle garantissait les obligations grecques. Toutefois, déclarer la Grèce solvable en 2023 découle d’une manœuvre politique du même ordre que celle qui a consisté à la déclarer insolvable en 2010. Pour Christine Lagarde et ses laquais, il s’agit là d’un clin d’œil adressé aux investisseurs.

Si la BCE soutient les obligations grecques, alors qu’elle ne l’a pas fait en 2012 et 2015, c’est parce qu’un mécanisme inédit est apparu ces dernières années, permettant d’extraire de la richesse des États en faillite. Les pouvoirs en place ont instauré le plan Hercules, qui retire les obligations des bilans des banques pour les vendre à des fonds vautours basés aux îles Caïman. Ces fonds deviennent la propriété d’investisseurs étrangers, de dirigeants de banques grecques, et de familles élargies de la classe politique. Ils ont la possibilité d’acheter un prêt non productif d’une valeur de 100.000 euros pour seulement 3.000 euros, tout en sachant pertinemment qu’ils ne pourront pas récupérer leur argent. Ils peuvent en revanche, s’ils vendent la garantie attachée au prêt pour 50 000 euros, empocher 47 000 euros sans avoir à déclarer un centime une fois les fonds transférés aux îles Caïmans. Cette manœuvre permet d’extraire environ 70 milliards d’euros d’une économie qui en produit moins de 200 milliards par an !

À première vue, il pourrait donc sembler paradoxal pour la presse financière de vanter les mérites d’une économie dont les secteurs public et privé sont à ce point en faillite. Mais en tenant compte des profits que tirent les investisseurs étrangers d’une telle situation, on comprend ces commentaires élogieux. De tels profits n’existent nulle part ailleurs : la Grèce est une véritable poule aux œufs d’or. De plus, ce plan Hercules, approuvé par le Parlement grec, garantit au moins 23 milliards d’euros. L’État grec et la BCE soutiennent donc les intérêts de ces fonds vautours s’ils ne parvenaient pas à extraire suffisamment de richesses par les dépossessions.

DB – En janvier, vous avez désigné Syriza, Nouvelle Démocratie et Pasok (équivalent grec du PS, ndlr) comme « l’arc du mémorandum ». Vous accusez ces partis d’ignorer le fait que, quelle que soit la couleur politique du gouvernement au pouvoir à la fin de la décennie, il devra quoiqu’il arrive emprunter davantage. À quel point la Grèce s’est-elle enfoncée dans cette spirale de dépendance depuis 2015 ? N’y a-t-il pas de nouveaux signes de croissance dans des secteurs comme la construction ou le tourisme ?

YV – Nous avons affaire à un désinvestissement massif : l’argent investi l’est dans des secteurs qui affaiblissent la capacité de notre pays à produire. Le gouvernement et la presse économique s’auto-congratulent devant l’augmentation des investissements directs étrangers (IDE). Il y a effectivement une augmentation des IDE, mais quels sont leurs effets ? Un fonds vautour qui achète un prêt de 100.000 euros pour 3.000 euros est comptabilisé comme un IDE. Pourtant cela ne rapporte qu’une faible somme d’argent, qui permet d’extraire un montant bien plus élevé par une dépossession. On n’y trouve pas le moindre signe de capital productif.

D’autre part, pendant que les garde-côtes de Frontex repoussent les migrants au large du littoral grec, causant la mort de nombreuses personnes, le système de « visa doré » laisse circuler dans l’espace Schengen quiconque pouvant investir 250.000 euros dans le pays. Pourtant cela ne provoque aucun investissement productif : dans mon quartier en centre-ville d’Athènes, on achète des appartements pour les convertir en Airbnb. Les seules conséquences sont l’affaiblissement de l’offre immobilière, qui force les locaux à se loger ailleurs. Ces manœuvres ne contribuent donc pas à la construction d’un capital productif.

Les gens qui viennent d’Ukraine, de Russie, de Chine ou du Nigéria n’utilisent pas ces passeports pour investir en Grèce durablement, mais pour s’installer ensuite en France ou en Allemagne grâce au système Schengen. L’argent des touristes américains circule d’une banque américaine à une banque allemande, contournant la Grèce, tout en augmentant les loyers pour les locaux par la même occasion. Les IDE ont pour but de tirer profit du marché de l’immobilier, des prêts non performants et des privatisations, tous préjudiciables au fonctionnement d’une économie réellement productive.

« Les IDE ont pour but de tirer profit du marché de l’immobilier, des prêts non performants et des privatisations, tous préjudiciables au fonctionnement d’une économie réellement productive. »

Nous pouvons prendre l’exemple de l’accident ferroviaire qui a récemment coûté la vie à 57 personnes. Au Parlement, les membres de MeRA25 (le parti de Yanis Varoufakis, ndlr) ont alerté sur les dangers des privatisations. La compagnie ferroviaire grecque a été vendue à la firme italienne Ferrovie dello Stato pour 45 millions d’euros en 2017, mais cela n’a donné lieu à aucun investissement, au contraire, l’État s’est engagé à subventionner la ligne Athènes-Thessalonique à hauteur de 15 millions d’euros par an. C’est une escroquerie pure et simple.

Pour ce qui est du plan de relance de l’UE, dont on entend beaucoup parler, la répartition des fonds est entachée de corruption. L’argent se retrouve dans les poches des oligarques, qui n’investissent pas, ou bien directement dans le système bancaire. On assiste, depuis la soumission de Tsipras en 2015, à un pillage ininterrompu, à une expérience d’extorsion de fonds à grande échelle. Après la pandémie, j’ai immédiatement affirmé que le plan de relance était insignifiant d’un point de vue macroéconomique. Certains ont préféré le voir comme un moment hamiltonien (c’est-à-dire qui conduirait à un fédéralisme européen, ndlr), mais en réalité ce plan a enterré tout projet d’union fiscale.

DB – Que pourrait entreprendre un gouvernement grec différent ?

YV – MeRA25 est le seul parti qui dispose d’un programme complet, modulaire et multidimensionnel pour gouverner. Notre manifeste aborde les enjeux sociaux, économiques et environnementaux et propose une alternative au prétendu mémorandum « d’entente » qui règne en maître dans le pays.

Un des points essentiels de notre programme consiste à instaurer une banque publique qui remplacerait le système Hercules afin d’empêcher l’achat et la vente de prêts non performants sur les marchés financiers. Cette banque, appelée Odysseus, absorberait ces prêts et permettrait aux individus menacés de liquidation ou de vente de sauver leur propriété en échange d’une redevance qui ne dépasserait pas un sixième de leurs revenus disponibles.

Les banques cèderaient leurs prêts pourris à Odysseus, qui les gèlerait ensuite par l’émission d’obligations. L’idée étant qu’une fois que le prix d’une propriété excède la valeur nominale des prêts gelés, des négociations peuvent avoir lieu entre les emprunteurs et Odysseus. Les emprunteurs ne perdraient pas la part qu’ils ont déjà payée, ceci permettrait de mettre un terme au transfert de richesses vers les îles Caïmans, et aux dépossessions qui sont une véritable catastrophe sociale.

Un autre volet clé concerne l’énergie : le réseau électrique a été privatisé et se trouve entre les mains d’une poignée d’oligarques qui se sont répartis les restes du distributeur public d’électricité. Notre programme prévoit la nationalisation progressive des producteurs d’énergie et des distributeurs, afin d’empêcher que le prix de l’énergie ne dépasse le coût moyen de sa production.

« Après mon départ du ministère des Finances, un “super fonds” a été imposé pour administrer les biens publics. Cette situation, unique dans l’histoire, représente le pire exemple de néo-colonialisme. »

Après mon départ du ministère des Finances, un « super fonds » a été imposé pour administrer les biens publics. Cette situation, unique dans l’histoire, représente le pire exemple de néo-colonialisme. Le fonds étant géré directement par la Troïka, les biens grecs sont donc légalement entre les mains de puissances étrangères. Nous proposons de démanteler ce fonds et de transférer ces biens vers une banque publique de développement dont le stock de capital servira notamment à financer la transition énergétique ou l’agriculture biologique.

Nous proposons également une autre institution, une plateforme de paiement numérisée, basée sur les données de l’administration fiscale grecque. Chacun pourra recevoir et envoyer de l’argent via son numéro de déclaration fiscale, ce qui permettra d’effectuer des transactions en dehors du carcan de la BCE, des banquiers privés, ou des systèmes Mastercard et Visa. Ce projet nous ferait économiser deux milliards d’euros par an, mais reste une mesure controversée, car elle sort du cadre établi par la BCE. L’objectif est de nous rendre hors de portée des mesures de chantage que le système bancaire grec a subies en 2015.

De plus, nous proposons le démantèlement des entreprises qui pratiquent le commerce de la main-d’œuvre humaine par le système de mise en relation. Nous souhaitons faire passer la TVA de 24 à 15 %, réduire le taux d’imposition des petites entreprises de 22 à 10 %, tout en faisant passer le taux d’imposition des sociétés de 22 à 30 %. Le financement des soins de santé et de l’éducation est à un niveau abyssalement bas et il est urgent de le doubler. Nous ne faisons pas de promesses impossibles à financer, mais développons plutôt un programme d’anti-austérité.

DB – Votre liste pour les élections législatives, MeRA25 – Alliance pour la Rupture, compte dans ses rangs le parti Unité Populaire, qui préconise une sortie de la zone euro, voire de l’Union européenne elle-même. Avez-vous des points communs sur ce sujet, et comment comptez-vous vous coordonner pour appliquer votre programme ?

YV – Nous avons eu quelques désaccords sur le plan tactique et dans une certaine mesure sur la stratégie à adopter. Unité Populaire s’était fixé comme objectif la sortie de la zone euro, ce qui nous semblait préjudiciable, économiquement comme politiquement. Nous savons que l’euro est une monnaie désastreuse, non viable et responsable de l’asphyxie de la Grèce et de l’Italie. Seulement, annoncer ouvertement la sortie de la zone euro n’a pas de sens sur le plan politique, car une sortie aura de lourdes conséquences.

Au cours de l’année dernière, nos camarades d’Unité Populaire ont progressivement rallié notre position, ce qui nous a permis de nous rassembler autour des principes de base de MeRA25. Il n’en demeure pas moins vrai que depuis 2015-2016, la zone euro a systématiquement échoué à rendre viables les économies des pays membres. Pour se faire, une union politique est fiscale serait nécessaire.

