Souveraineté numérique : les enjeux géopolitiques

© Le Vent Se Lève

Le 15 janvier 2020, Le Vent Se Lève organisait une série de conférences sur la souveraineté numérique en partenariat avec l’Institut Rousseau, le Portail de l’intelligence économique et Le Vent du Changement à l’Université Panthéon-Assas. La lutte pour l’indépendance numérique engage désormais l’avenir industriel, démocratique et géopolitique des nations. Des données critiques de nos services publics (en particulier de santé et de sécurité) à celles de nos grandes entreprises industrielles, rien ne semble échapper à la prédation des géants numériques américains. Durant cette première conférence consacrée aux enjeux géopolitiques de la souveraineté numérique, Tariq Krim (entrepreneur et pionnier du web français), Ophélie Coelho (membre du conseil scientifique de l’Institut Rousseau), Clothilde Bômont, (chercheure au centre de recherche GEODE) et Jean-Paul Smets (fondateur de Nexedi et créateur du logiciel libre ERP5) sont intervenus. La discussion a été modérée par Simon Woillet, directeur de la rubrique Idées du Vent Se Lève.

« Les États jouent le rôle de mécènes du capital » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Joe Biden et Boris Johnson au G7 de Carbis Bay (UK). © Number 10

Les poussées populistes des années 2010 et la crise du COVID ont-elles sonné la fin du néolibéralisme ? S’il reste prudent, le sociologue Paolo Gerbaudo constate un retour en force de l’État, des plans de relance aux mesures sanitaires en passant par le retour de la planification. Mais au bénéfice de qui ? À l’aide d’une vaste littérature de théorie politique, son essai The Great Recoil. Politics after populism and pandemic (Verso Books, 2021) décrit finement la recomposition politique en cours et les visions antagonistes du rôle de l’État de la gauche socialiste et de la droite nationaliste. Selon lui, si la gauche souhaite parvenir au pouvoir, elle doit renouer avec le patriotisme inhérent à son histoire et ne pas avoir peur du protectionnisme économique. Entretien réalisé, traduit et édité par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre s’articule autour de ce que vous appelez un « Grand recul » du néolibéralisme et de la mondialisation, qui ont été hégémoniques depuis les années 1980. A sa place, vous affirmez qu’un nouveau Zeitgeist (« esprit du temps » en allemand, ndlr) est en train d’émerger, vous parlez de « néo-étatisme ». Quelles sont les raisons qui expliquent ce changement d’hégémonie ? 

Paolo Gerbaudo – Le « Grand recul » est le moment où le capitalisme néolibéral atteint ses limites ultimes, tant économiques que politiques et écologiques. Ce rebondissement est le résultat net du succès même du projet néolibéral et de la manière dont il a intégré toujours plus de marchés et de pays dans son giron. Cependant, comme toute ère idéologique, le néolibéralisme tend à un moment donné à épuiser son élan initial et à se heurter à ses propres contradictions. Cela ouvre à son tour la voie à l’émergence d’un nouveau consensus, qui englobe l’ensemble de l’espace politique et imprègne tous les acteurs politiques, qui doivent se positionner par rapport à ce discours dominant.

Ce « Grand recul » est une réponse de la société au stress produit par la mondialisation néolibérale, sous la forme d’une exposition à des forces économiques incontrôlables, de l’agoraphobie, de la peur de l’ouverture, de cette peur d’être à découvert, sans défenses contre des forces qui échappent visiblement à tout contrôle politique. En bref, il s’agit du sentiment d’être l’objet de la politique plutôt que le sujet de la politique. Cela conduit à un réajustement du sens commun qui est le plus visible au sein du mainstream

« Les représentants du capitalisme mondial abandonnent certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. »

Même les défenseurs du néolibéralisme et de l’austérité font aujourd’hui des concessions sur la nécessité d’équilibrer les excès de l’économie de marché, et font une embardée dans la direction opposée. On peut citer l’exemple de Joe Biden, qui a eu une longue carrière de démocrate centriste et modéré, mais qui a lancé un important programme d’investissements publics. Mario Draghi (Premier ministre italien non élu, à la tête d’un gouvernement technocratique, ancien président de la BCE, passé par Goldman Sachs, ndlr) est un autre exemple, il parle maintenant de « bonne dette ». Les représentants du capitalisme mondial abandonnent donc certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. 

LVSL – Cette fin du néolibéralisme a si souvent été annoncée, notamment après la crise de 2008, que beaucoup de gens peuvent être assez sceptiques. Vous nous avez donné quelques exemples de ce retour de l’État, mais le cas de Biden semble également montrer les limites de cette nouvelle ère idéologique : il a signé un grand plan d’investissements dans les infrastructures de 1000 milliards de dollars, mais le « Reconciliation Bill », qui est plus axé sur les dépenses sociales, est toujours bloqué par le Sénat américain. Finalement, n’assistons-nous pas à une intervention plus forte de l’Etat dans certains secteurs de l’économie, afin de soutenir le capital – ou des sections du capital – mais pas à un retour d’un Etat-providence qui protège les travailleurs ?

P. G. – La théorie marxiste de l’État et les travaux de Louis Althusser, Ralph Miliband ou Nikos Poulantzas nous apprennent que l’État que nous connaissons est un État capitaliste. C’est donc un État qui vise à reproduire les mécanismes de l’économie capitaliste. Plus précisément, nous sommes entrés depuis un certain temps dans un capitalisme monopolistique, par opposition à un capitalisme plus concurrentiel qui existait en partie au début de la mondialisation. Aujourd’hui, il existe d’énormes concentrations de pouvoir et d’argent dans de nombreuses industries : Big pharma, Big tech, les médias, la fabrication de microprocesseurs… Les secteurs stratégiques de notre économie sont marqués par d’énormes niveaux de concentration. Il suffit de penser à Jeff Bezos et Elon Musk, qui se battent pour être l’homme le plus riche du monde et sont des démonstrations des concentrations grotesques de ressources qui existent dans nos sociétés. Dans ce contexte, le rôle de l’État est de soutenir le capital, et en particulier le capital monopolistique, c’est-à-dire de protéger le butin des vagues précédentes d’accumulation capitaliste qui ont constitué les empires d’aujourd’hui.

Comme vous le dites, ce néo-étatisme capitaliste permet certaines choses et en interdit d’autres. Le projet de loi sur les infrastructures a été approuvé parce qu’il était dans l’intérêt des grandes entreprises, puisqu’il signifie des profits pour les entreprises de construction. Au contraire, les mesures sociales n’ont pas d’utilité directe pour le capital. Par exemple, les congés maternité et les congés maladie, que nous considérons comme acquis dans des États-providence comme la France, l’Italie ou le Royaume-Uni, ne sont pas des droits statutaires nationaux aux États-Unis ! Cette composante de dépenses sociales du programme de Biden a jusqu’à présent été entravée par des centristes tels que Joe Manchin et Kyrsten Sinema, qui sont financés par de grandes entreprises et se sont opposés aux mesures qui réduiraient le coût des produits pharmaceutiques.

Pour en savoir plus sur les combats internes au parti démocrate sur le projet de Reconciliation Bill promis par Biden, lire sur LVSL l’article de Théo Laubry : « L’aile gauche démocrate, dernière chance pour le plan d’investissements ? »

Les mesures qui étaient bénéfiques pour le capital – et qui créent également des emplois, il ne faut pas le nier – ont été approuvées, tandis que celles qui visaient plutôt une sorte de redistribution douce sont bloquées. Un grand nombre des mesures les plus radicales promises par Biden vont être sévèrement édulcorées. Il semble maintenant que ce soi-disant « nouveau cadre » des dépenses sociales et du pacte climatique sera approuvé, mais que le chiffre initial de 3 000 milliards de dollars sera ramené à 1 750 milliards de dollars. Ce sera toujours une amélioration des conditions de vie pour des millions d’Américains, mais sa réduction révèle les nouveaux défis de l’ère néo-étatiste, les nouveaux dilemmes politiques qui émergent dans l’ère post-néolibérale. 

Fondamentalement, toute politique de redistribution est aujourd’hui un jeu à somme nulle, ce qui signifie que vous devez aller chercher l’argent qui est déjà là. Or, il y en a beaucoup, et pas seulement dans l’expansion de l’offre monétaire. Par exemple, Apple a 500 milliards de dollars en réserve ! Mais les propositions de Biden sont loin des taux d’imposition élevés de l’après-guerre, que l’on a connus sous Eisenhower ou Lyndon Johnson. Les riches refusent furieusement de tels taux d’imposition, ils ne veulent même pas céder une petite partie de leur richesse. Si cette résistance gagne la bataille, nous risquons d’avoir un autre Donald Trump, car les petites mesures redistributives de Biden ne suffiront pas à calmer le mécontentement de la classe ouvrière américaine. La nouveauté de Biden est qu’il a réalisé, avec d’autres membres de l’establishment néolibéral, que Trump ne vient pas de nulle part, mais qu’il émerge des effets de la mondialisation, de la douleur subie par les travailleurs laissés pour compte. Ainsi, il comprend la nécessité de politiques pragmatiques pour résoudre ces problèmes. Sauf que si celles-ci sont édulcorées, elles risquent de ne pas être suffisantes pour affronter les forces qui ont conduit à l’élection de Donald Trump.

LVSL – Vous avez parlé de l’agoraphobie et du mécontentement des travailleurs, mais l’émergence de la Chine, et les rivalités géopolitiques que cela entraîne, ne sont-elles pas une autre raison de ce changement de paradigme vers le « néo-étatisme » ?

P. G. – Oui, sans aucun doute. La montée en puissance de la Chine et le succès de l’économie chinoise, certes temporairement obscurci par l’affaire Evergrande, sont l’un des principaux moteurs de ce réajustement du mainstream. Cela conduit à abandonner certains principes du néolibéralisme, tels que les politiques monétaristes, et au retour à une gestion keynésienne de la demande avec des dépenses de relance sous forme d’investissements publics. Certains piliers du néolibéralisme tiennent toujours, mais ceux qui ont été le plus affaiblis sont la vénération fanatique des budgets serrés et de la prudence fiscale, d’où le retour d’une gestion keynésienne de la demande. 

Le capitalisme d’État chinois a obtenu de bien meilleurs résultats, en termes de productivité, d’innovation ou de prospérité, que le modèle néolibéral de capitalisme. Sous la direction de Xi Jinping, la Chine, après avoir brièvement poursuivi les politiques d’ouverture mises en place par Deng Xiaoping, est revenue à des politiques plus étatistes. D’une certaine manière, la Chine a déjà fait marche arrière face au néolibéralisme. 60 % de l’économie chinoise est directement ou indirectement contrôlée par l’État. Il semble donc que les États-Unis souhaitent ressembler davantage à la Chine, qu’ils veulent un « État activiste », pour reprendre les termes de Boris Johnson. Le Royaume-Uni et les États-Unis sont les deux pays où ces changements sont les plus visibles.

« Contrairement à la Chine, l’État américain ne contrôle pas les entreprises les plus stratégiques de l’économie. Cela signifie que le “néo-étatisme” aux États-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un “État sous-traitant”. »

En même temps, il existe des différences significatives entre l’État américain et l’État chinois : l’État américain ne contrôle pas le coeur névralgique de l’économie, c’est-à-dire les entreprises les plus stratégiques, celles qui sont fondamentales pour l’efficacité et la compétitivité du système dans son ensemble, comme les réseaux, l’énergie, la construction… Cela signifie que le néo-étatisme aux Etats-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un « État sous-traitant ».  Certes, l’État recommence à dépenser et à investir par rapport à l’austérité des années 2010, mais ces dépenses alimentent le marché privé. Les projets financés sont réalisés par des entreprises privées, aux conditions des entreprises privées et à leur profit. Ainsi, cette expansion de l’État ne s’accompagne pas d’une expansion du contrôle politique et démocratique réel sur l’économie comme on pourrait s’y attendre.

LVSL – Une des évolutions contemporaines de l’État que vous avez peut-être moins étudié dans votre livre est le renforcement de la surveillance, notamment depuis la guerre contre le terrorisme et la pandémie de COVID. Ne s’agit-il pas là aussi d’une autre évolution de l’État qui favorise les intérêts des grandes entreprises plutôt que ceux du peuple ?

P. G. – L’État comprend différents appareils. Comme nous le savons depuis Althusser (philosophe marxiste français, connu notamment pour son ouvrage Idéologie et appareils idéologiques d’État, publié en 1970, ndlr), il y a les appareils répressifs, les appareils idéologiques, et le grand phénomène du 20e siècle a été le développement de l’appareil économique de l’État. Historiquement, une part importante de l’appareil répressif est tournée vers la surveillance des activistes et des mouvements de protestation. Il est tout à fait évident que la pandémie a introduit, dans l’urgence, des mesures de surveillance et de contrôle généralisées, par le biais de l’endiguement de la contagion, du contact tracing, de l’État qui dit aux gens ce qu’ils sont autorisés à faire, s’ils peuvent voyager ou non, de la nécessité de se faire tester en permanence, de se faire vacciner… 

C’est un élément de l’État qui est assez peu familier à beaucoup de gens, surtout pour ceux d’entre nous qui n’ont jamais traversé de cataclysme majeur ou de conflit guerrier, ou qui n’ont même pas eu à servir dans l’armée pendant un an comme c’était le cas pour nos pères ou nos grands-parents. Dès lors, il est évident que ces formes de surveillance suscitent des réactions de colère. Elles sont en effet perçues par beaucoup comme un intrusion de l’État dans leur vie quotidienne, alors même que l’État a essentiellement renoncé à de nombreuses autres interventions qui auraient été bien plus positives. Ainsi, à mesure que l’appareil économique de l’État reculait sous le néolibéralisme, les structures répressives de l’État étaient renforcées, tandis que, dans le même temps, l’appareil idéologique de l’État s’effaçait ou devenait confus à cause de l’idée de la centralité du marché. Je pense que cela risque de créer un discours de suspicion culturelle à l’égard de l’autorité, sous quelque forme que ce soit, comme on peut le voir dans le mouvement antivax ou anti-masque, qui exprime de la suspicion et de la colère à l’égard de mesures qui, en fait, affectent surtout matériellement certaines personnes, tels que les travailleurs de la restauration ou du tourisme, où les dommages ont été considérables.

Paolo Gerbaudo, sociologue au King’s College London. © Paolo Gerbaudo

Dans ce contexte, je pense que l’attitude stratégique de la gauche devrait être la même qu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les travailleurs se sont tournés vers l’État qui leur avait demandé tant de sacrifices et ont dit en gros « maintenant, il est temps que nous soyons récompensés pour nos efforts ». Il était temps que l’État assume financièrement le coût des sacrifices et les difficultés que les gens ordinaires ont subi. Par exemple, à l’automne dernier, Andy Burnham, le maire de Manchester, s’est exprimé très fermement, en demandant à l’État une véritable protection sociale qui vienne compenser les effets économiques néfastes des mesures de distanciation sociale. Telle devrait être l’attitude de la gauche selon moi : au lieu de considérer le contrôle de l’État comme quelque chose à dénoncer pour des raisons éthiques ou juridiques, la gauche devrait le considérer comme quelque chose qui ne peut être accepté que dans la mesure où, en même temps, l’État apporte un soulagement économique. En bref, pas de contrôle étatique sans protection sociale. 

LVSL – Voilà qui nous mène aux concepts clés de votre livre : les notions de contrôle et de protection. Dans votre livre, vous affirmez que ces concepts, ainsi que celui de la souveraineté, forment le nouveau sens commun politique actuel. Pourtant, la signification réelle de ces mots fait l’objet d’une lutte entre la gauche et la droite. Comment la gauche et la droite définissent-elles ces concepts ?

P. G. – Ce que je veux dire, c’est que, dans les discours politiques, vous rencontrez des signifiants maîtres, c’est-à-dire des mots qui sont répétés de manière obsessionnelle et sont partagés à travers tout le spectre politique, de la gauche à la droite. Le néolibéralisme s’est accompagné de termes familiers, tels que opportunité, entrepreneuriat, modernisation, ouverture et ainsi de suite. Dans les discours contemporains, les termes sont très différents. Les nouveaux slogans et mots clés sont nombreux, mais les plus importants, selon moi, sont la protection, le contrôle et la souveraineté.

La souveraineté soulève la question de la suprématie de l’État, un principe érodé pendant la mondialisation néolibérale, au cours de laquelle le pouvoir de l’État s’est estompé et celui des entreprises a augmenté. Mais les événements récents ont démontré qu’en réalité l’un et l’autre ne sont pas si distincts : les États sont toujours décisifs lorsqu’il s’agit de jouer le rôle de mécènes du capital, comme nous l’avons vu lors du sauvetage des banques après 2008 ou lorsqu’il s’agit de prendre des mesures pour fournir des produits de première nécessité comme nous l’avons vu lors de la pandémie. La droite présente la notion de souveraineté comme quelque chose d’exclusif qui peut s’exprimer par la souveraineté nationale ou la souveraineté territoriale. Pour la gauche, la suprématie de l’État n’est quelque chose de positif que dans la mesure où celui-ci est l’instrument de la volonté populaire, de la souveraineté populaire. Ainsi, pour la gauche, la souveraineté est une expression de la démocratie plutôt que de l’identité et de l’exclusion.

Paolo Gerbaudo, The Great Recoil. Politics after populism and pandemic, Verso Books, 2021.

La protection est peut-être le terme le plus significatif de tous, car c’est celui qui est devenu iconique pendant la pandémie, pensons au slogan « protégez-vous et protégez les autres ». La protection est partout : dans les politiques climatiques (contre les événements météorologiques extrêmes, en plantant des arbres dans les villes ou en protégeant les plages de l’érosion…) dans la protection sociale etc. Pour moi, ce signifiant maître est un champ de bataille à part entière. Quel est le sens de la protection ? Quel type de sécurité les différentes forces veulent-elles mettre en place ? Là encore, vous avez deux récits très différents : l’un est le « protectionnisme propriétaire » de la droite, qui vise à protéger le capital, la richesse et le statu quo. Comme le capital n’a pas beaucoup d’espoir de trouver de nouvelles voies de profits de nos jours, la protection de ce qui est déjà là devient décisive. En parallèle, pour la gauche, la protection consiste à rétablir les formes de protection de base, longtemps considérées comme allant de soi mais qui ont disparu, ainsi qu’à établir de nouvelles formes de protection : de nouvelles mesures contre la pauvreté, face au changement climatique, à établir un nouveau paradigme de Sécurité sociale…

« L’un des risques de ce “néo-étatisme” est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. »

Enfin, le contrôle a trait à la manière dont l’État se rapporte aux citoyens. L’État est synonyme de contrôle : contrôle des impôts, contrôle du travail, contrôle de la contagion pendant la pandémie… En fait, le contrôle vient de l’invention même de l’art de gouverner au Moyen Âge. Là encore, il y a différents paradigmes : pour la droite, le contrôle est lié au contrôle territorial, à l’exclusion, au maintien de certains flux à l’extérieur, notamment les migrants. Pour la gauche, le contrôle consiste à planifier, à déterminer l’avenir après des années où l’on vous a dit qu’il n’y avait pas besoin de plan car le marché déciderait. Mais la planification ne peut être progressiste que si elle est démocratique. En effet, le retour de la planification a également vu le retour de la technocratie. L’un des risques de ce « néo-étatisme » est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. Ainsi, pour éviter de nouvelles formes de suspicion envers l’État, il est indispensable de créer de nouvelles formes de participation démocratique qui permettent aux gens de prendre des décisions collectivement. Ce pouvoir ne doit pas être laissé aux experts, qui peuvent aider tel ou tel intérêt.

LVSL – Lors du référendum sur le Brexit, le slogan de la campagne Leave était « Take back control ». À l’époque, la gauche avait une position défensive, puisqu’elle faisait campagne pour rester dans l’UE. Dans votre chapitre sur la notion de souveraineté, vous affirmez que même si la gauche promeut parfois des concepts comme la souveraineté alimentaire ou la souveraineté énergétique, lorsqu’il s’agit de libre-échange et de mondialisation, elle semble beaucoup plus modérée. Plus largement, il semble parfois que la droite ait davantage embrassé le protectionnisme que la gauche. Comment l’expliquez-vous ?

P. G. – D’abord, parce qu’il y a longtemps eu un débat très confus sur le protectionnisme au sein de la gauche, pour savoir si elle devait tactiquement se ranger du côté du libre-échange ou du protectionnisme. Dans un discours très célèbre en 1848, Karl Marx disait en substance : « Je suis pour le libre-échange parce qu’il va accélérer la chute du capitalisme ». En d’autres termes, le libre-échange amènera le capitalisme à ses contradictions et créera donc les conditions d’une révolution. 

D’autre part, il ne s’agissait pas seulement d’une question de doctrine pour la gauche, mais aussi du fait que les travailleurs européens étaient souvent plus favorables au libre-échange qu’au protectionnisme pour des raisons très matérielles : comme nous le savons, le protectionnisme a tendance à affecter la consommation en augmentant les prix des produits de base. Par conséquent, pour les travailleurs, il s’agit d’une perte immédiate de pouvoir d’achat, qui était déjà maigre. En ce sens, le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche, alors que pour la droite, il pouvait correspondre à leur agenda nationaliste, ou aux intérêts des industries protégées. Les entreprises protégées par des droits de douane, des quotas et des barrières réglementaires ont en effet un intérêt direct au protectionnisme. 

« Le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche. »

Personnellement, j’ai un regard pragmatique : oui le libre-échange peut être bénéfique pour certaines choses, il est indéniable qu’il peut apporter des avantages aux producteurs et aux consommateurs, mais le commerce sans droits de douane que nous connaissons actuellement, qui est sans précédent dans l’histoire, a des effets extrêmement perturbateurs. Cette perturbation est surtout ressentie par les secteurs les plus fragiles de l’économie, en particulier dans les zones périphériques ou rurales, où se trouve aujourd’hui l’essentiel de l’industrie manufacturière. En revanche, la plupart des services ne sont pas autant exposés à la concurrence internationale que l’industrie manufacturière, car tout ne peut pas être délocalisé et produit à l’étranger.

Je pense que la gauche socialiste devrait récupérer certaines formes légères de protectionnisme commercial, tant en termes d’application de droits de douane qu’en termes de réglementation, afin d’empêcher le nivellement par le bas que nous avons sous les yeux. Comme nous le savons tous aujourd’hui, de nombreux biens sont produits avec d’énormes dommages environnementaux et par des personnes ayant des salaires extrêmement bas. L’idée de « protectionnisme solidaire » promue par Mélenchon est un pas dans la bonne direction, puisqu’elle préconise de redéfinir les limites et les critères du commerce mondial.

LVSL – Vous avez dit que deux des raisons qui peuvent expliquer pourquoi la gauche craint le protectionnisme sont la doctrine héritée du marxisme et le fait que le libre-échange sert parfois les intérêts consuméristes de la classe ouvrière. Mais ne pensez-vous pas qu’il y a aussi une sorte de cosmopolitisme superficiel au sein de la gauche qui l’amène à considérer que le protectionnisme est mauvais parce qu’il est associé à la volonté de la droite de fermer les frontières par exemple ? On a l’impression que la gauche rejette le protectionnisme car elle se concentre sur les aspects culturels du protectionnisme plutôt que sur son aspect économique. Qu’en pensez-vous ?

P. G. – Avec le référendum sur le Brexit, la gauche s’est retrouvée divisée : la grande majorité du parti travailliste soutenait le maintien dans l’Union européenne, même s’il y avait aussi une composante Lexit (raccourci pour « left exit », c’est-à-dire pour une sortie de l’Union européenne autour d’objectifs de gauche, ndlr) assez minoritaire. Dans l’électorat travailliste cependant la division était plus prononcée : quelque chose comme 30/70 (en 2016, environ un tiers des électeurs travaillistes ont voté pour le Brexit, ndlr). C’était un scénario cauchemardesque pour la gauche, car nous étions alors dans une période de fortes critiques à l’encontre de l’Union européenne, suite à l’austérité imposée dans de nombreux pays. N’oublions pas que le référendum grec de juillet 2015, un énorme moment de confrontation entre un gouvernement de gauche et l’Union européenne, avait eu lieu juste un an auparavant. Par conséquent, pendant la campagne du Brexit, la gauche s’est retrouvée à défendre l’ordre établi sous la bannière du « Remain and reform », même si la seconde partie du slogan n’a jamais été claire. Je pense que cet épisode illustre plus généralement une certaine difficulté de la gauche à formuler des demandes claires vis-à-vis de l’Union européenne. Pourtant, à cette époque, il y avait un groupe de partis de gauche autour de gens comme Varoufakis et Mélenchon, qui disaient en gros « nous devons réformer radicalement l’Union européenne, et si cela ne se produit pas, alors la sortie de l’Union européenne sera légitime ».

