Le 20 mars 2025, le député Jocelyn Dessigny (RN) croyait donner une leçon d’histoire à ses collègues parlementaires en déclarant que Saint-Just avait été décapité par Robespierre. En réalité, cette figure éminente de la Révolution française fut arrêtée et guillotinée en même temps que l’Incorruptible, précisément car il en était resté, jusqu’à la fin, l’un des plus proches compagnons. Tournée en dérision sur les réseaux sociaux, cette sortie illustre la méconnaissance qui entoure la vie et l’œuvre de celui que l’on surnomma « l’archange de la Révolution ». Dans un très beau numéro de la désormais incontournable collection « Les propédeutiques », Marc Belissa et YannickBosc nous invitent ainsi à Découvrir Saint-Just (Les éditions sociales, 2024). Les deux historiens, spécialistes de la Révolution française, présentent et commentent onze discours de l’intellectuel révolutionnaire, pour qui « les malheureux sont les puissances de la terre » et « ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent ». Accompagnés d’une introduction efficace et d’une chronologie qui permettent de resituer le benjamin de la Convention dans la grande histoire de la Révolution, ces textes étonnent par leur actualité. Extraits.
Rapport au nom du comité de salut public sur le gouvernement, 10 octobre 1793
« Pourquoi faut-il, après tant de lois et tant de soins, appeler encore votre attention sur les abus du gouvernement en général sur l’économie et les subsistances ? Votre sagesse et le juste courroux des patriotes n’ont pas encore vaincu la malignité qui, partout, combat le peuple et la révolution : les lois sont révolutionnaires, ceux qui les exécutent ne le sont pas.
Il est temps d’annoncer une vérité qui, désormais, ne doit plus sortir de la tête de ceux qui gouverneront : la République ne sera fondée que quand la volonté du souverain comprimera la minorité monarchique, et régnera sur elle par droit de conquête. […]
Votre comité de Salut public, placé au centre de tous les résultats, a calculé les causes des malheurs publics; il les a trouvées dans la faiblesse avec laquelle on exécute vos décrets, dans le peu d’économie de l’Administration, dans l’instabilité des vues de l’État, dans la vicissitude des passions qui influent sur le gouvernement. […]
Si les conjurations n’avaient point troublé cet empire, si la patrie n’avait pas été mille fois victime des lois indulgentes, il serait doux de régir par des maximes de paix et de justice naturelle : ces maximes sont bonnes entre les amis de la liberté ; mais entre le peuple et ses ennemis, il n’y a plus rien de commun que le glaive. Il faut gouverner par le fer ceux qui ne peuvent l’être par la justice : il faut opprimer les tyrans. […]
Un peuple n’a qu’un ennemi dangereux, c’est son gouvernement ; le vôtre vous a fait constamment la guerre avec impunité. […]
Dans les circonstances où se trouve la République, la Constitution ne peut être établie ; on l’immolerait par elle-même. Elle deviendrait la garantie des attentats contre la liberté, parce qu’elle manquerait de la violence nécessaire pour les réprimer. Le gouvernement présent est aussi trop embarrassé. Vous êtes trop loin de tous les attentats ; il faut que le glaive des lois se promène partout avec rapidité, et que votre bras soit partout présent pour arrêter le crime.
Vous devez vous garantir de l’indépendance des administrations, diviser l’autorité, l’identifier au mouvement révolutionnaire et à vous et la multiplier. […]
Vous ne pouvez point espérer de prospérité si vous n’établissez un gouvernement qui doux et modéré envers le peuple, sera terrible envers lui-même par l’énergie de ses rapports ; ce gouvernement doit peser sur lui-même et non sur le peuple. Toute injustice envers les citoyens, toute trahison, tout acte d’indifférence envers la patrie, toute mollesse, y doit être souverainement réprimé.
Il faut y préciser les devoirs, y placer partout le glaive à côté de l’abus, en sorte que tout soit libre dans la République, excepté ceux qui conjurent contre elle et qui gouvernent mal. […]
Il n’est pas inutile non plus que les devoirs des représentants du peuple auprès des armées leur soient sévèrement recommandés. Ils y doivent être les pères et les amis du soldat. Ils doivent coucher sous la tente, ils doivent être présents aux exercices militaires, ils doivent être peu familiers avec les généraux, afin que le soldat ait plus de confiance dans leur justice et leur impartialité, quand il les aborde. Le soldat doit les trouver jour et nuit, prêts à l’entendre. Les représentants doivent manger seuls. Ils doivent être frugals [sic] et se souvenir qu’ils répondent du salut public, et que la chute éternelle des rois est préférable à la mollesse passagère.
Ceux qui font des révolutions dans le monde, ceux qui veulent faire le bien ne doivent dormir que dans le tombeau.
Il nous a manqué jusqu’aujourd’hui des institutions et des lois militaires conformes au système de la République qu’il s’agit de fonder. Tout ce qui n’est point nouveau dans un temps d’innovation est pernicieux. […]
Il est peu d’hommes à la tête de nos établissements, dont les vues soient grandes et de bonne foi ; le service public, tel qu’on le fait, n’est pas vertu, il est métier. »
À la suite de la révolution des 31 mai et 2 juin 1793, 22 députés girondins jugés infidèles au peuple sont rappelés et assignés à domicile. La plupart prennent la fuite et rejoignent la province qu’ils tentent de soulever. Le projet de Constitution qu’ils portaient est écarté et un nouveau texte est adopté par la Convention le 24 juin. Il est ratifié par référendum le 4 août. Son œuvre constituante achevée, la Convention ne se sépare pourtant pas pour laisser place à une nouvelle assemblée. Le territoire français est alors en partie envahi par les armées des monarchies coalisées, la Vendée est en guerre, Lyon et Marseille sont aux mains de la contre-révolution. Les conditions ne permettent pas la tenue d’élections. Face aux périls, la levée en masse est décrétée le 23 août. Les 4 et 5 septembre 1793, les sections parisiennes manifestent devant la Convention pour qu’elle mette « la terreur à l’ordre du jour», un mot d’ordre qui s’est formé dans les sociétés populaires à la suite de l’assassinat de Marat le 13 juillet 1793. Il s’agit de retourner 1a terreur contre les ennemis de la liberté. Le 17 septembre, la loi dite « des suspects » est votée. Les comités de surveillance, élus localement depuis le printemps 1793, sont chargés d’en faire la liste et éventuellement de les arrêter.
Saint-Just est élu au Comité de salut public le 10 juillet 1793. Le rapport qu’il présente à la Convention au nom du comité le 20 octobre expose les raisons pour lesquelles celle-ci doit instituer un mode de gouvernement adapté à une république en guerre contre ses ennemis. Ce rapport est suivi par celui de Billaud-Varenne le 18 novembre, toujours au nom du même comité, et débouche sur la loi du 4 décembre 1793 (14 frimaire an II) qui organise le gouvernement révolutionnaire. Comment révolutionner le pouvoir exécutif afin que les lois votées par l’Assemblée soient effectivement exécutées ? Comment faire face à une guerre civile et étrangère, et cependant mettre en œuvre les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? En d’autres termes, comment fonder la république ?
LES LOIS SONT RÉVOLUTIONNAIRES, CEUX QUI LES EXÉCUTENT NE LE SONT PAS
La « terreur », que le mouvement populaire veut retourner contre les ennemis de la liberté en la mettant « à l’ordre du jour », consiste à réprimer les contre-révolutionnaires. Mais elle réside surtout dans le contrôle de l’exécution des lois et la punition de ceux qui l’entravent. Dans le domaine très sensible de la législation sur les subsistances, on constate par exemple que le « premier maximum » voté sous la pression populaire le 4 mai 1793, afin de limiter le prix du blé et lutter contre la vie chère, n’est pas appliqué par de nombreux directoires de départements qui en avaient la charge. Ces administrations, essentiellement composées de propriétaires aisés, sont favorables aux choix politiques de la Gironde. Une soixantaine d’entre elles se sont en effet rebellées contre la Convention après le 2 juin, les plus engagées allant jusqu’à lever des troupes contre les « oppresseurs » de la Convention et faire arrêter des représentants en mission (la « révolte fédéraliste »). Ce sont souvent les administrations proches des citoyens (les municipalités, les districts) et les sociétés populaires qui ont contraint les directoires départementaux à mettre un terme à leur sédition.
La « mise à l’ordre du jour de la terreur » demandée par la sans-culotterie ne se limite donc pas comme on le croit souvent à la répression. Son volet principal concerne le contrôle démocratique du pouvoir exécutif. Dans le prolongement de cette revendication du mouvement populaire, et en s’appuyant sur elle, Saint-Just fait au nom du Comité de salut public le procès du pouvoir exécutif, qu’il avait déjà engagé dans d’autres interventions. Le contrôle du législatif sur l’exécutif est depuis longtemps au cœur du projet politique montagnard. Il s’inscrit dans la tradition républicaine démocratique selon laquelle le pouvoir législatif est le pouvoir suprême de l’état social auquel « tous les autres doivent être subordonnés » (John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, XIII-149).
Il dénonce donc les ministres et l’inertie de l’administration, le patriotisme de façade, le détournement de l’argent public, l’enrichissement personnel et la corruption. Ceux qui doivent faire respecter les lois contre l’accaparement sont eux-mêmes des accapareurs.
« Les causes des malheurs publics », dit Saint-Just, résident dans « la faiblesse avec laquelle on exécute vos décrets ». Il dénonce donc les ministres et l’inertie de l’administration, le patriotisme de façade, le détournement de l’argent public, l’enrichissement personnel et la corruption. Ceux qui doivent faire respecter les lois contre l’accaparement sont eux-mêmes des accapareurs. Billaud-Varenne le redit le 18 novembre : ces lois ne sont pas appliquées parce qu’elles « frappent sur l’avidité des riches marchands dont la plupart sont aussi administrateurs ». On semble « vouloir dégoûter [le peuple] de sa liberté, en le privant sans cesse des bienfaits de la Révolution ». « L’intérêt particulier continue d’être seul le mobile de l’action civile », comme si la République n’avait pas été proclamée. Les commis du peuple sont supposés exercer une charge et être au service de l’intérêt général. Or, dit Saint-Just, « le service public, tel qu’on le fait, n’est pas vertu, il est métier ».
LE GOUVERNEMENT DOIT PESER SUR LUI-MÊME ET NON SUR LE PEUPLE
Par la voix de Saint-Just et de Billaud-Varenne, le Comité de salut public met en avant le principe de responsabilité des fonctionnaires publics, systématiquement bafoué, ce qui a engendré les « désordres », les « abus » et les « trahisons » au sein des autorités constituées. Il faut donc juger les coupables. À la suite du discours de Saint-Just, la Convention décrète la création d’un tribunal « chargé de poursuivre tous ceux qui ont manié les deniers publics depuis la révolution et de leur demander compte de leur fortune ». Cette lutte contre la vénalité et la corruption fait que les commis du peuple sont à cette époque jugés bien plus sévèrement que les citoyens ordinaires – à l’exception de ceux qui prennent les armes contre la République. Dans son discours sur les principes de morale politique (5 février 1794), également prononcé au nom du Comité de salut public, Robespierre définit la terreur comme « une conséquence du principe général de la démocratie » et la démocratie comme « un état où le peuple souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu’il ne peut faire lui-même ». La terreur (la crainte du peuple souverain) concerne d’abord ceux qui exercent des fonctions que le souverain leur a déléguées.
Les Comités de salut public et de sûreté générale ne sont pas des ministères. Lorsque certains Conventionnels envisagent d’ériger ces deux comités en pouvoir exécutif, leur proposition est immédiatement contestée et mise en minorité. Leurs membres sont élus par la Convention parmi ses membres ; leur mandat doit être reconduit tous les mois.
Il faut également repenser l’organisation du pouvoir exécutif ; aussi la Convention décrète-t-elle que « le conseil exécutif provisoire, les ministres, les généraux, les corps constitués sont placés sous la surveillance du Comité de salut public, qui en rendra compte tous les huit jours à la Convention ». Dans ce rapport de Saint-Just, comme dans celui de Billaud-Varenne, le Comité de salut public présente la réorganisation du pouvoir exécutif comme un impératif républicain, non comme un expédient lié aux circonstances. « Nous avons décrété la République, et nous sommes encore organisés en monarchie », dit Billaud ; « la tête du monstre est abattue, mais le tronc survit toujours avec ses formes défectueuses ». La « centralité législative » exercée par la Convention est au cœur du dispositif. Celle-ci n’a rien de commun avec une centralisation administrative sous contrôle du pouvoir exécutif telle que nous la comprenons aujourd’hui. Les représentants en mission ne sont pas des agents du pouvoir exécutif (ils n’anticipent pas les préfets), mais les envoyés de la Convention dans les départements ou aux armées. Les Comités de salut public et de sûreté générale ne sont pas des ministères. Lorsque certains Conventionnels envisagent d’ériger ces deux comités en pouvoir exécutif, leur proposition est immédiatement contestée et mise en minorité. Leurs membres sont élus par la Convention parmi ses membres ; leur mandat doit être reconduit tous les mois.
CEUX QUI VEULENT FAIRE LE BIEN NE DOIVENT DORMIR QUE DANS LE TOMBEAU
Les rapports de Saint-Just et de Billaud-Varenne débouchent sur la loi du 4 décembre 1793 (14 frimaire an II) qui institue le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix (« révolutionnaire » est ici entendu au sens d’extraordinaire). Elle encadre également la publicité des décisions de l’Assemblée afin qu’elles soient connues des citoyens qui pourront veiller à leur exécution. À cet effet, le Bulletin des loisde la République est créé. Il est imprimé sur papier spécial pour éviter les contrefaçons. La loi du 14 frimaire distingue les « lois révolutionnaires », qui concernent les mesures de salut public, et les « lois ordinaires ». Dans son rapport Sur les principes du gouvernement révolutionnaire (25 décembre 1793), Robespierre souligne que ces lois révolutionnaires ne sont pas « arbitraires ou tyranniques ». Le gouvernement révolutionnaire doit « se rapprocher des principes ordinaires » lorsque cela ne risque pas de « compromettre la liberté publique » et « s’abstenir des mesures qui gênent la liberté et qui froissent les intérêts privés sans aucun avantage public ». Il doit donc « voguer entre deux écueils : la faiblesse et la témérité ; le modérantisme et l’excès. »
Marc Belissa et Yannick Bosc, Découvrir Saint-Just, Les éditions sociales, 2024, 12€.
Le conseil exécutif est en charge de surveiller l’application des lois ordinaires et doit rendre compte au Comité de salut public ; cependant il n’est plus responsable des lois révolutionnaires dont l’exécution incombe exclusivement aux districts (l’échelon administratif juste au-dessus des communes). Quant à ces dernières (par exemple celles sur le maximum ou sur les suspects), elles sont mises en œuvre par les municipalités et comités révolutionnaires élus localement ; elles échappent ainsi aux départements. L’organisation repose donc sur une centralisation législative exercée par la Convention tandis que son exécution est décentralisée au niveau des communes – comme le stipulaient Saint-Just ou Robespierre dans leurs projets de Constitution. Les Montagnards, note l’historien Albert Mathiez, « ont compris que leur action gouvernementale, si résolue fût-elle entre leurs mains, serait cependant impuissante à galvaniser durablement les énergies du peuple français, s’ils ne l’associaient pas, ce peuple, directement à l’exécution des lois ». La loi du 14 frimaire permet une limitation du poids politique du pouvoir exécutif bien supérieure à celle qui est organisée par la Constitution du 24 juin 1793. Cette dernière, qui est un compromis, prévoit en effet que les ministres seront élus par les assemblées électorales des départements, chaque département nommant un candidat et l’Assemblée choisissant ensuite parmi eux les 24 membres du Conseil exécutif.
« Cet air de liberté au-delà des frontières, aux peuples étrangers qui donnaient le vertige et dont vous usurpez aujourd’hui le prestige, elle répond toujours du nom de Robespierre : ma France ». La célèbre chanson de Jean Ferrat tentait, à la fin des années 1960, de faire rimer l’amour de son pays avec la défense de la fraternité et du progrès humains. La tâche n’était pas aisée, après deux décennies de décolonisation. Le poète s’y est pourtant illustré en célébrant pêle-mêle l’écrivain Victor Hugo, le poète Paul Eluard, l’héroïsme des travailleurs ou les réformes du Front Populaire. Sur un air de défi, il ajouta dans ce Panthéon progressiste le nom de Robespierre et le souvenir des jacobins, conscient de l’odeur de soufre qui les accompagnait. De ce point de vue, la situation n’a pas beaucoup changé, ce qui explique le choix des historiens Côme Simien et Guillaume Roubaud-Quashie d’intituler leur ouvrage : Haro sur les jacobins (PUF, 2025). Les deux spécialistes se proposent ainsi d’étudier les tribulations de ce « mythe politique français » sur plus de deux siècles.
« On peut uniformiser le langage d’une grande nation de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle se communiquer leurs pensées. Cette entreprise […] est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale, et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté ». Prononcé au sein de la Convention en juin 1794 par le député Henri Grégoire, ce discours s’inscrit dans un moment où la jeune République respire enfin.
Au prix de dizaines de milliers de morts, les « Bleus » ont difficilement repoussé les ennemis qui menaçaient d’éteindre la flamme révolutionnaire. Plus que jamais soucieux d’installer la République dans les têtes et dans les cœurs, l’abbé Grégoire ambitionnait d’universaliser l’usage de la langue française sur tout le territoire mais aussi du même coup, « d’anéantir les patois », c’est-à-dire les langues « régionales».
Ce rapport mérite d’être cité car il incarne les deux traits principalement associés aux jacobins jusqu’à nos jours : le centralisme et l’uniformisation culturelle. Déroulant ce fil, les détracteurs du jacobinisme ont assimilé ce dernier à un autoritarisme lointain, surplombant des « territoires » périphériques ignorés et des habitants méprisés. À l’origine, les jacobins étaient pourtant tout l’inverse. Fers de lance de la Révolution, ils étaient à l’avant-garde du combat démocratique, à la fois contre le despotisme d’Ancien Régime et la volonté de la grande bourgeoisie de se réserver les bénéfices politiques de la Révolution.
Comment expliquer que leur image fut à ce point transformée depuis ? Côme Simien et Guillaume Roubaud-Quashie reviennent en détail sur ce détournement. De cette façon, ils nous font toucher du doigt la promesse inédite de la République jacobine : celle de faire entrer une nation toute entière en politique1.
Les jacobins, diapason de la Révolution
Dans leur ouvrage, les deux spécialistes commencent par rappeler que, durant la période révolutionnaire, le nom de « jacobin » fut celui d’un club politique. Les auteurs insistent sur le caractère inédit de cette forme de sociabilité politique en France, et présentent les origines, à la fois britanniques et américaines de cette « histoire atlantique ». Ils nous apprennent notamment que le club s’est constitué durant l’automne 1789, en miroir à la London Revolution Society.
Les auteurs démontrent que les jacobins de l’an II tirent leur force de la diversité de ce que l’on appellerait aujourd’hui leur maillage territorial
Cette dernière, fondée en 1788 pour célébrer le centenaire de la Glorieuse Révolution et défendre une libéralisation de la monarchie britannique, attira l’attention des élites françaises « éclairées », tant pour le fond de ses combats que pour la forme de son organisation. En effet, il ne s’agissait plus seulement de débattre de grands sujets métaphysiques ou auxiliaires dans des cercles très restreints, comme ceux des premières loges maçonniques ou des clubs de lecture, mais de mettre en question l’organisation politique de la société elle-même.
Ces nouvelles sociétés se révélèrent les seules aptes à structurer l’entrée en politique de la bourgeoisie, bien décidée à disputer à l’aristocratie et au haut clergé la gestion des affaires publiques. L’ouvrage dresse ensuite la généalogie de la Société des Amis de la Constitution, le nom officiel du Club des Jacobins. Cette chronologie proposée par les auteurs présente deux atouts. Premièrement, celui de mettre le club en perspective avec les autres sociétés qui fleurirent sous la Révolution. Ensuite, celui de montrer que « jacobin » ne fut pas synonyme de « conventionnel » ou même de « montagnard ». En effet, la Convention fut inaugurée trois ans après la création du club et ses membres furent loin d’avoir tous été des sociétaires.
À l’image de la Révolution, le Club des Jacobins connut une évolution politique considérable au cours de ses cinq années d’existence. L’ouvrage y revient en détail et montre que, dès la « préhistoire » du club au printemps 1789, on y retrouva l’intransigeance qui fit son pouvoir, à la fois d’attraction et de répulsion. Dès ce moment, le club déchaîna les passions en raison de « la force de ses attaques contre la noblesse et [de] la vigueur de son rejet des privilèges ».
Clin d’œil de l’histoire, ce Club des Jacobins fut d’abord un « Club Breton ». En effet, il a été fondé par les députés du tiers-état originaires de cette province, où les nobles étaient particulièrement nombreux et réactionnaires, ce qui explique la détermination de leurs adversaires.
Démocratisation de la Révolution en 1793
Bien sûr, les jacobins furent ensuite concurrencés. D’un côté, par des sociétés plus radicales qui portèrent très tôt les revendications des sans-culottes – comme le Club des Cordeliers (fondé au printemps 1790) ; de l’autre côté, par des clubs plus modérés qui tentèrent de sauver le nouvel ordre constitutionnel de la monarchie – comme le Club des Feuillants (créé durant l’été 1791). Pour autant, les jacobins ne perdirent jamais leur attrait aux yeux des révolutionnaires de toute la France, comme le montre les très nombreuses affiliations de sociétés provinciales au club parisien.
Comment l’expliquer ? D’abord par le jusqu’au-boutisme de la noblesse et du clergé qui donna raison à l’intransigeance des jacobins. Par la suite, le déroulement des évènements, depuis la trahison du roi jusqu’aux défaites militaires des girondins (fin 1792-début 1793), convainquit la plupart des « patriotes » que le radicalisme jacobin était approprié à cette situation d’urgence inédite. Les auteurs rappellent ainsi que, durant la crise de l’été 1791 entre feuillants et jacobins, ces derniers remportèrent l’adhésion de beaucoup plus de sociétés provinciales que leurs adversaires. Les affiliations de nouvelles sociétés aux jacobins augmentèrent encore largement en 1793.
Au sujet de cette période de l’an II (fin 1793-fin 1794), l’ouvrage permet de déconstruire, non seulement les préjugés qui pèsent sur le Club des Jacobins mais aussi sur toute la période dite de « Terreur ». Certes, les auteurs reconnaissent que les lieux classiques de la sociabilité politique au siècle des Lumières – les académies et les loges maçonniques – firent alors l’objet d’une répression croissante. Néanmoins, ils montrent que l’an II fut aussi celui d’une activité politique intense avec l’éclosion d’une myriade de sociétés politiques autoproclamées « jacobines ».
L’étude fournit les données de cette poussée démocratique en soulignant qu’elle impliqua alors, des « classes moyennes inférieures » (artisans et paysans) qui étaient demeurées plutôt en retrait de l’activité publique jusque-là. Cette démocratisation s’accompagna d’une décentralisation, au sens où ces sociétés se créèrent souvent de façon spontanée, en dépassant les bastions urbains du jacobinisme pour fleurir dans des bourgs plus modestes (voire très modestes comme celui de Charroux dans l’Allier qui comptait alors 1 400 habitants et une société jacobine).