« Le problème, c’est que la zone euro est à la fois invincible et intenable. Nous devons donc nous préparer à l’éventualité où l’euro s’écroulerait de lui-même. »

Le problème, c’est que la zone euro est à la fois invincible et intenable. Nous devons donc nous préparer à l’éventualité où l’euro s’écroulerait de lui-même. Il serait particulièrement naïf de notre part de penser que la Banque Fédérale allemande n’a pas prévu d’imprimer des Deutschemarks dans un tel scénario. La même logique s’applique en politique étrangère : nous devons nous préparer à la possibilité que Recep Tayyip Erdoğan envahisse Rhodes du jour au lendemain, même si nous n’espérons bien sûr pas que cela ait lieu (la Grèce et la Turquie ont une longue histoire de conflits territoriaux non résolus, ndlr).

Nous l’affirmons fermement : la sortie de l’euro n’est pas un objectif politique. Mais étant donné que la survie de l’euro est incertaine, notre système de paiement digital (appelé Demeter) offre, lui, deux avantages bien distincts : il nous permet d’abord de respirer plus librement dans la zone euro, et nous fournit une solution intermédiaire pour sortir de l’euro, si cela devait arriver.

DB – Bien qu’étant arrivé derrière Nouvelle Démocratie, Syriza vise à former un nouveau gouvernement. Dans un entretien pour Star TV, Tsipras a récemment déclaré que MeRA25 et le PASOK n’auraient d’autres choix que de soutenir son parti s’il arrivait au pouvoir plutôt que de voir survenir de nouvelles élections. Y a-t-il une possibilité de vous voir soutenir un tel gouvernement ?

YV – Suite à notre congrès, nous avons mis un point d’honneur à inviter Syriza à la table des négociations, sans aucune condition préalable, afin de mettre nos différents derrière nous, d’honorer notre système de représentation proportionnelle et de trouver un accord mutuel pour mettre fin à l’exploitation des Grecs. 

Nous avons également mentionné le fait indéniable que notre Constitution ne nous permet pas de négocier avec tous les partis pendant trois mois après une élection pour former un programme de gouvernement, comme cela se fait en Allemagne ou en Italie. La Constitution grecque donne deux jours pour former une éventuelle coalition. Durant ces deux jours, il serait impossible d’avoir une véritable conversation débouchant sur un authentique programme progressiste, c’est pourquoi nous avons sollicité Syriza ces deux dernières années.

Tsipras a refusé de nous parler avant l’élection. Nous lui répondons que nous refusons de lui parler après, car cela ferait de nous des traîtres, nous rendant complices de l’oligarchie en échange de quelques postes au gouvernement. Or, les oligarques n’ont besoin d’aucun accord ni d’aucun manifeste, ils ont leur mémorandum, leurs cabinets d’avocats, ils règnent dans le secret. Nous ne pouvons pas appeler les électeurs à voter pour nous en leur disant d’un côté : élisez-nous pour mettre fin à l’escroquerie des prêts non performants, à la marchandisation de l’électricité, et pour renationaliser les chemins de fer qui ont provoqué 57 morts, pour accepter ensuite des postes de ministres en renonçant à nos promesses.

DB – J’ai récemment assisté à une conférence à Londres où la ministre de l’Intérieur Suella Braverman citait la Grèce, le Royaume-Uni, la Pologne, l’Italie et le Danemark comme des pays adoptant une ligne plus dure sur l’immigration. Dans un entretien pour le tabloïd allemand Bild, le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis a réclamé les financements de l’UE pour ériger une clôture le long de la frontière turque. Son parti, Nouvelle Démocratie, est souvent comparé à celui de Victor Orbán, le Fidesz. Est-ce une tendance marginale ou peut-on y voir un point de restructuration de la droite ?

YV – Mitsotákis est un mélange de centrisme radical, d’un discours favorable à la Troïka et d’un ultranationalisme débridé. Son gouvernement est à la fois néolibéral, car il adopte les mesures de la Troïka, et néofasciste, car il diabolise l’immigration et les musulmans en les qualifiant de « Satan ». C’est ainsi que sont perçues les populations désespérées qui fuient la guerre et la faim pour rallier la Grèce.

« Mitsotákis est un mélange de centrisme radical, d’un discours favorable à la Troïka et d’un ultranationalisme débridé. »

J’ai vécu en Australie dans les années 1990, et en Grande-Bretagne et au Texas au début des années 2010. Je trouve que Mitsotakis a des points communs avec l’ancien Premier ministre australien John Howard, qui avait fait interner les réfugiés arrivant en Australie dans des camps de concentration ouverts dans des pays pauvres en échange de la promesse d’aides financières. On peut aussi le comparer à Suella Braverman, car l’UE n’est pas exempte de tout reproche dans sa gestion migratoire : elle est à l’origine d’une situation infernale en Libye, où les réfugiés sont détenus dans des camps au milieu du Sahara dans des conditions catastrophiques.

Mitsotakis est un mini Trump. Comme lui, il voit les frontières comme un élément de fierté nationale. Le mur érigé à la frontière nord du pays est une source d’orgueil pour lui. La différence avec Trump est qu’il l’a réellement fait construire un mur, et se prend même en photo devant. Mes anciens camarades de Syriza le comparent à Victor Orbán (pas à Trump, avec qui Tsipras entretenait une relation cordiale durant son mandat). De manière honteuse, Tsipras a lui aussi affirmé qu’il soutenait la construction d’une barrière frontalière, la seule différence est qu’il réfléchit à la faire financer par l’UE.

Railcoop : la privatisation ferroviaire sous façade citoyenne

L’autorail X72500, un train diesel des années 2000, a été choisi par Railcoop pour la ligne Lyon-Bordeaux. © Christophe Beuret

Autoproclamée « première entreprise ferroviaire coopérative d’Europe » depuis 2020, Railcoop a récemment annoncé la suspension de son service de fret. Cette annonce survient alors que la coopérative a accumulé les éloges pour son engagement en faveur des petites lignes de chemin de fer abandonnées, notamment grâce à son projet phare de rouvrir la ligne Bordeaux-Lyon. Cependant, cette suspension révèle les limites de la coopérative et soulève des interrogations quant au modèle ferroviaire qu’elle promeut.

Railcoop est une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) ferroviaire qui ambitionne de « redonner du sens à la mobilité ferroviaire en impliquant citoyens, cheminots, entreprises et collectivités autour d’une même mission : développer une offre de transport ferroviaire innovante et adaptée aux besoins de tous les territoires ». Cette ambition se concrétise par différents projets de liaisons ferroviaires, parmi lesquels l’ouverture d’un service de voyageurs direct reliant Bordeaux à Lyon via le Massif Central, prévue pour l’été 2024, occupe une place centrale. Outre la promotion de l’implication citoyenne dans le domaine du ferroviaire, Railcoop insiste sur la complémentarité de ses activités avec le service public et sur une démarche écologique visant à proposer des alternatives à la voiture.

Une communication citoyenne et volontariste basée sur l’effet d’annonce

Le discours d’une coopérative citoyenne, visant à relancer les petites lignes délaissées a suscité un grand intérêt médiatique. Qu’il s’agisse de la presse régionale (Sud-Ouest, La Montagne, La Dépêche, Le Télégramme…), nationale (France Télévision, L’Express, Le Monde, LCI, Europe 1, Brut… ), internationale (El Pais, RTBF, France 24…) ou spécialisée (Aiguillages, La Vie du Rail… ), les médias ont été très nombreux à relayer cette initiative. Nombre de médias « engagés » ont également participé activement à la promotion de la société (Médiapart, Radio Parleur, Reporterre, Alternatives Economiques, La relève et la peste, Socialter, Sans transition, Libération, PositivR, L’âge de faire, Basta!, Pioche).

En annonçant régulièrement des ouvertures de lignes, la société s’offre une forte couverture médiatique, en particulier dans la presse locale, intéressée par la perspective de « réouverture prochaine » d’anciennes lignes délaissées.

Le caractère publicitaire et la source des informations de ces articles sont sujets à questionnement. En effet, la majorité de ces publications reprennent directement les éléments de l’imposant dossier de presse proposé par la société. Ce dossier construit un récit, celui de la réouverture des petites lignes abandonnées par la SNCF grâce à une initiative citoyenne qui agit concrètement.

© Ugo Thomas

La carte des futurs trajets proposés fait rêver les amoureux du rail : nombre de liaisons aujourd’hui mal desservies sont évoquées, alors que la priorité donnée au TGV a délaissé de nombreuses gares et trajets. C’est sur cet effet d’annonce, poussé à son paroxysme, que repose la communication de Railcoop. En annonçant régulièrement des ouvertures de lignes, la société s’offre une forte couverture médiatique, en particulier dans la presse locale, intéressée par la perspective de « réouverture prochaine » d’anciennes lignes délaissées. Railcoop a ainsi annoncé la réouverture de 10 lignes différentes, de Bâle – Le Croisic à Thionville – St Etienne. Pourtant, ces projets, à l’exception de la ligne Bordeaux – Lyon, ne restent à ce jour qu’à l’état d’ébauche.

Au-delà des annonces, une société en crise

Derrière cette façade de sauveur des petites lignes, la réalité est bien moins reluisante. Deux projets sont mis en avant en priorité par la société : un service de fret en Occitanie et un service voyageur entre Bordeaux et Lyon. Aujourd’hui, aucun de ces services ne circule. Le service fret, inauguré avec grande pompe le 15 novembre 2021, reliant Capdenac à Toulouse, a été suspendu le 19 avril dernier, faute de rentabilité économique. La ligne Gignac-Saint-Gaudens, inaugurée en avril 2023, a connu le même sort. Le service voyageur, dont le lancement était initialement prévu pour l’été 2022, avec deux allers-retours par jour entre Bordeaux et Lyon a lui été reporté successivement en décembre 2022, puis à l’été 2024 avec un aller-retour sur deux jours et un service en deux phrases : Lyon-Limoges à l’été et Limoges-Bordeaux à l’horizon de l’hiver 2025.

Outre cette érosion des promesses à mesure que la mise en service se précise, le modèle coopératif mis en avant par Railcoop semble lui aussi bien loin de la réalité. Entreprise coopérative rassemblant, au 26 avril 2023, 14.171 sociétaires, qui doivent chacun débourser 100€ minimum pour obtenir une part de la SCIC, Railcoop promettait une gouvernance très ouverte. En réalité, une récente enquête de Médiapart révèle que la direction est assurée par Nicolas Debaisieux, en tant que directeur général, et par sa sœur Alexandra Debaisieux en tant que directrice générale déléguée. Un fonctionnement très centralisé et vertical donc, en décalage avec le modèle citoyen que prône la coopérative. Suite aux récentes difficultés, celle-ci doit être remaniée prochainement, avec le départ d’Alexandra Debaisieux et la mise en place d’une direction bicéphale.