À lire également sur LVSL, l’article de William Bouchardon : « À Liverpool, le Labour déchiré par le Brexit »

La gauche a eu du mal à se rassembler autour d’un plan consensuel, à s’unir autour de ce qui devrait être entrepris pour rendre l’Union européenne plus acceptable. Dans le livre, lorsque je parle de l’Union européenne, je n’adopte ni une position pro-sortie, ni la défense de l’Union européenne actuelle. À certains égards, l’Union européenne joue certaines fonctions de coordination entre les États membres, qui, dans la phase historique actuelle, sont peut-être inévitables. Mais, dans le même temps, elle est une source majeure d’illégitimité politique, d’absence de contrôle démocratique. L’Union européenne a été le moyen par lequel les élites nationales ont imposé à leurs citoyens des mesures très impopulaires sous prétexte qu’elles étaient recommandées par Bruxelles. Cette question, en fin de compte, a hanté la gauche britannique et a été la principale cause de la chute de Corbyn : s’il y avait eu un débat ouvert sur l’Union européenne, les choses seraient probablement très différentes aujourd’hui.

LVSL – La campagne du Brexit nous a aussi montré que la droite invoque souvent les notions de nation et d’État et parle de patriotisme et de nationalisme comme si c’était des synonymes. Mais, comme vous le rappelez dans votre livre, ce ne sont pas des synonymes et l’idéal du patriotisme vient historiquement de la gauche. Pourtant, la gauche ne semble plus très disposée à invoquer ce concept. Pourquoi ?

P. G. – L’approche de la gauche vis-à-vis de la nation est une question stratégique clé, car c’est un enjeu sur lequel elle a constamment adopté une position défensive. Même lorsque la gauche n’a pas une vision cosmopolite et élitiste de la nation, elle ne parvient souvent pas à articuler positivement ce que sont la nation et son identité. De nos jours, la gauche a souvent cette croyance erronée que les États-nations sont en quelque sorte un phénomène anachronique ou résiduel. En d’autres termes, les États seraient toujours là et ce pour encore un certain temps, mais ils auraient de moins en moins d’importance. Nous avons pourtant assisté à un renouveau des identités nationales à tous les niveaux ces dernières années : durant les mouvements de protestation contre l’austérité, dans le retour de l’interventionnisme étatique… Pendant la pandémie, nous avons vu une explosion des sentiments patriotiques, sous la forme d’un patriotisme isolationniste, lorsque les citoyens ont senti que leur nation était en difficulté et qu’ils devaient tous se plier aux règles.

En fait, l’histoire de la gauche commence avec les luttes de libération nationale. Le patriotisme était alors compris dans le sens suivant : le peuple définit la communauté politique, qui doit s’émanciper et s’auto-gouverner. C’est quelque chose que les marxistes et les républicains avaient en commun. En définitive, l’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. Il est donc surprenant que la gauche ait tant de mal à traiter cette question de la nation. J’estime que bâtir un sentiment d’identité, un sentiment d’appartenance est fondamental pour articuler une vision progressiste. Car, en fin de compte, lorsque la gauche promeut un idéal de ce qui serait l’avenir d’une communauté, cela se joue invariablement au niveau de l’État. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’intérêts de classe, ou que tout le monde est d’accord et s’unit, mais que la gauche doit toujours articuler différents intérêts autour de l’idée d’une société commune. 

« L’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. »

Je pense aussi qu’il y a beaucoup de confusion au sein de la gauche entre internationalisme et globalisme. La position standard de la gauche, comme Marx et Engels l’ont dit dans le Manifeste du Parti communiste, était la fraternité entre tous les peuples du monde. Mais si la classe ouvrière est internationale, elle doit d’abord mener des luttes au sein de chaque nation. J’invite donc la gauche à être moins hystérique lorsqu’il s’agit de l’identité et de la question nationale, parce que cette attitude est exploitée par la droite pour dire que les gauchistes sont des citoyens de nulle part, sans ancrage, sans fondement, qu’ils ne sont pas responsables devant un peuple.

LVSL – Tout à l’heure, lorsque nous avons parlé de la souveraineté, vous avez dit que la gauche a perdu la plupart de ses soutiens parmi les ouvriers de l’industrie en raison de sa position sur le libre-échange. Dans votre livre, vous consacrez un chapitre entier aux nouvelles coalitions de classe de la gauche et de la droite. Vous semblez être d’accord avec Piketty, qui décrit ce qu’il appelle une « droite marchande » et une « gauche brahmane ». Pouvez-vous expliquer ce que signifient ces concepts ?

P. G. – J’essaie de clarifier cette question avec mon schéma du soutien des classes aux différents partis politiques, car il existe une perception erronée selon laquelle les allégeances de classe se sont inversées. Selon certains, la gauche représentait auparavant la classe ouvrière et la droite la classe moyenne et que maintenant, ce serait l’inverse. Cette analyse est trop simpliste. Ce que je montre avec ce schéma, c’est que la classe ouvrière et la classe moyenne sont divisées en deux parts, qui, dans une large mesure, peuvent s’expliquer par le clivage rural/urbain. Chez une partie de la classe ouvrière, principalement les travailleurs pauvres dans les services qui sont très exposés à l’exploitation (agents de nettoyage, livreurs, transporteurs, soignants…), la gauche a marqué des points ces dernières années. C’est l’une des rares bonnes nouvelles concernant le rapport de la gauche avec la classe ouvrière.

Schéma des alignements électoraux selon les blocs sociaux selon Paolo Gerbaudo.

Mais dans le même temps, de nombreux travailleurs dans les emplois manufacturiers se sont éloignés de la gauche. Je ne suis pas d’accord avec l’argument courant selon lequel ces personnes ont cessé de soutenir la gauche pour des raisons culturelles, parce qu’elles sont préoccupées par l’immigration, parce qu’elles veulent protéger la famille traditionnelle, ou je ne sais quoi. Au contraire, ces personnes ont tourné le dos à la gauche, parce que, comme l’a également dit Piketty, elles ne se sentent plus protégées par elle. Ils ont le sentiment que la gauche les a sacrifiés sur l’autel du libre-échange et de la mondialisation parce que cela convenait aux classes moyennes urbaines. Le seul moyen de récupérer cette partie de la classe ouvrière est de concevoir des politiques publiques autour du développement régional, du rééquilibrage territorial, de bonnes rémunérations pour les emplois manuels bien rémunérés, que l’État offre des emplois manuels qualifiés et sécurisés, etc. Sinon, il est évident que ces travailleurs iront voter à droite pour des raisons matérielles, en raison de ses postures contre la mondialisation. 

LVSL – En effet. Le magazine Jacobin a récemment publié un sondage réalisé par Yougov dans lequel était étudiée la réaction de la classe ouvrière vis-à-vis de différents messages politiques. Selon cette étude, le programme que vous avez décrit (développement régional, création de nouveaux emplois…) avait beaucoup plus de chances de remporter leurs votes qu’un discours axé autour des guerres culturelles et identitaires.

P. G. – Je pense que nous avons malheureusement tendance à tout interpréter par le prisme des identity politics de nos jours. Cela a conduit à des conflits très vicieux entre ceux qui seraient prétendument « culturellement progressistes » et ceux qui seraient « culturellement conservateurs ». Mais, cette guerre n’implique pas vraiment la classe ouvrière, elle occupe surtout les classes moyennes. Il est vrai que les travailleurs vivant en dehors des grandes villes peuvent avoir une vision plus conservatrice, et cela a toujours été le cas. Mais dans le passé, la gauche avait une offre économique suffisamment séduisante pour que ces personnes mettent de côté leurs préoccupations culturelles ou sociétales. En votant pour la gauche, ils pouvaient obtenir quelque chose que la droite ne pouvait leur donner. Quelque part, c’est ce qu’il nous faut aujourd’hui. Il n’y a aucun espoir de reconquérir ces personnes en attaquant les immigrants ou en adoptant un patriotisme très superficiel, sans aucun fond en matière économique, comme c’est par exemple le cas de Keir Starmer (leader de l’opposition travailliste, ndlr) ici au Royaume-Uni.

« La construction européenne s’est faite contre le peuple français » – Entretien avec Aquilino Morelle

François Mitterrand et Jacques Delors, architectes de l’Union européenne d’aujourd’hui. © Aitana Pérez

Dans L’opium des élites, Aquilino Morelle, ancien conseiller politique de Lionel Jospin, d’Arnaud Montebourg et de François Hollande, propose un autre regard sur la construction européenne : celui d’un projet élitiste, jamais débattu devant le peuple. Dans ce long entretien, il revient en particulier sur le « fédéralisme clandestin » de François Mitterrand, qui a bâti une Union européenne néolibérale plutôt que le socialisme à la française qu’il avait promis. À l’aide de nombreuses références historiques, il aborde aussi l’absence de démocratie en matière européenne, la question du Frexit ou encore le manque de patriotisme des élites françaises. Entretien réalisé par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre revient sur 60 ans de construction européenne et sur l’orientation de celle-ci. À vous lire, on comprend que le projet européen était fédéraliste dès l’origine, alors qu’on nous présente souvent celui-ci comme une lente construction conduite par les États-nations. Pouvez-vous revenir sur cet aspect ?

Aquilino Morelle – Pour bien comprendre, il faut faire un détour par la généalogie de l’européisme. Ce mot, apparu dans un récit de voyage dès la fin du XVIIIe siècle, servit en premier lieu à distinguer physiquement les populations européennes des autres ; puis, au XIXe siècle, dans le contexte politique russe, il désigna l’opinion favorable à l’Europe, par opposition à la slavophilie et au panslavisme. Enfin, il fut repris par l’écrivain Jules Romains, qui lui donna en 1915 son sens actuel : la « position politique favorable à l’unification de l’Europe ». En somme, il s’agit d’un mouvement intellectuel qui voit dans l’union politique de l’Europe une nécessité première et une priorité absolue, transcendant toute autre forme de conviction, en particulier partisane.

Né de la Première Guerre mondiale et de ses massacres de masse, ce courant de pensée a connu son âge d’or entre 1923 et 1933. En octobre 1923, le comte autrichien Richard Coudenhove‐Kalergi fait paraître le livre programmatique Pan-europa et lance en parallèle un mouvement politique éponyme, qui prendra fin avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir dix ans plus tard. Cette décennie fut marquée par une intense effervescence intellectuelle autour de très nombreuses revues, le premier Congrès paneuropéen à Vienne en octobre 1926, des projets de « grand marché » fondé sur une union douanière et une unification monétaire du continent, ainsi que la recherche d’une rationalisation de l’économie européenne avec le « plan Delaisi ». Ce projet réalise une première percée politique avec l’exposé du plan Briand lors de la Xe assemblée générale de la Société des nations en 1929 et le Mémorandum pour une « Union fédérale européenne », annoncé le 1er mai 1930. 

Progressivement, l’« Europe » est apparue à un nombre grandissant d’intellectuels comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. Une idée politique possédant deux dimensions principales : le fédéralisme et le continentalisme.

Dans le prolongement de l’ouvrage fondateur de Pierre‐Joseph Proudhon, Du principe fédératif (1863), les tenants du fédéralisme voient en lui une loi centrale de l’évolution des sociétés humaines, permettant à celles‐ci de concilier, d’une part les impératifs de liberté et d’autonomie, et d’autre part l’ordre et la sécurité. Dans cette perspective historique, l’Europe unifiée est une étape nécessaire et capitale d’un fédéralisme universel. En ce sens, dès l’origine, l’européisme est un mondialisme.

« Progressivement, l’”Europe” est apparue comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. »

Quant au « continentalisme », dont le principal représentant fut Coudenhove‐Kalergi, c’est un courant inspiré du panaméricanisme, formalisé par le juriste et diplomate chilien Álvarez, qui proposa en 1926 une réforme de la SDN suivant des bases continentales. Selon Álvarez, la masse physique et humaine d’un continent est bien plus qu’une donnée géographique, elle forme un élément indépassable de solidarité, d’identité et d’unité. Il plaide donc pour une organisation politique du monde passant par le regroupement des États de chaque continent, considérés comme les seules bases géographiques culturellement cohérentes et à la mesure des enjeux économiques du temps. C’est le continentalisme qui, en 1823, a fondé la « doctrine Monroe » aux États‐Unis (formulé par le président américain James Monroe, cette politique étrangère condamne toute intervention européenne dans les affaires « des Amériques », préparant les visées impérialistes des USA sur leurs voisins du Sud, nldr), autant que suscité la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963. 

L’européisme actuel est héritier de cette histoire. Comme son aïeul, il est à la fois un continentalisme et un fédéralisme, parfois avoué mais le plus souvent masqué. Jean Monnet est un des rares à assumer son fédéralisme. Dès août 1943, dans une note stratégique destinée au général de Gaulle, il souligne la nécessité que « les États d’Europe forment une fédération ou une “entité européenne” ». Dans la déclaration Schuman du 9 mai 1950, considéré comme le texte fondateur de la construction européenne, Monnet demande que l’on souligne cinq lignes essentielles : celles où il précise que la future CECA réalise « les premières assises concrètes d’une fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». En tant que Président de la Haute Autorité, organisme supranational de la CECA, il déclara que « notre Communauté n’est pas une association de producteurs de charbon et d’acier : elle est le commencement de l’Europe. » Tout au long de son action, qu’il poursuivit en tant que président du Comité d’action pour les États‐Unis d’Europe (CAEUE), il confirma sa profession de foi, affirmant : « C’est au fur et à mesure que l’action des Communautés s’affirmera que les liens entre les hommes et la solidarité qui se dessinent déjà se renforceront et s’étendront. Alors, les réalités elles-mêmes permettront de dégager l’union politique qui est l’objectif de notre Communauté : l’établissement des États‐Unis d’Europe. »

Loin de se cantonner à des soi-disant « petits pas », Monnet a installé, au cœur de la mécanique européenne, la technique fédéraliste de « l’engrenage » : chaque étape atteinte, chaque point marqué, prépare l’offensive suivante et doit rendre le retour en arrière pratiquement impossible, avec un « effet de cliquet ». Ses successeurs feront de même, en particulier Jacques Delors, qui reconnaîtra que la réalisation du grand marché unique, avec la signature de l’Acte Unique, en 1986, illustre cette « théorie de l’engrenage, une mesure en appelant une autre ». Ce moment est véritablement décisif : en élargissant considérablement le recours au vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen, il affaiblit fortement la possibilité pour les États de s’opposer à de nouvelles avancées fédéralistes. 

En 50 ans (1950-2000), cette méthode aura permis de construire un édifice juridique et institutionnel européen, par trois vagues successives d’engrenage. Dans ses mémoires, Jacques Delors écrit : « Deux périodes permettent de comprendre l’apport de la méthode de Jean Monnet, celle de l’engrenage, au processus d’intégration : la première remonte à l’origine même des Communautés […]. La réalisation de l’Union douanière, prévue par le traité de Rome, témoigne de la force de cette méthode lorsqu’elle est appliquée avec diligence […]. Ainsi, l’Union douanière entra en vigueur plus vite que prévu par le calendrier initial. Elle fut achevée le 1er juillet 1968, avec 18 mois d’avance. Plus près de nous, la relance de 1985 illustre, elle aussi, la méthode de l’engrenage […]. L’engrenage par l’économique a fonctionné jusqu’en 1992 : l’Acte unique permet de décider, en étendant le vote à la majorité qualifiée, et met en place les politiques structurelles, contrepartie indispensable du grand marché. » Vient ensuite la troisième époque : « L’Union économique et monétaire (UEM) peut être considérée comme le départ d’un nouvel engrenage. »

Ainsi, dès l’origine et jusqu’à nos jours, l’européisme est un projet fédéraliste, celui des « États-Unis d’Europe ». Certains l’ont ouvertement revendiqué, tels Jean Monnet, le philosophe Jean Benda, l’écrivain suisse Denis de Rougemont ou l’homme politique italien Altiero Spinelli, hier ; le philosophe Jürgen Habermas, l’ex Premier ministre belge Guy Verhofstadt (libéral), Daniel Cohn-Bendit (écologiste) ou l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta (social-démocrate), aujourd’hui. Mais beaucoup d’autres, notamment Mitterrand et Delors, ont fait le choix de ce que Raymond Aron appelait « le fédéralisme clandestin ».

LVSL – Vous mentionnez à juste titre François Mitterrand. En France, cette orientation fédéraliste n’a-t-elle pas été bien plus portée par les socialistes que par la droite gaulliste ?

A. M. – En effet. Le général de Gaulle a toujours été un défenseur de la Nation en général et de la nation française en particulier. Pour cette raison, il était favorable à ce que l’on a appelé « l’Europe des peuples », c’est-à-dire une Europe respectueuse des identités de chaque nation et de la souveraineté de chaque État. Il a donc toujours rejeté le fédéralisme.

Quant à Mitterrand, son engagement fédéraliste commence dès sa jeunesse. En mai 1948, il participe au Congrès de La Haye, moment exalté de la relève fédéraliste d’après‐guerre et « en était ressorti très impressionné » selon Jacques Delors. Quelques mois plus tard, le 18 novembre 1948, en tant que secrétaire d’État auprès du président du Conseil Henri Queuille, il représente la France au congrès de l’Union européenne des fédéralistes à Rome. Il n’était alors pas encore socialiste, mais déjà fédéraliste. Mitterrand a cependant dissimulé cette conviction selon les aléas de sa vie publique. Comme le précise Delors : « l’engagement historique de François Mitterrand en faveur de l’Europe ne faisait pas de doute, même si l’expression en était plus ou moins explicite selon les contingences de la politique, surtout avant qu’il n’accède au pouvoir […]. C’est donc à partir de son choix décisif de mars 1983 qu’il a vraiment chaussé les bottes du grand européen qu’il était. »

« En mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, Mitterrand expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. »

Une fois aux responsabilités, il agit en fonction de ses convictions fédéralistes, en particulier lors du fameux « tournant de mars 1983 », qui ne fut pas un tournant « libéral » ou « de la rigueur », mais bien un tournant fédéraliste. A ce moment, il décide d’escamoter le socialisme et d’ériger l’européisme en idéologie de substitution. C’est une mystification politique sans précédent dans notre histoire. Contrairement à ce qu’on entend parfois, ce ne fut pas un choix dicté par les circonstances, mais bien une décision mûrement pesée et réfléchie de longue date, qui utilisa le contexte comme alibi.

On pouvait d’ailleurs le deviner dès mai 1981, à travers de ses nominations aux fonctions les plus stratégiques : Jacques Delors au ministère de l’Économie et des Finances et Claude Cheysson aux Relations extérieures. Le premier était un ancien collaborateur de Jacques Chaban‐Delmas et alors député européen. Le second un commissaire européen, nommé sous Pompidou et reconduit par Giscard d’Estaing, au Quai d’Orsay. Pour le premier gouvernement de gauche après 23 ans d’opposition, on était en droit d’attendre d’autres profils ! En tant qu’ancien adhérent du MRP (1944‐1946) et fondateur en octobre 1973 du club « Échange et projets » visant à dialoguer avec les milieux industriels et financiers, Delors fut d’ailleurs considéré par nombre de socialistes comme trop « à droite » et trop proche du patronat. Il réussit cependant à casser cette image en signant le « manifeste des Trente » en 1978, aux côtés des mitterrandistes du premier cercle (Édith Cresson, Lionel Jospin, Henri Emmanuelli, Charles Hernu, Pierre Joxe, Louis Mermaz) pour soutenir Mitterrand contre Rocard, en dépit de ses opinions affichées en faveur de la « seconde gauche ». Mitterrand le remercia ensuite en le faisant élire au Parlement européen.

Mitterrand savait ce qu’il faisait. Déjà en décembre 1965, lors du second tour de la présidentielle contre le général de Gaulle, en pleine crise « de la chaise vide », il se présentait comme « le candidat de l’Europe ». Surtout, en mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, il expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. Ce texte, publié en deux parties et intitulé « Une politique économique pour la France », présentait d’abord (29 février, « Une économie désarmée ») un lourd réquisitoire contre la politique économique et sociale conduite par les deux ministres de l’Économie successifs de Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et Michel Debré ; puis (1er mars, « Mobiliser l’économie ») un exposé de la politique alternative qu’il préconisait, qui précise que la politique socialiste a « Une stratégie : l’Europe ». Les derniers mots sont sans détours : « Une France socialiste dans une Europe libérale : cette question est d’actualité brûlante pour la gauche […]. La gauche devra‐t‐elle opter pour l’Europe contre le socialisme, pour le socialisme contre l’Europe ? » Ainsi, dès mars 1968, quinze ans avant le mois de mars 1983, tout était déjà écrit par le premier secrétaire du PS. 

LVSL – Si l’engagement européiste de Mitterrand était aussi fort, pourquoi l’a-t-il caché aux Français ?

A. M. – Ces quinze années d’ambiguïté savamment entretenue visaient à ménager les forces dont François Mitterrand avait besoin pour accéder au pouvoir. D’abord le PCF, qui était violemment hostile à la construction européenne, qu’il considérait comme un outil du « grand capital ». Mais aussi le CERES (Centre d’Etudes, de Recherche et d’Education Socialiste) de Jean‐Pierre Chevènement, qui fit partie des fondateurs du PS d’Épinay et était le stratège de l’union de la gauche. Ces quinze années ont aussi construit la légende qui entoure le personnage de Mitterrand, grand monarque qui prêtait l’oreille aux uns et aux autres, recevait, le soir venu, de très nombreux visiteurs et passa dix journées et dix nuits, du 13 au 23 mars 1983, à raturer des notes et à soupeser des arguments économiques et financiers.

Aquilino Morelle © JF Paga

En réalité, il n’avait que faire de tout cela. Le vieux roi en avait décidé autrement depuis fort longtemps. Durant cette « décade prodigieuse » de mars 1983, Mitterrand fut surtout le metteur en scène d’une pièce de théâtre dont il était le seul à connaître les tirades et le dénouement, puisqu’il les avait lui-même écrits. Toute cette comédie ne servait qu’à préparer les acteurs – le gouvernement, le PS, le PCF et la majorité parlementaire – et les spectateurs, c’est-à-dire les Français. Entre le socialisme et l’Europe, ce serait l’Europe.

Un premier avertissement avait déjà été lancé le 27 septembre 1982 à Figeac. Le Président y avait qualifié l’Europe d’« admirable construction » et rappelé : « oui, moi je suis européen de conviction, mes votes sont toujours allés dans ce sens ». Le tournant était déjà pris puisqu’il élevait au rang de « nécessité » la limite de 3 % du PIB pour le déficit budgétaire et assenait à son auditoire que « ce que j’ai appelé le socialisme à la française, je n’en fais pas une Bible ».

Pour Mitterrand, se défaire du socialisme, qu’il avait enfilé comme un costume de scène, pour retrouver sa vieille maîtresse, l’Europe, fut un vrai soulagement : celui de clore enfin ce « cycle d’Épinay » qui lui avait certes permis d’asseoir sa domination sur le PCF et d’accéder au pouvoir, mais qui lui avait tant pesé. Par ailleurs, il faisait ainsi d’une pierre deux coups, puisqu’il enclenchait l’engrenage qui aboutirait à l’« Europe de Maastricht », sa revanche posthume sur Charles de Gaulle et son « Europe des nations ».

La « rigueur » de 1982, puis l’« austérité » de 1983, plus que des objectifs en eux‐mêmes, furent conçues par Mitterrand et Delors avant tout comme des instruments, des étapes, vers une perspective fédéraliste. Maîtriser le déficit public et sauvegarder le cours du franc pour préserver ainsi la participation de notre monnaie au SME n’étaient que des préalables pour atteindre une visée autrement importante à leurs yeux. La véritable finalité de ce changement politique était de donner des gages à l’Allemagne et à son nouveau chancelier, Helmut Kohl, afin d’engager une relance politique de la construction européenne. 

Cette stratégie fédéraliste fut pleinement déployée lors la présidence française de l’Europe au premier semestre 1984 avec le Conseil européen de Fontainebleau, qui entérinait la commande du « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » à Jacques Delors, qui deviendrait Président de la Commission européenne l’année suivante. Delors occupera cette fonction pendant trois mandats, de janvier 1985 à janvier 1995, dix années qui ont changé le visage de l’Europe et du monde.

LVSL – Vous affirmez donc que le « tournant de la rigueur » n’en était pas un et qu’il s’agissait uniquement d’une stratégie pour construire l’Europe ?

A. M. – Oui. Hubert Védrine rappelle ainsi que le « forcing européen des années 1984‐1992 est impensable sans le préalable de la rigueur de mars 1983. » Mais en réalité, il n’y a pas eu, en mars 1983, de « tournant de la rigueur » imposé par la « contrainte extérieure » comme on nous le raconte. Quelques semaines avant sa mort, Mitterrand a d’ailleurs mis les choses au clair : « Le tournant ? Quel tournant ? Il n’a jamais existé que dans la tête des journalistes. »

En fait, les statistiques économiques furent mises au service du projet politique de François Mitterrand. Comme l’a souligné Jean‐Pierre Chevènement, le déficit commercial de la France en 1982 était quatre fois moindre que l’actuel et, avec un taux d’endettement de 20 % du PIB cette même année (contre 116% en 2020, ndlr), notre pays respectait haut la main les critères de Maastricht. Ces chiffres ont été utilisés pour dramatiser une situation, certes sérieuse, mais pas dramatique. Jacques Delors l’a reconnu vingt ans plus tard, en 2004 : « Si on compare la France de mars 1983 avec les autres pays, en termes de croissance économique et d’emploi, nous faisions mieux et nous avions un des déficits budgétaires les plus faibles d’Europe, ce qui n’empêchait pas le franc d’être attaqué. Notre taux d’inflation nous situait au milieu du peloton européen, mais très au‐dessus de l’Allemagne. Mais nous étions franchement dans le rouge pour le commerce extérieur avec un déficit proche de cent milliards. »

« Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas “un tournant libéral” mais un tournant fédéraliste . La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. »

Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas « un tournant libéral » mais un tournant fédéraliste. La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. Puis, en faisant un chèque aux Anglais pour satisfaire le « I want my money back » de Margaret Thatcher, celle-ci entérina le choix, concocté par Mitterrand et Kohl, de nommer Delors à la tête de la Commission européenne, dont la principale mission fut de préparer l’Acte unique européen (1986), le premier traité européen depuis celui de Rome (1957). Tous ces événements majeurs des années 1983 à 1986 constituent une seule et même séquence politique avec une cohérence idéologique profonde : la relance du fédéralisme européen. Qualifier le tournant de mars 1983 de « libéral » est une facilité de langage et une erreur d’appréciation politique. Ce fut un tournant fédéraliste. Il ne s’agissait pas de « ne pas sortir de l’Europe », mais de fabriquer une nouvelle Europe, plus fédérale. 

