Guerre commerciale : vers la dédollarisation et la mort de l’industrie européenne ?

L’imposition massive de droits de douane envers le monde entier par Donald Trump rompt de manière brutale la mondialisation néolibérale promue par les États-Unis depuis un demi-siècle. Si la Chine est la première visée – et sans doute celle qui a le plus de moyens pour se détendre – l’Europe est également ciblée. Arc-boutée sur le libre-échange, l’union européenne risque d’ailleurs d’être la principale victime de cette guerre commerciale aux nombreux impacts. Les répercussions pourraient aussi se faire sentir en matière monétaire, la Chine se délestant de ses bons du trésor américains. De premières tensions apparaissent d’ailleurs déjà dans l’administration Trump. William Bouchardon, secrétaire de rédaction du Vent Se Lève, était sur le plateau du Média pour en débattre.

Comment les « fonds vautours » dépècent les États surendettés

Citation extraite du livre de Benjamin Lemoine. © Joseph Edouard

Les difficultés financières du Sud global constituent une opportunité pour les « fonds vautours » pour empocher de très grosses plus-values. Leurs méthodes extrêmement agressives pour soumettre les États, judiciaires ou non, sont mêmes théorisées par un cabinet d’avocats new-yorkais. Dans son nouvel ouvrage Chasseurs d’États. Les fonds vautours et la loi de New York à l’assaut de la souveraineté (La Découverte), le sociologue Benjamin Lemoine plonge dans les arcanes de la finance et des cours de justice américaines pour décrypter les méthodes de ces rapaces de la finance… et les moyens de leur résister. Extrait.

Ils se vivent comme des « chasseurs ». Leurs proies sont les « souverains ». Ils sont avocats et ont pour clients la haute finance ou des firmes multinationales à qui des États doivent de l’argent, qu’il s’agisse d’une dette impayée, d’une indemnité obtenue à la suite d’un procès ou d’un recours en arbitrage [1]. L’un d’entre eux a rédigé le manuel du « bon » traqueur d’État, intitulé « À la poursuite des actifs protégés des débiteurs souverains ». Son auteur, Michael S. Kim, est spécialisé dans les disputes commerciales transnationales. Fondateur et principal associé du cabinet d’avocats new-yorkais Kobre & Kim LLP, diplômé de la faculté de droit de Harvard, cet ancien assistant au bureau du procureur général du district sud de New York (où il travaillait sur la criminalité en col blanc) met son expertise acquise au département de la Justice au service des entreprises et financiers qui cherchent à recouvrer leurs créances.

De redoutables « chasseurs d’États »

Les États souverains constituent pour ces chasseurs, qui s’en prennent aussi à des sociétés privées, l’espèce la plus redoutable des débiteurs, et les poursuivre relève d’« un affrontement avec des titans ». Pendant l’été 2005, les membres du cabinet Kobre & Kim se sont rendus dans le Connecticut, où ils ont passé une journée entière sur un champ de tir : « Nous nous occupons de litiges et de procès très agressifs ; nous préférons donc une activité qui s’accorde bien avec cette culture. Frapper une petite balle blanche sur les greens de golf ne nous convient pas vraiment », explique Kim à un journaliste du New York Times en 2005. Le stand de tir est devenu l’activité de prédilection pour les séminaires d’intégration de nombreuses entreprises new-yorkaises. Finies les parties de pêche et de softball. Les montants en jeu sont élevés, dépassant la plupart du temps la centaine de millions, parfois plusieurs milliards de dollars. Le lexique décrivant leur travail est militaire : on parle de « campagnes d’exécution ». Il s’agit, en mobilisant tous les leviers de pression imaginables, juridiques ou extra-juridiques, de contraindre les États à transiger. En effet, si le créancier a le droit pour lui, une décision de justice ou la sentence d’un tribunal d’arbitrage, aucune force ne contraint les États à payer. Dès lors, une armada est nécessaire pour transformer un bordereau de justice en liquidités. 

Depuis la fin des années 1990, le tableau de chasse mondial est fourni. Certains actifs saisis sont qualifiés de « trophées » en raison de leur valeur financière ou symbolique, matérialisant la punition et l’entrave infligées aux États. Un Falcon de la flotte du président de la République du Congo, Denis Sassou-Nguesso, attaché au sol dans un hangar de l’aéroport de Mérignac en Gironde. Une frégate argentine immobilisée au Ghana. Des huissiers de justice dépêchés pour tenter de saisir un satellite de l’État argentin ou pour bloquer un port commercial du Venezuela. Les comptes bancaires des ambassades gelés. La Federal Reserve de New York dans l’incapacité de transférer de l’argent depuis le compte de la Banque centrale d’Argentine pour honorer le paiement du gouvernement au Fonds monétaire international… 

Quand bien même ces saisies peuvent être levées dans certaines juridictions où elles sont entreprises, l’objectif a été atteint. Car ces raids légaux, délibérément spectaculaires, embarrassent, sinon humilient les États. Si les créanciers n’espèrent pas se rembourser intégralement par la saisie d’actifs, cette collecte provisoire finance leur procédure et, surtout, paralyse progressivement la cible. L’État débiteur voit peu à peu sa vie de souverain devenir impossible : ses partenaires commerciaux sont aussi visés et touchés, ses biens, ses transports sont placés sous surveillance et certains sont immobilisés. Tant que l’État pourchassé n’accepte pas de revenir à la table des négociations, avec eux en priorité, il éprouve de sérieuses difficultés à débourser son argent pour payer un autre créancier sans être menacé de confiscation. Jusqu’à ce qu’il craque. Tous les coups légaux sont permis pour mettre sous pression et étrangler financièrement le mauvais payeur et l’acculer au remboursement. En donnant libre cours à leur « instinct de chasseur », les créanciers finissent souvent par arracher le consentement de l’État débiteur à transiger et par en tirer profit. 

Depuis le début des années 2000, des centaines d’investisseurs étrangers ont poursuivi en justice plus de la moitié des États du monde.

Depuis le début des années 2000, des centaines d’investisseurs étrangers ont poursuivi en justice plus de la moitié des États du monde, fait des recours en arbitrage pour réclamer des dommages et intérêts liés à un large éventail d’actions gouvernementales – des réglementations en matière environnementale ou de santé publique – considérées comme une remise en cause de leurs investissements financiers (en juillet 2024, on recensait 1 332 cas de recours contre les États, ndlr). Mais les réclamations devant les tribunaux portent aussi sur des dettes non honorées. La probabilité qu’une crise de la dette s’accompagne d’une action en justice est passée de moins de 10 % dans les années 1980 à plus de 50 % ces dernières années.

Quand les États ne sont plus souverains face aux spéculateurs

Cette industrie du litige contre les États est dominée par un petit nombre de fonds spéculatifs, des hedge funds [2], qui sont entourés d’enquêteurs et d’informateurs très bien renseignés, officiels ou officieux – dont la fonction est de traquer les actifs de l’État endetté circulant dans le monde –, ainsi que de spécialistes en relations publiques – qui se démènent pour nuire à la réputation des mauvais payeurs et, a contrario, polir l’image de victime des financiers auprès des tribunaux et de l’opinion financière. Dans chaque opération commando, il s’agit de faire face à la souveraineté des États, c’est-à-dire d’affronter leur capacité à ne pas reconnaître des droits au remboursement, à ne pas se plier au jugement des tribunaux étrangers et à décider qu’une situation exceptionnelle – crise économique, sociale ou politique – justifie d’ignorer les promesses préalablement faites.

La plupart du temps, les détenteurs originaux des titres d’emprunt ou des indemnités arbitrales se sont délestés des créances ou du dossier et les ont revendus sur un marché de l’occasion, dit secondaire, découragés par le coût d’une procédure judiciaire de longue haleine ou éprouvant le besoin de nettoyer leur portefeuille. On le voit, la poursuite juridique est devenue financiarisée, transformant les litiges en supports d’investissement circulant sur un marché des affaires. Des consortiums réunissant financiers, avocats, spécialistes de l’information investissent dans des disputes et rachètent les créances « vacantes ». 

En Argentine, ces organisations financières sont devenues des ennemis publics : la présidente Cristina Kirchner comparait les fondos buitres, « fonds vautours », à des « terroristes financiers ». Si les hedge funds sont décrits comme des spéculateurs prospérant sur le cadavre des entreprises, des clubs de football ou des États au bord de la faillite, les milieux financiers parlent plus sobrement de « fonds procéduriers », d’activistes, spécialisés dans une classe d’investissements spécifique : la dette en détresse. La méthode est, a priori, simple et lucrative : mettre la main sur la créance d’un débiteur insolvable, revendue à bas prix, et le poursuivre par des moyens judiciaires et extrajudiciaires, par exemple via une campagne médiatique de dénigrement, jusqu’à l’astreindre au paiement et empocher le remboursement à un prix bien supérieur à celui de l’achat, auquel s’ajoutent les intérêts courus et les frais de justice. Si beaucoup se prétendent « chasseurs d’actifs souverains », peu ont un « historique de recouvrement » à faire valoir, me confie Kim. Les succès sont « extrêmement rares » : « Lorsque des clients (des investisseurs) engagent des avocats, presque personne ne demande : “Avez-vous déjà perçu des fonds ?”. » [3]

La méthode est simple et lucrative : mettre la main sur la créance d’un débiteur insolvable, revendue à bas prix, et le poursuivre par des moyens judiciaires et extrajudiciaires, jusqu’à empocher le remboursement à un prix bien supérieur à celui de l’achat.

En face, les gouvernants des États-nations débiteurs ne sont pas des victimes ingénues. Il est donc fondamental pour ces fonds vautours de dégainer vite et de frapper par surprise, pendant le procès, avant même que la décision soit rendue. Car, dans les trente jours qui suivent l’émission du jugement, l’adversaire aura réagi et peut-être déjà mis ses biens à l’abri des saisies. Face « à un débiteur souverain récalcitrant typique qui a déjà fait l’objet de nombreuses attaques et est assez avisé, ce n’est pas le moment de tergiverser en se demandant s’il va bientôt payer ». Les chasseurs le savent : « En général, un État dispose de ressources beaucoup plus importantes et d’un portefeuille plus garni que n’importe quelle entreprise, et peut employer des tactiques de mauvaise foi pour dissuader les créanciers de chercher à monnayer une indemnité. »

Et de fait, les États aussi savent s’équiper. Pour optimiser leur rapport au droit et minimiser leur exposition au risque de saisie, ils s’entourent d’avocats des grandes places financières du monde, New York ou Londres, et qui travaillent pour les cabinets les plus prestigieux – ce qu’on appelle le « cercle magique ». Dans le domaine du droit, les actifs d’État sont réputés les plus insaisissables parce que le souverain dispose de moyens d’esquive et de dissimulation atypiques : il peut faire valoir son immunité souveraine ou déplacer ces actifs dans des territoires échappant au droit commun commercial (comme à la Banque des règlements internationaux en Suisse). La proie souveraine ne se laisse pas prendre aisément.

Le « Sud global », une proie de choix

Mais l’énigme se complique car ce sont les États eux-mêmes qui, pour des raisons financières, renoncent souvent à nombre de ces protections spéciales. Afin de susciter la confiance des prêteurs mondiaux et d’accéder à un crédit moins onéreux, les services des États emprunteurs dont la confiance est la moins assise ont libellé leurs titres de dette en monnaie étrangère, la plupart du temps en dollar, et complété ce « péché originel », comme disent les économistes, sur le terrain du droit en plaçant leurs contrats sous l’égide du droit dominant, celui de l’État de New York. Ils ont ainsi écarté la référence à leur droit national, « suspendu » leur immunité souveraine et consenti à des clauses protégeant largement les créanciers. En échange d’un crédit plus avantageux, un taux d’intérêt plus faible, les départements du Trésor de ces pays se sont ainsi délibérément exposés à des risques juridiques et financiers. Dans la logique rationnelle du contrat, plus le souverain se laisse des marges d’action discrétionnaire en cas d’impossibilité de paiement, plus le créancier fera payer cher son prêt. Inversement, plus les efforts de sécurisation des créanciers privés sont importants, plus les facteurs de risque sont élevés pour les États.

Mais tous les débiteurs publics ne se sont pas soumis aux mêmes contraintes. L’inégalité entre pays occidentaux et pays du « Sud global » se décline dans le support même de l’emprunt : les souverains n’ont pas tous besoin d’émettre des contrats au sens strict pour lever de l’argent. Les États les plus centraux de l’architecture financière mondiale (les États-Unis, l’Allemagne, la France, etc.), forts de leur capital confiance, goûtent peu ce jeu de la rationalité contractuelle (et son cocktail de risques versus protections) et cet empiètement sur leur souveraineté pour obtenir des financements. Leurs emprunts, y compris auprès de créanciers étrangers, sont inscrits dans leurs droits administratifs, dans des lois, des arrêtés ministériels et des décrets domestiques : ce sont des actes d’État unilatéraux et incontestables, au sens où ils ont pour fonction d’éviter le couperet des tribunaux étrangers.

Au contraire, en fixant les obligations de l’État, en listant précisément les voies de recours possibles et impossibles en cas de défaut, et en étant éventuellement régi par une juridiction étrangère, le contrat d’emprunt est un outil de force pour le créancier privé et l’arme de l’État faible. Mais le droit peut constituer un instrument de contre-pouvoir dans ces terrains de la finance globale : à partir des années 1960, les États postcoloniaux du Sud global revendiquent un droit international « réellement universel », qui ne soit pas seulement la projection et prolongation des standards du droit coutumier favorables aux intérêts économiques des puissances européennes. 

Le système financier et monétaire mondial n’est donc pas plat, mais hiérarchique : certains souverains dominent le monde de la finance et semblent plus souverains que d’autres. À mesure que Wall Street est devenue la place financière incontournable du monde, les tribunaux de New York se sont imposés comme la chambre globale de règlement des litiges et de collecte des réclamations. La grande majorité des dettes en circulation, émises par des États émergents sous forme d’obligations, sont régies par le droit new-yorkais. Le tribunal du district sud de Manhattan, New York Southern District, le premier niveau hiérarchique de l’administration judiciaire étatsunienne (avant les tribunaux d’appel et la Cour suprême), est ainsi devenu un véritable centre de pouvoir global. La juridiction est qualifiée de « district souverain » pour souligner sa puissance et son autonomie relative vis-à-vis du pouvoir exécutif à Washington. Ce pouvoir juridique de la finance a façonné un terrain de jeux local et global pour les créanciers privés.

Notes :

Chasseurs d’États. Les fonds vautours et la loi de New York à l’assaut de la souveraineté, Benjamin Lemoin, La Découverte, 2024.

[1] Consenti par les États eux-mêmes dans le cadre des traités bilatéraux d’investissement et des accords de libre-échange, le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) – Investor-State Dispute Settlement (ISDS) en anglais – est une voie de recours, alternative à la justice étatique, pour les investisseurs, qui leur permet de réclamer auprès des arbitres des indemnités compensatoires si l’utilisation par l’État de ses institutions pour promulguer des lois, enquêter sur des infractions présumées, retenir ou révoquer des licences, etc., remet en question, de façon non conforme aux traités, les promesses faites à un investisseur.

[2] Les hedge funds, contrairement à ce que suggère leur appellation littérale (fonds de couverture), sont des fonds d’investissement qui, profitant d’une faible réglementation, placent une part importante de leur portefeuille sur des actifs illiquides, complexes ou risqués – à la différence des fonds d’investissement (investisseurs institutionnels, compagnies d’assurances, fonds de pension) destinés au grand public. Peu transparents et souvent implantés dans les paradis fiscaux, ils cherchent la surperformance et utilisent massivement les techniques de spéculation sur l’évolution des marchés, à la baisse comme à la hausse (produits dérivés, vente à découvert et effet de levier). Autrefois petits groupes d’entrepreneurs, ils sont aujourd’hui, le plus souvent, de grandes institutions financières qui emploient des centaines de personnes.

[3] Quand je l’interroge sur son palmarès, Kim évoque trois dossiers au moins : Conoco Philipps c. Venezuela ; Chevron c. l’Équateur ; Elliot c. Corée (qui fait actuellement l’objet d’un appel).

Souveraineté alimentaire : un concept anticapitaliste récupéré par le gouvernement

© Taylor Siebert

Après les manifestations des agriculteurs en début d’année, le Parlement étudie actuellement le projet de loi d’orientation agricole concocté par le gouvernement, qui doit sanctuariser la « souveraineté alimentaire de la Nation ». Si cette notion fait en apparence consensus, sa signification politique est disputée. Ainsi, le gouvernement veut s’appuyer sur cet objectif pour encourager encore davantage l’agriculture intensive et exportatrice, notamment en rognant les protections environnementales. Une vision à l’opposé du concept initial, élaboré par des mouvements paysans opposés à la mondialisation, pour qui la sécurité alimentaire d’une nation passe au contraire par la sortie de l’agriculture du cadre marchand. Décryptage.

La question de la souveraineté agricole est historiquement au cœur des crises du secteur. Pourtant, le concept en tant que tel n’est apparu qu’au XXème siècle. Intrinsèquement liée à la notion de sécurité alimentaire, elle porte à la fois sur la couverture des besoins d’une population, la préservation des ressources nationales et le droit des peuples à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Historiquement, c’est surtout le premier enjeu qui a primé, étant donné que les famines et les émeutes de la faim étaient fréquentes. Si cette perspective est désormais écartée dans un pays comme la France grâce à l’essor des rendements – bien que 16 % des Français déclarent ne pas manger à leur faim – elle reste fondamentale dans de nombreux pays incapables de nourrir seuls leur population galopante comme l’Egypte.