Une réforme de la gouvernance qui fait suite à une crise sociale interne mise en lumière par Médiapart. En effet, sur les 32 salariés et alternants que compte l’entreprise – dont seulement trois conducteurs pour une vingtaine d’encadrants -, dix d’entre eux ont quitté leur poste, pour partie dans le cadre d’un plan de sauvegarde de l’emploi. Toujours selon Médiapart, la gestion des fonds de la part de la coopérative serait entachée d’investissements hasardeux. Ainsi, une partie des fonds de Railcoop aurait été dépensée dans l’achat et la location de wagons et locaux au final jamais utilisés par l’entreprise. Interloqués par cet usage des fonds, certains salariés se plaignent également de devoir appliquer des « priorités qui changent du jour au lendemain » et de l’absence d’écoute de leurs suggestions par la direction.

Un modèle économique qui interroge

Si le climat social interne est mauvais, les difficultés de Railcoop sont également liées à l’objectif que s’est fixé la société. Le transport ferroviaire est une activité peu lucrative, avec des marges limitées voire inexistantes, et requiert des investissements de départ très importants. La ligne Bordeaux-Lyon sur laquelle la société compte opérer est ainsi historiquement déficitaire. Avec des tarifs attractifs et un prix d’appel de 42€ par billet, le modèle économique interroge sur la capacité de l’entreprise à maintenir une rentabilité durable.

Pour assurer les investissements et les frais de fonctionnement nécessaires, la coopérative semble s’appuyer sur la constitution d’un capital important garanti par les parts sociales de ses membres. Toutefois, Railcoop a vite réalisé que cela ne serait pas suffisant pour couvrir les coûts liés à la mise en place de ses services, évalués à environ 40 millions d’euros. Ainsi, depuis octobre 2022, elle a lancé une levée de fonds à hauteur de 34 millions d’euros dont 5 millions d’euros devraient être issus des sociétaires, afin de garantir une trésorerie minimale et de rassurer les prêteurs bancaires.

Pour atteindre la viabilité financière, une solution possible serait d’attirer en permanence de nouveaux investisseurs.

Mais la constitution d’un capital important ne résoudra pas la question de la rentabilité à long terme de Railcoop. Pour atteindre la viabilité financière, une solution possible serait d’attirer en permanence de nouveaux investisseurs. A ce titre, Railcoop indique que : « La trésorerie de la société étant étroitement liée à sa capacité à collecter régulièrement des souscriptions, la stabilité des souscriptions est importante pour la pérennité de la société. » De ce point de vue , les campagnes médiatiques sur la réouverture imminente de nouvelles lignes apparaissent comme un moyen d’assurer la survie financière de la société, et ce d’autant plus que le bilan actuel de la coopérative est assez décevant. Ainsi, le résultat de l’exercice 2021 était déficitaire à hauteur de 1,4M€ dont 1M€ pour les charges de personnel. Sur ce point, il est légitime de se demander quel sera l’état de la trésorerie de Railcoop lors du lancement de la ligne Lyon-Bordeaux prévu en 2024 après quatre années sans recettes.

En Allemagne, une expérience similaire à celle de Railcoop appuie ces inquiétudes. La société Locomore, financée par crowdfunding, a fait faillite après seulement cinq mois d’activité. Interrogée à ce sujet dans sa FAQ, Railcoop a éludé le fond du modèle économique en indiquant que l’échec de Locomore était dû au fait qu’elle n’était pas une coopérative, sans expliquer en quoi son propre modèle économique était différent.

Dans les faits, Railcoop s’appuie sur le recours aux fonds publics. Alors que sur son site on peut lire que « Railcoop fera rouler des trains de passagers et de marchandises sans subvention d’exploitation » (elle précisait auparavant « sans subvention publique »), le rapport de Railcoop aux fonds publics est plus complexe. La société permet en effet aux collectivités territoriales de devenir coopératrices, avec une contribution minimale de 100 €. Cette participation est ensuite calculée selon un barème dégressif en fonction du nombre d’habitants de la collectivité, allant de 50 centimes à 10 centimes par habitant (bien que ce modèle ne semble plus exclusif). Actuellement, les contributions des collectivités territoriales atteignent presque un million d’euros, avec une participation au capital social évaluée a minima à 933 600 €. À ces prises de participation s’ajoutent également des aides indirectes, comme la cession de rames à un prix symbolique de la part de la région Auvergne-Rhône-Alpes, dirigée par Laurent Wauquiez. Ironie du sort, les rames en question étaient celles de trains régionaux du même type que l’ancienne liaison Bordeaux-Lyon.

Les premières liaisons devaient se faire à l’aide de neuf rames X 72500 cédées à un prix « symbolique » de la part de la région Rhône Alpes. Finalement, seule une rame circulera et la seconde servira de pièce détachée. © Patrick Janicek, Flickr

Railcoop, un laboratoire de la privatisation du rail

Plus largement, le modèle économique de Railcoop s’inscrit dans un contexte plus large, celui de l’ouverture à la concurrence du système ferroviaire. A cet égard, il peut être considéré comme un pionnier pour les futurs entrants privés dans le réseau. Le secteur ferroviaire nécessite des investissements considérables (construction et entretien des voies, infrastructures électriques, signalisation, gares, matériel roulant…), traditionnellement assurés par la puissance publique, qui a pris en charge les investissements pour assurer l’unité du réseau. Cette approche a permis de réduire le déficit du système ferroviaire, les liaisons rentables compensant les coûts des infrastructures et des services régionaux généralement déficitaires. Cependant, avec l’ouverture à la concurrence, les acteurs privés se positionnent uniquement sur les liaison les plus rentables tandis que l’entreprise publique historique doit assumer seule le déficit demeure des liaisons secondaires.

Faute de pouvoir rivaliser avec les acteurs historiques formés et financés par les pouvoirs publics, Railcoop opte pour une stratégie d’externalisation de ses activités. N’ayant pas de centre de formation, elle fait appel à des agents formés par la SNCF ; n’ayant pas d’opérateurs au sol, elle fait appel aux filiales de la SNCF ; n’ayant pas de locomotives, elle loue celles de la Deutsche Bahn ; enfin, n’ayant pas de wagons, elle loue celles d’une filiale privatisée de la SNCF

Contrairement à la complémentarité affichée, Railcoop agit donc dès aujourd’hui en concurrent des activités de la SNCF.

Contrairement à la complémentarité affichée, Railcoop agit donc dès aujourd’hui en concurrent des activités de la SNCF. Sud Rail a ainsi critiqué l’impact de Railcoop sur les activités de la SNCF avec la cession de plusieurs locaux de la SNCF, y compris une salle de pause pour les cheminots à Guéret. Cette concurrence s’étend également aux trains régionaux. En Normandie, une décision du 2 décembre 2021 de l’Autorité de Régulation des Transports a révélé que les services de Railcoop pourraient directement concurrencer dix-huit trains régionaux, suscitant des craintes chez les usagers quant au remplacement de leurs liaisons. En Auvergne-Rhône-Alpes, le comité des usagers de trains de l’Auvergne dénonçait la suppression d’un service Limoges-Montluçon en raison de l’hypothétique arrivée prochaine de Railcoop.

Railcoop ne s’arrête pas là. Non-contente de s’engouffrer dans le nouveau marché ferroviaire, elle milite activement en faveur de la poursuite du processus de libéralisation du secteur. La société a ainsi adhéré au lobby AllRail qui représente les concurrents ferroviaires aux opérateurs historiques et a participé à la campagne European Startup Manifesto on Rail qui prône une plus grande libéralisation du ferroviaire européen. Alexandra Debaisieux, la directrice générale déléguée de Railcoop, a également plaidé auprès du Sénat pour « dénoncer les barrières » limitant le développement de nouvelles sociétés ferroviaires et en particulier l’absence de libéralisation des centres de maintenance et de formation de la SNCF.

Ce que Railcoop dit du ferroviaire

Railcoop illustre l’attachement profond des Français au ferroviaire, qui s’inscrit dans une histoire longue, un engagement pour l’écologie et une plus grande accessibilité des territoires isolés. L’initiative proposée par Railcoop, qui vise à rouvrir des lignes et à sortir de l’actuelle résignation, trouve donc naturellement un public attentif et enthousiaste.

Cette initiative est également bien accueillie par les collectivités locales, qui y voient une opportunité d’agir concrètement en faveur du retour du train et de développer des territoires en proie à de nombreuses difficultés. C’est ce sentiment que l’on retrouve par exemple dans le procès verbal du conseil communautaire du Grand Guéret où les élus mettent en avant l’apport en terme d’emplois et d’activité sur leur territoire tout en craignant, s’il n’y a pas d’investissement à la hauteur, que le centre technique promis par Railcoop n’ouvre pas dans l’agglomération.

La société apparaît comme un pionnier de la libéralisation ferroviaire, cause principale de l’abandon des petites lignes qu’elle dit pourtant vouloir rouvrir. 

Dans ce contexte, Railcoop apparaît comme la solution miracle pour sortir de la fatalité actuelle et c’est sur ce discours qu’elle parvient à lever des fonds. Pourtant, loin d’apporter une solution pérenne à ces difficultés, Railcoop est en réalité une impasse. En encourageant les collectivités – dont ce n’est pas la compétence – et les citoyens dans un projet difficilement viable, tout en déchargeant l’État de ses responsabilités, elle offre de faux espoirs. Pire, la société apparaît comme un pionnier de la libéralisation ferroviaire, cause principale de l’abandon des petites lignes qu’elle dit pourtant vouloir rouvrir. 

Si l’État agissait concrètement pour le rail, « l’aventure Railcoop » n’aurait jamais existé. La ligne Lyon-Bordeaux, projet phare de la coopérative, l’illustre parfaitement. Jusqu’en 2013, cette ligne existait sous la forme d’un Train d’Equilibre du Territoire (Intercités) subventionné par l’Etat avant que ce dernier n’abandonne la liaison. En 2017, la section ouest de la ligne est rouverte par la Région Nouvelle Aquitaine mais la Région Auvergne-Rhône-Alpes, sollicitée, n’a pas donné de suite. Laurent Wauquiez annonçait alors que « la région ne se substituera pas à l’État. » C’est pourtant ce même président de Région « très favorable » à Railcoop qui déclarait en 2021 que : « ce projet est plus que symbolique puisque, depuis des années, on ferme des lignes dans notre pays. »

Déjà profondément dysfonctionnelle, Railcoop semble destinée à échouer. Son modèle économique, qui repose sur une perfusion constante de nouveaux apports de capital, notamment par les collectivités, paraît en effet insoutenable à terme. Mais d’ici-là, elle aura servi de faire-valoir aux détracteurs du service public, qui trouvent ainsi un moyen de légitimer leurs attaques contre la SNCF. Loin de pallier aux insuffisances de l’ancien monopole public, Railcoop aura donc joué le rôle d’enfant-modèle de la libéralisation et d’écran de fumée pour masquer les décisions d’abandon de nombreux territoires par un service public ferroviaire national de plus en plus mal en point. Espérons au moins que sa probable faillite serve de leçon.

