Quand Assange était espionné par une société de sécurité privée

Parmi la nébuleuse d’acteurs qui ont contribué à la répression de Wikileaks et à la surveillance de Julian Assange, on trouve UC Global. Cette société de sécurité privée avait à été mandatée pour veiller sur la sécurité d’Assange – et du personnel de l’ambassade d’Équateur à Londres, où il avait trouvé refuge. Elle s’est rapidement retournée contre lui. On sait aujourd’hui qu’elle a pratiqué un espionnage systématique des moindres faits et gestes de Julian Assange, jusque dans son intimité. A-t-elle collaboré avec la CIA ? Nils Melzer, rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, revient ici sur le rôle d’UC Global. Il rappelle que les pratiques de cette entreprise relèvent d’une forme de torture psychologique.

Déjà en 2017, les mesures de surveillance à l’intérieur de l’ambassade sont renforcées. La salle de contrôle de l’entrée, où se trouvent le personnel de sécurité et les écrans de surveillance, disparaît derrière une vitre sans tain. Pour Assange et ses visiteurs, il n’est plus possible de voir si et par qui ils sont observés. Les caméras existantes à l’intérieur de l’ambassade sont remplacées par des modèles plus récents, à haute résolution. Officiellement, elles n’enregistrent pas les sons. Officiellement, les pièces privées d’Assange sont également exemptes de surveillance. Mais celui-ci continue de se méfier.

Il recouvre les documents de sa main lorsqu’il les lit ou les rédige. Il tente de protéger la confidentialité de ses réunions dans la salle de conférences en diffusant de la musique à fort volume à la radio, en mettant en marche ses propres dispositifs de brouillage, en recouvrant des documents et en aveuglant les caméras avec des lumières vives. Pour les discussions sur des questions juridiques sensibles, Assange emmène ses avocats dans les toilettes pour dames et fait couler l’eau pour générer un bruit de fond.

Paranoïa ? En réalité, la surveillance d’Assange à l’ambassade est encore plus systématique et complète qu’il ne l’imagine. Tout est enregistré, documenté, espionné : examens médicaux, réunions stratégiques avec des avocats, rencontres avec des visiteurs privés. Le personnel de sécurité s’intéresse autant à son état de santé et à ses habitudes de sommeil qu’à ses notes personnelles ou aux cartes SIM des téléphones portables de ses visiteurs. Des documents privés disparaissent, des notes médicales sont volées, des téléphones sont ouverts. Des microphones sont trouvés dans l’extincteur de la salle de conférences, dans les prises électriques et, oui, même dans les toilettes pour dames.

Confronté à la surveillance permanente d’Assange, l’ex-secrétaire à la Défense Leon Panetta est sincèrement amusé : « Cela ne me surprend pas. Je veux dire, ce genre de choses se produit tout le temps. »

Le fils d’Assange, Gabriel, né au printemps 2017, suscite un intérêt particulier. Stella Moris et Assange ont fait tout leur possible pour garder leur relation secrète. Assange apprend qu’il va devenir père par une note que Moris lui glisse lors d’une de ses visites. Après la naissance de Gabriel, ce ne sera jamais elle qui apportera le nourrisson à l’ambassade, mais un ami qui le fera passer pour le sien.

En avril 2017, Assange avait confié sa situation familiale délicate aux autorités suédoises, dans l’espoir de trouver un arrangement réciproque qui lui aurait permis d’être présent à la naissance de Gabriel. Il s’agissait bien sûr des mêmes autorités suédoises qui avaient démontré à plusieurs reprises un manque total de respect pour le droit à la vie privée d’Assange et que l’ambassade des États-Unis à Stockholm avait décrites comme des « partenaires fiables » dans la coopération en matière de renseignement militaire et civil. Il n’est donc pas surprenant que le personnel de sécurité de l’ambassade d’Équateur ait rapidement eu des soupçons et ait volé une des couches de Gabriel pour effectuer un test ADN.

En 2020, la radio publique allemande ARD interviewe Leon Panetta – directeur de la CIA de 2009 à 2011, et ensuite secrétaire à la Défense jusqu’en 2013. Confronté à la surveillance permanente d’Assange à l’ambassade d’Équateur, Panetta est sincèrement amusé : « Cela ne me surprend pas. Je veux dire, ce genre de choses se produit tout le temps. Dans le domaine du renseignement, vous savez, le but du jeu est d’obtenir des informations par tous les moyens possibles. Et je suis sûr que c’est ce qui était en jeu ici. »

L’amusement sincère de Panetta et la franchise presque naïve avec laquelle il reconnaît le non-respect des lois par la CIA sont d’une honnêteté désarmante. De toute évidence, il est déjà tellement habitué à la criminalité institutionnelle qu’il ne la perçoit même plus comme problématique – phénomène répandu parmi les puissants et les privilégiés de ce monde.

En même temps, Panetta condamne Assange et Wikileaks pour ce qu’il décrit comme une « violation assez énorme d’informations classifiées », et estime qu’il « devrait être puni » et jugé afin d’« envoyer un message aux autres pour qu’ils ne fassent pas la même chose ». Mais contrairement à la CIA, Wikileaks n’a obtenu aucune de ses informations par des méthodes illégales. Pas d’écoute téléphonique, pas de vol des données, pas de piratage et certainement pas de torture. Néanmoins, M. Panetta ne voit aucune contradiction à exiger des poursuites judiciaires contre Assange pour son journalisme d’investigation, tout en tolérant l’impunité pour les crimes d’État commis par les agences de renseignement.

Un acteur clé directement responsable des mesures de surveillance à l’ambassade d’Équateur est la société de sécurité privée espagnole UC Global. En 2015, elle a été engagée pour garantir la sécurité des locaux du personnel de l’ambassade, apparemment en raison de contacts personnels avec la famille du président équatorien de l’époque, Rafael Correa. Le propriétaire d’UC Global est David Morales, un ancien Marine espagnol. Il est à l’origine de l’expansion massive de la surveillance d’Assange. Chaque jour, il examine personnellement le matériel recueilli par son personnel à l’ambassade. Souvent, ces rapports lui parviennent aux États-Unis.

La place d’UC Global (à droite) dans la nébuleuse d’acteurs qui ont contribué à la répression de Wikileaks © Aymeric Chouquet pour LVSL. Pour plus de détails, lire sur LVSL l’article de Maud Barret-Bertelloni et Vincent Ortiz : « Ce que l’affaire Assange révèle du pouvoir américain depuis le 11 septembre ».

Les voyages de Morales en Amérique sont devenus plus fréquents depuis qu’il a participé à une foire commerciale sur la sécurité à Las Vegas en 2016. Il reçoit des contrats d’un empire de casinos qui entretiendrait des liens étroits avec les services de renseignement américains. Après son premier retour de Las Vegas, Morales aurait tenu des propos énigmatiques à son personnel, affirmant que « nous jouons dans la cour des grands » et qu’il était « passé du côté obscur » et travaillait désormais pour leurs « amis américains ». Morales a-t-il commis le péché capital de tout entrepreneur de sécurité et s’est-il retourné contre les intérêts de son client ? A-t-il profité de sa position pour surveiller Assange et remettre ensuite les données à une agence américaine de renseignement ? Était-il un agent double ?

Si UC Global coopérait avec un service de renseignement américain, cela affecterait fatalement non seulement la procédure d’extradition, mais aussi les accusations d’espionnage du département de la justice américain sur lesquelles se fonde la demande d’extradition.

Un procès pénal devant la Cour nationale de justice en Équateur vise à faire la lumière sur cette affaire. Assange et ses avocats accusent Morales et UC Global de surveillance illégale et, entre autres, de violation de la relation confidentielle avocat-client. Apparemment, des employés de l’entreprise auraient même tenté de faire chanter Assange pour obtenir d’importantes sommes d’argent en menaçant de publier du matériel le montrant dans des situations intimes. Des journalistes allemands de la Norddeutscher Rundfunk (NDR) ont également déposé des rapports criminels contre UC Global pour des transgressions de la vie privée et de la confidentialité lors de leurs visites à Assange à l’ambassade d’Équateur.

Le gouvernement équatorien, désormais dirigé par Lenín Moreno, résilie le contrat avec UC Global en 2018 et engage une société de sécurité équatorienne du nom de Promsecurity. Cela ne met toutefois pas fin à la surveillance d’Assange. En particulier, ses réunions avec ses avocats sont toujours enregistrées et, dans un cas, même les documents apportés à l’ambassade par un avocat sont secrètement photographiés.

Dans ses réponses officielles à mes interventions, le gouvernement équatorien a toujours nié avoir espionné Assange. Par exemple, le 26 juillet 2019, le ministre des Affaires étrangères écrit : « Il n’y a pas eu de réglementation excessive ni d’enregistrement de réunions privées. » Ce déni est remarquable, étant donné que les grands médias ont largement montré et commenté certains des enregistrements vidéos qui en ont résulté, qui sont toujours accessibles sur des plateformes en ligne telles que YouTube.

Le 2 décembre 2019, le gouvernement équatorien poursuit : « N’oubliez pas que les caméras de sécurité à l’intérieur de l’ambassade n’ont pas été installées pour enregistrer M. Assange, mais pour surveiller les locaux de la mission et protéger toutes les personnes qui s’y trouvent, y compris les fonctionnaires diplomatiques. » On peut supposer que ce raisonnement s’applique également aux microphones installés dans les toilettes pour dames.

En outre, « M. Assange et ses avocats et associés ont proféré des menaces et des accusations insultantes à l’encontre de l’État équatorien et de ses fonctionnaires au Royaume-Uni, les accusant sans fondement d’espionnage pour d’autres nations ». À l’inverse, le gouvernement équatorien accuse Assange de réaliser des enregistrements non autorisés dans l’ambassade. Il est évidemment presque impossible d’avoir un dialogue constructif sur la base de cette perception borgne de la réalité.

D’un point de vue juridique, la surveillance permanente des conversations d’Assange avec ses avocats et ses médecins rend irrémédiablement arbitraire toute procédure fondée sur les informations ainsi recueillies. Dans ces circonstances, l’égalité des parties devant la loi ne peut tout simplement plus être garantie. Si UC Global coopérait avec un service de renseignement américain, cela affecterait fatalement non seulement la procédure d’extradition, mais aussi les accusations d’espionnage du département de la justice américain sur lesquelles se fonde la demande d’extradition.

Par ailleurs, la surveillance permanente et la violation constante du droit à la vie privée qui en découlent constituent également l’une des composantes classiques de la torture psychologique. La personne torturée est délibérément privée de l’espace de sécurité que constitue la vie privée, élément essentiel pour préserver le sentiment d’autonomie personnelle, la stabilité émotionnelle et l’identité. La surveillance à sens unique par des caméras, des microphones cachés ou des jumelles élimine toute possibilité de contact humain, ce qui aggrave encore le sentiment d’impuissance qui en découle.

Ce texte est issu du livre de Nils Melzer, L’affaire Assange : histoire d’une persécution politique (Éditions critiques, 2022).

« Les États jouent le rôle de mécènes du capital » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Joe Biden et Boris Johnson au G7 de Carbis Bay (UK). © Number 10

Les poussées populistes des années 2010 et la crise du COVID ont-elles sonné la fin du néolibéralisme ? S’il reste prudent, le sociologue Paolo Gerbaudo constate un retour en force de l’État, des plans de relance aux mesures sanitaires en passant par le retour de la planification. Mais au bénéfice de qui ? À l’aide d’une vaste littérature de théorie politique, son essai The Great Recoil. Politics after populism and pandemic (Verso Books, 2021) décrit finement la recomposition politique en cours et les visions antagonistes du rôle de l’État de la gauche socialiste et de la droite nationaliste. Selon lui, si la gauche souhaite parvenir au pouvoir, elle doit renouer avec le patriotisme inhérent à son histoire et ne pas avoir peur du protectionnisme économique. Entretien réalisé, traduit et édité par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre s’articule autour de ce que vous appelez un « Grand recul » du néolibéralisme et de la mondialisation, qui ont été hégémoniques depuis les années 1980. A sa place, vous affirmez qu’un nouveau Zeitgeist (« esprit du temps » en allemand, ndlr) est en train d’émerger, vous parlez de « néo-étatisme ». Quelles sont les raisons qui expliquent ce changement d’hégémonie ? 

Paolo Gerbaudo – Le « Grand recul » est le moment où le capitalisme néolibéral atteint ses limites ultimes, tant économiques que politiques et écologiques. Ce rebondissement est le résultat net du succès même du projet néolibéral et de la manière dont il a intégré toujours plus de marchés et de pays dans son giron. Cependant, comme toute ère idéologique, le néolibéralisme tend à un moment donné à épuiser son élan initial et à se heurter à ses propres contradictions. Cela ouvre à son tour la voie à l’émergence d’un nouveau consensus, qui englobe l’ensemble de l’espace politique et imprègne tous les acteurs politiques, qui doivent se positionner par rapport à ce discours dominant.

Ce « Grand recul » est une réponse de la société au stress produit par la mondialisation néolibérale, sous la forme d’une exposition à des forces économiques incontrôlables, de l’agoraphobie, de la peur de l’ouverture, de cette peur d’être à découvert, sans défenses contre des forces qui échappent visiblement à tout contrôle politique. En bref, il s’agit du sentiment d’être l’objet de la politique plutôt que le sujet de la politique. Cela conduit à un réajustement du sens commun qui est le plus visible au sein du mainstream

« Les représentants du capitalisme mondial abandonnent certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. »

Même les défenseurs du néolibéralisme et de l’austérité font aujourd’hui des concessions sur la nécessité d’équilibrer les excès de l’économie de marché, et font une embardée dans la direction opposée. On peut citer l’exemple de Joe Biden, qui a eu une longue carrière de démocrate centriste et modéré, mais qui a lancé un important programme d’investissements publics. Mario Draghi (Premier ministre italien non élu, à la tête d’un gouvernement technocratique, ancien président de la BCE, passé par Goldman Sachs, ndlr) est un autre exemple, il parle maintenant de « bonne dette ». Les représentants du capitalisme mondial abandonnent donc certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. 

LVSL – Cette fin du néolibéralisme a si souvent été annoncée, notamment après la crise de 2008, que beaucoup de gens peuvent être assez sceptiques. Vous nous avez donné quelques exemples de ce retour de l’État, mais le cas de Biden semble également montrer les limites de cette nouvelle ère idéologique : il a signé un grand plan d’investissements dans les infrastructures de 1000 milliards de dollars, mais le « Reconciliation Bill », qui est plus axé sur les dépenses sociales, est toujours bloqué par le Sénat américain. Finalement, n’assistons-nous pas à une intervention plus forte de l’Etat dans certains secteurs de l’économie, afin de soutenir le capital – ou des sections du capital – mais pas à un retour d’un Etat-providence qui protège les travailleurs ?

P. G. – La théorie marxiste de l’État et les travaux de Louis Althusser, Ralph Miliband ou Nikos Poulantzas nous apprennent que l’État que nous connaissons est un État capitaliste. C’est donc un État qui vise à reproduire les mécanismes de l’économie capitaliste. Plus précisément, nous sommes entrés depuis un certain temps dans un capitalisme monopolistique, par opposition à un capitalisme plus concurrentiel qui existait en partie au début de la mondialisation. Aujourd’hui, il existe d’énormes concentrations de pouvoir et d’argent dans de nombreuses industries : Big pharma, Big tech, les médias, la fabrication de microprocesseurs… Les secteurs stratégiques de notre économie sont marqués par d’énormes niveaux de concentration. Il suffit de penser à Jeff Bezos et Elon Musk, qui se battent pour être l’homme le plus riche du monde et sont des démonstrations des concentrations grotesques de ressources qui existent dans nos sociétés. Dans ce contexte, le rôle de l’État est de soutenir le capital, et en particulier le capital monopolistique, c’est-à-dire de protéger le butin des vagues précédentes d’accumulation capitaliste qui ont constitué les empires d’aujourd’hui.

Comme vous le dites, ce néo-étatisme capitaliste permet certaines choses et en interdit d’autres. Le projet de loi sur les infrastructures a été approuvé parce qu’il était dans l’intérêt des grandes entreprises, puisqu’il signifie des profits pour les entreprises de construction. Au contraire, les mesures sociales n’ont pas d’utilité directe pour le capital. Par exemple, les congés maternité et les congés maladie, que nous considérons comme acquis dans des États-providence comme la France, l’Italie ou le Royaume-Uni, ne sont pas des droits statutaires nationaux aux États-Unis ! Cette composante de dépenses sociales du programme de Biden a jusqu’à présent été entravée par des centristes tels que Joe Manchin et Kyrsten Sinema, qui sont financés par de grandes entreprises et se sont opposés aux mesures qui réduiraient le coût des produits pharmaceutiques.