Une notion issue du mouvement altermondialiste

Cet sont d’ailleurs des pays en développement qui inscrivent cette notion de sécurité alimentaire dans les instances onusiennes durant les années 1970, à travers la création du comité des Nations Unies pour la sécurité alimentaire. Mais l’influence du courant tiers-mondiste, qui plaide alors pour réduire les inégalités Nord-Sud et une véritable décolonisation économique, ne dure guère. Avec la fin de la guerre froide et la mondialisation, les échanges commerciaux se libéralisent, notamment sous l’influence de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

C’est en réaction aux effets dévastateurs de l’ouverture des marchés agricoles à la concurrence étrangère que naît en 1993 la Via Campesina, un mouvement international de petits paysans et de travailleurs agricoles qui souhaitent reprendre le contrôle sur leur activité et leur production. C’est ce mouvement qui élabore alors l’idée de souveraineté alimentaire, définie comme « le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables, et le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires. »

Dans les pays du Nord, cette période coïncide avec les luttes contre les semences transgéniques et les craintes d’une privatisation du vivant par des grandes firmes comme Monsanto. Si cette problématique se retrouve aussi dans les pays du Sud, les combats y sont encore plus vastes, notamment du fait de la très inégale répartition des terres et de la ruine qu’occasionnent les accords de libre-échange pour les producteurs locaux, soumis à la concurrence déloyale de productions subventionnées d’Europe et d’Amérique du Nord. Avec la spéculation boursière croissante sur les produits agricoles, la sécurité alimentaire est d’ailleurs redevenue un enjeu majeur pour de nombreux Etats, notamment les pays du Moyen-Orient et du Maghreb, où les émeutes de la faim qui débutent à partir de 2007 débouchent sur les printemps arabes. Dans le cas de l’Europe, la prise de conscience des risques causés par la mondialisation est plus récente, notamment à l’occasion des pénuries intervenues ces dernières années avec le Covid et la guerre en Ukraine, dont l’effet a été décuplé par la spéculation.

La France, terreau fertile de la contestation agricole

La France représente d’ailleurs un terreau particulièrement favorable au concept de souveraineté alimentaire, du fait de son histoire. Tout d’abord, à la différence du Royaume-Uni qui voit dès le XVIIIe siècle le développement de grands domaines, notre pays connaît une propriété beaucoup plus morcelée. Cet écart se trouve accentué au moment de la Révolution française à travers la distribution des terres des grands domaines (émigrés, biens religieux) et les dispositions du Code Civil prévoyant l’égalité entre les héritiers, bien que de nombreuses exceptions existaient. Or, si la division des terres entre un grand nombre d’agriculteurs est positive, beaucoup ont du mal à vivre de leurs petites productions. En témoignent ainsi les révoltes des métayers (agriculteurs non propriétaires de leurs terres qui reversent une part des récoltes aux propriétaires des sols, ndlr) au début du XXème siècle.

Dès cette époque, la question de la concurrence étrangère devient aussi un carburant de la révolte paysanne. C’est par exemple le cas de la révolte des vignerons du Languedoc en 1907 contre les importations de vin étranger. Cette même profession se soulève à nouveau pour les mêmes raisons en 1976, ce qui donne lieu à un affrontement sanglant à Montredon (Aude) entre viticulteurs armés de fusils de chasse et CRS. On déplore alors deux morts et une trentaine de blessés. Cette période des Trente Glorieuses est également marquée par la forte baisse du nombre d’agriculteurs et la forte augmentation des superficies des exploitations grâce à la mécanisation.

En réaction à cette concentration croissante des terres à travers le « remembrement » des parcelles, une première scission apparaît en 1959 au sein de la FNSEA, qui donne naissance au Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF, syndicat agricole proche du Parti Communiste Français, ndlr). Petit à petit, la domination de la FNSEA s’érode. Le syndicat majoritaire, très proche des gouvernements successifs et dominé par les intérêts des grands exploitants tournés vers l’international, ne sert en effet pas les intérêts des petits agriculteurs. La Confédération Paysanne voit ainsi le jour en 1987 pour défendre une agriculture à taille humaine et tournée vers des méthodes alternatives, plus respectueuses de l’environnement et du vivant. Quatre ans plus tard, une nouvelle scission au sein de la FNSEA concernant une réforme de la Politique Agricole Commune (PAC) donne naissance à la Coordination Rurale, qui est vigoureusement opposée au libre-échange.

La maximisation de la production au mépris de l’environnement, la violence de la concurrence étrangère et la guerre des prix plongent de plus en plus d’agriculteurs dans le surendettement et une perte de sens de leur métier.

Depuis les années 1990 au moins, les failles du modèle agricole dominant sont donc de plus en plus visibles. La maximisation de la production au mépris de l’environnement, la violence de la concurrence étrangère et la guerre des prix plongent de plus en plus d’agriculteurs dans le surendettement et une perte de sens de leur métier. En outre, le modèle d’exportation s’essouffle : la France perd peu à peu des parts de marché et est sortie du top 5 mondial des exportateurs agricoles. Un récent rapport du Sénat sur la « compétitivité de la ferme France » pointe également les limites du modèle productiviste. D’après celui-ci, la production stagne depuis 1997 à la fois du fait du plafonnement des rendements et de la baisse du nombre d’agriculteurs et de surfaces exploitées. Autant d’ingrédients qui ne pouvaient conduire qu’à un embrasement majeur du secteur.

Une récupération politique chargée d’ambiguïté

Depuis la profonde crise de janvier 2024, la notion de souveraineté alimentaire est ainsi revenue en force dans le débat public et est devenue un enjeu politique majeur. Le pouvoir a choisi de se focaliser, au travers d’un discours belliciste, sur une menace imminente. Ceci permet habilement d’occulter les difficultés structurelles du secteur, en premier lieu d’ordre économique. Ainsi, les libéraux sont parvenus à fusionner les notions de souveraineté et de compétitivité au cœur de leur discours. Selon eux, la reconquête de la souveraineté passe dès lors par une industrialisation massive, l’objectif étant de pouvoir concurrencer les autres grandes puissances sur un marché agricole mondial.

Ce discours occulte néanmoins que le jeu du marché suppose d’ouvrir en parallèle les marchés. Selon le principe de Ricardo, on contribue ainsi à l’émergence d’un modèle agricole de moins en moins polyvalent. C’est ainsi que la colère des agriculteurs sur leur niveau de vie et leur revenu s’est transformé en plan d’action sur l’abaissement des normes environnementales. Il s’agit moins de protéger des petites et moyennes exploitations que d’aider les plus importantes à exporter d’avantage.

À l’autre bout du spectre, l’extrême droite s’est retrouvé aux prises avec un impensé idéologique. Ceci a donné lieu à un couac entre les deux principaux dirigeants du RN concernant les prix planchers. Le parti a maladroitement tenté de rapprocher la notion de souveraineté de ses dogmes, la fermeture des frontières ou la préférence nationale. Ceci se heurte néanmoins à une réalité hétérogène qui se plie mal aux concepts simplistes. Cette position, sans se révéler explicitement souverainiste, s’appuie uniquement sur la production agricole sans penser l’alimentation dans son ensemble.

Le « localisme » du RN témoigne ainsi d’une méconnaissance complète des circuits alimentaires, qui occulte la dépendance de fait de notre agriculture. En effet, elle exclut le fait que la France importe des produits bruts pour exporter en majorité des produits transformés, du fait d’une industrie agro-alimentaire particulièrement bien développée. La France n’est ainsi plus qu’une terre où se passe une part seulement de la production de valeur ajoutée agricole, au sein d’un vaste système mondialisé. La guerre en Ukraine ainsi démontré notre grande dépendance aux intrants. De même, il n’est pas rare qu’un broutard, jeune bête, né en France soit ensuite engraissé en Italie, pour être abattu en Allemagne puis transformé en France. Sans cette analyse fine et une politique stratégique et active pour reconstituer ces filières en France, ces discours se limitent à de simples proclamations sans effet.

La France importe des produits bruts pour exporter en majorité des produits transformés, du fait d’une industrie agro-alimentaire particulièrement bien développée.

Enfin, l’ensemble de ces discours présentent un même défaut. Celui de considérer le secteur agricole comme uniforme, ou même homogène. Cette crise agricole a révélé des profondes divergences dans le monde syndical, se traduisant par la signature inédite d’une déclaration de trois organisations sur les prix planchers. Rappelons aussi qu’il existe de grandes inégalités entre les exploitations, notamment dûes à l’absence de plafonnement des aides PAC à la surface. Résultat : les plus agriculteurs captent la grande majorité des subventions européennes et ne laissent que des miettes aux plus petits.

Les inégalités au sein du secteur agricole français sont également régionales : le taux de pauvreté dans les ménages agricoles varie ainsi de 10 % dans le Grand Est à 30 % et 40 % en Occitanie ou en Corse. De même le taux de pauvreté va du simple aux doubles entre les secteurs moins frappés, comme la grande culture et la viticulture (13%) et les élevages (ovins et bovins, 25%). Les différentes filières ne sont pas toutes également concernées par les éventuelles barrière aux libre échange. À titre d’illustration, la filière de la pêche française ne dispose que de 1,2 % de parts de marché mondial, ce chiffre atteignant 17,5 % pour le secteur du viticole et des spiritueux, où la France reste le leader mondial.

La politique agricole, angle mort du macronisme

Cette nouvelle crise n’est qu’un symptôme supplémentaire de plusieurs décennies de fragilisation du secteur agricole. De crise en crise, et faute de solutions structurelles, les producteurs sont restés soumis aux aléas du marché. Cette crise dénote surtout l’échec des politiques publiques, conduites depuis 7 ans. Le soudain revirement du Président de la République sur les prix planchers – dont la traduction législative reste incertaine – traduisant cruellement une absence de vision stratégique sur le sujet. Ce que la reprise opportuniste de la notion de souveraineté peine à dissimuler.

Or l’exposition du monde agricole au modèle libéral est particulièrement préjudiciable. Le travail sur le temps long s’accommode péniblement des variations du marché. Tandis que les politiques reposant les comportements individuels ne permettent pas de lever les blocages à une transition agricole.À cet égard, la relative perte de compétitivité de la « ferme France » traduit un échec de vision. La politique d’ouverture des marchés visant à accroître les exportations a menacé les filières les plus fragiles comme l’élevage, tandis que la compétitivité prix atteint vite des limites. Cette politique est pourtant soutenue ardemment au niveau européen. L’Union Européenne étant la première contractante mondiale avec 42 accords recensés. Un rapport parlementaire récent pointe notamment les lacunes des contrôles aux frontières, malgré les demandes répétées des professionnels.

À échelle nationale, les deux lois EGALIM se révèlent être de cinglants échecs. Pour rappel, il s’agissait de la pierre angulaire du premier quinquennat, symbole du macronisme disruptif. Une vision empreinte de naïveté, espérant rééquilibrer les négociations entre distributeurs et producteurs, par des procédés de pures formes. Le rapport de force défavorable aux producteurs est tout bonnement occulté. Faute de vouloir prendre des décisions fortes, comme l’encadrement des prix, l’encadrement des discussions s’avère au mieux anecdotique. Ceci alors qu’un observatoire des prix et des marches suit l’évolution des coûts pour chaque filière.

Ceci a conduit à une loi Egalim 2 en 2021 tout aussi symbolique. Celle-ci comporte des mesures techniques, telles que l’ajout d’une clause de révision des prix dans les contrats, ainsi que des mesures d’affichage (expérimentation d’un « affichage rémunérateur » ou renforcement de l’information sur l’origine des produits). Là encore, les mesures visent à faire changer les comportements du consommateurs, comme seul ressort d’une souveraineté.

Dans cette même veine, les efforts de plusieurs ministres pour lutter contre « l’agribashing » se révèlent anecdotiques, voire contre-productifs. En tentant de créer un clivage à l’égard des opposants à l’agriculture française, le gouvernement a tenté de s’en faire passer pour les défenseurs. Las, les campagnes de communication pour donner une image « positive » du monde agricole n’ont pas sérieusement permis de répondre aux lourdes difficultés économiques et sociales. Tandis que la mobilisation des paysans pour un revenu décent a considérablement amélioré leur image dans l’opinion.

La capacité de production de la France risque d’être durement entamée par les départs en retraite.

Le bilan de la politique agricole se mesurera à la capacité à garantir la pérennité du secteur. Pour l’heure, la baisse du nombre d’exploitants est une tendance de long terme. Celle-ci est pour l’heure compensée par la hausse de la taille des exploitations. Mais le secteur s’avère profondément menacé. Tout d’abord par le manque de renouvellement criant des chefs d’exploitation, dont la moitié a déjà plus de 50 ans. La capacité de production de la France risque d’être durement entamée par les départs en retraite, en l’absence d’un nombre suffisants de candidats à la reprise. Ce processus est accéléré par les difficultés financières, avec un bon des défaillances d’exploitations de 7 % en 2023.

Loccasion manquée de la loi d’orientation agricole

À ce titre, le projet de loi agricole pour favoriser les transmissions, apparaît dans cette lignée politique. Comportant un total de 19 articles, il apparaît vague et globalement inopérant. À ce titre, les deux premiers articles se limitent à définir un cadre d’intention.

Les mesures pratiques n’apparaissent pas à la hauteur des enjeux. Les articles consacrées à la formation posent les bases d’une revalorisation de la filière agricole (articles 3 à 5), sans néanmoins en préciser les modalités. L’essentiel des autres articles portent sur des mesures de simplifications techniques. Le cas des haies, longuement utilisée comme exemple concret, faisant l’objet d’un article. Tandis que les autres articles portent des risques pour l’environnement en encadrant d’avantage les recours, ou en modifiant les nomenclatures. Dans ce rayon, la création d’un France Services agricole s’avère un aveu d’impuissance face à la complexité normative.

Dans cette liste, l’article 12, portant sur la création de groupements fonciers agricoles d’investissement (GFAI) doit particulièrement attirer l’attention. En effet, ce véhicule d’investissement risque d’introduire les dérives de la finance dans le monde agricole. L’article vise à découpler la possession de la terre de l’exploitation afin de lever le blocage à l’installation de jeunes. Toutefois, l’arrivée d’investisseur sur cette ressources rares comme prisées est particulièrement inquiétante. Tout d’abord, les SAFER ont alerté sur le fait que les investisseurs privilégieront les exploitations les plus sûrs, ce mécanisme ne profitera qu’à la marge aux nouveaux installés. En outre, ce mécanisme risque d’apporter une instabilité supplémentaire dans le monde agricole, qui a besoin de garanties sur le temps longs. Le changement d’investisseurs dans le groupement propriétaires, la révision des tarifs de location pour suivre les évolutions du marché ou bien assurer un rendement maximum, risque de compromettre de nombreuses installations.

Enfin, au rang des absents, la question des revenus est totalement occultée. Alors que celle-ci était au cœur de la mobilisation de janvier. Par ailleurs, aucune disposition ne permet sur le long terme de remédier aux retards de paiement des aides. Le manque de moyens de l’État conduit en effet à fragiliser financièrement des exploitations, en termes de trésorerie. À fin mars, c’est 1 milliard d’euros d’aides qui restaient encore à distribuer. Quant à la proposition des prix planchers, elle est tout simplement remisée. Le secteur bio étant particulièrement exposé, notamment pour les aides à la transition. En conclusion, le projet de loi se limite à des décisions techniques immédiatement à la main des services de l’État. Et dont certaines restent encore grandement floues, quand ce n’est inquiétante.

La transition agro-écologique, chemin vers la souveraineté alimentaire

L’angle mort de cette déclaration d’intention du gouvernement est celle de maintenir un tissu agricole à taille humaine. En effet, l’enjeu fondamental du maintien de la souveraineté est la préservation d’un tissu agricole dans les campagnes. Les exploitations de moindre dimension sont autonomes et plus difficiles à intégrer. Elles permettent une meilleure prise en compte de l’environnement, comparé à de pratiques industrielles sur de grandes étendues, le développement d’une polyculture ainsi que de circuits courts. Le Haut Conseil pour le climat a notamment pointé que les émissions de gaz à effet de serre de la production française diminue, à l’inverse de ceux générés par nos importations. En outre, il s’agit du meilleur moyen de maintenir une force agricole dans la durée. Or la financiarisation du secteur compromet largement cet objectif.

L’ambition de recouvrir une souveraineté agricole, exige ainsi de garantir un nombre d’exploitants et d’actifs agricoles suffisants. Or, prétendre soutenir le secteur agricole, sans considération pour les contraintes environnementales s’avère être un non sens. Ces raisonnements s’appuient sur les difficultés économiques évidentes pour appuyer une idéologie rétive à tout changement. Tout d’abord, il s’agit du premier secteur exposé à son impact, avec des phénomènes climatiques extrêmes. Ensuite, la préservation de la qualité de l’environnement a un impact global, comme l’a illustré le débat sur l’emploi des néonicotinoïdes, menaçant l’apiculture et les cultures dépendants des pollinisateurs. Enfin, il existe un véritable débat de santé publique, qui touche en premier lieu les exploitants, mais devrait mobiliser tous les citoyens. À titre d’illustration, on peut souligner l’enquête du Monde sur la pollution des eaux, qui présente des niveaux de pollutions anormaux directement liés aux productions agricoles.