On observe néanmoins de très fortes disparités régionales. Chiffres à l’appui, les auteurs démontrent que le jacobinisme était très implanté dans le Midi provençal, le Dauphiné, le sud-ouest et dans la zone qui court du bassin parisien jusqu’à l’Artois. À l’inverse, il fut quasi-absent dans l’ouest, dans les hautes terres du Massif central et dans le nord-est. Prolongeant cette analyse, on peut remarquer une certaine continuité de cette partition territoriale sur plus de deux siècles. C’est ce que tendent à montrer par exemple, les résultats de l’élection présidentielle de 1981. Une autre carte, celle de la pratique catholique des adultes établie en 1946 par le chanoine Boulard recoupe assez largement ces tableaux et en éclaire le soubassement religieux2.
Le mythe de la centralisation jacobine
Autre idée reçue battue en brèche par l’étude : celle d’une opposition schématique entre des jacobins centralisateurs et des « girondins » – républicains eux aussi et pour beaucoup membres du club jusqu’à la fin de l’année 1792 – partisans précoces de la décentralisation. Pour Côme Simien et Guillaume Roubaud-Quashie, il n’en fut rien. Les auteurs nous défient de pouvoir identifier une pensée cohérente de l’organisation territoriale chez les uns ou chez les autres. Ils s’amusent à prendre notre mémoire à revers en insistant d’un côté, sur la volonté de Robespierre et de Saint-Just de « confier un rôle essentiel aux communes dans l’animation de la vie démocratique » ; de l’autre, sur la défense par les girondins d’une subordination stricte des agents territoriaux à l’État central.
Ce contre-pied est bienvenu car il déconstruit l’assimilation du « jacobinisme » au « parisianisme » et à la ploutocratie. Les auteurs démontrent qu’au contraire, les jacobins de l’an II tirèrent leur force de la densité et de la diversité de ce qu’on appellerait aujourd’hui leur maillage territorial. Cette réussite n’est pas fortuite. Elle s’explique par la volonté de la petite bourgeoisie jacobine d’impliquer des pans entiers du pays dans la Révolution et pour ce faire, de s’intéresser à la question de l’égalité sociale.
Le jacobinisme a été attaqué au moyen de son association avec une révolution postérieure, celle d’octobre 1917 en Russie
Cette association entre jacobinisme et « centralisation féroce » naît avec la légende noire forgée après le renversement de Robespierre et de ses partisans. De la même manière que les thermidoriens3 inventèrent l’existence d’un « système de terreur », ils créèrent de toutes pièces le mythe d’une centralisation à outrance de l’administration, qui aurait été réalisée par Robespierre pour régner en despote. Les travaux de Jean-Clément Martin ont déjà fait un sort à cette idée. Ils ont notamment démontré la grande difficulté pour la Convention de contrôler – non seulement le territoire français dont des pans entiers étaient insurgés contre elle, voire occupés par des troupes étrangères – mais aussi ses propres troupes et agents, munis de consignes floues qui les rendaient relativement autonomes sur le terrain.
Pour Simien et Roubaud-Quashie, ce mythe d’une « centralisation totale » jacobine est inauguré par le député Bertrand Barère. Cet ancien montagnard chercha alors des boucs-émissaires pour expliquer la radicalisation de la Révolution, tout en préservant les institutions dont il fut membre avec nombre de ses collègues. Tous ces thermidoriens accusèrent donc Robespierre et le club des jacobins, qui serait devenu sa créature au cours de l’an II.
Aujourd’hui, alors que l’image sombre de la Terreur commence à se modifier sous l’effet du renouvellement historiographique, la persistance de celle du centralisme jacobin interroge. D’autant que, comme les auteurs le soulignent, les régimes succédant à la Convention firent « franchir à la France un palier de centralisation autrement décisif que celui atteint en 1793-1794 ». En la matière, le Premier Empire a même été caricatural.
À partir de 1804, Napoléon Bonaparte désigna seul et sans en rendre aucun compte les ministres, les préfets, les sous-préfets, les maires des communes importantes, les sénateurs, les conseillers d’État et de manière indirecte, les membres du Tribunat et du Corps législatif. Rien de tout cela en l’an II où les comités de Salut Public et de Sûreté Générale étaient contrôlés en permanence par la Convention. À ce sujet, Albert Soboul notait que les robespierristes avaient été simplement renversés par un vote parlementaire, l’équivalent actuel d’une motion de censure4.
Au moyen d’un chapitre entier, Haro sur les Jacobins parvient donc à défaire l’idée que le jacobinisme aurait été une dictature centralisée. En revanche, l’ouvrage délaisse une autre dimension de la légende noire du jacobinisme : celle d’une volonté supposée d’uniformisation culturelle dont l’origine remonterait à la Révolution. Le rapport de l’Etat jacobin à ses périphéries est pourtant un élément d’analyse crucial. En effet, une partie importante des critiques actuellement adressées au jacobinisme visent sa volonté, largement fantasmée, d’écrasement des cultures régionales. La déconstruction de cette image pourrait être un point essentiel des prochaines études qui voudraient réactualiser la pensée et les combats jacobins.
Offensives contre le « jacobino-marxisme »
Au-delà de la question de la centralisation, les auteurs montrent comment le jacobinisme a été attaqué au moyen de son association avec une révolution postérieure – celle d’octobre 1917 en Russie – et le communisme. Si la question de l’héritage de 1793 fit largement débat chez les marxistes, on constate que la droite associa sans ambages les deux révolutions, française et russe, dans un mouvement de rejet commun.
En France, c’est Pierre Gaxotte, membre de l’Action française qui participa à établir cette filiation en prétendant donner ainsi des clefs historiques pour combattre le péril rouge dont il était contemporain. Pour Gaxotte, le communisme « donne son sens à la Terreur, en explique la marche et la durée ». Il n’y a pas qu’en France que l’hostilité à la Révolution cimente la droite la plus dure.
Côté allemand, l’historien Johann Chapoutot a démontré comment les intellectuels nazis furent hantés par la Révolution française, particulièrement son inspiration rousseauiste. En effet, l’idée d’un contrat social était insupportable à des nationalistes convaincus du caractère inéluctable du « darwinisme social », c’est-à-dire de la lutte continuelle des individus et des peuples pour leur survie. En activant un réflexe de défense patriotique, l’occupation allemande de la France entre 1940 et 1944 fit fleurir les références à 1789 et à 1793 dans la Résistance. Ainsi, de nombreux détachements de partisans se nommèrent par exemple « Valmy » ou « Saint-Just », comme le rappellent Simien et Roubaud-Quashie.
Après-guerre, c’est encore l’hostilité au communisme qui nourrit une critique du jacobinisme, venue de la gauche cette fois et inaugurée par François Furet et Denis Richet à partir de 1965. Pour Furet, le péché originel de la Révolution est clairement identifié : « Le jacobinisme, sous la fiction du Peuple, se substitue à la fois à la société civile et à l’État. À travers la volonté générale, le peuple-roi coïncide désormais mythiquement avec le pouvoir ; cette croyance est la matrice du totalitarisme5». Il est difficile de ne pas interpréter la critique du « peuple-roi » comme une mise en garde contre la démocratie. Il en va souvent de même pour les préventions actuelles contre le populisme.
L’époque était alors au triomphe des « antitotalitaires » et à leur critique d’une gauche jacobine dénoncée comme « étatique, nationaliste [et] protectionniste » (Michel Rocard6). On le voit, les jacobins ont pâti de leur association avec deux héritages de la fin du XVIIIe qui n’étaient plus dans l’air du temps : l’État-nation et la souveraineté populaire. Ces principes commençaient alors à être détricotés par une Europe supranationale. Tache aveugle de l’ouvrage : cet élément n’est pas mentionné par les auteurs, mais il est indéniable que l’acceptation de la construction européenne ait facilité la relégation du jacobinisme à gauche.
Ces critiques de gauche furent bientôt dépassées par l’offensive générale des réactionnaires contre la Révolution, prise dans sa totalité. Les flèches les plus dures restèrent néanmoins réservées à 1793. Les auteurs reviennent sur la comparaison, caricaturale mais désormais classique, qui fut alors faite entre la « Terreur » jacobine et les « totalitarismes » du XXe siècle notamment par Philippe de Villiers. Celui-ci obtint ses lettres de noblesse médiatiques en 1989, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution. Il fit alors la tournée des micros pour appeler, le premier, à déboulonner les (rares) statures et à débaptiser les rues portant les noms des pères fondateurs jacobins. Est aussi signalée l’invention, par Reynald Sécher, d’un « génocide vendéen » que la République aurait commis contre les populations des départements de l’ouest, embrasés par les soulèvements royalistes.
Ainsi, pour Raphaël Glucksmann, il faudrait « délaisser Jupiter comme Robespierre ».
Face à ce déferlement contre-révolutionnaire, la bataille historiographique s’annonçait rude. L’ouvrage rappelle que certains la menèrent. On les retrouva dans la galaxie communiste avec notamment l’historien Claude Mazauric, ou chez Jean-Pierre Chevènement et Régis Debray, les « derniers jacobins » du Parti Socialiste – qui finirent par le quitter. Dans sa majorité, la gauche resta bien timide pour défendre ses principes hérités. Il faut dire qu’une partie d’entre elle avait porté les premiers coups contre la Révolution. À ce titre, les auteurs rappellent que celui qui mettait en garde les citoyens contre la dangerosité d’une révolution – dont il convenait de « faire l’économie » – n’était autre que le premier ministre Michel Rocard en 1988.
Reprendre le flambeau ?
Malgré le tombereau de critiques dont il fit l’objet, le jacobinisme ne cessa jamais d’être un drapeau brandi par toute une série d’intellectuels, d’artistes, de femmes et d’hommes politiques. Les auteurs montrent ainsi que la référence aux jacobins est restée incontournable pour tous les républicains du XIXe siècle, un tant soit peu attentifs à la question sociale. Le rôle de Philippe Buonarotti – compagnon d’insurrection de Babeuf et théoricien de la Conjuration des Égaux – comme passeur de la mémoire jacobine au tournant des XVIIIe et XIXe siècles est souligné.
Il serait intéressant de revenir sur la lecture que les babouvistes firent de l’expérience révolutionnaire de 1793-1794. Soboul avait étudié les hésitations de Babeuf entre un mouvement populaire de masse (l’option sans-culotte) et une avant-garde révolutionnaire (l’option jacobine), une réflexion qui pourrait être actualisée7. Traversant le XIXe siècle, l’étude de Simien et Roubaud-Quashie s’arrête évidemment sur la Commune de Paris de 1871 et met en lumière l’importance du jacobinisme et du Comité de Salut Public dans la rhétorique des fédérés. Au-delà des discours, une analyse détaillée des traces de 1793 dans les politiques expérimentées par les communards permettrait une comparaison passionnante entre les deux séquences révolutionnaires.
Du côté des marxistes, les auteurs montrent que ceux-ci entretiennent d’abord une certaine défiance avec la Révolution française, même dans sa phase montagnarde. Pour eux, à la fin du XIXe siècle, il s’agissait surtout d’inaugurer une révolution d’un type nouveau qui ne devait plus se concentrer sur le tiers-état mais sur le « quart-état » : le prolétariat ouvrier. Les jacobins purent néanmoins compter sur leur récupération par Jaurès qui, dans son Histoire socialiste de la Révolution française, fit un éloge vibrant du robespierrisme tout en condamnant les girondins et les sans-culottes hébertistes.
Finalement, l’ouvrage nous montre c’est face à la pire adversité que la gauche se rassembla autour des principes de la grande révolution. En effet, la puissance de la contre-révolution fasciste des décennies 1920 et 1930 amena les frères ennemis, socialistes et communistes à faire front commun. Pour mener cette bataille, nombre d’entre eux trouvèrent dans l’expérience jacobine – à laquelle ils donnèrent « une couleur de classe » – une « source d’énergie puissante, résolue et rassembleuse », nécessaire pour contre-attaquer.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Une partie de l’historiographie récente consacrée à la Révolution se félicite que l’analyse de cette période se fasse enfin de manière dépassionnée, comme si ce cycle historique était définitivement clos. Pour autant, la reprise de plusieurs caractéristiques de la Révolution par le mouvement des gilets jaunes de 2018-2019 (l’écriture de cahiers de doléances, la méfiance vis-à-vis des représentants politiques, la révolte contre une taxation injuste) démontre au contraire, que le spectre jacobin peut ressurgir avec une vigueur insoupçonnée. Si la Révolution jacobine ne manque donc pas d’héritiers dans les mouvements sociaux, ni d’adversaires du côté de la bourgeoisie populophobe, elle peine à trouver des défenseurs à l’intérieur des forces progressistes.
Le Parti de Gauche, puis la France Insoumise ont longtemps maintenu allumée la flamme de 1793 avec toute sa galerie de symboles (bonnet phrygien, cocardes, Marseillaise à la fin des meetings) avant de paraître l’atténuer. Les raisons de ce tournant sont multiples. On peut y voir la réduction de cet héritage révolutionnaire à un folklore universaliste, vidé de son sens depuis sa récupération par les conservateurs. Mais aussi déplorer l’abandon d’un socle indispensable pour « fédérer le peuple » au profit d’approches fragmentaires, de l’acceptation de revendications autonomistes – puissantes dans certaines régions comme la Corse ou la Bretagne – à une apologie de la « créolisation » aux implications stratégiques hasardeuses.
Au sein du reste de la gauche, l’abandon du socle national est bien souvent actée. On y considère le cadre européen comme horizon indépassable, tandis que l’on vante les mérites des territoires – soit les collectivités locales – perçus comme des espaces plus propices aux consensus. Les élections départementales et régionales étant particulièrement désertées, on peut avancer que cette prédilection pour l’échelon local fait état de la frilosité démocratique d’une certaine gauche.
Tout au long de l’ouvrage, Côme Simien et Guillaume Roubaud-Quashie ont pourtant démontré la force du jacobinisme comme point d’appui historique pour toutes celles et ceux qui s’en emparèrent depuis deux siècles. Des inspirations les plus politiques aux récupérations les plus cosmétiques, tous ses héritiers comprirent le moment jacobin comme celui d’une audace politique inédite et d’une énergie inépuisable.
Dans les moments de reflux des forces progressistes comme dans ceux de la reconstruction, l’esprit jacobin est apparu comme celui d’un élan irrésistible, capable d’emporter l’ancien monde. Encore aujourd’hui, il demeure un moyen pour le peuple de « reprend[re] l’histoire » (Guillaume Mazeau)9. Mieux encore, de recréer une intensité politique indispensable pour sortir du « there is no alternative » thatchérien et de la sclérose générale.
Notes :
1 Il faut rappeler que cet universalisme resta alors strictement masculin. La non-extension des droits politiques aux femmes fut une limite majeure de la Révolution, restée infranchissable pour des hommes de la fin du XVIIIe siècle, fussent-ils républicains.
2Le Monde du 16 novembre 1946 cité par L’Histoire, n° 529, p. 57.
3 Il s’agit du nom que l’on donne aux députés ayant renversé les robespierristes en thermidor an II (fin juillet 1794).
4 Albert Soboul, « V – Problèmes de la dictature révolutionnaire (1789-1796) ». Dictatures et légitimité, PUF, 1982. p.159-173 (Disponible sur Cairn : shs.cairn.info/dictatures-et-legitimite–9782130373445-page-159?lang=fr).
5 François Furet, Penser la Révolution française, cité par Côme Simien et Guillaume Roubaud-Quashie, p. 320.
« Mon cher Danton, si dans les seuls malheurs qui puissent ébranler une âme telle que la tienne, la certitude d’avoir un ami tendre et dévoué peut t’offrir quelque consolation, je te la présente. Je t’aime plus que jamais et jusqu’à la mort ». L’auteur de ces mots n’est autre que Robespierre. En février 1793, il offre à Danton son épaule amicale après le décès de sa première épouse. Il poursuit : « Faisons bientôt ressentir les effets de notre douleur profonde aux tyrans qui sont les auteurs de nos malheurs publics et de nos malheurs privés ». Un an plus tard, Danton allait finir à l’échafaud après une lutte intense contre les robespierristes. Cette unique lettre connue de Robespierre à Danton a été acquise le week-end du 12 mars dernier par un collectionneur privé1. L’État n’a pas choisi de la préempter, comme l’ont déploré plusieurs historiens et personnalités publiques2. Depuis la Révolution, la relation entre ces deux protagonistes fascine. Mais au-delà de son caractère romanesque, qu’a-t-elle à nous dire des dilemmes de la Révolution ? La biographie croisée Danton-Robespierre : le choc de la Révolution écrite par Loris Chavanette (Passés composés, 2021) est l’occasion de s’y replonger.
« Que s’est-il passé entre toi et moi ? Nous qui avions souhaité les mêmes choses…
– Nous n’avons jamais souhaité les mêmes choses vous et moi ».
Ce dialogue, tiré du film La Révolution française (Robert Enrico et Richard Heffron), imagine ce qu’ont pu être les derniers mots échangés entre Danton et Robespierre à l’aube de la bataille décisive qui allait emporter le premier. Conformément à la légende noire, c’est Robespierre qui tient le rôle sinistre. C’est lui qui clôture cette ultime entrevue par une phrase lapidaire, un vouvoiement qui dit toute la distance froide qu’il place entre Danton et lui, une menace tranchante comme le couperet de la guillotine qu’il prépare pour son adversaire.
Cette lecture classique des évènements de l’an II (1793-1794) est certes renouvelée mais pas vraiment modifiée par la nouvelle étude publiée par Loris Chavanette. D’ailleurs, ce dernier tombe d’accord avec Robespierre pour expliquer que Danton et lui ne « nourrissaient pas totalement les mêmes idées » (p. 263). Pour expliquer ces divergences, Chavanette renoue avec la méthode de l’historien romain Plutarque en proposant la biographie des deux vies parallèles de Danton et Robespierre. Deux parcours qui ne se croisent que par intermittences mais qui paraissent toujours rester dans l’ombre l’un de l’autre jusqu’au dénouement tragique.
L’ouvrage de Chavanette met en scène ces destins romancés en faisant la part belle aux mythes qui jalonnent les biographies des deux personnages. Ainsi, il raconte les manières différentes dont les deux futurs députés ont vécu le sacre de Louis XVI, le 11 juin 1775 alors qu’ils étaient encore adolescents. D’un côté, il met en scène la fugue de Danton qui quitta sa pension à Troyes pour assister à la cérémonie dans la cathédrale de Reims.
De l’autre, il reprend la légende d’un Robespierre, jeune élève de Louis-le-Grand qui aurait prononcé l’éloge destiné au roi lors du passage en calèche sur la route du sacre. Bien qu’il joue avec cette mythologie, l’auteur considère que les légendes qui entourent Robespierre et Danton ont, sinon un fond de vérité, en tout cas une origine et une diffusion qui dit quelque chose de ce qu’ils furent aux yeux de leurs contemporains.
Une opposition romanesque
Plus largement, Loris Chavanette se livre à un exercice original : celui de la constitution d’une biographie totale. Une étude qui, sans se prétendre exhaustive, aspire à embrasser du regard toutes les dimensions des personnages. Leur enfance, leur éducation et le début de leurs deux carrières d’avocats sont largement prises en compte pour peindre le tableau de leur genèse. La biographie évite ainsi l’écueil qui consisterait à faire naître Danton et Robespierre en 1789.
Elle livre une analyse méticuleuse de ce que furent leurs vies avant la Révolution. L’intérêt porté à la différence d’éducation entre la pédagogie avant-gardiste dont a bénéficié Danton et l’austère bachotage dans lequel Robespierre fut plongé paraît assez pertinent pour expliquer leurs divergences intellectuelles. L’ouvrage s’intéresse aussi aux vies privées que mènent les deux jeunes magistrats, à Arras pour Robespierre et déjà à Paris pour Danton. Il montre comment ce dernier joue un coup d’avance en se constituant un réseau dans la capitale avant que la révolution n’éclate.
En ce sens, cette étude tranche avec les plus récentes biographies consacrées à l’Incorruptible. Un chapitre entier sur les douze est dédié au « corps, ce miroir ». Il contient beaucoup de développements autour de l’apparence physique des personnages ou plutôt autour de leurs représentations dans la peinture et la littérature. Le but étant de comprendre comment ces deux figures ont marqué physiquement leurs contemporains. L’auteur examine d’abord Danton. Il explique que sa voix de stentor, sa face de bouledogue et sa « présence physique colossale »3 ont été autant d’atouts qui lui ont permis d’incarner la révolution plébéienne.
Prenant le contre-pied de l’historiographie récente, Chavanette restitue un caractère exceptionnel à la répression politique de l’an II. Il redonne à la Terreur la majuscule qu’elle avait perdue avec les travaux de Jean-Clément Martin
À côté d’un tel volcan, Robespierre fait pâle figure. Son visage paraît insipide tandis que ses yeux « très voilés » posent un regard « vague et flottant » (Lamartine)4 continuellement troublé par un clignement désagréable des paupières. Rien donc qui ne soit en mesure de retenir quelque attention. En fait, cette description de Robespierre souligne l’absence d’un corps physique dans cet « homme-idée » tout en abstraction5. Par contraste, elle met en évidence l’ascendant physique que Danton a pris sur ses rivaux. Un ascendant qui lui permet de devenir le héros du peuple des faubourgs – le « ventre de Paris » (Victor Hugo) – dès les premières semaines de la Révolution.
De plus, l’implication physique et directe de Danton dans les évènements révolutionnaires est soulignée par opposition à l’empreinte théorique et discursive imprimée par Robespierre. L’action personnelle de Danton dans la journée du 10 août 1792 – qui marque le renversement de la monarchie en France – est particulièrement mise en valeur. L’auteur détaille les multiples efforts du député pour coordonner l’insurrection jusqu’à la prise du palais des Tuileries.
Clairement, Danton apparaît comme le soldat de la guerre extérieure et Robespierre comme le prêtre de la régénération intérieure. Le sabre et le goupillon de la Révolution. Cette analyse fait écho au dialogue imaginé par Victor Hugo dans Quatre-Vingt-Treize. À la question de savoir où se trouve l’ennemi de la Révolution, Danton s’y exclame : « Il est dehors et je l’ai chassé » ; et Robespierre de répondre : « Il est dedans et je le surveille ».
De ce point de vue, l’étude de Chavanette vient replacer Danton et Robespierre au sommet de la Montagne. Elle démontre que si le couloir de la Révolution était trop étroit pour deux héros, ce n’est que lorsque la tête et le corps de celle-ci ont marché ensemble qu’ils ont balayé l’ancien monde. La complémentarité des deux Jacobins est démontrée tandis que leur différence de tempérament est constamment mise en exergue. Néanmoins, cette opposition physique et psychologique entre « deux types humains radicalement opposés »6, si elle est largement étayée, paraît exagérée à certains endroits. Surtout, son omniprésence dans le livre conduit à minorer des divergences plus significatives : l’opposition philosophique et politique des deux députés de Paris.
La Terreur et l’Être suprême : quand les frictions apparaissent
Par ailleurs, l’auteur présente une opposition philosophique irréconciliable entre Danton et Robespierre. Notamment dans leur rapport divergent à la religion. Cet enjeu métaphysique commence par unir les deux députés avant de les diviser. Pour l’auteur, leur opposition commune à la déchristianisation menée par les sans-culottes doit ainsi être retenue comme l’élément décisif expliquant leur ultime rapprochement à la fin de l’hiver 1793-1794.