Grèce : la tragédie qui n’en finit pas

© Malena Reali pour LVSL

En 2009, la crise de la dette grecque débutait. Depuis, de nombreux plans de « sauvetage » comprenant des « réformes » sous la tutelle de la « Troïka » (FMI, BCE et Commission européenne) se sont succédés. Si les banques ont effectivement été sauvées, le bilan social d’un tel programme est catastrophique. Fortement appauvrie, la Grèce est devenue un Club Med géant où les infrastructures stratégiques ont été privatisées et où les services publics ont été bradés. La population, elle, se résigne ou quitte le pays.

Le 20 août dernier, la Grèce est sortie de la surveillance économique renforcée de la Commission européenne. Un jour qualifié d’« historique » par le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis, tandis que la Présidente de la Commission Européenne vantait la « résilience » de la Grèce et l’enjoignait à « envisager l’avenir avec confiance ». Le bilan des « réformes » et de ce programme d’« aides » est pourtant peu reluisant, pour ne pas dire catastrophique.

Une saignée qui aggrave le mal

Mis en place à la suite de la crise de la dette grecque, commencée en 2009, ce dispositif de surveillance avait pour but de vérifier que les « réformes nécessaires » (comprendre le dépècement de l’État grec) pour diminuer la dette publique étaient bel et bien mises en place. En échange de ces réformes, la Grèce recevait de l’aide financière internationale, notamment de l’Union européenne. L’objectif ? Réduire la dette publique, considérée comme dangereusement élevée. Pourtant, étant donné la chute du PIB, c’est-à-dire de la production de richesses, la dette est aujourd’hui bien plus élevée qu’au début du programme de surveillance : alors que le PIB de 2009 s’élevait à 237 milliards d’euros, il est tombé à 182 milliards en 2021. En conséquence, le niveau de la dette, en % du PIB, se maintient à un niveau toujours bien plus élevé que celui de 2009 : fin 2021, celui-ci était de 193 % du PIB tandis que fin 2009 il était de 127% du PIB.

Ce bilan catastrophique se lit aussi sur le taux de chômage : celui-ci est passé de 10 % fin 2009 à plus de 13% fin 2021. Ce fléau touche plus particulièrement les jeunes : le taux de chômage des moins de 25 ans dépassait les 36 % en avril 2022 tandis qu’en décembre 2009 il était de 29%. Ce qui entraîne qu’une partie importante de cette jeunesse, surtout la plus diplômée, émigre : entre janvier 2008 et juin 2016, la Banque de Grèce estime que plus de 427.000 grecs ont quitté leur pays alors que la population de la Grèce se situe légèrement en-dessous des 11 millions d’habitants.

De manière corrélée, le taux de suicide a aussi augmenté : celui-ci est passé de 3,6 pour 100 000 habitants en 2009 à 5,1 en 2019. Les coupes successives dans le budget de la santé n’y sont sans doute pas étrangères : le budget de la santé était d’environ 4,3% du PIB en 2009 alors qu’en 2020, ce budget se situait à 3,6% du PIB. En tenant en compte de la chute du PIB entre ces deux dates, cela signifie en clair une coupe dans le budget de la santé de 4 milliards d’euros. Soit un peu moins de la moitié des 10 milliards estimés nécessaires pour sauver la Grèce début 2010.

En plus des coupes sévères dans les pensions des retraités grecques et des coupes dans la fonction publique, une autre des « réformes » demandées était la privatisation d’infrastructures clés du pays. Ainsi, le célèbre port d’Athènes, le Pirée, a été privatisé au profit du groupe chinois de transport maritime Cosco en échange d’une promesse d’investissement qui n’a pour l’heure toujours pas été tenue, provoquant la colère des travailleurs locaux. Cette acquisition par un groupe chinois est aussi teintée d’une cruelle ironie pour l’Union européenne qui ne cesse de répéter son ambition de s’opposer à la Chine.

Le Pirée n’est pas le seul port à avoir été privatisé. Il en est de même du deuxième port grec, Thessalonique, tandis que d’autres ports régionaux, comme ceux d’Alexandroupolis et d’Igoumenitsa, semblent destinés à suivre cette même voie… Il faut ajouter à cette liste de privatisations celles de 14 aéroports régionaux au profit du consortium allemand Fraport-Slentel et celles à suivre cette année de l’autoroute Egnatia (la plus longue du pays, reliant l’ouest de la Grèce à la Turquie) et des infrastructures de l’entreprise gazière DEPA. Seule la privatisation des sites archéologiques et des musées grecs, qui toucherait aux racines même de l’identité grecque, a pour l’heure été empêchée

En parallèle, la Grèce s’est désindustrialisée au profit du secteur tertiaire, la part de l’emploi dans le secteur industriel, en % de l’emploi total, chutant de 22% en 2009 à environ 15 % en 2019 tandis que la part du secteur des services passait de 67% en 2009 à 73% en 2019. En particulier, le secteur du tourisme est en plein essor, le nombre de touristes annuel étant passé de 15 millions en 2009 à 34 millions en 2019, chiffre qui pourrait être dépassé cette année. Mais un tel développement du tourisme fait craquer les fragiles infrastructures (d’eau, d’électricité, etc.) grecques tandis que le prix de la vie, et a fortiori des vacances, monte en flèche pour les locaux. Une grande part d’entre eux s’est donc vue privée de vacances au sein de leur propre pays. L’organisation d’une « réserve » (1) grecque est donc sur de bons rails.

Toutes ces « réformes » ont été entreprises dans le but de recevoir de l’aide internationale, c’est-à-dire celle de la zone euro et du FMI. Au total, alors que début 2010 on estimait à 10 milliards d’euros l’apport nécessaire pour sauver la Grèce, celle-ci aura reçu 273 milliards d’euros d’aide ! Quand le remède aggrave la maladie…

La raison d’un tel gaspillage d’argent public et d’un tel massacre social ? Les banques allemandes et françaises étaient très exposées à la dette grecque. Au lieu d’annuler une partie de celle-ci, c’est-à-dire de faire en sorte que le secteur privé subisse quelques milliards de pertes, on a préféré déverser de l’argent public. Ce qui a permis in fine aux banques allemandes et françaises de se dégager de ces titres de dette risqués. Ainsi, comme d’habitude, les acteurs privées qui justifient leur intérêts par le risque qu’ils prennent ont en réalité vu leurs pertes être socialisées.

La mise en marche de la machine infernale

La crise de la dette grecque a commencé en 2009. Celle-ci est en réalité une conséquence de la déréglementation financière commencée dans les années 1980. Lorsque, en 2008 la crise des subprimes éclate avec la chute de la banque Lehman Brothers, tout le secteur financier mondial se crispe, les flux de capitaux sont bloqués, la confiance se rompt. Les gouvernements publics décident alors d’injecter massivement de l’argent public dans le sauvetage des banques. C’est en particulier le cas de la Grèce.

Dans le même temps, les investisseurs délaissent les actifs peu sûrs pour les dettes souveraines des États, des actifs sûrs puisque les États ne peuvent pas disparaître. Le principal défaut des actifs pour ces investisseurs à ce moment-là est que ceux-ci ne rapportent pas assez : leurs taux d’intérêts sont trop faibles. Mais c’est sans compter sur la publication d’un rapport établissant que les déficits grecs sont plus importants que prévus du fait de dissimulations effectuées sous la tutelle de la banque Goldman Sachs.

Il n’en faut pas plus aux marchés financiers pour lancer la machine infernale. Une attaque spéculative débute, les taux d’intérêts de la dette grecque grimpent. La perspective d’un défaut sur la dette grecque apparaît à tous les acteurs. La troïka (la Commission européenne, le FMI, la BCE) intervient et conclut un accord en 2010 avec Giórgios Papandréou, le premier ministre issu du Mouvement socialiste panhellénique (le Pasok). Celui-ci doit mettre en place un programme d’austérité visant à « maîtriser les dépenses publiques » pour réduire le déficit grec. 

En 2011, face à un mouvement populaire anti-austérité et alors que la troïka continue d’exiger la saignée du pays, M. Papandréou évoque la possibilité d’un référendum. Celui-ci abandonne rapidement l’idée, se rendant compte que les élites européennes n’hésiteraient pas à pousser la Grèce vers la porte de sortie.

Syriza, le faux espoir

Jusque début 2015, les « réformes » se succèdent. En parallèle, le mouvement populaire anti-austérité s’est développé. Finalement, la coalition de gauche radicale Syriza, avec à sa tête Aléxis Tsípras, remporte les élections législatives de janvier 2015. Dans son programme, plusieurs mesures sont avancées pour sortir de la crise de la dette : suspendre le paiement de la dette, en effectuer un audit pour évaluer la part qui est illégitime, appeler à la participation citoyenne, décréter la fin du mémorandum d’austérité.

Cependant, il faut noter que la campagne de 2015 de Syriza ne s’est pas faite sur une rupture avec l’Union européenne. Le but a toujours été de négocier avec la troïka mais à aucun moment n’a été envisagé une sortie de l’euro ou de l’UE. Les élites européennes, en premier lieu duquel la Banque centrale européenne, vont exploiter cette faille. Moins de 10 jours après la victoire de Syriza, la BCE ferme le principal canal de financement des banques grecques.

La tension va continuer à s’accroître durant les six premiers mois de 2015 sans, toutefois, que ni Aléxis Tsípras, ni Yanis Varoufakis, son ministre des finances, ne remettent en cause leur conviction pro-européenne et ne radicalisent l’opinion publique grecque vis-à-vis de l’UE. Ce faisant, ils ne tiennent pas compte de l’épisode de 2011 et la sortie de l’Union ne reste qu’une idée dans quelques têtes de l’aile gauche de Syriza.

La machine infernale écrase le peuple grec

Et ce qui devait arriver, arriva. Dans la nuit du 26 au 27 juin 2015, après des négociations pour un autre plan d’« aide » pour la Grèce, Tsípras fait part de son intention de soumettre au référendum du peuple grecque le projet proposé par la troïka. Si le oui l’emporte, Tsípras acceptera et l’austérité continuera. Si le non l’emporte, Tsípras refusera le projet. Mais ce référendum est promu par le gouvernement de l’époque comme un outil pour continuer les négociations et non comme une première étape pour sortir de l’Union, le but étant de faire advenir une « Europe solidaire ».