Pour en savoir plus sur les combats internes au parti démocrate sur le projet de Reconciliation Bill promis par Biden, lire sur LVSL l’article de Théo Laubry : « L’aile gauche démocrate, dernière chance pour le plan d’investissements ? »

Les mesures qui étaient bénéfiques pour le capital – et qui créent également des emplois, il ne faut pas le nier – ont été approuvées, tandis que celles qui visaient plutôt une sorte de redistribution douce sont bloquées. Un grand nombre des mesures les plus radicales promises par Biden vont être sévèrement édulcorées. Il semble maintenant que ce soi-disant « nouveau cadre » des dépenses sociales et du pacte climatique sera approuvé, mais que le chiffre initial de 3 000 milliards de dollars sera ramené à 1 750 milliards de dollars. Ce sera toujours une amélioration des conditions de vie pour des millions d’Américains, mais sa réduction révèle les nouveaux défis de l’ère néo-étatiste, les nouveaux dilemmes politiques qui émergent dans l’ère post-néolibérale. 

Fondamentalement, toute politique de redistribution est aujourd’hui un jeu à somme nulle, ce qui signifie que vous devez aller chercher l’argent qui est déjà là. Or, il y en a beaucoup, et pas seulement dans l’expansion de l’offre monétaire. Par exemple, Apple a 500 milliards de dollars en réserve ! Mais les propositions de Biden sont loin des taux d’imposition élevés de l’après-guerre, que l’on a connus sous Eisenhower ou Lyndon Johnson. Les riches refusent furieusement de tels taux d’imposition, ils ne veulent même pas céder une petite partie de leur richesse. Si cette résistance gagne la bataille, nous risquons d’avoir un autre Donald Trump, car les petites mesures redistributives de Biden ne suffiront pas à calmer le mécontentement de la classe ouvrière américaine. La nouveauté de Biden est qu’il a réalisé, avec d’autres membres de l’establishment néolibéral, que Trump ne vient pas de nulle part, mais qu’il émerge des effets de la mondialisation, de la douleur subie par les travailleurs laissés pour compte. Ainsi, il comprend la nécessité de politiques pragmatiques pour résoudre ces problèmes. Sauf que si celles-ci sont édulcorées, elles risquent de ne pas être suffisantes pour affronter les forces qui ont conduit à l’élection de Donald Trump.

LVSL – Vous avez parlé de l’agoraphobie et du mécontentement des travailleurs, mais l’émergence de la Chine, et les rivalités géopolitiques que cela entraîne, ne sont-elles pas une autre raison de ce changement de paradigme vers le « néo-étatisme » ?

P. G. – Oui, sans aucun doute. La montée en puissance de la Chine et le succès de l’économie chinoise, certes temporairement obscurci par l’affaire Evergrande, sont l’un des principaux moteurs de ce réajustement du mainstream. Cela conduit à abandonner certains principes du néolibéralisme, tels que les politiques monétaristes, et au retour à une gestion keynésienne de la demande avec des dépenses de relance sous forme d’investissements publics. Certains piliers du néolibéralisme tiennent toujours, mais ceux qui ont été le plus affaiblis sont la vénération fanatique des budgets serrés et de la prudence fiscale, d’où le retour d’une gestion keynésienne de la demande. 

Le capitalisme d’État chinois a obtenu de bien meilleurs résultats, en termes de productivité, d’innovation ou de prospérité, que le modèle néolibéral de capitalisme. Sous la direction de Xi Jinping, la Chine, après avoir brièvement poursuivi les politiques d’ouverture mises en place par Deng Xiaoping, est revenue à des politiques plus étatistes. D’une certaine manière, la Chine a déjà fait marche arrière face au néolibéralisme. 60 % de l’économie chinoise est directement ou indirectement contrôlée par l’État. Il semble donc que les États-Unis souhaitent ressembler davantage à la Chine, qu’ils veulent un « État activiste », pour reprendre les termes de Boris Johnson. Le Royaume-Uni et les États-Unis sont les deux pays où ces changements sont les plus visibles.

« Contrairement à la Chine, l’État américain ne contrôle pas les entreprises les plus stratégiques de l’économie. Cela signifie que le “néo-étatisme” aux États-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un “État sous-traitant”. »

En même temps, il existe des différences significatives entre l’État américain et l’État chinois : l’État américain ne contrôle pas le coeur névralgique de l’économie, c’est-à-dire les entreprises les plus stratégiques, celles qui sont fondamentales pour l’efficacité et la compétitivité du système dans son ensemble, comme les réseaux, l’énergie, la construction… Cela signifie que le néo-étatisme aux Etats-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un « État sous-traitant ».  Certes, l’État recommence à dépenser et à investir par rapport à l’austérité des années 2010, mais ces dépenses alimentent le marché privé. Les projets financés sont réalisés par des entreprises privées, aux conditions des entreprises privées et à leur profit. Ainsi, cette expansion de l’État ne s’accompagne pas d’une expansion du contrôle politique et démocratique réel sur l’économie comme on pourrait s’y attendre.

LVSL – Une des évolutions contemporaines de l’État que vous avez peut-être moins étudié dans votre livre est le renforcement de la surveillance, notamment depuis la guerre contre le terrorisme et la pandémie de COVID. Ne s’agit-il pas là aussi d’une autre évolution de l’État qui favorise les intérêts des grandes entreprises plutôt que ceux du peuple ?

P. G. – L’État comprend différents appareils. Comme nous le savons depuis Althusser (philosophe marxiste français, connu notamment pour son ouvrage Idéologie et appareils idéologiques d’État, publié en 1970, ndlr), il y a les appareils répressifs, les appareils idéologiques, et le grand phénomène du 20e siècle a été le développement de l’appareil économique de l’État. Historiquement, une part importante de l’appareil répressif est tournée vers la surveillance des activistes et des mouvements de protestation. Il est tout à fait évident que la pandémie a introduit, dans l’urgence, des mesures de surveillance et de contrôle généralisées, par le biais de l’endiguement de la contagion, du contact tracing, de l’État qui dit aux gens ce qu’ils sont autorisés à faire, s’ils peuvent voyager ou non, de la nécessité de se faire tester en permanence, de se faire vacciner… 

C’est un élément de l’État qui est assez peu familier à beaucoup de gens, surtout pour ceux d’entre nous qui n’ont jamais traversé de cataclysme majeur ou de conflit guerrier, ou qui n’ont même pas eu à servir dans l’armée pendant un an comme c’était le cas pour nos pères ou nos grands-parents. Dès lors, il est évident que ces formes de surveillance suscitent des réactions de colère. Elles sont en effet perçues par beaucoup comme un intrusion de l’État dans leur vie quotidienne, alors même que l’État a essentiellement renoncé à de nombreuses autres interventions qui auraient été bien plus positives. Ainsi, à mesure que l’appareil économique de l’État reculait sous le néolibéralisme, les structures répressives de l’État étaient renforcées, tandis que, dans le même temps, l’appareil idéologique de l’État s’effaçait ou devenait confus à cause de l’idée de la centralité du marché. Je pense que cela risque de créer un discours de suspicion culturelle à l’égard de l’autorité, sous quelque forme que ce soit, comme on peut le voir dans le mouvement antivax ou anti-masque, qui exprime de la suspicion et de la colère à l’égard de mesures qui, en fait, affectent surtout matériellement certaines personnes, tels que les travailleurs de la restauration ou du tourisme, où les dommages ont été considérables.

Paolo Gerbaudo, sociologue au King’s College London. © Paolo Gerbaudo

Dans ce contexte, je pense que l’attitude stratégique de la gauche devrait être la même qu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les travailleurs se sont tournés vers l’État qui leur avait demandé tant de sacrifices et ont dit en gros « maintenant, il est temps que nous soyons récompensés pour nos efforts ». Il était temps que l’État assume financièrement le coût des sacrifices et les difficultés que les gens ordinaires ont subi. Par exemple, à l’automne dernier, Andy Burnham, le maire de Manchester, s’est exprimé très fermement, en demandant à l’État une véritable protection sociale qui vienne compenser les effets économiques néfastes des mesures de distanciation sociale. Telle devrait être l’attitude de la gauche selon moi : au lieu de considérer le contrôle de l’État comme quelque chose à dénoncer pour des raisons éthiques ou juridiques, la gauche devrait le considérer comme quelque chose qui ne peut être accepté que dans la mesure où, en même temps, l’État apporte un soulagement économique. En bref, pas de contrôle étatique sans protection sociale. 

LVSL – Voilà qui nous mène aux concepts clés de votre livre : les notions de contrôle et de protection. Dans votre livre, vous affirmez que ces concepts, ainsi que celui de la souveraineté, forment le nouveau sens commun politique actuel. Pourtant, la signification réelle de ces mots fait l’objet d’une lutte entre la gauche et la droite. Comment la gauche et la droite définissent-elles ces concepts ?

P. G. – Ce que je veux dire, c’est que, dans les discours politiques, vous rencontrez des signifiants maîtres, c’est-à-dire des mots qui sont répétés de manière obsessionnelle et sont partagés à travers tout le spectre politique, de la gauche à la droite. Le néolibéralisme s’est accompagné de termes familiers, tels que opportunité, entrepreneuriat, modernisation, ouverture et ainsi de suite. Dans les discours contemporains, les termes sont très différents. Les nouveaux slogans et mots clés sont nombreux, mais les plus importants, selon moi, sont la protection, le contrôle et la souveraineté.

La souveraineté soulève la question de la suprématie de l’État, un principe érodé pendant la mondialisation néolibérale, au cours de laquelle le pouvoir de l’État s’est estompé et celui des entreprises a augmenté. Mais les événements récents ont démontré qu’en réalité l’un et l’autre ne sont pas si distincts : les États sont toujours décisifs lorsqu’il s’agit de jouer le rôle de mécènes du capital, comme nous l’avons vu lors du sauvetage des banques après 2008 ou lorsqu’il s’agit de prendre des mesures pour fournir des produits de première nécessité comme nous l’avons vu lors de la pandémie. La droite présente la notion de souveraineté comme quelque chose d’exclusif qui peut s’exprimer par la souveraineté nationale ou la souveraineté territoriale. Pour la gauche, la suprématie de l’État n’est quelque chose de positif que dans la mesure où celui-ci est l’instrument de la volonté populaire, de la souveraineté populaire. Ainsi, pour la gauche, la souveraineté est une expression de la démocratie plutôt que de l’identité et de l’exclusion.

Paolo Gerbaudo, The Great Recoil. Politics after populism and pandemic, Verso Books, 2021.

La protection est peut-être le terme le plus significatif de tous, car c’est celui qui est devenu iconique pendant la pandémie, pensons au slogan « protégez-vous et protégez les autres ». La protection est partout : dans les politiques climatiques (contre les événements météorologiques extrêmes, en plantant des arbres dans les villes ou en protégeant les plages de l’érosion…) dans la protection sociale etc. Pour moi, ce signifiant maître est un champ de bataille à part entière. Quel est le sens de la protection ? Quel type de sécurité les différentes forces veulent-elles mettre en place ? Là encore, vous avez deux récits très différents : l’un est le « protectionnisme propriétaire » de la droite, qui vise à protéger le capital, la richesse et le statu quo. Comme le capital n’a pas beaucoup d’espoir de trouver de nouvelles voies de profits de nos jours, la protection de ce qui est déjà là devient décisive. En parallèle, pour la gauche, la protection consiste à rétablir les formes de protection de base, longtemps considérées comme allant de soi mais qui ont disparu, ainsi qu’à établir de nouvelles formes de protection : de nouvelles mesures contre la pauvreté, face au changement climatique, à établir un nouveau paradigme de Sécurité sociale…

« L’un des risques de ce “néo-étatisme” est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. »

Enfin, le contrôle a trait à la manière dont l’État se rapporte aux citoyens. L’État est synonyme de contrôle : contrôle des impôts, contrôle du travail, contrôle de la contagion pendant la pandémie… En fait, le contrôle vient de l’invention même de l’art de gouverner au Moyen Âge. Là encore, il y a différents paradigmes : pour la droite, le contrôle est lié au contrôle territorial, à l’exclusion, au maintien de certains flux à l’extérieur, notamment les migrants. Pour la gauche, le contrôle consiste à planifier, à déterminer l’avenir après des années où l’on vous a dit qu’il n’y avait pas besoin de plan car le marché déciderait. Mais la planification ne peut être progressiste que si elle est démocratique. En effet, le retour de la planification a également vu le retour de la technocratie. L’un des risques de ce « néo-étatisme » est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. Ainsi, pour éviter de nouvelles formes de suspicion envers l’État, il est indispensable de créer de nouvelles formes de participation démocratique qui permettent aux gens de prendre des décisions collectivement. Ce pouvoir ne doit pas être laissé aux experts, qui peuvent aider tel ou tel intérêt.

LVSL – Lors du référendum sur le Brexit, le slogan de la campagne Leave était « Take back control ». À l’époque, la gauche avait une position défensive, puisqu’elle faisait campagne pour rester dans l’UE. Dans votre chapitre sur la notion de souveraineté, vous affirmez que même si la gauche promeut parfois des concepts comme la souveraineté alimentaire ou la souveraineté énergétique, lorsqu’il s’agit de libre-échange et de mondialisation, elle semble beaucoup plus modérée. Plus largement, il semble parfois que la droite ait davantage embrassé le protectionnisme que la gauche. Comment l’expliquez-vous ?

P. G. – D’abord, parce qu’il y a longtemps eu un débat très confus sur le protectionnisme au sein de la gauche, pour savoir si elle devait tactiquement se ranger du côté du libre-échange ou du protectionnisme. Dans un discours très célèbre en 1848, Karl Marx disait en substance : « Je suis pour le libre-échange parce qu’il va accélérer la chute du capitalisme ». En d’autres termes, le libre-échange amènera le capitalisme à ses contradictions et créera donc les conditions d’une révolution. 

D’autre part, il ne s’agissait pas seulement d’une question de doctrine pour la gauche, mais aussi du fait que les travailleurs européens étaient souvent plus favorables au libre-échange qu’au protectionnisme pour des raisons très matérielles : comme nous le savons, le protectionnisme a tendance à affecter la consommation en augmentant les prix des produits de base. Par conséquent, pour les travailleurs, il s’agit d’une perte immédiate de pouvoir d’achat, qui était déjà maigre. En ce sens, le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche, alors que pour la droite, il pouvait correspondre à leur agenda nationaliste, ou aux intérêts des industries protégées. Les entreprises protégées par des droits de douane, des quotas et des barrières réglementaires ont en effet un intérêt direct au protectionnisme. 

« Le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche. »

Personnellement, j’ai un regard pragmatique : oui le libre-échange peut être bénéfique pour certaines choses, il est indéniable qu’il peut apporter des avantages aux producteurs et aux consommateurs, mais le commerce sans droits de douane que nous connaissons actuellement, qui est sans précédent dans l’histoire, a des effets extrêmement perturbateurs. Cette perturbation est surtout ressentie par les secteurs les plus fragiles de l’économie, en particulier dans les zones périphériques ou rurales, où se trouve aujourd’hui l’essentiel de l’industrie manufacturière. En revanche, la plupart des services ne sont pas autant exposés à la concurrence internationale que l’industrie manufacturière, car tout ne peut pas être délocalisé et produit à l’étranger.

Je pense que la gauche socialiste devrait récupérer certaines formes légères de protectionnisme commercial, tant en termes d’application de droits de douane qu’en termes de réglementation, afin d’empêcher le nivellement par le bas que nous avons sous les yeux. Comme nous le savons tous aujourd’hui, de nombreux biens sont produits avec d’énormes dommages environnementaux et par des personnes ayant des salaires extrêmement bas. L’idée de « protectionnisme solidaire » promue par Mélenchon est un pas dans la bonne direction, puisqu’elle préconise de redéfinir les limites et les critères du commerce mondial.