LVSL – N’est-ce pas cette adhésion des socialistes à la construction européenne, plutôt que, par exemple, la note de Terra Nova en 2011 ou la loi Travail de François Hollande, qui explique le divorce entre le PS et les classes populaires ?

A. M. – Vous avez raison. La piteuse note de Terra Nova – publiée le 10 mai 2011, un aveu involontaire autant qu’une provocation puérile – n’est qu’une conséquence lointaine de cet événement historique que fut le tournant de mars 1983. Ce retournement, jamais véritablement ni débattu, ni expliqué aux Français, ne correspondait en rien aux orientations validées en mai 1981. C’est à la fois un déni de démocratie pour la France et une trahison des électeurs de gauche, au premier rang desquels les couches populaires. Le printemps 1983 marque le début de la dislocation de l’alliance de classes qui avait porté la gauche au pouvoir deux ans plus tôt, cette longue chaîne humaine et politique qui unissait la professeure d’université, le cadre supérieur, l’institutrice, l’infirmier, l’ouvrière, les conduisait non seulement à déposer le même bulletin dans l’urne, mais aussi à rêver ensemble à une même société, plus libre et plus juste. Durant les trois décennies suivantes, la «majorité sociologique » réunie par Mitterrand en 1981 s’est de plus en plus effritée, avant de disparaître lors de la débâcle finale en 2017 avec un président socialiste empêché de se représenter et un candidat socialiste au score humiliant.

Dans son dernier livre écrit en tant que socialiste, en novembre 1980, Mitterrand portait une promesse d’« ici et maintenant ». En assumant son européisme, il la transforma en « ailleurs et plus tard ». À la place d’une France socialiste, il désigna l’Europe « sociale » comme horizon des jours meilleurs. Lorsqu’on lui demandait quand l’Europe deviendrait sociale, il répondait toujours « plus tard ». En réalité il savait que la vraie réponse était « jamais », car le cadre juridique de l’Europe s’opposait, dès le traité de Rome, à une telle évolution, puis l’a interdite avec l’Acte unique en 1986 et, plus encore, en 1992 avec le traité de Maastricht.

« La gauche est passée de la vénération du prolétariat à la “prolophobie”. »

Longtemps, la gauche s’est préoccupée en priorité de ceux qui allaient mal, dont la vie était dure, et qui réclamaient simplement de vivre mieux. Progressivement, elle s’est désintéressé d’eux, pour s’attacher à ceux qui vont bien et désirent une vie plus douce. En somme, la gauche est passée de la vénération du prolétariat à la « prolophobie », de l’ouvriérisme à la glorification du « bobo ». En devenant de plus en plus étrangère à des classes populaires qu’elle ne cherche plus à comprendre, la gauche n’a cessé de leur reprocher leur réticence à la mondialisation et à la construction européenne ou encore leur racisme, leur xénophobie, leur sexisme et leur homophobie supposés. Pour citer Bertolt Brecht, elle l’a accusé de venir grossir « le ventre encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Bref, cette gauche autoproclamée « de gouvernement », cette gauche du « oui », héritière de la deuxième gauche, a excommunié le peuple.

Désabusé, dégoûté et résigné, le peuple s’est alors progressivement détourné de cette gauche. Le chômage de masse, le poids de l’intégration de la majorité des populations immigrées, la dégradation des services publics, notamment l’école qui permettait l’ascension sociale des enfants, l’explosion des prix du foncier… sont autant de motifs pour lesquels le peuple a délaissé la gauche. Au contraire, le FN, bien qu’il n’ait pas changé dans ses tréfonds, a fait l’effort, évidemment intéressé et insincère, d’écouter le peuple et de prendre en compte ses difficultés. Le travail de dédiabolisation accompli par Marine Le Pen et les accusations de « populisme » ont achevé d’asseoir l’assise du FN dans le monde ouvrier.

Un grand schisme, tragique, s’est installé : le peuple sans la gauche, la gauche sans le peuple. La gauche, sans le peuple, ne sert plus à rien et n’est plus rien. Elle a abandonné la lutte pour la justice sociale et se contente de réformes de société et de faire des sermons. La gauche sans le peuple, c’est le moralisme. Quant au peuple, sans la gauche, il est condamné à être abusé. Il n’est plus l’agent politique du progrès, mais le supplétif de forces mauvaises qui prospèrent sur le ressentiment. Le peuple sans la gauche, c’est le populisme. 

LVSL – Un autre élément est assez frappant lorsque l’on parle de la construction européenne : alors que les enjeux sont considérables, les Français n’ont pu s’exprimer directement sur le sujet qu’à deux occasions : en 1992 et en 2005. Pourtant, l’Union était déjà très avancée avant Maastricht, comme vous l’avez rappelé. Quant à 2005, nous savons que le vote des Français n’a pas été respecté. Considérez-vous que la construction européenne s’est faite contre le peuple français ?

A. M. – Clairement, elle s’est faite contre le peuple français et sans lui. La France était une nation souveraine membre d’une structure de coopération internationale classique, la Communauté économique européenne (CEE). Prise dans une spirale fédéraliste, elle s’est faite absorber dans une entité juridique et politique supranationale, l’Union européenne. Un choix aussi considérable que celui du destin de la France, aurait justifié un débat national. Il n’y en a pas eu.

Le 23 mars 1983, lors de son allocution présidentielle inaugurant la césure européiste, Mitterrand a beaucoup parlé des enjeux du moment, comme le chômage, l’inflation et le commerce extérieur, mais n’a consacré que seize secondes à la vraie raison de cette rupture essentielle, à savoir la construction européenne. Seize secondes ! Voilà tout ce qui a suffit pour évacuer le programme commun de 1972 et ce qui restait des 110 propositions de 1981. Seize secondes pour prendre un tournant sur lequel il n’avait pas été élu, ni lui, ni les parlementaires de sa majorité. Imagine‐t‐on le général de Gaulle annoncer l’indépendance de l’Algérie en seize secondes ? Non. Après avoir signé les accords d’Evian le 18 mars 1962, il les a soumis à la ratification du peuple français par référendum le 8 avril.

En février 1986, lors de l’adoption de l’Acte unique, qui a étendu la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen et entériné l’adoption de près de 300 directives pour la réalisation du marché unique et la libéralisation des mouvements de capitaux intra-européens, pas non plus de référendum! Il s’agissait pourtant d’une étape clé vers le fédéralisme et d’un coup d’envoi de la globalisation financière qui allait submerger la planète entière. Quand le drapeau européen fut soudainement mêlé au drapeau français pour le trentième anniversaire du traité de Rome, en 1987, non plus. Ce ne fut qu’en 1992, devant la rupture flagrante représentée par le passage à l’Union européenne et la disparition du franc, et donc la nécessité de réviser la Constitution de la Ve République, que les Français ont enfin été consultés. C’était déjà bien trop tard.

« L’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. »

Hubert Védrine, conseiller diplomatique, puis secrétaire général de l’Élysée de François Mitterrand.

Les Français ont été privés du débat auquel ils avaient droit. Hubert Védrine l’avait lucidement concédé en déclarant que « l’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. » A propos des décideurs de l’époque, il explique qu ‘« autour de François Mitterrand, dans les années 1980, tout cela [la nécessité de contourner les opinions publiques] nous paraît si évident que nous ne nous posons à aucun moment la question [celle de consulter le peuple]. Au mieux pensons‐nous de temps à autre qu’il serait opportun de mieux informer le Parlement. » Le scandale démocratique de la ratification parlementaire du traité de Lisbonne, en 2008, après 56% de non des Français en 2005, ne se comprend que dans cette perspective historique. Cet événement indigne illustre bien la conception de la « démocratie » qu’ont les européistes.

LVSL – Si la religion est l’opium du peuple selon les marxistes, vous écrivez que l’Europe est « l’opium des élites ». Ce n’est pourtant pas le cas dans tous les pays, il suffit de regarder le Royaume-Uni, où l’élite économique et politique a toujours été divisée sur le sujet. De même l’Allemagne promeut une construction européenne correspondant à ses intérêts économiques. Comment expliquez-vous cette fascination de nos élites pour l’Europe ?

A. M. – La question de la loyauté des élites, qu’elles soient politiques, économiques et financières, intellectuelles et médiatiques, est devenue un enjeu central de nos sociétés. D’abord c’est un enjeu moral, puisque, comme nous l’a rappelé Raymond Aron, « la fonction d’une élite est d’assurer la grandeur d’un pays ». Nos élites nationales devraient se remémorer l’avertissement de Pareto, qui rappelait que « l’Histoire est un cimetière d’élites ». Ensuite, c’est un problème politique, puisque le peuple a répondu à la sécession des élites en faisant lui-même sécession. «Le populisme est la réponse du peuple à l’élitisme des élites » écrit si justement Jacques Julliard. Or, aucune démocratie ne saurait subsister longtemps à un tel écartèlement. Enfin, c’est un problème électoral, car cette décomposition qui perdure augmente le risque de voir l’extrémisme accéder au pouvoir.

La France souffre d’une pathologie démocratique singulière. En Europe, les élites françaises, en particulier celles de gauche, sont parmi les plus mondialistes, les plus européistes, les plus conformistes et les plus méprisantes à l’égard du peuple. Avec leur mode de vie et de pensée globalisé, elles adhèrent au discours de l’impuissance nationale et cultivent une forme de « haine de soi » bien propre à notre pays. Elle ressassent la dénonciation de l’« exception française », sans pour autant s’intéresser à la vie intellectuelle et politique de l’étranger, se contentant d’un mince vernis de culture anglo‐saxonne, baragouinant le globish et incapables de former une phrase en italien, en espagnol ou en allemand. Idéologiquement universalistes, elles se sont perdues dans une globalisation qu’elles imaginaient naïvement « heureuse » et qu’elles ont cru tout aussi naïvement pouvoir « maîtriser ». Résignées politiquement, considérant « l’Europe » comme la solution à tous les maux, elles sont adeptes de la fuite en avant fédéraliste et de l’idéologie post‐nationale. N’oublions pas la phrase de Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne : « Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

« Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne.

Les élites françaises sont dépassées, elles sont incapables d’affronter le nouveau monde, de prendre les problèmes à bras le corps et de clarifier nos relations avec l’UE, un impératif pour relever notre pays. Le constat de Pierre Mendès-France, à l’époque d’une autre crise, celle de la décolonisation, reste d’actualité : « Il semble, par moments, qu’un grand sommeil se soit emparé de la Nation, coupé de rêves pleins de nostalgie à l’égard d’un passé révolu et de cauchemars remplis de craintes à l’égard d’un avenir qui paraît sombre. Il nous faut réveiller la France. C’est là une belle tâche ; c’est une tâche difficile ; c’est une tâche possible. » Ce réveil implique le remplacement de la vieille génération européiste et l’affirmation de responsables n’opposant plus Europe et Nation. La condition sine qua non du redressement de la France et du nouveau projet politique dont l’Europe a besoin est la restauration du patriotisme au sein des élites françaises. Il ne faut plus abandonner l’Europe aux européistes. 

LVSL – Aujourd’hui, la France n’est plus souveraine en matière de monnaie ou de commerce, son budget est étroitement surveillé par Bruxelles, de nombreux domaines de nos vies sont régis par les règlements et directives de l’UE… Tout cela laisse peu de marge de manœuvre pour un gouvernement. Par ailleurs, comme vous le rappeliez, les Français n’ont pratiquement pas été consultés sur la construction européenne. Faut-il organiser un référendum sur le Frexit pour retrouver notre souveraineté ?

A. M. – Non. Mais avant d’expliquer pourquoi, je veux revenir sur certains éléments pour expliquer que la sortie de l’UE ne peut être écartée d’un revers de main moralisateur. D’abord, le malaise européen, fait de lassitude, de rejet, de distance et même de colère, est là. De plus, le Brexit nous a montré que la tentation de la sortie peut devenir une réalité tangible. De même, on ne peut écarter la sortie pour des raisons exclusivement économiques : lors de la crise financière, l’impact sur trois ans d’une sortie de la France de la zone euro avait été évalué à environ 10% du PIB, autant dire une broutille face à la crise COVID. Il faut aussi rappeler que Joseph Stiglitz et Paul Krugman, deux prix Nobel d’économie attachés à l’idée européenne, ont pointé l’échec patent de la zone euro, et proposé de la déconstruire, voyant bien qu’elle ne pouvait être réformée.

Par ailleurs, l’argument de l’« irréversibilité » est lui aussi irrecevable : bien sûr, se dégager d’un ensemble auquel on se trouve lié par d’étroites relations commerciales et des centaines de textes juridiques accumulés au fil du temps, représente une opération longue et d’une grande complexité, comme le montre le Royaume-Uni. Pour nos voisins britanniques, cette sortie signifie se défaire de 600 accords avec l’UE, puis renégocier 200 accords passés entre celle‐ci et diverses organisations internationales. Sans parler des 50 % d’exportations britanniques réalisées avec l’UE, alors que seules 6% des exportations européennes vont vers la Grande-Bretagne. Cela explique pourquoi cinq ans auront été nécessaires pour finaliser la décision prise par référendum le 23 juin 2016.

Aquilino Morelle ©JF Paga

Quoiqu’il en soit, le choix d’un peuple, démocratiquement formulé, doit être respecté, quelle que soit la difficulté de sa mise en œuvre concrète. Même si nombre d’européistes, sur le continent et outre-Manche ont refusé de l’admettre, le Brexit était indispensable, puisque décidé par le peuple britannique. Il en irait de même pour notre pays si les Français faisaient ce choix.

Cependant, une telle rupture n’est aujourd’hui souhaitée ni par le peuple français, selon les études d’opinion, ni réclamée par aucune force politique importante. Dès lors, un « Frexit » ne pourrait résulter que d’une désagrégation générale de l’Union européenne, notamment à l’occasion d’une crise financière faisant éclater la zone euro. L’intérêt de la France n’est pas de quitter l’Union, mais de la transformer ; de redéfinir le projet européen plutôt que de l’abandonner. À la fois parce que trop de sacrifices ont été consentis par la Nation, parce qu’il est encore possible de rectifier la trajectoire politique de l’UE et, enfin, parce que l’avenir de notre pays est irréductiblement inscrit dans cette Union.

Suivons l’exemple du général de Gaulle : en 1958, alors qu’il s’était opposé au traité de Rome un an plus tôt, il a fait le choix pragmatique de le conserver et de le mettre en œuvre « pour en tirer le meilleur parti possible » selon ses mots. C’est ce qu’il a fait en obtenant en contrepartie la création de la Politique agricole commune (PAC) sans laquelle « le marché commun deviendrait une duperie ». Mais, en 1965, il a su dire « non » aux visées fédéralistes de la commission Hallstein, afin de rétablir le cours de la construction européenne. Pour de Gaulle, l’Europe était vivante et incarnait l’avenir du pays, parce qu’il la concevait comme une « Europe des nations ». C’était un homme d’État pénétré par l’Histoire, soucieux de l’intérêt national, mais aussi un Européen sincère, qui déclarait en 1963 vouloir placer « notre vie nationale dans un cadre européen ». La sortie de la France de l’UE ne doit donc pas être écartée par dogmatisme ou par idéologie, mais bien du point de vue de la raison et de l’analyse.

LVSL – Quoique l’on pense de l’Union européenne, on remarque en tout cas qu’elle est rarement un sujet majeur de la politique française. En témoignent l’élection présidentielle de 2017, ou la campagne actuelle. Comment l’expliquez-vous ? 

A. M. – D’abord parce que, la plupart du temps, la méthode employée par les fédéralistes est celle du contournement. Il s’agit tant de contourner les États-nations avec des offensives fédéralistes assumées, comme la CECA en 1951, le projet de Communauté Européenne de Défense (CED) en 1954 ou l’offensive du président de la Commission Walter Hallstein en 1965, que du contournement des peuples qui résistent, à travers la politique des « petits pas » et du « fédéralisme clandestin », comme lors du tournant fédéraliste de 1983 où Mitterrand et Delors ont caché leurs intentions aux Français.

Cette pratique s’est répétée à plusieurs reprises. Par exemple, un traité aussi crucial que l’Acte unique n’a pratiquement pas été discuté. Comme le raconte Jean-Pierre Chevènement, le texte de 300 à 400 pages, présenté comme une « perfection du marché commun » a été avalisé par le Conseil des ministres en 1985 à l’unanimité et sans débat. De même lors du débat au Parlement en 1987 (la droite était alors majoritaire, ndlr), où seuls les communistes se sont opposés à ce texte qui allait faire déferler sur l’Europe une vague de déréglementation sans précédent. L’opération fut rééditée en 1990 avec la transcription de la directive sur la déréglementation des mouvements de capitaux en Europe, dont aucun ministre n’avait pris connaissance !

« Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation. »

Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, opposant de la politique européenne de François Mitterrand.

Jean-Pierre Chevènement a des mots très justes sur le sujet. Selon lui, « il y avait sur l’Europe une diplomatie qu’on aurait pu qualifier de “secrète”. […] Elle unissait la gauche qui signait et la droite qui ratifiait, traversait les gouvernements, survivait à la cohabitation […]. Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation ». De même avec Maastricht : « Le choix de répondre à l’unification allemande par l’accélération de l’intégration européenne a été tranché en dehors de tout débat public et même sans aucun débat au sein du gouvernement ».

La méthode mitterrandienne n’est toutefois pas la seule responsable. Ce qui est en cause, c’est aussi cette vision politique, dominante depuis cinquante ans, qui considère les questions européennes comme relevant des affaires étrangères, alors que l’évolution de l’Union est indissociable de la vie de la Nation et fait donc partie des affaires intérieures. C’est parce que les deux sont si imbriquées que je parle de « FrancEurope » dans mon livre. Continuer à rattacher l’action européenne de la France au domaine de la diplomatie est absurde.

Cette tactique est cependant fort commode pour le pouvoir exécutif, puisque cela lui permet de se dispenser de tout débat public et de contourner les procédures démocratiques. Depuis 1983, les décisions européennes ont été centralisées à l’Élysée, au sein de la cellule diplomatique du président. Or, en tant que « domaine réservé » du chef de l’État, les décisions diplomatiques échappent à toute véritable discussion démocratique, alors même qu’elles entraînent les plus lourdes conséquences sur la vie de la Nation. Nous l’avons à nouveau constaté à l’occasion du plan de relance européen, qui introduit un nouveau degré de fédéralisme : alors qu’il s’agit d’« un changement historique de notre Europe et de notre zone euro » selon les mots d’Emmanuel Macron, il n’a pas été débattu au préalable. Le Parlement, régulièrement appelé à se prononcer sur quantité de points secondaires ou sans véritable contenu juridique – ce que les juristes appellent l’« inflation législative » -, est en revanche mis devant le fait accompli en matière européenne, sommé de ratifier des textes déjà signés par le chef de l’État au nom de la France.

L’opium des élites, Aquilino Morelle, Grasset, 2021

Bien sûr, cette concentration des pouvoirs est problématique. Mais il serait trop facile de dénoncer l’institution « monarchique » que serait la présidence sous la Ve République. Le général de Gaulle, qui avait certes une conception très verticale du pouvoir, informait régulièrement les citoyens des objectifs, des difficultés ou des succès de sa politique européenne durant ses conférences de presse. De même, entre les deux tours de la présidentielle de 1965, en pleine crise « de la chaise vide », il consacra un long entretien télévisé à la seule question européenne. Surtout, même s’il avait un exercice parfois solitaire du pouvoir, il considérait la souveraineté du peuple français comme inaliénable. Il l’a démontré lors de sa démission en 1969 après l’échec du référendum sur la régionalisation et la participation.

Cette « diplomatie secrète » a permis aux européistes d’imprimer un rythme beaucoup trop rapide au cours de l’Europe. A chaque fois, les doctrinaires des États-Unis d’Europe ont précipité les choses. Ce fut le cas avec la création d’une monnaie unique pour dix-neuf nations pourtant si diverses ou avec l’élargissement spectaculaire à l’Est, avec treize nouveaux États ayant adhéré en moins de dix ans, entre 2004 et 2013. Cette façon de forcer le cours des choses, qui est la marque de fabrique de l’idéologie fédéraliste, a donné à la construction européenne un caractère artificiel, déconnecté de la vie des peuples. Les nations ne se prennent pas à la légère : elles sont inscrites dans l’Histoire, elles sont la synthèse de siècles de formation et d’existence, mais aussi de cultures et de mentalités. Le temps des nations est un temps long, qu’il faut respecter. Les nations de l’Europe ne sont pas les treize colonies britanniques qui, ayant pris leur indépendance, se sont fédérées pour bâtir les États‐Unis d’Amérique.

Les affaires européennes doivent quitter le champ de la diplomatie et du secret et se soumettre aux lois de la démocratie et du débat. En sept décennies, une telle discussion publique n’a pu être ouverte que deux fois : en 1992 et en 2005. Or, la première fois, l’essentiel de la relance fédéraliste, portée par Mitterrand et Delors avec l’Acte unique, était déjà entré en vigueur, et malgré le talent de Philippe Séguin, la situation était alors trop inégale, avec une presse et une classe politique acquises à la ratification du traité de Maastricht. La deuxième fois, les Français se sont profondément intéressés au projet, pourtant aride, de TCE, mais leur choix a été piétiné par Nicolas Sarkozy, avec la complicité de François Hollande.

« Le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la “construction européenne” : les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. »

Ce temps‐là est révolu. Un vrai débat doit avoir lieu en 2022, pour deux raisons. D’une part, l’élection présidentielle est le moment privilégié où la Nation est saisie du choix entre de grandes orientations à prendre. Or, le chef de l’État consacre environ un tiers de son agenda aux enjeux européens. Si l’Europe est donc bien un enjeu national décisif, elle demeure peu abordée pour l’heure.

D’autre part, le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la « construction européenne », qui menace l’identité même de la France : après l’économie, le commerce, la monnaie, et indirectement, la fiscalité, le budget, l’industrie et le système social, les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. Cette atteinte sans précédent aux souverainetés nationales est justifiée par un alibi géopolitique, notamment la menace chinoise, face auquel « la taille nécessaire » serait celle de l’UE. Cette « souveraineté européenne » est ouvertement revendiquée par Ursula von der Leyen ou par des responsables politiques d’outre-Rhin, comme le futur chancelier Olaf Scholz, qui demande, comme Angela Merkel avant lui, que la France abandonne son siège au Conseil de sécurité de l’ONU au profit de l’UE ou d’un partage avec l’Allemagne. D’autres responsables allemands évoquent même le partage de notre arme nucléaire, notamment la ministre de la Défense allemande, Annegret Kramp‐Karrenbauer.

Nous voilà donc à un moment de vérité : après avoir limité la souveraineté économique des États membres, la Commission européenne et ses soutiens veulent s’attaquer à leur souveraineté politique. L’enjeu est décisif : la France souhaite-elle rester une nation unitaire, politiquement souveraine, avec ses prérogatives régaliennes ou devenir une de ces « grosses régions » du nouvel empire européen que souhaitent les fédéralistes comme Jürgen Habermas et Bruno Le Maire ? La France n’est ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la Pologne, encore moins le Benelux. Comme le Royaume‐Uni, elle entretient avec la puissance et la souveraineté un rapport forgé par l’Histoire, constitutif de son identité nationale.

Nous connaissons la stratégie du camp fédéraliste : ignorer la démocratie et avancer masqué. Emmanuel Macron a donné le ton lors du lancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, le 9 mai 2021, en appelant à « décider plus vite et surtout décider plus fort ». Au contraire, il nous faut un débat politique sincère, devant les citoyens. La campagne de l’élection présidentielle et la présidence française de l’UE doivent être l’occasion de plaider pour un souverainisme raisonné et raisonnable, prenant la forme d’une confédération respectant les États-nations, qui sont la chair et l’esprit de l’Europe.

L’économie à l’épreuve de la pénurie

Un consommateur dans un magasin quasi-vide © Mick Haupt

Leuphorie du déconfinement et les efforts des gouvernements pour la relance vont-ils se briser sur la contrainte de la disponibilité des ressources ? La pénurie de matières premières et de composants menace en effet de stopper net la reprise de la production dans de nombreux secteurs : construction, industrie automobile, agriculture…. Certes, cette situation est le fruit de facteurs conjoncturels, après un an de production à l’arrêt. Toutefois, cette crise démontre l’extrême vulnérabilité de notre tissu productif à la mondialisation alors que des signaux inquiétants laissent présager que cette situation se prolongera dans la durée.