En outre, un récent rapport parlementaire a pointé le défaut d’indicateurs fiables au niveau européen ou français pour mesurer la dépendance alimentaire (balance commerciale, taux de couverture des besoins). En complément, il s’avère nécessaire de posséder une vision d’ensemble du circuit de transformation des produits. Il faut en effet considérer l’alimentation d’avantage que la seule production. Et ce au-delà des productions génériques du Haut Commissariat au Plan. Ceci permettrait d’identifier les points de fragilité et les secteurs à soutenir, et a minima d’établir une stratégie cohérente.

Si « la souveraineté alimentaire [devient] un objectif structurant des politiques publiques », avec le projet de loi gouvernemental, ceci exige des mesures fortes. En premier lieu, cet engagement exige de sanctuariser le monde agricole au sein des traités de libre échange. La porosité des clauses miroirs, à savoir la réciprocité des normes, a été largement dénoncée au moment de la crise. A minima, une différenciation par produit permettrait d’amortir les effets chocs qui fragilisent des filières entières.

Il s’avère nécessaire de bloquer le rachat par des fonds étrangers de parcelles, et ainsi préserver la terre. Ceci est à la fois justifié par la forte inflation des prix des terrains, les difficultés d’installation des jeunes agriculteurs et la nécessité de préserver notre approvisionnement. 

Aussi, il s’avère nécessaire de bloquer le rachat par des fonds étrangers de parcelles, et ainsi préserver la terre. Ceci est à la fois justifié par la forte inflation des prix des terrains, les difficultés d’installation des jeunes agriculteurs et la nécessité de préserver notre approvisionnement. Cette mesure a bien été porté par le groupe Rassemblement National à l’Assemblée Nationale. Mais le texte ne va pas au-delà des intentions. Alors qu’il suffit d’étendre au domaine des terres agricoles le décret Montebourg encadrant les investissements étrangers.

Pour protéger notre souveraineté, un État stratège doté de moyens adéquats est incontournable. En particulier, accompagner les transitions va devenir essentiel. Ceci suppose une prise en compte de l’impact du dérèglement climatique sur les différentes productions. Il s’agit notamment de réviser les productions et les modes de production, notamment en matière d’irrigation. Ceci suppose également d’accompagner les producteurs dans les changements en matière de consommation. Il est ainsi éloquent que l’un des produits sur lesquels la France présente le déficit le plus important soit le soja1. Cette vision d’ensemble doit permettre de rééquilibrer les inégalités entre filières. Ceci passe notamment par une assurance globale et publique sur les récoltes, pour collectiviser le risque. Alors que pour l’heure la gestion par le privé entrave toute généralisation, avec des résultats mitigés.

En fait, il s’agit de passer d’une politique agricole à une politique de l’alimentation. La loi Egalim a posé des bases mais sans définir de moyens associés. Les plans alimentaires de territoire, 431 à ce jour, couvrent la quasi totalité du pays. Pour l’heure, les débouchés concrets sont très limités. La Stratégie Nationale pour l’Alimentation, la Nutrition et le Climat (SNANC) a consacré 20 M€ à ces plans. Ceci ne représente que le financement d’un poste pour chacun d’eux. La principale vertu de ce dispositif est d’avoir fait prendre conscience aux différents échelons de la nécessité d’une politique de l’alimentation. Il s’agit également d’un bon point d’appui pour réunir les acteurs, en particulier les consommateurs et les producteurs.

Sortir l’alimentation du libre marché

Le projet de sécurité sociale de l’alimentation est pour l’heure limitée à quelques expérimentations audacieuses. Cette mesure ne bénéficie pas encore d’un soutien public déclaré. Plus globalement, la France pourrait devenir le pays de l’alimentation de qualité, qui ne soit pas réservée à une élite, renouant avec sa longue tradition culinaire. Aussi la politique d’aide alimentaire (estimée à environ 1,5 milliards d’euros en 2018) constituerait un bon point d’appui pour expérimenter la transition alimentaire.

Enfin, des mesures plus fortes du point de vue économiques pourraient être prises. En effet, tout d’abord la concentration des réseaux de distribution ne permet pas d’envisager un rééquilibrage des négociations. Les mesures formelles s’avèrent inopérantes. En France, 7 enseignes représentent 85 % des parts de marché. En filigrane, les opérations de rapprochement entre centrales d’achats se poursuit. Dès lors, au nom de la concurrence, la question du découpage de ces groupes est posée.

En complément, la protection des petites exploitations fragilisée pourrait se faire par la création d’une foncière publique. Celle-ci absorberait la propriété des terrains des exploitations en difficulté en contrepartie de l’effacement des dettes publiques. Par ailleurs, un groupement public permettrait d’externaliser la gestion administrative. Ceci permettant à l’exploitant de se concentrer sur sa seule activité de production tout en assurant un suivi. Ceci permettrait de soutenir le secteur, éviter la destruction économique en offrant des garanties patrimoniales à la puissance publique. À terme, cette mesure favorisera la redistribution des terres et l’installation de nouveaux exploitants.

1 avec un taux de couverture de la consommation nationale de 32% – annexe au projet de loi

CONFÉRENCE – ÉLECTRICITÉ : DÉBRANCHER LE MARCHÉ (ANNE DEBRÉGEAS & GWENAËL PLAGNE)

Après deux ans de forte hausse des prix de l’électricité (+40 % pour les particuliers, doublement en moyenne pour les entreprises et les administrations), la France et l’Union européenne sont en train de réformer le marché de cette source d’énergie indispensable. Au-delà des factures, c’est aussi le financement des investissements nécessaires pour le parc de production et l’avenir d’EDF qui sont en jeu. Or, la réforme en cours est bien moins rassurante que ce qu’annonce le gouvernement. Les prix continueront à fluctuer en fonction de la spéculation et le risque d’une plainte pour “concurrence déloyale” devant la Commission européenne n’est pas exclu. Par ailleurs, les menaces sur EDF restent nombreuses : projets risqués à l’étranger dont les coûts s’envolent, absence de souveraineté sur les turbines Arabelle rachetées à General Electric, concurrence des acteurs privés dans les énergies renouvelables… Alors que le gouvernement s’obstine à vouloir transformer ce bien public en un marché, syndicalistes et politiques se battent pour un vrai monopole public de l’énergie et des tarifs corrects pour tous les usagers. Une loi votée le 29 février à l’Assemblée nationale est un premier pas en ce sens. Après cette première victoire, comment transformer l’essai ?

Pour comprendre ces enjeux, Le Vent Se Lève recevait le 11 mars dernier à la Bourse du Travail de Paris deux syndicalistes spécialistes de ces questions : Anne Debrégeas, syndicaliste SUD Energie et économiste spécialiste du marché de l’électricité et Gwenaël Plagne, syndicaliste FNME-CGT et secrétaire du CSE-C d’EDF. La conférence était animée par William Bouchardon, directeur de la rubrique économie.

Rachat des turbines Arabelle : la soumission française aux États-Unis continue

© Joseph Édouard pour LVSL

Deux ans après le discours de Belfort d’Emmanuel Macron au cours duquel le Président de la République annonçait un accord d’exclusivité entre EDF et General Electric (GE) pour l’acquisition des activités nucléaires de GE afin de garantir le plein contrôle de la technologie de turbine Arabelle, rien ne se passe comme prévu. Ce qui apparaît comme la poursuite d’un échec industriel, débuté avec la vente de la branche énergie d’Alstom à GE en 2014, est révélateur de l’inefficacité de la politique industrielle du chef de l’État.

Depuis dix ans, Emmanuel Macron tente de faire oublier ses responsabilités dans la funeste décision de vendre la division énergie du groupe Alstom à l’américain General Electric. Sa validation d’une telle vente en tant que Ministre de l’Économie de François Hollande a en effet conduit la France à ne plus disposer d’une technologie clé : les turbines Arabelle, qui équipent nos centrales nucléaires. Au-delà de ces turbines, cette vente a également privé la France d’un savoir-faire et de capacités de production utiles dans les domaines de l’éolien en mer, des barrages hydroélectriques, du porte-avion nucléaire et d’équipements pour les réseaux électriques (disjoncteurs, transformateurs etc.). Bref, des activités hautement stratégiques.

Durant son premier quinquennat, Emmanuel Macron a compté sur l’oubli de cette affaire. Peine perdue : les suppressions d’emplois dans les usines passées sous pavillon américain et la commission d’enquête parlementaire présidée par le député Olivier Marleix (LR) – qui a accusé le Président de faire partie d’un « pacte de corruption » – ont montré que le sujet ne pouvait être mis sous le tapis. Finalement, en pleine campagne pour sa réélection, Macron s’est rendu à Belfort pour annoncer en grande pompe le rachat des fameuses turbines. Une décision qui attend toujours d’être concrétisée.

La dernière phase de l’acquisition des activités nucléaires de GE par EDF devait être close le 1er décembre 2023. Mais l’événement a été reporté sine die sans aucune communication officielle. La presse rapporte qu’EDF s’inquiéterait des effets des sanctions américaines envers la Russie sur le carnet de commandes de GE Steam Power. D’après le journaliste Jean-Michel Quatrepoint, cette volonté des États-Unis de sanctionner Rosatom, principal acheteur des turbines, cache en réalité une guerre industrielle entre les États-Unis et la France. Rappelons que l’industrie nucléaire russe a échappé aux sanctions américaines et européennes jusqu’à présent du fait de la dépendance de l’Occident aux capacités d’enrichissement d’uranium de la Russie. Les États-Unis ont peut-être dorénavant des capacités d’enrichissement suffisantes pour envisager de sanctionner Rosatom.

La vente des turbines, une erreur historique

Cette guerre économique n’a rien de nouveau : cela fait des années que les États-Unis tentent de mettre la main sur les savoir-faire français et y parviennent. En 2014, GE rachète la branche énergie d’Alstom dans un contexte où l’entreprise française était engluée dans des affaires de corruption à l’étranger. Succinctement, Frédéric Pierucci, cadre dirigeant d’Alstom, est arrêté en avril 2013 aux États-Unis, Patrick Kron (PDG d’Alstom) négocie avec la direction de GE la cession de la branche énergie du groupe en 2014 sur fond de promesse américaine d’abandonner les poursuites contre Alstom et ses cadres dirigeants, Arnaud Montebourg, alors ministre du redressement productif, préfère d’abord un rapprochement entre Alstom et Siemens et accuse Patrick Kron de négocier dans son dos. Alors que les négociations avec Siemens sont abandonnées, Arnaud Montebourg se rallie à l’option GE tout en cherchant une solution pour maintenir les activités nucléaires sous pavillon français. Nommé le 26 août 2014, Emmanuel Macron valide la cession de toute la branche énergie d’Alstom à GE en novembre 2014. La même semaine, Frédéric Pierucci est libéré sous caution aux États-Unis.

Lors de la vente, GE n’était plus le conglomérat industriel glorieux qu’il a été, mais un fonds d’investissement industriel agissant en lien étroit avec le gouvernement américain.

S’il est évident que la décision d’Emmanuel Macron d’autoriser cette cession a conduit à une perte de souveraineté française sur un secteur stratégique, le choix de GE était également mauvais. En effet, lors de la vente, GE n’était alors plus le conglomérat industriel glorieux qu’il a été mais un fonds d’investissement industriel agissant en lien étroit avec le gouvernement américain. La division la plus importante de GE au début des années 2000 était GE Capital. Cette filiale a participé au scandale financier des subprimes – pour lequel le groupe a payé une amende de 1,5 milliard de dollars aux États-Unis en 2019 – dont la bulle a lourdement endetté le groupe.

Après l’absorption de la branche énergie d’Alstom, GE licencie donc à tout va dans les usines françaises afin de rentrer dans ses frais et d’éponger ses dettes. Finalement, pour des raisons financières, le conglomérat américain va décider de se séparer de ces activités et Emmanuel Macron y verra une occasion de « réparer » l’erreur commise en 2014. Certes, le retour de la production des turbines Arabelle sous pavillon français est évidemment une bonne nouvelle pour la souveraineté économique du pays. Pour autant, EDF était-il le bon acheteur ? EDF est un producteur d’électricité mais n’est pas un producteur d’équipements : faire fonctionner une centrale nucléaire, ce n’est pas le même métier qu’usiner une turbine plus longue qu’un Airbus A380, pesant 1100 tonnes, déployant une puissance maximale de 1,7 GW et disposant d’une fiabilité de 99,96 %. 

EDF, acheteur par défaut

Si l’État a imposé à EDF d’entrer en négociation avec GE pour l’acquisition de cette activité, c’est parce qu’il n’existe aucune entreprise française ayant les compétences industrielles et financières pour opérer une telle activité. La production des turbines les plus puissantes et les plus efficaces en circulation suppose une compétence industrielle incomparable chez les salariés et dans la direction. Leur vente nécessite de pouvoir négocier d’égal à égal avec les gouvernements des pays concernés, le soutien de l’État français ne fait pas tout. Cette activité est éminemment risquée car l’usine n’est rentable qu’à la condition qu’elle produise deux turbines chaque année, tout creux de commande ou tout retard dans la production ou dans la livraison entraînant des coûts fixes importants qui ne peuvent être supportés que par un groupe industriel solide et diversifié.

L’État ne pouvait donc solliciter aucune entreprise privée à cette fin et encore moins lui imposer d’acquérir une activité dont les perspectives ne sont pas assurées sans une contrepartie financière substantielle. Et les solutions alternatives ayant émergé, notamment celle proposée par Frederic Pierucci, permettaient difficilement d’assurer l’avenir de l’usine de Belfort. EDF a donc été l’entreprise publique ayant la surface financière suffisante pour acquérir cette activité. 

La branche nucléaire de GE qu’EDF pourrait acheter recouvre la production et la maintenance des turbines Arabelle, des alternateurs Gigatop et de leurs auxiliaires ainsi que du contrôle commande de ceux-ci. Cela inclut l’usine principale de Belfort (la seule capable de produire des turbines Arabelle) mais également des usines à Rugby (Royaume-Uni) et Sanand (Inde) ainsi que des centres de maintenance en France et à l’étranger. Le groupe français pourrait ainsi intégrer l’ensemble de l’activité de construction d’une centrale nucléaire après l’acquisition de Framatome en 2018, génie civil mis à part.

Malgré le rachat, une dépendance aux Américains

Toutefois, la branche nucléaire qui pourrait revenir sous pavillon français va être singulièrement américanisée. Comme l’a rapporté Marianne, l’État s’est rendu compte que GE avait remplacé le contrôle commande historique d’Alstom (nommé ALSPA) par son propre contrôle commande (Mark) pour assurer la supervision de la turbine par l’opérateur. EDF n’a pas découvert cette information à l’occasion de ces négociations puisque l’entreprise française achète des turbines Arabelle pour ses projets d’EPR en France et à l’étranger. Dès lors, EDF a déjà accepté d’être livrée de turbines Arabelle avec le contrôle commande propriétaire de GE. Peut-être est-il aujourd’hui plus performant qu’ALSPA, mais GE a-t-il suffisamment investi pour le maintenir au plus haut niveau d’excellence ? En tout état de cause, EDF et l’État ont accepté que les turbines Arabelle soient opérées par un logiciel dont le brevet est américain et dont les évolutions seront assurées par GE. Ainsi, les États-Unis disposent d’un levier d’influence sur les nouveaux EPR français et devront valider chaque projet d’exportation français. L’État va-t-il attendre une nouvelle humiliation des États-Unis, comme le refus de livrer des catapultes utilisées par le porte-avion Charles de Gaulle en 2003, pour se rendre compte que la souveraineté nationale doit être assurée par tout moyen sur les technologies sensibles ?

EDF et l’État ont accepté que les turbines Arabelle soient opérées par un logiciel dont le brevet est américain et dont les évolutions seront assurées par GE.

Dans l’hypothèse où EDF acquiert effectivement cette activité, l’entreprise française devra faire face à deux difficultés majeures : les sanctions américaines et la concurrence avec Rosatom. Le conglomérat russe est tout à la fois le principal client des turbines Arabelle et l’un des concurrents d’EDF pour la construction de centrales dans le monde. Si les États-Unis imposent des sanctions contre la Russie, il est probable qu’EDF ne pourra livrer des turbines Arabelle à Rosatom qu’en transgressant les sanctions américaines. En effet, les turbines Arabelle contiennent des pièces dont les brevets appartiendront toujours à GE car l’entreprise américaine continuera à produire les mêmes pièces ou à utiliser les mêmes brevets pour des turbines utilisées dans d’autres types de centrale (à charbon, à biomasse ou à gaz par exemple). Si elle souhaite continuer à travailler avec les États-Unis et éviter un procès, EDF devra suivre les sanctions et renoncer à plus de la moitié de son carnet de commande actuel représenté par Rosatom, payer des pénalités à l’entreprise russe et abandonner les relations futures avec ce client fidèle. Que ferait le gouvernement français dans cette hypothèse ?

Même si les relations commerciales avec Rosatom devaient se poursuivre, EDF et Rosatom seront amenés à être concurrents ou partenaires pour la construction de centrales nucléaires dans de nombreux pays souhaitant développer ce type d’énergie. Est-il possible que se fassent concurrence une offre d’EDF et une offre de Rosatom intégrant la turbine Arabelle produite par EDF ? La seule hypothèse permettant d’imaginer une poursuite des commandes de Rosatom à l’usine de Belfort serait celle d’un accord entre EDF et Rosatom incluant probablement une prise de participation de l’entreprise russe dans l’usine française pour limiter la distorsion de concurrence entre les deux acteurs. Si Rosatom a besoin de turbines Arabelle parce que certains clients internationaux la demandent eu égard à ses performances et que l’usine de Belfort a besoin des commandes de Rosatom, le rapport de forces semble être plus favorable à Rosatom dès lors qu’elle construit des réacteurs sur sol et à l’étranger avec d’autres modèles de turbines, notamment celles produites par l’entreprise russe Power Machines ayant de solides références à l’export. 