LVSL – Vous avez dit que deux des raisons qui peuvent expliquer pourquoi la gauche craint le protectionnisme sont la doctrine héritée du marxisme et le fait que le libre-échange sert parfois les intérêts consuméristes de la classe ouvrière. Mais ne pensez-vous pas qu’il y a aussi une sorte de cosmopolitisme superficiel au sein de la gauche qui l’amène à considérer que le protectionnisme est mauvais parce qu’il est associé à la volonté de la droite de fermer les frontières par exemple ? On a l’impression que la gauche rejette le protectionnisme car elle se concentre sur les aspects culturels du protectionnisme plutôt que sur son aspect économique. Qu’en pensez-vous ?

P. G. – Avec le référendum sur le Brexit, la gauche s’est retrouvée divisée : la grande majorité du parti travailliste soutenait le maintien dans l’Union européenne, même s’il y avait aussi une composante Lexit (raccourci pour « left exit », c’est-à-dire pour une sortie de l’Union européenne autour d’objectifs de gauche, ndlr) assez minoritaire. Dans l’électorat travailliste cependant la division était plus prononcée : quelque chose comme 30/70 (en 2016, environ un tiers des électeurs travaillistes ont voté pour le Brexit, ndlr). C’était un scénario cauchemardesque pour la gauche, car nous étions alors dans une période de fortes critiques à l’encontre de l’Union européenne, suite à l’austérité imposée dans de nombreux pays. N’oublions pas que le référendum grec de juillet 2015, un énorme moment de confrontation entre un gouvernement de gauche et l’Union européenne, avait eu lieu juste un an auparavant. Par conséquent, pendant la campagne du Brexit, la gauche s’est retrouvée à défendre l’ordre établi sous la bannière du « Remain and reform », même si la seconde partie du slogan n’a jamais été claire. Je pense que cet épisode illustre plus généralement une certaine difficulté de la gauche à formuler des demandes claires vis-à-vis de l’Union européenne. Pourtant, à cette époque, il y avait un groupe de partis de gauche autour de gens comme Varoufakis et Mélenchon, qui disaient en gros « nous devons réformer radicalement l’Union européenne, et si cela ne se produit pas, alors la sortie de l’Union européenne sera légitime ».

À lire également sur LVSL, l’article de William Bouchardon : « À Liverpool, le Labour déchiré par le Brexit »

La gauche a eu du mal à se rassembler autour d’un plan consensuel, à s’unir autour de ce qui devrait être entrepris pour rendre l’Union européenne plus acceptable. Dans le livre, lorsque je parle de l’Union européenne, je n’adopte ni une position pro-sortie, ni la défense de l’Union européenne actuelle. À certains égards, l’Union européenne joue certaines fonctions de coordination entre les États membres, qui, dans la phase historique actuelle, sont peut-être inévitables. Mais, dans le même temps, elle est une source majeure d’illégitimité politique, d’absence de contrôle démocratique. L’Union européenne a été le moyen par lequel les élites nationales ont imposé à leurs citoyens des mesures très impopulaires sous prétexte qu’elles étaient recommandées par Bruxelles. Cette question, en fin de compte, a hanté la gauche britannique et a été la principale cause de la chute de Corbyn : s’il y avait eu un débat ouvert sur l’Union européenne, les choses seraient probablement très différentes aujourd’hui.

LVSL – La campagne du Brexit nous a aussi montré que la droite invoque souvent les notions de nation et d’État et parle de patriotisme et de nationalisme comme si c’était des synonymes. Mais, comme vous le rappelez dans votre livre, ce ne sont pas des synonymes et l’idéal du patriotisme vient historiquement de la gauche. Pourtant, la gauche ne semble plus très disposée à invoquer ce concept. Pourquoi ?

P. G. – L’approche de la gauche vis-à-vis de la nation est une question stratégique clé, car c’est un enjeu sur lequel elle a constamment adopté une position défensive. Même lorsque la gauche n’a pas une vision cosmopolite et élitiste de la nation, elle ne parvient souvent pas à articuler positivement ce que sont la nation et son identité. De nos jours, la gauche a souvent cette croyance erronée que les États-nations sont en quelque sorte un phénomène anachronique ou résiduel. En d’autres termes, les États seraient toujours là et ce pour encore un certain temps, mais ils auraient de moins en moins d’importance. Nous avons pourtant assisté à un renouveau des identités nationales à tous les niveaux ces dernières années : durant les mouvements de protestation contre l’austérité, dans le retour de l’interventionnisme étatique… Pendant la pandémie, nous avons vu une explosion des sentiments patriotiques, sous la forme d’un patriotisme isolationniste, lorsque les citoyens ont senti que leur nation était en difficulté et qu’ils devaient tous se plier aux règles.

En fait, l’histoire de la gauche commence avec les luttes de libération nationale. Le patriotisme était alors compris dans le sens suivant : le peuple définit la communauté politique, qui doit s’émanciper et s’auto-gouverner. C’est quelque chose que les marxistes et les républicains avaient en commun. En définitive, l’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. Il est donc surprenant que la gauche ait tant de mal à traiter cette question de la nation. J’estime que bâtir un sentiment d’identité, un sentiment d’appartenance est fondamental pour articuler une vision progressiste. Car, en fin de compte, lorsque la gauche promeut un idéal de ce qui serait l’avenir d’une communauté, cela se joue invariablement au niveau de l’État. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’intérêts de classe, ou que tout le monde est d’accord et s’unit, mais que la gauche doit toujours articuler différents intérêts autour de l’idée d’une société commune. 

« L’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. »

Je pense aussi qu’il y a beaucoup de confusion au sein de la gauche entre internationalisme et globalisme. La position standard de la gauche, comme Marx et Engels l’ont dit dans le Manifeste du Parti communiste, était la fraternité entre tous les peuples du monde. Mais si la classe ouvrière est internationale, elle doit d’abord mener des luttes au sein de chaque nation. J’invite donc la gauche à être moins hystérique lorsqu’il s’agit de l’identité et de la question nationale, parce que cette attitude est exploitée par la droite pour dire que les gauchistes sont des citoyens de nulle part, sans ancrage, sans fondement, qu’ils ne sont pas responsables devant un peuple.

LVSL – Tout à l’heure, lorsque nous avons parlé de la souveraineté, vous avez dit que la gauche a perdu la plupart de ses soutiens parmi les ouvriers de l’industrie en raison de sa position sur le libre-échange. Dans votre livre, vous consacrez un chapitre entier aux nouvelles coalitions de classe de la gauche et de la droite. Vous semblez être d’accord avec Piketty, qui décrit ce qu’il appelle une « droite marchande » et une « gauche brahmane ». Pouvez-vous expliquer ce que signifient ces concepts ?

P. G. – J’essaie de clarifier cette question avec mon schéma du soutien des classes aux différents partis politiques, car il existe une perception erronée selon laquelle les allégeances de classe se sont inversées. Selon certains, la gauche représentait auparavant la classe ouvrière et la droite la classe moyenne et que maintenant, ce serait l’inverse. Cette analyse est trop simpliste. Ce que je montre avec ce schéma, c’est que la classe ouvrière et la classe moyenne sont divisées en deux parts, qui, dans une large mesure, peuvent s’expliquer par le clivage rural/urbain. Chez une partie de la classe ouvrière, principalement les travailleurs pauvres dans les services qui sont très exposés à l’exploitation (agents de nettoyage, livreurs, transporteurs, soignants…), la gauche a marqué des points ces dernières années. C’est l’une des rares bonnes nouvelles concernant le rapport de la gauche avec la classe ouvrière.

Schéma des alignements électoraux selon les blocs sociaux selon Paolo Gerbaudo.

Mais dans le même temps, de nombreux travailleurs dans les emplois manufacturiers se sont éloignés de la gauche. Je ne suis pas d’accord avec l’argument courant selon lequel ces personnes ont cessé de soutenir la gauche pour des raisons culturelles, parce qu’elles sont préoccupées par l’immigration, parce qu’elles veulent protéger la famille traditionnelle, ou je ne sais quoi. Au contraire, ces personnes ont tourné le dos à la gauche, parce que, comme l’a également dit Piketty, elles ne se sentent plus protégées par elle. Ils ont le sentiment que la gauche les a sacrifiés sur l’autel du libre-échange et de la mondialisation parce que cela convenait aux classes moyennes urbaines. Le seul moyen de récupérer cette partie de la classe ouvrière est de concevoir des politiques publiques autour du développement régional, du rééquilibrage territorial, de bonnes rémunérations pour les emplois manuels bien rémunérés, que l’État offre des emplois manuels qualifiés et sécurisés, etc. Sinon, il est évident que ces travailleurs iront voter à droite pour des raisons matérielles, en raison de ses postures contre la mondialisation. 

LVSL – En effet. Le magazine Jacobin a récemment publié un sondage réalisé par Yougov dans lequel était étudiée la réaction de la classe ouvrière vis-à-vis de différents messages politiques. Selon cette étude, le programme que vous avez décrit (développement régional, création de nouveaux emplois…) avait beaucoup plus de chances de remporter leurs votes qu’un discours axé autour des guerres culturelles et identitaires.

P. G. – Je pense que nous avons malheureusement tendance à tout interpréter par le prisme des identity politics de nos jours. Cela a conduit à des conflits très vicieux entre ceux qui seraient prétendument « culturellement progressistes » et ceux qui seraient « culturellement conservateurs ». Mais, cette guerre n’implique pas vraiment la classe ouvrière, elle occupe surtout les classes moyennes. Il est vrai que les travailleurs vivant en dehors des grandes villes peuvent avoir une vision plus conservatrice, et cela a toujours été le cas. Mais dans le passé, la gauche avait une offre économique suffisamment séduisante pour que ces personnes mettent de côté leurs préoccupations culturelles ou sociétales. En votant pour la gauche, ils pouvaient obtenir quelque chose que la droite ne pouvait leur donner. Quelque part, c’est ce qu’il nous faut aujourd’hui. Il n’y a aucun espoir de reconquérir ces personnes en attaquant les immigrants ou en adoptant un patriotisme très superficiel, sans aucun fond en matière économique, comme c’est par exemple le cas de Keir Starmer (leader de l’opposition travailliste, ndlr) ici au Royaume-Uni.

Pourquoi le mouvement anti-pass a échoué

Manifestation contre le pass sanitaire et l’obligation vaccinale le 31 juillet 2021 à Paris. © Paola Breizh

Depuis son entrée en vigueur il y a deux mois, le pass sanitaire suscite une forte opposition dans les rues chaque samedi. Malgré cette contestation soutenue, le mouvement semble s’enliser et être ignoré tant par le gouvernement que par la majorité de la population vaccinée. Deux phénomènes peuvent expliquer cet échec : la temporalité de cette mobilisation sociale et le caractère minoritaire de la plupart des revendications. Conclure à une victoire du gouvernement serait toutefois exagéré.

Du jamais vu depuis les grèves de 1953. Les mouvements sociaux en plein été sont rarissimes et rarement de bonne augure pour les gouvernements en place. En annonçant la généralisation du pass sanitaire pour accéder à la plupart des lieux vie le 12 juillet dernier, Emmanuel Macron ne s’attendait sans doute pas à voir des centaines de milliers de Français descendre dans la rue. Dans l’esprit des macronistes, cette attaque sans précédent contre les libertés fondamentales se résumait vraisemblablement à un « petit coup de pression » qu’attendaient les Français pour se faire vacciner, selon les mots de Christophe Castaner.

La protection des libertés, un combat nécessaire

Dès le 14 juillet, les manifestants ont en effet été nombreux à protester contre une mesure venant bouleverser nos vies sur la décision du seul président de la République. Une colère légitime quand on mesure l’ampleur des valeurs démocratiques attaquées : avec le pass sanitaire, ce sont tout à la fois le secret médical, le consentement éclairé du patient, l’égalité des citoyens, la liberté de circulation (au travers des TGV et des bus) ou encore la liberté d’accès à des services publics comme les hôpitaux et les bibliothèques qui sont remis en cause. L’accès à des lieux privés tels que les bars, restaurants, cinémas et centres commerciaux est lui aussi bafoué, tout en transformant les employés de ces entreprises en auxiliaires de l’État dans une surveillance généralisée. Malgré l’ampleur des bouleversements imposés dans nos vies, aucun débat démocratique n’a eu lieu sur le pass sanitaire, excepté le passage en force de la loi à la fin de la session parlementaire.

Les annonces du 12 juillet n’avaient rien de sanitaire et tout de politique.

L’argument sanitaire avancé a quant à lui été très rapidement contredit par la réalité : si 50 millions de Français sont désormais vaccinés ou en passe de l’être, cette forte hausse est surtout le fait des plus jeunes, tandis que le taux de vaccination chez les plus de 80 ans n’a gagné que quelques points. En clair, ce sont principalement les populations les moins à risque qui se sont fait vacciner, tandis que les plus âgées sceptiques ou opposées au vaccin continuent de l’être. Or, il apparaît aujourd’hui clairement que les vaccins protègent efficacement contre les formes graves – et les hospitalisations ou décès qui peuvent s’ensuivre – mais peu contre la transmission du COVID-19. La protection offerte par le vaccin est donc individuelle et non collective. Face à cette réalité, la quasi-obligation vaccinale que représente le pass n’est, tout comme le déremboursement des tests, pas défendable sur le plan sanitaire. Il en va de même en ce qui concerne le licenciement d’environ 15000 soignants non-vaccinés qui, il y a quelques mois à peine, devaient venir travailler même en étant malades.

Comparaison de l’évolution de la vaccination entre les 18-24 ans et les plus de 80 ans.
Capture d’écran du site CovidTracker, basé sur les données de Santé Publique France.

De nombreux Français ne s’y sont pas trompés : les annonces du 12 juillet n’avaient rien de sanitaire et tout de politique. Nombre d’entre eux ont vu dans le déploiement du pass sanitaire l’instauration d’une société de surveillance totale, qui crée plusieurs catégories de citoyens, discriminés par la loi en fonction de leur statut « sanitaire ». Beaucoup d’avocats, de militants des droits de l’homme ou de citoyens se sont ainsi alarmés de voir les mesures d’exception extrêmement liberticides prises au nom de la lutte contre la pandémie se normaliser. Comme les mesures anti-terroristes, le confinement et couvre-feu peuvent désormais être utilisés par le gouvernement quand bon lui semble, alors qu’il ne devrait s’agir que de mesures utilisées en extrême recours. 

Pour certains, cette surenchère autoritaire ne semble d’ailleurs toujours pas être suffisante. En Australie, la ville de Melbourne détient désormais le record mondial pour la durée du confinement et plusieurs arrestations pour non-respect de la quarantaine ont été diffusées à la télévision pour livrer les contrevenants à la vindicte populaire. En France, des sénateurs de droite ont quant à eux proposé d’utiliser les technologies numériques à un niveau encore jamais vu : désactivation du pass de transports, caméras thermiques à l’entrée des restaurants, contrôle des déplacements via les cartes bancaires et les plaques d’immatriculation, bracelet électronique pour les quarantaines, voire même une hausse des cotisations sociales lorsque l’on sort de chez soi. Au-delà des inquiétudes sur le vaccin, c’est aussi le rejet de cette société dystopique qui a motivé la mobilisation exceptionnelle observée depuis deux mois et demi dans les grandes villes du pays.

Division, diversion, hystérisation : la stratégie cynique du gouvernement

Si les pulsions autoritaires du macronisme ne sont plus à prouver, elles ne suffisent pas à expliquer l’adoption du pass sanitaire. Bien sûr, comme depuis le début de l’épidémie, le matraquage médiatique présentant la situation sanitaire comme apocalyptique alors que la « quatrième vague » se traduisait en nombre de cas et non en hospitalisations ou décès, a sans doute joué un rôle. Mais le gouvernement n’ignorait sans doute pas que le bénéfice de la vaccination était avant tout individuel et largement limité aux personnes à risque. Par ailleurs, le risque politique était évident : Emmanuel Macron n’avait-il pas promis de ne pas rendre le vaccin obligatoire ? Sa majorité n’avait-elle pas juré ne jamais exiger un pass sanitaire pour les activités de la vie courante à peine deux mois avant de le faire ? Autant d’éléments qui ont conduit un nombre important de Français à se tourner vers des théories complotistes pour expliquer ce choix, apparemment irrationnel, du pass sanitaire.