Des stocks à vides

Des usines qui tournent au ralenti, des chantiers à l’arrêt, des semaines de délai pour une voiture neuve ou une console de jeu vidéo… Tel ne devait pas être le visage de la relance économique. Et pourtant, sous l’effet des difficultés d’approvisionnement, quand il ne s’agit pas tout simplement de rupture, de nombreux secteurs sont paralysés. Tout un symbole : plus de la moitié des entreprises de l’industrie déclaraient des ruptures de la part de la part de leur fournisseurs dès août.

En effet, les principales ruptures concernent les matières premières : bois, métaux… Par ricochet, les pièces nécessaires pour l’industrie, qui en dépendent, finissent par faire défaut. En conséquence, on observe des hausses de prix démesurées : doublement du prix du cuivre, hausse de 50 % de l’aluminium. Quand d’autres produits sont tout bonnement indisponibles ou bien avec des délais inédits. Il s’agit certainement du caractère le plus saisissant de cette crise. Il n’est pas seulement question de variations de prix des matières premières au gré des marchés, mais de vraies situations de pénurie totale pour certains produits qui apparaissent. Et celle-ci frappe aussi le quotidien des consommateurs lorsque la perspective d’une pénurie de papier se présente ou que la baguette de pain risque de coûter 10 centimes de plus. Or avec le renchérissement de coûts de l’énergie, le phénomène devrait certainement encore s’amplifier.

Il ne s’agit pas seulement de situation de hausses des prix, mais parfois d’indisponibilité totale des produits.

L’économie se trouve ainsi confrontée en grandeur réelle à la contrainte de ressources. Petit à petit, toute la production s’en trouve grippée. Les premiers concernés sont les industriels qui transforment les matières premières. En raison d’aléas climatiques (incendies, sécheresse…) et de flambées épisodiques de COVID, la production de semi-conducteurs, présent dans d’innombrables appareils ménagers, est à la peine. Le secteur automobile avait pris l’habitude de fonctionner en flux tendu, c’est-à-dire à ajuster la production en fonction de la demande afin d’éviter les coûts de stockage. Or, faute de stock, les concessionnaires se retrouvent confrontés à des délais extrêmement longs. Au point qu’il n’est pas rare que les véhicules d’occasion coûtent plus cher que leurs homologues neufs, car disponibles immédiatement.

L’immobilier est l’un des secteurs les plus impactés. Au point que la Fédération Française du Bâtiment a appelé au secours le gouvernement. L’annonce la plus spectaculaire est le prolongement du dispositif de chômage partiel. Ce dispositif doit être maintenu dans ce secteur, malgré la levée du confinement, faute de pouvoir poursuivre l’activité. Or cette situation, jugée comme temporaire, dure déjà depuis avril. À mesure que le temps passe, elle pourrait avoir des conséquences très lourdes sur ce secteur. En effet, l’augmentation des tarifs est devenue telle qu’il est devient plus intéressant de payer les pénalités de retard, plutôt que de poursuivre les travaux au prix fort. Or l’effet cumulatif pourrait s’avérer fatale pour certaines entreprises. En outre, les sous-traitants les plus fragiles dans la chaîne de décision, doivent absorber les hausses de coût des donneurs d’ordres. Enfin, pour les investisseurs immobiliers, le calendrier de réalisation est décisif. Compte tenu des capitaux mobilisés sur un projet de construction, tout retard a de fortes conséquences financières. Si la situation venait à perdurer, certains d’entre eux pourraient se retrouver en grande difficultés, à court de trésorerie. Ainsi, tout un secteur, au sens large, risquerait de se trouver fragilisé.

Évolution des prix des matières premières pour le secteur de la construction (base 100 au 1er janvier 2020). Source : Fédération Française du Bâtiment

Plus globalement, cette situation limite la reprise de l’économie. En effet, les projets de développement des entreprises, qui incluent des investissements immobiliers, des machines-outils ou toutes sortes d’équipements, sont sérieusement ralentis. Dans le même temps, de nombreuses activités se retrouvent handicapées faute de nouveaux matériels ou de pièces de réparation (agriculture, services…).

L’économie toute entière commence à éprouver les conséquences de ces pénuries et de leur impact sur les prix. Ainsi, l’Allemagne a vu sa production industrielle reculer de façon inattendue, l’industrie constituant pourtant la figure de proue de sa prospérité. Par ailleurs, les différentes pénuries altèrent la perception de l’inflation. En effet, les dirigeants européens semblent considérer qu’il ne s’agit que d’un phénomène transitoire liée à la reprise économique. Pourtant, l’origine et l’ampleur de la hausse des prix sont déterminants pour les politiques à mener, en particulier en matière de hausse des prix. Or, les analyses les plus optimistes prévoient des perturbation au moins jusqu’à la fin 2022.

Le long déconfinement de l’économie

En effet, la sortie du confinement a mis aux prises une structure de production désorganisée avec une demande soudaine et robuste. Ce contexte explique une conjoncture de tension sur les stocks et sur les prix. L’essentiel de la chaîne de production a été profondément désorganisée. Naturellement la reprise de l’activité n’a pas pu être aussi rapide que son interruption. Retour des salariés, réorganisation du travail, reprise des contacts avec les fournisseurs… Tout ceci a contribué à ralentir la marche habituelle de l’économie. Ces facteurs expliquent une situation de rupture temporaire.

Durant le confinement, les fournisseurs ont cherché à réduire leur stock. En effet, plus les volumes écoulés de marchandise sont faibles, moins le besoin d’un stock « tampon » se fait sentir. Par ailleurs, la réduction du stock, c’est-à-dire écouler la marchandise sans en produire de nouvelles, a été un moyen pour certaines entreprises de maintenir leur trésorerie à flot. En l’absence de visibilité sur la sortie du confinement, les industriels n’ont pas pu les reconstituer.

La hausse des coûts de transports a, elle aussi, poussé les prix des matériaux et des importations. Les coûts du fret maritime ont subi un renchérissement sans précédent. Alors que le commerce maritime a quasiment doublé en vingt ans, et représente désormais 90 % du commerce mondial, les coûts de transport en mer ont explosé. Ceci s’explique notamment par une semblable désorganisation chez les armateurs et les ports de fret. En outre, il est difficile pour les armateurs d’adapter rapidement leurs capacités de transports à la demande. Face à la hausse de la demande après un arrêt prolongé, le manque de conteneurs, fabriqués en Chine, a été un facteur aggravant. Enfin, les mouvements internationaux sont limités par l’indisponibilité ou les quarantaines qui frappent toujours les équipages. Des retards importants se sont ainsi accumulés. Le blocage spectaculaire de ces routes, du fait d’un seul navire échoué dans le canal de Suez durant plus d’une semaine en avril dernier, aura montré la grande vulnérabilité de ce circuit au moindre incident. Ces blocages ont alimenté la situation de pénurie et de hausse des prix, favorisée par la forte concentration du secteur.

Différents facteurs cumulés, pour l’offre et la demande, expliquent des tensions liées à la sortie du confinement.

Dans le même temps, la reprise de la demande a été aussi forte que soudaine. La réalisation des projets reportées, et l’épargne accumulée, 267 milliard d’euros rien qu’en France, ont produit un effet ciseaux. Alors que les entreprises reprenaient progressivement leurs activités, limitées par les capacités de transports, le public retrouvait une consommation normale. Pour de nombreux produits, celui-ci a dû constater des délais de plusieurs mois, dans l’automobile ou le mobilier par exemple.

Paradoxalement, les plans de relance, pour soutenir la reprise économique, ont contribué à aggraver la situation. Peu ciblés, les 100 milliards d’euros mobilisés ont alimenté la surchauffe. En particulier, l’équipement des entreprises, et la rénovation immobilière pour les particuliers et les collectivités absorbent une large part des crédits. De plus, le déploiement de ces fonds s’effectue par appel à projet. Les bénéficiaires ont dû accélérer leurs projets en raison d’un calendrier limité, répondant à l’enjeu politique de court terme. Une politique de plan pluriannuel, avec des enveloppes ouvertes et des délais moins contraints, aurait détendu cet effet de concentration de la demande.

Il faut dire que la période était inédite à échelle économique. Même dans l’économie de guerre, le parallèle ayant été régulièrement soutenu, les capacités productives sont seulement détournées vers un objectif militaire. Or il n’existe pas de situation comparable d’interruption quasi-complète de l’économie. Il est évident que le risque soudain de pandémie n’a pas permis aux entreprises de s’adapter. De même pour la sortie de crise que personne ne savait aborder.

Une chaîne d’approvisionnement fragile

Cette période met en lumière notre grande dépendance dans de nombreux secteurs. Notre économie est ainsi fragilisée à sa source : notre approvisionnement suit une chaîne à la fois complexe et très concentrée, sur la Chine en particulier. Ceci risque de faire peser, à terme, une menace de pénurie ou de pression sur le prix, faute d’une maîtrise sur celles-ci.

Un solde commercial déficitaire concernant l’énergie, l’équipement, la métallurgie et le textile. Source : Le chiffre du commerce extérieur – 2e trimestre 2021 – Département des statistiques et des études du commerce extérieur des douanes

Tout d’abord, la France s’est effectivement désindustrialisée ces dernière décennies. La part de l’industrie dans le PIB a diminué de 10 points depuis 1980 et ce recul se poursuit. En conséquence, le solde commercial de l’industrie, quasi à l’équilibre en 2000, s’est progressivement dégradé pour atteindre un déficit de 58 Md€ en 2018. Or, la Chine représente 11 % du total des importations en 2020, ce qui impose des chaînes logistiques longues et complexes. Sous la pression de la demande, il n’est pas possible d’attendre rapidement de rééquilibrage.

Notre approvisionnement suit une chaîne à la fois complexe et très concentrée, sur la Chine en particulier.

Pour appuyer ce risque, il faut rappeler que des situations de pénurie préexistaient antérieurement à la crise. Tout d’abord, dans le domaine médical, on observait de nombreuses ruptures sur les médicaments dès 2019. Au-delà des enjeux propres au secteur, cette situation avait déjà mis en lumière le manque de souveraineté en la matière. Or pour certains malades, la disponibilité de ces produits s’avérait critique. En effet, en dépit de la présence de géants pharmaceutiques en Europe, la production se trouve principalement en Chine et en Inde.

La demande, tendanciellement à la hausse, pousse les prix et les risques de rupture. Ainsi, la pénurie des semi-conducteurs avait débuté avant 2020, principalement en raison d’une demande toujours plus forte. En effet, cet élément est indispensable aux circuits informatiques et est victime de la digitalisation de la production. C’est pourquoi, en parallèle de l’informatique, l’industrie automobile se trouve fortement impactée par cette situation. Le constructeur de véhicule de luxe Porsche a par exemple dû livrer des véhicules partiellement équipés. La production de ces composants est en effet extrêmement concentrée entre quelques producteurs. En raison de l’incroyable sophistication de cette production, il est vain d’espérer que la concurrence sur ce marché résolve le problème : une seule fonderie coûte en moyenne entre 10 et 20 milliards de dollars et sa construction dure généralement de 3 à 5 ans. Malgré des investissements récents pour bâtir de nouvelles usines, l’effet ne sera visible que dans quelques années.

Renforcer notre indépendance

La pénurie, d’apparence transitoire, risque de devenir le futur de notre économie. Les mécanismes traditionnels de marché apparaissent impuissants, car il ne s’agit plus de quelques fluctuations. Il s’agit désormais de se préparer à la contrainte de ressources, à une demande tendanciellement en hausse, et souvent erratique. En effet, ceux-ci peuvent permettre des ajustements dans un régime normal mais ne nous protègent pas d’une situation de choc. En outre, en cas d’indisponibilité, les bénéfices de la concurrence sont sans effet.

La sécurisation de nos approvisionnements, ou en tout cas des plus stratégiques, implique donc une planification étatique. En particulier, il apparaît nécessaire de déterminer les productions indispensables, tels que les médicaments par exemple. Dans le prolongement des décrets Montebourg, ces produits feraient l’objet d’un plan de relocalisation. Quoi qu’il en coûte, il s’agirait de définit un minimum de couverture de la demande nationale produit dans le pays. Le Commissariat au Plan pourrait mener cette démarche, de façon plus fine et prescriptive que celle menée jusqu’à présent. Si l’Europe a émis le vœu de contrer certaines situations de dépendance, comme pour les semi-conducteurs, il reste que cette réflexion doit être menée en anticipation pour être efficace.

La pénurie, d’apparence transitoire, risque de devenir le futur de notre économie.

Cette approche force également à redéfinir notre politique commerciale. A l’heure des pandémies et du changement climatique, le libre-échange généralisé, en plus de fragiliser notre tissu productif, ne peut plus garantir l’approvisionnement de notre économie. Il ne peut donc être le seul horizon de notre politique commerciale. Pire encore, des pénuries récurrentes risquent de provoquer des tensions géopolitiques pour la captation des ressources. S’il n’est évidement pas possible de vivre en autarcie, une diversification de nos centres d’approvisionnement et un début de relocalisation sont des impératifs stratégiques.

Plus modestement, ce moment doit permettre de mettre en place une vraie stratégie pour le recyclage. Le seul secteur du bâtiment représente 46 millions de tonnes de déchets, plus que ceux produits par les ménages. Il est nécessaire pour cela de lever les blocages, liés à des matières premières jusqu’ici abordables, mais également les coûts de main d’œuvre qui restent importants. Or, les entreprises du recyclage doivent être mises à l’abri de fortes variations de prix pour être pérennes. Des mesures ont déjà été prises, par exemple pour favoriser la pénétration du reconditionné dans l’administration. Mais pour être vraiment exemplaire, il resterait encore que les principaux dispositifs de subvention (PAC, fonds européens…) puissent aussi se porter sur des achats de seconde main, ce qui est pour l’heure interdit. Le début d’un long chemin.

Après l’affaire des sous-marins, quel avenir pour la France en Indo-Pacifique ?

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

L’affaire des sous-marins, fruit du jeu des puissances, entre faux alliés et vrais ennemis, vient ébranler un peu plus la stratégie élyséenne en Indo-Pacifique. En outre, le troisième, et dernier référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, le 12 décembre prochain, renforce d’autant plus l’incertitude sur les capacités françaises dans la zone. La France se découvre ainsi, et de jour en jour, en puissance moyenne du nouvel ordre mondial. La classe politique française affiche un patriotisme de circonstance, mais refuse de tracer les contours d’une rupture avec l’atlantisme.

 Une idylle qui avait pourtant bien commencé

 « Nous nous sommes mariés avec l’Australie pour cinquante ans » voilà le résumé que faisait le ministre des Affaires étrangère, Jean-Yves Le Drian, au micro d’Europe 1 le matin du 26 avril 2016. Tous les voyants étaient alors au vert, Naval Group et la France venaient de réaliser le coup du siècle. L’Australie s’engageait dans l’achat de 12 sous-marins, de type Shortfin Barracuda, pour 35 milliards d’euros. Les adversaires de Naval Group et de la France sur ce contrat n’étaient autre que les Allemands de TKMS et un consortium japonais autour de Mitsubishi Heavy Industries et Kawasaki Heavy Industries.

De cet environnement de requins, entre industries allemandes et nippones, Naval Group dont le capital appartient à 65% à l’État français, et 35% à Thales, a su tirer son épingle du jeu face à l’inexpérience japonaise en matière d’exports militaires et allemande dans la construction de gros sous-marins, 4000 tonnes pour le shortfin barracuda contre 2000 pour les engins habituellement vendus par le leader mondial, TKMS. A contrario, les réussites de Naval Group en Inde et au Brésil avec des ventes incluant un transfert de technologie et l’excellence française en matière de technologies militaires, notamment le sonar de Thalès, a grandement rassuré et convaincu Canberra à l’époque.

« Nous nous sommes mariés avec l’Australie pour cinquante ans »

Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères

Cinq ans après la signature de ce contrat, l’Australie rejoint l’alliance AUKUS composée des États-Unis et du Royaume-Uni, et renonce unilatéralement aux sous-marins français, lui préférant les sous-marins à propulsion nucléaire de la marine américaine, qui sont pourtant les alliés de la France… Avec ce coup de force politique et diplomatique, Joe Biden s’inscrit dans les pas de son prédécesseur Donald Trump, aux tweets compulsifs.

L’Australie dont l’appareil industriel et militaire fait défaut pour de telles constructions recevra les appareils clé en main, sans aucune coopération industrielle entre les deux États. Au contraire du précédent contrat avec Naval Group qui laissait un espace important aux transferts de technologies de la France vers l’Australie. Toutefois par son action, l’Australie se place un peu plus sous l’égide des États-Unis, notamment en réaction aux tensions grandissantes avec la Chine.

À la suite de ces annonces, Emmanuel Macron a ordonné le rappel des ambassadeurs aux États-Unis et en Australie pour consultation. Puis, le 22 septembre dernier, lors d’un appel téléphonique, les deux présidents se sont fendus d’un communiqué commun en forme de cadeau diplomatique fait à Emmanuel Macron, afin de ne pas perdre la face en politique interne à moins d’an des élections présidentielles.

De surcroit, la classe politico-médiatique française semble redécouvrir à chacune de ces affaires, que nos alliés de Washington n’en sont pas vraiment. Cette affaire provoque, comme d’habitude, un brouhaha médiatique aussi puissant qu’il est court avant de s’éteindre par le refus d’aller au-delà du coup d’éclat diplomatique. « Fool me once, shame on you. Fool me twice shame on me »

Du contrat du siècle à l’affaire des sous-marins : faux alliés et vrais ennemis

Les relations qu’entretiennent l’Australie et la Chine ne sont pas étrangères à la prise de position unilatérale de Canberra en faveur des sous-marins à propulsion nucléaire.

En effet, depuis quelques années les relations entre les deux pays se sont tendues. L’importance prise par la Chine dans l’économie australienne au fil des années s’est considérablement accrue, 40% des exportations australiennes se font en direction de la Chine. Ce sont de nombreux produits agricoles et miniers qui transitent entre les deux pays. Également l’agressivité chinoise via des cyber attaques ou le financement de partis politiques pour influencer la vie politique locale, confirmé par le dernier rapport de l’IRSEM, a poussé le gouvernement australien à mettre des mesures de restriction face à la percée de Pékin.

Le Covid-19 sera le point de bascule de la tension entre les deux États, quand le Premier ministre australien a publiquement demandé une enquête indépendante sur les conditions d’émergence du virus à Wuhan. Cette demande insistante a provoqué l’ire de Pékin qui, en représailles, a instauré des droits de douanes sur de nombreux produits venus d’Australie.

Bien évidemment, la Chine, qui était au cœur de la décision de renouvellement de la flotte sous-marine de l’Australie, est aussi le facteur de ce changement de partenaire militaire pour l’île continent. La Chine dont les velléités hégémoniques sur la zone ne sont plus à démontrer, d’une part pour ses Nouvelles routes de la soie et, d’autre part, parce que le trafic maritime passe majoritairement par le Pacifique. Ses mouvements sont ainsi scrutés par tous les acteurs de la zone, notamment les États-Unis dans l’objectif de contenir l’expansion chinoise.

Ce revirement de Canberra s’appuie certes sur les craintes vis-à-vis de la chine mais également sur des relations fortes avec les grands pays anglo-saxons. Ces relations se formalisent autour de l’alliance des Five Eyes depuis 1955. Cette dernière est un vaste programme de coopération entre les services de renseignement des États-Unis, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie et du Royaume-Uni. Les Five Eyes avaient, en outre, été très actifs dans les écoutes généralisées orchestrées par la NSA et révélées par Edward Snowden.

Sur la base de ces anciennes alliances QUAD[1], Five Eyes et la France, les États-Unis de Joe Biden construisent petit à petit un nouvel OTAN pacifique avec l’objectif clair de cerner la Chine. Les récentes opérations conjointes avec le Japon, l’Australie, la France montrent une volonté d’intensifier les coopérations militaires de la zone avec la Chine en ligne de mire.

Le pivot américain, débuté lors du second mandat de Barack Obama, se confirme et s’accentue.

La France en Indo-Pacifique, une stratégie de l’impuissance ?

L’Australie est un acteur important de la stratégie indopacifique française. Emmanuel Macron n’a eu cesse de répéter l’importance de l’axe Paris, New Delhi, Canberra lors de son déplacement sur l’île continent. C’est à ce titre que tout avait été mis en œuvre par les officiels français pour s’octroyer ce gros contrat avec l’Australie.

Patrick Boissier, rappelait cruellement lors d’une audition en 2016, à l’Assemblée nationale, que les forces à disposition pour surveiller le territoire maritime français est « à peu près l’équivalent de deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France. »

Or, et depuis la conclusion de contrat en 2016, de nombreux éléments laissaient penser que des acteurs hostiles à Naval Group agissait pour discréditer le fleuron français auprès du gouvernement australien, via des campagnes de presse et du lobbying. C’est une véritable guerre de l’information qui fut menée au détriment de Naval Group et de la France. Les réactions tardives, voire l’absence de réaction, face à ces attaques montrent une nouvelle fois les lacunes françaises en matière d’intelligence économique. Cette même naïveté, voire cécité volontaire, qui a valu aux français des pertes de fleurons irremplaçables tel que Alstom.

La stratégie de la France dans la zone se veut, au moins dans les mots, inclusive et promeut un multilatéralisme dans le respect du droit international et contre les hégémonies, notamment celle de la Chine. À travers l’axe Paris, New Delhi Canberra voulu par Macron, la France veut renforcer sa position singulière dans la zone. Cette approche stabilisatrice s’est réaffirmée lors du récent sommet France-Océanie qui a réuni une dizaine d’États de la zone pacifique pour évoquer des sujets de coopération économique, sécuritaire et liés au réchauffement climatique.

Mais la France a-t-elle réellement les moyens de cette ambitieuse troisième voie ? Alors qu’elle loue d’une part une Union européenne dont l’agenda s’inscrit sur celui de Berlin. Ces derniers ont pourtant des objectifs, avant tout, mercantiles, même avec la Chine. Et, d’autre part, des alliances avec les États-Unis prompts à la trahison dès lors qu’il s’agit de leurs intérêts.

Pourtant les atouts français dans la zone sont très nombreux. Premièrement, 1,6 million de Français résident dans cet espace. Deuxièmement, les territoires ultramarins, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis et Futuna offrent une force de projection non négligeable pour ses alliés. En effet Paris dispose de près de 7000 militaires sur place et 98% de sa ZEE, soit 11 millions de km², la deuxième au monde, dans le Pacifique. Pour finir, plus d’une trentaine d’appareils maritimes et aériens sont sur place avec les forces armées situées de la Réunion à la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française (FANC et FAPF) pour compléter l’arsenal français. De fait, et en cas de conflit militarisé, la France est apte à intervenir rapidement pour protéger ses alliés ainsi que ses intérêts.

Néanmoins, ces atouts resteront inutiles si les moyens d’actions supplémentaires ne sont pas mis en place. Ainsi, Le président du Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN), Patrick Boissier, rappelait cruellement lors d’une audition en 2016, à l’assemblée nationale, que les forces à disposition pour surveiller le territoire maritime français est « à peu près l’équivalent de deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France. »

Par ailleurs, le risque prochain de perdre la Nouvelle-Calédonie lors du troisième, et dernier, référendum prévu par les accords de Nouméa, laisse planer un sérieux doute sur le futur de la stratégie française dans la zone. En effet la perte de ce territoire stratégique ne serait pas pour rassurer nos alliés de la zone sur la capacité de la France à offrir une voie entre Pékin et Washington. L’indépendance de la Nouvelle-Calédonie occasionnerait, de facto, un rétrécissement certain du périmètre de souveraineté de la France. En effet comme le stipule le document du gouvernement sur les conséquences du « oui » et du « non » un flou subsiste sur les relations entre les potentiels futurs deux États que seraient la France et la « Kanaky ». Ainsi les forces armées françaises sur place seraient redéployées ailleurs, laissant le champ libre à la Chine qui des vues sur le quatrième producteur mondial de Nickel.

À ce titre, la Chine ne reste pas neutre dans le processus référendaire en Nouvelle-Calédonie. Les différentes auditions de la DGSE devant les parlementaires et le récent rapport de l’IRSEM mettent au jour les méthodes chinoises pour noyauter l’économie locale et approcher les élites indépendantistes, via l’association d’amitiés sino-calédoniennes et la diaspora sur place. De même l’IRIS, dans un rapport plus ancien, indique que cette zone est un véritable « laboratoire » du soft power chinois.

L’indépendance de ce territoire et sa mise sous tutelle chinoise permettrait à Pékin de sortir de l’encerclement américain et d’isoler l’Australie tout en renforçant son accès au nickel du Caillou. Pour la France, cet arrêt brutal du mariage avec l’Australie et l’incertitude quant à sa présence dans la zone sonne comme un rappel cruel, somme toute nécessaire, d’un monde dont la conflictualité augmente. Notamment au sein de l’espace indopacifique où les chocs entre les volontés hégémoniques de Pékin et Washington iront crescendo. La France, qui possède le deuxième domaine maritime au monde, aura ainsi le choix entre épouser complètement les velléités de des États-Unis et de l’OTAN, soit affirmer sa souveraineté dans la zone par la construction d’une autonomie d’actions tant militaire que diplomatique.