Cette prise de participation ne semblant pas crédible aujourd’hui, le risque est réel qu’EDF doive opérer une usine amputée de la moitié de son carnet de commande. Une déconvenue directement dûe à l’inconséquence de Macron, ministre de l’économie en 2014 et Président de la République depuis 2017.

Une politique industrielle inexistante

Les autres activités de la branche énergie de GE en France (hydraulique, éolien, réseaux électriques et gaz) ont quant à elles été complètement sacrifiées par le gouvernement français. La lecture de la presse locale et nationale rappelle la casse sociale et la destruction des compétences opérées par GE partout en France, dans la branche gaz, dans l’éolien en mer, les réseaux électriques et les activités support. Il n’y a plus de production de turbines hydrauliques en France depuis 2019. Comment être exhaustif face à une telle casse sociale depuis 2015 ? En 2021, GE a annoncé la scission du conglomérat en 3 entités dédiées à la santé, à l’aéronautique et à l’énergie. Les salariés de la branche énergie, dénommée GE Vernova, craignent une poursuite de la casse sociale et une nouvelle perte de souveraineté de la France dans le domaine de l’industrie de l’énergie. 

Les autres activités de la branche énergie de GE en France (hydraulique, éolien, réseaux électriques et gaz) ont quant à elles été complètement sacrifiées par le gouvernement français.

Au-delà de GE, toute l’industrie de l’énergie française subit les errements de la politique industrielle de l’État. Des secteurs indispensables à la lutte contre le changement climatique, dans lesquels la France dispose de salariés très compétents et de technologies de pointe, sont sacrifiés sans que la politique industrielle du gouvernement ne permette d’arrêter l’hémorragie. Alors que certaines entreprises font croire qu’elles vont produire des usines de panneaux photovoltaïques sous réserve d’énormes subventions à l’investissement et d’une hausse des tarifs d’achat du photovoltaïque. Ainsi, une filiale de Total ferme ses dernières usines de panneaux photovoltaïques en France et livrera la France depuis le Mexique et la Malaisie…

Pourtant, l’État a mis en œuvre une politique économique dont l’objectif affiché est la réindustrialisation. Les dépenses fiscales (20 Md€ par an), les baisses des cotisations sociales (90 Md€ par an) et des impôts de production (10 Md€ par an) visent explicitement à renforcer la compétitivité des entreprises et notamment les entreprises industrielles exposées à la concurrence internationale. L’État a également lancé les plans France Relance et France 2030 à la suite de la pandémie de covid 19 dotés respectivement de 100 milliards d’euros et de 54 milliards d’euros. Des subventions massives ont été attribuées aux entreprises manifestant leur volonté d’en recevoir, souvent sans autre condition que celle de ne pas être une entreprise en difficulté… 

Même si le gouvernement se targue de l’ouverture d’usines, la part de l’industrie dans le PIB est inférieure en 2022, 13,3 % (dernière valeur consolidée publiée par l’INSEE), à ce qu’elle était en 2017, 13,8 %, lors de l’accession de M. Macron au pouvoir et en 2014, lorsque GE a acquis la branche énergie d’Alstom (14,1 %).

Il manque une évaluation quantitative de l’ensemble de la politique industrielle mise en œuvre par les derniers gouvernements auto-désignés comme « pro-business » mais il est manifeste que les fortunes déversées sur les entreprises privées sont sans commune mesure avec les résultats obtenus. Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), symbole de la politique économique libérale de M. Hollande, a créé entre 100 000 et 160 000 emplois selon France Stratégie, bien loin du pin’s « 1 million d’emplois » arboré par M. Gattaz. Pour un coût de 18 Md€/an, chaque emploi créé grâce au CICE a coûté entre 112 500 et 180 000 € d’argent public. 

Des milliards distribués sans aucune vision

D’un point de vue qualitatif, le gouvernement a initié un semblant de politique industrielle verticale avec les plans France Relance et France 2030. Il a en effet choisi plusieurs filières telles que l’hydrogène vert, les batteries ou les petits réacteurs nucléaires (SMR). Pour prendre l’exemple des batteries, l’État subventionne directement les usines, indirectement via divers crédits d’impôts (comme le récent crédit d’impôt industrie verte, C3IV) et solvabilisera les acheteurs de batteries sur la base de prix permettant une rentabilité élevée aux producteurs. Profitant d’un rapport de forces très favorable, les industriels concernés mettent en concurrence les pays européens et les États-Unis pour l’installation d’une usine. En France, l’entreprise ACC réclame les mêmes conditions que Prologium pour la construction d’une usine de batteries. Et ACC a raison de s’émouvoir, l’État va subventionner 40 % de l’investissement de Prologium alors qu’elle-même ne recevra que 20 % de son investissement. Quelle rentabilité ces entreprises vont-elles atteindre lorsqu’elles toucheront le C3IV en plus et qu’elles pourront vendre leurs batteries très chères à des clients subventionnés par l’État ?

Si cette politique est si coûteuse et inefficace, c’est parce que le gouvernement français est le bon élève de la globalisation libérale.

Si cette politique est si coûteuse et inefficace, c’est parce que le gouvernement français est le bon élève de la globalisation libérale. Dans ce cadre, les entreprises mettent en concurrence les États pour sélectionner ceux proposant les subventions les plus importantes, les salaires les plus bas et le cadre juridique le moins protecteur des salariés et de l’environnement. De plus, comme les entreprises ont un intérêt à la concentration des activités industrielles comme le démontre l’économie géographique, la France, très désindustrialisée, doit subventionner d’autant plus les entreprises pour qu’elles aient un intérêt à s’installer. A ce désavantage s’ajoute celui d’une indifférence totale des capitaines d’industrie français pour leur pays, contrairement à leurs homologues allemands ou italiens, comme le montrent les données sur la délocalisation des entreprises françaises.

Réparer des erreurs aussi graves commises depuis des décennies prendra incontestablement beaucoup de temps. Néanmoins, les solutions sont connues depuis des années. En premier lieu, cesser de brader les entreprises stratégiques, dont Atos n’est que le dernier avatar, et abandonner la naïveté face aux conséquences des choix « du marché » et de la guerre économique menée par des pays hostiles mais aussi par nos alliés et partenaires, américains comme européens. Ensuite, recréer une véritable politique industrielle et des entreprises publiques fortes sur le fondement d’une analyse sérieuse de nos besoins et de nos dépendances. Si un appui sur le privé peut être nécessaire pour différentes raisons, il faut alors encadrer beaucoup plus strictement les subventions qui peuvent être distribuées, pour s’assurer de réels bénéfices sur l’emploi, les savoir-faire, la souveraineté et l’environnement. Un cap de planification incompatible avec le libre marché mondialisé ardemment défendu par Macron et ses alliés.

Rousseau : la République contre le libéralisme économique

Agriculture XVIIIe
Planche de l’Encyclopédie représentant une scène agraire au XVIIIe siècle.

Contrairement aux citations convenues, le philosophe Jean-Jacques Rousseau n’est pas seulement un penseur républicain, défenseur de la souveraineté populaire et de la volonté générale. En effet, l’auteur du Contrat social avait très tôt identifié les conséquences du primat de l’économie sur le politique : accroissement des inégalités, perte d’indépendance stratégique, délitement de la puissance publique… Afin d’assurer l’autonomie des nations, Rousseau met alors au cœur de son projet la réduction du libre-échange et la promotion du travail non-marchandisé.

« Finance est un mot d’esclave »

Bien avant Marx, Rousseau dénonce les logiques piégées du libéralisme économique. La consécration de la « monnaie » favorise notamment le développement des intérêts égoïstes et l’accroissement des inégalités : en tant que moyen d’échange, elle facilite les transactions en les étendant à l’abstraction, entraîne à désirer plus qu’on ne le devrait, à acheter des choses superflues, et conduit à s’enchaîner aux promesses des bourses personnelles. « Donnez de l’argent, et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance est un mot d’esclave, il est inconnu dans la Cité » écrit-il dans le Contrat Social. Ainsi, s’il reconnaît l’utilité la monnaie – en tant qu’outil nécessaire à certaines transactions, dès lors que le travail est divisé –, ce sont bien davantage les effets pervers liés à sa valorisation qui le préoccupent.

Pire encore : puisque la monnaie permet de tout acheter, elle donne aux riches un pouvoir sur toute chose, c’est-à-dire un pouvoir sur le monde. La monnaie ne répète donc pas seulement les inégalités qui peuvent la précéder, elle les accentue en favorisant l’accumulation des capitaux et, surtout, elle les institutionnalise. Rousseau rappelle combien les échanges ne se font jamais à armes égales. Dans son Discours sur l’origine des inégalités, il montre que les inégalités préexistent à l’institution de l’État et empêchent tout accord général qui soit fondé sur un équilibre d’intérêts. Dès lors que des individus sont dépendants de la richesse d’autres, nulle relation loyale ne saurait s’établir, comme en témoigne avec ironie cet extrait : « Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander. »

À l’heure de l’émergence de la bourgeoisie urbaine, Rousseau diagnostique déjà que les inégalités économiques ne se contentent pas de leur domaine, elles empiètent sur la constitution civile de la société : l’accumulation entraine la servitude. Il met ainsi le doigt sur les vicissitudes les plus classiques du salariat que nous retrouvons toujours à notre époque : le contrat de travail n’est pas librement consenti, puisqu’il ne s’établit pas d’égal à égal, mais se fonde au contraire sur la dépendance et la renouvelle par l’appropriation du travail du salarié.

Couverture de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, parue entre 1751 et 1772.

Dès 1755, dans son article sur l’économie dans l’Encyclopédie, Rousseau condamne, par ailleurs, les physiocrates de son époque. Ces derniers avaient pour projet d’organiser la société selon le calcul d’un ordre prétendument naturel des choses qui s’effectuerait au travers de l’économie. Le domaine politique serait alors une préoccupation révolue, un reliquat d’une époque obscure où l’on gouvernait au lieu d’administrer.

Cela pose cependant plusieurs problèmes à Rousseau : non seulement les inégalités et les relations de subordination sont toujours en arrière-fond de la société, mais surtout il n’y a pas que les considérations matérielles qui font le bonheur d’un peuple. Une bonne société se reconnaît à l’étendue de sa liberté, c’est-à-dire à la loi qu’elle s’est elle-même prescrite. C’est pourquoi, il est impossible de subordonner la politique à l’économie : rien ne saurait entraver la puissance souveraine.

Rousseau voit donc poindre, en son siècle, les présupposés qui conduiront à l’administration néolibérale du monde : la vie est réduite à sa dimension purement biologique et se trouve privée de sa spécificité morale ; l’État est perçu comme une structure superflue, qui doit laisser place à une organisation de la société selon des critères économiques ; le marché auto-régulé s’impose comme principe d’organisation du monde. Les individus n’ont alors d’autres choix que de « s’adapter » au milieu et d’abandonner leur puissance d’agir. À cet égard, le philosophe genevois était pourtant sans appel : « Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme. »

Travail est un mot d’homme libre

Par ailleurs, la critique d’une société justifiée par des principes économiques ne conduit pas Rousseau à faire l’éloge d’une réduction de l’activité. Au contraire, ce dernier place au cœur de sa réflexion la question du travail. Ce dernier est à la fois le garant du bien-être des individus et de l’État. Pour le philosophe de l’autonomie, le travail des citoyens est nécessaire au bon fonctionnement de la société, dès lors qu’il permet de réduire, voire d’annuler, le besoin d’importer. L’objectif est assumé : il s’agit de réduire la dépendance aux puissances extérieures et de limiter les relations de commerces au strict minimum. Contre l’imaginaire du « doux commerce », Rousseau montre que ce dernier entrave les décisions souveraines, soumises, dans ce cadre, aux aléas des « voisins » et des « événements ».

C’est en ce sens qu’il faut comprendre la défense rousseauiste de l’autarcie et de la frugalité : afin que le pays soit le moins dépendant possible, il lui convient d’organiser son labeur pour produire ce qui lui est utile avant tout, et ce qui n’excède pas les besoins réels de ses citoyens. Le travail n’a donc pas vocation à générer de l’argent pour acheter des biens, mais s’impose comme une des conditions de l’autonomie politique. Ni exploitation, ni souffrance, mais signe d’émancipation et de bonheur commun, le travail rousseauiste résonne, dans une certaine mesure, avec les appels actuels à rétablir « l’honneur des travailleurs ».

De plus, le travail ne protège pas seulement la souveraineté, par l’indépendance qu’il permet, il garantit également l’ancrage des citoyens sur la terre où ils travaillent et matérialise leurs possibilités d’intervention dans le monde. Dans le livre III de l’Émile, le traité d’éducation livré par Rousseau, l’élève comprend en travaillant la terre qu’il a un droit sur le fruit de son labeur, autrement dit que son usufruit est légitime. À travers leurs activités, les travailleurs se découvrent également à mesure qu’ils produisent. Rousseau met ainsi en évidence la valeur existentielle du travail : le travail n’est pas qu’une activité laborieuse, il est aussi le moyen par lequel l’individu s’approprie le monde.

Or, cette dimension existentielle du travail est précisément celle qui est confisqué par la forme salariale et par la précarisation du travail. La première prive le travailleur des fruits de son travail et d’une partie du rapport au lieu qu’il occupe (puisqu’il ne possède pas les outils et les matériaux avec lesquels il travaille), tandis que la seconde soumet le salarié à une pression double : à la fois celle de perdre son travail, et celle de devoir le maintenir coûte que coûte malgré des cadences infernales.

Apothéose de Jean-Jacques Rousseau, cortège de la translation de ses cendres au Panthéon. Eau-forte d’Abraham Girardet, 1794.

Aux antipodes de l’appropriation capitaliste, le travail rousseauiste est donc au coeur de la République, comprise comme la chose de tous. La valeur qui lui est attribuée, combinée à la puissance organisationnelle de l’État, en fait le garant aussi bien de l’égalité que de la liberté, sans antinomie entre les deux. L’autonomie dépasse, en définitive, la simple forme juridique, le vœu pieu d’un énième philosophe idéaliste, et s’incarne dans la concrétion du monde vécu. Aussi Rousseau encourage-t-il son Législateur, sage instituteur des « peuples libres », à étudier les territoires sur lesquels sont installées les Cités, afin que les activités qui y soient menées correspondent aux possibilités naturelles, et veillent à ne jamais exploiter ni les travailleurs, ni la Terre.

Et bien qu’il ne s’agisse pas aujourd’hui d’appliquer à la lettre les conseils de Rousseau – l’interdépendance des nations a atteint un stade dont la critique rousseauiste ne saurait rendre compte –, sa pensée nous est léguée en héritage. Le philosophe était déjà en décalage avec les normes de son temps : en plein effervescence des Lumières, il a entrevu les dangers de la rationalisation du monde, et son accaparement par les logiques d’accumulation. Par contraste, il n’a cessé de questionner la légitimité de l’état de fait, au nom d’un autre état possible, et de défendre la morale inhérente à toute politique. “C’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté” rappelle le Contrat Social dès ses premières pages. Articulant l’égalité et la liberté, la souveraineté et le travail, la vie et l’existence, Rousseau permet donc d’envisager un projet de société porteur de justice et de sens, et offre de la profondeur pour dépasser les impasses politiques de notre époque.

Pour approfondir :
BERTHOUD Arnaud, « La notion de travail dans l’Emile de J.J. Rousseau », Cahiers d’économie politique, Rousseau, philosophie et économie, 2007.
DUFOUR Alfred, « Rousseau et ses Considérations sur le gouvernement de Pologne ou Rousseau historien et législateur antimoderne ? », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 2019.
HURTADO Jimena, « Jean-Jacques Rousseau : économie politique, philosophie économique et justice », Revue de Philosophie économique, 2010.
HURTADO Jimena et Claire PIGNOL, « Rousseau, philosophie et économie », Cahiers d’économie politique, Rousseau, philosophie et économie, 2007.
PIGNOL Claire, « Une critique de l’économie politique : Rousseau contre l’économie walrassienne ? », Revue économique, 2018.
ROUSSEAU J.-J., Considérations sur le Gouvernement de Pologne, et sur sa réformation projetée, 1771.
ROUSSEAU J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.
ROUSSEAU J.-J., Émile ou De l’éducation, 1762.
ROUSSEAU J.-J., Discours sur l’économie politique, 1755.
ROUSSEAU J.-J., Projet de constitution pour la Corse, 1765.
XIFARAS Mikhail, « La destination politique de la propriété chez Jean-Jacques Rousseau », Les Etudes philosophiques, 2003.

Comment désindustrialiser notre production alimentaire ?

Usine agroalimentaire aux Etats-Unis. © Oregon Department of Agriculture

Alors que la réindustrialisation est devenue une priorité des gouvernements, le secteur agro-alimentaire paraît au contraire sur-industrialisé. Contrairement à d’autres domaines où elle a bradé ses fleurons, la France compte d’ailleurs plusieurs géants mondiaux dans ce domaine, avec Danone, Bonduelle ou Lactalis. Or, cet état de fait pose désormais de nombreuses difficultés, que ce soit en matière de qualité, de santé, d’impact écologique ou de bien-être animal. Alors que de nombreuses voix prônent la relocalisation plutôt que le libre-échange, il apparaît de plus en plus que la reconquête d’une souveraineté alimentaire doit s’appuyer sur un vaste mouvement de désindustrialisation. Un timide mouvement en ce sens a déjà débuté sur quelques produits, mais le processus promet d’être long.