Pour en savoir plus sur les déterminants politiques, médiatiques et philosophiques des mesures anti-COVID, lire sur LVSL l’article du même auteur « COVID : aux origines d’une surenchère contre-productive »

Cette décision, et le ton martial avec lequel elle a été annoncée par le chef de l’Etat, s’apparente pourtant à une stratégie politique délibérée. L’analyste politique Mathieu Slama y voit un signal envoyé par le Président à l’électorat âgé et aisé, le plus susceptible de soutenir une telle mesure en raison de ses inquiétudes sur l’épidémie. Les sondages semblent confirmer cette hypothèse : selon une enquête réalisée les 22 et 23 septembre, la moitié des moins de 35 ans sont opposés au pass sanitaire, alors que 75% des 65 ans et plus le soutiennent. Les cadres approuvent la mesure à 71%, tandis que ce chiffre n’est que de 55% chez les ouvriers. Emmanuel Macron semble donc avoir trouvé un moyen efficace de rassurer son électorat, ainsi que celui des Républicains, qu’il espère siphonner. Et qu’importe si cela suppose de fracturer le pays comme jamais.

En annonçant « reconnaître le civisme et faire porter les restrictions sur les non-vaccinés plutôt que sur tous », le président de la République a créé des boucs émissaires en la personne des non-vaccinés et des anti-pass.

Au contraire, cette stratégie de division est vraisemblablement elle aussi motivée par des raisons politiques : en annonçant « reconnaître le civisme et faire porter les restrictions sur les non-vaccinés plutôt que sur tous », le président de la République a créé des boucs émissaires en la personne des non-vaccinés et des anti-pass. Cela lui permet de faire oublier ses innombrables erreurs et mensonges dans la gestion de la crise sanitaire. En effet, si le manque d’anticipation de la première vague est potentiellement excusable, le fait d’avoir continué à fermer des lits – plus de 5700 en 2020 -, de ne pas avoir embauché de soignants et d’enseignants supplémentaires, ou encore d’avoir raté le début de la campagne de vaccination en l’ayant confié à des cabinets de conseil a toute les chances de lui être reproché en 2022. En faisant porter la responsabilité d’une potentielle reprise de l’épidémie sur les non-vaccinés, l’exécutif a donc trouvé un moyen efficace de se dédouaner de ses responsabilités.

Enfin, la mise en place du pass sanitaire a engendré une atmosphère délétère, y compris au sein des familles et des groupes d’amis. Cette hystérie empêche de débattre sérieusement et avec nuance des mesures adoptées, réduisant toute discussion à un combat stérile entre pro et anti-vaccin. Tel est le principe du vieil adage « diviser pour mieux régner ». Dans une telle ambiance, il devient très difficile pour les oppositions politiques de prendre une position réfléchie et subtile. Ceux qui, comme les Républicains ou le PS, approuvent globalement les décisions du gouvernement se retrouvent effacés par ce dernier, tandis que les critiques du pass sanitaire, comme la France Insoumise ou le Rassemblement National, sont dépeints en anti-vax complotistes. Par ailleurs, si la gestion du COVID par le gouvernement est jugée majoritairement négative, aucun parti d’opposition n’est considéré plus crédible sur le sujet. Focaliser le débat politique sur l’épidémie permet donc au gouvernement de faire diversion et d’occulter des thématiques – telles que les inégalités, la protection de l’environnement ou la sécurité – sur lesquelles les Français lui préféreraient ses adversaires.

Pourquoi les anti-pass ne sont pas les gilets jaunes

Malgré le caractère obscène d’une telle stratégie, force est de constater qu’elle a réussi. Du moins en ce qui concerne les partis politiques et nombre de structures de la société civile. En revanche, de très nombreux citoyens ont rejeté frontalement le pass sanitaire. L’ampleur des premières mobilisations a visiblement été sous-estimée par la macronie, qui n’attendait sans doute pas plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues en plein été. Ces manifestations spontanées, organisées via les réseaux sociaux plutôt que par les associations, partis ou syndicats, ont immédiatement rappelé les gilets jaunes. Comme lors des premières semaines d’occupations de rond-points et de blocages de péages, chercheurs et journalistes se sont d’ailleurs questionnés sur la sociologie de ceux qui y participaient. 

Si les conclusions des différentes enquêtes doivent être considérées avec précaution – ne serait-ce qu’en raison des départs en vacances -, le profil qui se détache ressemble sur certains points à celui des gilets jaunes. La grande majorité des manifestants sont en effet des citoyens désabusés par la politique et clairement opposés à Emmanuel Macron. Nombre d’entre eux sont absentionnistes ou votent blanc, d’autres préfèrent la France Insoumise, le Rassemblement National ou des petits partis de droite souverainiste tels que l’UPR et Les Patriotes. Comme chez les adeptes du chasuble fluo, on y retrouve aussi une part importante de primo-manifestants et une forte proportion de personnes issues de catégories populaires. Contrairement aux gilets jaunes, l’opposition au pass sanitaire est en revanche fortement marquée par un clivage autour de l’âge : début septembre, 71% des plus de 65 ans considèrent le mouvement injustifié, contre seulement 44% des 18-24 ans. Le niveau d’études pose aussi question : alors que les anti-pass sont fréquemment caricaturés en imbéciles rejetant la science, certaines enquêtes évoquent une surreprésentation des diplômés du supérieur. Est-ce parce que ceux-ci se sentent plus légitimes à répondre à une étude sociologique ? Parce que les jeunes ont tendance à avoir des études plus longues que leurs aînés ? Parce que les plus éduqués questionnent davantage la société du pass sanitaire ? Difficile d’avancer une réponse claire.

Quoi qu’il en soit, il est indéniable que l’opposition au pass sanitaire est forte et hétéroclite. Comme durant les premières heures des gilets jaunes, les manifestants anti-pass ont d’abord hésité sur le parcours des manifestations et cherché des slogans et symboles rassembleurs. Rapidement, le drapeau français, « signifiant vide » pouvant être investi de nombreuses revendications, ou la notion de « liberté » ont été plébiscités. Mais les symboles, aussi fédérateurs puissent-ils être, ne font pas tout. Le succès d’un mouvement social est avant tout déterminé par ses revendications et la façon dont elles sont articulées. Sur ce point, les manifestations de l’été 2021 diffèrent profondément de celles de fin 2018 – début 2019 : alors que la demande d’un meilleur niveau de vie et d’une démocratie plus directe ont rencontré un écho immédiat auprès des Français, l’opposition au pass sanitaire ou à la vaccination a eu beaucoup plus de mal à convaincre. 

Les manifestations ont été marquées par une grande confusion entre opposition au pass sanitaire et opposition aux vaccins. Si la première avait un potentiel majoritaire, la seconde a confiné le mouvement dans un ethos minoritaire.

En effet, il s’agit de revendications d’opposition, aucun horizon fédérateur n’étant véritablement dessiné. Bien sûr, de nombreux soignants et manifestants ont demandé des moyens pour la santé publique, la transparence des laboratoires pharmaceutiques ou même leur nationalisation, la levée des brevets sur les vaccins ou d’autres mesures réellement sanitaires. Mais il faut bien reconnaître que ces demandes n’ont pas été celles qui ont le plus retenu l’attention. Au contraire, les manifestations ont été marquées par une grande confusion entre opposition au pass sanitaire et opposition aux vaccins. Si la première avait un potentiel majoritaire, la seconde a confiné le mouvement dans un ethos minoritaire. Ainsi, les pancartes complotistes aperçues dans les manifestations ont réussi à faire passer un mouvement d’intérêt général pour un rassemblement d’idiots. Un phénomène renforcé par les tentatives de récupération politique, notamment de la part de Florian Philippot, qui a dit tout et son contraire sur la crise sanitaire. À l’inverse, les syndicats, qui auraient pourtant dû combattre la possibilité qu’un employeur accède aux données de santé de ses employés et puissent les licencier sur un tel motif, sont restés incroyablement silencieux. Plus généralement, la gauche et la droite auraient d’ailleurs pu se retrouver dans la défense des libertés fondamentales, comme l’a illustré la tribune co-signée par François Ruffin (France Insoumise) et François-Xavier Bellamy (Les Républicains). Il n’en a malheureusement rien été, sans doute en raison de la frilosité de beaucoup à manifester à côté d’anti-vax.

Et maintenant ?

Si la confusion entre sauvegarde des libertés et rejet des vaccins a saboté le mouvement anti-pass, cette situation n’était pourtant pas inéluctable. En effet, les attaques du gouvernement contre les libertés n’ont pas commencé avec le pass « sanitaire », mais bien avant. Si les lois anti-terroristes et la répression croissante des mobilisations sociales prédataient la pandémie, il est évident que celle-ci a permis une incroyable accélération du pouvoir de répression et de contrôle de l’État sur les comportements des individus. L’assignation à résidence généralisée du confinement, le couvre-feu, le déploiement tous azimuts de drones, caméras et officiers de police, les formulaires ubuesques pour sortir à un kilomètre de chez soi ou encore les entraves au droit de réunion et aux libertés associatives décrétés au nom de la lutte contre le virus indiquent clairement que la France a « géré » l’épidémie de façon très liberticide. Pourtant, à l’exception du mouvement contre la loi « Sécurité globale » à l’automne dernier, aucune mobilisation d’ampleur pour les libertés n’a eu lieu durant la crise sanitaire. Or, cette loi s’apparentait surtout à une mise en pratique de la « stratégie du choc » décrite par Naomi Klein, et n’avait aucun lien avec l’épidémie.

Le mouvement anti-pass est arrivé très tardivement dans la séquence de destruction des libertés induite par la crise sanitaire.

Ainsi, le mouvement anti-pass est arrivé très tardivement dans la séquence de destruction des libertés induite par la crise sanitaire. Surtout, il survient après une exaspération généralisée de la population, privée des libertés les plus fondamentales depuis déjà plus d’un an. Alors que, port du masque excepté, les dernières restrictions – couvre-feu et fermeture des discothèques – venaient d’être levées, la perspective d’une nouvelle annus horribilis a suffi à faire accepter le pass aux Français. Avec environ la moitié de la population vaccinée ou en cours de vaccination au 12 juillet – dont une forte majorité des personnes à risque, d’où l’absurdité des prédictions catastrophistes autour du variant Delta – la pillule a d’ailleurs été d’autant plus facile à avaler : une personne sur deux pouvait estimer que cela ne changerait rien à sa vie. Autant de facteurs auxquels Emmanuel Macron a sans doute particulièrement prêté attention début juillet avant de lancer l’offensive.

Si ce dernier a perdu quelques plumes dans la bataille, il en sort globalement gagnant. Menacés par des restrictions délirantes s’ils n’ont pas de pass et sans atmosphère propice à discuter sérieusement de ces enjeux, les Français ont largement cédé. Ni les licenciements de soignants non-vaccinés, ni l’extension des restrictions aux 12-17 ans, ni la fin prochaine de la gratuité des tests n’ont pu empêcher l’érosion des cortèges anti-pass depuis la rentrée. Pas sûr que la prolongation à venir du pass sanitaire jusqu’à juillet prochain y parvienne. Pour le dire autrement, tout le monde ou presque semble vouloir tourner la page, quitte à ce que le QR code fasse désormais partie du quotidien. Cette perspective d’une normalisation d’une société à deux vitesses et de libertés conditionnées à la volonté d’un conseil de défense est d’autant plus inquiétante que d’autres périls menacent notre civilisation au cours du XXIème siècle. Outre le changement climatique, la raréfaction des ressources et le risque terroriste, de nouvelles épidémies sont également à craindre, étant donné qu’aucune mesure sérieuse n’a été prise pour combattre les zoonoses ou restreindre la mondialisation qui a permis sa diffusion mondiale aussi rapidement.

En dépit de ce panorama, la mobilisation exceptionnelle et soudaine de cet été offre une lueur d’espoir : la résignation n’est pas totale. La notion de liberté, continuellement sacrifiée sur l’autel d’une prétendue sécurité, pourrait quant à elle faire partie des grands enjeux de la présidentielle à venir. Bref, si la bataille du pass sanitaire semble pour l’instant perdue, la dérive vers une société du technocontrôle à la chinoise n’a rien d’inéluctable.

Olivier Tesquet : « Nous sommes prisonniers de l’état d’urgence technologique »

© James Startt

Journaliste à Télérama et spécialiste des questions numériques, Olivier Tesquet s’intéresse à la thématique de la surveillance dès 2011 avec La Véritable histoire de Wikileaks. En 2020, il co-rédige avec Guillaume Ledit Dans la tête de Julian Assange (Acte Sud, 2020). Avec À la Trace, sous-titré « enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance » et publié aux éditions Premiers Parallèle, il plonge son lecteur dans les méandres du commerce de la donnée et de la revente de nos surplus comportementaux. Olivier Tesquet se définit lui-même comme un cartographe ; il se fixe pour objectif de nommer et décrire les mécanismes par lesquels un « capitalisme de la surveillance » est rendu possible. Entretien réalisé par Maxime Coumes et Florent Jourde et retranscrit par Cindy Mouci et Catherine Malgouyres-Coffin.


LVSL – Dans votre précédent ouvrage, À la trace, vous rappelez que le contrôle des individus ou des groupes est une affaire régalienne, notamment à travers la mise en place des livrets ouvriers, des fiches anthropométriques ou encore des pièces d’identités, du XVIIe au XXe siècle. Comment s’est opéré ce glissement vers une forme de surveillance hybride, où les États semblent maintenant s’accommoder de l’immensité des données collectées par les GAFAM, données qu’ils réutilisent eux-mêmes pour étendre le contrôle au plus près des comportements individuels ?

Olivier Tesquet – Je pars du postulat que deux effets se conjuguent. Avec la révolution technologique et la dématérialisation progressive de nos vies, nous nous sommes mis à donner de plus en plus d’informations sur nous, et quelque part, nous sommes devenus des participants actifs dans cette vaste entreprise. Les États, dans cette opération, ont largement délégué ce contrôle à des entreprises, qu’elles soient grosses et visibles – comme les plateformes qu’on connaît tous, de Google à Facebook – ou plus petites et sans pignon sur rue, à l’image des courtiers en données ou des officines qui vendent des outils de surveillance. Ces entreprises-là sont devenues le bras armé et invisible de cette nouvelle organisation du contrôle, en opérant à la fois pour leur compte personnel à des fins pécuniaires, mais également à des fins régaliennes, dans la mesure où elles viennent fournir un certain nombre d’informations utiles à des gouvernements. Ainsi, le renseignement militaire américain achète par exemple des données de géolocalisation issues d’applications grand public à des data brokers qui les aspirent par le biais d’un petit morceau de code informatique dissimulé à l’intérieur desdites applications.

L’exemple le plus frappant, de mon point de vue, c’est l’affaire Snowden, parce que c’est l’histoire d’une double délégation privée. J’entends par là que l’on en connaît la partie la plus médiatisée et spectaculaire : une coopération entre des grandes entreprises technologiques et les services de renseignement américains, en l’occurrence la NSA. Mais il ne faut pas oublier qu’Edward Snowden travaillait pour Booz Allen Hamilton, une entreprise de consulting qui, dans l’Amérique post-11 septembre, a fait partie de ce cortège d’acteurs privés associés à la lutte contre le terrorisme.  À l’heure où le monde dans lequel nous vivons est perçu comme de plus en plus dangereux, que ce soit pour des raisons liées aux risques terroriste ou sanitaire, la tentation de cette privatisation est de plus en plus forte.

LVSL – Est-ce une tendance naturelle de l’État selon vous ? Est-ce que la technologie (au sens large) a accéléré cet appétit de récolte et de classification de la donnée ?

O.T. – Il faut rappeler qu’en France, lorsque l’État invente l’identité, au XVIIIe siècle, que ce soit avec le livret ouvrier, le carnet anthropométrique pour les populations nomades ou la photographie judiciaire, les seules personnes sommées de la justifier sur la voie publique sont les pauvres, les étrangers, les travailleurs et les criminels récidivistes. C’était le cas jusqu’à l’invention de la carte d’identité pour tous, au siècle dernier. Un véritable glissement anthropologique s’est opéré dans un laps de temps très court. Aujourd’hui, on voit bien que les technologies d’identification – en premier chef la biométrie – ne concernent plus seulement les populations considérées comme dangereuses. Bien sûr, il reste des élus, majoritairement de droite, pour invoquer le suivi très serré des fichés S, mais nous sommes entrés dans une ère très foucaldienne où le seuil de suspicion s’est considérablement abaissé. La reconnaissance faciale, pour paraphraser un colonel de gendarmerie auteur d’une note sur la question, « c’est le contrôle d’identité permanent et général ».