[1] « Dialogue quadrilatéral de sécurité » entre le Japon, l’Australie, l’Inde et les Etats unis formalisé en 2007.

L’ouvrage posthume de Coralie Delaume

Les livres de Coralie Delaume ont incontestablement marqué la nouvelle génération eurocritique. Les États désunis d’Europe, La fin de l’Union européenne (co-écrit avec David Cayla), Le couple franco-allemand n’existe pas… autant de titres familiers à ceux qui, confrontés au conformisme ambiant relatif à la question européenne, ont souhaité s’en départir. Les éditions Michalon publient son ouvrage posthume, Nécessaire souveraineté. On y retrouve son sens de la synthèse et sa verve, son lot d’analyses fulgurantes et de digressions stimulantes ; les points que l’on regrette de ne plus pouvoir discuter avec elle, également. Retour sur l’ultime production, inachevée, d’une essayiste qui aura compté pour la rédaction du Vent Se Lève.

Si les livres de Coralie Delaume ont rencontré cet écho de son vivant, c’est qu’ils accompagnaient les secousses successives que traversait une Union européenne en perte de légitimité : crise des dettes souveraines en 2010, soumission de la Grèce à une thérapie de choc en 2015, vote en faveur du Brexit en 2016…

NDLR : lire sur LVSL notre entretien avec Coralie Delaume sur son avant-dernier livre : « Faire l’Europe par le marché et la monnaie, c’était à l’évidence faire une Europe de classe »

L’édifice tenait bon, mais il craquelait. L’opinion demeurait majoritairement favorable au maintien dans l’Union européenne, mais celle-ci ne suscitait que peu d’enthousiasme. Partisans et opposants à Bruxelles communiaient en réalité dans un manque d’intérêt manifeste pour la politique européenne. Rapports illisibles, obscures polémiques juridiques, jargon technocratique, labyrinthe institutionnel digne d’une nouvelle de Borges… S’intéresser à l’Union européenne requérait de franchir la barrière de l’ennui. Ce n’est pas le moindre des mérites de Coralie Delaume que d’avoir donné à ses lecteurs le goût de la politique communautaire. C’est une qualité qui transparaît encore dans son dernier livre.

Aller au-delà de la critique de l’Union européenne

On appréciait chez Coralie Delaume l’esprit de synthèse, qui articulait des réalités touchant à des domaines aussi divers que le droit communautaire, la vision géopolitique de l’Allemagne ou l’économie financière, en des analyses claires et concises. On le retrouve dans cet ouvrage, aussi dense que court – moins de cent pages.

Le lecteur familier de ses livres retrouvera dans celui-ci ses thèmes fétiches. L’Union européenne comme cadre instituant la toute-puissance des marchés financiers. Le néolibéralisme comme poison mortel pour les conquêtes démocratiques. L’ordre européen comme arrangement institutionnel bénéficiant à l’Allemagne.

D’autres passages témoignent d’une volonté d’aller au-delà de la critique de l’Union européenne. Il est notamment rappelé que « l’Union européenne n’est rien d’autre qu’une petite mondialisation pure et parfaite d’échelle régionale immédiatement branchée sur la grande ». Mise au point salutaire. Une certaine critique obsessionnelle de l’Union européenne tend en effet à présenter celle-ci comme la source de tous les maux, au mépris des multiples dynamiques – globalisation, financiarisation, autonomisation des élites en une technocratie – dont elle est tout autant le produit que le catalyseur.

On appréciera également sa réflexion sur le néolibéralisme, qu’elle refuse de considérer comme la simple auto-régulation des marchés. L’économie européenne est en effet fortement régulée par des acteurs qui ne sont pas des agents économiques. Que l’on pense aux milliers d’arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ou directives de la Commission européenne. Que l’on songe simplement aux traités européens eux-mêmes. Ou que l’on garde à l’esprit, de manière encore plus évidente, la politique de la Banque centrale européenne (BCE), qui procède par injection massive de liquidités et rachat de dettes – pratique attentatoire à l’auto-régulation des acteurs économiques s’il en est. Coralie Delaume rappelle ainsi que « la politique actuelle [de la BCE] fait désormais de l’économie européenne une économie partiellement administrée ».

Administrée ne signifie en rien étatisée. C’est précisément pour conjurer le spectre d’un retour de l’État que les rédacteurs des traités européens ont conféré à des institutions « indépendantes » – BCE, CJUE, Commission – la charge de réguler l’économie européenne. Cette régulation n’a rien d’égalitaire : c’est au contraire pour permettre au capitalisme de fonctionner correctement que ces « indépendantes » ont vu le jour.

Un rappel utile, à l’heure où il est de bon ton de professer que l’UE ne constituerait qu’un marché anarchique, auquel il conviendrait d’adjoindre des institutions visant à le réguler. L’Europe inachevée, véritable coquecigrue de ceux qui prétendent qu’elle possède une dimension économique, mais pas encore de volet politique et juridique ; une telle vision des choses passe sous silence la densité institutionnelle de l’UE et l’ampleur de la régulation économique et financière qui sont déjà à l’oeuvre.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »

On mentionnera enfin l’évocation, par Coralie Delaume, de la pensée de Friedrich Hayek. Si d’aucuns estiment que ce « pape du néolibéralisme » a été cité ad nauseum, sa philosophie embrasse un nombre si grand de domaines qu’elle sert, de manière renouvelée, à la compréhension du monde contemporain. C’est ici comme penseur critique de la souveraineté que Coralie Delaume le convoque. Pourfendeur de l’État social, Hayek était un infatigable bretteur contre son corollaire : le sentiment de solidarité nationale. Aux flux des marchés, anonymes et transfrontaliers, Hayek opposait la stase de l’appartenance à l’État-nation, engoncé dans des frontières arbitraires. Il se réjouissait de leur érosion, et appelait à leur disparition progressive.

Coralie Delaume rappelle en quels termes prophétiques Hayek appelait de ses voeux une construction européenne, dès les années 1930.

Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu ?

La tonalité de l’ouvrage est optimiste. Coralie Delaume évoque la crise du Covid et le retour en force du champ lexical de la souveraineté. Elle perçoit plusieurs signaux faibles d’un basculement intellectuel : la parution du premier numéro intitulé « Souverainismes » de la revue Front populaire de Michel Onfray ou le momentum médiatique d’Arnaud Montebourg. Et de citer Victor Hugo : « rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu ». Plus matérialiste, Karl Marx – que Delaume appréciait – exprimait les choses en des termes un rien plus précis : « une idée devient une puissance lorsqu’elle s’empare des masses ». On est forcé de constater que celles-ci restent acquises à l’Union européenne, et les élites françaises bien davantage.

La séquence médiatique post-Covid a été marquée non par un retour en grâce du thème de la souveraineté, mais par une formidable identitarisation des débats. La revue Front populaire y a amplement contribué. Et que dire du momentum médiatique d’Arnaud Montebourg, sinon qu’il fait pâle figure à côté de celui d’Éric Zemmour ? Ce dernier s’est départi de ses derniers oripeaux souverainistes, aussi superficiels aient-ils été, pour se livrer sans frein aux provocations ethnicistes. Cette éclipse du thème de la souveraineté par celui de l’identité est du reste fort lucidement évoquée par Coralie Delaume dans cet ouvrage : « la souveraineté abolie, restent les moeurs, les rites et les coutumes, en somme, l’identité ».

De même, on aurait aimé discuter avec elle son analyse de l’élection de Donald Trump et du Brexit, qu’elle conçoit comme des élans populaires à l’encontre d’une élite transnationale et néolibérale. Il ne faut bien sûr pas mésestimer la rupture que constitue la politique protectionniste de Donald Trump, dans laquelle Joe Biden semble s’inscrire. Pas davantage que la nationalisation – le vocable lui-même avait disparu du champ sémantique européen ! – des lignes de chemin de fer par Boris Johnson.

Mais parallèlement à ces orientations hétérodoxes, on aurait tôt fait de passer outre la politique de dérégulation financière promue tant par le chef d’État britannique que par Donald Trump. À ce titre, Marlène Benquet et Théo Bourgeron, dans leur éclairant ouvrage La finance autoritaire, publié aux éditions Raisons d’agir, nuancent l’interprétation du Brexit comme un phénomène populaire dirigé contre les élites britanniques. Ils démontrent, nombreuses études à l’appui, que la finance a davantage investi dans la campagne du Brexit que dans celle du Remain, subventionnant think-tanks libertariens et médias conservateurs. La raison à ce phénomène en apparence paradoxal : une volonté de s’émanciper de la réglementation financière européenne.

NDLR : retrouvez sur LVSL l’analyse de Marlène Benquet et Théo Bourgeron : « Du néolibéralisme au libertarianisme autoritaire ? »

Non que la réglementation financière européenne menace la majorité des acteurs financiers : banques, investisseurs institutionnels et fonds de pension ont au contraire tout à y gagner. Mais à cette première financiarisation, les auteurs opposent une seconde financiarisation, notamment caractérisée par le développement des hedge funds et des investisseurs dans les produits dérivés. Ceux-ci ont pu croître grâce à la réglementation financière européenne, mais elle est à présent un frein à leur expansion, car elle limite – bien faiblement – la titrisation ou certaines pratiques spéculatives des hedge funds, comme la vente à découvert.

Porté par un vote populaire, le Brexit a paradoxalement profité à la fraction la plus spéculative de la finance anglaise ; l’élection de Donald Trump est justiciable de la même analyse. En Europe continentale, cette seconde financiarisation étant moins aboutie qu’en Angleterre et aux États-Unis, la finance y est davantage acquise à l’Union européenne. Ainsi, il n’est pas inutile de croiser la lecture de Nécessaire souveraineté avec celle de l’ouvrage, court et dense lui aussi, de Marlène Benquet et Théo Bourgeron.

Ces considération mettent-elles en cause la thèse de l’ouvrage ? Elles ne font que renforcer son plaidoyer. L’ethnicisation des débats, la financiarisation, qu’elle soit traditionnelle ou plus récente, sont des maux auxquels il existe un seul et même remède : la souveraineté populaire.

État d’urgence pour l’agriculture française

https://unsplash.com/photos/tGtWKDdicn4

L’agriculture française est à un tournant. Les négociations avec les distributeurs tournent au bras de fer, consacrant l’échec des lois censées rééquilibrer leurs rapports avec les producteurs. Dans le même temps, les négociations en cours sur la PAC engageront la France pour les années à venir. Les moyens publics mobilisés pour appuyer l’agriculture ne suffisent plus à endiguer la paupérisation de ce métier, victime des dérives d’une économie exposée à un libéralisme à tout crin. Définir une agriculture durable, garantissant à la fois une alimentation saine, la souveraineté alimentaire et l’adaptation au dérèglement climatique, impose de s’interroger sur la pérennité des revenus agricoles.

Depuis 30 ans, le prix de la viande de bœuf ou de veau payé au producteur n’a pas varié. Pourtant, le prix pour le consommateur s’est envolé au cours de la même période, augmentant de plus de 60 %. Cette évolution symptomatique pose une question essentielle : où passe l’argent du secteur agricole, alors qu’éleveurs et distributeurs s’affrontent ?

Tout d’abord, il faut rappeler que l’agriculture est un secteur contrasté, qui présente de fortes inégalités. Entre 1982 et 2019, le nombre d’agriculteurs a été divisé par 4. La France, qui comptait alors 1,6 million d’actifs agricoles, n’en recensent désormais plus que 400 000. Or, sur les seules 20 dernières années, la valeur ajoutée du secteur agricole avait bondi de près de 30 %. Une création de richesse qui semble aujourd’hui échapper aux producteurs dans leur ensemble.

Un secteur miné par les inégalités

Le secteur agricole se caractérise par de fortes inégalités, comme le montre le tableau suivant produit par l’INSEE. Ainsi, les déciles des revenus des agriculteurs exploitants s’échelonnent de 1 à 11 en moyenne (écart entre les 10% d’exploitants ayant le plus fort revenu et ceux ayant le plus faible). Cet écart s’étend même de 1 à 15 pour les cultures spécialisées comme les légumes, les fleurs, la vigne ou l’arboriculture. Surtout, 20 % des actifs agricoles sont confrontés à des revenus nuls. Ainsi, le regroupement des terres agricoles, le remembrement – c’est à dire la réunion de plusieurs parcelles – et la course à la taille des exploitations n’ont pas permis de sécuriser les revenus agricoles dans une logique malthusienne. Au contraire, ils ont accéléré un mouvement de paupérisation du monde agricole.

Revenus d'activité mensuels des non salariés agricoles - source INSEE 
https://www.insee.fr/fr/statistiques/4470766?sommaire=4470890
Revenus d’activité mensuels des non salariés agricoles – source INSEE

Ces écarts se présentent sous différentes formes. Tout d’abord, il existe un effet spécifique lié à l’âge de l’exploitant. En effet, la possession d’un capital foncier permet d’en tirer des revenus, ce qui avantage les exploitants plus âgés. En outre, certaines filières sont plus valorisées que d’autres. La viticulture, par exemple, bénéficie de fortes exportations. Des tensions apparaissent donc entre les différentes filières depuis de nombreuses années, notamment sur la répartition des aides de la Politique Agricole Commune (PAC).

Ces aides sont au cœur des débats actuels. L’Union européenne souhaite revoir à la baisse ses budgets dédiés à la politique agricole, au profit d’autres priorités et en raison du Brexit. Cette politique arrive à rebours des politiques menées par les autres grandes puissances. A l’heure actuelle, 30 % des exploitants perçoivent moins de 5.000€ d’aides. Dans le même temps, près de 10 % du budget est distribué à un tout petit nombre d’exploitants recevant plus de 100.000€ en subventions. Selon une étude menée avec le ministère de l’Agriculture (1), cette disparité vient de l’absence de plafonnement des aides. Selon cette même étude, les aides représentent 88 % du résultat des entreprises agricoles, avec là encore des différences très variables selon les secteurs. Les aides représentent moins de 10 % pour la production horticole ou viticole, et plus de 100 % pour la viande bovine ou la culture d’oléagineux.

Les aides représentent 88 % du résultat des entreprises agricoles.

Ces chiffres démontrent l’extrême dépendance du secteur agricole aux aides européennes, et les fragilités d’un secteur livré aux aléas du libéralisme. Tout d’abord, ces sommes ne permettent pas de garantir un revenu digne aux exploitants. Un sur cinq vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Or ils ne bénéficient par pour autant de prestations sociales, en raison de leur statut.

Les auteurs de l’étude font valoir que, pour des exploitants indépendants, la faiblesse des revenus est compensé par la valeur du capital détenu, qui doit être liquidé au moment de la retraite. Si ce constat est juste, il faut néanmoins considérer que ce capital est grévé par un endettement croissant. Le taux d’endettement dépasse les 40 % pour les entreprises du secteur, et est là encore est marqué par de fortes disparités. Le besoin en capital des exploitations est devenu plus important, notamment avec la mécanisation, et cela malgré la faiblesse des revenus. Le renchérissement du foncier, dont les prix ont fortement augmenté, expliquent aussi cet endettement. Inflation déduite, les prix des terres agricoles ont augmenté de 52 % entre 1995 et 2010, sous le double effet de l’extension des exploitations et de l’artificialisation des sols. Ceci s’explique également par l’indexation des aides européennes sur la surface exploitée.

Les prix à la consommation de certains produits augmentent bien plus que l’inflation. Dès lors, où passe l’argent de l’agriculture ? La grande distribution est souvent pointée du doigt : les prix d’achat aux producteurs sont victimes de la guerre des prix à laquelle les enseignes se livrent pour attirer les clients. L’alimentaire ne constitue pas le rayon le plus rentable, avec 0,8 % de marge seulement en moyenne, et fait donc office de produit d’appel. Mais dans cette confrontation entre producteurs et distributeurs, il y a un grand absent : l’industrie de la transformation, dont les publicités inondent pourtant nos écrans. En position de force vis à vis de producteurs morcelés, et malgré la pression des centrales d’achats, ces intermédiaires peuvent se ménager des marges importantes. Le cas le plus emblématique est celui du sucre, dont les marges atteignent 13 %. En effet, seules 10 entreprises pèsent pour 99,7 % du total de la transformation. La loi EGALIM, qui voulait ainsi proposer un cadre de négociation plus équilibré, s’est heurté à la brutalité des rapports de force économiques, et ne permet plus à l’État de se dérober de son rôle d’arbitre pour trouver des solutions structurelles.

Menaces tous azimuts

Si la question des revenus agricoles est si sensible, c’est qu’elle conditionne la pérennité d’un secteur confronté à de multiples menaces. Premièrement, la moitié des chefs d’exploitation ont plus de 50 ans, ce qui représente un vrai défi pour assurer les successions dans les années à venir. Le regroupement des terres ne sera certainement pas suffisant pour enrayer la perte de surfaces agricoles, et l’expérience montre qu’il ne permet pas d’assurer les conditions d’une agriculture durable. Or, les attentes des exploitants en fin de carrière vont être confrontées aux faibles capacités des personnes désirant s’installer, au risque tout simplement de ne pas pouvoir céder leurs biens, et laisser des terres en jachère. Cette situation nécessite une politique active à tous niveaux, pour anticiper cette situation et ramener massivement vers l’agriculture des actifs pour répondre aux besoins à venir.

La recherche d’une souveraineté alimentaire et la mise en place de circuits courts sont largement plébiscités dans l’opinion. Pourtant, ces objectifs sont menacés par la poursuite des traités de libre échange, comme le CETA ou le projet d’accord avec le MERCOSUR. Les importations de produits agricoles ne sont pourtant pas à la traine, puisqu’elles ont doublé depuis l’an 2000 et concernent des denrées produites en France. Ces accords peu restrictifs créent une concurrence inique tant sur la qualité que sur le prix des produits, susceptible de menacer nos producteurs. Par exemple, concernant spécifiquement la viande bovine, la hausse des importations présente un impact négatif plus fort pour les producteurs que la baisse tendancielle de la consommation de viande. Par ailleurs, alors que le premier bilan du CETA apparaissait positif pour l’économie française (solde commercial de 800 M€ et gains de 50 M€ pour les exportations agricoles), celui-ci s’est complètement inversé au gré de la crise sanitaire. Au premier semestre 2021, les importations canadiennes à destination de la France ont plus que triplé, atteignant les 262 M€, principalement en raison de la hausse des importations de céréales. Crise sanitaire ou pas, le constat est clair : la logique du libre échange rend vulnérable l’agriculture française.

L’exemple du CETA montre que l’agriculture est rendue vulnérable par les traités de libre-échange.

La recherche de diversification des revenus par les agriculteurs risque pour sa part de mettre la production alimentaire au second plan. Faute de tirer les revenus suffisants de leur production, 37 % des exploitants déclarent une activité para-agricole en 2019. Parmi eux, 13 % exercent également dans la production d’énergie, grâce à des installations photovoltaïques et des éoliennes sur leur terrain, ou du biogaz. 5 % exercent dans l’agrotourisme. Ces activités permettent aux exploitations de se maintenir, compte tenu de la faiblesse des revenus agricoles. Il faut seulement veiller à ce que la pression sur les revenus ne finissent pas par détourner les paysans de leur vocation initiale, et d’aggraver ainsi la baisse de leur nombre.

Faire face au dérèglement climatique

Malgré ces difficultés financières, les fermes seront contraintes de s’adapter aux conséquences déjà perceptibles du dérèglement climatique. Sur les quatre dernières années, les dispositifs d’aides, privés comme publics, atteignent déjà 2,5 milliards d’euros. Ces aides, déployées en réponse à des événements climatiques inhabituels, viennent seulement combler l’écart entre les rendements attendus suivant le modèle conventionnel et la production réelle. Les événements climatiques hors-normes devenant systématiques ces dernières années, les systèmes de soutien, privés comme publiques, ne pourront continuer très longtemps à payer des factures qui s’alourdissent continuellement. La récente vague de gel du mois d’avril, qualifiée de “plus grande crise agronomique de ce début de XXIème siècle” par le Ministre de l’Agriculture, a de nouveau rappelé que le dérèglement climatique entraîne la perte de la saisonnalité régulière et l’apparition de phénomènes de plus en plus extrêmes.

Dès lors, la situation exige une adaptation structurelle des cultures et des méthodes. Évidemment, les besoins en investissements pour adapter l’agriculture au changement climatiques sont massifs. Le volet agricole du plan de relance ne propose pourtant que 455 millions d’euros de soutien au secteur, dont 70 uniquement fléchés sur la prévention des aléas climatique. Ce chiffre infime démontre à quel point la logique de prévention et d’adaptation est peu prégnante dans la vision politique. En outre, ce plan s’articule principalement autour du subventionnement d’investissements individuels, comme l’achat de matériel. Il délaisse les démarches collectives qui bénéficieraient au plus grand nombre et démultiplieraient l’effet qui serait celui d’investissements individuels. La gestion de l’eau est un exemple archétypal de cet écart. En effet, des projets individuels de retenues d’eau, contestables au demeurant, sont favorisés au détriment d’une meilleure gestion et d’un meilleur partage de cette ressource.

Protéger l’agriculture française

Pour éviter la disparition de l’agriculture et de nos agriculteurs, la question des revenus agricoles devient incontournable. Or, cette question de la viabilité des revenus est une condition des nouvelles installations et de la revalorisation de la profession, et des mesures structurelles s’imposent. Les dernières réformes (LME, EGALIM) ont continué de poursuivre une logique libérale consistant à redéfinir le cadre des négociations entre producteurs et distributeurs. Cela n’a pas empêché certains distributeurs de passer outre ces nouvelles règles. Mais plus encore, elles n’ont pas suffit à infléchir le rapport nettement défavorable aux producteurs dans les négociations. Dès lors, seul un rapport de force politique serait en mesure de redéfinir un équilibre en corrigeant un marché déséquilibré. Cela peut intervenir au travers d’un prix minimum, les pouvoirs publics acceptant d’intervenir dans les négociations commerciales afin de garantir un revenu digne. À l’échelle nationale pourrait s’appliquer une interdiction de vente à perte, comme c’est déjà le cas dans le commerce, pour limiter les effets néfastes de la concurrence. La période est favorable pour une telle mesure. L’impact sur le prix final au consommateur serait limité, contrairement aux menaces des analystes libéraux. En effet, la concurrence entre les enseignes poussent pour l’heure à la baisse des prix, comme évoqué précédemment.

Sur le plan technique, les débats sur la réorientation de la PAC sont anciens et toujours vifs. Ils traduisent la dépendance à ce système de financement, source de crispation entre les différentes filières pour leur répartition. Il faut prendre gare aux incitations, et aux effets pervers induits par les critères retenus. Le modèle actuel, fondé sur des primes à l’hectare, a contribué au renchérissement du foncier, et à la concentration des parcelles. À l’inverse une prime à la production présente des effets pervers, en pouvant générer une surproduction. Il devient complexe de définir un indicateur pertinent, permettant d’assurer un revenu décent et ne créant pas de biais. Cependant, agir pour réduire les inégalités devient urgent au travers de la mise en place d’un plafonnement des aides ou d’une meilleure progressivité.

En parallèle, le système actuel d’assurance sur les pertes agricoles pourrait être étendu et rendu public. Aujourd’hui ce dispositif n’est accessible qu’aux agriculteurs les plus aisés. Seul un quart des surfaces sont aujourd’hui couvertes par ce type de protection. Une telle garantie viendrait en substitution des fonds calamités agricoles, et permettrait d’assurer une solidarité entre les filières.

Le fort soutien public vient pour l’heure uniquement compenser les dérives du marché. Il pourrait au contraire venir en soutien à la reconquête de la souveraineté alimentaire, tout en répondant à la crise sociale.

Cette mesure pourrait s’accompagner d’une politique audacieuse avec une forte portée sociale. En effet, le fort soutien public vient pour l’heure uniquement compenser les dérives du marché. Il pourrait au contraire venir en soutien à la reconquête de la souveraineté alimentaire, tout en répondant à la crise sociale. En effet, la crise sanitaire a vu la coexistence aberrante de stocks de pommes de terre invendues et du retour de la faim pour les étudiants et les plus précaires, les deux bénéficiant d’aides distinctes. Il est ainsi urgent d’intervenir sur l’aide alimentaire, en imaginant de nouveaux modèles. Des distributions ciblées et organisées, sur le modèle de sécurité sociale alimentaire, sont à explorer. Il s’agirait d’attribuer à chaque citoyen une somme mensuelle, fléchée vers des produits nationaux, qui permettrait d’assurer des débouchés aux producteurs et d’aller vers une alimentation de meilleure qualité. En somme une version à grande échelle du “verre de lait dans les écoles“.

Enfin, un plan d’adaptation de l’agriculture aux conséquences du réchauffement climatique s’avère indispensable. Il faut adapter les variétés et les méthodes de production à cette nouvelle donne. Cette démarche suppose des investissements, qui ne sont pas à la portée de fermes qui ne dégagent pas de bénéfices. Elle pourrait également mobiliser de la main d’œuvre. Mais cela suppose d’aller bien au-delà des 70 millions d’euros dédiés dans le plan de relance. Cela suppose également de raisonner par filière et par territoire pour encourager la coopération plutôt que la compétition. C’est à ce prix seulement que la France pourra protéger son agriculture et continuer de se targuer d’un des meilleurs patrimoines gastronomiques du monde.