Mais alors que Danton agit ainsi pour renouer avec l’ancienne religion, l’hostilité de Robespierre envers l’activisme sans-culotte obéit à une autre motivation. Il s’agirait pour lui de n’inaugurer rien de moins qu’un nouveau culte. Son ambition serait de fusionner « la régénération des hommes à la volonté divine ». Robespierre est un croyant fervent dans l’immortalité de l’âme et son Dieu, l’Être Suprême, est le Dieu vengeur qui libère « les humbles et les affligés »7. Loris Chavanette assimile le nouveau culte de la raison à une vérité religieuse comparable à la croyance catholique. Cette thèse est cependant nuancée par d’autres auteurs comme Marcel Gauchet qui le considère plutôt comme une religion civile destinée à favoriser la communion des citoyens par-delà leurs différences spirituelles8.
L’auteur exploite aussi la question théologique pour établir un parallèle entre la terreur religieuse de l’Ancien Régime et la terreur politique de la jeune République. Prenant le contre-pied de l’historiographie récente, Chavanette restitue un caractère exceptionnel à la répression politique de l’an II. Il redonne à la Terreur la majuscule qu’elle avait perdue avec les travaux de Jean-Clément Martin9 et d’Annie Jourdan10. L’auteur dresse un réquisitoire contre la politique robespierriste11. Pour cela, il n’hésite pas à piocher dans l’argumentaire conçu par ceux-là même qui ont participé à la chute de l’Incorruptible avec notamment l’affaire Théot12. Plus généralement, l’auteur occulte les éléments pouvant contrebalancer la violence politique de l’Incorruptible.
Ainsi, il accuse ce dernier d’avoir voulu envoyer les Girondins au tombeau13 alors qu’il protégea plusieurs dizaines de leurs députés lors des journées révolutionnaires des 31 mai et 2 juin 1793. Il n’insiste pas sur la condamnation de « l’exagération » des « ultra-révolutionnaires » que Robespierre renouvelle à de nombreuses reprises14. Il ne note pas non plus que ce dernier s’oppose aux représentants en mission les plus violents comme Carrier à Nantes ou Fouché à Lyon. Il obtient pourtant le rappel de ces proconsuls dans le but d’arrêter « l’effusion du sang humain, versé par le crime »15.
Danton comme Robespierre ont été deux Jacobins et deux montagnards. C’est-à-dire des des républicains « avancés » prônant des idées sociales considérées comme radicales par leur époque.
Rien de tout cela n’est réellement pris en compte par l’auteur qui renouvelle – en l’étayant – l’image d’Épinal attribuant une chaleureuse humanité à Danton et une froideur totalitaire à Robespierre. Loris Chavanette rappelle pourtant que Danton a d’abord été à la pointe de la « surenchère » révolutionnaire. Et ce, depuis les premières insurrections jusqu’aux massacres de Septembre16. Mais il excuse la violence dantoniste car elle serait le produit d’un contexte, une « violence révolutionnaire voulue par les circonstances » quand Robespierre défendrait une violence « érigée en système d’éradication des impurs »17. Un contexte qu’il refuse par contre d’expliquer lorsqu’il s’agit de Robespierre.
La politique : l’absente relative de l’analyse
L’étude néglige ainsi largement le rôle et l’influence des révolutionnaires les plus radicaux, « l’opposition de gauche », aux Jacobins dans le cours des évènements. C’est la principale limite de la simple dualité Danton-Robespierre pour analyser la Révolution. Victor Hugo avait en plus convoqué Marat pour comprendre 1793. Il semble donc impossible de ne pas étudier davantage Hébert et ses Exagérés pour comprendre 1794. La Convention, même dominée par la Montagne, vit sous la menace permanente de ces radicaux, susceptibles de déclencher une insurrection sans-culotte.
Les députés sont donc contraints d’afficher une fermeté politique s’ils ne veulent pas passer pour des traîtres et être ainsi renversés. C’est sous l’effet de cette tension que la Convention déploie une répression qui vise aussi à canaliser la violence plus grande encore des meneurs sans-culottes. Indiscutablement, Robespierre n’est pas le dernier à souscrire à cette violence. Danton qui a institué le tribunal révolutionnaire n’y renâcle pas particulièrement non plus.
C’est donc peut-être qu’il aurait fallu chercher ailleurs que simplement dans leur rapport à la violence ce qui distingue les deux hommes. Notamment en se posant la question des fins politiques concrètes de Danton et Robespierre. Celles qui justifieraient, selon eux les moyens violents qu’ils ont soutenus. Cette question ne trouve qu’une réponse très partielle dans cette étude. L’auteur traite exclusivement de la politique sous l’angle de la violence répressive. Il n’en retire ainsi que les portraits d’un Danton indulgent et d’un Robespierre fanatique.
De ce point de vue, cette biographie renoue avec ces deux images telles qu’elles ont été façonnées par la IIIe République et telles qu’elles ont majoritairement survécu. L’auteur avait vu dans la victoire de Robespierre sur Danton en avril 1794, la preuve que l’Incorruptible avait compris mieux que l’Indulgent la véritable nature de la Révolution. C’est-à-dire, son caractère de « guerre sociale »18. En refermant l’ouvrage, on ne peut que regretter que cet enjeu n’y ait finalement pas été davantage développé.
À plusieurs reprises, l’auteur justifie la réalisation de son étude par un constat. Celui de l’intérêt toujours renouvelé pour les personnages de Robespierre et de Danton. Un intérêt qu’il explique de la façon suivante : pour lui, Robespierre serait plus que jamais actuel en raison de la demande croissante de « transparence » et de la « mode des dénonciations ». Face aux affaires de corruption et à l’opacité de la vie politique, la figure de Robespierre continuerait ainsi de catalyser une volonté citoyenne de reprendre le contrôle sur la technocratie.
De son côté, le personnage de Danton camperait la résistance à cette abolition de la frontière entre la vie publique et les affaires privées. Là encore, cet enjeu soulevé par l’auteur et par son préfacier Emmanuel de Waresquiel nous paraît être pertinent. Pour autant, il ne nous semble pas être l’écho le plus important de la Révolution française parvenu jusqu’à nous. Danton comme Robespierre ont été deux Jacobins et deux montagnards. C’est-à-dire des révolutionnaires ardents et des républicains « avancés » prônant des idées sociales considérées comme radicales par leur époque.
Tous les deux partageaient une haine de l’aristocratie à laquelle ils opposaient l’idée d’une République permettant aux citoyens d’accomplir leur destination. Il aurait été intéressant que cette étude nous expose les visions que ces deux révolutionnaires se faisaient de la propriété, de la répartition de celle-ci et des inégalités économiques. Dans notre moment de crise sociale aiguë, une telle analyse pourrait en tout cas ne pas être inutile.
Notes :
1 Loris Chavanette, « “Je t’aime plus que jamais et jusqu’à la mort” : la lettre de Robespierre à Danton raconte une part de l’histoire de France », Le FigaroVox, 10 mars 2023.
2 Tribune collective, « La préservation de l’unique lettre de Robespierre à Danton est une cause nationale », Le Monde, 21 mars 2023
9 Jean-Clément Martin, La Terreur : vérités et légende, Paris, Perrin, 2017, 240 p.
10 Annie Jourdan, Nouvelle histoire de la Révolution, Paris, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 2018, 656 p.
11 L’objectif de l’étude est ainsi de « démontrer le rôle central qu’a joué Robespierre […] dans la dérive répressive »
12 Catherine Théot est une mystique française qui affirmait voir en Robespierre le précurseur du nouveau messie. Elle a été emprisonnée et utilisée pour ridiculiser le culte de l’Être Suprême et peindre Robespierre sous les traits d’un dictateur en puissance.
13 « Il ne fait aucun doute [que Robespierre] rumine intérieurement un verdict de mort contre les Girondins », Loris Chavanette op. cit. (p.288)
16 Début septembre 1792, face à l’imminence de l’invasion prussienne, la panique s’empare d’une foule révolutionnaire qui envahit les prisons et massacre ainsi plus d’un millier de contre-révolutionnaires mais aussi des prisonniers de droit commun. La responsabilité de certains discours révolutionnaires, comme ceux de Danton ont parfois été pointés du doigt pour expliquer l’ampleur de la violence populaire.
« Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. » Lorsqu’il prononce ces phrases le 5 février 1794, Robespierre se fait-il le théoricien d’un mode autoritaire de gouvernement, en rupture avec les aspirations de 1789 ? Plusieurs historiographies se sont longtemps affrontées à ce sujet : l’une concevant la Terreur comme un système politique, que ce soit pour exalter les révolutions ou condamner les « totalitarismes » du XXème siècle. L’autre comme une série de proclamations du Comité de salut public et de la Convention effectuées sous la pression populaire, sans unité idéologique ou implications juridiques systématiques. Jean-Clément Martin (auteur de La fabrication d’un monstre, Perrin, 2016 ; La Terreur, Perrin, 2017 ; Les échos de la Terreur. Vérités d’un mensonge d’Etat, 1794-2001, Belin, 2018) revient sur cette controverse [1].
Et s’il fallait sortir des guerres de tranchées historiographiques (franco-française de surcroît) pour revenir aux faits, surtout pour s’intéresser au sens des mots, et comprendre pourquoi Robespierre tient ces propos le le 5 février 1794 -17 pluviôse ?
Lorsqu’il les énonce devant la Convention dans un discours consacré aux « principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale », Robespierre incarne la ligne prise par le Comité de salut public pour contrôler les représentants en mission, les armées et toutes les institutions chargées de la répression des « contre-révolutionnaires » (terme tellement imprécis qu’il faut lui mettre des guillemets). Concrètement, les Montagnards au pouvoir sont en train d’empêcher les sans-culottes de mener une politique autonome. Dans le même temps, Robespierre prend aussi ses distances avec ceux que l’historiographie qualifie d’Indulgents (Danton et Desmoulins en tête) qui accusent déjà depuis des mois les mêmes sans-culottes des violences commises en France et notamment à Lyon.
On verra plus loin qu’il ne faudrait pas durcir ces oppositions, les choses étant beaucoup plus complexes. Même si Robespierre est alors un personnage important, il n’est pas encore au faîte de sa puissance – ce qui sera vrai quelques mois plus tard – et dans l’immédiat, il doit expliquer le renforcement du rôle du Comité sans être soupçonné de vouloir établir la dictature, ou pire la tyrannie.
Le texte vrombit de formules frappantes comme : « nous voulons substituer […] la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages », mais l’essentiel tient bien à la nécessité de l’association entre vertu et terreur. La terreur est « la justice prompte, sévère [et] inflexible » qui s’abat sur les ennemis et qui épargne les « citoyens paisibles » et vertueux, parce que « si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur ; la vertu, sans laquelle la terreur est funeste, la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante » – phrases régulièrement citées et non moins régulièrement mal comprises.
Ceux qui réclament la terreur ou l’indulgence n’étaient pour Saint-Just que les « deux visages » d’un seul ennemi. Même si des violences terribles ont lieu, le refus d’un « système de terreur » est sans équivoque.
Le rapprochement est audacieux mais justifié par l’obligation de gouverner de façon « révolutionnaire ». Robespierre rappelle l’évidence : la France n’est pas en paix, les règles de la démocratie ne peuvent donc pas s’appliquer. Mais la formule choisie pour justifier et expliquer le mode de gouvernement tient à ce paradoxe : « le gouvernement de la Révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie ». La formule est vue comme un oxymore énigmatique et un pari risqué. La signification est pourtant sans équivoque. Avec d’autres, comme Barère, Robespierre juge que si la terreur est en elle-même le « ressort du gouvernement despotique », dans cette situation de guerre elle peut être exercée par le Comité de salut public, et par lui seul, parce qu’il dispose de la violence légale et qu’il peut recourir à des mesures arbitraires pour assurer la victoire de la liberté, ce qui doit être compris comme un sacrifice réalisé par ses membres dévoués jusqu’à la mort à la Révolution. Il n’y a pas d’ambiguïté ni dans cette position sacrificielle – fréquente chez Robespierre – ni dans son objectif politique – le toute-puissance du Comité.
La compréhension tient plus de Max Weber sur la violence légitime que de Carl Schmitt sur la radicalité inhérente au pouvoir. Car ce discours n’est pas une apologie d’un régime de « terreur » que la Convention a rejeté expressément à plusieurs reprises, à commencer par le 5 septembre 1793. Ce jour-là, les sans-culottes étaient venus réclamer la création d’une armée révolutionnaire et ce n’est qu’au terme d’échanges enflammés que Barère, au nom du Comité de salut public, avait remercié les « braves sans-culottes » d’avoir demandé « la mise de la terreur à l’ordre du jour » et leur avait annoncé la création de « l’armée révolutionnaire » (un corps ne rassemblant que des sans-culottes) qui allait être privée toutefois d’un tribunal et d’une guillotine. La quasi-unanimité des députés avait refusé que la terreur puisse être mise « à l’ordre du jour » d’une façon ou d’une autre et aucune mesure de « terreur » n’avait – et ne serait – donc été institutionnalisée ou organisée par aucun décret d’application.
Il est cependant indéniable que la demande d’exercer la « terreur » contre les contre-révolutionnaires (le mot n’a toujours pas de sens précis) courait dans ce moment de guerre civile et étrangère, ceci expliquant qu’un certain nombre de comités révolutionnaires, de députés envoyés en mission et de généraux ont pu se prévaloir de la déclaration de Barère pour mettre « la terreur à l’ordre du jour » dans le cadre de leurs fonctions. Il est tout aussi indéniable que la Convention laisse ces évocations de la terreur circuler de façon ambiguë et controversée pour ne pas se couper des sans-culottes mobilisés contre les Vendéens.
Pas d’étonnement donc à voir un de ces soldats affirmer que « dans une révolution et dans un moment, où la terreur était à l’ordre du jour, il était permis de s’écarter des lois et de prendre des mesures de circonstances », de lire que des municipalités ou des sociétés comme celle de Castelnau-Montratiet (dans le Lot) attendent des représentants qu’ils portent « la terreur et l’effroi » dans l’esprit des ennemis, ni d’apprendre que Laplanche, représentant en mission dans le Loiret et dans le Cher, proclame qu’il a mis « la terreur à l’ordre du jour » en taxant « les riches et les aristocrates ».
En revanche, la déclaration de Danton, prototype des « indulgents », le 26 novembre est plus étonnante : « il est faux que j’aie dit qu’il fallait que le peuple se porte à l’indulgence. J’ai dit au contraire que le temps de l’inflexibilité et de la vengeance nationale n’était point passé. Je veux que la terreur soit à l’ordre du jour ; je veux des peines plus fortes, des châtiments plus effrayants contre les ennemis de la liberté ; mais je veux qu’ils ne portent que sur eux seuls. » Concluons que d’une part Robespierre n’a pas dit autre chose ! et que d’autre part, cela doit servir d’avis donné à tous ceux qui piochent les formules qui les arrangent en oubliant tout ce qui les entoure et les explique.
Revenons en février 1794, quand les jeux sont faits. Les sans-culottes affaiblis définitivement par la campagne menée en Vendée et la répression de Lyon tentent maladroitement de prendre le pouvoir et sont guillotinés en mars. Danton et à ses amis – qui subissent le même trois semaines plus tard – sont discrédités par leurs manœuvres politiques compliquées, par leurs implications financières peu orthodoxes et peut-être même par leur réussite quand ils ont fait voter l’abolition de l’esclavage malgré l’opposition d’une partie des membres du Comité de sûreté générale (et le silence de Robespierre).
Comment parler de la Terreur en 1793 et dans les six premiers mois de 1794 ? Plus clairement que Robespierre, Saint-Just avait, le 26 février – 8 ventôse, justifié la « justice inflexible » de la Révolution mais condamné la « terreur » comme « arme à deux tranchants » qui passe « comme un orage ». Ceux qui réclament la terreur ou l’indulgence n’étaient pour lui que les « deux visages » d’un seul ennemi. Même si des violences terribles ont lieu, le refus d’un « système de terreur » est sans équivoque.
Robespierre n’a pas eu d’autre position. Dans « les circonstances orageuses où se trouvent la République », les ennemis sont de plusieurs sortes « l’aristocratie qui se constitue en sociétés populaires », les prêtres qui « ont abjuré leur charlatanisme » ou le noble masqué. Pour lui, il fallait éliminer les « ultra » et les « citra » révolutionnaires (« aristocrates » à talons rouges ou à bonnets rouges) accusés de participer ensemble à la Contre-Révolution. Cette double accusation ne désignait pas des groupes ou des individus précis mais permettait de placer le Comité de salut public en arbitre.
Le mot « terroriste » est entériné en 1798 par le dictionnaire de l’Académie française (…) « masc. Agent ou partisan du régime de la Terreur qui avait lieu par l’abus des mesures révolutionnaires. » Dans les mois qui suivent tout un imaginaire, encore bien vivant en 2023, identifie la « Terreur » à la guillotine et aux pires exactions, et bien entendu à la guerre de Vendée.
Jusqu’à l’été 1794, la Terreur n’a été ni un système, ni un moyen de gouverner. Faut-il rappeler la Convention éjectant de la salle, le 4 avril 1794-15 germinal an II, une députation de la société populaire de Sète qui voulait mettre « la mort à l’ordre du jour » ? Son président estime que « ce n’est pas la mort qui est à l’ordre du jour, mais la justice » et qu’un tel langage est « indigne d’un républicain ». L’examen des textes législatifs est irrécusable. De juin ou d’août 1792 à août 1794, les instances gouvernementales et les assemblées élues ont instrumentalisé les mouvements des sans-culottes qu’elles ont empêché d’accéder au pouvoir, avant de les éliminer totalement de la compétition politique. Il ne devrait pas être possible de parler de « la Terreur » sans prendre en considération ces transactions continuelles entre groupes et mouvements politiques.
Faut-il même comprendre le discours de Robespierre comme une actualisation de Blaise Pascal qui écrivait : « la justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique » et « la justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants » ? Pascal concluait : « il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou ce qui est fort soit juste ». En toute logique Robespierre, dans son dernier discours, le 8 Thermidor, dénonce ceux qui veulent mettre en place un « système de terreur ». S’il commet l’erreur de ne pas les nommer, ceux-ci se dévoilent eux-mêmes dans un renversement stupéfiant.
Quand Robespierre et plus d’une centaine d’hommes considérés comme ses complices sont exécutés entre le 10 et le 12 Thermidor (28-30 juillet 1794), il est alors comparé à un tyran. Tout change le 28 août 1794-11 fructidor an II quand Tallien qualifie de « système de terreur » ce qui a été vécu en France jusqu’au 9 Thermidor. Notons qu’il ne propose pas de date pour le début de la chose ; il aurait été alors obligé de se compter parmi les fondateurs pour avoir été proche des massacreurs de septembre 1792. En faisant oublier la part importante qu’il a prise personnellement dans les violences, il explique aussi que la Terreur (la majuscule s’impose ici) a frappé les personnes non en raison de ce qu’elles ont fait, mais en raison de ce qu’elles étaient. « Il y a, pour un gouvernement, deux manières de se faire craindre ; l’une qui se borne à surveiller les mauvaises actions, à les menacer et à les punir de peines proportionnées ; l’autre consiste à menacer les personnes, à les menacer toujours et pour tout, à les menacer de tout ce que l’imagination peut concevoir de plus cruel. » En montrant comment « le gouvernement » a étendu sa main meurtrière sur le pays et exercé un pouvoir arbitraire sur tous les citoyens, il donne une explication de 1793-1794 qui est reprise jusqu’à aujourd’hui.
Cette lecture fait de Thermidor une libération dans tous les domaines. Les prisons sont vidées, les journaux ne sont plus censurés, dans les grandes villes les « merveilleuses » s’habillent à « la victime » et les « muscadins », qui arborent des habits rappelant la mort du roi, mènent la chasse aux « terroristes ». Le mot est inventé alors et entériné en 1798 par le dictionnaire de l’Académie française. Si l’article « TERREUR » ne fait pas allusion aux événements récents, l’article « TERRORISTE » est libellé ainsi : « masc. Agent ou partisan du régime de la Terreur qui avait lieu par l’abus des mesures révolutionnaires. » Dans les mois qui suivent tout un imaginaire, encore bien vivant en 2023, identifie la « Terreur » à la guillotine et aux pires exactions, et bien entendu à la guerre de Vendée.
Une des conséquences essentielle de ce renversement est de faire de « La Terreur » une catégorie de l’histoire universelle. « La Terreur » explique logiquement le chaos des événements qui se sont succédé depuis 1791-1792 et que l’exécution de Robespierre est censée supprimer. En 1798, Kant maintient sa condamnation du moralischer Terrorismus hérité des manœuvres des hommes politiques et du clergé d’avant 1789, mais impute les actes cruels, die Greueltaten, à la volonté des révolutionnaires d’instaurer une Demokratie, régime qu’il considère comme impossible et despotique, mais qu’il ne qualifie pas de terreur.
En 1811, Hegel joue le rôle clé en publiant la Phénoménologie de l’Esprit. La Schreckensherrschaft (le règne de la terreur) devient une phase de l’histoire du monde, l’expression de la négativité dans le processus de libération de l’Esprit. La Terreur est résumée avec la formule bien connue : « c’est ainsi la mort la plus froide et la plus plate, sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou d’engloutir une gorgée d’eau. » C’est « l’Homme de la Liberté absolue » certain que le « Ciel [est] descendu sur Terre » croyant représenter l’humanité en général, qui a anéanti la Liberté absolue et a provoqué « la Terreur » ; ainsi le processus débouche sur « l’extermination de tous les membres de la Société », « la Terreur [n’étant] en fait que le suicide de la Société même ».
Pour beaucoup de nos contemporains, « la Terreur » réduit toute l’histoire à la hache de la Révolution tombant sur le cou des victimes, image récurrente ! Quand arrêterons-nous de nous contenter des récits pieux pour affronter la complexité politique et politicienne de la Révolution – et donc de notre condition d’êtres sociaux ?
Cette lecture de la Révolution, entreprise prométhéenne qui a provisoirement échoué avec « la Terreur », a une longue postérité. Pour F. Engels, la violence n’est pas « le mal absolu » mais « l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs », interdisant toutes les « jérémiades » ; pour Merleau-Ponty : « la terreur historique culmine dans la révolution et l’histoire est terreur parce qu’il y a une contingence » et Sartre voit les hommes trouvant leur propre terreur en eux-mêmes, se comportant comme des « frère[s] de violence », créant le « Sacré » collectif qui constitue « la Terreur comme pouvoir juridique ». L’invention de Tallien est devenue une notion, même un concept, un outil universel et polyvalent permettant la compréhension du devenir humain !
« La Terreur » n’est pourtant que le mot qui recouvre une dénonciation. Elle aurait pu s’appeler autrement puisque le virage contre l’usage de la violence avait été pris, au moins, dans l’automne 1793, quand le summum de violence fut atteint. L’habitude de lier la fin de « la terreur » à la disparition de Robespierre n’est que le résultat accidentel du coup d’Etat de Thermidor, car l’alliance entre violence d’Etat et violence populaire était déjà rompue et qu’un cycle de la Révolution était clos.
Mais si cette « Terreur » dure, alors qu’elle a été réclamée, jamais installée, toujours invoquée, parfois appliquée mais plus souvent refusée, c’est que, d’une part, elle permet d’exprimer ce qui fait le scandale de la Révolution : la désacralisation de l’exercice du pouvoir – où l’on retrouve Carl Schmitt. D’autre part la focalisation sur cette période « terroriste » permet de faire l’impasse sur toutes les autres périodes, considérées comme « normales » mais au moins autant meurtrières. Qui s’intéresse au bilan effroyable (notamment en Italie ou en Espagne) de l’Empire provoqué par la volonté d’un homme, mais aussi à la conquête de l’Algérie dans les années 1840, ou encore à la guerre qui ravage Saint-Domingue de 1791 à 1804 ?