LVSL – On sent presque une défiance de l’État vis-à-vis de la population et inversement. C’est révélateur de nos démocraties, notamment en Europe du Sud où on a vraiment des États en danger. On a peut-être même un cercle vicieux qui s’accélère avec le renforcement de cette technologie plutôt intrusive ou invasive.

O.T. – C’est tout à fait observable en France depuis quelques années. Face à la baisse de confiance de larges pans de la population dans la parole politique, les institutions et la puissance publique, il ne reste que deux outils pour gouverner : la force et la technologie, la seconde pouvant se mettre au service de la première. C’est, je crois, la raison pour laquelle les démocraties libérales sont – paradoxalement – plus poreuses aux dérives de la surveillance.

LVSL – La notion de « souveraineté numérique » se développe depuis quelques années, au point qu’une commission d’enquête sénatoriale s’est emparée du sujet et a remis son rapport en octobre 2019. Les États ont-ils encore une marge de manoeuvre devant un capitalisme de surveillance aussi impérieux et dominant ? Cette notion de « souveraineté numérique » n’est-elle pas déjà en retard sur la puissance actuelle des GAFAM ?

O.T. – Aujourd’hui, la question de la « souveraineté numérique » est à la fois un vœu pieux et une forme de hochet politique. Je vais prendre un exemple très récent : nous l’avons vu avec StopCovid. Le gouvernement, et notamment Cédric O (Secrétaire d’État chargé de la Transition numérique, NDLR) ont justifié cette aventure par le génie français. Notons d’ailleurs que la France est à peu près le seul pays européen à avoir choisi de s’entêter dans une voie absolument souveraine, avec un système qui n’est pas du tout interopérable avec d’autres pays de l’Union européenne. Je me souviens de la façon dont Cédric O a défendu le projet dans l’hémicycle, où il a quand même invoqué pêle-mêle Pasteur et le Concorde. Or ces déclarations sont pour moi des déclarations d’intention. Elles peuvent être louables : la question de la souveraineté numérique est on ne peut plus légitime, à l’heure où tout le monde ou presque s’accorde sur l’existence d’une forme de colonisation par les grandes plateformes à la fois de nos économies et de nos intimités, stockées dans des data centers sur lesquels nous n’avons pas de contrôle, utilisées à des fins qui nous échappent.

Mais la réalité révèle un double discours. Nous avons de nombreux exemples qui montrent que l’État s’appuie encore sur des entreprises qui, précisément, menacent cette souveraineté. L’exemple qui me vient spontanément en tête, c’est celui de Palantir, qui travaille depuis les attentats de 2015 avec la DGSI pour exploiter les métadonnées que le renseignement intérieur français collecte dans le cadre de la lutte antiterroriste, au mépris des arrêts rendus par la Cour de Justice de l’Union européenne. À l’époque, pour justifier ce contrat, Patrick Calvar, l’ancien patron de la DGSI, avait affirmé qu’aucun acteur français ou européen n’était capable de répondre au cahier des charges dans le temps imparti. En dernier recours, devant l’urgence, ses services se sont donc tournés vers une société américaine notoirement opaque, proche de la communauté du renseignement américain au point qu’elle a été lancée après le 11-Septembre grâce au soutien d’In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA.

La crise sanitaire commande un StopCovid, la crise sécuritaire, un Palantir. C’est bien qu’il y a un problème quelque part. Mais ce n’est pas un mal spécifiquement français, et il faut ajouter que la souveraineté numérique ne doit pas servir de pis-aller. Le patron de Thalès expliquait récemment qu’il était parfaitement capable de construire un Palantir français en deux ans. Mais la question qui m’intéresse est ailleurs : souhaite-t-on réellement construire un Palantir français ?

LVSL – La DGSI a renouvelé son contrat avec la société Palantir. Le gouvernement français ne risque-t-il pas, en saisissant cette opportunité, l’enfermement technologique ?

O.T. – Au-delà du contrat avec une entreprise en particulier, les technologies sécuritaires provoquent ce qu’on appelle l’effet cliquet. C’est à dire qu’une fois adoptées, on ne revient jamais en arrière. On l’observe particulièrement dans la lutte antiterroriste. Pensez au plan Vigipirate : mesure d’exception en 1995, toujours en vigueur aujourd’hui. Il faut se figurer « l’effet cliquet » comme une horloge : le temps qui a passé est irrémédiablement perdu. Une fois qu’on s’est allié à Palantir, peut-on s’en désaccoutumer ?

C’est d’autant plus inquiétant que Palantir, qui mettait déjà en œuvre la politique d’expulsion des clandestins de l’administration Trump, est en train de se renforcer considérablement à la faveur de la crise sanitaire. Il n’est pas anodin qu’après des années d’atermoiements, l’entreprise ait été introduite en Bourse en pleine pandémie. Elle continue à perdre de l’argent, mais va tout de même enregistrer des profits records cette année, après avoir démarché à peu près toutes les autorités sanitaires de la planète. L’Allemagne et la France lui ont un peu claqué la porte au nez, mais ça n’a pas été le cas au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Chez nos voisins britanniques, Palantir gère les données hospitalières, et pourrait bientôt organiser la politique de tests, qui a souffert d’un certain nombre de ratés. Outre-Atlantique, Palantir travaillera main dans la main avec les autorités sanitaires pour décider qui bénéficiera du vaccin contre la Covid-19 quand il sera disponible. C’est un pouvoir considérable, de vie ou de mort pourrait-on dire.

LVSL – On le voit aussi dans le Health Data Hub qui a été confié à Microsoft.

O.T. – C’est l’autre exemple que j’avais en tête. Dans le contexte sanitaire actuel, sur un sujet aussi sensible que l’administration de nos données de santé, le débat mérite mieux qu’un contrat attribué sans appel d’offres à une société américaine qui, au nom du Cloud Act et de la sécurité nationale, peut voir ses serveurs réquisitionnés à tout moment. Je rappelle d’ailleurs qu’à ce titre, le Health Data Hub a été attaqué devant le Conseil d’Etat, et suscite la circonspection de nombreux parlementaires. Et l’enjeu dépasse cette simple plateforme. Aujourd’hui, lorsque nous utilisons Doctolib par exemple, présenté comme une licorne française et une fierté nationale, il faut rappeler que nos données sont hébergées chez Amazon.

LVSL – Il existe également un double discours souverainiste qui se manifeste par la négation ou l’ignorance de ce qui se fait en France en matière de potentiel numérique. C’était un peu le sentiment du patron d’OVH qui affirmait que l’on aurait peut-être pu le faire (en parlant du Heath Data Hub).

O.T. – Nous sommes prisonniers de ce que j’appelle l’« état d’urgence technologique ». Qu’il s’agisse de Palantir, de StopCovid ou du Health Data Hub, nous sommes contraints de décider dans l’urgence, temporelle et politique, sécuritaire et sanitaire.

LVSL – On assiste depuis plusieurs années à des « glissements de souveraineté » de la part des États notamment en Europe au profit de compagnies géantes comme Facebook ou Amazon. Facebook développe le Libra sa propre monnaie, énième affront aux yeux de certains dirigeants. Ces entreprises qui dépassent dans leurs chiffres d’affaires le PIB de certains pays, constituent-elles une menace pour l’État nation ?

O.T – En 2010, Nicolas Sarkozy, lorsqu’il était président de la République, avait organisé le G8 : outre les chefs d’Etat habituels, il avait convié les patrons des grandes plateformes encore bourgeonnantes. À l’époque, sous le chapiteau du jardin des Tuileries, les gouvernements étaient encore très enthousiastes vis-à-vis de Facebook ou Google, parce qu’ils offraient, pensait-on à l’époque, des opportunités de croissance, assez prodigieuse.

Dix ans plus tard, on constate que le rapport de forces s’est complètement inversé : Mark Zuckerberg est reçu comme un chef d’État à l’Elysée. À contrario, quand un ministre fait le déplacement dans la Silicon Valley, par exemple Bernard Cazeneuve après les attentats de 2015, il traite avec un vice-président quelconque. Les échanges en eux-mêmes sont déséquilibrés, on ne discute pas du tout d’égal à égal. D’un point de vue purement symbolique, c’est à la fois très révélateur et extrêmement problématique. Comment fait-on pour arrêter un train lancé à grande vitesse quand on sait que quelques réglages ne vont pas suffire à freiner sa course ? Aujourd’hui, les tentatives de régulation, trop timides, se fracassent sur la réalité de cette dissymétrie.

LVSL – Dans cette forme de dépendance et de rapport assez nocif entre certains États et ces entreprises, on se pose la question : Comment sortir de ce dispositif ? Est-ce que la solution viendrait de la société civile ? Peut-on imaginer d’autres sorties et par quels moyens ?

O.T. – Pendant longtemps, on a estimé que le meilleur moyen de renverser la vapeur était de négocier au niveau international, ou en tout cas supranational. C’est à la fois terriblement banal et proprement terrifiant de le verbaliser ainsi, mais un pays seul ne peut rien face à Facebook ou Google. Mais, le temps passant, il semble de plus en plus évident qu’il faut ramener la discussion devant notre porte. La ligne de front est ici. Il faut relocaliser les luttes, mesurer l’impact des technologies dans notre environnement le plus proche. Les spatialiser, c’est leur donner une forme, une préhension. L’espace urbain tendant à devenir le lieu où la toute-puissance de la technique se manifeste, j’ai tendance à penser que les victoires peuvent s’obtenir au niveau local. Google a voulu transformer un quartier de Toronto en showroom de la ville intelligente de demain ; les habitants s’y sont opposés et le projet a été abandonné. On observe une tendance similaire sur la reconnaissance faciale : aux Etats-Unis, plusieurs mairies, de San Francisco à Portland, ont interdit son utilisation à des fins policières. En France, la CNIL ou des tribunaux administratifs ont interdit un certain nombre d’expérimentations sur le territoire, à Nice ou à Marseille.

Plus généralement, je crois aussi à la capacité d’action collective des citoyens. Aujourd’hui, le plus gros caillou dans la chaussure des GAFAM est une class action lancée par Max Schrems, un étudiant autrichien particulièrement procédurier qui, emmenant des centaines de milliers de personnes des plateformes dans son sillage, a obtenu la tête du Privacy Shield, l’accord qui encadrait le transfert de données entre l’Europe et les Etats-Unis et permettait aux têtes de pont du capitalisme de surveillance de capitaliser sur le dos de nos intimités.

LVSL – Pour rester sur le thème de la souveraineté, les réseaux sociaux sont des lieux qui n’échappent pas aux enjeux géopolitiques. Avez-vous l’impression que les risques d’ingérence étrangère sont sous-estimés ?

O.T. –  Aux États-Unis, plusieurs personnes ont été inculpées après l’élection présidentielle de 2016. Elles gravitent autour de l’Internet Research Agency, une ferme à trolls basée à Saint-Pétersbourg et financée par un proche de Poutine, Yevgeny Prigozhin. Avec peu de moyens – on parle d’environ 100 000$ –, en alimentant le dissensus sur des sujets de société brûlants, en montant des groupes Facebook ou en organisant de faux événements, ils ont pu toucher 130 millions de personnes.

Paradoxalement, les gouvernements occidentaux sous-estiment et surestiment la menace. Ils la sous-estiment parce qu’ils la comprennent très mal. On peine encore à comprendre le soft power extrêmement agressif, volontiers manipulatoire de la Russie, qui a développé une doctrine de déstabilisation passant à la fois par des canaux médiatiques assez officiels (je pense à Russia Today ou à Sputnik), et par des hackers clandestins opérant pour le compte du GRU, le renseignement militaire, contre des cibles allant du Parti démocrate américain à Emmanuel Macron. Cela forme un tout, et pour nombre de responsables politiques, c’est encore un impensé stratégique.

Dans le même temps, nous avons tendance à surestimer la menace. C’est peut-être une tendance plus collective, qu’on peut lier au scandale Cambridge Analytica. On commence à bien connaître l’affaire : on sait qu’une officine en conseil politique, financée par un milliardaire conservateur et boostée aux données siphonnées sur Facebook, a œuvré à la victoire de Donald Trump et du camp du Brexit. Mais quel a été son impact réel ? Il y a quelques semaines, un rapport de la CNIL britannique a publié une autopsie de l’incident. Ce rapport est très intéressant parce qu’il explique que l’entreprise a surtout brillé par sa capacité à vendre une compétence plutôt qu’un outil en particulier. Sa meilleure arme, c’est son argument marketing. Dès lors, ce qui m’intéresse, c’est de savoir quel écosystème rend Cambridge Analytica possible. Et je crois qu’un tel acteur n’existerait pas s’il n’était pas mis en orbite par une économie souterraine peuplée de courtiers en données, qui formulent quotidiennement les mêmes promesses de prédiction totale et s’alimentent entre eux. On ne peut pas qualifier Cambridge Analytica de menace mortelle pour la démocratie en faisant l’économie de ce panorama global.

Plus largement, je pense que nous avons un problème méthodologique au moment de se confronter à cette question de l’emprise des sociétés informatiques sur nos vies – ce que Shoshana Zuboff appelle le « capitalisme de surveillance ». On peut s’en tenir à ce mot-là, même si je diverge sur la définition. Elle s’intéresse à ces dispositifs pour ce qu’ils nous font, je préfère m’attarder sur ce qu’ils sont. Les nommer, les décrire. Le danger réside dans la possibilité de la manipulation, avant même sa réalisation. C’est pour cela que j’envisage mon rôle comme celui d’un cartographe, dont la tâche consiste à mettre à nu ces mécanismes cachés. Je veux croire qu’on échafaudera une critique plus opérante du « capitalisme de surveillance » en révélant son architecture qu’en se concentrant sur ses effets, difficiles à mesurer.

LVSL – Sur la loi de sécurité globale, votre avis en quelques mots ?

O.T. – On a beaucoup parlé de l’article 24, qui entraverait considérablement la possibilité de documenter l’action de la police, mais il faut regarder dans son intégralité le contenu de cette pochette surprise sécuritaire, votée, rappelons-le, en plein reconfinement. Il s’agit ici d’offrir un cadre légal à des technologies déjà utilisés par la police dans un cadre « non stabilisé », pour reprendre l’expression de Gérald Darmanin.

Autrement dit, d’écrire la loi à partir de sa transgression, comme on a pu le faire avec la loi renseignement de 2015, ce qui me semble particulièrement problématique en démocratie. L’article 22 prévoit par exemple la banalisation des drones qui, à l’exception des domiciles, pourront filmer n’importe quelle situation, et transmettre leurs images en temps réel à un poste de commandement.

On les voit déjà quadriller le ciel, puisqu’en dépit d’une décision du Conseil d’Etat, qui a interdit leur utilisation pour contrôler le respect du confinement, la préfecture de police s’en sert de manière routinière pour surveiller les manifestations. Il faudra également être très vigilants sur la reconnaissance faciale : elle a délibérément été laissée de côté, les rapporteurs du texte insistant sur sa complexité.

Cela ne veut pas dire qu’elle est interdite, au contraire : les amendements qui réclamaient un encadrement plus strict ont été méthodiquement rejetés ; et le livre blanc de la sécurité, récemment publié par le ministère, rappelle qu’elle devra avoir été éprouvée pour les Jeux Olympiques de 2024. Il faut donc s’attendre à des expérimentations tous azimuts dans les mois qui viennent, un délai qui me semble bien court pour débattre de la portée technologique, juridique et philosophique d’une technologie aussi invasive et prédatrice des libertés fondamentales.

LVSL – En août 2019, Frédéric Lordon, lors d’un débat organisé par l’université populaire d’Eymoitiers, voyait dans cette appropriation de l’image et de la violence filmées des smartphones une sorte d’émancipation de la vérité, mais qui selon lui allait être, à très courte échéance, remise en cause par les pouvoirs publics. Au regard de cette mise en garde, quel regard portez-vous sur le floutage des visages des forces de l’ordre ?

O.T. – Gérald Darmanin nous explique que c’est pour protéger l’intégrité physique et psychique des fonctionnaires, afin qu’ils ne soient pas jetés en pâture sur les réseaux sociaux. Ce qu’il oublie de rappeler, c’est que dans le même temps, la proposition de loi vise à faciliter la production de vidéos par les forces de l’ordre, notamment celles des caméras piétons, afin de rendre compte « des circonstances de l’intervention ». Or, à l’heure actuelle, ces bodycams, expérimentées depuis deux ans, ne filment pas en permanence. C’est le policier qui décide quand l’activer. Ce qui se manifeste dans cette proposition de loi relative à la sécurité globale, c’est l’asymétrie de plus en plus dangereuse entre une police discrétionnaire et des citoyens mis à nu. D’un côté, des centres de commandement hermétiques. De l’autre, un espace urbain sans angles morts.