(1) PAC, soutiens et revenus : réflexions sur certaines tendances à l’œuvre, Vincent Chatellier et Hervé Guyomard, 13èmes Journées de Recherches en Sciences Sociales, Bordeaux, 12 et 13 décembre 2019

Stephanie Kelton : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit »

Stéphanie Kelton © Wikimedia

Certains la surnomment « la femme qui valait des trillions ». Professeur d’économie à l’université Stony Brook de New York et cheffe de file de la MMT (la Théorie moderne de la monnaie), Stephanie Kelton a conseillé les sénateurs démocrates du Comité au budget fédéral pendant cinq ans, avant de rejoindre l’équipe mise sur pied par Joe Biden pour concilier son programme avec celui de Bernie Sanders. Depuis, elle conseille Chuck Schumer, le chef de la majorité au Sénat, et de nombreux parlementaires démocrates. À en croire les courriels qu’elle reçoit de leur part, sa contribution fut essentielle au changement de mentalité qui semble s’être produit à Washington à l’égard des déficits publics et de l’usage de l’outil monétaire pour financer des plans massifs de soutiens à l’économie. Dans son livre Le Mythe du déficit, traduit de l’anglais aux éditions Les Liens qui libèrent, elle déconstruit de manière pédagogique et didactique les principaux mythes économiques liés à la monnaie, la dette et les déficits. Le lecteur est invité à opérer une « révolution copernicienne » en comprenant que les dépenses publiques sont des excédents pour le secteur privé ; l’économie n’est pas contrainte par la finance, mais par les facteurs de productions ; la planche à billet constitue une manière efficace de garantir le plein emploi. Face à la crise du coronavirus et l’urgence climatique, la MMT bénéficie d’un succès croissant outre-Atlantique. Ces enseignements seraient-ils applicables en Europe ? Entretien réalisé par Chris (PolticoboyTX) le 19 mars 2021.

LVSL  Vous débutez votre ouvrage en réfutant la notion selon laquelle le gouvernement devrait gérer son budget comme un ménage, en « bon père de famille ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi c’est faux, pourquoi nous ne devrions pas penser à un ménage lorsque nous évoquons le budget de l’État ?

Stephanie Kelton Nous devons nous assurer que nous parlons d’un État qui dispose d’une souveraineté monétaire. Si c’est le cas, alors il serait erroné de comparer ce gouvernement à un ménage ou d’imaginer les finances publiques soumises au même type de contraintes que celles qui s’exercent sur une famille. La grande différence est que le gouvernement est l’émetteur de la monnaie et le reste d’entre nous sommes les utilisateurs de la monnaie. Si nous comprenons cela, l’autre point déterminant à rectifier est la séquence. Nous avons cette idée fausse que l’État fonctionne comme un ménage. Que pour dépenser il doit d’abord trouver de l’argent, en nous taxant ou en nous l’empruntant. Et qu’il peut dépenser de l’argent qu’une fois qu’il en en a obtenu. La MMT vise à remettre cette séquence dans le bon ordre. Il s’agit d’expliquer le véritable processus. Afin que nous puissions comprendre que le gouvernement doit d’abord dépenser sa monnaie ou la rendre disponible d’une autre manière avant que le reste d’entre nous puissions l’utiliser dans le but de payer des impôts ou d’acheter des obligations d’État. Donc, les dépenses publiques doivent intervenir en premier. L’émetteur étatique n’est pas contraint par les recettes fiscales ou les emprunts. L’émetteur peut dépenser en premier et ensuite s’inquiéter de la quantité de monnaie qu’il a dépensée, combien de dollars ou de yens ou de livres il doit taxer en retour, et combien il peut laisser dans le système ou transformer en obligations d’État.

LVSL Malheureusement, la France n’a plus sa propre souveraineté monétaire. Nous entendons souvent cette référence au bon père de famille ou au ménage de la part de nos dirigeants, principalement pour justifier des réductions de la dépense publique. Dans le contexte francais, serait-il judicieux de comparer le gouvernement à un ménage ou avez-vous encore des réserves à exprimer ?

S.K. Les contraintes sont clairement différentes et la marge de manœuvre politique, la capacité de dépense d’un État émetteur de monnaie est plus grande que celle d’un gouvernement qui n’émet pas sa monnaie. La France ressemble plus à l’État de Floride, qui n’émet pas sa propre monnaie. Le gouvernement de la Floride peut augmenter les impôts, mais ses revenus sont limités. S’il dépense plus que ses revenus ne le permettent, il doit emprunter la différence. Cela dit, je pense qu’il est important de réaliser que dans la zone euro, la BCE (Banque centrale européenne NDLR) est l’émetteur de la monnaie. Et en ce moment, la BCE soutient les gouvernements des États membres, comme elle l’a fait depuis que la crise de la Covid-19 a débuté. Dans un sens, de manière importante, elle a rétabli la souveraineté monétaire des pays de la zone euro. La BCE a déclaré : « Endettez-vous, nous n’allons pas laisser les rendements exploser comme en 2010, nous allons maintenir les taux d’intérêt bas, nous allons faire des programmes d’urgence pour la pandémie, nous achèterons les obligations d’État, nous allons vous permettre d’avoir un déficit significatif et nous ne laisserons pas les marchés financiers vous punir comme en 2010 ». Donc, pour le moment, vous avez une marge de manœuvre politique. Les États ne devraient pas crier « Je ne peux rien faire », car pour le moment, ils le peuvent. La question est de savoir à quel moment la BCE va retirer son soutien budgétaire.

« Il y a un avantage très clair et convaincant à annuler la dette des états européens détenue par la BCE. »

LVSL Il y a eu un débat houleux en France sur l’annulation de la dette publique des États détenue par la BCE. Certains économistes, comme Thomas Piketty, ou think tanks, tels que l’Institut Rousseau, ont appelé à l’annulation, arguant qu’elle n’aura pas d’impact sur les marchés puisque la dette est déjà détenue par la BCE, et que cela libérera de la place pour de nouvelles dépenses puisque le ratio d’endettement diminuera, ce qui limitera le risque d’une futur hausse des taux d’intérêt et de l’imposition de nouvelles mesures d’austérité. Certains économistes de gauche s’y sont opposés au motif que les déficits ne sont pas un problème, que le niveau de la dette est soutenable puisque que les États empruntent à des taux négatifs. Selon eux, demander un allègement de la dette serait politiquement préjudiciable car cela focaliserait l’attention sur la dette au lieu de se concentrer sur les mesures de relance du gouvernement pour aider à la reprise. Avez-vous une perspective à offrir sur ce débat ?

S.K. Il y a deux aspects. J’ai lu l’article de Paul De Grauwe. L’avez-vous lu ? Si ce n’est pas le cas, vous devriez le lire, car De Grauwe intervient dans ce débat et c’est une voix influente. Son développement ne prend pas en compte l’aspect le plus évident, qui est l’aspect politique. Il a construit son argumentation d’un point de vue uniquement économique. Il explique qu’annuler la dette ne fait aucune différence, car une fois que la BCE a acheté la dette, c’est comme si le gouvernement ne l’avait jamais émise en premier lieu, parce que vous payez les intérêts puis le capital et ensuite la BCE restitue l’argent au gouvernement. Il dit donc que cela ne fait aucune différence, qu’il n’est pas nécessaire d’annuler la dette, qu’elle est déjà annulée de manière effective lorsque la BCE l’achète. Je pense qu’il oublie un aspect très important, à savoir la question politique liée à tout cela.

Au contraire, je pense que Piketty n’oublie pas l’aspect politique. La dette n’a pas disparue dans l’esprit des gens. Celle de l’Italie représente toujours près de 170% du PIB et tant que ce chiffre est évoqué par la presse, les gens internalisent l’idée que l’Italie a largement dépassé les seuils prévus par le traité de Maastricht et le Pacte de croissance et de stabilité. Et si la BCE décide de faire ce qui a été fait à la Grèce auparavant et dit : « Ok, remettez de l’ordre dans votre budget, réduisez votre taux d’endettement à 60% », alors vous imposeriez une austérité massive. Donc il vaut mieux annuler la dette plutôt que de la laisser figurer au bilan des États, de la rapporter dans la presse et d’en parler au risque qu’elle soit transformée en prétexte pour imposer de l’austérité. De mon point de vue, il y a un avantage très clair et convaincant à l’annuler complètement. Au lieu de dire, comme Paul De Grauwe, « nous n’avons pas à la supprimer, elle a déjà disparu ». Elle n’a pas disparu dans l’esprit de nombreuses personnes qui utiliseront l’existence de cette dette comme une arme pour demander le retour des politiques d’austérité.

LVSL Revenons aux États-Unis et aux aspects théoriques de la MMT. Vous avez mentionné dans votre première réponse qu’il était important de bien comprendre le processus d’émission monétaire et de financement des États. En utilisant l’exemple du plan de relance Covid de Biden de 1900 milliards de dollars, pouvez-vous expliquer les mécanismes de financement et expliciter d’où vient l’argent ?

S.K. L’argent vient du vote du Congrès. Les votes financent les dépenses. Le Congrès a adopté un certain nombre de plans de soutien depuis mars 2020, lorsque nous avons adopté la loi CARES qui débloquait 2,2 trillions de dollars. C’est ce que nous appelons un texte « propre », un clean bill. Vous savez que j’ai travaillé au Sénat. Nous appelons cela là-bas un projet de loi « propre » car c’est simplement un ensemble d’instructions disant : « Nous allons dépenser 2,2 trillions de dollars et voici comment l’argent va être dépensé ». Ces instructions sont transmises à la Banque centrale américaine (Fed). La Fed, en tant qu’agent fiscal, est responsable du paiement au nom du Trésor de tous les paiements autorisés par le Congrès.

Donc, quand vous dites d’où vient l’argent, il vient de l’un de ces objets (en montrant son clavier d’ordinateur NDLR), il vient du clavier de la réserve fédérale. Ainsi, la Fed effectue les paiements qui ont été autorisés par le Congrès au nom du Trésor, et elle le fait en utilisant rien de plus qu’un clavier d’ordinateur pour créditer les comptes bancaires appropriés. Si j’ai le droit à un chèque de 1400 $, je reçois les 1400 $ sur mon compte bancaire et ma banque obtient un crédit de 1400 $ auprès de la Fed. Tout est numérique. C’est l’ère moderne : nous fabriquons de la monnaie à l’aide d’un ordinateur.

LVSL Et à quel moment les bons du Trésor interviennent-ils, s’ils ne financent pas les dépenses publiques ?

S.K. Le projet de loi donne un ensemble d’instructions. Il dit à la Fed : « Préparez-vous, nous commandons 2,2 trillions de dollars ». Mais parce que le gouvernement dépense plus qu’il ne perçoit en impôt, cette différence devient ce qu’on appelle communément le déficit. Je préfère l’appeler dépenses nettes – la différence entre ce qui est ajouté et soustrait. Lorsque le budget du gouvernement est déficitaire, cela signifie que le gouvernement fait un dépôt de dollars dans l’économie, dans le système financier. Mais quand il enregistre un déficit, disons 3 trillions de dollars, qui était le déficit 2020 aux États-Unis, le gouvernement compense les dépenses déficitaires en vendant des obligations. S’il y a 3 trillions de déficit, nous vendons 3 trillions de nouveaux bons du Trésor. Alors que se passe-t-il si le déficit du gouvernement injecte 3 trillions de dollars dans le système, et le gouvernement en retire 3 trillions et les remplacent par 3 trillions de bon du Trésor ? C’est comme si le gouvernement dépensait les obligations d’États et effectuait son paiement en utilisant une devise porteuse d’intérêts appelée bons du Trésor américain.

LVSL Y a-t-il un risque, peut-être pas pour les États-Unis, mais disons pour un pays comme le Royaume-Uni, s’il s’engageait dans ce type de déficits à grande échelle et émettait un grand nombre d’obligations ? Cela risquerait-il de provoquer une hausse de ses taux d’intérêt ou une dépréciation de la devise ?

S.K. Tout d’abord, le Royaume-Uni le fait déjà, il a enchainé les plans de relance Covid les uns après les autres, comme les États-Unis. Si vous lisez Richard Murphy, qui est un ancien conseiller du gouvernement travailliste et qui écrit fréquemment sur ces questions, il regarde cela très attentivement. Il écrit et explique que la Banque d’Angleterre (BoE) a racheté environ 94% de tous les Gilts (bons du Trésor britannique, ndlr) émis depuis mars 2020. En d’autres termes, ils sont déjà dans le scénario que vous postulez. L’une des caractéristiques les plus importantes cependant, du point de vue du MMT, est que le gouvernement britannique n’a jamais besoin d’emprunter la livre sterling à qui que ce soit pour dépenser. Pourquoi le ferait-il ? Il est l’émetteur de la devise. Ce n’est que de la comptabilité interne. Il dépense des livres et remplacent ensuite certaines de ces livres par des Gilts – obligation portant intérêt – mais la Banque d’Angleterre en rachète la plupart. Le but de la vente d’obligations n’est pas de financer le gouvernement, puisqu’au moment où les obligations sont émises, les dépenses ont déjà eu lieu.

LVSL Vous expliquez dans votre livre que le gouvernement n’a pas à nécessairement besoin d’émettre les obligations d’États pour compenser cette création monétaire. Mais s’il en émet en grande quantité, cela pourrait-il envoyer un mauvais signal au marché et provoquer une dévaluation de la monnaie, un effondrement du taux de change ?

S.K. Je dirais les choses quelque peu différemment. Les obligations sont de l’argent. Le gouvernement est l’émetteur de deux instruments. Dans le livre je parle de billet vert (les liquidités – monnaie papier, pièces ou électronique, ndlr) et de billet jaune (les obligations ou bons du Trésor, ndlr). Si je suis le gouvernement américain, j’émets des billets verts et des billets jaunes, et je peux choisir dans quelle proportion. Je n’ai besoin de personne pour acheter mon papier jaune, c’est un cadeau que je vous fait si je choisis d’en offrir. Ce n’est qu’un dollar portant intérêt. Je vous donne des intérêts, c’est une subvention. Les intérêts que je paie deviennent votre revenu. Ainsi, le gouvernement britannique n’a pas à émettre des Gilts, il n’a pas à vendre du papier jaune, il peut simplement dépenser et laisser les livres sterling dans le système. C’est ensuite à la banque centrale de choisir si elle veut payer des intérêts sur les soldes de réserves accumulés, c’est une décision de politique monétaire. Ce que permettent les obligations, c’est d’écouler une partie de l’argent que le déficit public a créé. Donc, si vous avez un déficit de 3 trillions de dollars et que vous vendez 3 trillions de dollars d’obligations, vous faites le choix de remplacer le papier vert par du papier jaune. Ces obligations génèrent des intérêts, vous augmentez donc la valeur de ces dollars.

« Les obligations d’État sont un cadeau fait aux riches. »

Maintenant, vous arrivez à la question de savoir ce qu’il advient du taux de change. Va-t-il diminuer en raison des dépenses gouvernementales plus importantes ? Peut-être. Mais regardez le Japon. Nous n’avons tout simplement pas de preuves solides qu’il existe une relation entre la taille du déficit et le taux de change. Le Japon a enregistré un déficit public important au cours des trente dernières années, il a la plus large dette du monde, son ratio dette / PIB est de 250 à 270%. J’étais au Japon à l’été 2019, j’ai parlé aux législateurs et je suis intervenu à la Diète (le parlement du Japon). Tout le monde s’inquiétait de la valeur du yen : « Le yen est trop fort, le yen est trop fort ». Trois décennies de déficit important et leur inquiétude est que leur monnaie est trop forte ! Ce que je dis, c’est qu’il faut être très prudent avant de supposer qu’avoir recours à la planche à billet et augmenter le déficit conduit à l’effondrement de la monnaie ou à une baisse du taux de change. Ça ne marche pas comme ça.

LVSL – La Théorie moderne de la monnaie (MMT) affirme que la limite n’est pas budgétaire, elle ne provient pas du niveau d’endettement mais de l’inflation, et propose différents outils pour contrôler l’inflation, comme le taux d’imposition et la garantie à l’emploi. Pouvez-vous expliquer comment fonctionnerait la garantie à l’emploi et en quoi elle est différente de la manière traditionnelle d’utiliser le taux de chômage pour contrôler l’inflation, l’approche NAIRU (Non Accelerating Infaltion Rate of Unemployement ou TCIS pour Taux de chômage à inflation stationnaire) utilisé par les banques centrales ?


Stephanie Kelton Bien sûr. Permettez-moi de dire une chose avant tout, car je pense qu’il y a beaucoup de malentendus sur la façon dont la MMT lutterait contre les tensions inflationnistes. Beaucoup de gens disent que la solution préconisée par la MMT est d’augmenter les impôts. Ce n’est pas le cas. Ce n’est absolument pas correct. Si vous lisez l’article du Financial Times de Scott Fullwiler et Nathan Tankus, ils expliquent comment la MMT combat l’inflation. Et je tiens à dire publiquement que pour lutter contre l’inflation, il faut savoir d’où elle vient. Et à l’heure actuelle, ce que fait la Fed, c’est de suivre une politique unique qui lutte contre toute inflation de la même manière : en augmentant les taux d’intérêts. En partant du principe que cela fonctionne tant bien que mal contre toutes les pressions inflationnistes. Tout d’abord, ce n’est pas le cas. Deuxièmement, l’augmentation des taux d’intérêts pourrait entraîner une hausse de l’inflation. C’est l’une des idées clés du MMT que personne ne comprend. La pensée traditionnelle suppose que l’augmentation des taux d’intérêts combat l’inflation, alors que le MMT dit que l’augmentation des intérêts pourrait être la cause de l’augmentation de l’inflation. Vous avez mentionné le NAIRU. En effet, la façon dont la Fed a fonctionné pendant des décennies est de regarder le taux de chômage officiel et de dire : « Eh bien, nous imaginons qu’il existe un taux de chômage naturel et que si vous laissez le taux de chômage tomber trop bas, l’inflation commence à s’accélérer ». Cette approche fait écho à la courbe de Phillips et ce genre de notions. Les banques centrales disent : « Je pense que le NAIRU est probablement de 5%, donc si le chômage s’approche de 5%, je commence à m’inquiéter, si je le vois descendre à 4,8% – 4,9%, je panique sérieusement parce que je pense que l’inflation est sur le point d’accélérer. Alors j’augmente le taux d’intérêt ». La MMT dit qu’il doit y avoir un meilleur moyen de faire face aux tensions inflationnistes, un moyen qui n’impliquent pas de prendre en otage des millions de personnes forcés à rester au chômage.

Quand on dit « Trop de gens trouvent un emploi : c’est mauvais, nous devons arrêter cela », comment peut-on arrêter cela ? En essayant d’augmenter le taux d’intérêt. La MMT dit : « Regardez, vous pourriez utiliser le plein emploi comme point d’ancrage des prix, et vous le faites par cette idée d’emploi dans la fonction publique ou de garantie à l’emploi où vous créez une option publique sur le marché du travail ». Et vous ancrez le prix d’un bien dans l’économie, d’un service, de la main-d’œuvre. Et vous pourriez dire que nous voulons que ce prix corresponde à un salaire décent et inclure un régime d’indemnisation, un salaire et des avantages sociaux. Et quiconque souhaiterait avoir ce package pourrait l’avoir. Si vous n’aimez pas votre travail parce que votre patron change constamment vos horaires et que vous ne connaissez jamais votre emploi du temps du jour au lendemain et que vous ne pouvez pas organiser votre garde d’enfants… vous pouvez démissionner.

« Le chômage coûte cher et nous en supportons tous le cout. Nous pourrions l’éliminer avec la garantie à l’emploi. »

Si votre patron vous harcèle sexuellement au bureau, vous pouvez démissionner. Si vous ne trouvez pas d’emploi dans le privé, vous aurez toujours une offre d’emploi dans le cadre de ce programme. Les avantages sont nombreux. Le fléau du chômage est social et économique. Je veux dire, mon dieu ! Le chômage coûte cher. Il faut beaucoup d’argent pour entretenir l’appareil institutionnel qui s’occupe du chômage, les agences pour l’emploi, tous les programmes sociaux qui existent pour compenser les bas revenus et lutter contre la pauvreté. Le chômage coûte cher, nous en supportons tous le coût. Nous pouvons l’éliminer. Il suffit de mettre un emploi public à la disposition de quiconque en fait la demande. A partir de ce moment-là, vous avez un nouveau stabilisateur automatique puissant en place, donc lorsque l’économie traverse son cycle habituel d’expansion et de récession, au lieu de jeter des millions de personnes au chômage, lorsque l’économie ralenti et entre en récession, ces personnes peuvent être immédiatement absorbées dans le programme de garantie à l’emploi. Ils conservent un emploi, leurs revenus sont pris en charge, leurs avantages sociaux sont maintenus et ils font quelque chose d’utile pour leur communauté. Pas besoin de leur dire « Oh vous n’avez pas de travail, pourquoi ne déménagez-vous pas dans cette ville loin là-bas ? ». Ils peuvent rester là où ils sont dans leur communauté avec leurs amis, là où se trouve leur famille. Et vous avez créé des emplois et du travail pour eux. Vous mettez un plancher sous les revenus, cela tronque la récession, la reprise s’enclenche plus tôt et à mesure que l’économie se rétablit, les travailleurs peuvent réintégrer un emploi dans le secteur privé. Et l’avantage du prix d’ancrage est que les employeurs disposent d’une réserve de travailleurs actifs dans laquelle ils peuvent puiser pour embaucher, contrairement à ce que nous avons actuellement, qui est une réserve passive de chômeurs. Janet Yellen et Jerome Powel s’inquiètent de l’effet du chômage de longue durée : les employeurs n’aiment pas embaucher des chômeurs, ils s’inquiètent de la détérioration de leurs habitudes de travail et de leurs compétences. Avec la garantie à l’emploi, les gens peuvent conserver un travail et préserver leurs compétences. Et ils sont prêts et disponibles pour le secteur privé lorsqu’il recommence à embaucher.

LVSL Vous avez partiellement répondu à ma prochaine question. Certains reprochent à la garantie à l’emploi de ne pas être suffisamment transformatrice, de ne pas remettre en question le rapport de force capital travail. Mais vous avez souligné le fait qu’elle ferait concurrence au secteur privé en garantissant des emplois d’une certaine qualité, ce qui permettrait à un travailleur de refuser ou quitter un mauvais emploi. Cependant, on peut s’interroger sur le soutien d’une partie du monde de la finance à la MMT. Des gens comme l’économiste en chef de Goldman Sachs, de HSBC, ou quelqu’un comme le milliardaire Ray Dalio (gestionnaire du fonds spéculatif privé Bridgewater Associates) valident les affirmations centrales et la logique de la MMT. On pourrait y voir le signe que le MMT ne menace pas la structure du pouvoir, la structure de propriété des moyens de production et n’a pas d’incidence sur la répartition du pouvoir entre le capital et le travail…

S.K. – Attendez ! Quand je dis que le MMT démontre que l’État n’a pas besoin d’emprunter pour financer son déficit, selon vous, qui est le plus menacé ? La réponse est clairement Wall Street. Parce que nous expliquons qu’en compensant son déficit avec des emprunts, avec la vente de bons du Trésor, le gouvernement fait un énorme cadeau aux personnes qui ont déjà de l’argent. C’est pourquoi Warren Mossler appelle les bons du Trésor un UBI, un « revenu universel des détenteurs d’obligations ». Il dit : « Ce ne sont que des subventions pour les gens qui ont déjà de l’argent ». Une façon pour les gens qui ont déjà des dollars de les échanger contre plus de dollars, contre des dollars qui s’amplifient avec le temps grâce aux intérêts. Les financiers ne prennent aucun risque, nous n’avons pas besoin d’eux, ces gens ne sont pas le centre du monde. Mais dans le système actuel, nous traitons les détenteurs d’obligations comme des rois. Les marchés financiers sont aux commandes. Si Wall Street décide que cela suffit, que le déficit gouvernemental devient trop important, ils peuvent tout bloquer. En faisant une grève de l’investissement, avec des fuites de capitaux, entre autres. Donc nous nous trouvons supposément dans un monde où nous sommes dépendants des riches. Nous avons besoin de leur argent pour financer l’État, nous ne pouvons pas nourrir un enfant affamé ou réparer un pont en ruine sans les taxer pour qu’ils payent pour cela. Nous partons du principe que nous avons besoin des détenteurs d’obligations d’État et que nous devons être prudents et responsables sur la façon dont nous gérons les finances publiques parce que si nous fâchons Wall Street, ils peuvent tout arrêter, mettre l’économie à l’arrêt… La MMT entre en scène et dit : foutaises ! Nous n’avons pas besoins de ces gens-là.