L’industrie agro-alimentaire traverse t-elle une mauvaise passe ? Cette année Buitoni, Kinder ou encore le géant de la glace Häagen-Dazs ont été au cœur de scandales sanitaires. Des affaires à répétition qui jettent le soupçon sur la qualité de la production des grands groupes. Plus encore, leur gestion a démontré le pouvoir acquis par cette industrie, qui semble les mettre au-dessus de tout contrôle. Avec un mouvement de reprise du contrôle de notre alimentation, ceci pose la question de la désindustrialisation de ce secteur ultra-industrialisé.

La France est un pays de tradition agricole, et l’agro-industrie y constitue le premier secteur industriel en termes d’emplois et de chiffre d’affaires. Au point que notre pays se trouve mieux placé dans les exportations de produits transformés que de produits bruts. Il en exporte deux fois plus, contribuant à une amélioration de la balance commerciale. La France comprend notamment de grands groupes de transformation, qui représentent, de fait, une part de notre compétitivité à l’échelle internationale.

Rang de la France dans les exportations mondiales par type de produit en 2020. Source : “LES PERFORMANCES À L’EXPORT DES FILIÈRES AGRICOLES ET AGROALIMENTAIRES – Situation en 2020”, France Agri Mer

Longtemps, ce modèle représentait l’avenir. Porté par les économies d’échelle et la standardisation des produits, le secteur alimentaire pouvait proposer des aliments toujours moins chers. Son développement s’accompagnait d’un vaste mouvement d’urbanisation (et donc d’éloignement vis-à-vis de la production agricole) et de diminution du temps et du budget consacré à la cuisine.

Autant de tendances aujourd’hui bousculées par une attention portée sur la santé, et en son cœur à la qualité de l’alimentation, et à un mode de vie plus maîtrisable. Par ailleurs, la montée des préoccupations environnementales, de la thématique du bien-être animal ou encore la quête d’authenticité dans un monde de plus plus uniforme contribuent elles aussi à remettre en cause le modèle, certes toujours dominant, de l’agro-industrie. Enfin, les préoccupations autour de la souveraineté alimentaire devraient continuer de croître dans les prochaines années, étant donné le contexte de crise alimentaire mondiale, l’alimentation représentant un levier géopolitique.

Pour clarifier un débat qui souffre des caricatures, il ne s’agit pas de remplacer un modèle par un autre, mais plutôt de revenir à un certain équilibre. Longtemps, la priorité a été donnée à une production au service de l’industrie de transformation. Ainsi, même dans le monde bio, le plus avancé sur le sujet, la transformation touche 50 % des producteurs. Cela a produit un grand déséquilibre entre les producteurs et l’industrie que les lois Egalim (2018 et 2022) ne sont toujours pas parvenues à rééquilibrer. Au point de faire naître des projets d’Egalim 3.

La marche vers la désindustrialisation de l’alimentation doit s’entendre en réponse à plusieurs problématiques posées par l’intensification du modèle actuel. Tout d’abord, elle permet par la qualité de la production ou la différenciation des produits de contrer la baisse tendancielle du budget des ménages consacrés à l’alimentation, premier facteur de la détresse financière des agriculteurs. Cela ne signifie pas pour autant que toute transformation est à bannir, la transformation à la ferme étant apparue pour de nombreux producteurs comme un moyen de compléter leur revenus.

Part des agriculteurs classés en agriculture biologique qui pratiquent la vente directe en 2016. Cité dans : Mathieu Béraud. Motivations et déterminants des producteurs en circuits courts alimentaires de proximité : Quels effets sur les pratiques de production ? : Rapport réalisé dans le cadre du Projet Alimentaire Territorial ”Imaginons ensemble un projet alimentaire territorial pour le sud de la Meurthe et Moselle”. [Rapport de recherche]

Aller vers un modèle plus artisanal

Le premier problème de l’industrialisation de la production alimentaire est celui de la standardisation des produits. La simplification et l’efficacité des processus industriels exigent en effet de réduire la gamme des produits et d’en simplifier la fabrication. L’existence de méga-usines à échelle européenne garantit que plusieurs marchés alimentaires soient couverts par un produit quasi-unique. Or, revenir à des productions de plus petite échelle permet notamment d’envisager un retour au goût différencié et à des recettes différentes. Ainsi, ces productions ont souvent été en avance sur certaines demandes. Les produits sans gluten par exemple, qui n’intéressaient pas au départ les industriels faute d’un marché suffisant. Ou plus généralement concernant la présence d’allergènes dans les produits. Il s’agit désormais, à travers des goûts originaux, d’un véritable marqueur de différenciation vis à vis de l’industrie, privilégiant l’expérience à la consommation.

La désindustrialisation répond aux excès du modèle actuel, déjà bien identifiés.

Cette exigence s’inscrit dans un mouvement général de scepticisme à l’égard de la mondialisation. En parallèle de la concentration de la production, les industriels n’ont pas manqué de découper la chaîne de valeur. Diviser la production à travers le monde permet de bénéficier des avantages de chaque pays. Ceci conduit à une spécialisation des modèles agricoles, qui créent une pression forte sur la culture vivrière. Cette préoccupation s’est trouvée renforcée par le contexte de guerre et les alertes sur le risque de pénurie. La France, grande puissance agricole, a redécouvert sa vulnérabilité sur certains produits élémentaires comme la moutarde ou l’huile.

La contrainte écologique vient également heurter la logique d’un système où un produit peut faire plusieurs milliers de kilomètres avant de se trouver dans les rayons. Ainsi une étude menée pour le Projet CECAM, conduite par le CNRS, conclut que les importations d’aliments représentent 77 % du trafic lié à la production agricole. Sans compter que les produits importés ne répondent pas aux mêmes exigences écologiques. Aussi, les échanges alimentaires sont un vrai point de fragilité des traités de libre-échange. Même au niveau européen, où l’on continue pourtant de signer des accords de libre-échange, on reconnaît que ces traités tendant à fragiliser les producteurs européensi.

Empreinte énergétique et empreinte carbone des principaux produits transformés en France. Source : L’empreinte énergétique
et carbone de l’alimentation en France de la production à la consommation

Le principe de la désindustrialisation obéit également à un intérêt sanitaire. Dans les faits, il n’est pas possible de conclure que l’industrialisation ait conduit à de plus grands risques sanitaires. Le développement des conserves et des surgelés par exemple, a permis de grandes avancées en matière de préservation des aliments qui réduisent les risques de consommer des produits avariés. En revanche, les scandales récents viennent rappeler plusieurs faits élémentaires. Tout d’abord, avec des productions à grande échelle, l’impact d’un défaut a des conséquence plus grandes. Les fréquents rappels de produitsii viennent nous le rappeler. Ensuite, la question des scandales alimentaires vient rappeler le déséquilibre croissant entre les multinationales et les pouvoirs publics. Ceci explique les accommodements accordés aux grandes marques pour communiquer sur les défauts sanitaires. Enfin, la concentration de la production ne favorise pas visiblement la conduite des contrôles. Au contraire d’une production industrielle et anonyme, de petites unités de production permettent elles un contrôle social plus affirmé par leur environnement proche

Le cas le plus probant de ce dernier principe est celui des abattoirs. Cette étape charnière de la production de viande incarne les risques de la sur-industrialisation pour le bien-être animal. Avec 125 établissements fermés en moins de 10 ans, et 20 établissements qui représentent 50 % de la production, le secteur est toujours plus concentré. Or celui-ci est régulièrement frappé par les scandales de maltraitance et d’hygiène, sans parler des conditions de travail désastreuses pour les employés.

Ces problèmes sont en partie dus à des processus industrialisés, anonymisés et fondés sur le rendement, qui imposent une séparation entre le producteur et l’abattoir. En outre, pour de nombreux éleveurs, la perte de contact avec l’étape de l’abattoir constitue un déchirement, ceux-ci étant particulièrement attachés à leur bêtes. Les abattoirs mobiles constituent sans doute une réponse intéressante. Ils permettent tout à la fois de traiter de petites unités dans le respect du bien-être animal, même si leur développement reste encore timide.

Plus profondément, l’essentiel des producteurs s’étant tourné vers une transformation locale se réjouissent du contact retrouvé avec les consommateurs, qui sont également des voisins. Ce rapprochement permet également une meilleure compréhension du processus de production et de ses contraintes. Un lien qui endigue les débats stériles souvent fondés sur une méconnaissance du secteur. En se réappropriant le cycle de production, le consommateur perçoit en effet mieux les contraintes qui lui sont inhérentes.

Dans le contexte de crise énergétique et de risque de pénurie, des productions à plus petite échelle apparaissent aussi comme une solution.

Enfin, dans le contexte de crise énergétique, la production de masse, très gourmande en énergie, se trouve directement menacée. Les professionnels du secteurs, confrontés aux réglementations européennes, ont d’ores et déjà tiré la sonnette d’alarme. Se profilent alors le risque de défaillances et de pénurie, au moins sur certains produits. En effet, le secteur agro-alimentaire représentait 14 % de la consommation du secteur industriel, avec une dépendance croissante au gaz.

La désindustrialisation présente à ce titre plusieurs avantages. Tout d’abord, une production moins concentrée et reposant sur des modes de production plus variés permet plus de flexibilité, en l’absence d’investissements massifs à rentabiliser. Toutefois, les petits producteurs ne sont pas complètement à l’abri de la menace. Les plus exposés sont ceux qui n’ont pas encore atteint leur point d’équilibre, et qui risquent en outre de se trouver écartés des mécanismes de soutien public.

La désindustrialisation, une voie déjà suivie

Depuis les années 2000, les voies de la désindustrialisation sont donc empruntées par plusieurs catégories de producteurs. Parce que diffus et progressif, ce mouvement est pourtant mal identifié. Ainsi, certains produits, devenus familiers, sont sortis du moule industriel. Explorer le développement de ces filières permet de mieux saisir les leviers pour effectuer une désindustrialisation de ce secteur.

L’exemple le plus flagrant de produit ayant réussi ce tournant, par le nombre de producteurs qu’elle a fait apparaître, est sans conteste la bière. À ce jour, on compte 2 394 producteurs de bière artisanale en France. Ces brasseurs proposent plus de 10.000 références, couvrant 70 % de la consommation nationale. Ce tournant a mis fin à l’hégémonie de deux grandes marques industrielles sur ce produit, les fameux « packs » de supermarchés. La boisson était notamment pénalisée par son image véhiculée par les chansons de Renaud ou la caricature de Chirac. Ainsi, le marché de la bière, en déclin constant depuis 30 ans, a retrouvé la croissance depuis 2014.

Le renouveau de la bière artisanale doit être appréciée sous plusieurs angles. Tout d’abord, la désindustrialisation a fait renaître la subtilité du goût de ce produit, les producteurs ayant joué sur la variété des gammes. Ceci a permis de faire passer la bière d’un produit standard de grande distribution à un produit de dégustation, considéré comme plus savoureux.

L’exemple des bières artisanales montrent le foisonnement possible d’une production qui a redressé un marché en déclin.

Ce changement s’est accompagné d’un fort ancrage territorial, notamment dans les zones rurales. Il n’est désormais plus une région qui propose son propre houblon. Aussi, malgré une forte concurrence, le marché préserve une forte dimension artisanale : 30 % des producteurs sont des micro-brasseries, sortant en moyenne 150hl des cuves. Enfin, le regain de la dégustation est adossée à une consommation collective, et festive, notamment lors des concerts et festivals. Le regain de la consommation du produit s’est allié à un renouveau de la façon de consommer, privilégiant la bière en pression à la bouteille. Ce foisonnement de production bénéficie encore de solides perspectives. En effet, les importations de bière restent encore supérieures à nos exportations, le déficit commercial atteignant 300 M€ pour l’année 2019.

Carte de France des brasseries artisanales – consultation au 9 juillet 2022. Source : DMB Brasserie

De même, la production de miel a connu un fort essor ces dernières années. Ainsi, le nombre de producteurs déclarés a augmenté de 74 % entre 2015 et 2020, porté principalement par les petits apiculteurs qui alignent moins de 50 ruches. Cette montée en puissance est facilitée par l’absence de transformation et la facilité de travail de ce produit naturel, qui repose sur des normes sanitaires encore souples facilitant l’émergence de petites productions. Ainsi, plus de 85 % des producteurs qui ont moins de 150 ruches conditionnent eux-mêmes leur miel. Commercialement, 45 % de la production s’écoule en vente directe. En complément, 7 % sont dédiés à l’auto-consommation ainsi qu’aux dons. Cet essor des essaims a permis, en parallèle d’une offre standardisée, de proposer une variété de produits, reflétant les plantes pollinisées, en fonction des essences locales.

Le développement du miel local a bénéficié de la facilité de son conditionnement, mais aussi de la mauvaise image des produits importés.

L’intérêt pour cette production, amorcée avant le confinement, provient également de la mauvaise image associée aux produits importés de Chine. En particulier, l’ajout de sirop au produit, désormais largement connu, a contribué à faire reculer fortement les importations. La Chine représentait ainsi 22 % des importations en 2015, et plus que 7 % quatre ans plus tard. Enfin, il faut souligner que les produits liés au miel (cire, gelée…) représentent encore une part marginale des revenus des producteurs (entre 3,5 % et 7,8 % du chiffres d’affaires selon la taille de l’exploitation), ce qui constitue un futur axe de développement.

Le dernier marché qu’il est utile d’analyser est celui de la pâte à tartiner. Les français sont les champions de la consommation de ce produit, 300.000 pots étant consommés chaque jour. Ceci explique l’implantation de l’une des plus grandes usines du monde en Seine et Marne. Longtemps dominant, le géant italien Ferrero (fabricant du Nutella) a été victime d’une mauvaise publicité, liée à l’emploi de l’huile de palme, et à l’appétit de puissants concurrents : ses parts de marché sont passées de 85 % en 2013 à 65 % en 2019, dans un contexte de hausse globale des ventes. En effet, la moitié des consommateurs ont réduit, si ce n’est abandonné, la consommation de ce produit en raison du scandale associé.

Le marché de la pâte à tartiner, pour le moment très concentré, suscite la gourmandise de concurrents de tout niveau.

Or, cette ouverture à la concurrence a permis à de petites productions locales de se faire une place aux côtés des grandes marques qui cherchent également à investir ce marché. Elles ont su capitaliser sur un créneau bio, sans huile de palme, en développant également de nouvelles recettes et en utilisant des circuits alternatifs de distribution. Ce dernier cas est significatif, car les différents concurrents, tout en mettant en avant leur spécificité, ne peuvent totalement s’éloigner du goût ou de l’aspect standardisé du produit original. Le défi de ces producteurs est désormais de ne pas atteindre une échelle industrielle dans la compétition avec des mastodontes de l’agro-alimentaire qui se sont invités dans ce rayon.

Remonter les chaînes de valeur

Ces différents cas, qui visent à illustrer une dynamique, font ressortir des caractéristiques communes qui facilitent la désindustrialisation des productions. Tout d’abord, elles se basent sur un conditionnement simple qui facilite le transport et la conservation. La gestion d’une production de taille réduite impose en effet la possibilité d’un stockage des produits pour répondre à la demande. Le cas le plus emblématique étant celui du miel, qui n’est pas périssable. Par ailleurs, le conditionnement en petits formats permet d’envisager un prix unitaire acceptable pour le consommateur malgré un prix de revient au kilo plus élevé que celui des produits industriels. Enfin, il est indéniable que chacun des trois produits a pu bénéficier d’une image négative du produit industrialisé.

En complément, ces produits répondent pour l’essentiel a un « achat plaisir » : il s’agit d’achats plus ou moins exceptionnels, mais associés à un plaisir de la dégustation. Ceci justifie d’accepter un prix d’achat plus élevé que la moyenne, ou bien de prendre le temps de chercher un producteur à proximité. La réussite de la coopérative « C’est qui le patron ?», qui s’est inscrite dans les circuits de la grande distribution, offre néanmoins un contre-exemple sur les produits du quotidien. Grâce à la promesse d’une juste rémunération du producteur, la marque est devenue leader sur la vente du litre de lait en dépit d’un prix légèrement supérieur à la concurrence.

Il ne faut pas négliger les sérieux obstacles qui handicapent les petites unités de production.

Toutefois, cette stratégie de reconquête de la souveraineté alimentaire voit son développement bridé par de sérieux obstacles. Tout d’abord, les économies d’échelle offertes par un prix de revient moins élevé permettent une compétitivité-prix immédiate. Cet avantage apparaît d’autant plus précieux dans un contexte d’inflation. En effet, les dépenses d’alimentation constituent la première variable d’ajustement face aux dépenses contraintes. Bien que la crise énergétique pourrait rendre relativement plus compétitive la production artisanale, elle risque de souffrir de son image de produits haut de gamme, voire hors de prix.

En outre, la production en unités réduites présente une difficulté d’appariement entre l’offre et la demande. En effet, la production se trouve limitée par des capacités réduites et peut faire face à une demande très variable. Ceci réduit également la visibilité du producteur sur ses ventes, une difficulté que cherche à corriger le système d’AMAP. Enfin, cette activité exige d’un producteur à s’engager dans une activité de commercialisation. Or ce basculement exige du temps et des compétences spécifiques. Le producteur/commerçant se retrouve ainsi face à des arbitrages constants, de temps comme de moyens consacrés à chacune de ces activités.