La Révolution a déchiré le voile qui entoure le pouvoir, sans comprendre que tout pouvoir dépend de coups de force et de manœuvres politiciennes, obligeant à recourir à ces combinaisons mensongères qui ont déconcerté logiquement ses partisans en les opposant les uns aux autres. Le pari d’un langage affiché de la vérité (pari perdu depuis l’invention de la Révolution le 14 juillet 1789 quand on célèbre le peuple qui a pris la Bastille et qu’on oublie celui qui a détruit les barrières d’octroi !) a achoppé sur la réalité politique. Thermidor n’a été qu’un artifice parmi d’autres, mais ses promoteurs ont fait croire qu’ils avaient pu refermer ce « gouffre de la Terreur » dans lequel toutes les bonnes volontés avaient sombré. C’est là que réside leur réussite initiale – et c’est là qu’ils séduisent toujours, ceux qui détestent la Révolution parce qu’ils trouvent tous les exemples de violence qu’ils veulent et ceux qui l’adorent parce qu’ils peuvent exalter le sacrifice des purs trahis par des pourris. Plus basiquement, pour beaucoup de nos contemporains, « la Terreur » réduit toute l’histoire à la hache de la Révolution tombant sur le cou des victimes, image récurrente !
Quand arrêterons-nous de nous contenter des récits pieux pour affronter la complexité politique et politicienne de la Révolution – et donc de notre condition d’êtres sociaux ?
Notes :
[1] Cet article a été rédigé dans le contexte d’une table-ronde organisée par Le Vent Se Lève le 21 janvier 2023 à l’École normale supérieure, sur le thème « Terreur et vertu ». Jean-Clément Martin est intervenu auprès des historiens Anne Simonin et Marc Belissa. La captation vidéo de cette conférence est disponible ici.
« Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante », déclarait Robespierre. La dernière conférence de la journée organisée le 21 janvier(date-anniversaire de la mort du roi Louis XVI) à l’ENS par LVSL et la Fédération francophone de débats avait pour objet : « Terreur et vertu ». Trois historiens ont débattu de ce que le conventionnel Tallien nommait le « système de terreur », de sa réalité effective, de sa fonction idéologique et de sa légende noire : Jean-Clément Martin (historien spécialiste de la Révolution française), Marc Belissa (spécialiste de l’époque moderne) et Anne Simonin (chargée de recherche au CNRS).
En 1845, dans un célèbre passage de La Sainte Famille, Marx et Engels voient dans la conspiration de Babeuf une forme embryonnaire de socialisme. Ils affirment que celle-ci « avait fait germer l’idée communiste que l’ami de Babeuf, Buonarroti réintroduisit en France après la révolution de 1830. Cette idée, développée avec conséquence, c’est l’idée du nouvel état du monde ». Alors que les expériences du jacobinisme et de la Terreur ne pouvaient constituer un modèle de révolution socialiste pour Marx et l’historiographie marxiste, la conspiration de Babeuf semble quant à elle occuper une place à part dans l’histoire du socialisme et de la gauche en tant que « première apparition d’un parti communiste réellement agissant [1] ».
On ne saurait se limiter à étudier la pensée, l’action et le legs de celui qui n’a jamais employé le mot de socialisme ou de communisme à travers ce seul prisme téléologique. Cela reviendrait à se laisser aveugler par une certaine « idéologie du précurseur » qui contribuerait à nier le contexte révolutionnaire et l’originalité des idées babouvistes [2]. Aussi, il n’est pas envisageable d’interroger l’héritage de ces idées dans l’histoire des débuts du socialisme sans comprendre en premier lieu la singularité de Babeuf en son temps et sans s’intéresser au contenu stratégique et programmatique de la conspiration des Égaux.
Pour comprendre au mieux l’originalité du babouvisme, il est nécessaire de se pencher sur les aspects moins connus du cheminement intellectuel parcouru par François-Noël Babeuf dit Gracchus (1760-1797) de la veille de la révolution française au procès de Vendôme qui le conduira à l’échafaud après l’échec de la conspiration [3].
Genèse du babouvisme : le cheminement intellectuel de Babeuf avant la Révolution
« Né dans la fange, sans fortune ou plutôt au sein d’une pauvreté absolue » (d’après ses propres mots) le 23 novembre 1760, le jeune Babeuf exerce dès 1777 le métier de feudiste en Picardie, c’est-à-dire d’archiviste chargé d’établir la liste des droits et des titres seigneuriaux des aristocrates qui font appel à ses services. L’expérience concrète de l’injustice et des inégalités qu’il acquiert alors contribue à nourrir son projet utopique de refonte radicale de la société. Il écrira plus tard que « ce fut dans la poussière des archives seigneuriales que je découvris les mystères des usurpations de la caste noble [4]». C’est aussi au cours de cette période qu’il prend l’habitude archivistique de conserver la moindre note, brouillon, lettre ou discours écrit, et ce jusqu’à la fin de sa vie, pour le plus grand bonheur des historiens.
« C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif. C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coup de fouet que de morceaux de pain »
Durant ces années, il entretient également une correspondance soutenue avec le secrétaire de l’Académie d’Arras, Dubois de Fosseux. Dans ces lettres, l’autodidacte Babeuf exprime pour la première fois des réflexions et des préoccupations sociales imprégnées des idées les plus radicales, égalitaires et utopistes des Lumières. Il y fait de nombreuses références à Rousseau mais aussi à Morelly et son Code de la Nature (1755) selon lequel « rien n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne », ou encore à l’abbé de Mably et sa « république utopique », tous deux considérés aujourd’hui comme des penseurs des Lumières radicales (Stéphanie Roza), véritables précurseurs du socialisme utopique [5].
Portrait de François-Noël Babeuf, dessin d’Henri Rousseau et gravure d’Émile Thomas,dans L’Album du centenaire de la Révolution d’Augustin Challamel et Désiré Lacroix, 1889
Une de ses plus audacieuses lettres (restée à l’état de brouillon et jamais envoyée à son correspondant) est celle qui porte sur l’exploitation collective des fermes de juin 1786. En s’inscrivant là aussi dans la lignée des Lumières (ici de Montesquieu et de Mably), Babeuf y reprend la notion de droit à l’existence qu’il nomme alors droit de vivre. Devançant Robespierre et la Déclaration des droits de 1793, il y affirme la primauté de ce droitpar excellence sur le droit de propriété. La grande propriété y est accusée de tous les maux du siècle : « C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité, énervés de mollesse […] et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif […] C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coups de fouet que de morceaux de pain ». Bien que ne préconisant pas encore la propriété commune et même si sa démarche reste assez abstraite, sa proposition d’organiser la collectivisation du travail productif par l’établissement des fermes collectives dans l’intérêt conjoint de producteurs associés annonce déjà partiellement sa vision de la loi agraire [6],voire le projet babouviste de 1795-1796 de communauté des biens et des travaux. Entre autres réflexions anticipatrices, on retrouve dans cette longue lettre le premier plaidoyer féministe de Babeuf, alors qu’il assimile l’oppression masculine subie par les femmes à celle des maîtres sur les esclaves et qu’il prône une éducation similaire pour les deux sexes [7].
Babeuf révolutionnaire : défenseur des droits de l’homme de 1793 et critique de la Terreur
Lorsque la révolution française éclate, c’est enthousiasmé qu’il prend part aux évènements, bien que jouant au départ et jusqu’en 1795 un rôle modeste. Entre 1789 et 1793 il fait l’expérience de la révolution à Paris et en Picardie, luttant toujours aux côtés des laissés pour compte du grand bouleversement révolutionnaire (paysans picards protestant contre les impôts indirects, patriotes hostiles au système du cens électoral…). Après avoir été publiciste de plusieurs journaux éphémères, il est temporairement élu administrateur du département de la Somme puis employé à l’administration des subsistances de Paris où il se rapproche des sans-culottes. Ses combats et les oppositions qu’il suscite lui vaudront 3 séjours en prison durant cette période, mais c’est aussi l’occasion pour le projet babouviste de commencer à se préciser [8].
Il est intéressant de noter qu’aux lendemains du 9 thermidor, Babeuf – alors fraichement sorti de prison – laisse libre cours à une critique véhémente de la Terreur, du pouvoir de Robespierre et de la dictature du Comité de Salut Public. Cette critique est avant tout celle dite d’extrême gauche, largement partagée par les sans-culottes des sections parisiennes ayant échappé à la répression du printemps de l’an II. Multipliant opuscules, pamphlets et articles anti-Jacobins, il fustige ainsi le « pouvoir decemviral », au nom des droits de l’homme et de la Constitution de 1793 dont il demande l’application réelle et immédiate [9].
Pourtant, celui qui s’approprie désormais le titre de tribun du peuple et de défenseur des droits de l’homme se laisse également duper par la frange thermidorienne de droite aux intentions équivoques. Pendant un temps, Babeuf ne semble pas saisir la dimension réactionnaire de Thermidor : pour lui, la République est désormais divisée en deux partis, celui favorable à Robespierre, et celui motivé exclusivement par la défense des « droits éternels de l’homme » dans lequel il se range. En se joignant à leurs critiques antiterroristes, il en arrive à se rapprocher de personnages comme Tallien, Guffroy, et même Fréron et ses bandes de muscadins de la Jeunesse dorée.
Il faudra attendre le mois de décembre 1794 pour que Babeuf réalise l’ampleur de son fourvoiement, affirmant dans le n°28 de son Tribun du Peuple « Je ressaisis la foudre de la vérité […] Je redeviens moi. » Après avoir reconnu et analysé en profondeur ses erreurs, il s’imposera dès lors comme un opposant acharné face à la Convention thermidorienne et au Directoire.
Pour les conjurés, l’union politique la plus large apparaît comme le préalable indispensable à la mobilisation victorieuse des masses. Leur conspiration avait pour but de “reprendre l’ouvrage brisé par Thermidor” et d’y adjoindre “l’impartiale distribution des biens et des lumières” en instaurant la communauté des biens et des travaux.
Ce qui pourrait à première vue passer pour une méprise stratégique de la part de Babeuf contribue en réalité à l’acquisition de l’autorité politique qui lui sera nécessaire pour fédérer autour de lui les républicains plébéiens (Claude Mazauric). En effet, tout en n’ayant jamais été compromis avec la Terreur jacobine, ses critiques le font apparaitre comme un implacable défenseur des droits de l’homme et de la Constitution de 1793 autant que comme une figure capable d’opérer la synthèse entre les diverses nuances de la gauche révolutionnaire.
Jeté par deux fois dans les geôles de la Convention et du Directoire (il n’a connu que 13 mois de liberté de Thermidor jusqu’à sa mort en 1796 !), Babeuf y affermit son projet de révolution sociale : il tire les leçons de l’échec des insurrections de germinal et de prairial an III et noue des relations avec des révolutionnaires qu’il côtoie directement en prison ou avec lesquels il correspond (Buonarroti, Maréchal, Germain…). Dans certaines de ses lettres de prison, Babeuf en vient à esquisser une stratégie originale s’inspirant de la récente résistance vendéenne. Cette stratégie de conquête du pouvoir consiste à expérimenter sur un territoire restreint une communauté égalitaire exemplaire, la « Vendée plébéienne ». Conçue pour convaincre pacifiquement et par l’exemple, ce modèle de société harmonieuse serait destiné à se propager par contagion imitative, à « étendre graduellement le cercle des adhésions » jusqu’à recouvrir l’ensemble du territoire français [10]. S’il abandonnera par la suite cette voie pour se rallier à la pratique de la conspiration, il faut admettre que cette idée fera son chemin.
Stratégie et programme babouviste à l’heure de la conspiration des Égaux
En octobre 1795, c’est à peine sorti de prison que le tribun du peuple publie dans son journal éponyme le « manifeste des plébéiens », premier véritable texte roboratif et programmatique du babouvisme [11]. Il y convoque les Anciens, Jésus Christ, les penseurs des Lumières, il fait siens Robespierre, Saint-Just et même certains anciens « terroristes » Tallien et Fouché pour prouver au grand jour que le régime de « l’égalité parfaite et du bonheur commun […] n’est pas une chimère » et revendiquer « l’administration commune et la suppression de la propriété particulière ». C’est sur la base de cette doctrine que se fomentera en mars 1796 la Conjuration des Égaux autour d’un comité insurrectionnel composé de Babeuf, Buonarroti, Antonelle, Darthé, Debon, Félix Lepeletier, et Maréchal.
L’analyse de la composition de ce « directoire secret de salut public » et de ses partisans livre une réponse sans équivoque sur la réussite de la stratégie d’union des révolutionnaires des différentes tendances démocrates. Qu’ils aient été jacobins robespierristes, hébertistes proches de la sans-culotterie ou ni l’un ni l’autre, tous se retrouvent dans cette conspiration qui vise à dépasser radicalement les divisions antérieures du mouvement révolutionnaire. Il faut noter que cette stratégie d’union sera poursuivie jusqu’aux derniers jours de la conjuration, lorsqu’un groupe de conventionnels montagnards proscrits finit par se joindre au projet des Égaux derrière le comité insurrectionnel après de longues et houleuses tractations le 7 mai 1796 [12]. Pour les conjurés, l’union politique la plus large apparaît comme le préalable indispensable à la mobilisation victorieuse des masses quand viendra le jour de l’insurrection.
Mais trois jours seulement après cette réunion, trahis par un agent militaire récemment recruté par les conjurés, Babeuf et ses compagnons sont arrêtés puis incarcérés à Vendôme en vue d’y être jugés en Haute-Cour de justice. Au terme du procès, seuls Babeuf et Darthé seront condamnés à mort le 27 mai 1797, les autres seront condamnés à des peines de prison ou d’exil. Lors de l’arrestation des meneurs de la conspiration, une masse importante de papiers relatifs à celle-ci est saisie par la police afin d’être utilisée comme pièce à conviction par le tribunal. C’est entre autres grâce à cet important corpus mêlant notes, lettres, rapports, actes insurrecteurs et ébauches de décrets que le projet babouviste nous est si bien connu aujourd’hui. Que contient donc précisément cette nouvelle révolution que les conjurés appellent de leurs vœux et qui ne verra jamais le jour ?
Une trentaine d’années plus tard, dans son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité dite de Babeuf, Philippe Buonarroti précise que la conjuration avait pour but définitif de « reprendre l’ouvrage brisé par Thermidor [et] d’ajouter à la révolution des pouvoirs et des grandeurs » celle de « l’impartiale distribution des biens et des lumières ». Le programme babouviste entend ainsi « détruire l’inégalité et rétablir le bonheur commun » en fondant la société nouvelle sur le modèle de la communauté des biens et des travaux.
Avec son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité parue en 1828 à Bruxelles, Buonarroti parvient tant à « venger la mémoire » de ses compagnons qu’il fait œuvre de passeur d’avenir sur le plan stratégique et doctrinal.
Tous les individus la composant seront considérés comme citoyens et co-associés. Jusqu’à 60 ans et pour un temps hebdomadaire déterminé par la loi, chacun devra à la communauté « le travail de l’agriculture et des arts utiles dont il est capable » et contribuera ainsi à l’abondance publique. En retour, chacun recevra égalitairement et directement de quoi « pourvoir à ses besoins naturels » (et Buonarroti de lister le logement, l’habillement, le blanchissage, l’éclairage, le chauffage, l’alimentation et les soins) : point de monnaie ni de salariat dans cette nouvelle République. Si la propriété privée ne sera pas immédiatement abolie, elle sera du moins limitée dans son usage et son étendue. La terre cultivable, les biens d’usage collectif, les « biens usurpés » pendant la Révolution seront nationalisés et le droit de succession sera révoqué pour les générations futures. Au terme d’une période de transition sous le régime d’une autoritérévolutionnaire provisoire, des institutions nouvelles mêlant assemblées représentatives à l’échelle nationale et organes de démocratie directe au niveau local prendront le relais. Des « magistrats intègres » seront chargés de gérer la propriété nationale et d’organiser la production et la distribution des biens de production et de consommation. Des mesures seront même proposées de sorte que cette magistrature reste populaire et en constant renouvellement afin d’éviter qu’une « classe exclusivement instruite dans l’art de gouverner » ne se forme d’elle-même. Enfin, de multiples dispositions relatives à la culture et à l’éducation parachèveront ce projet en assurant l’appropriation par tous des mœurs nécessaires à la stabilité de la communauté [13].
Buonarroti le passeur : transmission et héritage et des idées babouvistes
Sans chercher absolument à voir dans le babouvisme un « hypothétique chaînon manquant quelque part entre Robespierre et Marx [14] », force est de constater que l’idéal politique des conjurés porte en lui les germes des projets socialistes et communistes du premier XIXe siècle. La transmission du récit de la conspiration, du lexique et des idées babouvistes tient en grande partie au succès de la Conspiration pour l’Égalité, parue en 1828 à Bruxelles et rééditée en 1830 à Paris aux lendemains de la révolution des Trois glorieuses. Dans ce témoignage au caractère public et politique clair, Buonarroti parvient tant à « venger la mémoire » de ses compagnons condamnés qu’à faire œuvre de passeur d’avenir [15]. Passeur stratégique d’abord, car il n’y a qu’à voir la popularité des pratiques conspiratrices et des sociétés secrètes dans les années 1830 (Société des Droits de l’Homme, Société des Familles, Société des Saisons, Association des Travailleurs Égalitaires…) pour mesurer l’influence de l’infatigable carbonaro qu’est Buonarroti. Passeur doctrinal ensuite, car c’est tout un langage babouviste saturé de néologismes qui est réemployé par les théoriciens du mouvement ouvrier naissant.
Parmi les plus importantes formules héritées de la pensée de Babeuf, les notions de communauté et d’association connaîtront l’avenir le plus fécond. Elles se retrouveront respectivement chez les théoriciens des mouvements communistes et socialistes naissants.
Ainsi, dans les principes communautistes des Égaux résumés précédemment, on peut voir poindre l’adage socialiste « de chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ». Cet aphorisme – dont la paternité a été attribuée à Louis Blanc mais qui se retrouve aussi sous d’autres formes chez Saint-Simon ou Étienne Cabet – occupe une place centrale dans la constitution de la pensée socialiste du début du XIXe siècle avant d’être repris par Marx dans sa Critique du programme de Gotha [16]. Pêle-mêle, on remarque que les questions concernant les modalités pratiques de l’abolition progressive de la propriété privée sont déjà posées ; que commence à se faire sentir l’ébauche d’une planification de l’économie par une administrationcommune que l’on retrouvera en partie chez Saint-Simon sous la forme d’une administration technocratique ; que la nécessité et la légitimité d’une dictature assurant l’autorité révolutionnaire provisoire au lendemain de la révolution sont déjà débattues par les conjurés [17]. Or, on sait à quel point cette dernière question traversera le mouvement ouvrier du siècle suivant, du triumvirat dictatorial prôné par Auguste Blanqui au concept marxiste de dictature du prolétariat.
Comment ne pas voir non plus une réactivation du plan de « Vendée plébéienne » de Babeuf dans les grandes entreprises communautaires des socialistes utopiques ? Comme la « Vendée » babouviste mais de façon plus approfondie, le phalanstère de Charles Fourier vise à constituer une société harmonieuse destinée à se démultiplier « par explosion » pour englober un territoire plus large. Comme elle encore, les expériences icariennes des partisans de Cabet et les expériences coopératistes de Robert Owen qui entendaient explicitement instaurer des micro-communautés égalitaires aux États-Unis et au Royaume-Uni avaient pour objectif d’essaimer « par la discussion » et par l’exemple. Dans ces trois cas – et même si les modalités précises restent spécifiques à chacun de ces modèles – c’est toujours le modèle général de la communauté ou la pratique de l’association qui sont privilégiés pour accompagner les changements du siècle et lutter contre les inégalités et la misère.
Car parmi les plus importantes formules héritées de la pensée de Babeuf, ce sont bien les notions de communauté et d’association (ou co-association) qui connaîtront l’avenir le plus fécond. Pour Alain Maillard, on voit ainsi se dessiner dès les années 1830-1840 les divergences entre le socialisme et le communisme naissants dans le débat opposant les tenants du principe de l’association aux partisans de la communauté. Selon lui, le parti qui reprend à son compte l’idée d’association – qu’il s’agisse d’une association capital-travail (Ledru-Rollin), coopérative (Philippe Buchez), en atelier de travail (Louis Blanc) ou mutuelliste (Proudhon) – est celui qui formera les premières écoles formellement socialistes. En face, le parti qui ne jure que par la communauté des biens et des travaux à l’échelle communale et nationale et qui rejette le principe d’association (en ce qu’il constituerait un nouveau corps intermédiaire et en raison de son caractère imparfait) sera celui des premiers communistes [18].
Place du babouvisme dans les débuts du mouvement socialiste et communiste
Ceux que l’histoire retient comme les « néo-babouvistes » sont à la fois les premiers à avoir distinctement revendiqué l’héritage de Babeuf et en même temps les premiers à s’être saisis du qualificatif de « communiste ». Il s’agit de personnalités qui jouissent à l’époque d’une certaine notoriété comme Théodore Dézamy, Jean-Jacques Pillot, Richard Lahautière, André-Mary Savary ou dans une moindre mesure Napoléon Lebon [19].
A l’heure de la monarchie de juillet et des banquets républicains, les deux premiers sont à l’initiative de la tenue du « premier banquet communiste » de Belleville du 1er juillet 1840. Les nombreux toasts qui y sont portés reprennent explicitement les mots d’ordre babouvistes tout en les réactualisant : « À la réelle et parfaite égalité sociale ! », « À l’égale répartition des droits et des devoirs », « À la communauté des travaux et des jouissances ! », « À la souveraineté du peuple ! Au triomphe définitif de la communauté, seul gage de bonheur pour les hommes ! », « À l’émancipation du travailleur ! [20] ». Dézamy est aussi l’auteur du Code de la Communauté (1842) où il reprend les principes généraux de Liberté, Égalité, Fraternité et d’Unité, aux côtés des idées babouvistes de Bonheur et de Communauté pour exposer les lois fondamentales de la future République sociale. Marx reconnaîtra en lui un théoricien ayant posé « la base logique du communisme », plus scientifique et matérialiste que les socialistes qu’il qualifiera d’« utopiques » (au même titre que Robert Owen et le socialiste Jules Gay) [21].
Si l’on doit à Babeuf et aux néo-babouvistes certaines des plus audacieuses idées du socialisme et du communisme, on ne saurait toutefois résumer l’ensemble de ces doctrines à cet héritage. Des concepts exogènes apparaissent chez d’autres précurseurs du début du XIXe siècle et joueront un rôle important dans le développement de ces théories.
La doctrine et la stratégie babouvistes ne peuvent être réduites à de simples rêveries utopiques ou à un prototype lacunaire de communisme. Elles doivent être considérées comme des réflexions révolutionnaires de leur temps, déjà scientifiques et matérialistes autant qu’annonciatrices d’une forme de socialisme.
Il en va ainsi des théories saint-simoniennes qui connaissent leur âge d’or aux débuts des années 1830. En valorisant les « abeilles » (le travail, l’industrie) et en stigmatisant les « frelons » (les oisifs, les propriétaires-rentiers), Saint-Simon (1760-1825) souligne l’existence d’exploités et d’exploiteurs et ouvre la voie à une critique acerbe du capitalisme que reprendront nombre de ses disciples. N’oublions pas que c’est à Pierre Leroux (1797-1871) – qui adhéra un temps au mouvement saint-simonien avant de s’en détacher – que nous devons la première appropriation du mot socialisme. Le terme apparaît d’abord de façon éparse dans les colonnes de son journal Le Globe (ou Journal de la doctrine de Saint-Simon) avant d’être employé systématiquement dans les écrits et discours de Leroux à partir de 1834.