À partir du 29 juin 2015, soit 6 jours avant le référendum, les banques grecques sont fermées du fait d’un défaut de liquidité provoqué par la BCE. Malgré cela, le « oxi » (non en grec) l’emporte de manière univoque : plus de 62% des suffrages exprimés se sont portés sur lui. Le 9 juillet, 3 jours après la victoire du « non », Tsípras envoie un projet reprenant les principales préconisations de la troïka (coupe dans les retraites, dans la fonction publique, hausse de la TVA …). Tsípras a dû choisir entre le peuple et la troïka. N’ayant pas mis en place les conditions matérielles suffisantes et étant pro-européen, un seul choix s’offrait à lui : renoncer à ses promesses et obéir à Bruxelles.

Une autre voie était pourtant possible. Celle de la rupture avec l’Union en sortant de celle-ci. Les premières mesures qu’il aurait fallu prendre sont connues : retour de la souveraineté monétaire en se dotant d’une monnaie nationale, contrôle des capitaux, contrôle et nationalisation des banques, dévaluation du nouveau Drachme de l’ordre de 20 à 30%, mesures exceptionnelles pour s’assurer que les besoins de base de la population (nourriture, médicaments, carburants, etc.) soient assurés… La principale inconnue est la même que celle que connaît le Royaume-Uni à l’heure actuelle : celle de l’issue des négociations commerciales avec l’UE ainsi que leur durée. S’il faut bien sûr se garder d’un optimisme exagéré quant à la réussite d’une sortie de la Grèce de l’UE, les conséquences du maintien étaient elles certaines. Elles sont désormais sous nos yeux : les plans d’austérité n’ont fait qu’aggraver la situation. Bien évidemment, la troïka le savait : les exemples d’échec de la rigueur sont légion, de l’Algérie à l’Argentine en passant par l’Éthiopie ou le Kenya.

Alors que la Grèce est désormais frappée de plein fouet par la crise sociale et que les méga-incendies se succèdent chaque été, aucun parti de gauche ne semble pouvoir incarner la colère populaire. La population est en effet totalement désabusée par les renoncements de Syriza. La crise énergétique et la dépendance énergétique de la Grèce à la Russie, en faisant exploser les taux d’intérêts de sa dette, ranime le spectre d’une crise financière. La tragédie va-t-elle se répéter ? Si aucune certitude n’est possible, on voit cependant mal pourquoi les élites européennes, qui ont toutes applaudi les mémorandums successifs, feraient des choix différents.

(1) Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte, janvier 2004

Internet : une si longue dépossession (2/2)

À l’occasion de la sortie du livre du théoricien critique Ben Tarnoff, Internet for the people, the fight for the future (Verso, 14 juin 2022), le journaliste spécialiste des conséquences politiques du numérique Hubert Guillaud nous propose de mieux comprendre les enjeux de la privatisation de nos biens sociaux (espaces de communications, services publics, industries…) par la numérisation à l’américaine et d’en retracer le fil historique. Un texte essentiel pour se repérer dans les grands enjeux contemporains d’internet (centralisation, décentralisation, articulation des différents réseaux et des différentes échelles, gouvernance privée versus gouvernance publique et intervention des citoyens dans ces transformations). (Partie 2/2)

Coincés dans les plateformes

Les années 90 sont les années du web. En 1995, l’internet ne ressemble plus tout à fait à un réseau de recherche. Avec 45 millions d’utilisateurs et 23 500 sites web, l’internet commence à se transformer. Chez Microsoft, Bill Gates annonce qu’internet sera leur priorité numéro un. Jeff Bezos lance Amazon. Pierre Omidyar AuctionWeb, qui deviendra eBay. C’est le début des grandes entreprises de l’internet, de celles qui deviendront des « plateformes », un terme qui mystifie plus qu’il n’éclaircit, qui permet de projeter sur la souveraineté qu’elles conquièrent une aura d’ouverture et de neutralité, quand elles ne font qu’ordonner et régir nos espaces digitaux. Si la privatisation d’internet a commencé par les fondements, les tuyaux, au mitan des années 90, cette phase est terminée. « La prochaine étape consistera à maximiser les profits dans les étages supérieurs, dans la couche applicative, là où les utilisateurs utilisent l’internet ». C’est le début de la bulle internet jusqu’à son implosion. 

eBay a survécu au crash des années 2000 parce qu’elle était l’une des rares exceptions aux startups d’alors. eBay avait un business model et est devenu très rapidement profitable. eBay a aussi ouvert un modèle : l’entreprise n’a pas seulement offert un espace à l’activité de ses utilisateurs, son espace a été constitué par eux, en les impliquant dans son développement, selon les principes de ce qu’on appellera ensuite le web 2.0. La valeur technique de l’internet a toujours été ailleurs. Sociale plus que technique, estime Tarnoff (pour ma part, je pense que ce n’est pas si clair, l’industrialisation inédite qui s’est construite avec le numérique, n’est pas uniquement sociale, elle me semble surtout économique et politique). 

En 1971, quand Ray Tomlinson invente le mail, celui-ci devient très rapidement très populaire et représente très vite l’essentiel du trafic du premier réseau. L’e-mail a humanisé le réseau. Les échanges avec les autres sont rapidement devenu l’attraction principale. Avec eBay, Omidyar va réussir à refondre sa communauté en marché. Le succès des plateformes du web 2.0 va consister à «fusionner les relations sociales aux relations de marché », par trois leviers : la position d’intermédiaire (entre acheteurs et vendeurs), la souveraineté (la plateforme façonne les interactions, écrits les règles, fonctionne comme un législateur et un architecte) et bien sûr les effets réseaux (plus les gens utilisent, plus l’espace prend de la valeur). La couche applicative de l’internet va ainsi se transformer en vastes centres commerciaux : des environnements clos, qui vont tirer leurs revenus à la fois de la rente que procurent ces espaces pour ceux qui veulent en bénéficier et de la revente de données le plus souvent sous forme publicitaire (mais pas seulement). La collecte et l’analyse de données vont d’ailleurs très vite devenir la fonction primaire de ces « centres commerciaux en ligne »« La donnée a propulsé la réorganisation de l’internet », à l’image de Google qui l’a utilisé pour améliorer son moteur, puis pour vendre de la publicité, lui permettant de devenir, dès 2002, profitable. C’est la logique même du Capitalisme de surveillance de Shoshana Zuboff. Une logique qui préexistait aux entreprises de l’internet, comme le raconte le pionnier des études sur la surveillance, Oscar H. Gandy, dans ses études sur les médias de masse, les banques ou les compagnies d’assurances, mais qui va, avec la circulation des données, élargir la surface de sa surveillance. 

« Quand le capitalisme transforme quelque chose, il tend à ajouter plus de machinerie »

Malgré toutes ses faiblesses (vous atteignez surtout les catégories produites par les systèmes que la réalité des gens, c’est-à-dire la manière dont le système caractérise les usagers, même si ces caractères se révèlent souvent faux parce que calculés), la surveillance des utilisateurs pour leur livrer de la publicité ciblée va construire les principaux empires des Gafams que nous connaissons encore aujourd’hui. Si la publicité joue un rôle essentiel dans la privatisation, les  «Empires élastiques » des Gafams, comme les appels Tarnoff, ne vont pas seulement utiliser l’analyse de données pour vendre des biens et de la publicité, ils vont aussi l’utiliser pour créer des places de marché pour les moyens de production, c’est-à-dire produire du logiciel pour l’internet commercial. 

« Quand le capitalisme transforme quelque chose, il tend à ajouter plus de machinerie », rappelle Tarnoff avec les accents de Pièces et Main d’œuvre. Avec les applications, les pages internet sont devenues plus dynamiques et complexes, « conçues pour saisir l’attention des utilisateurs, stimuler leur engagement, liées pour élaborer des systèmes souterrains de collecte et d’analyse des données »« Les centres commerciaux en ligne sont devenus les lieux d’un calcul intensif. Comme le capitalisme a transformé l’atelier en usine, la transformation capitaliste d’internet a produit ses propres usines », qu’on désigne sous le terme de cloud, pour mieux obscurcir leur caractère profondément industriel. Ces ordinateurs utilisés par d’autres ordinateurs, rappellent l’enjeu des origines du réseau : étendre le calcul et les capacités de calcul. Tarnoff raconte ainsi la naissance, dès 2004, de l’Elastic Compute Cloud (EC2) d’Amazon par Chris Pinkham et Christopher Brown, partis en Afrique du Sud pour rationaliser les entrailles numériques de la machine Amazon qui commençait à souffrir des limites de l’accumulation de ses couches logicielles. EC2 lancé en 2006 (devenu depuis Amazon Web Services, AWS, l’offre d’informatique en nuage), va permettre de vendre des capacités informatiques et d’analyse mesurées et adaptables. Le cloud d’Amazon va permettre d’apporter un ensemble d’outils à l’industrialisation numérique, de pousser plus loin encore la privatisation. Le Big Data puis les avancées de l’apprentissage automatisé (l’intelligence artificielle) dans les années 2010 vont continuer ces accélérations industrielles. La collecte et le traitement des données vont devenir partout un impératif

La tech est désormais le dernier archipel de super-profit dans un océan de stagnation. Pire, la privatisation jusqu’aux couches les plus hautes d’internet, a programmé la motivation du profit dans tous les recoins du réseau.

Dans le même temps, les utilisateurs ont conquis un internet devenu mobile. L’ordinateur devenant smartphone n’est plus seulement la machine à tout faire, c’est la machine qui est désormais partout, s’intégrant non seulement en ligne, mais jusqu’à nos espaces physiques, déployant un contrôle logiciel jusque dans nos vies réelles, à l’image d’Uber et de son management algorithmique. L’industrialisation numérique s’est ainsi étendue jusqu’à la coordination des forces de travail, dont la profitabilité a été accrue par la libéralisation du marché du travail. La contractualisation des travailleurs n’a été qu’une brèche supplémentaire dans la gestion algorithmique introduite par le déploiement sans fin de l’industrie numérique, permettant désormais de gérer les tensions sur les marchés du travail, localement comme globalement. La force de travail est elle-même gérée en nuage, à la demande. Nous voilà dans le Human Cloud que décrit Gavin Mueller dans Breaking things at Work ou David Weil dans The Fissured Workplace

Coincés dans les profits !