Et ce qui se joue, c’est une bataille des images. Le passage à tabac de Michel Zecler l’a encore montré : il ne peut y avoir de débat sur les violences policières qu’en les montrant. Or, un gouvernement qui nie leur existence et refuse d’employer cette terminologie n’est pas seulement contesté dans son monopole de la violence légitime ; c’est son régime de vérité qui est attaqué de toutes parts, par des anonymes équipés de smartphones. À mes yeux, l’article 24 procède de la même logique que l’interdiction de l’anonymat sur les réseaux sociaux : c’est l’expression autoritaire d’un pouvoir qui ne supporte pas d’être contesté par celles et ceux à qui il refuse de donner la parole.

« La surveillance est un mode du capitalisme » – Entretien avec Christophe Masutti

© Rémy Choury

Dans le monde informatisé que nous habitons, chacune de nos conversations, de nos recherches et de nos rencontres est enregistrée, analysée et ses données sont exploitées pour prédire et influencer nos choix. Plus encore, c’est l’espace d’interaction lui-même, ce sont nos formes de sociabilité qui sont organisées de sorte à extraire le plus possible de données : la surveillance et le marché ne cessent de s’immiscer dans notre milieu de vie et nos rapports sociaux. L’enjeu, en ce sens, est-il réellement celui de la protection de la vie privée, ou même de la défense de la souveraineté des États ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’identifier un système économique et politique qui repose sur l’appropriation et sur l’exploitation par les entreprises du numérique des données personnelles et de comportement de leurs utilisateurs ? Ce système a un nom : le capitalisme de surveillance, auquel le chercheur Christophe Masutti a consacré un ouvrage, Affaires privées, Aux sources du capitalisme de surveillance, paru en mai 2020. Historien et philosophe des sciences et des techniques, administrateur du réseau Framasoft dédié au logiciel libre et hacktiviste, Christophe Masutti entend présenter ses analyses et ses recherches, autant que des pistes d’émancipation collective. Entretien réalisé par Maud Barret Bertelloni.


NDLR : Le concept de capitalisme de surveillance a été introduit par les éditeurs de la Monthly Review en 2014 pour décrire les stratégies d’hégémonie américaine par le numérique et popularisé par Shoshana Zuboff dans The Age of Surveillance Capitalism (2019). Il désigne à la fois un modèle d’économie numérique, un état de marchandisation invasive de l’espace en ligne et une source de connaissances, de profit et de pouvoir convoitée.

LVSL – Vous proposez dans votre livre une histoire critique du capitalisme de surveillance, croisant l’histoire des technologies de l’information, de l’économie et du marketing. Avant d’explorer cette analyse, qu’entendez-vous par “capitalisme de surveillance” ?

Christophe Masutti – Je considère le capitalisme de surveillance comme un régime du capitalisme qui mobilise des pratiques d’appropriation et de valorisation de l’information comme moteur de rentabilité. C’est un modèle que j’identifie à partir des années 1960, dès que l’informatisation a pu accompagner la recherche de rentabilité des entreprises. Cela a commencé par les secteurs clés de l’économie : les banques, les assurances et dans les organes de la transformation de la société de consommation que sont le marketing et les organismes de crédit. Les entreprises avaient à disposition tout un ensemble de données, en particulier des données clientèle, mais aussi des données relatives aux processus de fabrication : c’est le début de « l’électronicisation » de l’information dans les processus de production. Puis, ces pratiques d’extraction et de traitement se sont étendues aux données de la société en général, à tous les niveaux, pour exercer ce qui caractérise le capitalisme : la recherche de rentabilité et de profit.

« On assiste à l’action combinée des géants et des autorités, qui perpétue le complexe militaire-industriel-financier dont est tissé le capitalisme de surveillance. »

L’objectif de la surveillance, dans ce système, c’est de pouvoir être en mesure d’influencer les utilisateurs, et de développer des modèles économiques qui correspondent au maximum aux exigences de rentabilité. Cela se fait d’une part en accumulant et en maîtrisant l’information que l’on a pour exercer une activité économique et pour consolider sa position de marché et d’autre part en arrivant à un niveau extrême de modélisation et de prédiction – comme le soutient à juste titre Shoshana Zuboff – en influençant les comportements des utilisateurs de manière à ce qu’ils collent aux modèles.

Le point sur lequel je ne suis pas d’accord avec Zuboff, c’est qu’il ne s’agit pas là d’une imposition, de l’expression d’un pouvoir que les monopoles exercent sur nous. Si on ne se concentre que sur cette approche, on en reste à une vision du capitalisme de surveillance comme un ensemble de pratiques coercitives à l’égard des individus qui les contraint à vivre dans une économie immorale, ce qui porte Zuboff à dire que le capitalisme de surveillance serait un capitalisme « malade » qu’il faudrait soigner. Mais c’est surtout une question de culture de la surveillance, une culture qui est partagée par tous les acteurs du système dont nous faisons partie, qui structure notre société et impose ces technologies comme moyens d’appréhender le monde.

LVSL – Cette capacité de surveillance de la part du monde des affaires semble d’une part susciter un rapport d’antagonisme avec les États, mais on assiste aussi à des formes de protectionnisme ainsi que de connivence – comme l’a révélé l’affaire Snowden au sujet du partage des données entre GAFAM et services de sécurité américains. Quelle est la place des États dans ce système ?

C. M. – Partons de la question de la protection de la vie privée. Il est autrement important pour un État de se présenter comme un défenseur de la vie privée. Selon cette logique, les entreprises attentent à la vie privée, il faudrait alors que l’État puisse réguler ce capitalisme qui nuit à la vie des individus. Or, il n’y a pas de capitalisme sans État. C’est là l’importance des révélations Snowden, qui ont eu un effet déclencheur dans la formulation du capitalisme de surveillance, là où on aurait pu ne voir qu’un ensemble de pratiques invasives pour la vie privée qu’il s’agirait de réguler. C’est dans la Monthly Review que furent d’abord analysées les tendances du capitalisme de surveillance, par des chercheurs comme Robert W. McChesney et John Bellamy Foster, qui travaillent sur les mutations du capitalisme et sur la société de l’information.

L’hypothèse de McChesney et Foster, de leur point de vue étasunien, est que le capitalisme de surveillance influence la gouvernementalité dès lors qu’il participe activement à l’hégémonie d’un système impérialiste répondant aux intérêts des multinationales (on pourrait aussi transposer cette analyse à la Chine). Ils remontent dans leur analyse à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les US ont mis en place un complexe militaire-industriel-financier pour pallier la baisse de la demande mondiale et à une phase de surproduction. Ce système consiste d’abord à assurer la demande du point de vue extérieur grâce à l’effort militaire qui impose l’hégémonie américaine par la force (guerre de Corée, guerre du Vietnam, guerre Froide) et du point de vue intérieur grâce à toutes les technologies de marketing et de modelage de la consommation de base propres au développement du capitalisme de consommation. Ce complexe militaire-industriel-financier permet ensuite de pallier la baisse des taux de profit pendant les années 1970 et lors du choc pétrolier en mettant en place un processus de surfinanciarisation de l’économie. Dans ce contexte, les programmes de développement des systèmes de surveillance globale (parmi lesquels figure la création de la NSA) permettent d’assurer la réalisation de ces deux objectifs et le maintien du système. On assiste ainsi à l’action combinée des géants et des autorités, qui permet de perpétuer le complexe militaire-industriel-financier dont est tissé le capitalisme de surveillance. État et capitalisme sont indissociables aujourd’hui.

Le capitalisme de surveillance transforme la politique lorsque les monopoles technologiques font assimiler aux États une doctrine qui stipule que chaque problème a une solution technique (qu’ils sont à même de produire). Cette doctrine, ce technologisme ou solutionnisme, est si intégrée que l’État en vient aussi à modifier le cadre législatif qui le protégeait jusqu’alors de l’effacement du politique face à la technologie : cela commence par l’aménagement du cadre législatif pour permettre le développement d’économies de plateformes. Ce qui revient aujourd’hui, par exemple, à une conception du travail soit à la mode du 19e siècle (le travail à la tâche, les travailleurs du clic) soit, à l’extrême opposé, une transformation totale du travail humain en machine, c’est à dire une négation du travail et l’assujettissement total du travail humain (vivant) à une technique autonome, pour reprendre l’expression de Jacques Ellul.

Mais on peut aussi prendre l’exemple très actuel de StopCovid : cette application est construite à partir de l’idée que l’on va pouvoir mettre une couche technologique pour résoudre un problème qui va devoir se régler de manière médicale et sociale. Et évidemment cette technologie doit être développée par des acteurs privés, parce que l’État n’en a pas les moyens. C’est la même histoire avec la plateforme du Health Data Hub, qui fait qu’on va donner toute la responsabilité de la technique et de l’hébergement des données de santé à Microsoft, alors que tous les hôpitaux s’échangent déjà des informations et des données médicales avec des protocoles bien établis et qu’ils correspondent de manière tout à fait normale et régulière.

« La tâcheronnisation et le travail du clic, c’est du capitalisme de surveillance au premier degré. »

LVSL – Certaines formes de travail, comme les travailleurs du clic – ou plus largement tout le travail de « support » au traitement informatique – ainsi que la fameuse « tâcheronnisation » décrite par Antonio Casilli, font donc partie intégrante du capitalisme de surveillance ?

C.M. – Cette transformation du travail est incluse dans le capitalisme de surveillance. Car la tâcheronnisation, qui consiste à organiser le travail à la tâche souvent par le biais de plateformes, et le travail du clic, ces « micro-tâches » comme la préparation et la saisie de données qui permettent d’entraîner des algorithmes, c’est du capitalisme de surveillance au premier degré : c’est par la surveillance des moindres faits et gestes des tâcherons que l’on optimise le travail humain au point de le confondre avec une machine et qu’on l’assujettit à une technique autonome.

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© C & F Editions

Ces formes de travail sont la négation du travail vivant, comme l’écrivait Marx dans les Manuscrits de 1857-58, dits Grundrisse : « La tendance nécessaire du capital est l’accroissement de la force productive et la négation maximale du travail nécessaire. Et la réalisation de cette tendance, c’est la transformation du moyen de travail en machinerie. » (« capital fixe et développement des forces productives »).

Je prends dans mon livre l’exemple des assistantes sociales en France, qui ont commencé à se syndiquer lorsque leur travail a été transformé à cause de la technique. On a voulu leur faciliter la tâche : elles n’avaient plus qu’à entrer des données et l’ordinateur leur affichait en direct le dossier de la personne, ses droits, ce qu’elles devaient simplement reformuler en mots pour l’assisté. C’était une perte totale du sens de l’assistance sociale, et dans ce cas heureusement le métier s’est retransformé. C’est là une forme de négation du travail, comme dans le cas de l’ingénieur (le travail vivant) qui perd toute une partie de son savoir-faire parce que l’ordinateur est capable de faire des plans tout seul (comme travail mort ou objectivé). Toute une partie du travail n’est plus là, tout ce qui définissait le travailleur comme assistante sociale ou comme ingénieur n’est plus là.

LVSL – L’emprise du capitalisme de surveillance est souvent décrite à partir de sa capacité à prédire et à influencer le comportement des individus. On recense cependant un spectre d’effets bien plus vastes comme le tri social, ou le fait que les espaces en ligne sont structurés de sorte à extraire de nous le plus possible de données. Comment caractériser cette forme de pouvoir ?

C. M. – Le problème de l’encadrement en termes d’analyse de pouvoir, c’est qu’on continue de confondre surveillance et contrôle. La surveillance est un moyen et le contrôle est une fin. Les entreprises, les GAFAM qui surveillent ne cherchent pas à nous contrôler. C’est-à-dire qu’il faut s’abstraire d’une vision coercitive du capitalisme de surveillance, selon laquelle nous serions les sujets sempiternellement soumis à un pouvoir de contrôle. Cette culture de la surveillance que j’évoquais à l’instant est partagée à travers toute la société : nous voulons la surveillance et nous y participons activement, lorsque par exemple un rectorat trouve beaucoup plus facile d’installer des dispositifs de reconnaissance faciale à la porte d’un lycée que d’organiser de la prévention avec les élèves, lorsque nous mesurons l’audience de nos sites internet ou de nos pages Facebook car nous aussi voulons une part de cette économie de l’attention.

LVSL – Vous signalez les limites des approches, comme celle de Zuboff, qui proposent en réponse au capitalisme de surveillance de « sanctuariser » l’intimité et se concentrant sur la protection de la vie privée, ainsi que de celles de défense de la souveraineté des États dans le domaine numérique. Quelles autres approches de lutte voyez-vous pour habiter dignement et librement notre monde informatisé ?

C. M. – Je suis de l’avis que la lutte pour la vie privée est essentielle et perpétuelle, mais qu’elle se place sur un autre registre que celui du capitalisme de surveillance. En ce qui concerne la défense de la souveraineté des États dans le domaine numérique, je veux bien que l’on confie les infrastructures à l’État, mais il va falloir au niveau des constitutions et des garde-fous que l’on développe un système qui soit plutôt résilient par rapport aux risques démocratiques que cela pose. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faut laisser toutes les infrastructures numériques aux entreprises. Mais ça peut être des associations, des collectifs de citoyens, et surtout ça peut sortir à la fois des sphères de pouvoir et des sphères économiques.

« Nous ne sortirons pas de cette soumission tant qu’elle est pensée en termes de pouvoir. L’économie s’appuie sur des processus culturels et des choix collectifs qui ne sont pas contraints, mais des propositions de vie. »

J’essaye donc de définir une autre approche de lutte. À ce sujet, j’essaie d’abord de m’extraire de l’approche postmoderne du contrôle de Foucault et de Deleuze, qui voudrait que nous ne soyons jamais que des sujets, quelle que soit la provenance de ce pouvoir. Ils ne voient pas la naissance de l’économie de la surveillance au moment où ils théorisent cela et sont, selon moi, « coincés » dans leur approche critique des institutions et du pouvoir. Nous ne pouvons pas sortir de cette soumission tant qu’elle est pensée en termes de pouvoir. L’économie fonctionne de manière beaucoup plus subtile : elle s’appuie beaucoup sur des processus culturels et des choix collectifs qui ne sont pas contraints, mais des propositions de vie.

C’est au contraire ce que faisait remarquer Michel de Certeau : nous ne sommes pas que des individus soumis à un pouvoir. Nous émettons dans notre vie de tous les jours de petites résistances – ce sont des manières d’être et des manières de faire – dans les plus petites pratiques discrètes (individuelles et même collectives) en réaction à quel pouvoir que ce soit. Typiquement, c’est le fait de se retrouver en collectif de web fédéré comme Mastodon [le réseau social libre et auto-hébergé, similaire à Twitter], par exemple. Ou c’est le fait de choisir d’avoir un téléphone portable, mais le plus basique qui soit. C’est tout un ensemble de choix qui fait qu’au niveau collectif, il y a une cohérence qui se dégage ; c’est plus qu’un rejet, c’est un ensemble de manières de faire.

LVSL – Plus concrètement, il s’agit donc de faire exister des alternatives viables au capitalisme de surveillance : lesquelles sont-elles et comment les fédérer ?

C.M. – Je ne vois pas seulement des alternatives, mais des choses qui sont déjà là depuis longtemps. Par exemple, l’Internet Engineering Task Force (IETF) qui élabore les standards d’Internet sur un mode participatif et ouvert (les RFC, requests for comments). Tant que cela existera, le web n’appartiendra pas seulement à des firmes. Il y a aussi le web fédératif en P2P (peer-to-peer), le fédiverse : c’est le réseau de services de blogs, de partage d’images et de vidéos, d’organisation d’événements, etc. construits avec des logiciels libres et décentralisés. La normalisation de protocoles comme ActivityPub, un standard ouvert pour les réseaux sociaux décentralisés, contribue à ça sur un mode éminemment collectif.

Mais je ne voudrais pas que l’on comprenne pour autant que les solutions au capitalisme de surveillance sont techniques. Du côté de l’agriculture maraichère les AMAP, qui sont des plateformes collaboratives, en font tout autant partie. Aujourd’hui dans l’économie, il y a plein de manières de concevoir une entreprise. Ce peut très bien être une SCOP, une société coopérative et participative, avec les moyens de production qui appartiennent aux salariés. Évidemment, ce n’est pas une extraction totale du capitalisme, mais une participation sur un mode différent.