Pour remédier à ces obstacles, des leviers peuvent être activés au niveau local, afin de favoriser la souveraineté alimentaire. Tout d’abord, le constat doit être fait que, hormis au travers d’associations, la production/transformation reste isolée. Le producteur se retrouve avec la charge de la commercialisation pour sa propre production. Or, regrouper des producteurs d’un même produit, sans effacer les spécificités, permet de proposer une offre plus pérenne permettant de répondre des demandes régulières, ou de grands volumes. D’autre part, la commercialisation croisée entre producteurs d’un même territoire pourrait faciliter l’accès des consommateurs aux produits et peut être source d’économies, notamment en matière de transports. Deux leviers importants pour démocratiser les productions locales et artisanales.

Préserver la souveraineté, un enjeu pour les pouvoirs publics

Par ailleurs, les collectivités locales ont la possibilité d’offrir un débouché aux productions locales, grâce à la restauration collective. Au delà de l’enjeu de santé publique, la démarche présente l’intérêt d’offrir une demande significative et régulière aux producteurs. La place des produits locaux reste cependant bien plus importante dans les programmes électoraux que dans les cantines. Fin 2021, ils ne représentaient que 10 % des produits consommés. L’objectif légal – 50 % de produits locaux et issus de l’agriculture biologique en 2022 – apparaît hors d’atteinte. Ceci vient rappeler que les lois fixant des objectifs ne peuvent faire l’économie de contraintes ou de crédits pour se concrétiser. En l’espèce, les élus sont peu suspects de mauvaises volontés. En revanche, ils sont confrontés à des difficultés logistiques, pour respecter les contraintes sanitaires et de la commande publique, qui impose la mise en concurrence pour les achats publics.

Dès lors, le rôle de l’État apparaît incontournable. Tout d’abord pour mettre en relation et permettre la structuration de filières. À ce stade, les fonds alloués aux produits locaux se bornent à subventionner la formation des employés de la restauration collective publique ou à la création d’un futur label « cantine de qualité ». Une fois de plus, l’État préfère accompagner des initiatives individuelles, au lieu d’impulser un mouvement. Par exemple au travers des directions agricoles des préfectures.

La place des produits locaux reste cependant bien plus importante dans les programmes électoraux que dans les cantines.

Rassembler les acteurs et poursuivre une vraie stratégie de souveraineté conduirait à identifier les blocages pour y apporter une réponse commune. Tandis qu’au niveau national, l’État s’engagerait à réviser les règles d’achats publics pour introduire une exception alimentaire. Pour l’heure, cette mission incombe aux collectivités locales, au travers des « Projets alimentaires territoriaux », dont le bilan serait prématuré. Toutefois, en reposant sur les ressources locales, cette démarche risque de favoriser les territoires les mieux dotés, au détriment de ceux qui en auraient sans doute le plus besoin.

Enfin, il est possible d’effectuer un vrai travail concernant les filières pour lesquelles la couverture des besoins nationaux est la plus fragile. Les données des douanes permettent d’avoir une vue d’ensemble sur la balance commerciale alimentaire de la France. Hormis certains produits très spécifiques, difficilement substituables, le cacao ou bien le whisky écossais, certains peuvent être ciblés. Il ressort des principaux postes de déséquilibre un déficit important sur les produits nécessaires à l’industrie agroalimentaire (matières grasses, amandes douces, soja…). En complément, certains produits, bien identifiés, souffrent d’une concurrence européenne forte (tomates, avocats). Ces éléments, permettent de prioriser les productions pour lesquelles il existe une solide demande interne et des marges de souveraineté.

Quel modèle d’alimentation pour demain?

Dans un récent rapport, le sénateur LR Laurent Duplomb s’inquiète de la possible perte d’influence de l’agriculture française. Il note en particulier l’échec d’une stratégie de montée en gamme de la production, associée à une ouverture des frontières. Un tel calcul favorise uniquement les produits de masse issus d’une agriculture aux standards écologiques et sanitaires dégradés. Facteur aggravant, entre 10 % et un quart des produits importés ne répondent pas à nos normes et sont possiblement dangereux. Le budget alloué au contrôle sanitaire, limité à 10 M€, est trop faible pour contenir ces risques.

La stratégie alimentaire de la compétitivité ne fonctionne pas. Il faut désormais changer de modèle.

Ce constat oblige à recentrer la stratégie qualitative poursuivie par l’agriculture française. Il convient désormais de privilégier le bien-être de la population à une stratégie commerciale, tournée vers la rentabilité. Sans quoi, le secteur devra se calquer sur les modèles hyper-industrialisés et concentrés, comme aux États-Unis ou au Brésil. Bien qu’aucun responsable politique ne prône officiellement ce modèle, la logique de la compétitivité y mène droit. Pour conjurer ce modèle, des options fortes doivent être assumées. Tout d’abord, prendre un virage protectionniste, en se fixant un objectif minimum de souveraineté sur les produits de l’alimentation. C’est-à-dire en acceptant une approche souple du libre-échange, avec des limitations ou des tarifications ciblées, déjà existantes dans certains domaines. En complément, pour être à la fois juste et viable, cette politique implique un volet social fort. Des chèques alimentaires ponctuels ne peuvent en effet suffire à démocratiser l’accès aux produits bio et locaux.

Or, l’alimentation reste encore un miroir des inégalités sociales. Paradoxalement, si les consommations se sont relativement uniformisées, sous l’effet de la grande distribution, les écarts se font plus subtils. Les catégories populaires sont tenues par les prix des produits. Ainsi, pour un même produit, les plus pauvres vont recourir d’avantage à des produits plus transformés ou de moins bonne qualité. Ceci contribue à expliquer leur plus forte exposition au risque d’obésité notamment, même si ce phénomène est multifactoriel.

Pour éviter une alimentation à deux vitesses, il faut des engagements forts sur le protectionnisme et l’accès à tous à une alimentation de qualité.

Le risque est alors grand, sans une vision publique forte, de voir le secteur se polariser. D’une part, des produits raffinés, artisanaux, réservés aux privilégiés. D’autre part, une dépendance de l’essentiel de la population à des produits toujours plus industrialisés. Cette tendance constitue un prolongement, dans l’assiette, des inégalités de revenus dans la société. Il s’agit là d’un combat culturel, la cuisine constituant véritablement un commun de la Nation, ainsi qu’une spécificité française. Lutter contre cette tendance implique également une vraie formation au goût dans les écoles. Alors que de plus en plus de jeunes ont du mal à reconnaître des fruits ou des légumes, il faut que celle-ci dépasse les dégustations lors de la semaine dédiée, comme le réclame des chefs cuisiniers comme Thierry Marx. Pour l’heure, le bien nommé Ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire ne s’est pas engagé aussi loin.

La crainte de pénurie, de retour depuis le confinement et la guerre en Ukraine, avait commencé à rendre les produits artisanaux relativement plus compétitifs, leur approvisionnement étant garanti. Toutefois, la hausse brusque des prix menace désormais les petits producteurs. Même à échelle artisanale, la transformation implique des processus très gourmands en énergie, pour des modèle encore difficilement à l’équilibre. Or l’alimentation est l’un des domaines qui concentre les hausses les plus fortes de prix, ce qui conduit à des arbitrages des consommateurs. Ceci est déjà flagrant pour la filière bio, qui a subi un violent coup d’arrêt après des années de forte croissance. Un contexte qui plaide pour une véritable Sécurité sociale alimentaire, permettant de concilier les enjeux économiques, sanitaires, sociaux et de souveraineté.

i « L’UE vise avant tout à protéger les agriculteurs et les consommateurs européens. Ainsi, l’accord conclu avec la Nouvelle-Zélande tient compte des intérêts des producteurs de produits agricoles sensibles de l’UE: plusieurs produits laitiers, viande bovine et ovine, éthanol et maïs doux. Pour ces secteurs, l’accord n’autorisera les importations à des taux de droit zéro ou réduits en provenance de Nouvelle-Zélande que pour des quantités limitées (au moyen de contingents tarifaires). »

ii4945 sur l’alimentation à date de consultation [20 juillet 2022] depuis mars 2021

La souveraineté spatiale : un énième déclassement pour la France

La fusée Ariane 5 décollant de la base de Kourou en Guyane française. © MEAphotogallery

Alors que l’espace suscite de nouveau l’intérêt des grandes puissances et de nouveaux acteurs privés, la France semble se reposer sur ses lauriers et abandonner son rôle de puissance spatiale. D’une part, Paris semble préférer déléguer cette activité au secteur privé, au lieu de piloter indirectement l’action de ce dernier, comme le fait la NASA. D’autre part, l’Allemagne ne cache plus ses ambitions et délaisse la coopération européenne, tout en essayant de récupérer les technologies françaises.

La conquête spatiale fut l’un des grands enjeux de la Guerre froide. Dans cet affrontement entre Soviétiques et Américains, la politique d’indépendance du général De Gaulle s’est également traduite en termes de souveraineté spatiale. Du programme Véronique au développement d’Ariane 6, la France reste un acteur majeur du spatial dans le monde. Ce rôle permet d’avoir une place importante en matière militaire, scientifique et industrielle. Ce, même face aux géants étasuniens, russes et, aujourd’hui, chinois. Pour ce faire, la France a pu compter sur l’expertise acquise par le Centre national d’études spatiales (CNES) qui a fêté ses 60 ans en 2021. Ces compétences, fruit d’années d’investissements et d’ambitions publiques, ont fait le lit de l’excellence française en matière spatiale. Depuis lors, la France a tout naturellement pris le rôle de moteur européen dans les activités extra-atmosphériques. Toutefois, fer de lance de la souveraineté française, le secteur spatial ne cesse de voir sa position fragilisée par l’absence de vision et la naïveté de la France face à l’Allemagne dans l’UE.

Une nouvelle zone de conflictualité ?

En 1958, une résolution de l’ONU faisait référence à l’usage « exclusivement pacifique » de l’espace extra-atmosphérique. A l’époque, Russes et Américains s’étaient entendus pour faire retirer l’adverbe exclusivement dans le texte onusien. Bien qu’ancienne, la militarisation, c’est-à-dire l’usage à des fins militaires de l’espace, tend à s’accentuer ces dernières années. La facilité de l’accès à l’espace permet aux armées du monde entier d’envoyer des systèmes orbitaux d’observation et de télécommunication. En revanche, l’arsenalisation – l’usage d’actions militaires dans, depuis et vers l’espace – de la zone extra-atmosphérique paraît de plus en plus inéluctable. De nombreux Etats sont par exemple d’ores et déjà capables de détruire des satellites depuis le sol.

Barack Obama, le premier, avec le Space act a ouvert la voie à l’exploitation des ressources dans l’espace et son appropriation par les citoyens étasuniens.

Pourtant le traité de l’espace de 1967, la référence en droit spatial, indique que nul ne peut s’approprier l’espace. La zone extra-atmosphérique est donc ouverte à tous. De même, le traité stipule que les armes nucléaires ne peuvent y être déployées. Le texte reste néanmoins flou et sujet à interprétation dans sa rédaction. Il apparaît de moins en moins adapté aux nouvelles réalités conflictuelles, comme le note un récent rapport d’information parlementaire.

En 2015, Barack Obama ouvre une première brèche avec le Space act, qui autorise l’exploitation des ressources dans l’espace et son appropriation par les citoyens étasuniens. Par la suite, Donald Trump suivra en créant une Space force pour défendre les intérêts des Etats-Unis dans l’espace. Emmanuel Macron, dans la foulée de son homologue américain, a décidé de passer à une doctrine plus active en termes de protection des intérêts spatiaux de la France. Ceci afin de « répondre aux défis […] dans les nouvelles zones de confrontation que sont l’espace cyber ou l’espace exo-atmosphérique ».

Space X et les réalités du new space

Si l’intérêt pour l’espace connaît un regain d’intérêt depuis environ une décennie, cela s’explique aussi par les mutations profondes de l’industrie spatiale suite à l’arrivée d’acteurs privés. Ainsi, plusieurs sociétés, dont celles de multimilliardaires, se sont engouffrées dans ce nouvel environnement technologique et sociétal, dénommé new space. Les emblèmes de cette nouvelle ère sont sans aucun doute Space X d’Elon Musk et Blue Origin de Jeff Bezos. Le phénomène a également gagné le Vieux continent. De nouvelles entités y ont émergé et viennent concurrencer les acteurs traditionnels du spatial, comme Airbus, Thales, Safran, etc. En outre, ce nouvel âge spatial s’appuie également sur un cycle d’innovation plus court dû à la miniaturisation des satellites et de leurs composants, d’une part, et la numérisation de la société, d’autre part. Cette numérisation à outrance a pour corollaire non seulement des infrastructures au sol, câbles sous marins et data centers, mais également des moyens de télécommunication en orbite, tels que les constellations de satellites actuellement déployées par Starlink (Elon Musk), OneWeb (Airbus) ou Kuyper (Jeff Bezos). L’émergence du tourisme spatial fait également partie des moteurs de ces mutations.

Derrière le phénomène au nom rêveur du new space se trouve une réalité bien connue, celle des start-ups. Il s’agit de l’afflux de capitaux privés, via du capital risque, sensibles à l’image positive que véhicule le spatial, ses innovations technologiques et la rentabilité présumée du secteur. Ce faisant, il s’est créé un effet d’entraînement global. A l’instar de la bulle Internet, au début des années 2000, le new space n’est d’ailleurs pas à l’abri d’une bulle financière, notamment alors que les taux d’intérêt sont en train de remonter.

Toutefois, si cet appel aux capitaux privés, notamment aux États-Unis, conduit certains commentateurs à évoquer une privatisation de l’espace, cette dernière mérite d’être questionnée. Premièrement, ces financements viennent parfois en complément du public sur des programmes très onéreux. Deuxièmement, les principaux clients de Space X restent le gouvernement américain lui-même à travers la NASA ou le Pentagone. Cela se traduit par de nombreux lancements institutionnels pour l’envoi de satellites, civils et militaires, ou l’approvisionnement de l’ISS (Station spatiale internationale) avec le Falcon 9. Enfin, toutes les technologies développées par ces acteurs privés sont issues des recherches de la NASA, comme le rappelle notamment les travaux de l’économiste Mariana Mazzucato.

Ainsi, et de manière contre intuitive, l’apport du new space dans l’écosystème spatial américain tient moins de l’innovation de rupture que de la facilité qu’ont ces entreprises à industrialiser les technologies de la NASA. En somme, entre le new space aux États-Unis et la NASA, la filiation est directe. Le rapport d’information parlementaire cité plus haut, révèle ainsi qu’historiquement la NASA a utilisé les acteurs du New space pour pallier l’échec de son programme de navette.

Ainsi, les rares marchés exclusivement privés se trouvent dans le tourisme spatial et les méga-constellations en orbite basse. Ces deux activités, dont le modèle économique est très fragile, sont toutes deux très polluantes et néfastes aux activités scientifiques.

Entre automutilation et illusion libérale : le new space français

Face à cette nouvelle configuration, la France tente aujourd’hui de rattraper ce qu’elle considère comme un retard. Néanmoins, à la différence des Etats-Unis, le marché des lancements institutionnels européens n’est ni conséquent ni garanti. Quand le budget de la NASA s’élève à plus de 20 milliards, celui du CNES atteint à peine plus de 2 milliards et de 6 milliards pour l’ESA (European Space Agency). 

Dans le sillage des illusions sur la start-up nation, Bruno Le Maire a annoncé l’avènement d’un Space X français d’ici 2026. Ce faisant, le Ministre de l’économie a oublié que le leader mondial des lancements commerciaux était français.

Dans le sillage des illusions sur la start-up nation, Bruno Le Maire a annoncé l’avènement d’un Space X français d’ici 2026. Ce faisant, le Ministre de l’économie a oublié que le leader mondial des lancements commerciaux était français. En effet, avec Arianespace, qui gère la commercialisation et l’exploitation des systèmes de lancements depuis Kourou (les lanceurs Ariane et Vega), la France a un accès privilégié, et de qualité, à l’espace ! Pour soutenir les acteurs du new space, Emmanuel Macron a annoncé investir 1,5 milliard dans ce secteur dans le cadre du plan France 2030. Dès lors, deux stratégies distinctes se dessinent de chaque côté de l’Atlantique : d’un côté une privatisation pilotée par la NASA, de l’autre un véritable laissez-faire, sans planification

L’automutilation de l’Etat français et l’absence de vision à long terme, censée guider les politiques spatiales, se font ressentir au cœur même de l’excellence française. En effet, le Centre national d’études spatiales est touché de plein fouet par ces nouvelles orientations. C’est pourquoi, en avril dernier, les ingénieurs du CNES, de Paris à Kourou, dans un mouvement sans précédent depuis 60 ans, ont décidé de se mettre en grève pour protester contre les nouveaux contrats d’objectifs. Ces derniers, aux dires des syndicats, privilégient les nouveaux acteurs privés au détriment de la recherche publique. Leur crainte est qu’à travers ces objectifs, le CNES ne devienne qu’une agence de financement. Dès lors, le regard stratégique sur le devenir des grands projets reviendrait aux seuls industriels. 

Ces craintes sont fondées : ce retrait du CNES est déjà une réalité depuis 2015, quand Manuel Valls avait décidé de vendre les parts de l’Etat (34%), à travers le CNES, dans la société Arianespace. Cette société est pourtant hautement stratégique en termes d’efficience industrielle et de souveraineté d’accès à l’espace. Les parts ont été cédées à la co-entreprise (Ariane group), composée de Safran et d’Airbus. La cession a mis fin à la logique de partenariat public/privé qui avait prévalu en France et qui avait fait ses preuves. A sa place, une logique de gestion pilotée uniquement par les industriels, notamment celle du futur lanceur Ariane 6, est en train de s’affirmer.