Les biens réelles abstractions de ces empires élastiques ont enfin été rendues possibles par la financiarisation sans précédent de cette nouvelle industrie. Tout l’enjeu de la privatisation d’internet, à tous les niveaux de la pile, demeure le profit, répète Tarnoff. La financiarisation de l’économie depuis les années 70 a elle aussi profité de cette industrialisation numérique… Reste que la maximisation des profits des empires élastiques semble ne plus suffire. Désormais, les entreprises de la tech sont devenues des véhicules pour la pure spéculation. La tech est l’un des rares centres de profit qui demeure dans des économies largement en berne. La tech est désormais le dernier archipel de super-profit dans un océan de stagnation. Pire, la privatisation jusqu’aux couches les plus hautes d’internet, a programmé la motivation du profit dans tous les recoins du réseau. De Comcast (fournisseur d’accès), à Facebook jusqu’à Uber, l’objectif est resté de faire de l’argent, même si cela se fait de manière très différente, ce qui implique des conséquences sociales très différentes également. Les fournisseurs d’accès vendent des accès à l’internet, au bénéfice des investisseurs et au détriment des infrastructures et de l’égalité d’accès. Dans les centres commerciaux en ligne comme Facebook, on vend la monétisation de l’activité des utilisateurs ainsi que l’appareillage techno-politique qui va avec… Dans Uber ou les plateformes du digital labor, on vend le travail lui-même au moins disant découpé en microtranches et micro-tâches… Mais tous ces éléments n’auraient pas été possibles hors d’internet. C’est la promesse d’innovation technologique qui persuade les autorités de permettre à ces entreprises à déroger aux règles communes, qui persuade les investisseurs qu’ils vont réaliser une martingale mirifique. Mais dans le fond, toutes restent des machines non démocratiques et des machines à produire des inégalités. Toutes redistribuent les risques de la même façon : « ils les poussent vers le bas, vers les plus faibles » (les utilisateurs comme les travailleurs) « et les répandent autour d’eux. Ils tirent les récompenses vers le haut et les concentrent en de moins en moins de mains »

Pourtant, rappelle Tarnoff, l’action collective a été le meilleur moyen pour réduire les risques, à l’image des régulations qu’ont obtenues dans le passé les chauffeurs de taxis… jusqu’à ce qu’Uber paupérise tout le monde. L’existence des chauffeurs est devenue plus précaire à mesure que la valorisation de l’entreprise s’est envolée. Le risque à terme est que la machine néolibérale programmée jusqu’au cœur même des systèmes, ubérise tout ce qui reste à ubériser, de l’agriculture à la santé, des services public à l’école jusqu’au développement logiciel lui-même. 

Pourtant, les centres commerciaux en ligne sont très gourmands en travail. Tous ont recours à une vaste force de travail invisible pour développer leurs logiciels, les maintenir, opérer les centres de données, labéliser les données… La sociologue Tressie McMillan Cottom parle d’« inclusion prédatrice » pour qualifier la dynamique de l’économie politique d’internet. C’est une logique, une organisation et une technique qui consiste à inclure les marginalisés selon des logiques extractives. C’est ce que montrait Safiya Umoja Noble dans Algorithms of oppression : les « filles noires » que l’on trouve dans une requête sur Google sont celles des sites pornos, les propositions publicitaires qui vous sont faites ne sont pas les mêmes selon votre niveau de revenu ou votre couleur de peau. Les plus exclus sont inclus, mais à la condition qu’ils absorbent les risques et renoncent aux moindres récompenses. L’oppression et les discriminations des espaces en ligne sont désormais le fait d’une boucle de rétroaction algorithmique qui ressasse nos stéréotypes pour ne plus s’en extraire, enfermant chacun dans les catégories que spécifie la machine. Nous sommes désormais pris dans une intrication, un enchevêtrement d’effets, d’amplification, de polarisation, dont nous ne savons plus comment sortir. 

« L’exploitation des travailleurs à la tâche, le renforcement des oppressions sexistes ou racistes en ligne, l’amplification de la propagande d’extrême-droite… aucun de ces dommages sociaux n’existeraient s’ils n’étaient pas avant tout profitables. » 

Les inégalités restent cependant inséparables de la poursuite du profit pour le profit. La tech est devenuel’équivalent de l’industrie du Téflon. Pour l’instant, les critiques sont mises en quarantaine, limitées au monde de la recherche, à quelques activistes, à quelques médias indépendants. Le techlash a bien entrouvert combien la tech n’avait pas beaucoup de morale, ça n’empêche pas les scandales des brèches de données de succéder aux scandales des traitements iniques. Réformer l’internet pour l’instant consiste d’un côté à écrire de nouvelles réglementations pour limiter le pouvoir de ces monopoles. C’est le propos des New Brandeisians (faisant référence à l’avocat américain Louis Brandeis, grand réformateur américain) qui veulent rendre les marchés plus compétitifs en réduisant les monopoles des Gafams. Ces faiseurs de lois ont raison : les centres commerciaux en ligne ne sont pas assez régulés ! Reste qu’ils souhaitent toujours un internet régi par le marché, plus compétitif que concentré. Pourtant, comme le souligne Nick Srnicek, l’auteur deCapitalisme de plateforme, c’est la compétition, plus que la taille, qui nécessite toujours plus de données, de traitements, de profits… 

Pour Tarnoff, il y a une autre stratégie : la déprivatisation. « Que les marchés soient plus régulés ou plus compétitifs ne touchera pas le problème le plus profond qui est le marché lui-même. Les centres commerciaux en ligne sont conçus pour faire du profit et faire du profit est ce qui construit des machines à inégalités ».« L’exploitation des travailleurs à la tâche, le renforcement des oppressions sexistes ou racistes en ligne, l’amplification de la propagande d’extrême-droite… aucun de ces dommages sociaux n’existeraient s’ils n’étaient pas avant tout profitables. » Certes, on peut chercher à atténuer ces effets… Mais le risque est que nous soyons en train de faire comme nous l’avons fait avec l’industrie fossile, où les producteurs de charbon se mettent à la capture du CO2 plutôt que d’arrêter d’en brûler ! Pour Tarnoff, seule la déprivatisation ouvre la porte à un autre internet, tout comme les mouvements abolitionnistes et pour les droits civiques ont changé la donne en adressant finalement le coeur du problème et pas seulement ses effets (comme aujourd’hui, les mouvements pour l’abolition de la police ou de la prison).

Mais cette déprivatisation, pour l’instant, nous ne savons même pas à quoi elle ressemble. Nous commençons à savoir ce qu’il advient après la fermeture des centres commerciaux (les Etats-Unis en ont fermé beaucoup) : ils sont envahis par les oiseaux et les mauvaises herbes ! Sur l’internet, bien souvent, les noms de domaines abandonnés sont valorisés par des usines à spam ! Si nous savons que les réseaux communautaires peuvent supplanter les réseaux privés en bas de couche technologique, nous avons peu d’expérience des alternatives qui peuvent se construire en haut des couches réseaux. 

Nous avons besoin d’expérimenter l’alternet !

Nous avons besoin d’expérimenter. L’enjeu, n’est pas de remplacer chaque centre commercial en ligne par son équivalent déprivatisé, comme de remplacer FB ou Twitter par leur clone placé sous contrôle public ou coopératif et attendre des résultats différents. Cela nécessite aussi des architectures différentes. Cela nécessite d’assembler des constellations de stratégies et d’institutions alternatives, comme le dit Angela Davisquand elle s’oppose à la prison et à la police. Pour Tarnoff, nous avons besoin de construire une constellation d’alternatives. Nous devons arrêter de croire que la technologie doit être apportée aux gens, plutôt que quelque chose que nous devons faire ensemble.

Comme le dit Ethan Zuckerman dans sa vibrante défense d’infrastructures publiques numériques, ces alternatives doivent être plurielles dans leurs formes comme dans leurs buts, comme nous avons des salles de sports, des bibliothèques ou des églises pour construire l’espace public dans sa diversité. Nous avons besoin d’une décentralisation, non seulement pour combattre la concentration, mais aussi pour élargir la diversité et plus encore pour rendre possible d’innombrables niveaux de participation et donc d’innombrables degrés de démocratie. Comme Zuckerman ou Michael Kwet qui milite pour un « socialisme numérique »  avant lui, Tarnoff évoque les logiciels libres, open source, les instances distribuées, l’interopérabilité…, comme autant de leviers à cet alternumérisme. Il évoque aussi une programmation publique, un cloud public comme nous avons finalement des médias publics ou des bibliothèques. On pourrait même imaginer, à défaut de construire des capacités souveraines, d’exiger d’Amazon de donner une portion de ses capacités de traitements, à défaut de les nationaliser. Nous avons besoin d’un secteur déprivatisé plus gros, plus fort, plus puissant. 

C’est oublier pourtant que ces idées (nationaliser l’internet ou Google hier, AWS demain…) ont déjà été émises et oubliées. Déconsidérées en tout cas. Tarnoff oublie un peu de se demander pourquoi elles n’ont pas été mises en œuvre, pourquoi elles n’ont pas accroché. Qu’est-ce qui manque au changement pour qu’il ait lieu ?, semble la question rarement posée. Pour ma part, pourtant, il me semble que ce qui a fait la différence entre l’essor phénoménal de l’internet marchand et la marginalité des alternatives, c’est assurément l’argent. Même si on peut se réjouir de la naissance de quelques coopératives, à l’image de Up&Go, CoopCycle ou nombre de plateformes coopératives, les niveaux d’investissements des uns ne sont pas les niveaux d’investissements des autres. Le recul des politiques publiques à investir dans des infrastructures publiques, on le voit, tient bien plus d’une déprise que d’une renaissance. Bien sûr, on peut, avec lui, espérer que les données soient gérées collectivement, par ceux qui les produisent. Qu’elles demeurent au plus près des usagers et de ceux qui les coproduisent avec eux, comme le prônent les principes du féminisme de donnéeset que défendent nombre de collectifs politisés (à l’image d’InterHop), s’opposant à une fluidification des données sans limites où l’ouverture sert bien trop ceux qui ont les moyens d’en tirer parti, et plus encore, profite à ceux qui veulent les exploiter pour y puiser de nouveaux gains d’efficacité dans des systèmes produits pour aller à l’encontre des gens. Pour démocratiser la conception et le développement des technologies, il faut créer des processus participatifs puissants, embarqués et embarquants. « Rien pour nous sans nous », disent les associations de handicapés, reprises par le mouvement du Design Justice.