Je le vois aussi dans les multiples initiatives créatrices instituées dans l’économie sociale et solidaire ou non instituées comme dans les expériences de ZAD. Par-dessus tout, ce sont des mouvements et en tant que mouvements sociaux, ils sont informels et créent de multiples formes de gouvernementalité et d’équilibre. C’est ce que Marianne Maeckelbergh appelle des « mouvements de préfiguration ». Il faut préfigurer, autrement dit l’adage : faire, faire sans eux, (et au besoin) faire contre eux. S’opposer non pas à un pouvoir (dont on aurait du mal à identifier les vecteurs) mais proposer des savoir-faire et des savoir-être de résistance à des proposition de vie dont nous ne voulons pas. Maeckelbergh a travaillé sur Occupy Wallstreet, mais on peut dire ça des gilets jaunes, de toutes les ZAD… Les ZAD ne se ressemblent pas et pourtant, au moment où se créée la ZAD se créée en même temps un système de gouvernance, une manière d’organiser.

Ces mouvements préfiguratifs se reconnaissent parce qu’il existe malgré tout une certaine cohérence, justement en ce qu’ils sont préfiguratifs, mais aussi parce qu’ils proposent toujours une vision des communs. Toutes ces alternatives, toutes ces initiatives qui peuvent naître, peuvent se reconnaître entre elles et apporter chacune d’entre elles quelque chose à l’autre. Elles ne sont ni rivales ni concurrentes. Il n’y a pas de cohérence établie a priori, ni d’unité nécessaire. C’est ce que j’appelle un archipel, en empruntant le terme à Édouard Glissant : chaque île est différente, mais dans l’histoire de la formation de l’archipel, chaque élément a apporté quelque chose à l’autre.

Pour aller plus loin : Découvrir un extrait d’Affaires privées, ici.

Pourquoi il faut un moratoire sur la 5G

Une antenne 5G de Vodafone en Allemagne. © Fabian Horst

Alors qu’a lieu l’attribution des fréquences pour le réseau 5G, le déploiement de cette technologie fait de plus en plus débat. Le 12 septembre dernier, 70 élus, pour la plupart étiquetés EELV et France Insoumise, ont appelé à un moratoire et à un débat démocratique sur le sujet. Ils rejoignent ainsi les préconisations de la Convention Citoyenne pour le Climat. Le Président de la République leur a répondu négativement le lendemain, arguant qu’il ne croyait pas au « modèle amish ». Derrière cette polémique, les sources d’inquiétudes autour de cette infrastructure sont en effet nombreuses. Elles nous invitent à questionner les technologies avant de les introduire dans notre quotidien.


« On n’arrête pas le progrès »

Alors que les zones blanches sont encore nombreuses dans notre pays, la dernière génération de réseau mobile, la 5G, devrait bientôt faire partie de notre quotidien. Les enchères auront lieu le 29 septembre 2020. Grâce à l’usage de nouvelles fréquences, les débits seront très fortement améliorés (ils devraient être multipliés par 10) et les temps de latence beaucoup plus faibles. Au-delà d’un confort accru dans nos usages numériques, la 5G est surtout l’infrastructure nécessaire à la poursuite de la numérisation de toute l’économie. De nombreux nouveaux usages sont prévus : automatisation des usines, véhicules autonomes, télémédecine, jeux vidéo en ligne, gestion plus « intelligente » des villes… 

Pour certains dirigeants politiques, ces promesses de développement de nouvelles activités sont une aubaine. En effet, la croissance économique stagne depuis des années. Ainsi, Emmanuel Macron a de nouveau prôné l’urgence du déploiement de ce nouveau réseau le 13 septembre dernier devant un public conquis d’entrepreneurs du numérique. Les défenseurs de la start-up nation estiment en effet impératif de ne pas se laisser distancer. En Chine ou en Corée du Sud, la couverture 5G dans les villes est de fait de plus en plus large. 

Pourtant, cet enthousiasme pour le « progrès » n’est pas partagé par tous. D’abord, la question du risque sanitaire n’est toujours pas résolue. Les différentes études sur le sujet se contredisent. En France, une étude complète de l’ANSES à ce sujet est d’ailleurs très attendue, sauf par le gouvernement et les opérateurs. Ces derniers souhaitent mettre en place le nouveau réseau le plus rapidement possible. Le refus des quatre grands opérateurs français d’attendre cette étude a d’ailleurs conduit à une récente attaque en justice par 500 militants écologistes au nom du principe de précaution. 

Par ailleurs, ce nouveau réseau pose d’importantes questions de souveraineté numérique. Pour l’heure, le leader mondial des équipements 5G n’est autre que le groupe chinois Huawei, dont la proximité avec le Parti Communiste Chinois n’est plus à prouver. Le risque de fuite des données produites par les milliards d’objets connectés à la 5G est donc réel, autant vers Pékin que vers Washington, qui jamais eu de scrupule à espionner ses alliés européens. Les européens sont en train de multiplier les obstacles à la mainmise de Huawei sur le réseau du futur. Ils emboîtent ainsi le pas aux États-Unis qui mènent une guerre tous azimuts contre le géant chinois des télécoms. Mais auprès de qui se fournir ces équipements télécom ? Si les compagnies européennes Nokia et Ericsson en produisent, ils ne sont pour l’instant pas aussi avancés que ceux de Huawei. Cela a conduit le ministre de l’Intérieur allemand, Horst Seehofer, à déclarer que le déploiement de la 5G prendrait un retard de « 5 à 10 ans » sans Huawei. 

La précipitation du Président de la République et des opérateurs mobiles pose donc question. Plutôt que de se précipiter vers des fournisseurs américains, la France (ou l’Europe) ne devrait-elle pas plutôt prendre le temps de développer des technologies souveraines ? Cela mettrait un terme à l’espionnage de masse par les puissances étrangères Si l’on excepte ces questions de souveraineté numérique, la technologie 5G est désormais prête. Mais faut-il pour autant croire aux promesses de la start-up nation ?

Un impact environnemental désastreux

Malgré les promesses d’optimisation de la consommation énergétique de ce nouveau réseau et des appareils connectés, la consommation énergétique globale augmentera très probablement. D’une part, la nécessité de multiplier les antennes pour assurer une bonne couverture contredit le discours des opérateurs et du gouvernement. Surtout, « l’effet rebond » encouragé par l’arrivée de la 5G a toutes les chances de gonfler encore la consommation énergétique exponentielle du numérique. Les voitures autonomes, le e-sport, la télémédecine, la croissance des usages vidéos, la multiplication des objets connectés ou encore l’intelligence artificielle sont en effet autant de nouveaux usages amenés à se développer considérablement avec l’arrivée de la 5G, puis de la 6G. D’après Waymo, la filiale de Google dédiée au développement de véhicules autonomes, la quantité de données produite par un voiture en un jour varie entre 11 et 152 terabytes ! Le stockage et le traitement de telles quantités de données supposent donc une construction massive de datacenters énergivores. Ainsi, selon une étude de l’industrie des semi-conducteurs publiée en 2015, nos usages numériques nécessiteront en 2040 la totalité de l’énergie mondiale produite en 2010 si le rythme de croissance actuel se maintient. Selon cette étude, des gains de performance énergétique d’un facteur 1 000 ne feraient reculer cette échéance que de dix ans.

« L’effet rebond » encouragé par l’arrivée de la 5G a toutes les chances de gonfler encore la consommation énergétique exponentielle du numérique.

Au-delà de la seule consommation d’électricité, l’impératif de renouvellement des terminaux mobiles et la multiplication d’objets connectés s’annonce désastreuse pour l’environnement. Les ventes mondiales de smartphones stagnent autour d’un milliard et demi par an depuis 2016. La 5G apparaît donc comme un argument de poids des fabricants pour relancer les ventes. Or, les progrès technologiques des nouveaux modèles sont devenus de plus en plus superficiels ces dernières années. Il semble qu’il soit temps de concevoir enfin des produits plus durables et plus réparables. Au contraire, ces nouveaux appareils vont copieusement accroître nos besoins en terres rares (souvent extraites dans des conditions désastreuses pour l’environnement et les travailleurs) et les conflits géopolitiques qui y sont liés. Par ailleurs, la quantité de déchets informatiques ainsi créés a toutes les chances d’aggraver les problèmes de pollution dans les pays pauvres où ils sont exportés. Le recyclage des « e-waste » demeure en effet embryonnaire.

Derrière la technologie, des choix de société

Si les enjeux environnementaux liés à la 5G sont de plus en plus pointés, notamment par la Convention Citoyenne pour le Climat, les promesses d’un monde toujours plus connecté sont moins discutées. À l’heure où de plus en plus de jeunes découvrent la réalité déshumanisante de la « continuité pédagogique » à travers les cours en ligne, un grand débat sur la numérisation de la société s’avère nécessaire. D’abord les avancées de la digitalisation amplifient sans cesse les fractures sociales, en particulier lorsqu’elles sont corrélée à la disparition des services publics de proximité. L’ampleur de « l’illectronisme » devrait pourtant nous interroger. Selon l’INSEE, 15% de la population française âgée de 15 ans ou plus n’a pas utilisé Internet au cours de l’année 2019. 38% manque d’au moins une compétence informatique de base.

Un graffiti contre la surveillance de masse à Londres. © KylaBorg

Quant aux innovations permises par la 5G, elles vont bien au-delà des gadgets contemporains que sont les fourchettes ou frigos connectés. La voiture autonome dont rêve Uber afin de pouvoir se passer de main-d’œuvre humaine risque d’encourager des usages irraisonnés. Une étude de 2018 dans la baie de San Francisco dont les participants disposaient d’une voiture à leur disposition sans avoir à la conduire indique un grand nombre de trajets supplémentaires et l’augmentation des distances parcourues, en particulier le soir. Pire, de nombreux trajets se faisaient à vide. Le manque de stationnements dans les grandes villes pourrait encourager les voitures autonomes à errer en attendant leurs passagers. De plus, la prouesse technologique que représente la télémédecine nous fait oublier que nos problèmes de santé viennent surtout d’un environnement pollué et stressant. De même, le renoncement aux soins (pour motifs financiers, géographiques, temporels…) s’aggrave dans notre pays. Développer la télémédecine semble intéressant, mais à quoi bon avec un corps médical déjà surchargé ?

Enfin, la 5G devrait donner un grand coup d’accélérateur à la surveillance de masse. Le cabinet de conseil Gartner estime ainsi que le plus gros marché pour les objets connectés dans les 3 prochaines années sera celui des caméras de surveillance. Grâce à la 5G, ces caméras pourront d’ailleurs se connecter à d’autres appareils de surveillance, comme les détecteurs de mouvement ou les drones. Avec l’amélioration de la qualité des images transmises, la reconnaissance faciale pourrait aisément se généraliser. Ce processus a déjà débuté : la Chine a largement déployé ces outils et les exporte désormais, notamment en Afrique. Pourtant, l’efficacité de ces technologies de la « safe city » n’est jamais débattue. Le sociologue Laurent Mucchielli a publié un livre sur la vidéosurveillance. Il y démontre qu’elle n’a pratiquement aucun impact sur la criminalité et n’aide que rarement à résoudre des affaires. Quant aux invasions de la vie privée et aux usages répressifs de ces technologies, ils ne sont plus à prouver.

Les amish, un modèle ?

Pour toutes ces raisons, le déploiement de la 5G n’a rien d’anodin. Plus que de potentiels risques sur la santé, ce nouveau réseau présente surtout des risques certains pour l’environnement et notre vie privée. Pourtant, tout débat sur ces questions semble interdit au nom du « progrès » que représenterait un meilleur débit. Or, ce progrès à marche forcée semble surtout faire les affaires des grandes entreprises du numérique dont le business model est fondé sur l’exploitation des données. Avec ces montagnes de données, les GAFAM et quelques autres sont en passe d’obtenir un contrôle incroyable sur nos vies. Dans La nouvelle servitude volontaire, Philippe Vion-Dury explique combien les algorithmes des géants du web sont de plus en plus capables « d’anticiper nos désirs, nos comportements et nos vices et de percer l’intimité de nos opinions ou le secret de nos préférences », et, sous couvert de liberté et de plaisir, nous conditionnent à consommer toujours plus. Derrière l’apparente neutralité d’une technologie, il y a souvent un projet politique, ici celui de la Silicon Valley.

Derrière l’apparente neutralité d’une technologie, il y a en effet souvent un projet politique, en l’occurrence celui de la Silicon Valley.

L’opposition historique du mouvement écologiste à certaines technologies, comme le nucléaire (civil ou militaire) et les OGM, nous rappelle d’ailleurs qu’il n’existe guère de neutralité de la technique. Jacques Ellul et Bernard Charbonneau sont deux intellectuels célèbres par leur regard critique sur le progrès technique. Ce dernier sacralise en effet l’efficacité et nous enferme toujours plus étroitement dans le productivisme et le consumérisme. Par ailleurs, questionner le « progrès » n’implique pas nécessairement de le rejeter en bloc comme le font les néo-luddites. Il est possible de reconnaître les bienfaits qu’apporte une technologie tout en étant conscient de ses impacts négatifs, et donc de se battre pour en retrouver le contrôle. Le courant émergent autour des low tech, qui défend des technologies simples, réparables, utiles et abordables, témoigne ainsi d’une volonté de reprendre le contrôle sur les outils techniques qui nous entourent.

Au vu des impacts environnementaux et sociétaux considérables de la 5G, il est donc regrettable de voir que le débat politique sur cette question demeure finalement, et paradoxalement, technocratique. Le principal grief des adversaires de la 5G reste en effet la question du risque sanitaire, qui mérite certes d’être posée, mais est secondaire. Il ne faut pas se contenter d’attendre la sortie du rapport de l’ANSES sur le sujet et de laisser ce débat à des « experts » jamais véritablement indépendants. Un vrai débat démocratique global sur la 5G est nécessaire, comme le réclament les 70 élus de gauche dans leur tribune. Pour Macron et les apôtres du progrès technique, une telle demande est synonyme de retour à la bougie. Cela explique sa petite pique sur les Amish. Mais qui souhaite vraiment imiter cette société fermée et très conservatrice ? Le Danemark nous fournit un exemple plus facilement imitable. Depuis les années 1980, des « conférences de consensus » réunissant des citoyens tirés au sort ou choisis par appel à candidature permettent de questionner les répercussions culturelles, psychologiques et sociales des nouvelles technologies. En France, la réussite de la Convention Citoyenne pour le Climat, bien qu’elle n’ait disposé que d’un temps limité pour traiter de sujets particulièrement complexes, a montré qu’il était possible de rompre avec le monopole des experts et des représentants politiques sur des questions qui nous concernent tous. Les propositions radicales qui en ont émergé (dont un moratoire sur la 5G que le Président de la République s’était engagé à prendre en compte), plébiscitées par près des trois quarts des Français, devraient nous inspirer. À quand un vrai débat de société, suivi d’un référendum, sur la 5G ?

Télésurveillance à l’université : quand la crise du COVID est prétexte à l’extension de procédés intrusifs

Reconnaissance automatique des visages, détection de comportements suspicieux, analyse de l’environnement de l’étudiant, etc. Depuis le début de la crise du COVID-19, les services du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche encouragent des dispositifs intrusifs visant à éviter les fraudes aux examens universitaires. Précipitées par la crise, ces solutions seraient illégales et inégalitaires selon l’avis de nombreux observateurs. 


Les solutions du ministère

La crise du COVID a considérablement modifié les modalités d’enseignement et d’examens à l’université. En mars dernier, la direction générale de l’Enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle (DGESIP) recommande, entre autres, dans le cadre de son Plan de continuité pédagogique la mise en place de la télésurveillance des examens. En effet, dans ce document, il est préconisé que « les examens écrits nécessitent une télésurveillance particulière qui permet de vérifier l’identité de l’étudiant et d’éviter les fraudes. Ils nécessitent donc un recours à des services de télésurveillance ». Aussi, le ministère liste dans cette même fiche les fournisseurs de service européens ayant l’habitude de travailler avec les universités. Avant la crise, Sorbonne Université ou l’Université de Caen Normandie « en pointe sur la question de la télésurveillance » selon le ministère, avaient déjà testé ce dispositif. Depuis le début du confinement, la possibilité de le généraliser s’est présentée comme une alternative dans certaines universités qui ont alors recours à des prestataires privés.