Il en va de même pour la philosophie associationiste et coopératiste du britannique Robert Owen (1771-1858) qui s’est construite indépendamment de la doctrine babouviste avec laquelle elle partage bien des similarités [22]. L’application concrète des idées d’Owen dans ses villages of co-operation comme New Lanark ou New Harmony et la leçon de leurs échecs apporteront beaucoup au mouvement ouvrier.
Reconnaissons enfin aux socialistes utopiques le mérite d’avoir guidé avec optimisme toute une nouvelle génération vers l’espoir de changer pacifiquement les choses. Qu’il s’agisse de Charles Fourier (1772-1837) et de son plan détaillé de phalanstère ou d’Étienne Cabet (1788-1856) et des contours qu’il donne à son projet dans son Voyage en Icarie, tous deux rejettent la violence du processus révolutionnaire pour faire advenir un monde meilleur [23]. Tous deux inspireront aussi de nombreux adeptes qui perpétueront leurs idées, comme Victor Considérant (1808-1893) qui prendra la tête de l’École sociétaire et élaborera les premiers phalanstères à la suite de Fourier, ou Théodore Dézamy (1808-1850) qui ira jusqu’à dépasser les contradictions de la pensée de Cabet dont il fut un temps le secrétaire.
Sans la surestimer, la place de Babeuf et du babouvisme dans l’histoire originelle du socialisme mérite bien d’être aujourd’hui réaffirmée. La doctrine et la stratégie babouvistes ne peuvent être réduites à de simples rêveries utopiques, à un « égalitarisme grossier » (Marx) ou à un prototype lacunaire de communisme. Elles méritent d’être considérées dans leur temps en tant que réflexions révolutionnaires bien plus concrètes, scientifiques et matérialistes que celles des utopistes, mais aussi et assurément en tant qu’idées annonciatrices d’une forme de socialisme. En effet, qu’est-ce que l’essence du socialisme si ce n’est un idéal d’émancipation collective, une interprétation scrupuleuse des droits de l’homme et une stricte application des principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité ? C’est du moins ainsi que Pierre Leroux et Louis Blanc le définissent à ses débuts [24]. Si l’on s’en tient à cette définition, parce qu’il fut à la fois le dernier avatar des Lumières « radicales », le défenseur intransigeant des droits de l’homme de 1793 et de l’héritage de la révolution, et parce qu’il fut le théoricien d’une nouvelle doctrine émancipatrice fondée sur la communauté, l’égalité réelle et le bonheur commun, Gracchus Babeuf apparaît bien comme une figure de premier plan du mouvement socialiste.
Notes :
[1] Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 145. Karl Marx, « La critique moralisante et la morale critique… », dans Marx et Engels, Sur la Révolution française, Éditions sociales, Paris, 1985, p. 91. Sur Marx et le jacobinisme, voir Karl Marx, « La bourgeoisie et la contre-révolution », 1848 ou encore « Adresse de l’autorité centrale à la Ligue des Communistes », mars 1850, Ibid.
[2] Nous reprenons ici la mise en garde de Claude Mazauric dans son avertissement liminaire à Gracchus Babeuf, 4e éd., Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020.
[3] Pour suivre un « itinéraire biographique » général et commenté de Babeuf, voir Ibid., pp. 37-126. Sur le parcours de Babeuf avant la Révolution française, se référer à Victor Daline, Gracchus Babeuf à la veille et pendant la Grande Révolution française (1785-1794), Moscou, Editions du Progrès, 1976.
[4] Gracchus Babeuf, Le Tribun du Peuple n°29, 1795 (cité dans Claude Mazauric, Ibid., pp. 322-326. A noter que c’est également dans ce numéroque Babeuf se livre pour la première fois à une analyse de l’histoire de la révolution comme une lutte des classes avant la lettre, ou du moins comme une dispute de castes entre le « million doré » qui veulent s’accaparer la république et les « vingt-quatre millions de ventre creux » qui la veulent « pour tous ».
[5] Sur Morelly, Mably et le concept de « Lumières radicales », se référer à Stéphanie Roza, Comment l’utopie est devenue un programme politique, Paris, Classiques Garnier, 2015. Stéphanie Roza y dresse une filiation directe entre les écrits de Morelly et Mably et l’action politique concrète de Babeuf pour faire advenir cette nouvelle société égalitaire. Le Code de la Nature de Morelly y est ainsi présenté comme le « premier programme socialiste de l’histoire de France ».
[6] Contrairement à une idée répandue dès la période révolutionnaire (et sans doute encore alimentée par la référence de son surnom aux Gracques), Babeuf n’a jamais été partisan de la loi agraire dans son acception de l’époque. Il approuve la loi agraire en tant partage en usufruit des biens communaux comme un « grand acheminement vers l’égalité parfaite », mais la rejette comme une « sottise » en tant que partage des terres en propriétés individuelles, arguant que « la loi agraire ne peut durer qu’un jour ; […] dès le lendemain de son établissement, l’inégalité se remontrerait » (Gracchus Babeuf, Tribun du Peuple, n°35, 1795).
[7] Il dénonce ainsi « la vieille conjuration d’une moitié du genre humain pour retenir l’autre moitié sous le joug ». Des extraits de cette longue lettre sont reproduits dans Claude Mazauric, op. cit., pp. 143-168.
[8] Durant la période 1789-1793, Babeuf publie son Cadastre Perpétuel, ouvrage technique présentant un nouveau programme d’arpentage des terres en vue d’une prochaine rationalisation de l’impôt foncier plus égalitaire et « en faveur des opprimés », preuve s’il en est que le projet de Babeuf ne peut être résumé à des rêveries utopiques. De même, Babeuf rédige à cette période un manuscrit intitulé les Lueurs Philosophiques, sorte de carnet de notes témoignant de l’esprit de recherche qui l’animait ainsi que des fluctuations de sa pensée : on y découvre des réflexions sur le libéralisme d’Adam Smith, sur les questions du marché et de la propriété ou encore sur celles des conséquences de la mécanisation de l’agriculture et de l’industrie. Ce manuscrit fragmentaire et resté à l’état de brouillon a été retranscrit pour la première fois récemment dans Gracchus Babeuf, Œuvres, vol. 1, texte établi par Philippe Riviale, Paris, L’Harmattan, 2016.
[9] Les articles sont issus du nouveau journal de Babeuf, le Journal de la liberté de la presse qui deviendra le Tribun du Peupleou le défenseur des droits de l’homme en octobre 1794. Parmi les autres textes critiques, on peut citer sa plus fameuse brochure Du système de dépopulation ou la Vie et les crimes de Carrier. Babeuf y assimile la guerre en Vendée à un « populicide vendéen ». Ce néologisme de son fait sera abondamment repris et interprété (à tort) à partir des années 1980 par les tenants de la théorie du « génocide franco-français » comme preuve de l’existence d’un génocide vendéen. Voir à ce sujet la réponse de Claude Mazauric « Sur Babeuf à propos de la Vendée », in Claude Petitfrère, Regards sur les sociétés modernes, Tours, CEHVI, 1997.
[10] Voir les lettres de Gracchus Babeuf à Charles Germain, citées dans Claude Mazauric, Gracchus Babeuf, Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020, 4e ed, pp.332-344.
[11] Le texte intégral du manifeste des plébéiens a été récemment réédité par Jean-Marc Schiappa. Voir Gracchus Babeuf, Le manifeste des plébéiens, Paris, Berg International, 2017. Ce texte ne doit pas être confondu avec le Manifeste des Égaux, rédigé un mois plus tard par Sylvain Maréchal, autre membre éminent de la conjuration mais dont le texte avait été finalement rejeté par ses compagnons.
[12] Il faut dire que ces conventionnels ont dans un premier temps inspiré la méfiance à nombre des conjurés : comment ne pas redouter les manœuvres politiciennes et l’ambition de ces ex-parlementaires ? Comment ne pas craindre de devoir revoir à la baisse les aspirations des Égaux pour les faire adhérer à la conjuration ? Sur ces questions, se référer à Philippe Buonarroti, Conspiration pour l’Egalité dite de Babeuf, réed. Paris, La Ville Brûle, 2014, pp. 148-149.
[13] Buonarroti consacre une grande partie de son ouvrage à présenter en détails ce qu’aurait impliqué l’application du programme babouviste après la victoire des conjurés (Ibid, pp.165-239). Il appuie ses propos sur un corpus de pièces justificatives qu’il a pu rassembler et qu’il retranscrit à la fin du livre. C’est notamment à partir de la pièce n°29 intitulée « Fragment d’un projet de décret économique » que l’on peut saisir concrètement la substance du projet babouviste (Ibid., pp. 404-410).
[14] Jean-Marc Schiappa, « Aspects de l’implantation de la conjuration babouviste », Annales historiques de la Révolution française, n°291, 1993, p. 116.
[15] A ce sujet, se référer à Alain Maillard, « Buonarroti, témoin du passé et passeur d’avenir (sur la réception de la Conspiration) », in Philippe Buonarroti, op. cit., pp. 424-446.
[16] Notons que l’on retrouve déjà les bases de cette maxime en 1755, sous la plume de Morelly dans son Code de la Nature avec la formule « travailler selon ses forces […] puiser selon ses besoins ».
[17] Au sujet des débats autour de la question de la dictature révolutionnaire, voir Philippe Buonarroti, Ibid., p. 126 et p. 110.
[18] Sur ces questions et sur le « néo-babouvisme » dans le mouvement ouvrier du début du XIXe siècle, voir l’ouvrage de référence d’Alain Maillard, La communauté des égaux. Le communisme néo-babouviste dans la France des années 1840, Paris, Kimé, 1999. A propos des premières utilisations du mot communisme et la terminologie socialiste prémarxiste en général, se référer à Jacques Grandjonc, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes 1785-1842, 2e éd., Paris, Éditions du Malassis, 2013.
[19] On doit cette dénomination de « néo-babouviste » à l’historien socialiste Jules Prudhommeaux, Icarie et son fondateur Étienne Cabet : contribution à l’étude du socialisme expérimental, Paris, É. Cornély, 1907, p. 344-345. On ne peut s’attarder ici sur chacun de ces théoriciens encore trop méconnus du communisme néo-babouviste, mais pour plus d’informations, on peut se référer à leurs entrées correspondantes dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (le « Maitron ») disponible en ligne.
[20] Une liste des toasts portés lors du banquet de Belleville est proposée dans Alain Maillard, op. cit., pp. 282-283.
[21] Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 158.
[22] Dans une longue note infrapaginale de son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité, Buonarroti livre même un argumentaire défendant conjointement les systèmes d’Owen et de Babeuf. Voir « Annexe 3 – Objection au système d’Owen et réponses en faisant voir la futilité », in Philippe Buonarroti, op. cit., pp. 420-423.
[23] Rejet qui n’est pas exempt de condamnations ambigües, voire très sévères à l’encontre de la Révolution française. Ainsi Fourier en parle comme du « coup d’essai des philosophes » des Lumières qui auraient engendré « autant de calamités qu’ils ont promis de bienfaits » (Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, in Œuvres Complètes, Anthropos, Paris, 1966, T.II, p. 2). Il en va de même pour Étienne Cabet qui affirme dans une phrase restée célèbre « si je tenais une révolution dans ma main, je la tiendrai fermée, quand même je devrai mourir en exil ! » (Étienne Cabet, Voyage en Icarie, Paris, 1842, p.565).
[24] Pierre Leroux proclame en 1845 : « Nous sommes socialistes si l’on veut entendre par socialisme la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous. », Pierre Leroux, « De l’individualisme et du socialisme », in Œuvres (1825-1850), Paris, 1850, p. 376. Quant à Louis Blanc, il conclue en 1839 son ouvrage majeur en résumant ainsi sa pensée : « En résumé, de quoi s’agit-il ? D’aboutir pratiquement, progressivement à la réalisation du dogme : Liberté, égalité, fraternité. », Louis Blanc, Organisation du travail, 5e éd., Paris, 1848, p. 272.
Le moment fondateur de la gauche française est bien la période de la Révolution qui a proclamé les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. De 1789 à 1794, les actions des sans-culottes ont radicalisé la Révolution et les positions des différents protagonistes politiques. Maximilien Robespierre, figure toujours largement décriée de l’histoire de la gauche française, n’a cessé de déclarer défendre le peuple des sans-culottes mais s’est parfois opposé à certains de ses meneurs pour défendre la légitimité politique de la Convention. Les rapports qu’il a entretenus avec eux au sujet de l’organisation de la répression sont complexes.
NDLR : cet article s’inscrit dans la sérieLa gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.
Robespierre et la Convention face à la Terreur populaire. Printemps 1793 – 5 septembre 1793
La chute de Louis XVI le 10 août 1792 aiguise les velléités revanchardes des sans-culottes qui vont massacrer du 2 au 6 septembre de nombreux détenus dans la région parisienne et dans la vallée du Rhône – près de 1300 seulement à Paris – ceux-ci étant considérés par les masses comme de dangereux ennemis de la Révolution. Ces tueries n’ont pas été organisées par les parlementaires, même si Danton, alors ministre de la Justice, ou Marat les laissent faire, voire les encouragent. Suite à ces événements, et en plus d’une guerre aux frontières, la Convention fait face au soulèvement de la Vendée, seule « guerre intérieure » qu’elle reconnait malgré la prise de Lyon par les royalistes, et qui l’amène à voter en février 1793 la levée en masse de 300 000 hommes. Ce rassemblement de forces disparates va connaître de nombreuses défaites durant l’année 1793. Cette situation militaire difficile, tant intérieure qu’extérieure, renforce la conviction des sans-culottes que seules la Terreur et la guillotine permettront à la toute jeune République de triompher de ses ennemis.
Le 9 mars 1793, avec la création d’un tribunal criminel extraordinaire, Robespierre et les autres Conventionnels font de la répression des ennemis de la République une affaire institutionnelle, extra-populaire. Quelques jours plus tard, des mesures viseront à réprimer aussi bien les contre-révolutionnaires que les ultra-révolutionnaires. En effet, les décrets des 18 et 19 mars 1793 envoient respectivement à la mort sous vingt-quatre heures les porteurs de cocarde blanche favorables au rétablissement de la monarchie ainsi que tout partisan de la loi agraire – qui prévoit un partage égalitaire des terres entre les paysans. Mais c’est surtout le décret visant les porteurs de cocarde blanche qui sera appliqué. Le 31 mai, alors qu’ils sont attaqués depuis plusieurs semaines par la Gironde au pouvoir qui se sent menacée, les sans-culottes, avec à leur tête la Commune de Paris, prennent d’assaut la Convention et obtiennent, avec l’aide de la Montagne et de la Plaine, l’éviction des Girondins soupçonnés de compromission avec l’ennemi. Vingt-neuf députés et deux ministres sont assignés à résidence. Soixante-treize Conventionnels vont prendre position contre ce coup de force et seront arrêtés. Robespierre va les protéger en leur évitant le tribunal, montrant ainsi qu’il ne souhaite pas alors recourir à la Terreur contre ses adversaires politiques. La mort de Marat, assassiné le 13 juillet par une jeune femme proche des Girondins, change la position de Robespierre qui devient à la place de celui-ci l’intermédiaire privilégié entre la Commune et la Convention. De plus, il est élu au Comité de salut public quelques jours après ses proches Couthon et Saint-Just.
Durant l’été 1793, alors que la situation militaire semble plus périlleuse que jamais, certains meneurs sans-culottes réclament avec force l’instauration de la Terreur, à l’instar de Jacques Roux qui déclare le 27 juillet : « Ce n’est qu’en jetant la terreur dans l’âme des traîtres que vous assurerez l’indépendance de la patrie […]. En fait de révolution, le seul moyen de la consolider, c’est d’écraser les traîtres dans la fureur de la guerre. » La Convention essaie alors de répondre à leurs demandes. Le 27 juillet, elle décrète, face à la famine qui menace Paris et la France, que « l’accaparement est un crime capital ». Robespierre ne souhaite pas donner trop de gages à la frange la plus radicale des sans-culottes, une frange qui lui semble menacer la légitimité, voire la survie de la Convention. Le 31 juillet, il prend position contre une extension de la loi sur le prix maximum des grains et la lutte contre les accapareurs. Le 5 août, il prend la tête d’une campagne contre les Enragés, Roux et Leclerc, qualifiés d’ « hommes nouveaux », « agitateurs suspects » et « écrivains scélérats ». Afin de contenir les demandes des sans-culottes, les Conventionnels usent d’une rhétorique réclamant la Terreur. Danton, le 12 août : « Les envoyés des assemblées primaires viennent chercher parmi nous l’initiative de la terreur. Répondons à leurs vœux. » Et le 30 août, le Conventionnel Royer suggère au club des Jacobins de mettre la Terreur à l’ordre du jour.
Les sans-culottes se mobilisent le 5 septembre 1793, confortés par la rhétorique des Conventionnels. La tradition historiographique considère que la Convention vote alors la mise à l’ordre du jour de la Terreur. Il n’en est rien. Certes, la délégation de sans-culottes qui pénètre dans l’enceinte de la Convention réclame la mise en place d’une armée révolutionnaire et la mise à l’ordre du jour de la Terreur. Ce jour-là, Robespierre préside la Convention, et après avoir entendu les « réclamations » des sans-culottes, il quitte la présidence et rejoint le club des Jacobins pour se concerter. Mais les Conventionnels vont finalement brider les demandes des sans-culottes. Aucun vote ne mettra la Terreur à l’ordre du jour, escamotée au profit de la « justice ». Thuriot, qui remplace Robespierre à la présidence de la Convention, déclare : « Oui, le courage et la justice sont à l’ordre du jour. » Barère s’exprime à la fin de cette journée au nom du Comité de salut public. Il remercie les « braves sans-culottes » d’avoir demandé « la mise de la Terreur à l’ordre du jour ». Il annonce la création d’une armée révolutionnaire de 6000 hommes mais sans le tribunal ou la guillotine que réclame la délégation.
Paradoxalement, cette journée va casser la dynamique radicale des sans-culottes. La création de l’armée révolutionnaire est liée à la suspension de la permanence des assemblées des sections parisiennes, qui ne peuvent plus se réunir que deux fois par semaine. De plus, Jacques Roux, le meneur des Enragés, est jeté en prison le soir même. Les Enragés comprennent que la parole populaire est muselée. Robespierre leur répond le 17 juillet et les discrédite, considérant qu’ils ne parlent pas « au nom de l’honorable indigence, de la vertu laborieuse. » Robespierre et les Conventionnels font donc de la Terreur une rhétorique pour éviter d’en faire une politique.
L’organisation étatique de la répression et la lutte contre les meneurs sans-culottes. Automne 1793
Durant l’automne 1793, Robespierre joue un rôle central dans les prises de décisions politiques. Il dispose d’un réseau qui lui est dévoué, dont son frère Augustin, également député, ou encore Marc-Antoine Jullien, fils d’un député Montagnard qui le met au courant des affaires politiques de l’Ouest. Au cours de cette période, Robespierre lutte contre les meneurs sans-culottes les plus radicaux qui pourraient menacer le monopole du pouvoir de la Convention – comme Jacques Roux – mais il a besoin de l’appui de la masse des sans-culottes, notamment ceux qui sont proches de la Commune de Paris, qu’il ne désavoue jamais dans ses discours.
Par ailleurs, un changement a lieu dans les institutions à partir du 10 octobre 1793 : la Convention annonce la suspension de la Constitution de 1793 et proclame « le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix ». Le pouvoir est concentré entre les mains des Comités de salut public, dont Robespierre est membre, et celui de Sûreté générale. Le 29 novembre, Barère et Billaud-Varenne, deux des douze membres du Comité de salut public, affirment : « La Convention gouverne seule […] ; le Comité de salut public [est] le bras qu’elle fait agir, mais nous ne sommes pas le gouvernement. » Quelques jours plus tard, le 4 décembre, le gouvernement révolutionnaire provisoire est décrété : « La Convention nationale est le centre unique de l’impulsion du gouvernement. » La centralisation du pouvoir permet de renforcer la légitimité de la Convention mais n’évite pas l’organisation d’une opposition révolutionnaire.
À Paris et dans le Sud-Est de la France, les sans-culottes se réunissent dans des congrès afin de créer un contre-pouvoir à la Convention ; ils créent des comités centraux regroupant des sociétés populaires pour lutter contre la toute-puissance des députés envoyés en mission – une forme de soviet avant l’heure, selon Jean-Clément Martin. Face à eux, on retrouve Robespierre, qui dispose de bien plus que son officiel douzième de pouvoir au sein du Comité de salut public. Ses positions politiques lui permettent d’obtenir le ralliement d’une partie des modérés et des militants sans-culottes. Les conventionnels modérés se rallient à lui car il protège les soixante-treize députés Girondins qui se sont opposés au coup d’état du 2 juin. Et il obtient le soutien des sans-culottes les plus militants car il leur attribue des responsabilités sous le contrôle des Comités. Selon l’historien italien Haïm Burstin, les sans-culottes convertissent alors leur culture d’opposition en culture de gouvernement. Néanmoins, Robespierre, comme la plupart de ses collègues du Comité de salut public et de la Convention, est opposé à la mise en place d’une politique de Terreur. Au Comité de salut public, seuls deux députés, Collot d’Herbois et Billaud-Varenne, y sont favorables. Alors que les contre-révolutionnaires de Vendée et les « fédéralistes » de Lyon subissent une répression féroce, notamment de la part des députés envoyés en mission, Robespierre s’oppose à un tel niveau de violence.
Robespierre contre les excès de la Terreur. Décembre 1793 – février 1794
Dès le mois de décembre 1793, Robespierre s’oppose aux tendances sanguinaires de Carrier, envoyé à Nantes pour réprimer les Vendéens, et de Collot d’Herbois et Fouché, envoyés à Lyon à la suite de la rébellion de la ville. Robespierre est au courant des combats qui ont lieu en Vendée grâce à Jullien mais il reste discret. Des massacres sont commis par des généraux et des députés envoyés en mission sans qu’intervienne la Convention jusqu’en février 1794, qui laisse pourrir la situation en espérant que les menaces contre-révolutionnaires et ultra-révolutionnaires s’estomperont dans une guerre intestine. Les massacres commis contre les insurgés Vendéens s’apparentent à des crimes de guerre mais il est impossible de dire qu’ils ont été voulus par la Convention, même si le Comité de salut public laisse faire et compte les coups entre les différentes factions. Il espère un épuisement des armées sans-culottes tandis que la menace contre-révolutionnaire a diminué depuis décembre 1793. C’est l’absence d’un État organisé sur l’ensemble du territoire qui permet cette autonomie de la violence.
Face aux massacres, le Comité de salut public décide de reprendre en main la lutte contre les insurgés vendéens au détriment du ministère de la guerre et du secrétaire général à la guerre Vincent, proche des sans-culottes Cordeliers. En février 1794, les généraux sans-culottes sont remplacés par des officiers dépendant de Carnot, un des membres du Comité de salut public le plus impliqué dans les questions militaires. Robespierre n’intervient pas contre les généraux sans-culottes mais s’oppose aux députés envoyés en mission proches des idées déchristianisatrices de Hébert et responsables de massacres. Il crée aussi une commission chargée de libérer les patriotes lyonnais arrêtés le 20 décembre, marquant la fin du pouvoir des envoyés en mission à Lyon.