« Écrire un nouveau logiciel est relativement simple. Créer des alternatives soutenables et capables de passer à l’échelle est bien plus difficile », conclut Tarnoff. L’histoire nous apprend que les Télécoms ont mené d’intenses campagnes pour limiter le pouvoir des réseaux communautaires, comme le pointait à son tour Cory Doctorow, en soulignant que, du recul de la neutralité du net à l’interdiction des réseaux haut débit municipaux aux US (oui, tous les Etats ne les autorisent pas, du fait de l’intense lobbying des fournisseurs d’accès privés !), les oppositions comme les régulateurs trop faibles se font dévorer par les marchés ! Et il y a fort à parier que les grands acteurs de l’internet mènent le même type de campagne à l’encontre de tout ce qui pourra les déstabiliser demain. Mais ne nous y trompons pas, souligne Tarnoff, l’offensive à venir n’est pas technique, elle est politique !

« Pour reconstruire l’internet, nous allons devoir reconstruire tout le reste ». Et de rappeler que les Ludditesn’ont pas tant chercher à mener un combat d’arrière garde que d’utiliser leurs valeurs pour construire une modernité différente. Le fait qu’ils n’y soient pas parvenus doit nous inquiéter. La déprivatisation à venir doit être tout aussi inventive que l’a été la privatisation à laquelle nous avons assisté. Nous avons besoin d’un monde où les marchés comptent moins, sont moins présents qu’ils ne sont… Et ils sont certainement encore plus pesants et plus puissants avec le net que sans !

***

Tarnoff nous invite à nous défaire de la privatisation comme d’une solution alors qu’elle tient du principal problème auquel nous sommes confrontés. Derrière toute privatisation, il y a bien une priva(tisa)tion, quelque chose qui nous est enlevé, dont l’accès et l’enjeu nous est soufflé, retranché, dénié. Derrière l’industrialisation numérique, il y a une privatisation massive rappelions-nous il y a peu. Dans le numérique public même, aux mains des cabinets de conseils, l’État est plus minimal que jamais ! Même aux États-Unis, où l’État est encore plus croupion, les grandes agences vendent l’internet public à des services privés qui renforcentl’automatisation des inégalités

Malgré la qualité de la synthèse que livre Ben Tarnoff dans son essai, nous semblons au final tourner en rond. Sans investissements massifs et orientés vers le bien public plutôt que le profit, sans projets radicaux et leurs constellations d’alternatives, nous ne construirons ni l’internet de demain, ni un monde, et encore moins un monde capable d’affronter les ravages climatiques et les dissolutions sociales à venir. L’enjeu désormais semble bien plus de parvenir à récupérer les milliards accaparés par quelques-uns qu’autre chose ! Si nous avons certes besoin de constellations d’alternatives, il nous faut aussi saisir que ces constellations d’alternatives en sont rarement, en tout cas, que beaucoup ne sont que des projets politiques libéraux et qu’elles obscurcissent la nécessité d’alternatives qui le soient. Le secteur marchand produit nombre d’alternatives mais qui demeurent pour l’essentiel des formes de marchandisation, sans s’en extraire, à l’image de son instrumentation de la tech for good, qui conduit finalement à paupériser et vider de son sens la solidarité elle-même. Comme il le dit dans une interview pour The Verge, nous avons besoin de politiques et de mobilisations sur les enjeux numériques, pas seulement d’alternatives, au risque qu’elles n’en soient pas vraiment ! La constellation d’alternatives peut vite tourner au techwashing.  

Il manque à l’essai de Ben Tarnoff quelques lignes sur comment réaliser une nécessaire désindustrialisation du numérique (est-elle possible et comment ?), sur la nécessité d’une définanciarisation, d’une démarchandisation, d’une déséconomisation, voire d’un définancement de la tech, et donc pointer la nécessité d’autres modèles, comme l’investissement démocratique qu’explorait récemment Michael McCarthy dans Noema Mag. Et même ce changement d’orientation de nos investissements risque d’être difficile, les moyens d’influence et de lobbying des uns n’étant pas au niveau de ceux des autres, comme s’en désolent les associations de défense des droits américaines. C’est-à-dire, comme nous y invitait dans la conclusion de son dernier livre le sociologue Denis Colombi, Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ?, à comment rebrancher nos choix d’investissements non pas sur la base des profits financiers qu’ils génèrent, mais sur ce qu’ils produisent pour la collectivité. C’est un sujet que les spécialistes de la tech ne maîtrisent pas, certes. Mais tant qu’on demandera à la tech de produire les meilleurs rendements du marché pour les actionnaires (15% à minima !), elle restera le bras armé du capital. Pour reconstruire l’internet, il faut commencer par reconstruire tout le reste ! 

Hubert Guillaud

A propos du livre de Ben Tarnoff, Internet for the people, the fight for our digital future, Verso, 2022. 

Journaliste, blogueur, Hubert Guillaud, longtemps rédacteur en chef d’InternetActu.net, décrypte comme nul autre nos vies dans les outils du numérique. @hubertguillaud

Lire la première partie de cet article.

Internet : une si longue dépossession (1/2)

@maximalfocus

À l’occasion de la sortie du livre du théoricien critique Ben Tarnoff, Internet for the people, the fight for the future (Verso, 14 juin 2022), le journaliste spécialiste des conséquences politiques du numérique Hubert Guillaud nous propose de mieux comprendre les enjeux de la privatisation de nos biens sociaux (espaces de communications, services publics, industries…) par la numérisation à l’américaine et d’en retracer le fil historique. Un texte essentiel pour se repérer dans les grands enjeux contemporains d’internet (centralisation, décentralisation, articulation des différents réseaux et des différentes échelles, gouvernance privée versus gouvernance publique et intervention des citoyens dans ces transformations). (Partie 1/2)

Ben Tarnoff est un chercheur et un penseur important des réseaux. Éditeur de l’excellent Logic Mag, il est également l’un des membres de la Collective action in tech, un réseau pour documenter et faire avancer les mobilisations des travailleurs de la tech. 

Il a publié notamment un manifeste, The Making of tech worker movement – dont avait rendu compte Irénée Régnauld dans Mais où va le web ? -, ainsi que Voices from the Valley, un recueil de témoignages des travailleurs de la tech. Critique engagé, ces dernières années, Tarnoff a notamment proposé, dans une remarquable tribune pour Jacobin, d’abolir les outils numériques pour le contrôle social (« Certains services numériques ne doivent pas être rendus moins commodes ou plus démocratiques, mais tout simplement abolis »), ou encore, pour The Guardian, de dé-informatiser pour décarboner le monde (en invitant à réfléchir aux activités numériques que nous devrions suspendre, arrêter, supprimer). Il publie ce jour son premier essai,Internet for the people, the fight of your digital future (Verso, 2022, non traduit). 

Internet for the People n’est pas une contre-histoire de l’internet, ni une histoire populaire du réseau (qui donnerait la voix à ceux qui ne font pas l’histoire, comme l’avait fait l’historien Howard Zinn), c’est avant tout l’histoire de notre déprise, de comment nous avons été dépossédé d’internet, et comment nous pourrions peut-être reconquérir le réseau des réseaux. C’est un livre souvent amer, mais assurément politique, qui tente de trouver les voies à des alternatives pour nous extraire de l’industrialisation du net. Sa force, assurément, est de très bien décrire comment l’industrialisation s’est structurée à toutes les couches du réseau. Car si nous avons été dépossédés, c’est bien parce qu’internet a été privatisé par devers nous, si ce n’est contre nous. 

Nous sommes en train de passer du techlash aux technoluttes, d’une forme d’animosité à l’égard du numérique à des luttes dont l’objet est d’abattre la technologie… c’est-à-dire de dresser le constat qu’internet est brisé et que nous devons le réparer. 

« Les réseaux ont toujours été essentiels à l’expansion capitaliste et à la globalisation. Ils participent à la création des marchés, à l’extraction des ressources, à la division et à la distribution du travail. » Pensez au rôle du télégraphe dans l’expansion coloniale par exemple, comme aux câbles sous-marins qui empruntent les routes maritimes des colons comme des esclaves – tout comme les données et processus de reporting standardisés ont été utilisés pour asseoir le commerce triangulaire et pour distancier dans et par les chiffres la réalité des violences commises par l’esclavage, comme l’explique l’historienne Caitlin Rosenthal dans son livre Accounting for Slavery : Masters & Management.

« La connectivité n’est jamais neutre. La croissance des réseaux a toujours été guidée par le désir de puissance et de profit. Ils n’ont pas été conduits pour seulement convoyer de l’information, mais comme des mécanismes pour forger des relations de contrôle. » La défiance envers le monde numérique et ses effets n’a cessé de monter ces dernières années, dénonçant la censure, la désinformation, la surveillance, les discriminations comme les inégalités qu’il génère. Nous sommes en train de passer du techlash aux technoluttes, d’une forme d’animosité à l’égard du numérique à des luttes dont l’objet est d’abattre la technologie… c’est-à-dire de dresser le constat qu’internet est brisé et que nous devons le réparer. Pour Tarnoff, la racine du problème est pourtant simple : « l’internet est brisé parce que l’internet est un business ». Même « un internet appartenant à des entreprises plus petites, plus entrepreneuriales, plus régulées, restera un internet qui marche sur le profit », c’est-à-dire « un internet où les gens ne peuvent participer aux décisions qui les affectent ». L’internet pour les gens sans les gens est depuis trop longtemps le mode de fonctionnement de l’industrie du numérique, sans que rien d’autre qu’une contestation encore trop timorée ne vienne le remettre en cause. 

Privatisation partout, justice nulle part

Internet for the People, Ben Tarnoff
Ben Tarnoff, Internet for the People (Verso, 2022)

L’internet n’a pas toujours eu la forme qu’on lui connaît, rappelle Tarnoff. Né d’une manière expérimentale dans les années 70, c’est à partir des années 90 que le processus de privatisation s’enclenche. Cette privatisation « n’est pas seulement un transfert de propriété du public au privé, mais un mouvement plus complexe où les entreprises ont programmé le moteur du profit à chaque niveau du réseau », que ce soit au niveau matériel, logiciel, législatif ou entrepreneurial… « Certaines choses sont trop petites pour être observées sans un microscope, d’autres trop grosses pour être observées sans métaphores ». Pour Tarnoff, nous devons regarder l’internet comme un empilement (stack, qui est aussi le titre du livre de Benjamin Bratton qui décompose et cartographie les différents régimes de souveraineté d’internet, qui se superposent et s’imbriquent les uns dans les autres), un agencement de tuyaux et de couches technologiques qui le compose, qui va des câbles sous-marins aux sites et applications d’où nous faisons l’expérience d’internet. Avec le déploiement d’internet, la privatisation est remontée des profondeurs de la pile jusqu’à sa surface. « La motivation au profit n’a pas seulement organisé la plomberie profonde du réseau, mais également chaque aspect de nos vies en ligne ».