« Les riches, Wall Street et les financiers ne prennent aucun risque, nous n’avons pas besoin d’eux, ils ne sont pas le centre du monde. »

Et je vais dire un mot à propos de Ray Dalio, parce que j’ai écrit une critique de son livre en trois volumes sur la crise de la dette, et je le suis depuis plusieurs années. Ce sur quoi il a écrit, c’est les fourches caudines. Les fourches arrivent ! Dalio est l’un des rares ultra riches de Wall Street à dire qu’il y a trop d’inégalités. « C’est allé trop loin et si nous ne faisons rien pour apporter des améliorations matérielles aux classes moyennes et populaires pour les élever, ils vont venir nous chercher ». Il a peur. Il a peur de ce que cela signifie pour la démocratie. Il s’inquiète de ce que cela produirait si des dizaines de millions de personnes descendent dans la rue et se retournent contre le système, contre le capitalisme. Donc, dans la mesure où il valide la MMT, c’est parce qu’il reconnaît que le MMT permettrait un système plus humain et social qui prendrait mieux soin des personnes qui souffrent vraiment sur le plan économique et que si nous ne le faisons pas, des gens comme lui vont se retrouver à l’autre extrémité des fourches caudines.

LVSL Plus tôt, vous avez pris l’exemple du Japon pour répondre à la question du taux de change. Qu’en est-il de leur problème de déflation ? Le MMT a-t-il un point de vue différent sur la façon de sortir de cette situation de déflation, que certains économistes craignent de voir arriver en Europe ?

S.K. – Ils luttent contre la pression déflationniste depuis trente ans, depuis l’effondrement du marché immobilier. Ils aimeraient voir une inflation à 2%, mais ils ne peuvent pas atteindre 2%. S’ils obtiennent 1%, ils sont déjà satisfaits. Nous estimons que ce qu’ils pensent bien faire pour aider à relancer l’économie et à faire monter l’inflation est contre-productif. Ils pensent qu’ils appuient sur l’accélérateur, mais ils appuient en réalité sur les freins sans le savoir. Cela fait deux décennies qu’ils ont recours au Quantitative Easing (QE ou Assouplissement quantitatif), et ils ne parviennent pas à atteindre leur objectif d’inflation à 2%. À un moment donné, quelqu’un devrait réaliser que cela ne fonctionne pas, non ? Les taux d’intérêts nul ou négatif ne fonctionnent pas de cette façon.

Dès que le Japon commence à avoir recours à la politique budgétaire pour soutenir la croissance, là ils obtiennent des résultats. Mais ils voient alors le déficit augmenter, ils paniquent et augmentent la taxe sur la consommation (TVA). Et à chaque fois qu’ils l’augmentent, ils entrent en récession. C’est une des raisons pour laquelle j’y suis allé en 2019, à l’invitation de législateurs japonais et de membres du gouvernement. Ils me disaient que « notre gouvernement est sur le point d’augmenter à nouveau la TVA. Nous pensons que c’est une erreur ». Ils ont formé un groupe d’études, invoquant la MMT au Parlement, ils ont dit « Nous ne devrions pas faire ça, la MMT nous dit que… » alors ils m’ont dit: « Venez donner une conférence sur la MMT au parlement pour les membres du gouvernement ». C’était avant le vote pour cette hausse d’impôt. Ils m’ont dit « Aidez-nous à arrêter ça » et j’ai dit « Ok, je viendrai faire ce que je peux !». J’ai donné des conférences de presse nationales pendant deux à trois jour, devant des centaines de journalistes, pendant de longues heures. Je l’ai dit autant de fois et autant de façons que je pouvais : ne relevez pas le taux de TVA ! Ils l’ont fait, et l’économie a commencé à ralentir.

LVSL L’assouplissement quantitatif (QE) provoque souvent une peur de l’inflation. Il a pourtant également été pratiqué en Europe et aux États-Unis sans produire ce résultat.

S.K. – Les gens voient le QE comme un outil de soutien monétaire. Les économistes du MMT n’ont jamais vu le QE comme une relance monétaire. Alors quand Bernanke a annoncé qu’il allait commencer à suivre le Japon et faire du QE vers 2009, nous avons dit « Pourquoi ? » Et j’ai écrit : « Cela ne fonctionnera pas comme vous le pensez » parce que le QE n’est qu’un échange d’actifs, vous retirez tous les titres, produits dérivées et les bons du Trésor du bilan du secteur privé et les remplacez par des réserves de liquidités. C’est comme cela que la Fed effectue un achat. Elle achète les obligations et crédite le compte de réserve du vendeur. Alors maintenant, la Fed détient les bons du Trésor et les produits dérivés, qui sont porteurs d’intérêts, de sorte que la Fed récupère tous les intérêts qui seraient allé au secteur privé. La Fed collectait 60 à 90 milliards d’intérêts annuels et les remettait chaque année au Trésor. Ce sont des revenus qui auraient été gagnés par le secteur privé et qui ont été retirés comme s’ils avaient été taxés. Le QE fonctionne comme un impôt. Il supprime tous les revenus issus des intérêts et les remplace par des liquidités qui ne produisent pas d’intérêts. Il y a donc un biais déflationniste. Vous espérez que, en faisant cela, vous ferez baisser les taux d’intérêt à long terme et que les gens voudront peut-être emprunter et dépenser davantage parce que les taux à long terme vont baisser. Peut-être qu’ils refinanceront leurs emprunts et libéreront des flux de trésorerie, peut-être qu’ils vont dépenser un peu plus, peut-être que vous obtenez un effet de richesse. C’est ce dont Bernanke a parlé. C’est à dire amener les gens à rechercher des rendements financiers plus élevés, donc acheter d’autres classes d’actifs. Les prix des actifs augmentent et vous obtenez un effet de richesse, de sorte que les gens qui voient leur patrimoine augmenter dépensent plus. C’était l’objectif déclaré. Mais cela n’a pas produit la consommation espérée, celle qui devait provenir de cet effet de richesse.  Le QE n’a pas conduit à un grand boom des investissements ; ça a principalement ressembler à un placebo. C’est ainsi que nous l’avons analysé de notre côté, à la MMT.

LVSL La MMT préconise plutôt de dépenser directement dans l’économie, d’utiliser des mesures de relance budgétaire au lieu de la politique monétaire conventionnelle ?

S.K. – La politique monétaire conventionnelle, qui consiste simplement à abaisser le taux d’intérêt, fonctionne en incitant les gens à s’endetter. De par sa conception, c’est ainsi que cela fonctionne. Vous abaissez le taux d’intérêt parce que vous voulez que quelqu’un emprunte et dépense. Mais quand quelqu’un emprunte, il a une dette. Je suis un utilisateur de devises, donc si j’emprunte pour acheter une maison ou une voiture, oui, je stimule l’économie avec mes dépenses. Mais je suis obligé de rembourser ces prêts. La politique fiscale fonctionne en générant des revenus pour les gens, c’est très différent. Le Congrès va distribuer des chèques de 1400 $ aux gens, plus 300 $ d’allocations chômage par semaine aux demandeurs d’emplois et 3000 $ par enfants aux familles. C’est de l’argent gratuit qui vous revient directement et sans contrepartie. C’est donc très différent. Vous avez évoqué plus tôt l’aspect psychologique, l’effet comportemental. Vous pouvez imaginer que l’impact d’une politique budgétaire sera très différent de celui d’une politique monétaire classique. La psychologie du consommateur est différente lorsque on lui octroie un chèque plutôt qu’un prêt.

Arnaud Montebourg : « Lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever »

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Pour la deuxième fois, nous nous sommes entretenus avec Arnaud Montebourg dans les locaux des Équipes du Made in France, avenue de l’Opéra. Depuis notre première rencontre il y a deux ans, l’ancien ministre du Redressement productif puis de l’Économie a continué de faire vivre son entreprise Bleu Blanc Ruche, s’est lancé dans la production de glaces biologiques et d’amandes françaises et a aussi créé une entreprise pour réduire l’empreinte carbone de l’économie française. Il a récemment publié L’Engagement chez Grasset, ouvrage dans lequel il relate son expérience de ministre de 2012 à 2014. À l’heure où les thèmes qu’il affectionne reviennent en force dans l’espace public, nous l’avons interrogé sur l’état de l’industrie, sa relation à l’écologie, la place de la France dans le monde, le futur de l’Union européenne ou encore l’importance de l’innovation et de la recherche. Cette rencontre a également été l’occasion de discuter avec lui de son potentiel retour en politique et de son engagement futur. Entretien réalisé par Clément Carron. Photographe : Killian Martinetti.


LVSL – Pourquoi avez-vous écrit L’Engagement ? Est-ce un moyen de replacer vos thèmes (protectionnisme, démondialisation, etc.) au cœur du débat public, de dresser le bilan de votre passage à Bercy ou de tirer un trait sur celui-ci ?

Arnaud Montebourg – Il y a plusieurs niveaux de lecture. Il fallait d’abord partager cette expérience au cours de laquelle la social-démocratie n’a pas fait son travail et a abandonné les gens, les classes populaires. Il fallait donc expliquer pourquoi et comment tout cela a dysfonctionné, c’est très important. J’ai beaucoup hésité à écrire ce livre mais, lorsque je racontais ce qui s’était passé, personne ne me croyait. On me demandait de l’écrire et comme personne ne s’est vraiment exprimé sur cette période politique trouble – parce qu’Hollande ne s’est pas représenté et que son employé modèle, Emmanuel Macron, lui a pris la place – on ne s’est pas posé toutes les questions dont traite l’ouvrage. C’est pourquoi je voulais raconter cette histoire incroyable. Ces évènements n’avaient pas encore été racontés de l’intérieur, un intérieur à la fois désespérant, inquiétant et poignant. J’ai voulu modestement reconstituer les sentiments mêlés que j’ai éprouvés pendant cette période : c’est une reconstitution avec la subjectivité assumée du narrateur.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

C’est aussi un récit qui raconte des échecs qui pour moi ne doivent pas se reproduire mais qui se sont pourtant reproduits depuis. Ce qui était à l’œuvre entre 2012 et 2014 n’a pas été stoppé car la même histoire se poursuit aujourd’hui. Ainsi, depuis la vente d’Alstom, la grande défaisance de nos fleurons industriels continue. On n’y a pas mis un terme, le gouvernement actuel en est même l’acteur principal. Je pense notamment au rachat de Suez par Veolia. Ensuite, l’austérité s’est poursuivie jusqu’à la crise du Covid-19, moment où elle a été abandonnée, montrant à quel point sa programmation obsessionnelle au plan européen n’avait aucun sens. Mais attention, les plans d’austérité vont certainement resurgir pour régler le problème de la dette du Covid-19, abyssale dans tous les pays européens. Enfin, concernant la question de la mondialisation, l’arrivée de Trump au pouvoir a quand même laissé une empreinte protectionniste sur le monde qui, je crois, ne sera pas vraiment démentie par l’administration Biden. Le Brexit étant lui aussi survenu la même année, je pense qu’on a une espèce de tournure différente de la mondialisation, laquelle s’est rétrécie économiquement, financièrement, politiquement. Tous les sujets traités dans ce récit sont donc d’actualité. C’était une manière de transporter une partie du passé dans le futur.

LVSL – Les idées écologistes ont le vent en poupe. Or, l’imaginaire écologiste n’est pas toujours tendre avec l’industrie, parfois associée à un productivisme anti-écologique. Une réindustrialisation verte est-elle possible ?

AM – Il faut avoir conscience que si nous voulons éviter de nous appauvrir avec notre croissance démographique, il va bien falloir produire nous-mêmes ce dont nous avons besoin : produire notre nourriture, notre énergie, nos moyens de transport, nos logements et nos outils de santé, par exemple. Nous avons surtout besoin d’assumer notre indépendance et notre liberté. La question serait plutôt : comment allons-nous produire différemment en économisant les ressources naturelles et en évitant les émissions de carbone ? La France émet environ 1% des émissions de CO2 dans le monde, la Chine 30%. À quoi cela servirait-il de cesser de produire chez nous pour finalement acheter des produits à l’autre bout du monde, par exemple chinois, qui détruisent beaucoup plus les ressources de la planète ? Cela n’a aucun sens. Les Français font chaque année un chèque de 30 milliards à la Chine, premier émetteur de CO2 dans le monde. Commençons par ça ! Pour moi, l’écologie progressera lorsqu’on aura restreint sérieusement les échanges mondiaux. Je partage pleinement cette analyse avec Nicolas Hulot. Attaquer l’industrie en soi est absurde, puisque l’on se reporte sur l’industrie des autres. On se donne bonne conscience mais, en réalité, on importe du CO2 encore pire que celui qu’on aurait produit nous-mêmes. Je préfèrerais qu’on s’attelle à la tâche difficile de la reconversion écologique de l’industrie française ou de ce qu’il en reste.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il est à la fois nécessaire et urgent de reconstruire écologiquement l’industrie et l’agriculture, ce qui me paraît tout à fait possible. Il est intéressant d’essayer de réduire la production de carbone et les matières premières, de réduire l’atteinte à la biodiversité dans chacune de ces activités productives. C’est le défi : arriver à ne pas faire semblant – ce qu’on appelle le greenwashing – mais à transformer véritablement les modes de production, ce que je pratique d’ailleurs dans mes propres entreprises. Avec nos glaces La Mémère, on produit de la glace 100% biologique en éliminant tous les « E », ces additifs alimentaires chimiques que l’on trouve invariablement dans les glaces industrielles pour la plupart fabriquées en Allemagne, en Italie, en Angleterre ou aux Pays-Bas. Nos glaces bio sont produites à la ferme, chez et par le paysan, au point que l’élimination des additifs alimentaires nous a donné une des meilleures notes sur Yuka ! On crée des emplois, on rémunère le producteur, on produit notre glace à partir de notre lait biologique et c’est de la glace 100% bio. On peut donc le faire dans tous les secteurs car nos glaces ont un prix accessible.

Autre exemple parlant, le retour de l’amande made in France écologique dont je m’occupe à la tête de la Compagnie des Amandes : la France importe des amandes de Californie, on en consomme 40 000 tonnes par an. L’Union européenne consomme 3 milliards d’euros d’amandes par an, achetées à 80% en Californie où il n’y a plus d’eau. Pourquoi ne produirait-on pas nos propres amandes ? On a donc planté des amandiers, selon des techniques agronomiques innovantes issues de l’agriculture biologique. Nous finançons la recherche de l’INRA [NDLR, Institut national de la recherche agronomique] pour lutter de façon naturelle, par des processus de biocontrôle, contre le ravageur qui est aujourd’hui combattu chimiquement pour obtenir des vergers biologiques. On peut donc le faire ! Et il faudrait le faire dans tous les secteurs. Je ne comprends pas cette idée selon laquelle ce serait impossible. La science et la technologie nous y aident, la volonté politique et le financement le permettent.

LVSL – Dans votre ouvrage, vous mettez l’accent sur le poids de la haute administration qui pense savoir mieux que quiconque ce qu’il faut faire et qui, parfois, tente de résister au décideur politique. Si une personnalité avec un projet de rupture gagnait l’élection présidentielle, aurait-elle les mains libres pour gouverner ?

AM – Dans le système actuel, les Français n’ont aucune chance d’être entendus. Aucune. Il faudrait démanteler le système de l’oligarchie technocratique qui, aujourd’hui, a pris le pouvoir sur tout : sur l’économie et sur la politique. Je dis souvent qu’il faut faire un plan social au sommet de l’État, donc instaurer le spoil system, amener des dirigeants d’administrations centrales et même intermédiaires venant d’un autre monde : des syndicalistes, des universitaires, des patrons d’entreprises… Il y a de quoi faire en France, de grandes ressources sont disponibles ! Pour moi, l’administration n’est composée que d’administrateurs qui veulent régimenter la société. Je voudrais qu’on ait plutôt des ingénieurs qui savent bâtir des projets en libérant les capacités d’initiative de la société.

« On a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. […] Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. »

La caricature de cette maladie, c’est la gestion technocratique de la crise du Covid. Quand on a des problèmes pour protéger la population, on mobilise et responsabilise la population. On construit une sorte d’alliance entre la société et l’État. Actuellement, ce n’est pas le cas, c’est la méfiance, pour ne pas dire du mépris, de l’État vis-à-vis de la société. L’inflation galopante de la réglementation française, finalement, produit une double inefficacité, anti-exemplaire, qu’on retrouve dans la gestion de la crise sanitaire du Covid : on a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. C’est une double peine. Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. Les pays asiatiques comme Taïwan ou la Corée du Sud : aucun confinement et 475 morts pour l’un, 7 morts pour l’autre. On est donc mauvais et il faut en tirer les conclusions.

LVSL – Votre positionnement ressemble à s’y méprendre à celui de Jean-Luc Mélenchon en 2017. Qu’est-ce qui vous différencie du leader insoumis ? Y a-t-il des propositions de L’Avenir en commun que vous récusez ?

AM – Premièrement, je n’ai pas de positionnement. J’exprime des convictions. Deuxièmement, mon seul sujet, c’est de savoir comment on fait pour relever le pays. À mon sens, ce n’est pas en refaisant des équipages univoques et même sectaires (il y en a partout), qui proclament avoir raison contre tout le monde, qu’on y arrivera. Il va falloir unifier le pays, y compris des gens qui ne pensent pas comme soi. La politique, c’est aller vers les autres, c’est une relation avec l’altérité. Par conséquent, si tous ceux qui pensent de la même manière et considèrent détenir la vérité restent entre eux, personne ne gagnera et le pays perdra. Enfin si, on sait qui gagnera : Le Pen. Mon sujet, c’est donc de savoir comment on rassemble une majorité de Français autour du relèvement du pays. Les partis, les écuries, ça ne me convainc pas et je ne pense pas que ce soit la solution attendue par le pays.

LVSL – Vous expliquez que nous sommes dans une situation de dépendance militaire, politique et idéologique vis-à-vis des États-Unis, qu’ils agissent et que nous agissons comme si nous étions leur « 51ème État » à cause de la soumission volontaire de nos dirigeants. La crise sanitaire que nous traversons a aussi mis en lumière notre dépendance sanitaire vis-à-vis de la Chine. Comment retrouver notre souveraineté ? La France a-t-elle les moyens d’être indépendante ?

AM – Il y a deux empires qui nous prennent en tenaille : la Chine et l’Amérique. L’un est technologique, l’autre est industriel et financier ; l’un a des déficits, l’autre a des excédents ; l’un est en ascension, l’autre en descente, mais les deux sont nos potentiels oppresseurs, au sens où ils contribuent à nous faire perdre notre liberté. La France a les capacités, y compris avec ses alliés européens, de bâtir les conditions de sa liberté et de son indépendance. Il va falloir décider d’affecter des ressources à cela, donc de reconstruire notre indépendance brique après brique, pierre après pierre, ce que des dirigeants politiques ont déjà fait dans le passé. Suivons leur exemple. Ce qu’ils ont pu faire au début des IVe et Ve République, nous pouvons le refaire au début de la VIe République. C’est l’enjeu de la refondation démocratique du pays et de l’État, qu’il faut mettre en relation avec la reconstruction de notre industrie et de notre agriculture.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il y a 20% de la surface agricole utile en friches agricoles dans ce pays. On a abandonné les agriculteurs et l’agriculture. On importe 65% des fruits et des légumes. Regardez tout ce qu’on importe ! On est d’ailleurs en déficit chronique depuis vingt ans. On importe aussi des biens essentiels dans l’industrie. Il va falloir rebâtir tout cela, il y a urgence à commencer. Et se faire la promesse que, quelles que soient les alternances, tout le monde poursuivra cette œuvre collective de reconstruction. Il n’y a pas suffisamment d’unité dans ce pays et on n’arrive pas à se mettre d’accord sur une ligne à suivre. Il va pourtant bien falloir y arriver, puisque la France est en train de s’appauvrir et de s’affaiblir, et nous avec.

LVSL – Vous dénoncez aussi la mainmise de l’Allemagne sur l’Union européenne. Vous dites ainsi : « ce que l’Allemagne veut, la France fait et l’Europe entière s’exécute. » Comment briser cette hégémonie allemande ? Le départ d’Angela Merkel dans un an changera-t-il quelque-chose ?

AM – L’hégémonie allemande est liée à notre propre faiblesse. Nous l’avons finalement nous-mêmes organisée. Tous les présidents nouvellement élus se dépêchent d’aller faire leur génuflexion en voyage à Berlin, je n’ai pas l’impression que ce soit nécessaire. Ce qui compte, c’est que la France puisse retrouver ses capacités d’action au sein de l’Union européenne, ce qu’elle a perdu. Je ne sais pas si le départ d’Angela Merkel permettra de le faire, je pense que ce n’est pas lié à sa personne mais à l’histoire et à la géographie dans laquelle nous nous trouvons. Avec une Europe morcelée, très divisée, l’Allemagne défend plus l’Allemagne que l’Europe et la France défend plus l’Europe que la France : c’est une grande partie du problème.

LVSL – Vous avez évoqué la VIe République et, dans votre ouvrage, vous critiquez sévèrement le présidentialisme. Quelles seraient les principales caractéristiques de cette nouvelle République ?

AM – Je ne suis pas favorable à supprimer l’élection du président de la République au suffrage universel. C’est une chose sur laquelle les Français ne voudront pas revenir. En revanche, je suis pour que l’on réduise certains pouvoirs du président, que l’on renforce les pouvoirs du gouvernement ; qu’on renforce les contre-pouvoirs parlementaires ; qu’on installe dans le système démocratique d’autres formes de représentation ; qu’on ait une autre relation à l’Union européenne dans notre intégration juridico-politique ; qu’on reconstruise aussi des pouvoirs locaux plus forts assortis d’une meilleure démocratie locale. Il y a autant de monarchies que d’exécutifs locaux, c’est incroyable ! On a donc à reconstruire un système politique équilibré, avec de la responsabilité. Je ne suis pas contre les chefs, je suis pour qu’ils soient responsables de leurs actes devant un contre-pouvoir, ce qui n’est pas le cas en France.

LVSL – Vous insistez beaucoup sur l’importance de l’innovation et de la recherche. En quittant Bercy, vous avez laissé sur votre bureau 34 plans industriels censés préparer la France et son industrie aux défis qui les attendent. Beaucoup de ces plans résonnent avec l’actualité, que ce soit le plan sur l’e-éducation, la voiture pour tous consommant moins de 2 litres aux 100 kilomètres, la cybersécurité, la rénovation thermique des bâtiments ou encore les biotechnologies médicales. Quels sont, selon vous, les futurs grands chantiers industriels et comment l’État peut-il les préparer ?

AM – La planification est une idée de bon sens. Elle consiste à dire : « On essaie de savoir où on va, où est-ce que l’on met nos ressources et comment on fait ça. » On considère que le marché seul n’est pas capable de servir des nations. Il peut servir, à la rigueur, des consommateurs mais pas une nation et ses besoins fondamentaux. On décide donc d’unir le public et le privé, la recherche publique et la recherche privée, les financements publics et les financements privés et on rassemble tout le monde autour d’un projet. C’est ça, la planification, et c’est tout à fait utile et nécessaire. Je serais donc d’avis que l’on continue ce travail qui a été abandonné et qui est toujours d’actualité. Les véhicules qui consommeraient 2 litres aux 100 kilomètres, qui faisaient l’objet d’un de mes plans industriels, ne sont toujours pas sur le marché puisque mon successeur les a abandonnés. Aujourd’hui, les niveaux d’émission de CO2 des véhicules ont même encore augmenté ! On est plus près de 120 que de 90 kilomètres, et les objectifs en 2030 c’est 90 : on en est loin !

« On a besoin de planifier notre sursaut industriel. »

On a donc un grand besoin de planifier notre sursaut industriel. Les Chinois le font et le font bien. Ils le font dans les secteurs dans lesquels nous, on a abandonné. À chaque fois qu’il y a un changement de ministre, on abandonne alors qu’il faut continuer ce genre d’effort sur dix ans. La planification des Chinois va avoir pour conséquence de nous prendre toutes nos avancées technologiques car ce sont eux qui vont prendre les marchés. Il faut des brevets, des ressources scientifiques et technologiques, du financement : on a tout cela ! Il nous faut aussi des industries : il faut les remonter, les réinstaller. On n’en a plus, il faut donc les rebâtir. L’État peut parfaitement impulser cette démarche si on a autre chose que des énarques et des administrateurs dans les administrations. Il y faudrait plutôt des ingénieurs qui, eux, savent faire.

LVSL – Une des critiques que vous adressez aux politiques d’austérité menées par la France sous François Hollande se résume ainsi : elles sont absurdes et révèlent l’incompétence de nos dirigeants en matière économique. Vous parlez d’un « aveuglement idéologique » ou encore d’une « idéologie stupide » imposée par la Commission européenne. À qui la faute : aux dirigeants politiques ou aux économistes libéraux ?

AM – Les dirigeants politiques sont les mêmes, c’est la pensée unique. Ils ont appris des polycopiés à Sciences Po, les ont recopiés à l’ENA et croient qu’ils détiennent le Graal. La science économique est une science inexacte et imparfaite, traversée par des courants contraires. Elle a aussi des vérifications empiriques. Le débat économique doit donc être mené. Personne n’a toujours raison mais il est utile de réfléchir et de tirer les leçons des expériences du passé, de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. Là, ce n’était pas le cas. Quand vous avez des dirigeants qui sont tous de la même école, qui pensent tous de la même manière, qui ont été formés de la même façon, qui sont formatés intellectuellement comme on moulerait des gaufres en série, on voit arriver le désastre.