Le 5 février, Robespierre tient un célèbre discours à la Convention sur la terreur et la vertu – qu’il estime indissociables –, la terreur étant, d’après lui, « la justice prompte, sévère [et] inflexible » qui s’abat sur les ennemis et qui épargne les « citoyens paisibles » et vertueux. Certaines formules de ce discours sont restées célèbres, notamment celles sur l’articulation entre terreur et vertu. « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur ; la vertu, sans laquelle la terreur est funeste, la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. » Avec ce discours complexe, Robespierre entend surtout une réalité : le Comité de salut public reprend le contrôle de la violence légale. Le Tribunal révolutionnaire extraordinaire à Paris peut juger des suspects, ou les tribunaux d’Arras et d’Orange à titre exceptionnel. La centralisation de la répression entraîne une augmentation du nombre d‘exécutions dans la capitale.
Robespierre, craignant les possibles menaces du mouvement sans-culotte contre la légitimité de la Convention et des Comités renvoie dos à dos ultra-révolutionnaires et “citra-révolutionnaires” – cette expression étant utilisée pour discréditer Danton et ses proches jugés excessivement modérés. Épuisé à partir de la moitié du mois de février, il se repose pendant un mois et fait face à de nombreuses critiques de la part des Cordeliers, notamment de Momoro qui prend la tête d’une campagne contre lui et le qualifie d’ « homme égaré », de « chef du parti des modérés » et le classe parmi « ces hommes usés en république, ces jambes cassées en révolution ». Pendant son absence, Saint-Just et Barère relancent la lutte contre les Cordeliers. Le 26 février, à la Convention, Saint-Just, au nom des Comités, justifie la « justice inflexible » qu’il distingue de la terreur. Deux décrets, connus comme les décrets de ventôse, sont votés après ce discours : le Comité de sûreté générale pourra remettre en liberté les patriotes détenus ; les biens des ennemis de la Révolution pourront être redistribués aux indigents. Ces décrets n’ont pas eu le temps d’être appliqués mais ils ont permis de couper l’herbe sous le pied des Cordeliers en reprenant certaines de leurs revendications tandis que l’encadrement des prix n’était plus appliqué.
La lutte des factions ou la purge au sein de la Montagne. Printemps 1794
Le 13 mars, date du retour de Robespierre à la Convention, le Cordelier Ronsin appelle au soulèvement contre le gouvernement révolutionnaire. Ce même jour à la Convention, Saint-Just dénonce l’existence d’un « complot de l’étranger » qui causerait l’agitation des sociétés populaires. Malgré une dernière tentative de conciliation menée par Collot entre les Cordeliers et le gouvernement révolutionnaire, les chefs cordeliers sont arrêtés dans la nuit du 13 au 14 mars et emprisonnés avec de supposés « agents de l’étranger », comme le baron révolutionnaire allemand Anacharsis Cloots. Robespierre revient au club des Jacobins le 14 mars sous les applaudissements. Le lendemain, il tient un discours aux Jacobins à propos de ces arrestations : « La conspiration nouvellement découverte qui devait anéantir la liberté » a été déjouée par le Comité de salut public. Il « adjure le peuple […] de s’unir à la représentation nationale, qui va se lever encore pour sauver la liberté ». Les sections se rallient à la Convention dans un moment où elles sont divisées, certaines défendant la Commune, d’autres les Comités révolutionnaires ou les sociétés populaires.
Robespierre se lance ensuite dans une nouvelle campagne de dénonciations qui aboutira notamment de façon spectaculaire à l’arrestation de Danton et de ses alliés, signée par dix-sept des vingt membres des Comités. Le 31 mars, Robespierre qualifie Danton « d’idole pourrie » et nie avoir eu des relations d’amitié avec lui. Danton est persuadé qu’il ne peut pas être exécuté en raison de sa popularité. Il prépare sa défense et Robespierre craint que l’opinion se retourne en faveur du prisonnier. Robespierre fait écourter le procès des dantonistes comme l’avait été celui de Brissot et des autres députés Girondins durant l’automne. Danton et ses proches sont finalement exécutés le 5 avril. Cette victoire de Robespierre et des Comités contre les Cordeliers et les dantonistes est à double tranchant. D’un côté, elle a permis de stabiliser les institutions dans le contexte de guerre intérieure et extérieure, mais, de l’autre, elle a mis fin à l’autonomie du mouvement populaire. « La révolution est glacée » dira Saint-Just. Les militants sans-culottes sont marginalisés, la Convention dirige l’Etat, ce qui entraîne la naissance d’une véritable classe politique.
Le pouvoir de Robespierre et les accusations de dictature. Avril – juillet 1794
À partir du mois d’avril 1794, Robespierre est considéré comme l’homme fort du gouvernement révolutionnaire. On peut prendre l’exemple de Fouché, le dernier envoyé en mission, qui lorsqu’il est rappelé à Paris le 5 avril, se rend directement chez Robespierre pour justifier de ses actes dans la répression de Lyon. Son pouvoir se trouve grandi à partir du 16 avril, lorsque Saint-Just fait décréter la création d’un « Bureau de surveillance administrative et de police générale » placé sous la dépendance du Comité de salut public, au détriment des compétences du Comité de sûreté générale. Saint-Just prend la tête de ce bureau, chargé notamment des filatures. Robespierre et Couthon vont lui succéder à sa tête, ce qui alimentera les accusations de « triumvirat » portées à l’encontre de ces trois membres du Comité de salut public. Robespierre bénéficie aussi d’appuis grâce à ses proches qui dominent la Commune et la Garde Nationale. Cependant, Robespierre ne domine plus le Club des Jacobins dont les présidents qui se succèdent d’avril à juillet lui sont hostiles.
Certains députés se servent de la loi du 22 prairial an II (10 juin 1794), présentée par Couthon et défendue par Robespierre, pour se liguer contre ce dernier. Cette loi permet en effet de traduire des députés devant le Tribunal révolutionnaire, caractère qui la rend scandaleuse pour certains députés, d’autant qu’elle reprend par ailleurs des décrets adoptés les mois précédents confirmant l’impossibilité de faire appel ou d’avoir un défenseur. Les ennemis de Robespierre se servent de cette loi – appelée de « Grande Terreur » par certains historiens comme Georges Lefebvre – pour le rendre seul responsable des exécutions. Vadier, du Comité de sûreté générale, Fouché et le procureur Fouquier-Tinville, qui craint d’être accusé par Robespierre, appliquent une large répression en juin et juillet en s’appuyant sur cette loi, arrêtant de nombreuses personnes, organisant des troubles dans les prisons parisiennes, où plus de 7000 personnes sont entassées. Entre le 14 juin et le 27 juillet, 1400 exécutions ont lieu à Paris (sur les 2700 ayant lieu entre 1793 et 1795). Cette augmentation du nombre d’exécutions choque la population parisienne, qui l’impute à Robespierre. Or, Robespierre et ses proches ne sont pas responsables : Robespierre ne se rend plus au Comité de salut public depuis début juin. Sa signature, ou celles de Couthon et Saint-Just, apparaissent rarement sur les arrêtés fixant les noms des personnes envoyées devant le Tribunal révolutionnaire. Robespierre est donc accusé d’une « Grande Terreur » dont il n’est pas responsable.
Il est désavoué à la Convention le 9 thermidor, et arrêté. Libéré par ses proches, il rejoint l’Hôtel de Ville où il est à nouveau capturé. Le lendemain, Robespierre, Couthon, Saint-Just et soixante-dix de leurs proches sont exécutés, mettant ainsi un terme aux phases successives de radicalisation de la Révolution française et ouvrant l’ère de la réaction thermidorienne puis, à partir de 1795, du Directoire, régime dominé par certains des principaux instigateurs de la Terreur, lesquels présenteront Robespierre sous ces traits de dictateur sanglant qu’il conserve encore largement aujourd’hui.
Robespierre dans la lutte des classes
Y avait-il une lutte des classes entre les sans-culottes et les Conventionnels issus de la bourgeoisie ? La question est complexe. Car s’il y avait bien évidemment des antagonismes entre riches et pauvres ainsi qu’entre élus et sans-culottes durant la Révolution française, peut-on pour autant considérer les sans-culottes comme une classe ? Et peut-on caractériser l’élément jacobin, et plus particulièrement robespierriste, de la Convention comme « bourgeois » ? De nombreux historiens marxistes de la Révolution française ont interprété la période comme une sorte de prélude à la structure de la lutte des classes du 19e siècle, qui opposera de plus en plus deux grands pôles : la bourgeoisie et le prolétariat. S’il est largement reconnu que la Révolution débute avec la lutte entre deux classes déterminées, la bourgeoisie et l’aristocratie, le thème du prolétariat semble nettement plus opaque. En 1946, le militant révolutionnaire français Daniel Guérin, alors trotskiste, publie un livre intitulé La lutte de classes sous la Première République : bourgeois et « bras nus » (1793-1797), les bras nus étant synonymes de sans-culottes. Ces sans-culottes qui sont décrits par l’historien Haïm Burstin comme une « invention », du fait de la grande diversité de leurs statuts sociaux. L’historien marxiste Albert Soboul montre ainsi dans sa thèse de 1958, « Les sans-culottes parisiens en l’an II », que les sans-culottes peuvent être salariés, indépendants mais aussi au chômage, qu’ils sont plus ou moins précaires selon les sections de Paris, et qu’ils n’ont de manière générale pas les mêmes conditions de vie et intérêts matériels. Mais malgré cette hétérogénéité, il nous semble possible d’assimiler le mouvement sans-culotte à la constitution d’un véritable prolétariat urbain qui se forge progressivement son identité, ses idées directrices, ses symboles et son propre imaginaire collectif face à l’aristocratie et à la bourgeoisie.
Quant à la question de savoir si les députés Jacobins peuvent être considérés ou non comme « bourgeois » – y compris comme bourgeois radicaux – on doit s’intéresser, au-delà de leur appartenance socio-économique à cette classe, à leurs positions politiques. Pas opposés au libéralisme économique, ils acceptent néanmoins de l’encadrer, par exemple avec le maximum qui régule le prix des marchandises. Le modèle de République des Jacobins apparaît finalement comme une République de petits propriétaires terriens, opposés à un partage égalitaire des terres comme le prônent les partisans de la fameuse loi agraire, puis plus tard Gracchus Babeuf et la Conjuration des égaux. Doit-on privilégier le critère socio-économique ou politique pour décréter la classe d’un individu ou d’un groupe ? Il semble par exemple qu’il serait réducteur de présenter Robespierre comme simple représentant de la bourgeoisie, puisque celui-ci dans ses discours a toujours cherché à justifier son action comme la plus radicale possible pour la survie de la Révolution, au risque de se couper de sa base institutionnelle. Alors, doit-on finalement comprendre Robespierre comme pragmatique radical ou fossoyeur des velléités d’émancipation populaires ? Plus de deux siècles plus tard, alors que la forme républicaine s’est depuis longtemps imposée mais que le programme jacobin attend toujours d’être pleinement appliqué, la question demeure ouverte.
En 1794, Saint-Just déclare : « que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie la terre ». En pleine Terreur, il fait adopter par l’Assemblée ce que la postérité nommera les décrets de Ventôse, qui redistribuent aux « patriotes indigents » les biens des prisonniers convaincus de complicité avec l’ennemi. Cette période de sang et d’euphorie, où se succèdent massacres et bouleversements sociaux majeurs, est à coup sûr la plus polémique de l’histoire de France. Elle n’a cessé de diviser au sein même de la gauche, pour laquelle elle constitue autant un moment fondateur qu’un spectre menaçant. Pour autant, la nature exacte des réformes économiques et sociales menées sous la Terreur est encore aujourd’hui un sujet de débat pour les historiens. Comment comprendre cette période en clair-obscur, où l’on « déclarait la guerre au malheur » avec le renfort de la guillotine ? Comment appréhender ce « despotisme de la liberté contre la tyrannie », qui proclamait que « les malheureux sont les puissances de la terre » tout en renforçant les prérogatives liberticides du Comité de salut public ?
NDLR : cet article s’inscrit dans la sérieLa gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.
En juin 1793, les sans-culottes parisiens réclament la Terreur à l’encontre des ennemisde la République ; ils exercent une pression sur la Convention, dominée par les Montagnards, allant jusqu’à contester sa légitimité [1].
Des antagonismes socio-économiques importants voient le jour. Aux revendications égalitaires des sans-culottes s’oppose la tiédeur des Conventionnels, d’extraction bourgeoise et influencés par le libéralisme économique en plein essor.
Les sans-culottes réclament conjointement la mise en place d’un appareil de répression contre l’ennemi intérieur et le vote de lois frumentaires destinées à lutter contre la disette.
La Terreur est-elle un moyen pour les sans-culottes d’imposer leur programme économique interventionniste ? Les Montagnards les plus radicaux, comme Robespierre et Saint-Just, se sont-ils servis du tranchant de la guillotine pour appliquer un commencement de révolution sociale, contre la majorité de la Convention ? C’est la thèse qu’a défendu bec et ongles Albert Mathiez [2] ; Henri Guillemin l’a reprise dans une conférence qui a connu un succès posthume foudroyant sur Youtube [3]. D’autres nuancent ou contredisent cette dimension égalitaire, voire socialisante, qu’ils confèrent à la Terreur.
Portrait de Maximilien Robespierre, musée Carnavalet (auteur inconnu)
Au centre de ces interrogations et de ces contradictions, Robespierre [4]. Trait d’union entre les sans-culottes les plus révolutionnaires et les Montagnards les plus conservateurs, il est l’incarnation des contradictions du gouvernement révolutionnaire de 1793-1794 qui l’ont mené à sa perte – non sans avoir accompli une oeuvre politique dont le spectre a hanté les deux siècles suivants de l’histoire de France.
Salut public et révolution sociale
La Terreur ne saurait être analysée comme l’aboutissement d’un dessein préconçu par les Conventionnels ; encore moins comme une politique monolithique menée par une faction déterminée. Elle est le produit conjoncturel d’une alliance entre un mouvement populaire – les sans-culottes – et un groupe parlementaire – les Montagnards [5]. Unis dans l’opposition, ils développent des relations conflictuelles une fois au pouvoir.
En 1793, la République française apparaît dans une situation critique. Alors que la situation militaire empire et que la crainte d’un complot aristocratique se lit sur toutes les lèvres, les pénuries s’aggravent et les troubles sociaux se multiplient. Les sans-culottes réclament conjointement la mise en place d’un appareil de répression contre l’ennemi intérieur et le vote de lois frumentaires destinées à lutter contre la disette. Si l’aristocratie nobiliaire est la première visée, c’est avec une intensité croissante celle des riches qui est prise pour cible. Si les revendications économiques les plus immédiates des sans-culottes dépassent rarement le stade de mesures conjoncturelles – le fameux maximum du prix des denrées -, des projets de réforme sociale plus ambitieux voient le jour.
Sur le plan politique, ils réclament la mise en place d’une démocratie plus directe, qui ferait droit à leur mode d’organisation autonome ; de fait, les sans-culottes, regroupés en sections et armés, constituent un contre-pouvoir local à la Convention.
C’est à partir du 31 mai 1793 que les Montagnards se retrouvent en position de force, et commencent à légiférer dans le sens des sans-culottes [6]. La Terreur fut-elle le moyen d’imposer un programme de salut public pour sauver la patrieen danger, articulé à une une série de réformes sociales en faveur des pauvres ? A-t-elle scellé une alliance entre la fraction la plus patriotique de la sans-culotterie et l’aile la plus révolutionnaire de la Montagne, contre la richesse mobilière – ennemie naturelle de la Révolution ? C’est la thèse que défend, non sans brio, Albert Mathiez. Une série d’éléments appellent néanmoins à nuancer cette grille de lecture.
Les premiers mois donnent de nombreuses satisfactions aux sans-culottes. De nombreuses mesures en leur faveur sont adoptées : blocage des prix du pain et des denrées de première nécessité (loi du maximum général), création d’une armée de sans-culottes pour le surveiller, impôt progressif pour financer l’effort de guerre, guillotine pour les accapareurs et les agioteurs… Les droits féodaux sont définitivement abolis, achevant la destruction de l’aristocratie terrienne que les soulèvements de 1789 n’avaient fait qu’ébranler ; un processus dont on aurait tôt fait de sous-estimer la radicalité, lorsqu’on compare la France aux autres pays européens… [7]. Mais les heurts ne tardent pas à survenir…
La politique de la Convention prend une nette dimension de classe, ciblant les groupes sociaux aisés à l’aide de son pouvoir coercitif. Le décret du 5 nivôse an II (25 décembre 1793) prend explicitement pour cible les banquiers ;
Sur le plan politique, la Constitution de juin 1793 reconnaît l’existence des assemblées qui permettent aux sans-culottes de se réunir et de se structurer – bien que leurs attributions demeurent des plus floues – et proclame le droit à l’insurrection.
La politique de la Convention prend une nette dimension de classe, ciblant les groupes sociaux aisés à l’aide de son pouvoir coercitif. La justice révolutionnaire s’attaque aussi bien aux aristocrates émigrés qu’aux bourgeois spéculateurs. Le décret du 5 nivôse an II (25 décembre 1793) prend explicitement pour cible les banquiers ; imposé par Robespierre, il fait préventivement arrêter « et juger les étrangers, banquiers, et autres individus prévenus de trahison et de connivence avec les rois ligués contre la République française ».
Exagérés et Enragés : des mouvements pré-socialistes face à une Convention bourgeoise ?
Opportunisme de la part des Montagnards face à une sans-culotterie impatiente, qui menace de se tourner vers des factions plus radicales ? C’est indéniable. Dominant la Convention, les Montagnards se retrouvent alors aux prises avec plus révolutionnaire qu’eux : les Exagérés et les Enragés.
Les premiers se reconnaissent dans le journal radical de Jacques-René Hébert, le Père Duchesne. Les seconds dans le prêtre rouge Jacques Roux. Tous deux reprochent aux Montagnards leur timidité en matière sociale. Le premier finit par appeler, de nouveau, les sans-culottes à se soulever contre l’Assemblée. Le second prononce des discours humiliants pour les Conventionnels montagnards, qu’il confronte à leur train de vie bourgeois.
Exagérés et Enragés seront rapidement écrasés par la Convention montagnarde. Jeté en prison, Jacques Roux se donnera la mort. Arrêté en compagnie des meneurs exagérés, Hébert sera quant à lui guillotiné. Faut-il y voir les premières réaction d’une Convention bourgeoise contre un mouvement populaire au programme socialisant ? C’est généralement de cette manière que l’historiographie libertaire, et une partie de l’historiographie marxiste, interprètent cet épisode [8].
Jacques-René Hébert. par Edme Bovinet, BNF
Voir dans les Enragés et les Exagérés des mouvements pré-socialistes relève cependant de la gageure. Malgré toute leur radicalité verbale, les Enragés défendent surtout la lutte résolue contre la vie chère, par le biais d’un contrôle draconien de la circulation des denrées ; une mesure que tous les Conventionnels, jusqu’à Marat, rejetaient. Nulle remise en cause fondamentale de l’inégale répartition des biens et de la propriété chez les Enragés. Un communisme de la consommation [9], radical dans la conjoncture, plus insignifiant dans l’histoire longue du mouvement populaire ; nul communisme de la production. Les visées sociales des robespierristes, plus modérées dans le domaine des lois frumentaires et de la circulation des denrées, étaient plus larges.
Les Exagérés représentaient quant à eux un étrange attelage : de nombreux sans-culottes mais aussi une grande poignée de millionnaires étrangers, ainsi que des leaders au positionnement idéologique flou, rejoignant tantôt Danton, tantôt Marat. « Il est difficile de dire si de nombreux politiciens doivent être classés comme hébertistes ou dantonistes », note avec justesse Jean Massin [10]. Incarnation vivante de cette confusion politique : Anacharsis Cloots, richissime aristocrate étranger, proche un temps de Hébert. C’est comme Exagéré que Saint-Just l’a envoyé à la guillotine. Avant cela, Robespierre l’avait fait exclure du Club des Jacobins avec la dernière des violences, prétextant de sa richesse indécente.
Les Exagérés ont-ils été guillotinés parce qu’ils étaient perçus comme suppôts des puissances financières ? Ou au contraire, parce qu’on voyait en eux une menace pour l’ordre social ? Ces deux interprétations ne sont pas contradictoires. Une grille de lecture marxiste trop rigide semble ici peu pertinente (tant les déterminations de classe des différentes factions sont hétéroclites et fluctuantes).
Les décrets de Ventôse, rédigés par Saint-Just, sont pensés comme un transfert massif de propriété des bénéficiaires de l’ancien système vers la grande masse des travailleurs pauvres.
Il faut en effet garder à l’esprit à quel point les révolutionnaires de 1793 étaient hantés par l’imminence d’un complot visant à renverser la République. Une succession vertigineuse d’intrigues éventées, de faux témoignages et de vraies conspirations – admirablement restituée par Jean Massin [11] – impliquant des affairistes tantôt liés aux Exagérés, tantôt aux dantonistes, accroissait l’atmosphère de paranoïa dans laquelle vivaient les robespierristes.
Si les motivations de la répression des Exagérés ne sont donc pas exclusivement conservatrices, nul doute que celle-ci donne un brusque coup d’arrêt à l’élan populaire sous la Terreur. Elle prive les robespierristes de la base sociale nécessaire à l’application des réformes économiques les plus ambitieuses qu’ils souhaitaient.
La Terreur : un terrorisme mâtiné de socialisme ?
Des mesures sociales audacieuses sont portées par la Convention, sous l’impulsion du Comité de salut public, où siègent notamment Robespierre et deux de ses proches alliés – Saint-Just et Couthon. Les décrets de Floréal (mai 1794) mettent en place un embryon de système de retraite et de protection sociale.
Plus significatifs, les décrets de Ventôse (février et mars 1794) rédigés par Saint-Just. Ils font entrer dans la loi le séquestre des biens des suspects convaincus d’intelligence avec l’ennemi, et systématisent leur redistribution aux « patriotes indigents ». Dans l’esprit des robespierristes, ils sont pensés comme un transfert massif de propriété des bénéficiaires de l’ancien système vers la grande masse des travailleurs pauvres.
En apparence révolutionnaires, ces textes législatifs se distinguent par leur flou. Leur modalité d’application est laissée à la discrétion des autorités locales – bourgeoises en province, plébéiennes à Paris… jusqu’à la purge des Exagérés. Celle-ci a pour conséquence de substituer aux cadres radicaux de la Commune de Paris des dirigeants plus modérés. Une mutation cruciale pour comprendre le drame de Thermidor…
Comment interpréter cet ensemble de politiques publiques où se mêlent interventionnisme, accroissement de la progressivité des impôts et lois sociales ambitieuses ? Elles mettent à mal l’interprétation simpliste de la Révolution française comme « révolution bourgeoise ». La complainte rétrospective du Conventionnel Boissy d’Anglas à propos de la Terreur (« le riche était suspect, le peuple constamment délibérant ») n’est pas sans fondements.
Faut-il pour autant voir dans la Terreur une expérience socialisante ? Ce serait passer sous silence le fait que la richesse mobilière est sortie presque indemne de cette période, et que les projets les plus ambitieux de réforme de la propriété n’ont jamais dépassé le stade du discours.
« Terrorisme mâtiné de socialisme », comme l’a défendu Jean Jaurès, voyant dans la Terreur un « expédiant de justice sociale » ? [12]. Ce serait mésestimer l’importance qu’a revêtue la question sociale sous la Révolution…
Il faut prendre en compte un élément capital, parfois mis de côté par les historiens qui se cantonnent à la lecture des textes de lois : en l’absence d’une administration moderne et d’un système de registre unifié, l’application des lois économiques et sociales était souvent fonction des rapports de force régionaux. Patriotes indigents, oppresseurs, conspirateurs, malheureux, banquiers à la solde de l’étranger : autant de catégories sociologiques à tout le moins ambiguës, qui laissaient une large place à l’interprétation des administrateurs locaux… lesquels n’étaient souvent pas en possession de moyens logistiques permettant le recensement des pauvres ou des biens disponibles. Ainsi, selon qu’une commune ait été dominée par des sections de sans-culottes ou une assemblée de notables, l’application des lois sociales de la Convention variait du tout au tout [13].