En cela, Internet for the people se veut un manifeste, dans le sens où il rend cette histoire de la privatisation manifeste. Ainsi, le techlash ne signifie rien si on ne le relie pas à l’héritage de cette dépossession. Les inégalités d’accès comme la propagande d’extrême droite qui fleurit sur les médias sociaux sont également les conséquences de ces privatisations. « Pour construire un meilleur internet (ou le réparer), nous devons changer la façon dont il est détenu et organisé. Pas par un regard consistant à améliorer les marchés, mais en cherchant à les rendre moins dominants. Non pas pour créer des marchés ou des versions de la privatisation plus compétitifs ou réglementés, mais pour les renverser »

« La “déprivatisation” vise à créer un internet où les gens comptent plus que les profits ». Nous devons prendre le contrôle collectif des espaces en ligne, où nos vies prennent désormais place. Pour y parvenir, nous devons développer et encourager de nouveaux modèles de propriété qui favorisent la gouvernance collective et la participation, nous devons créer des structures qui favorisent ce type d’expérimentations. Or, « les contours précis d’un internet démocratique ne peuvent être découverts que par des processus démocratiques, via des gens qui s’assemblent pour construire le monde qu’ils souhaitent ». C’est à en créer les conditions que nous devons œuvrer, conclut Tarnoff dans son introduction. 

Coincés dans les tuyaux

Dans la première partie de son livre, Tarnoff s’intéresse d’abord aux tuyaux en nous ramenant aux débuts du réseau. L’internet n’est alors qu’un langage, qu’un ensemble de règles permettant aux ordinateurs de communiquer. À la fin des années 70, il est alors isolé des forces du marché par les autorités qui financent un travail scientifique de long terme. Il implique des centaines d’individus qui collaborent entre eux à bâtir ces méthodes de communication. C’est l’époque d’Arpanet où le réseau bénéficie de l’argent de la Darpa (l’agence de la Défense américaine chargée du développement des nouvelles technologies) et également d’une éthique open source qui va encourager la collaboration et l’expérimentation, tout comme la créativité scientifique. « C’est l’absence de motivation par le profit et la présence d’une gestion publique qui rend l’invention d’internet possible »

C’est seulement dans les années 90 que les choses changent. Le gouvernement américain va alors céder les tuyaux à des entreprises, sans rien exiger en retour. Le temps de l’internet des chercheurs est fini. Or, explique Tarnoff, la privatisation n’est pas venue de nulle part, elle a été planifiée. En cause, le succès de l’internet de la recherche. NSFNet, le réseau de la Fondation nationale pour la science qui a succédé à Arpanet en 1985, en excluant les activités commerciales, a fait naître en parallèle les premiers réseaux privés. Avec l’invention du web, qui rend l’internet plus convivial (le premier site web date de 1990, le navigateur Mosaic de 1993), les entreprises parviennent à proposer les premiers accès commerciaux à NSFNet en 1991. En fait, le réseau national des fondations scientifiques n’a pas tant ouvert l’internet à la compétition : il a surtout transféré l’accès à des opérateurs privés, sans leur imposer de conditions et ce, très rapidement. 

En 1995, la privatisation des tuyaux est achevée. Pour tout le monde, à l’époque, c’était la bonne chose à faire, si ce n’est la seule. Il faut dire que les années 90 étaient les années d’un marché libre triomphant. La mainmise sur l’internet n’est finalement qu’une mise en application de ces idées, dans un moment où la contestation n’était pas très vive, notamment parce que les utilisateurs n’étaient encore pas très nombreux pour défendre un autre internet. D’autres solutions auraient pu être possibles, estime Tarnoff. Mais plutôt que de les explorer, nous avons laissé l’industrie dicter unilatéralement ses conditions. Pour elle, la privatisation était la condition à la popularisation d’internet. C’était un faux choix, mais le seul qui nous a été présenté, estime Tarnoff. L’industrie a récupéré une technologie patiemment développée par la recherche publique. La dérégulation des télécoms concomitante n’a fait qu’accélérer les choses. Pour Tarnoff, nous avons raté les alternatives. Les profits les ont en tout cas fermé. Et le «pillage » a continué. L’épine dorsale d’internet est toujours la propriété de quelques entreprises qui pour beaucoup sont alors aussi devenues fournisseurs d’accès. La concentration de pouvoir prévaut à tous les niveaux, à l’image des principales entreprises qui organisent et possèdent l’information qui passent dans les réseaux. Google, Netflix, Facebook, Microsoft, Apple et Amazon comptent pour la moitié du trafic internet. La privatisation nous a promis un meilleur service, un accès plus large, un meilleur internet. Pourtant, le constat est inverse. Les Américains payent un accès internet parmi les plus chers du monde et le moins bon. Quant à ceux qui sont trop pauvres ou trop éloignés du réseau, ils continuent à en être exclus. En 2018, la moitié des Américains n’avaient pas accès à un internet à haut débit. Et cette déconnexion est encore plus forte si en plus d’habiter loin des villes vous avez peu de revenus. Aux États-Unis, l’accès au réseau demeure un luxe. 

Pour Tarnoff, brancher plus d’utilisateurs dans un internet privatisé ne propose rien pour changer l’internet, ni pour changer sa propriété, ni son organisation, ni la manière dont on en fait l’expérience.

Mais l’internet privé n’est pas seulement inéquitable, il est surtout non-démocratique. Les utilisateurs n’ont pas participé et ne participent toujours pas aux choix de déploiements techniques que font les entreprises pour eux, comme nous l’ont montré, très récemment, les faux débats sur la 5G. « Les marchés ne vous donnent pas ce dont vous avez besoin, ils vous donnent ce que vous pouvez vous offrir »« Le profit reste le principe qui détermine comment la connectivité est distribuée »

Pourtant, insiste Tarnoff, des alternatives existent aux monopoles des fournisseurs d’accès. En 1935, à Chattanooga, dans le Tennessee, la ville a décidé d’être propriétaire de son système de distribution d’électricité, l’Electric Power Board. En 2010, elle a lancé une offre d’accès à haut débit, The Gig, qui est la plus rapide et la moins chère des États-Unis, et qui propose un accès même à ceux qui n’en ont pas les moyens. C’est le réseau haut débit municipal le plus célèbre des États-Unis. Ce n’est pas le seul. Quelque 900 coopératives à travers les États-Unis proposent des accès au réseau. Non seulement elles proposent de meilleurs services à petits prix, mais surtout, elles sont participatives, contrôlées par leurs membres qui en sont aussi les utilisateurs. Toutes privilégient le bien social plutôt que le profit. Elles n’ont pas pour but d’enrichir les opérateurs. À Detroit, ville particulièrement pauvre et majoritairement noire, la connexion a longtemps été désastreuse. Depuis 2016, le Detroit Community Technology Project (DCTP) a lancé un réseau sans fil pour bénéficier aux plus démunis. Non seulement la communauté possède l’infrastructure, mais elle participe également à sa maintenance et à son évolution. DCTP investit des habitants en « digital stewards » chargés de maintenir le réseau, d’éduquer à son usage, mais également de favoriser la connectivité des gens entre eux, assumant par là une fonction politique à la manière de Community organizers

Pour Tarnoff, brancher plus d’utilisateurs dans un internet privatisé ne propose rien pour changer l’internet, ni pour changer sa propriété, ni son organisation, ni la manière dont on en fait l’expérience. Or, ces expériences de réseaux locaux municipaux défient la fable de la privatisation. Elles nous montrent qu’un autre internet est possible, mais surtout que l’expérience même d’internet n’a pas à être nécessairement privée. La privatisation ne décrit pas seulement un processus économique ou politique, mais également un processus social qui nécessite des consommateurs passifs et isolés les uns des autres. À Detroit comme à Chattanooga, les utilisateurs sont aussi des participants actifs à la croissance, à la maintenance, à la gouvernance de l’infrastructure. Tarnoff rappelle néanmoins que ces réseaux municipaux ont été particulièrement combattus par les industries du numériques et les fournisseurs d’accès. Mais contrairement à ce que nous racontent les grands opérateurs de réseaux, il y a des alternatives. Le problème est qu’elles ne sont pas suffisamment défendues, étendues, approfondies… Pour autant, ces alternatives ne sont pas magiques. « La décentralisation ne signifie pas automatiquement démocratisation : elle peut servir aussi à concentrer le pouvoir plus qu’à le distribuer ». Internet reste un réseau de réseau et les nœuds d’interconnections sont les points difficiles d’une telle topographie. Pour assurer l’interconnexion, il est nécessaire également de « déprivatiser » l’épine dorsale des interconnexions de réseaux, qui devrait être gérée par une agence fédérale ou une fédération de coopératives. Cela peut sembler encore utopique, mais si l’internet n’est déprivatisé qu’à un endroit, cela ne suffira pas, car cela risque de créer des zones isolées, marginales et surtout qui peuvent être facilement renversées – ce qui n’est pas sans rappeler le délitement des initiatives de réseau internet sans fil communautaire, comme Paris sans fil, mangés par la concurrence privée et la commodité de service qu’elle proposent que nous évoquions à la fin de cet article

Dans les années 90, quand la privatisation s’est installée, nous avons manqué de propositions, d’un mouvement en défense d’un internet démocratique, estime Tarnoff. Nous aurions pu avoir, « une voie publique sur les autoroutes de l’information ». Cela n’a pas été le cas. 

Désormais, pour déprivatiser les tuyaux (si je ne me trompe pas, Tarnoff n’utilise jamais le terme de nationalisation, un concept peut-être trop loin pour le contexte américain), il faut résoudre plusieurs problèmes. L’argent, toujours. Les cartels du haut débit reçoivent de fortes injections d’argent public notamment pour étendre l’accès, mais sans rien vraiment produire pour y remédier. Nous donnons donc de l’argent à des entreprises qui sont responsables de la crise de la connectivité pour la résoudre ! Pour Tarnoff, nous devrions surtout rediriger les aides publiques vers des réseaux alternatifs, améliorer les standards d’accès, de vitesse, de fiabilité. Nous devrions également nous assurer que les réseaux publics locaux fassent du respect de la vie privée une priorité, comme l’a fait à son époque la poste, en refusant d’ouvrir les courriers ! Mais, si les lois et les régulations sont utiles, « le meilleur moyen de garantir que les institutions publiques servent les gens, est de favoriser la présence de ces gens à l’intérieur de ces institutions ». Nous devons aller vers des structures de gouvernances inclusives et expansives, comme le défendent Andrew Cumbers et Thomas Hanna dans « Constructing the Democratic Public Entreprise »(.pdf) (à prolonger par le rapport Democratic Digital Infrastructure qu’a publié Democracy Collaborative, le laboratoire de recherche et développement sur la démocratisation de l’économie).

Lire la deuxième partie de cet article.