LVSL – Vous avez récemment affirmé : « Mon sujet n’est pas la gauche, la droite, c’est la France. » Pourquoi vous affranchir d’une étiquette et d’un clivage dans lequel vous avez été inséré pendant toute votre carrière politique ?

AM – D’abord, je suis un homme de gauche et n’entends pas me transformer. Tout le monde le sait, je ne pense pas qu’il y ait le moindre doute là-dessus, mais ceux qui pensent que l’avenir de la France est d’unir les gauches et seulement les gauches, je crois sincèrement que ça ne suffira pas. Pour relever le pays, il va bien falloir construire un très large rassemblement qui ne peut pas être seulement celui des gauches. Il faut donc trouver un autre chemin que les réflexes habituels des appareils politiques. Mon sujet n’est pas la gauche ou la droite, c’est la France, car lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever.

Au regard des divisions de la gauche, de la conflictualité qui existe en son sein et qui est de plus en plus lourde, je ne crois pas que ses appareils politiques soient aujourd’hui en mesure de traiter le problème français. Il faut donc réfléchir plus largement et différemment. C’est ce que j’essaie de faire, c’est ce que je veux dire, mais je suis un homme de gauche, tout le monde connaît mon histoire et mes convictions. Mes convictions n’ont pas changé depuis très longtemps. Il se trouve que mes idées deviennent centrales, dominantes et majoritaires. Il faut donc qu’on en discute largement, il y a des tas de gens qui ne sont pas de gauche et qui sont d’accord. Il faut y réfléchir.

LVSL – Pourtant, les termes protectionnisme, démondialisation, souveraineté étaient souvent tabous…

AM – C’était lepéniste ! Mais aujourd’hui tout le monde reconnaît qu’on a besoin de ça, dans une certaine mesure bien sûr. Il faut voir ce que disent tous les penseurs économiques américains qui sont mainstream, Paul Krugman, Raghuram Rajan, l’ancien gouverneur de la banque centrale indienne qui était économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard… Même Lawrence Summers en appelle à un « nationalisme raisonnable », après avoir été le conseiller de Clinton et d’Obama ! Pour ma part, je ne suis pas nationaliste : je suis un patriote, ce qui est grandement différent.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

LVSL – À quoi est dû ce changement de paradigme ? Pourquoi vos idées deviennent-elles majoritaires ?

AM – Les Français ont compris que la nation était le cadre au sein duquel ils peuvent décider de leur vie, certainement pas l’Europe ni le reste du monde. Tout simplement. Si la nation est le lieu du compromis, c’est là qu’il faut le construire. Les socio-démocrates sont des religieux de l’Europe mais l’Europe ne marche pas, elle est devenue notre contrainte inutile ou notre incompétence majeure puisqu’elle ne résout aucun de nos problèmes : l’immigration, le réchauffement climatique, etc. Pour tous ces sujets qui sont pourtant centraux, l’Europe est aux abonnés absents. Pour la crise financière, on peut considérer que l’Europe a prolongé inutilement les souffrances des peuples européens. Les Américains l’ont mieux compris que nous, comme d’habitude, les Chinois aussi. L’Europe n’est malheureusement plus notre solution, elle est même notre empêchement et la nation reste alors le lieu de l’action. L’Europe étant paralysée, il faut se protéger du monde devenu dangereux, le protectionnisme est donc nécessaire. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans mon livre, par l’effort empirique de l’expérience.

LVSL – Quelle est votre position par rapport à l’Europe ? Vous dites que c’est un échec, un empêchement. Faut-il en sortir, la réformer, etc. ?

AM – De toute façon, on n’échappera pas à une profonde remise en question. Le fédéralisme doit être restreint et on doit retrouver une coopération entre les principales puissances de l’Union européenne, permettant de disposer de la capacité d’action. C’était la vision du général de Gaulle qui était favorable au projet européen – qu’il n’avait pas remis en cause – mais qui défendait les positions de la France en négociant avec quelques puissances. Être dirigés par les voix de Malte, de la Lettonie ou de l’Estonie et des pays qui n’ont aucun affectio societatis avec ce qu’est l’Europe, dans sa structuration profonde, son histoire, sa géographie, cela pose des problèmes. Il faudra bien rétrécir l’Union avant qu’elle ne se désintègre.

LVSL – En incluant les pays du sud de l’Europe ?

AM – L’Europe du Sud est très européenne. Elle a aussi besoin de l’Union européenne, comme nous. On a besoin de l’Union européenne, pas de celle-là mais on a besoin de l’Europe. Le projet doit donc être totalement redéfini. La France peut parfaitement décider de mettre les pouces et de dire : « On arrête ça, on va vous proposer autre chose. » Je suis favorable à cette stratégie de redéfinition d’un nouveau projet européen par des propositions unilatérales. Regardez comment au sein de l’Union européenne, on est déjà en train d’imaginer un remboursement de la dette abyssale liée à la pandémie de Covid-19. On risque de subir une sorte de nouveau méga-plan d’austérité, qui se prépare en ce moment, car les dirigeants européens ne veulent pas lever des taxes sur l’extérieur (les GAFAM, le carbone, etc.) pour rembourser la dette levée pour financer les États membres. Dans ce cas-là, ce sera la fin de la construction européenne ! Les peuples européens se rebelleront légitimement contre les levées d’impôts massives qu’ils subiront. La France n’aura pas d’autre choix que de faire la grève des plans d’austérité européens. Il faut bien le dire puisque cette dette n’est pas remboursable à échelle humaine !

LVSL – Les premières pages de votre ouvrage sont une ode à la politique, à la République et à son esthétique. Nous avons besoin, écrivez-vous, d’un « culte républicain », d’une « religion commune républicaine ». Comment faire renaître cette transcendance politique, ce mythe républicain ?

AM – La République renaîtra quand elle s’occupera vraiment des gens et qu’elle les sortira de la situation dans laquelle ils se trouvent. La République joue un grand rôle dans notre pays mais elle constitue aussi un mythe décevant parce que ses promesses, ses mots n’ont aucun rapport avec ses actes. Il va donc falloir relever le niveau des actes pour qu’elle retrouve son éclat dans l’esprit de chacun.

Politique de la Libération : retour sur la pensée d’Enrique Dussel

Enrique Dussel et le président vénézuélien Hugo Chávez (1999-2013) © Marielisa Vargas

Cité par Hugo Chávez ou par l’ex-premier ministre bolivien Alvaro García Linera, Enrique Dussel est l’un des intellectuels majeurs des mouvements anti-néolibéraux d’Amérique latine. Soutien critique des divers présidents opposés à l’hégémonie nord-américaine (la Constitution bolivienne de 2008 s’inspire de sa conception démocratique du pouvoir), il participe aujourd’hui au mouvement mexicain MORENA qui a porté Andrés Manuel López Obrador (AMLO) au pouvoir. En opérant un retour critique sur la conception du politique à l’aide d’expériences latino-américaines inédites, ce philosophe argentin naturalisé mexicain explore de nouvelles voies pour le dépassement du capitalisme. Méconnue en Europe, sa pensée éclaire les processus politiques qui ont bouleversé l’Amérique latine ces deux dernières décennies. Par Alexandra Peralta et Julien Trevisan.


Un penseur majeur de notre temps : Enrique Dussel

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:EnriqueDussel.jpg
Enrique Dussel

Enrique Dussel, né le 24 décembre 1934, philosophe, historien, théologien, est un penseur majeur du XXème siècle, bénéficiant d’une renommée internationale pour ses travaux – plus de 400 articles et 50 livres – dans les champs de l’éthique, de la philosophie politique et de l’histoire de la philosophie latino-américaine principalement. Il est, en particulier, l’un des fondateurs de la philosophie de la libération, de la théologie de la libération et du groupe Modernité/Colonialité1. Persécuté par la dictature militaire d’Argentine, il quitte son pays natal en 1976 pour le Mexique où il réside depuis. Engagé dans la vie politique mexicaine, il participe à l’Institut National de Formation de MORENA2 depuis sa fondation en 2018.

En 2006, il publie un livre synthétique intitulé Vingt thèses de politique3 qui présente le contenu théorique de la politique de la libération. Ce livre était initialement destiné à un public jeune et, de fait, ces thèses ont d’abord été exposées dans le cadre d’un séminaire destiné à 400 militants mexicains du Parti Révolutionnaire Démocratique (PRD). Ce parti, par le biais de la candidature d’Andrés Manuel López Obrador à l’élection présidentielle de 2006, était, au moment du séminaire, aux portes du pouvoir. Il ne parvint cependant pas à en franchir le seuil, car l’élection fut truquée par son opposant, l’ancien président Felipe Calderón4 (Parti Action Nationale – PAN).

Dans ce livre, le philosophe argentin explique la construction d’une théorie politique positive fondant l’action politique d’une gauche capable de gouverner à travers un exercice responsable du pouvoir délégué. Dans la première partie de son ouvrage, Dussel analyse le moment politique de fondation des institutions. Les dix dernières thèses correspondent davantage au processus de transformation de ces institutions : le moment pratique de la transformation d’un système politique devenu dominant, le moment de sa critique et celui de « l’imagination créative ». En suivant la perspective décoloniale, ce second moment doit prendre en compte le lieu de l’énonciation, c’est le locus enuntiationis. Pour Dussel ce locus est celui du Mexique et, dans un sens plus large, l’Amérique latine. À l’instar de Dussel, la suite de cet article a été écrite en prenant en compte l’importance du lieu d’énonciation qu’est, pour nous, la France.

La communauté comme source et fin du pouvoir politique

Dussel débute son raisonnement en partant du caractère grégaire de l’être humain : celui-ci vit nécessairement en communauté et s’inscrit dans un groupement humain doté d’institutions et de représentants. L’auteur, à la suite de Marx dans L’idéologie allemande, part d’un postulat matérialiste classique: l’être humain, pour garantir sa survie, pour améliorer ses conditions de vie et pour se reproduire, vit dans une communauté organisée. Au paléolithique déjà, la chasse, nécessaire pour assurer la vie d’un groupe humain, était organisée : un seul individu ne possédait ni les moyens ni les forces pour réaliser cette activité. Le travail était alors divisé en fonction de tâches assignées : les uns tendent des pièges pour le gibier, d’autres le poursuivent puis le tuent et les derniers le dépècent. « La communauté agit par le biais de chacun de ses membres de manière différenciée »5. Autrement dit, la communauté repose sur la représentation comme forme générale de la délégation. Elle confie des rôles à des membres qui sont dès lors des représentants de la communauté dans son ensemble. Cette conception de la représentation ne doit pas être entendue en un sens restreint : le pouvoir de la communauté politique s’incarne en chacun des membres qui la constituent. Si nous appliquons cette réflexion au cas de la France, le député incarne une forme de représentation du pouvoir de la nation, en tant que communauté politique, mais une caissière, en tant que citoyenne française, est, elle aussi, une représentation de ce pouvoir tant par les droits politiques dont elle bénéficie que par son rôle au sein de la société entendue comme communauté organisée d’individus. Selon Dussel, dès lors qu’un groupe humain se constitue comme tel, ce dernier existe nécessairement en tant que communauté politique, orientée par « l’activité qui organise et promeut la production, la reproduction et l’augmentation de la vie de ses membres ».6

Chaque communauté politique est dotée d’une puissance – aussi désignée chez Dussel par le latin potentia –, fondement ontologique de tout pouvoir politique. Mais ce pouvoir n’est qu’un pouvoir « en soi » et nécessite, pour se réaliser et s’accroître, des institutions, ce que le philosophe appelle potestas, relevant alors d’un pouvoir « hors-de-soi »7. Ainsi, le moment où la France se dote de sa première assemblée constituante, le 17 juin 1789, peut être interprété comme un moment de fondation d’une nouvelle potestas dans l’histoire nationale : la France comme communauté politique, d’une monarchie absolue, devient une monarchie constitutionnelle. Le peuple en tant que communauté politique dotée d’une potentia, par les États généraux puis l’Assemblée constituante, forge de nouvelles institutions (ou potestas) qui ne sont qu’une première forme de réalisation de son pouvoir.

Ce pouvoir en-dehors-de-soi, qui n’est pas encore un pouvoir pour soi (comme retour vers la source du pouvoir qu’est le peuple), connaît trois déterminations qui, si elles ne sont pas respectées, viendront éroder le pouvoir de la potestas. La première relève de la matérialité, elle s’énonce ainsi : tout pouvoir politique se doit de respecter la « volonté-de-vie » de chacun des membres du peuple. Relevant de la légitimité, la seconde détermination établit que le pouvoir doit s’appliquer avec le consensus de tous et toutes. La dernière n’est autre que la faisabilité, c’est-à-dire faire ce qui appartient empiriquement au domaine du possible.

Le peuple peut souffrir mais la souffrance est le carburant du renversement de l’ordre en vigueur dès lors que celui-ci bafoue la « volonté-de-vie ».

Ces trois déterminations peuvent s’apprécier dans l’histoire de France. Les deux premières déterminations ont été dans une large mesure respectées par le gouvernement de la Commune de Paris de 1871 mais pas la troisième : les mesures qui étaient prises permettaient d’améliorer les conditions de vie des Parisiens et de renforcer la démocratie avec un consensus assez large mais elles n’ont pas pu être prises en tenant compte du rapport politico-militaire extrêmement désavantageux pour les communards8. L’épisode des Gilets jaunes, quant à lui, démontre l’importance du consensus, de la seconde détermination. Enfin les politiques libérales appliquées avec constance depuis le tournant de la rigueur de 1983, que ce soit par la droite traditionnelle, par le Parti socialiste et maintenant par les Marcheurs et leurs alliés du MoDem, ont frappé durement le peuple français et celui-ci rejette désormais profondément les acteurs et institutions politiques : le peuple peut souffrir mais la souffrance est le carburant du renversement de l’ordre en vigueur dès lors que celui-ci bafoue la « volonté-de-vie ».

Le pouvoir en-dehors-de-soi, la potestas, n’est donc pas nécessairement un pouvoir pour soi. En réalité, deux cas de figures sont possibles. Le premier est le cas où les mandatés, les représentants agissent en suivant les volontés des représentés et en leur obéissant. Le pouvoir en-dehors-de-soi est alors véritablement un pouvoir pour soi. Un cercle vertueux opère ainsi : le pouvoir politique est un pouvoir obédientiel ; les représentants, des serviteurs du peuple qui exercent la politique comme vocation.

Le second est le cas où les représentants agissent en pensant que le fondement de leur pouvoir se situe dans les institutions ou dans leur propre personne et ignorent ainsi la potentia, qui fonde leur pouvoir. Le pouvoir politique est alors “fétichisé”9, les représentants sont “corrompus” car ils croient être la source de leur pouvoir politique : ils agissent à l’encontre de la formule zapatiste10, car ils commandent en commandant, au lieu de commander en obéissant. De cette forme de corruption du principe ontologique du pouvoir politique se trouvent légitimés les détournements d’argent public, la répression à outrance et la conception de la politique comme profession.

L’hyperpotentia comme réponse à la corruption du politique

De manière empirique, Dussel constate que lorsque des nouvelles potestas sont mises en place, elles répondent au début aux aspirations populaires. Le nouvel ordre dans la communauté politique est alors qualifié d’hégémonique. C’est par exemple le cas au début de la Révolution française : l’abolition des privilèges, la suppression de la dîme et la publication de la première Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen constituent des mesures indéniablement populaires. Cependant, le moment où l’ordre hégémonique devient dominant arrive irrémédiablement : le pouvoir politique se fétichise, la contestation surgit et le système politique ne se maintient que grâce à la répression11. C’est le moment du 17 juillet 1791, les pétitionnaires du Club des cordeliers, qui demandent la déchéance du roi et la proclamation de la République, sont fusillés par la garde nationale.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Malheureuse_journ%C3%A9e_du_17_juillet_1791.jpg
Malheureuse journée du 17 juillet 1791 : des hommes, des femmes, des enfants ont été massacrés sur l’autel de la patrie au Champ de la Fédération. Estampe anonyme, Bureau des Révolutions de Paris, 1791.

Dans la seconde partie de l’œuvre, le philosophe théorise le moment de la contestation dont l’aboutissement est l’élévation du peuple au rang d’hyperpotentia. Cette dernière notion signifie pour Dussel tant le pouvoir que la souveraineté et l’autorité active du peuple, qui, à la fois, submergent les institutions, les acteurs dominants et donnent naissance à un nouvel ordre.

Dès le début de cette nouvelle phase, les opprimés, les non-écoutés, souffrent dans leur chair de la domination et se trouvent ainsi confrontés à la tâche de la construction d’une contre-hégémonie. Celle-ci passe par une articulation d’une pluralité de demandes hétérogènes. En France et dans la période actuelle, se manifestent par exemple la demande d’égalité portée par les mouvements féministe et antiraciste, mais aussi la demande de justice sociale portée par les syndicats et par les Gilets jaunes, ou encore la demande de renouvellement du système démocratique français, ainsi que la demande de transformation des modes de vie et de production dans une perspective écologique. Dussel expose les deux démarches actuelles qui tendent à concilier ces diverses aspirations : la première est celle de la « chaîne d’équivalence » décrite par la théorie populiste d’Ernesto Laclau12 ; la seconde consiste quant à elle en l’analyse locale des cas de superposition des différentes formes de domination, telle que la proposa Kimberley Crenshaw à travers le concept d’« intersectionnalité »13.

« Si à la Volonté-de-Vivre et au consensus critique sur la situation dans laquelle ils se trouvent, aux motifs de lutte et au projet de l’ordre nouveau (parce qu’ « un autre monde est possible ») s’ajoute la découverte dans la lutte elle-même de la faisabilité de la libération, […], de la transformation […] partielle ou radicale (et dans ce cas on peut parler de révolution) de l’ordre politique en vigueur, alors nous avons les trois déterminations du pouvoir du peuple, de l’hyperpotentia. »

Selon Dussel, plus l’articulation entre les différentes demandes sera solide, plus le bloc des opprimés le sera et pourra ainsi mieux résister aux changements de conjoncture du champ de bataille politique. Dit autrement, le pouvoir du bloc des opprimés est déterminé par son consensus critique. En suivant Dussel, deux autres déterminations s’adjoignent au pouvoir des exclus : « Si à la Volonté-de-Vivre et au consensus critique sur la situation dans laquelle ils se trouvent, aux motifs de lutte et au projet de l’ordre nouveau (parce qu’ « un autre monde est possible ») s’ajoute la découverte dans la lutte elle-même de la faisabilité de la libération, […], de la transformation14 […] partielle ou radicale (et dans ce cas on peut parler de révolution) de l’ordre politique en vigueur, alors nous avons les trois déterminations du pouvoir du peuple, de l’hyperpotentia »15. Si celles-ci sont réalisées, le peuple entre en “état de rébellionet use de sa souveraineté pour refonder sa potestas. Ce fut le cas le 10 août 1792 et le peuple français parvint à prendre les Tuileries.

Si cette journée a pu être décrite comme violente par une certaine tradition historiographique, il convient d’analyser précisément le statut de cette violence. La violence n’existe pas de manière abstraite, mais seulement dès lors qu’elle s’applique à un sujet tant humain que politique. Or, le sujet de la violence révolutionnaire n’est ici que l’ordre monarchique faisant régner l’inégalité entre les individus en fonction de leur origine sociale. Suivant Dussel, il ne convient pas dès lors de parler de violence, mais plutôt de contrainte : la contrainte étant définie comme une action légitime (pouvant donc être légale ou illégale) tandis que la violence est définie comme une action illégitime (exercée soit par le pouvoir en place, et Dussel parle alors de répression, soit par une frange ultra-minoritaire du peuple que Dussel qualifie dans ce cas d’action anarchiste).

Quelles boussoles pour guider l’action politique ?

En définitive, le politique connaît, dans la pensée de Dussel, trois phases distinctes : le moment de la mise en place d’institutions et d’un nouvel ordre hégémonique, le moment où l’ordre hégémonique devient dominateur et enfin le moment où l’ordre dominant est renversé et remplacé par un ordre contre-hégémonique qui devient dès lors hégémonique. Rompant avec la philosophie de l’histoire prônée par une conception orthodoxe du marxisme, Dussel ne pense pas que le politique puisse atteindre une forme d’aboutissement, de terminus ad quem. Les communautés politiques sont capables, conformément à leur nature, de faire et de défaire indéfiniment les institutions. Cependant, l’action de ces communautés peut être orientée et Dussel propose pour ce faire, à la manière des idéaux régulateurs kantiens, quatre postulats :

  1. Postulat politique au niveau écologique : « Nous devons agir de telle sorte que nos actions et institutions permettent l’existence de la vie sur la planète Terre pour toujours, de manière perpétuelle ! »

  2. Postulat économique : « Agis économiquement de telle sorte que tu tendes toujours à transformer les processus productifs à partir de l’horizon du travail zéro (T°) »16

  3. Postulat de la paix perpétuelle

  4. Postulat de la dissolution de l’État : « Agis de telle sorte que tu tendes à l’identité de la représentation avec le représenté, de manière que les institutions de l’État deviennent à chaque fois les plus transparentes possibles, les plus efficaces, les plus simples, etc. »

À l’image des postulats kantiens, ces derniers ne sont bien sûr jamais atteignables empiriquement. Ils demeurent cependant des boussoles indispensables pour orienter l’action politique de notre temps.

Notes :

1 Collectif de pensée critique regroupant des intellectuels de divers champs (sociologie, pédagogie, philosophie) qui analyse les relations de dominations mises en place à partir de 1492, moment de la “conquête de l’Amérique” (et non « découverte », ainsi que le souligne le groupe Modernité/Colonialité en analysant la différence fondamentale entre ces deux concepts), et critique l’idée faisant coïncider fin de la domination coloniale et indépendance. Il faut cependant garder à l’esprit que ce collectif, issu d’une perspective décoloniale, n’est pas homogène, en particulier en ce qui concerne le projet politique : l’importance de la nation n’est pas rejetée par Dussel et il ne revendique pas le retour à un passé pré-européen mais encourage un « dialogue trans-moderne » entre les cultures.

2 MORENA (pour “Movimiento Regeneración Nacional”) est un parti politique fondé en 2011. Il porta l’actuel président mexicain Andrés Manuel López Obrador au pouvoir en 2018.

3 Disponible gratuitement en espagnol ici :

https://enriquedussel.com/txt/Textos_Libros/56-2.20_tesis_de_politica.pdf

En français voir : Enrique Dussel, Vingt thèses de politique, Traduit par Martine Le Corre-Chantecaille et Nohora Cristina Gómez Villamarín, Paris, L’Harmattan, 2018.

4 Il est connu pour avoir lancé la guerre meurtrière contre le narcotrafic et fait aujourd’hui face à d’éventuels procès pour corruption. Voir notamment le livre de la journaliste argentine : Wornat, Olga. Felipe, el obscuro. Secretos, intrigas y traiciones del sexenio más sangriento de México. México : Planeta, 2020.

5 Thèse 3.2.3 dans Dussel, Vingt thèses de politique, p. 32

6 Thèse 2.1.5 Ibid, p. 42

7 Ce pouvoir appartient proprement au peuple. C’est la raison pour laquelle Dussel critique l’expression « prendre le pouvoir ». Ce n’est pas le pouvoir du peuple qui est “à prendre”, mais les institutions.

9 Dussel se réfère ici au mouvement de retournement décrit dans le concept de « fétichisme de la marchandise » marxiste et ayant lieu lorsqu’une valeur est attribuée à des objets produits au détriment de l’acteur de la production, l’être humain vivant qui investit sa vie dans le processus de production ; de même ici, on parle de fétichisation du pouvoir  car la source du pouvoir politique n’est plus pensée comme étant dans le peuple mais dans les institutions ou dans les acteurs politiques. (Voir Thèse 5. La fétichisation du pouvoir).

10 « mandar obedeciendo », commander en obéissant.

11 Dussel explique cela via le second principe de la thermodynamique qui stipule que l’entropie, étant comprise comme la quantité mesurant le manque d’information, ou le désordre, d’un système isolé ne peut qu’augmenter au cours du temps. (Voir Thèse 3.33)

12 Cf La raison populiste. Voir aussi pour une première approche https://lvsl.fr/le-populisme-en-10-questions/

13 Crenshaw Kimberley « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against Women of Color », Stanford Review of Law, 43(6), 1991, p. 1241-1299. « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violence contre les femmes de couleur », Cahier du genre, Féminisme(s), penser la pluralité, n° 39, 2005, p. 51-82 (traduction française Oristelle Bonis).

14 Dussel renvoie ici à la notion de Veränderung de Marx, utilisée notamment dans ses Thèses sur Feuerbach.

15 Thèse 12.3.1, Dussel, op cit, p.141

16 C’est ce que Marx a formulé comme étant le « Royaume de la liberté ». Le temps libre est donc le but visé et celui-ci est rempli par des activités culturelles. L’action politique, si elle suit ces postulats, doit donc, en plus de transformer l’économie, transformer la culture. En particulier, pour Dussel, il s’agit de critiquer puis d’éliminer la domination exercée par la culture occidentale pour établir un rapport d’égalité entre les différentes cultures permettant un dialogue interculturel respectueux.