C’est ainsi que la Terreur peut être comprise comme l’ère du primat du politique, porté à incandescence. Le jacobinisme issu de la Révolution rompt avec les explications théologiques de la genèse du pouvoir et des institutions… sans remplir ce vide par les connaissances économiques et sociologiques qui surviendront au XIXème siècle.
À Paris, c’est un basculement dans les rapports de force au sein du pouvoir exécutif de la ville qui a scellé le sort de la Convention montagnarde – en partie bien malgré elle.
La revanche de la société réelle contre l’illusion de la politique ?
Les derniers mois de la Terreur ont intrigué les historiens. Alors que les tensions socio-économiques s’accroissent, on y voit les Montagnards recourir avec toujours plus d’empressement au champ lexical de la vertu. Le discours de Robespierre sur l’Être suprême a lieu alors que des émeutiers de la faim secouent Paris, dont les leaders sont arrêtés sur ordre du Comité de salut public, puis réprimés avec une violence croissante.
NDLR : Lire sur LVSL l’article de Tristan Labiausse : « La République jusqu’au bout : retour sur la culte de l’Être suprême »
Faut-il y voir la marque intellectuelle d’une époque où l’on pensait les questions économiques sous un prisme moral ? Faut-il comprendre que les Montagnards aient voulu sublimer ces antagonismes dans un élan fraternel qui unirait riches et pauvres ? C’est le cas pour un nombre non négligeable d’entre eux. Mais pour les plus radicaux – Robespierre et Saint-Just – sans que cette explication soit totalement invalide, il faut davantage y voir une forme de prudence tactique.
Il ne faudrait pas, en effet, passer sous silence certaines de leurs intuitions les plus radicales quant aux antagonismes économiques qui clivent la société. « Quand l’intérêt des riches sera-t-il confondu avec ceux du peuple ? Jamais ! », écrit Robespierre dans l’une de ses notes [14]. Saint-Just développe des considérations similaires, dans ses écrits personnels au cours de l’année 1794 : « là où il y a de très gros propriétaires, on ne voit que des pauvres (…) l’opulence est une infamie ; elle consiste à nourrir moins d’enfants qu’on n’a de mille livres de revenu » (publiés de manière posthume sous le titre de Fragments d’institutions républicaines). Ce fils de notables se radicalise au contact de la Révolution, et finit par écrire qu’il « ne faut ni riches ni pauvres ». Signe de leur prudence, Robespierre et Saint-Just n’ont jamais assumé des positionnements publics aussi radicaux, conscients de la puissance de la bourgeoisie émergente au sein de la Convention. Mais ces écrits privés témoignent assez de l’ambition de leurs projets sociaux. Une dimension de leur action qui n’avait pas échappé à Karl Marx, lequel a rendu hommage à Robespierre et Saint-Just comme « d’authentiques représentants des forces révolutionnaires : la masse innombrable ».
Louis Antoine de Saint-Just, par Pierre-Paul Prud’hon, musée du château de Blérancourt.
Pour autant, il est indéniable que Robespierre comme Saint-Just restent prisonniers du cadre mental de leur époque. Leurs intuitions radicales en matière économique et sociale demeurent imprécises. Les rapports de force entre salariés et employeurs leur sont inconnus – de fait, un salarié ou un employeur peut être, de manière indifférenciée, un sans-culotte. L’exploitation économique est perçue et dénoncée lorsqu’elle concerne la soumission des pauvres aux propriétaires terriens ou aux créancier, mais pas aux patrons [15]. Ainsi, les mêmes Montagnards qui ont décrété les banquiers comme ennemis du peuple ont par la suite réprimé, avec une grande brutalité, ceux qui exigeaient des hausses de salaires ou des réformes économiques exagérément interventionnistes – avec une intensité croissante aux derniers temps de la Terreur [16].
S’il faut donner tort à l’interprétation de 1793 comme une révolution bourgeoise, il faut en revanche souligner leur ignorance de certains rapports de force socio-éonomiques élémentaires ; et rappeler à quel point dans l’esprit des Montagnards, l’ensemble des question économiques et sociales étaient subsidiaires par rapport à leurs objectifs proprement politiques.
C’est ainsi que la Terreur peut être comprise comme l’ère du primat du politique, porté à incandescence. Si le jacobinisme issu de la Révolution constitue une matrice politique si particulière, c’est qu’il rompt avec les explications théologiques de la genèse du pouvoir des institutions… sans remplir ce vide par les connaissances économiques et sociologiques qui surviendront au XIXème siècle. Entre ces deux visions du monde – théologique et rationaliste – émerge le peuple comme acteur de l’histoire. Destructeur des anciennes puissances qui lui voilaient la sienne et démiurge des institutions, il n’est contraint par aucun déterminisme – ni théologique, ni économique.
La figure de Prométhée incarne mieux que toute autre cette conception du peuple, qui découvre l’infinité de sa puissance après un long sommeil – et qui, privé de sa souveraineté durant des siècles, veut à présent l’étendre sur l’ensemble des phénomènes du réel. On comprend l’intérêt que portent Chantal Mouffe et Ernesto Laclau à la Révolution française, qui affirmait l’autonomie du domaine politique, libéré des superstitions religieuses, et pas encore soumis aux lois d’airain de l’économie. Époque naïve où l’on pouvait concevoir le peuple comme un sujet autonome, indéterminé, créateur de sa propre histoire – avant que Karl Marx ne le déconstruise méthodiquement, comme une fiction verbale permettant de légitimer le pouvoir de la classe dominante.
Il faut rendre hommage à François Furet qui, dans un beau livre publié peu après le bicentenaire, avait perçu avec beaucoup de finesse cette contradiction entre une froide appréhension économique et sociologique du peuple, et le mythe révolutionnaire du peuple comme sujet autonome cher aux Montagnards [17]. Il voit dans la période révolutionnaire une tension permanente entre la proclamation de la souveraineté absolue du peuple et la réalité d’un peuple majoritairement illettré, dont une infime proportion seulement se rend aux Assemblées populaires.
Ultime ruse de la raison révolutionnaire : les sans-culottes accompagneront le cortège funèbre des robespierristes de crachats et d’insultes ; ignorant qu’ils constituaient sans doute le dernier rempart, dans la Convention et le Comité au libéralisme économique qui allait se déchaîner dans les années à venir…
De ce gouffre entre le peuple rêvé et le peuple réel naît un nouveau régime de pouvoir, et un nouveau système de légitimation. La souveraineté du peuple étant à la fois proclamée et impossible, elle doit être incarnée. Les élus du peuple se livrent donc une compétition vertueuse, pour représenter mieux que les autres la volonté du peuple. C’est la raison pour laquelle les séances parlementaires prennent les contours de scènes de théâtre jouées dans une « arène de gladiateurs » : par la parole, celui qui parvient à « figurer symboliquement la volonté du peuple » règne [18]. Un jeu dans lequel excelle Robespierre, « cet alchimiste de l’opinion révolutionnaire qui transforme les impasses logiques de la démocratie directe en secrets de la domination ».
Reprenant les expressions de Karl Marx, Furet voit dans la Révolution française le triomphe de l’illusion de la politique : la mise en suspens des rapports sociaux réellement existants et des intérêts matériels, au profit du mythe du peuple souverain en action, par la voie de ses parlementaires. À l’inverse, le 9 Thermidor est pour lui la revanche de la société réelle : le moment où les antagonismes de classe et les rapports de production reprennent le dessus, et où la fiction du peuple unifié, ce délire cher aux révolutionnaires, vole en éclats.
Ruses de la raison révolutionnaire
Cette analyse est à coup sûr éclairante. Mais elle pèche par au moins trois aspects. Nous avons d’abord vu qu’elle est partiellement infondée pour les révolutionnaires les plus radicaux, Robespierre et Saint-Just ayant une conscience embryonnaire des rapports de classe. Elle empêche également Furet d’analyser ce nouveau régime de pouvoir – où l’on se légitime par la parole vertueuse, celle qui se fait l’écho de la volonté populaire – en termes de classes sociales. En effet, toute la justesse de son analyse ne fera pas oublier que derrière le théâtre parlementaire, on trouve des sans-culottes qui menacent d’envahir l’Assemblée, ainsi qu’une bourgeoisie d’affaires qui se livre à un travail d’influence pour défendre ses intérêts. Autrement dit, des rapports économiques et sociaux qui conditionnent toujours l’action politique. Enfin, et par conséquent, une telle grille de lecture interdit de procéder à une analyse des acteurs, des bénéficiaires et des victimes de la Terreur en termes de classes sociales ; que la rhétorique des révolutionnaires ait cherché à maquiller les antagonismes de classe n’implique en effet pas que ceux-ci aient disparu. Il faut accepter le fait que les intentions et les actions des révolutionnaires n’ont qu’imparfaitement coïncidé ; et que leurs décisions politiques ont eu un impact sur les structures socio-économiques bien au-delà de ce qu’ils souhaitaient.
Un article éclairant d’Albert Soboul permet de suivre la fluctuation des salaires journaliers parisiens sous la Terreur, et ainsi de prendre le pouls des rapports de classe entre travailleurs salariés et employeurs [19]. On constate qu’en 1793, les salaires subissent une augmentation considérable. Il s’agit de la phase de la Révolution au cours de laquelle les sections de sans-culottes prennent un pouvoir croissant au sein de la capitale, et où des révolutionnaires radicaux dirigent la Commune de Paris – la plupart rejoindront la faction des Exagérés. Exerçant un pouvoir parallèle à celui de la Convention, ils tolèrent une hausse des salaires bien plus élevée que ce que permet la loi – qui limite les salaire au même titre que les prix [20].
Dans un premier temps, Robespierre et les Montagnards soutiennent essentiellement pour des raisons politiques le pouvoir parallèle des sections de sans-culottes et leur organisation sur le mode de la démocratie directe, permettant à ces hausses de salaires de subsister. En appuyant la domination politique des sans-culottes, ils pérennisent cet état de fait favorable aux salariés face à leur employeur.
À partir de l’année 1794, la Convention montagnarde entreprend la purge des Exagérés. L’organisation démocratique des sections de sans-culottes est mise à mal, leur pouvoir encadré, et les principaux cadres de la Commune de Paris sont alors remplacés par des personnalités d’extraction plus bourgeoise, proches du train de vie des Montagnards. S’ils sont encore considérés comme des sans-culottes, ils appartiennent davantage à la classe des maîtres et des artisans que des salariés.
On assiste alors à une stagnation, puis une baisse drastique des salaires. Essentiellement pour des raisons politiques, encore, les robespierristes ont initié une dégradation du niveau de vie des travailleurs parisiens. La fin de la domination politique des sans-culottes les plus pauvres et les plus radicaux sur la Commune de Paris a sans doute eu des conséquences plus importantes que ce qu’ils concevaient.
C’est ainsi que la dimension sociale de la politique révolutionnaire a progressivement diminué au cours de l’année 1794. La Terreur, à l’origine réclamée à cor et à cri contre les classes aisées par les sans-culottes, s’est progressivement retournée contre eux. Sans que les Montagnards aient eu une claire conscience de léser les classes inférieures en exerçant une purge contre les Exagérés, ils ont réduit à néant l’assise sur laquelle leur politique sociale reposait.
Robespierre et Saint-Just comprenaient-ils qu’ils sapaient les bases populaires de leurs projets sociaux ? L’ignorance du détail des réunions du Comité de salut public laisse une large place à la spéculation. Mais c’est durant leur mandature que le Comité a pris de sévères mesures pour réprimer les agitations ouvrières et les émeutes de la faim. Ils ne se sont pas non plus opposés aux diverses mesures libérale mises en place par la Convention vers la fin de la Terreur – parfois inspirées du Comité – : dérogations légales au maximum, assouplissement du contrôle des accaparements… Ils ont, enfin, toléré la politique drastique de baisse des salaires menée par leurs alliés au sein de la Commune de Paris, à quelques jours de leur chute [21].
Albert Mathiez, pourtant, croit voir une opposition discrète mais croissante de Robespierre et Saint-Just à cette bifurcation. À l’aube du 9 Thermidor, une passe d’armes oppose Saint-Just au négociant Robert Lindet ; le premier accuse le second de saboter les décrets de Ventôse, en empêchant la mise en place des commissions destinées à redistribuer les biens des suspects aux pauvres [22]. Le 8 Thermidor, Robespierre dénonce publiquement la pression exercée par l’aristocratie des riches sur les Comités et la Convention : « La contre-révolution est dans toutes les parties de l’économie politique (…) Elle a pour but de favoriser les riches créanciers, de ruiner et de désespérer les pauvres ». Plusieurs indices indiquent que dans leurs derniers jours, Robespierre et Saint-Just souhaitaient en revenir à l’esprit originel de la révolution – celle qui proclamait que les malheureux sont les puissances de la terre, celle des projets sociaux aux larges vues que l’on trouve dans les Fragments d’institutions républicaines de Saint-Just [23]. Mais le mal était fait.
C’est ainsi que l’on trouve, coalisés contre Robespierre le 9 Thermidor, des représentants de la bourgeoisie d’affaires aussi bien que des sans-culottes. Les premiers, lésés par le dirigisme de la Terreur, comme les seconds, ulcérés par les baisses de salaires, tenaient les robespierristes pour responsables de l’ensemble des mesures économiques prises depuis un an.
Le 9 Thermidor, par Max Adamo. Alte Nationalgalerie,
Ultime ruse de la raison révolutionnaire : les sans-culottes accompagneront le cortège funèbre de Robespierre de crachats et d’insultes ; ignorant qu’il constituait sans doute le dernier rempart, dans la Convention et dans le Comité, au libéralisme économique qui allait se déchaîner dans les années à venir… Cette scène retiendra l’attention de Victor Hugo : « cette foule, est-ce qu’elle n’a pas ri sur le passage de Jésus, devant la ciguë de Socrate, le bûcher de Savonarole et de Jeanne d’Arc ? Est-ce qu’elle n’a pas craché à la face fracassée de Robespierre ? ».
L’imprécision du projet social des robespierristes, leur mauvaise appréhension des antagonismes économiques et sociaux, leur avaient coûté la vie. Les mouvements socialistes et marxistes des siècles suivants ne l’oublieront pas. Pour autant, ils demeureront fascinés par le peuple souverain comme sujet politique. Illusion, fiction, abstraction ? Peu importe : le peuple des robespierristes, la nation révolutionnaire, demeuraient des mythe mobilisateurs puissants et incontournables – au demeurant pas incompatibles avec une lecture en termes de classes sociales.
De même, les libéraux ne parviendront pas à conjurer le spectre de 1793. Deux siècles d’historiographie critique – de Benjamin Constant à François Furet – échoueront à tuer l’attrait suscité par la Révolution française. Le souvenir de la République montagnarde devait se rappeler à tous ceux qui voulaient réduire la société à un agrégat d’atomes, d’agents économiques indépendants les uns des autres ; et la société de consommation devait échouer à tuer le rêve de la nation jacobine.
La revanche de l’illusion de la politique sur la société réelle ?
Notes :
[1] Par commodité, nous parlerons des Montagnards comme du groupe parlementaire opposé à la Gironde, qui a initié les lois terroristes de 1793 et 1794 – en gardant à l’esprit tout ce que ces dénominations comportent de simplification, et qu’elles sont largement le produit d’une reconstruction a posteriori des événements.
[2] Albert Mathiez, Girondins et Montagnards, Paris, Verdier, 1993. Voir notamment les chapitres « La révolution sociale des robespierristes » et « Les séances des 4 et 5 Thermidor an II aux deux comités de salut public et de sûreté générale ».
[3] La conférence de Henri Guillemin, intitulée sur Youtube « Henri Guillemin explique Robespierre et la Révolution française » a été visionnée un demi-millions de fois. Un ouvrage en a été tiré (Henri Guillemin, 1789 : silence aux pauvres, Paris, Utovie, 1989).
[4] Si un nombre incalculable d’historiens l’ont dépeint comme le principal responsable de la Terreur – que ce soit pour l’en blâmer ou tresser ses louanges – les travaux récents et salutaires de Jean-Clément Martin ont déconstruit cette lecture de l’histoire. Ils ont remis en question, avec des éléments importants à l’appui, sa centralité dans les événements de 1793 et 1794. C’est donc ici davantage comme un catalyseurde la Terreur que comme l’un de ses initiateurs que nous le considérerons.
[5] En gardant à l’esprit les contradictions politiques qui fracturaient les Montagnards, et l’hétérogénéité sociale des sans-culottes – artisans, maîtres ou salariés selon les sections. Ces éléments sont par exemple absents de l’oeuvre-phare de François Furet, – loin d’être inintéressante par ailleurs, cf supra. Nous citerons le court mais dense ouvrage de Sophie Wahnich (La liberté ou la mort : essai sur la Terreur, Paris, La Fabrique, 2003), qui offre de nombreux éléments établissant le malaise des Conventionnels face à la demande de Terreur populaire, leurs tentatives pour la canaliser par l’entremise des lois.
[6] Le 31 mai 1793, les sans-culottes envahissent l’Assemblée et démettent une trentaine de députés girondins de leurs fonctions, accusés d’intelligence avec l’ennemi. Dès lors, les députés des bancs de la Montagne acquièrent un indéniable ascendant sur la Convention.
[7] Éric Hobsbawm (The age of Revolution (1789-1848), Abacus, 1988) note que l’aristocratie terrienne s’est largement maintenue au cours du XIXème siècle en Europe, et que la France fait figure d’exception.
[8] On se reportera au passionnant La révolution française d’Éric Hazan (Paris, la Fabrique 2013).
[9] Nous empruntons à l’historien Hugo Rousselle cette expression, auteur d’une thèse sur l’histoire des droits-créances.
[10] Jean Massin, Robespierre, Paris, Alinéa, 1993, p. 198.
[11] Ibid.
[12] Jean Jaurès, ibid.
[13] Sur l’application du programme social de la Terreur, voir Jean-Pierre Gross, Égalitarisme jacobin et droits de l’homme, 1793-1794 : La Grande Famille et la Terreur, Paris, Arcantères, 2000. Il n’y voit nulle révolution socialiste, mais constate une application modérée des textes de la Convention dans la plupart des cas.
[14] Jean Massin, Robespierre, Paris, Alinéa, 1993, p. 192.
[15] On rappellera que Robespierre était hébergé par un maître menuisier, qu’il ne considérait pas moins comme un sans-culotte que ses employés. Lors du vote de la loi Le Chapelier, qui interdit toute forme de coalition salariale, c’est dans une solitude absolue que Marat relaie la protestation d’ouvriers du bâtiment. Tout aussi significatif est le fait que les travailleurs pauvres aient fait porter leurs revendications sur le blocage des prix plutôt que sur la hausse des salaires.
[16] Outre l’envoi à la guillotine des Enragés et des Exagérés, on citera la fermeture du club des Cordeliers – plus radical et plébéien que celui des Jacobins – et l’arrestation des émeutiers de la faim durant les derniers mois de la Terreur.
[17] François Furet, Penser la révolution française, Paris, Gallimard, 1989.
[18] Timothy Tackett note – cela n’a rien d’anodin – que les aristocrates au sein de l’Assemblée se distinguaient par leur mauvaise maîtrise de la parole, peu habitués à en user pour justifier leur statut. Au contraire, de nombreux députés du Tiers faisaient profession d’avocats. L’expression « d’arène de gladiateurs » lui est empruntée (Par la volonté du peuple, Aubier, Paris, 1992). Il s’intéresse à la charge émotionnelle générée par les séances de l’assemblée : enthousiasme et attendrissement des députés acclamés par le peuple, humiliation générée par les défaites parlementaires accompagnées de huées, peur ressentie lorsqu’on « votait sous les poignards ». Il n’est pas inutile de croiser la lecture du livre de Furet avec celui de Tackett : le premier s’intéresse au nouveau système de domination par la parole né sous la Révolution, le second au régime émotionnel qui l’accompagne. Lire aussi sur LVSL l’article d’Antoine Cargoet « Comment les émotions ont fait la Révolution ».
[19] Albert Soboul, « Le maximum des salaires parisiens et le 9 Thermidor », Annales historiques de la Révolution française, 26e Année, No. 134, 1954.
[20] L’article 8 de la loi du 29 septembre 1793 limite les salaires à leur équivalent de 1790, plus la moitié ; les prix, de leur côté, sont limités à leur équivalent de 1790, plus le tiers seulement. Cette loi, censée être à la faveur des salariés (les prix étant davantage limités que les salaires), a cependant des implications variables selon que l’on considère une région où la pression populaire a conduit à une hausse de salaires importantes depuis 1790, ou une autre dans laquelle ils demeurent faibles. En conséquence, dans les régions où la pression populaire est la plus élevée, les autorités locales rechignent à appliquer cet article 8.
[21] La Commune de Paris, dirigée par les robespierristes, publie un arrêté visant à l’application de l’article 8 de la loi du 29 septembre 1793, qui porte sur le blocage des salaires à leur niveau de 1790, plus un tiers – ce qui équivaut, dans la capitale, à une diminution considérable. Les autorités municipales comprendront trop tard leur erreur, et tenteront de se défausser de leurs responsabilités.
[22] Commissions qui, effectivement, n’avaient pas été créés. Albert Mathiez, Girondins et Montagnards, Paris, Verdier, 1993. Le chapitre « Les séances des 4 et 5 Thermidor an II aux deux comités de salut public et de sûreté générale » analyse de manière chirurgicale Les séances qui ont conduit à la rupture entre Robespierre, Saint-Just et leurs collègues.
[23] Pour Jean Massin (op. cit.), durant les deux dernières séances du Comité de salut public, Robespierre et Saint-Just ont tenté d’élaborer un décret basé sur les Fragments d’institutions républicaines. On notera que, de même que Saint-Just avait affronté le négocient Lindet, Robespierre avait porté le fer contre le directeur du Comité des finances Cambon, l’accusant de mener une politique trop favorable aux grands financiers ; que Barère avait défendu un décret qui contredisait directement ceux de Saint-Just en Ventôse, proposant la vente aux enchères des biens des suspects. Que Lindet, Cambon et Barère figurent parmi les auteurs du coup d’État du 9 Thermidor indique que les motivations d’ordre socio-économiques n’y étaient pas étrangères, et que la bourgeoisie d’affaires y voyait une occasion rêvée de mettre fin au dirigisme de la Terreur.
Le 24 avril 1793, tandis que Marat, acquitté par le tribunal révolutionnaire, fait son retour à la Convention sous les acclamations des députés montagnards, Robespierre monte à la tribune. Il y présente le projet de révision de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, promulguée quatre ans plus tôt. Depuis 1789, la Révolution s’est radicalisée : sous la pression des monarchies coalisées de l’Europe et des sociétés populaires, les Tuileries furent prises et le Roi guillotiné. Il reste à faire entrer la nouvelle conception du principe d’égalité dans le marbre des lois. C’est le projet décrit par Robespierre dans ce discours sur la propriété que nous rééditons pour la collection des « grands textes » de LVSL.