L’Allemagne se rêve en puissance spatiale

Outre une ambition politique aux abonnés absents, le spatial français doit faire face aux divergences politiques avec l’Allemagne. Ces divergences ne sont du reste pas nouvelles, elles existent d’ores et déjà pour l’industrie militaire. La naïveté française dans les grands projets industriels de l’UE permet aux entreprises allemandes de siphonner les technologies françaises. Du programme SCAF (avion de chasse de nouvelle génération) au transfert du moteur d’Ariane 6 de Vernon vers la Bavière, les exemples sont légion.

Face aux problèmes budgétaires de la France, l’Allemagne s’est en effet mise en tête de prendre le leadership européen dans le spatial. Le conseiller espace d’Angela Merkel à l’époque, Peter Hintze, relayé par La Tribune, le disait en ces termes : « l‘Allemagne occupe le deuxième rang européen en matière de spatial; se satisfaire du deuxième rang ne suffit pas, il faut considérer ce classement comme une source de motivation ».

Berlin, dans un esprit libéral, refuse donc la logique d’agence et de coopération européenne de l’ESA et aimerait lui substituer une logique d’acteurs industriels.

Depuis, l’Allemagne a été à plusieurs reprises la plus grande contributrice du budget de l’ESA. L’objectif, à peine voilé, est de conforter sa base industrielle dans un esprit mercantile orienté vers la haute valeur ajoutée. Les spécialistes faisaient remarquer à l’époque l’absence de vision en termes d’indépendance dans le discours allemand, comme le confirme un document que s’est procuré La Tribune. Ce dernier indique que le gouvernement allemand pense qu’ « un système de lancement compétitif européen au niveau mondial n’est pas un objectif prioritaire […] ». D’autant que la compétition est, selon elle, complètement biaisée : « la demande institutionnelle nettement plus importante aux États-Unis […] Un système européen ne pourrait survivre dans cet environnement qu’avec de lourdes subventions gouvernementales annuelles ». L’Allemagne y fustige également le manque de concurrence face à Arianegroup.

Berlin, dans un esprit libéral, refuse donc la logique d’agence et de coopération européenne de l’ESA et aimerait lui substituer une logique d’acteurs industriels. A contrario, la tradition française, qui associe programmes civils et militaires, est de penser le spatial en termes de souveraineté d’accès. Ainsi, profitant de l’avènement du new space, Berlin a fait émerger de nouveaux acteurs tels que OHB ou encore ISAR Aerospace. Ces différents choix stratégiques de l’Allemagne posent des problèmes de cohérence à ses partenaires européens, notamment la France. Récemment, l’agence spatiale allemande (DLR) a choisi Space X pour l’envoi de son satellite d’observation de la terre. Ou, encore, le lobbying d’OHB en faveur du lanceur américain pour l’envoi des derniers satellites du programme Galileo, le GPS européen. De fait, Berlin semble avoir abandonné toute idée de préférence européenne.

Outre-Rhin, on pense l’avenir à travers les megaconstellations et les micro lanceurs réutilisables. Ils visent ainsi le marché, non institutionnel, des envois commerciaux. Cette stratégie permet à ces start-ups, soutenues par le gouvernement allemand, de s’autonomiser, en partie, du port spatial de Kourou. L’opération Launch Germany s’inscrit dans cette logique. Elle a pour objectif de développer une zone de lancement pour micro-lanceurs en mer du Nord. Pourtant le CNES, l’ESA et Arianegroup cherchent à redéployer l’ancien site de lancement de la fusée diamant en base pour micro-lanceurs. Il s’agit des programmes Thémis, Prometheus et Callisto.

Ces divergences se confirment dans cette période de transition entre les versions 5 et 6 d’Ariane. Cette dernière est censée être plus compétitive face à la concurrence de Space X. Néanmoins, conscient des défis de la fusée réutilisable, Paris indique que ce nouveau lanceur, qui n’intègre pas de modules réutilisables, est quasi obsolète. La volonté est donc d’embrayer très vite sur une nouvelle génération de lanceurs. Pour Berlin, qui a financé un des quatre milliards de conception d’Ariane 6, c’est évidemment trop tôt. Le retour sur investissement de la fusée Ariane 6 se fera certainement sur la durée, entre 10 à 15 ans. Or, repartir sur une nouvelle génération de lanceur entraînera d’énormes coûts de conception, jusqu’à 10 milliards d’euros selon les estimations. Ce sont les industriels d’Arianegroup et l’ESA, au travers de ses membres étatiques, qui porteront ce coût.

Le port spatial de Kourou : un fleuron mis à mal

Si l’avenir de la coopération spatiale européenne reste incertain, qu’en est-il des bases de lancement ? Pour l’heure, le port spatial de Kourou, en territoire français, offre au pays des Lumières un atout essentiel d’indépendance et de sécurité. Le déploiement des programmes de vols, notamment ceux à usage militaire, se fait sans contrainte d’exportation et de location d’un site étranger. L’indépendance qu’offre ce site lui confère donc un grande importance. Malheureusement, celui-ci est également confronté à une période difficile.

Le 25 décembre 2021, comme un cadeau offert à la communauté scientifique et au monde, s’envolait le télescope James Webb. Le remplaçant du célèbre Hubble était attendu par les scientifiques du monde entier. Depuis, James Webb réjouit la communauté scientifique et même les particuliers par ses performances optiques. Ce joyau technologique a coûté 10 milliards de dollars à la NASA sur 20 ans. Le télescope est parti depuis Kourou, en Guyane, empaqueté dans la coiffe d’une Ariane 5. La précision du vol fut telle que le télescope a gagné en durée de vie en économisant son carburant.

Si, cet exploit technique et scientifique a été salué par la NASA, qui a reconnu l’extrême précision du lancement, il ne saurait cacher néanmoins les difficultés du sport spatial. Le développement d’Ariane 6 s’articule autour d’un leitmotiv : la réduction des coûts. Cela passe notamment par la réduction d’effectifs, surtout lorsque les budgets sont contraints et orientés vers des start-ups. Dans ce cadre, le gestionnaire du site, Arianegroup – actionnaire majoritaire d’Arianespace (76%) – se prépare depuis deux ans à des réductions d’effectifs. 600 licenciements répartis entre la France et l’Allemagne, sont évoqués. Concernant le Centre spatial guyanais, une étude évoque une suppression de 300 postes. Cette réduction d’effectifs fait craindre une perte de savoir-faire, notamment dans le domaine d’excellence de la France : la filière des lanceurs.

Du côté des salariés de la base, c’est le flou concernant la suite de l’aventure spatiale. « Les salariés sont anxieux face à la baisse de cadence et les solutions amenées pour y faire face. L’arrêt prématuré de Soyouz n’arrange pas les choses. Il y a une véritable lenteur des dirigeants à trouver et proposer des solutions. » nous rapporte Youri Antoinette, syndicaliste UTG-CGT sur la base. Pour ce dernier, le contrat passé avec Amazon est une bonne nouvelle.

Il s’inquiète néanmoins de la gestion de cette période de transition. En effet, le lancement de la constellation Kuiper d’Amazon doit débuter en 2024 à bord d’Ariane 6. Il y a donc un trou de deux ans à combler. Cette transition devait se faire grâce au lanceur russe Soyouz, basé en Guyane depuis 2011. Cependant, la guerre en Ukraine a eu pour conséquence l’arrêt des coopérations entre l’ESA et Roscosmos. L’UE n’a par conséquent pas de lanceur de substitution. Dans l’intervalle, la production d’Ariane 5 est stoppée et le programme Ariane 6 a pris du retard. De plus, L’arrêt de Soyouz signe la disparition de 50 emplois équivalent temps plein sur la base.

La souveraineté spatiale de la France est donc mise à mal de toute part. Son rôle moteur au sein de l’UE est remis en cause par l’Allemagne, dont les ambitions hégémoniques s’affirment de plus en plus. Pendant ce temps, en dehors de l’UE les puissances spatiales poursuivent leur affrontement pour la primauté scientifique, industrielle et/ou commerciale. Force est de constater, qu’à ce jour, la France, prise dans le dédale de ses contradictions et de l’UE, semble ne plus avoir les capacités de tisser le fil d’Ariane d’une nouvelle ambition spatiale.

Philippe Séguin contre l’UE : un discours prémonitoire

© Aymeric Coupet

Il est des textes qui, malgré le passage du temps, ne prennent pas une ride, et dont la véracité resurgit plus intensément encore quelques décennies après leur écriture. Le discours de Philippe Séguin, tenu devant l’Assemblée nationale le 5 mai 1992 contre le traité de Maastricht, est de ceux-là. Antidote au monde des faux-semblants qu’a engendré un pouvoir politique impuissant, il peut être une boussole à l’heure où le président Emmanuel Macron travestit sa réélection en référendum pro-européen et multiplie les effets d’annonce quant à une révision fantasmée des traités. Il est ainsi plus que temps de se remémorer ce qu’est réellement le projet européen. Entre trahison démocratique et cadenassage économique, retour sur le rêve des apôtres du « culte fédéral ».

« 1992 est littéralement l’anti 1789 »

C’est minoritaire au RPR, minoritaire à l’Assemblée, à contre-courant de l’élite politique dirigeante, que Philippe Séguin s’est fait le parangon du « Non » au référendum portant sur la ratification du traité de Maastricht. Une position inconfortable s’il en est qui lui a cependant permis d’alerter ses compatriotes sur un grave danger trop minoré : le viol de l’article 3 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen pour lequel il a soulevé une exception d’inconstitutionnalité. Selon cet article, « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. » Si la souveraineté est conçue comme inaliénable et imprescriptible, ça n’est pas par fantaisie, mais bien parce qu’elle est l’essence même de l’action politique, le creuset de la démocratie. Un peuple sans souveraineté est un peuple dépossédé. C’est pourquoi il est primordial qu’il en soit le seul détenteur, et que les parlementaires restent de simples délégataires : « ce que le peuple fait, seul le peuple peut le défaire. » Sans référendum, pas de transfert de souveraineté, quoi qu’en diront les défenseurs du traité de Lisbonne.

Une « souveraineté » galvaudée pour rassurer les Français

Il n’est pas seulement question d’une perte partielle de compétences étatiques, mais bien de l’abdication de la souveraineté d’un Etat, c’est-à-dire de la disparition de sa capacité à s’autodéterminer en tant que communauté de destin. Ainsi, loin des fédéralistes qui minimisent la portée de ce vote afin de ne pas alarmer les Français, Séguin demande aux parlementaires de s’accorder sur une chose : « l’importance fondamentale du choix auquel nous sommes confrontés ». Car, il le rappelle, « la souveraineté est un absolu », si le peuple est souverain, il n’a alors « de comptes à rendre à personne », pas même à la Commission européenne, pas même à la Cour de justice de l’Union européenne.

Les néologismes inventés en ce temps pour apaiser les craintes font alors figures de leurres. « La souveraineté partagée » comme « la souveraineté limitée » sont « autant d’expressions pour signifier qu’il n’y a plus du tout de souveraineté ! ». Le problème étant qu’à force de rhétorique niant la sémantique, les peuples se trouvent déboussolés, et se prennent alors les doigts dans un engrenage qui devient rapidement irréversible. Alors, dénoncer l’Union européenne, du fait du poids des traités dans l’ordonnancement juridique et économique de la France, apparaît rapidement comme n’étant plus « plus qu’une situation illusoire. »

L’illusion économique

Futur pays de cocagne pour les moins ambitieux, véritable eldorado pour les plus réalistes, à en croire les promesses des fédéralistes, l’Europe ne devait plus être que prospérité et croissance. La monnaie unique est en effet apparue comme le remède au climat politique morose de l’époque, le nouvel idéal vers lequel tendre. Grâce à elle, les scénarios sur la croissance, les investissements, et la balance commerciale étaient tous plus optimistes les uns que les autres… Les fédéralistes se sont alors pressés au portillon pour annoncer la bonne nouvelle, Jacques Delors en tête, promettant cinq millions d’emplois. François Mitterrand, comme à son habitude de roublard de la politique, saisit l’opportunité au vol en déclamant que « la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir ».

Cet avenir ne semblait pourtant pas si radieux aux yeux d’un Philippe Séguin qui, déjà, alertait face à l’aveuglement de ses contemporains en martelant que l’euro ne se justifiait pas économiquement dans la mesure où « aucune statistique ne permet de conclure à un effet significatif du risque de change pour l’investissement. » Dans la même veine, il démonte la novlangue en expliquant qu’une Banque centrale « indépendante » était avant tout une Banque centrale irresponsable, qui n’aurait pas à répondre de son action devant les peuples. Puis, en précurseur, il démontre que mettre en place une monnaie unique pour une multitude de pays aux compétitivités qui diffèrent conduira inévitablement une polarisation des économies entre le Sud et le Nord, ce qui est aujourd’hui appelé par l’économiste Jacques Sapir « eurodivergence » et analysé par Joseph Stiglitz [1]. A l’heure de la croissance en berne, du chômage de masse, de la balance commerciale déficitaire, les illusions économiques des fédéralistes ont comme un goût amer.

L’Europe du naufrage économique

Mais Philippe Séguin ne se limite pas à une simple diatribe sur la monnaie unique, il développe tout le non-sens économique que représente la création d’une fédération continentale. Un ensemble de pays aux intérêts divergents ne crée pas des dispositifs législatifs en mesure d’être des optimums économiques, mais bien des moyennes. Chaque pays devant compromettre dans une certaine proportion ses intérêts, la situation n’est finalement intéressante pour personne.

A l’inverse, la coopération, en permettant la libre union des Etats souverains sur des projets précis, assure une convergence favorable à l’engendrement d’optimums, comme en témoignent les succès européens que sont Ariane et Airbus. Enfin, bien que libéral, il n’en reste pas moins gaulliste et n’est donc pas insensible à la question sociale, c’est pourquoi il se cabre face à l’harmonisation européenne, qu’il assimile plutôt à une convergence défavorable aux Français, celle-ci menant nécessairement à la destruction de leurs « conquis sociaux », selon l’expression du ministre communiste Ambroise Croizat. Il n’y alors pas de mal à comprendre pourquoi le référendum de 2005 s’est transformé en un véritable vote de classe [2]…

Un coup d’Etat démocratique ?

Le discours de Philippe Séguin ne fait finalement qu’étalage d’un référendum qui a été arraché aux Français, bernés par la confiance qu’ils accordaient à leurs représentants. Si crise de représentativité il y a, elle commence par cette démonstration de la fausse conscience dans laquelle s’est enfermée l’élite politique française. Il aurait ainsi été bienvenu, pour ne pas faire de 1992 « l’anti 1789 », que l’on cesse de « minimiser les enjeux » du traité, que l’on ne fonde pas un vote sur un monticule de promesses de faussaires, qu’il soit mis un terme au climat de « terrorisme intellectuel » évoqué par Séguin dans son discours. En effet, presque toute la caste politique et médiatique – à l’exception des communistes, des chevénementistes et d’une frange de la droite – s’anime comme un seul homme pour le « Oui ». Pierre Bérégovoy, Premier ministre de l’époque, affirme ainsi que « si l’on est bien informé, on doit choisir de voter oui [3] », tandis que François Mitterrand, lors de son débat télévisé du 3 septembre 1992 avec Philippe Séguin, ne redouble pas de pathétique et de sensiblerie pour adoucir les cœurs des Français et désarmer son adversaire en faisant étalage de son cancer et de sa souffrance.

NDLR : Pour mieux connaître l’obsession européiste de François Mitterrand et son abandon du socialisme, lire sur LVSL l’entretien de William Bouchardon avec Aquilino Morelle : « La construction européenne s’est faite contre le peuple français ».

Parce qu’il n’était pas question d’une réformette ou d’un simple changement statutaire, mais bien de la fin du politique et de la dépression d’un peuple qui en vivait, Maastricht est une tragédie française. Le règne fédéral est aussi le règle néolibéral : « Ce que cache la politique des comptes nationaux, ce que cache l’obsession des équilibres comptables, c’est bien le conservatisme le plus profond, c’est bien le renoncement à effectuer des choix publics clairs dont les arbitrages budgétaires ne sont que la traduction. »

Cette tragédie n’est cependant pas dénuée d’une certaine justice. Elle a rendu grâce à Philippe Séguin qui peut s’enorgueillir, malgré le Goliath auquel il faisait face, du score très serré de 51% de « Oui ». Un tel pourcentage est un beau tour de force au vu de l’écrasante victoire des fédéralistes pronostiquée par les sondages de l’époque, et il est la preuve même de la force du débat d’idées auquel le demos est loin d’être insensible. Quarante ans plus tard, et malgré l’usurpation du résultat du référendum de 2005, la bataille pour que la France retrouve sa souveraineté reste toujours vive. Nombre de Français ne se résignent en effet pas à une situation dans laquelle ses représentants ont choisi de déléguer le pouvoir appartenant par peur d’avoir à l’assumer, se transformant de dirigeants en simples gestionnaires. Comme le faisait Séguin, il importe de rappeler à ces derniers que le pouvoir dont ils avaient la charge ne leur appartenait pas, qu’ils ne pouvaient se démettre sans démettre leur peuple. Ce faisant, c’est seul qu’ils l’ont laissé affronter la mondialisation prédatrice et la règle implacable de juges extérieurs. Pour Séguin, les divergences entre familles politiques doivent donc être transcendées pour récupérer le pouvoir. Selon lui, « il est des moments où ce qui est en cause est tellement important que tout doit s’effacer » pour mettre fin au « premier alibi de tous nos renoncements ».

Notes :

[1] Joseph E. Stiglitz, L’euro : comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, 2016, Les Liens qui Libèrent.

[2] Voir Jérome Fourquet, L’Archipel français, Seuil, 2019, ou le dernier entretien de LVSL avec François Ruffin.

[3] Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, 2005, Raisons d’agir.

Guerre en Ukraine : vers une crise alimentaire mondiale ?

© Darla Hueske

L’invasion de l’Ukraine et les sanctions contre la Russie viennent perturber un marché alimentaire déjà fébrile. Sans ces deux pays, très exportateurs de blé ou d’engrais, toute la chaîne de production alimentaire est déstabilisée. Cette crise rappelle la vulnérabilité à un choc imprévu d’un modèle agricole mondialisé, ultra-financiarisé et de plus en plus soumis à l’aléa climatique. Les excès de ces marchés ont des répercussions directes sur la vie de millions de personnes, producteurs comme consommateurs. Outre le risque de pénuries, la hausse des prix présente un risque d’embrasement social à très court terme, voire de déstabilisation pour plusieurs pays. Cette menace vient rappeler l’absolu nécessité pour la France de poursuivre une stratégie de souveraineté alimentaire.

Si la guerre nourrit la guerre, comme le veut le dicton, va t-elle affamer les hommes ? Cette question a refait surface depuis le début du conflit entre l’Ukraine et la Russie, deux grands pays agricoles. D’un côté, l’invasion du premier et les destructions lourdes infligées par l’armée russe vont fortement perturber, si ce n’est anéantir, une partie de sa production. De l’autre, la Russie se retrouve mise au ban du marché mondial, sous l’effet de sanctions essentiellement économiques et financières qui devraient perturber tous ses échanges.

Le marché agricole à l’épreuve de la guerre

Plus que tout autre produit agricole, le blé illustre l’inquiétude qui se fait jour. D’abord, parce qu’il continue de constituer un aliment de base pour une part importante de la population mondiale ; il s’agit toujours de la céréale la plus exportée. Ensuite, parce que la Russie et l’Ukraine représentent une part importante de la production mondiale à l’export, respectivement 17 % et 12 %. Au point que la FAO a d’ores et déjà estimé que le conflit menaçait de faire basculer dans la sous-nutrition de 8 à 13 millions de personnes supplémentaires.

Parallèlement à cette rupture de l’offre, un choc s’annonce sur la demande. En effet, le nombre de déplacés pourrait atteindre les 10 millions de personnes. Ce sont autant de bouches à nourrir. Or, à rebours de l’image d’un champion de l’exportation, l’agriculture ukrainienne présente un large pan de petite culture vivrière. Le pays compte 5 millions de micro-fermes, d’une emprise de quelques hectares seulement, mais fournissant jusqu’à 60 % de la production agricole totale du pays. Si l’accueil des réfugiés s’est organisé partout en Europe pour répondre à l’urgence, cette dimension n’a pour l’instant guère été prise en compte, notamment dans l’optique d’un conflit durable.

Si le conflit et les sanctions contre la Russie se prolongeaient, le bouleversement de la filière agricole constituerait un prolongement de la guerre. Le cycle de production, long par nature en agriculture, implique en effet que les conséquences de cette invasion seront durables, même si un cessez-le-feu était rapidement trouvé. Au printemps, la bonne conduite des semis est un enjeu stratégique. Si elle devait se trouver gravement perturbée, la production serait pénalisée pour au moins un an. En complément, la hausse vertigineuse des prix agricoles, sans compter le risque de pénurie, est susceptible de produire des situations de fortes tensions sociales.

L’alimentation fait désormais parti d’un arsenal géopolitique, qui risque de mettre la France en difficulté.

Des expériences récentes nous ont rappelé les conséquences très lourdes que peuvent avoir les pénuries agricoles. Rappelons-nous, sans que cette liste soit exhaustive, les émeutes de la faim survenues en 2008 dans plusieurs pays d’Afrique mais aussi en Bolivie, au Mexique ou encore au Bengladesh et au Pakistan. A l’origine des printemps arabes, les questions alimentaires ont également joué un rôle considérable. Si un peuple peut supporter un régime autoritaire, la difficulté à s’alimenter est un déclencheur de révolte. Le Sri Lanka, où les émeutes s’enchaînent depuis quelques jours, forçant le gouvernement à déclarer l’état d’urgence et à couper internet, préfigure peut-être le sort d’autres pays à court terme.

Parfaitement conscient de la dépendance de certains pays, notamment d’Afrique du Nord, aux importations agro-alimentaires, Poutine espère peut-être ouvrir là un nouveau front, en rangeant dans son camp des pays qui, pour de simples raisons de survie, ne peuvent pas se permettre d’adopter la politique de fermeté exigée par les pays occidentaux. Cette stratégie de « food power » a été engagée par la Russie depuis plusieurs années déjà. Le poids de l’agriculture est tel qu’elle a même certainement contribué à définir le calendrier de l’offensive militaire de Moscou. Vladimir Poutine avait engagé dès 2010 la Russie dans un ambitieux programme de souveraineté alimentaire, avec pour objectif une autosuffisance quasi complète en 2020. Si l’objectif a été repoussé à 2024, le pays avait bien atteint cette année-là, la couverture de 80 % de ses besoins. Cette démarche a sans doute conforté les dirigeants russes dans leur capacité à faire face à un nouveau régime de sanctions.

A contrario, la récolte de blé de 2021 s’est avéré particulièrement médiocre. Jamais, depuis plusieurs années, le volume des exportations de céréales russes n’a été aussi faible. L’un des objectifs de l’offensive militaire aurait été de mettre la main sur une partie de la production ukrainienne, la captation restant toujours la stratégie de sortie de crise la plus expéditive. De manière certaine, l’agression a permis de faire remonter brutalement le cours mondial du blé, relevant de fait le prix de vente des stocks russes.

Dans l’immédiat, la France et l’Union Européenne n’apparaissent pas particulièrement menacées par un risque de rupture de leurs stocks. Les importations russes en France restent très limitées. Quant à la France, notre pays n’est que le 9e fournisseur de la Russie pour les matières agricoles. Pour moitié, il s’agit de vin et de champagne. Les échanges avec l’Ukraine sont encore plus marginaux.

En revanche, la France pourrait se retrouver exposée à trois niveaux. Tout d’abord, la réallocation de son surplus de production pourrait engendrer des tensions diplomatiques avec plusieurs pays. Il faudra arbitrer entre des pays amis en Afrique ou en Orient, qui sont eux très dépendants de la Russie ou de l’Ukraine. D’autre part, les restrictions sur les céréales de la part d’autres pays fournisseurs peuvent affecter les filières d’élevage. Par ailleurs, la Russie produisant plus de 10% de l’azote et des engrais utilisés en France, les rendements risquent de baisser sur le territoire national. Enfin, la hausse soudaine des prix énergétiques a déjà affecté le gazole non routier, très utilisé par les tracteurs. Cette flambée des prix a frappé un secteur déjà péniblement à l’équilibre. Si le gouvernement a rapidement répondu par des mesures d’urgence aux manifestations d’agriculteurs pris à la gorge, la colère de ces derniers risque d’exploser à nouveau une fois que ces dispositifs auront pris fin. Cette nouvelle conjoncture mondiale explique que les prix aient déjà augmenté pour 81% des produits alimentaires achetés par les consommateurs.

L’agriculture face aux désordres du marché

La guerre en Ukraine rappelle combien l’agriculture reste un secteur stratégique que le marché seul ne peut suffire à gérer. Les restrictions sur les exportations décidées par la Russie mais également par d’autres pays, démontrent la fragilité de nos chaînes d’approvisionnement. Le marché libéralisé n’est pas programmé pour réagir aux situations de crise. Au contraire, il ne fait que renforcer les forces en jeu. La spécialisation internationale de la production implique des déplacements conséquents de marchandises et une chaîne logistique robuste. Or, 15 millions de tonnes de blé et autant de maïs sont bloquées dans les ports de la mer Noire. Tous ces événements nous rappellent le manque de fiabilité des grands discours en faveur du commerce sans entrave. Plusieurs pays ont déjà relevés leurs taxes à l’exportation ou mis en place des stratégies de limitation, tordant ainsi le cou à l’idée d’un commerce nécessairement paisible et pacificateur.

En outre, le libre échange a contribué à affaiblir la souveraineté agricole. En 40 ans, le poids de l’agriculture dans les échanges mondiaux n’a cessé de progresser. Désormais 20 % des calories alimentaires traversent au moins une frontière avant d’être consommées. Cette évolution a déséquilibré des agricultures ancestrales et vivrières. Elle a accentué la baisse de valeur des produits agricoles, qui a été divisée par 2 sur les 50 dernières années.

Le commerce international, vendu aux paysans comme leur offrant de juteuses opportunités d’exportations, se traduit in fine par un affaiblissement de leur situation économique. L’exemple du lait en Europe est caractéristique : dans le cadre d’une dérégulation supposée bénéfique, la suppression des quotas en 2015 devait pousser les exportations à l’international. Or, elle s’est traduite par une baisse du prix qui a ruiné de nombreux exploitants et entraîné une baisse de la production globale. Malgré cet enseignement, l’Union européenne, fidèle à son obsession libre-échangiste, a ratifié pas moins de 14 accords de libre échange sur les 10 dernières années.

Dans un marché mondialisé et hyper-financiarisé, la production agricole ne peut pas absorber les variations de prix et les stratégies spéculatives.

La seconde caractéristique des marchés agricoles qui soit source de vulnérabilité, est leur hyperfinanciarisation. Face aux fortes incertitudes liés à ces marchés – aléa climatique, caractère périssable, difficulté de transport… – il s’est révélé indispensable de créer des produits financiers qui offrent des garanties, notamment de revenus, aux producteurs et intermédiaires. En effet, il existe un écart entre l’ajustement de l’offre et de la demande, qui s’effectue sur le court terme, et la production agricole, qui impose des investissements et un cycle de production sur le long terme. Plusieurs produits sont ainsi venus offrir une visibilité sur les prix de vente, tels que les options ou les contrats à terme.

Paradoxalement, depuis la libéralisation des marchés financiers, ces produits qui devaient aider le marché à se réguler, aggravent les fluctuations. Parmi les plus pernicieux, on trouve les fonds indiciels, dont l’évolution est indexée sur celle d’une autre valeur. Ces fonds permettent la mise en place de stratégies spéculatives. Or ces stratégies ne sont pas autonomes des cours des matières premières. En spéculant, à la hausse ou à la baisse sur le devenir des cours, les opérateurs accentuent les tendances. Pire encore, en cas de choc, le marché spéculatif joue le rôle d’accelérateur et amplifie les crises. Sous l’effet de l’excès de liquidité et de la financiarisation globales, les proportions entre contrats de protection et de spéculation sur les marchés se sont inversés entre 1990 et 2006 pour atteindre un rapport de 20 %/80 %.

Décorrelés de la production réelle ou même des besoins, ces produits financiers viennent apporter de la volatilité des prix là où ils étaient censés les atténuer. Sous l’effet des masses financières en présence, les marchés agricoles subissent des variations puissantes, sans lien avec le rapport offre/demande. Ceci contraint les exploitants à devenir des experts des marchés financiers et à ajuster leurs production, la rotation des cultures par exemple, uniquement sur les anticipations de variations des cours.

La longue marche vers la souveraineté alimentaire 

La crise ukrainienne a donc remis au cœur des débats la question de la souveraineté alimentaire. Deux ans de pandémie, une guerre, la perspective probable d’un grave dérèglement climatique : l’état d’urgence va devenir un état permanent. Fort de ce constat, depuis cinq ans, un plan d’urgence agricole est concocté en France chaque année. C’est un pis aller. Dès 2019, le gouvernement avait pourtant bien dessiné sous l’égide du ministère des Affaires étrangères une « Stratégie internationale pour la sécurité alimentaire, la nutrition et l’agriculture durable », à déployer d’ici à 2024. Cette stratégie intégrait les principaux enjeux mentionnés jusqu’ici et encourageait les différentes institutions à porter ces sujets au niveau international. Toutefois, sa mise en pratique a été largement entravée par la pandémie puis par le conflit en Ukraine. En réponse, le gouvernement a bien produit un plan de résilience, mais celui-ci s’avère pour le moment très limité. À ce stade il cumule seulement des mesures à visées électorales ou reprend principalement des ambitions déjà existantes.

Source :  Stratégie internationale pour la sécurité alimentaire, la nutrition et l’agriculture durable

Après la pandémie, la Cour des comptes a cherché à évaluer la qualité de la sécurité de notre approvisionnement alimentaire. Si les ruptures d’approvisionnement demeurent rares, malgré l’absence d’une stratégie d’approvisionnement, comme il en existe en Allemagne ou en Suisse via la constitution de stocks , la Cour a cependant identifié trois vulnérabilités majeures : les engrais1, l’alimentation animale2 et les emballages de produits alimentaires3 indispensables à leurs échange. En revanche, le rapport enterre les perspectives de développement des circuits de proximité. Il note que 97 % de la production est consommée hors de son territoire d’origine et souligne les besoins croissants des métropoles, par nature dépendantes. Ce choix des rapporteurs ne tient pas compte de l’intérêt très fort pour ce mode de consommation. Dommage, les difficultés logistiques intrinsèques aux circuits de proximité pourraient être surmontées avec la mise en place d’un accompagnement adéquat.

Nous sommes ainsi placés devant un chantage cynique : renoncer à nos objectifs environnementaux pour assurer la sécurité alimentaire mondiale ou poursuivre le verdissement de l’agriculture, au risque de la pénurie.

Dans ce contexte, pour aller vers la souveraineté alimentaire, la Commission Européenne a présenté sa stratégie intitulée “De la fourche à la fourchette“. Elle s’articulait autour de la résilience de l’agriculture européenne, en conciliant réduction de notre dépendance et adaptation au dérèglement climatique. Ceci se traduirait notamment par des objectifs de réduction de l’usage des pesticides, des engrais et autres intrants. Toutefois ce pilier agricole du Pacte vert européen entre directement en conflit avec les moyens définis dans la réforme de la PAC, adoptée en novembre dernier. Ce cas illustre encore cette tendance libérale qui consiste à établir des stratégies dépourvues de contraintes ou des budgets adéquats.

Cette stratégie a pourtant été copieusement critiquée par certains candidats de droite dans le cadre de la campagne présidentielle français, malgré ses objectifs en matière de souveraineté. Certaines analyses, venues des États-Unis ou portées par les lobbys, ont pointé un risque de baisse de la production sous l’effet de nouvelles règles. D’après ces discours, nous sommes ainsi placés devant un chantage cynique : renoncer à nos objectifs environnementaux pour assurer la sécurité alimentaire mondiale ou poursuivre le verdissement de l’agriculture, au risque de la pénurie. Un dilemme simpliste qui occulte le fait que les contraintes environnementales participent sur le long terme à l’indépendance de notre agriculture.

Enfin, la question de la souveraineté alimentaire, n’est pas qu’une préoccupation nationale, elle demeure bien une question globale. Ainsi, une pénurie mondiale pourrait détourner une partie de la production nationale destinée à combler nos besoins et qui serait happée par des prix alléchants. Ensuite, la sous-nutrition étant un facteur de déstabilisation politique très fort, la pénurie de produits alimentaires représente un risque géopolitique majeure. Rappelons enfin que le droit élémentaire des humains à être nourris est reconnu par l’ONU.

Or le contexte de conflit vient perturber un équilibre déjà fragile en raison de la croissance démographique et des inégalités. À titre d’exemple, l’Ukraine était l’un des principaux fournisseurs du Programme Alimentaire Mondial. Placé sous l’égide de l’ONU, il permet de venir au secours de 125 millions de personnes. Alors qu’un tiers de la population mondiale qui vivait déjà dans une situation d‘insécurité alimentaire avant la crise, selon la FAO (Organisation des Nations unies pour la faim et l’agriculture), les ruptures d’approvisionnement, notamment en blé et en huile, pourraient donc être catastrophiques pour les pays du Sud.

Ceci appelle à des mesures dédiés, au-delà de celles visant les causes structurelles (conflits, inégalités…). Tout d’abord en fléchant une partie de l’aide au développement vers l’alimentation et ses structures, plutôt que vers les infrastructures favorisant le business de nos entreprises. Ensuite se pose la question de l’usage de produits agricole pour la production énergétique. Selon une ONG, l’Europe transforme 10 000 tonnes de blé en biocarburants. En outre, la crise gazière a relancé la filière de méthanisation, qui peut parfois entraîner une concurrence entre la destination alimentaire et énergétique de la production agricole. Enfin, il faut ajouter que la remise en cause d’un marché globalisé et financiarisé, par le rapprochement de l’offre et de la demande, permettrait en parallèle la réduction du gaspillage alimentaire, estimé à 121 kilos par habitant selon l’ONU. Ceci constitue un levier essentiel, déjà mobilisé par la loi en France. Ainsi, l’invasion de l’Ukraine n’est peut être que la première bataille, et la plus spectaculaire, d’une guerre alimentaire à venir.

1 Seulement 25 % des besoins nationaux couverts, avec la Russie comme principal fournisseur.

2 61 % du soja est encore importé du Brésil.

3 Par exemple les boîtes d’oeufs.