Je vous proposerai d’abord quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie sur la propriété ; que ce mot n’alarme personne. Âmes de boue ! qui n’estimez que l’or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu’en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n’est qu’un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles ; il ne fallait pas une révolution sans doute pour apprendre à l’univers que l’extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes, mais nous n’en sommes pas moins convaincus que l’égalité des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins nécessaire encore au bonheur privé qu’à la félicité publique. Il s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l’opulence. La chaumière de Fabricius n’a rien à envier au palais de Crassus. J’aimerais bien autant pour mon compte être l’un des fils d’Aristide, élevé dans le Prytannée, aux dépens de la république, que l’héritier présomptif de Xercès, né dans la fange des cours, pour occuper un trône décoré de l’avilissement des peuples, et brillant de la misère publique.
Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété ; il le faut d’autant plus qu’il n’en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.
Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c’est que la propriété ; il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu’il appelle un navire, où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants : Voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête. Interrogez ce gentilhomme qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l’univers bouleversé depuis qu’il n’en a plus, il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.
Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne ; ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire dont ils ont joui de toute antiquité d’opprimer, d’avilir, et de s’assurer légalement et monarchiquement les 25 millions d’hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.
Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi notre déclaration des droits semblerait-elle présenter la même erreur en définissant la liberté, « le premier des biens de l’homme, le plus sacré des droits qu’il tient de la nature. » Nous avons dit avec raison qu’elle avait pour bornes les droits d’autrui ; pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes ? Vous avez multiplié les articles, pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété, et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer la nature et la légitimité, de manière que votre déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes :
Art. Ier — La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.
II. — Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui.
III. — Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.
IV. — Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral.
Vous parlez aussi de l’impôt, pour établir le principe incontestable qu’il ne peut émaner que de la volonté du peuple ou de ses représentants ; mais vous oubliez une disposition que l’intérêt de l’humanité réclame : vous oubliez de consacrer la base de l’impôt progressif. Or, en matière de contributions publiques, est-il un principe plus évidemment puisé dans la nature des choses et dans l’éternelle justice que celui qui impose aux citoyens l’obligation de contribuer aux dépenses publiques progressivement, selon l’étendue de leur fortune, c’est-à-dire selon les avantages qu’ils retirent de la société ? Je vous propose de le consigner dans un article conçu en ces termes :
« Les citoyens dont les revenus n’excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance doivent être dispensés de contribuer aux dépenses publiques ; les autres doivent les supporter progressivement, selon l’étendue de leur fortune. »
Le comité a encore absolument oublié de consacrer les devoirs de fraternité qui unissent tous les hommes à toutes les nations, et leur droit à une mutuelle assistance. Il paraît avoir ignoré les bases de l’éternelle alliance des peuples contre les tyrans. On dirait que votre déclaration a été faite pour un troupeau de créatures humaines parqué sur un coin du globe, et non pour l’immense famille à laquelle la nature a donné la terre pour domaine et pour séjour.
Je vous propose de remplir cette grande lacune par les articles suivants. Ils ne peuvent que vous concilier l’estime des peuples ; il est vrai qu’ils peuvent avoir l’inconvénient de vous brouiller sans retour avec les rois. J’avoue que cet inconvénient ne m’effraie pas ; il n’effraie point ceux qui ne veulent pas se réconcilier avec eux. Voici mes quatre articles :
Art. Ier. — Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entr’aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même État.
II. — Celui qui opprime une nation se déclare l’ennemi de toutes.
III. — Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.
IV. — Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers qui est la nature.
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
Les représentants du peuple français, réunis en Convention nationale,
Reconnaissant que les lois humaines qui ne découlent point des lois éternelles de la justice et de la raison ne sont que des attentats de l’ignorance ou du despotisme contre l’humanité ; convaincus que l’oubli et le mépris des droits naturels de l’homme sont les seules causes des crimes et des malheurs du monde,
Ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, ces droits sacrés, inaliénables, afin que tous les citoyens, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie, afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur ; le magistrat, la règle de ses devoirs ; le législateur, l’objet de sa mission.
En conséquence, la Convention nationale proclame, à la face de l’univers, et sous les yeux du législateur immortel, la déclaration suivante des droits de l’homme et du citoyen :
Art. — Ier. Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, et le développement de toutes ses facultés.
II. — Les principaux droits de l’homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence et de sa liberté.
III. — Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales.
L’égalité des droits est établie par la nature : la société, loin d’y apporter atteinte, ne fait que la garantir contre l’abus de la force qui la rend illusoire.
IV. — La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme d’exercer, à son gré, toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d’autrui pour bornes, la nature pour principes, et la loi pour sauvegarde.
Le droit de s’assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de l’impression, soit de toute autre manière, sont des conséquences si nécessaires de la liberté de l’homme, que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.
V. — La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société : elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.
VI. — Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l’homme, est essentiellement injuste et tyrannique : elle n’est point une loi.
VII. — La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.
VIII. — Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui.
IX. — Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.
X. — Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral.
XI. — La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.
XII. — Les secours nécessaires à l’indigence sont une dette du riche envers le pauvre ; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.
XIII. — La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.
XIV. — La loi est l’expression libre et solennelle de la volonté du peuple.
XV. — Le peuple est le souverain : le gouvernement est son ouvrage et sa propriété, les fonctionnaires publics sont ses commis.
XVI. — Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais le vœu qu’elle exprime doit être respecté comme le vœu d’une portion du peuple qui doit concourir à former la volonté générale.
Chaque section du souverain, assemblée, doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté : elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maîtresse de régler sa police et ses délibérations.
Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.
XVII. — La loi doit être égale pour tous.
XVIII. — Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents, sans aucun autre titre que la confiance du peuple.
XIX. — Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple et à la formation de la loi.
XX. — Pour que ces droits ne soient point illusoires, et l’égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics, et faire de sorte que les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques, où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leurs familles.
XXI. — Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu’ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi.
XXII. — Mais tout acte contre la liberté, contre la sûreté ou contre la propriété d’un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle, et des formes qu’elle prescrit, est arbitraire et nul ; le respect même de la loi défend de s’y soumettre, et si l’on veut l’exécuter par violence ; il est permis de le repousser par la force.
XXIII. — Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique appartient à tout individu. Ceux à qui elles sont adressées doivent statuer sur les points qui en sont l’objet, mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l’exercice.
XXIV. — La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme et du citoyen.
Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé.
Il y a oppression contre chaque membre, lorsque le corps social est opprimé.
Quand le gouvernement opprime le peuple, l’insurrection du peuple entier et de chaque portion du peuple est le plus saint des devoirs.
Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de se défendre lui-même.
Dans l’un et l’autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l’oppression est le dernier raffinement de la tyrannie.
XXV. — Dans tout état libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l’abus de l’autorité de ceux qui gouvernent.
Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible, est vicieuse.
XXVI. — Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions, ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics. Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n’a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens. Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires ; ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entr’aider, selon leur pouvoir, comme les citoyens du même État.
Celui qui opprime une seule nation, se déclare l’ennemi de toutes. Ceux qui font la guerre à un peuple, pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme, doivent être poursuivis partout, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain et contre le législateur de l’univers, qui est la nature.
Nous fêtons les 233 ans de la prise de la Bastille et du début de la Révolution française. Pourtant, la signification concrète de la République n’est pas toujours évidente pour les Français. Une fête républicaine doit-elle se voir réduite à un défilé militaire ? À un discours hasardeux du président de la République ? Une telle interrogation renvoie à la mission confiée à la République par les Montagnards et en particulier par Robespierre : la faire exister partout, dans la loi, mais aussi dans les esprits. Cette mission s’est incarnée dans le fait d’honorer un culte de l’Être suprême, le 8 juin 1794. Cette idée rend aujourd’hui perplexe et renvoie très vite à la prétendue mégalomanie de Robespierre et à ses penchants autoritaires. Elle a pourtant donné lieu à des fêtes incontestablement populaires, et s’inscrivait dans la philosophie générale du projet révolutionnaire de la Première République.
On peut voir dans cette idée un héritage de la philosophie des Lumières. Elle repose sur la reconnaissance d’une loi naturelle considérée comme supérieure à celle des hommes. Ainsi, c’est sur la nature que reposent les valeurs universalistes de la République : la Liberté, l’Égalité et la Fraternité.
Non seulement ce culte a été reconnu par la Convention Nationale en 1794 (18 Floréal an II) dans un décret dont l’article 1er proclame que « Le peuple français reconnait l’existence de l’Être suprême et de l’immortalité de l’Âme » [1] mais il a aussi permis l’organisation d’une fête qui, bien que méconnue et aujourd’hui réduite à l’autoritarisme politique du régime de la Terreur, a connu à l’époque un succès très important.
Le 8 juin 1794 (20 prairial an II), des foules de citoyens français se rassemblèrent ainsi au jardin des Tuileries (alors nommé Jardin national) pour assister au discours de Robespierre et à la mise à feu de figures représentant les vices que sont l’athéisme, l’égoïsme ou encore l’ambition, avant de célébrer l’apparition de la « statue de la Sagesse ». Dans un deuxième temps, la foule se rendit au Champ de Mars (alors Champ de la Réunion) afin de contempler un arbre dominant une montagne artificielle conçue pour l’occasion [2]. Ailleurs en France, la fête de l’Être suprême rencontra également un succès important. Il convient de revenir sur ce culte, qui constitue un aspect trop vite oublié de la Révolution. Elle aurait vu naître la possibilité que la République soit non seulement proclamée, mais aussi célébrée.
Un paradoxe profond réside dans la République française : si la Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé, […] elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme.
Ainsi, selon Robespierre, « L’idée de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine [3] ». On ne peut que penser, en lisant ce propos, qu’un paradoxe profond réside dans la République française. La Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé et l’organisation religieuse dans son entièreté. Mais elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme. Il fut incarné de manière forte par Maximilien Robespierre. Être républicain, c’est ainsi dans ce cas non seulement se révolter contre l’absolutisme, mais c’est aussi être capable de se penser dans un système de vertu et de morale plus vaste que sa propre individualité.
Il faut distinguer le républicanisme jacobin de Robespierre du républicanisme plébéien des dits « Enragés » tels que Jacques Roux [4], porté sur une vision davantage matérialiste du monde. D’autre part, le discours anti-théiste a aussi séduit durant la Révolution, incarné notamment par le célèbre marquis de Sade [5].
Aujourd’hui, on perçoit l’idée d’une fête de l’Être suprême au mieux comme une pure folie, au pire comme une extravagance résolument totalitaire. Pourtant, elle donne à réfléchir sur la nature du contrat républicain. La démocratie est le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple. Encore faut-il pouvoir définir ce qu’est ce peuple, s’il n’est pas la simple somme des individus. En effet, un peuple existe-t-il sans croyance ? La République peut-elle se construire sans une foi irréductible de ses citoyens en la vertu et la morale ? Dans une véritable République qui promeut Liberté, Égalité et Fraternité, la tâche semble complexe.
Le peuple n’existe pas en soi mais il lui est proposé de se construire autour d’un idéal politique. En cela, il devient un élément normatif. Il n’est plus, il doit être. Il doit s’articuler autour de ce qui l’unit. Dans une République, cela ne peut être ni l’ethnie, ni la simple appartenance écrite à la nation. Être Français, c’est être républicain. Chose bien plus aisée à proclamer qu’à réaliser…
Si la religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté, elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.
En cela, la religion a mieux réussi que la République à être vécue par les Français, à être sacralisée autour de rituels, de fêtes auxquelles le peuple est parvenu à s’identifier. Sur cet aspect, elle joue un rôle politique. Elle associe les membres d’une communauté autour d’une croyance mutuelle en Dieu et des valeurs que son existence invite à promouvoir. La religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté. Elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.
Aujourd’hui encore, le peuple semble ainsi bien davantage touché par les fêtes catholiques – quoique désormais catholiques zombies [6] – de Noël que par la fête nationale, laquelle se limite d’ailleurs à quelque défilé militaire qui ne rassemble pas de grandes foules de citoyens. Comme durant la Révolution, la République « flotte dans le vide » selon les termes de Marcel Gauchet [7]. La fête de l’Être suprême serait donc ce subtil mélange de rituels religieux et de République. Ce serait alors une bonne explication de son franc succès.
La République contre la religion ?
S’opposer à la religion revient à se retrouver face à un dilemme pour les Révolutionnaires. Est-il possible d’établir une société sans le catholicisme, religion d’État sous l’Ancien Régime ? Est-ce alors se résoudre à l’athéisme ? Le culte de l’Être suprême est donc l’exemple et l’incarnation logique d’une volonté républicaine de construire une nouvelle société. La République est donc non seulement un régime politique, mais c’est aussi une manière de percevoir la nation. On ne peut pas faire la Révolution sans vouloir promouvoir un nouveau modèle de société.
Ce nouveau modèle se devra donc de faire contrepoids face à la puissante Église, elle-même institution politique et sociale mais qui n’implique pas les vertus requises du citoyen républicain. Robespierre critique ainsi la religion catholique : « Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres ! […]. Les prêtres ont créé Dieu à leur image : ils l’ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel et implacable […]. Le sceptre et l’encensoir ont conspiré pour déshonorer le ciel et pour usurper la terre [8] ». C’est donc justement du fait de sa croyance en Dieu que Robespierre dénonce l’Église.
La critique adressée par Robespierre n’est cependant pas aussi rugueuse que celle de Rousseau, dont il se revendique. Rousseau, de son côté, critique la religion catholique car elle est incapable de s’intégrer politiquement [9]. On retrouve donc chez Robespierre l’expression de l’utilité d’une organisation religieuse dans l’État, là où Rousseau s’en méfie.
« Le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République. » (Robespierre, Discours du 18 floréal an II)
Que reste-t-il donc s’il n’y a plus de catholicisme ? Peut-on former une société vertueuse sans croyance ? C’est la critique qu’adresse Robespierre à l’athéisme, vu comme tout autant incapable que la religion catholique d’établir le lien social. Selon lui, l’athéisme manque de compassion pour les citoyens pauvres. La religion reste un moyen pour le peuple de croire à une paix future, tandis que l’aristocrate à la vie paisible n’a pas besoin de la foi en un avenir meilleur [10]. Pour Robespierre, la croyance catholique en un Dieu se comprend donc d’autant plus. Si l’accaparement de cette foi par le clergé est condamné, la foi elle-même n’est pas en cause. D’autant qu’elle est la manifestation d’une orientation de l’homme vers la morale : « le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République [11] » (Discours du 18 floréal an II).
Ainsi, c’est l’immoralité des aristocrates et du clergé qui est à remettre en cause. Ce n’est pas la foi en un Dieu qui est la base de la morale, et donc de la vertu. La religion est à comprendre comme compassion envers le peuple, et comme outil de construction d’une société juste et vertueuse. Cette société, la République, doit donc être capable de mobiliser le peuple afin qu’il s’en imprègne.
La finalité révolutionnaire
La religion civile n’est pas, pour les jacobins qui la défendent, seulement bonne en théorie, mais elle est aussi un moyen d’instituer la République dans les esprits au-delà des lois. La Révolution est censée faire aboutir une nouvelle société plus vertueuse. La religion civile, ici le culte de l’Être suprême, peut être vue comme étant la clé pour parvenir à cette fin, la finalité révolutionnaire. Marcel Gauchet, dans son Robespierre, révèle que si Robespierre était plus idéaliste sur la question de la religion civile, c’est davantage Saint-Just qui ajouta à l’idéel un constat « sociologique ». La Révolution n’est pas finie, elle « a été décrétée, mais elle n’est pas fondée. Elle flotte dans le vide. Elle apparaît dépourvue de l’ancrage dans les conduites spontanées des citoyens sans lequel un régime aussi exigeant ne peut durablement vivre. Comment combler ce vide ? Comment rendre immédiate et familière l’identification du citoyen au bien de la patrie qui le détournera de l’égoïsme et instaurera le règne de la vertu ? [12] ».
La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, qu’elle soit temporelle ou idéelle.
Ce n’est pas par hasard que la vision familière du culte de l’Être suprême se résume souvent à sa fête. La fête de l’Être suprême connut un succès surprenant. Cette réussite s’explique-t-elle par le désir du peuple français d’en terminer avec la Terreur ? Ou s’agit-il de la révélation que la religion civile est effectivement le moyen par lequel le peuple citoyen se saisit de ce qui le fait peuple, la République ? Ces deux arguments semblent contradictoires mais peuvent se révéler complémentaires. La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, temporelle ou idéelle. Quoi de mieux qu’une fête pour consacrer pleinement l’esprit de la République ?
L’État français, aussi laïc soit-il aujourd’hui, est-il parvenu à faire table rase des rituels et des fêtes religieuses ? L’apparition de la statue de la sagesse au milieu des cendres des figures de l’athéisme [13] n’est-elle pas rien d’autre que des cadeaux républicains sous le sapin de la nation ?
La religion civile : du Rousseau dans le texte
L’idée d’une religion civile ne provient évidemment pas de Robespierre. Celui-ci ne cache d’ailleurs jamais son héritage rousseauiste. L’idée évoque aujourd’hui une aversion au motif qu’elle amène nécessairement à une forme d’autoritarisme. Elle peut cependant tout à fait s’expliquer du point de vue de la théorie républicaine de Jean-Jacques Rousseau.
C’est à la fin du Contrat social, au chapitre 8 du livre IV, que Rousseau évoque l’idée d’une religion civile. Robespierre la reprend dans son rapport sur les idées religieuses et morales. En effet, l’aversion pour l’athéisme est un trait commun aux deux individus. Rousseau exprime tout autant l’empathie constatée chez Robespierre : « Les grands, les riches, les heureux du siècle, seraient charmés qu’il n’y eût point de Dieu ; mais l’attente d’une autre vie console de celle-ci le peuple et le misérable. Quelle cruauté de lui ôter encore cet espoir [14] ». Toutefois, l’idée d’une religion civile n’est en rien un moyen de faire croire en une vie meilleure. Ce culte permet, pour Rousseau comme pour Robespierre, d’instaurer l’unité de la nation, et donc de définir un peuple. Citons notamment le brouillon de son chapitre sur la religion civile [15] :
« Sitôt que les hommes vivent en société il leur faut une religion qui les y maintienne. Jamais peuple n’a subsisté ni ne subsistera sans religion et si on ne lui en donnait point, de lui-même il s’en ferait une ou serait bientôt détruit. Dans tout État qui peut exiger de ses membres le sacrifice de leur vie celui qui ne croit point de vie à venir est nécessairement un lâche ou un fou; mais on ne sait que trop à quel point l’espoir de la vie à venir peut engager un fanatique à mépriser celle-ci. Ôtez ses visions à ce fanatique et donnez-lui ce même espoir pour prix de la vertu vous en ferez un vrai citoyen. »
Cette citation synthétise assez bien les points communs de Rousseau et de Robespierre sur la question de la religion civile. D’une part, la religion est naturelle. Si les hommes composent et forment des peuples, ceux-ci se construisent autour d’organisations religieuses sans lesquelles ils ne pourraient même pas survivre. D’autre part, on perçoit ici à nouveau l’idée que la religion civile puisse être le moyen du patriotisme. Comme le montre Ghislain Waterlot, « la guerre est une possibilité qui menace toujours les nations; ce qui veut dire que n’importe quel État doit pouvoir compter sur le consentement de ses membres au sacrifice de leur vie en cas de menace. Or Rousseau pense que sans la foi en une vie à venir, on ne peut guère compter sur le sacrifice des citoyens. La foi en l’immortalité de l’âme conditionne la possibilité du sacrifice. » [16]
Faire nation
On peut en fait assez bien comprendre l’idée d’une religion civile dans la perspective rousseauiste : et si la croyance en l’Être suprême, et son culte, était la croyance en l’État ? En sa capacité à nous protéger en tant que membres d’une même nation ? D’une certaine manière, n’est-ce pas là toute la subtilité contractualiste ? En effet, le contrat passé entre l’État et le peuple ne vaut que par la capacité de l’État à protéger les individus, des menaces externes (la guerre) comme internes (la faim ou la maladie). Or, le contrat suppose donc que l’individu sacrifie une partie de sa liberté afin de garantir celle de la collectivité, de la nation.
La religion civile peut être comprise comme l’aboutissement final du contrat social. La croyance en l’Être suprême, et son culte, est la légitimation donnée à l’État dans le cadre du contrat, en plus d’être la signification de la vertu des individus qui composent le peuple subordonné par le contrat. La croyance en l’Être suprême est ainsi la croyance du peuple dans le peuple. Dans ce cas, la démocratie prend une autre dimension. En plus d’être le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple, elle est aussi sa croyance en lui-même à travers la religion civile.
Estampe anonyme, Bibliothèque Nationale de France.
Par ailleurs, la dimension contractualiste ajoutée au culte de l’Être suprême laisse penser que celui-ci n’est en rien l’expression d’une visée autoritaire. On trouve des références à la vertu comme principe régulateur des sociétés chez des penseurs bien davantage libéraux que Rousseau, comme Montesquieu. Pour lui, elle « n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois [17] ». Le culte de l’Être suprême peut ainsi se comprendre comme un culte voué au texte fondateur de la République, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
De nos jours, le culte de l’Être suprême est considéré comme partie prenante d’une forme d’autoritarisme d’État. C’est parce qu’il est associé plus fréquemment à la Terreur qu’à la théorie de Jean-Jacques Rousseau. Replacé dans son contexte, il n’a pourtant rien de radical. Il est une manifestation de l’amour pour les siens et pour la patrie. Il peut dès lors être compris comme une alternative patriotique aux religions.
Bien entendu, il est difficile de parler du culte de l’Être suprême en le séparant du contexte de la Terreur. Ainsi, tenter de s’éloigner le mieux et le plus possible du personnage de Robespierre et de son ambivalence lors de cette période décisive, permet de repenser le culte de l’Être suprême comme l’une des manifestations du républicanisme sous la Révolution française. C’est d’ailleurs la séparation d’avec ce cadre qui entraîne un irréparable anachronisme entre l’idée et son contexte.
L’idée d’un culte de l’Être suprême et de la République prête aujourd’hui davantage à sourire. Elle révèle en réalité avant tout la contradiction fondamentale de la République Française. Celle-ci nous invite à nous considérer collectivement comme citoyens d’un même peuple. Toutefois, on s’interroge encore sur sa capacité à nous constituer comme peuple. Une réflexion sur la foi républicaine en l’Être suprême et la fête qui l’a accompagnée semble être une clé pour comprendre un problème posé dès la proclamation de la République en France : la création d’un régime politique par le haut, sans l’imprégnation du pilier sur lequel devrait avant tout reposer la République, le peuple.
Notes :
[1] On peut d’ailleurs toujours lire la mention de l’Être suprême dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui figure toujours en préambule de notre Constitution.
[2] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.
[3] Robespierre, M.. Rapport sur les idées religieuses et morales (7 mai 1793).
[5] Sade, A. « Français, encore un effort si vous voulez être Républicains » dans La Philosophie dans le boudoir, GF Flammarion.
[6] Pour reprendre le fameux terme qu’emploie Emmanuel Todd pour désigner l’ensemble des usages du catholicisme restés dans une France en voie de sécularisation.
[7] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.
[8] Discours du 18 floréal an II, cité dans Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.
[9] « La loi chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État » dans Rousseau J-J. Du Contrat Social
[10] Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.
[11] Ibid.
[12] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.
[13] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.
[14] Rousseau, Lettre à Deleyre, 1758.
[15] Cité lors de la conférence de Ghislain Waterlot (Université de Genève) « La religion civile de Jean-Jacques Rousseau » donnée aux Charmettes, le 20 juin 2009.
[16] Ibid.
[17] Cité par Lucien Jaumes dans Robespierre chez « Machiavel ? Le culte de l’Être suprême et le «retour aux principes ».