Surveiller à tout prix

Plusieurs procédés sont envisagées pour surveiller les étudiants et éviter les fraudes : accès à la webcam permettant une surveillance constante, prise régulière ou aléatoire de photos ou système de double caméras (webcam et smartphone) pour un contrôle de l’environnement de l’étudiant.

Parfois, le choix est laissé aux enseignants d’organiser les examens comme ils le souhaitent. C’est dans ce contexte que, fin avril, un chargé de TD  en anglais de l’université Paris II Panthéon-Assas enverra à ses étudiants les conditions de passation de leur épreuve. Au programme : webcam allumée, contrôle total de l’ordinateur, accès aux boîtes mails et comptes des réseaux sociaux afin de vérifier que l’étudiant ne communique pas avec ses amis, etc. Le dispositif incluait également le « eyeball tracking » permettant de détecter les mouvements oculaires des étudiants. Face à l’inquiétude des étudiants, l’enseignant abandonnera finalement ce dispositif de surveillance. L’université, quant à elle, affirme ne pas cautionner ces pratiques. 

© Capture d’écran démo ProctorExam

Pratiques illégales ?

Selon la Quadrature du Net, ces alternatives présentées par le ministère comme des solutions sont considérées illégales. En effet, pour les juristes de l’association, elles enfreignent l’article 9 du Règlement général sur la protection des données (RGPD) où il est fait mention de l’interdiction de traiter des données biométriques (système de reconnaissance faciale notamment) « aux fins d’identifier une personne physique de manière unique ». Ces pratiques sont d’autant plus problématiques qu’elles ne recueilleraient pas le consentement des étudiants. 

Outre l’inquiétude que suscite cette intrusion dans la vie privée, l’analyse des comportements et de l’environnement provoque chez les étudiants un sentiment d’autoritarisme de la part du corps pédagogique. Des témoignages interrogent ainsi sur la problématique plus large d’adaptation des modalités d’enseignement et d’évaluation à l’université.

Fracture sociale et numérique

Ces solutions techniques sont révélatrices des inégalités sociales et posent la question de la prise en compte des situations socioéconomiques des étudiants. Pour beaucoup d’entre eux, les conditions nécessaires pour la mise en place à leur domicile de ces dispositifs ne peuvent être réunies (absence ou défaillance du matériel informatique, connexion impossible ou erratique, habitat précaire, etc.). Ils ne prennent, en effet, pas toujours compte de la fracture sociale et numérique dont témoignent pourtant les enseignants depuis le début de la crise . 

Amphithéâtre, IUT de Nîmes

Cela est d’autant plus étonnant que les services du ministère ajoutent dans leur Plan de continuité pédagogique qu’« il est nécessaire de demander à l’étudiant un engagement explicite à assumer la responsabilité des conditions techniques, matérielles et opérationnelles du déroulé de l’examen à son domicile. ». Ainsi les universités trouvent ici une faille qui leur permettrait de se défausser si l’étudiant venait à rencontrer des difficultés techniques ou matérielles pendant l’épreuve. 

Pour certains universitaires, ces nouvelles modalités d’enseignement et d’examen fragilisent encore plus durement ces étudiants en période de crise. Si certains ont encouragé la mise en place de ces dispositifs, d’autres y voient une opportunité pour le ministère de tester et de précipiter leur généralisation ainsi que leur pérennité dans un contexte où la Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) prévoit une dérégulation du système de l’enseignement et de la recherche qui impactera autant les étudiants que leurs enseignants. 

Le Health Data Hub ou le risque d’une santé marchandisée

La crise sanitaire liée au Covid-19 révèle au grand jour les conséquences mortelles des logiques de réduction des moyens dévolus au service public hospitalier. De nombreux pays dont la France misent une fois de plus sur les solutions numériques (géolocalisation, data-surveillance) pour camoufler les effets toxiques des politiques libérales, et renvoyer injustement les citoyens à leur responsabilité individuelle face à la maladie. Le suivi continu des pathologies et rythmes biologiques via les écrans et smartphones, remplacerait-il petit à petit l’acte de soin, justifiant par là même la continuité de l’austérité infligée aux institutions publiques de santé de ces pays? Ce qu’il y a de certain, c’est que les millions d’euros accordés au Health Data Hub mis en place par le gouvernement Philippe, et sur lequel nous nous penchons ici, n’ont pas servi à la recherche scientifique sur les coronavirus, ni à revaloriser le salaire des praticiens hospitaliers, ni à leur fournir les matériels nécessaires à leur métier et à leur protection. Par Audrey Boulard, Eugène Favier et Simon Woillet.


Au mois de décembre dernier, Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé et des Solidarités, inaugurait la plateforme nationale de collecte des données de santé, baptisée en anglais Health data hub. Une plateforme ayant vocation à devenir un guichet unique à destination des acteurs, privés et publics, et devant servir d’appui à la recherche en intelligence artificielle.  Son enjeu ? Élargir ce « patrimoine commun » que constituent les données recueillies par l’assurance maladie en y ajoutant les gisements de données présents dans les CHU ainsi que celles récoltées par les médecins de ville et les pharmacies. Un storytelling dont les rouages – bien huilés en apparence – sont néanmoins grippés par de nombreuses controverses, portant notamment sur la sécurité nationale des données et sur les objectifs économiques de cette conversion numérique du secteur de la santé, visant à remplacer de nombreux actes médicaux (tels que le suivi biologique et le diagnostic) par des algorithmes.

En raison de son système de sécurité sociale, la France est l’un des premiers pays à s’être doté d’une base nationale de données médico-administrative centralisant l’ensemble des données des parcours de soins. Une base de données qui couvre 99% de la population. Des données, qui à l’heure de la santé connectée et des potentialités offertes par l’IA, représentent de véritables mines d’informations à exploiter et à valoriser.

Quel est l’objectif du dispositif ? Il s’agit selon le gouvernement d’élaborer un système de santé où se répondraient vertueusement les intérêts de la recherche et des citoyens. Ce qui implique en premier lieu de renforcer le réseau d’informations sur chaque patient en traitant et faisant se recouper les données déjà collectées. L’espace de santé numérique personnalisé qui a pris le nom de Dossier médical partagé (DMP) et dont la fonction est de fluidifier la prise en charge des patients, a ainsi également vocation à alimenter le Health data hub. Le projet consiste en retour à faciliter l’accès des chercheurs à ces informations.

En contournant d’une part les lenteurs administratives dues à une législation européenne jugée très protectrice à l’égard des données et, d’autre part, en ouvrant toujours plus ce dispositif aux acteurs privés (mutuelles, assurances, industriels et start-ups), affirmant ainsi l’idée que le secteur public n’aurait pas le monopole de l’intérêt général. Un système profitable à ces différentes parties prenantes puisqu’en orientant les recherches vers ces secteurs-clés que sont l’intelligence artificielle et le big data, le Health data hub participe à l’attractivité de la France en matière de e-santé, et contribue plus ou moins directement au bien-être des citoyens, qui sont les premiers intéressés par les progrès de la médecine.

Le projet n’a cependant pas manqué de susciter les critiques. Une tribune publiée en décembre dans Le Monde et signée par des professionnels de santé, une motion du Conseil national des barreaux s’opposant au projet et plus récemment encore la mise en accusation par des entreprises de logiciels d’édition pour non respect des principes d’égalité et de transparence dans le choix qui a été fait de désigner Microsoft Azure comme hébergeur.

Parmi les arguments avancés à l’encontre de la plateforme, l’inspiration libérale de la loi santé votée en juillet 2019 et l’empressement avec lequel le ministère s’engage dans le projet, minimisant ainsi les difficultés qui accompagnent cette transformation numérique du système de santé : risques encourus pour les libertés individuelles et pour le secret médical, flou autour des notions de consentement et de responsabilité du médecin, charges administratives redoublées pour les professionnels de santé notamment. Mais c’est surtout le choix de faire appel à la technologie de Microsoft pour héberger l’ensemble de ces données sensibles, au détriment d’une technologie française qui a fait enfler la polémique. Une décision qui a pu être qualifiée de « haute trahison » selon le mot du professeur Israël Nisand lors du forum européen de bioéthique qui s’est tenu en février dernier.

Qu’est ce que le Health Data Hub ?

Qu’est-ce que le Health data hub (HDH) ? Un « guichet unique, assurant un accès simplifié, effectif et accéléré aux données », « une structure partenariale entre producteurs et utilisateurs de données, qui pilotera l’enrichissement continu mais aussi la valorisation du système national de santé ». À l’origine du projet, le rapport sur l’intelligence artificielle (IA) conduit par Cédric Villani et publié en mars 2018 qui consacre un chapitre au potentiel de l’IA en France et aux modes de gouvernances possibles pour les données en santé. Le rapport ouvre les pistes de la stratégie de transformation du système de santé intitulé « ma santé 2022 »  S’en suit une mise en place très rapide. En octobre 2018, est rendue publique la mission de préfiguration co-dirigée par la présidente de l’Institut national des données de santé Dominique Polton, Marc Cuggia, professeur d’informatique médicale et Gilles Wainrib, président de la start-up Owkin.

En février 2019, Agnès Buzyn valide la feuille de route de la mission et confie la mise en place du hub à la DRESS à la tête de laquelle se trouve Jean-Marc Aubert. Le 24 juillet 2019 est adoptée la loi précisant les grands principes de la structure, faisant en particulier disparaître toute référence à une finalité scientifique pour ne conserver que le « motif d’intérêt public ». En charge de garantir la protection des données et de piloter les aspects sécuritaires du projet, plusieurs instances sont mobilisées parmi lesquelles le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) pour le couvercle éthique, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) pour la caution juridique, et l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) pour le versant sécuritaire. Au moment de la création effective de la plateforme le 1er décembre 2019, le Health Data Hub est donc fort d’un cahier des charges ambitieux, d’un cadre juridique ouvert et flexible et du souhait répété de placer les citoyens au centre des services offerts par la plateforme. Que lui manque t-il ? Des précisions et des garanties.

“Le Health Data Hub est donc fort d’un cahier des charges ambitieux, d’un cadre juridique ouvert et flexible et du souhait répété de placer les citoyens au centre des services offerts par la plateforme. Que lui manque t-il ? Des précisions et des garanties.”

On peut en effet s’interroger. Tout d’abord, le Health data hub ouvre l’accès aux données de santé à des acteurs privés (les start-ups en premières lignes), acteurs dont l’efficacité se mesure à leur rentabilité. Ainsi, en dépit de l’attractivité de ces structures, les algorithmes sur lesquels travaillent ces start-ups, une fois entraînés sur le « patrimoine commun » que constituent les données de santé des Français, sont destinés à être brevetés. Évidemment les start-ups ne sont pas les seuls acteurs à pouvoir accéder à ces données. Le dispositif doit également être mis à disposition du service public. Néanmoins, en quoi un projet qui invite les citoyens à transmettre l’ensemble de leurs données à des projets de recherches auxquels ils ne pourront pas accéder gratuitement participe-t-il à la création d’un système de santé plus démocratique ?

En second lieu, l’exploitation des données de santé n’est pas une nouveauté en France. Des entrepôts de données de santé existent déjà dans différents CHU, à Bordeaux, à Toulouse et à l’AP-HP à Paris. Ces structures participent depuis plusieurs années au développement de méthodes de traitement des données afin d’élaborer localement des outils facilitant la gestion des dossiers médicaux. À ce titre, en quoi le fait de réquisitionner ces données, recueillies et traitées en interne par les professionnels de santé, peut-il servir à financer ces mêmes hôpitaux ?

Une centralisation à marche forcée pour les hôpitaux qui pose également problème du point de vue de la qualité du traitement des données recueillies. Plus on éloigne les données de leur lieu de collecte, plus on les décontextualise en prenant le risque de mal les interpréter. En retour, c’est l’application des algorithmes au soin qui devient moins précis. En effet, en éloignant géographiquement le lieu de collecte du lieu de traitement, on perd le bénéfice d’un aller-retour correctif entre les algorithmes et la pratique réelle des soins sur de vrais patients.

“Faisant l’impasse sur ces précautions éthiques, le Health data hub semble au contraire s’engouffrer dans une logique de marchandisation du secteur de la santé, en valorisant les partenariats public et privé et en faisant du numérique la solution miraculeuse aux nombreux dysfonctionnements de l’hôpital public.”

Sans faire preuve de défiance à l’égard de l’introduction de nouvelles technologies dans le domaine de la santé, il est donc possible de reconnaître que le Health data hub, mis en place sans consultation citoyenne suffisamment élargie, procède d’un certain nombre de choix arbitraires parmi lesquels la pseudomisation des données qui permettrait aux données d’être réidentifiées, le terme flou « d’intérêt général » qui encadre le mode de gouvernance du hub – un GIP, Groupement d’intérêt public, comprenant des acteurs tels que les mutuelles, la centralisation qui augmente les risques en cas de cyber attaques, et enfin le choix d’un modèle économique qui dévalorise et dépossède la recherche publique au profit d’acteurs privés.

En définitive, si les risques potentiels liés aux données massives en santé ne sont pas suffisants pour interrompre les progrès de la recherche, selon l’avis 130 du CCNE, la prudence n’est pas accessoire, étant entendu que cette transformation du secteur de la santé est caractérisée par « une tension entre une grand technicité et des enjeux fondamentaux qui touchent chaque être humain dans la représentation qu’il a de lui-même et de son espèce ».

Faisant l’impasse sur ces précautions éthiques, le Health data hub semble au contraire s’engouffrer dans une logique de marchandisation du secteur de la santé, en valorisant les partenariats public et privé et en faisant du numérique la solution miraculeuse aux nombreux dysfonctionnements de l’hôpital public. Une logique technophile et néolibérale qui reste d’actualité dans la crise du Covid-19, en témoigne la note sur les politiques de santé produite par la Caisse des Dépôts et révélée par Mediapart, qui fait état de la prégnance des impératifs comptables dans la mentalité de nos gouvernants.

La crainte de l’assujettissement numérique

Au-delà de la question de la numérisation des données de santé, qui se pose en véritable enjeu, c’est plutôt le choix du ministère de la Santé de faire appel à Microsoft comme hébergeur de données qui inquiète. Une crainte que les discours se voulant rassurant pour encadrer la présentation du dispositif n’ont pas réussi à dissiper. De façon compréhensible, la décision de faire reposer une plateforme de centralisation des données de santé de millions de Français sur la technologie du Cloud Microsoft Azure interroge à bien des niveaux.

L’empressement avec lequel le ministère de la Santé et la DREES conduisent le projet est d’autant plus surprenant que les contours flous de cette collaboration tardent à se préciser : quel gage de sécurité des données le gouvernement français est-il à même de garantir face à Microsoft ? De quel arsenal juridique le RGPD, le Règlement général sur la protection des données à échelle européen, dispose-t-il face au Cloud Act, son équivalent américain, dont la juridiction extraterritoriale a fait réagir ? Quelle garantie de transparence sera établie autour de la circulation éventuelle des données sur le marché des assureurs ou de divers acteurs dont les autres géants du numérique ? Quelle redéfinition des compétences, de la liberté d’action et du rôle des acteurs de la santé et notamment du secteur de l’informatique médical ?

“Il s’agit pour le ministère de placer la France en acteur mondial phare du développement de l’intelligence artificielle dans le secteur de la santé et ce, dans la décennie qui vient. Pourtant, la décision de s’appuyer sur Microsoft contraste avec de telles ambitions.”

Comment encadrer la fluctuation du prix des licences Microsoft ? Autant de points de crispation que la stratégie précipitée du gouvernement pour mettre en place cette plateforme ne contribue en rien à atténuer. Une stratégie d’ailleurs revendiquée dès la feuille de route d’Agnès Buzyn intitulée « accélérer le virage numérique » et dans lequel il est question de « mettre rapidement au service du plus grand nombre notre patrimoine de données de santé sous une forme anonymisée, dans le respect de l’éthique et des droits fondamentaux des citoyens ». Il s’agit pour le ministère de placer la France en acteur mondial phare du développement de l’intelligence artificielle dans le secteur de la santé et ce, dans la décennie qui vient. Pourtant, la décision de s’appuyer sur Microsoft contraste avec de telles ambitions.

Le transfert de données de santé de millions de Français sur des serveurs situés à l’étranger pose problème pour des raisons évidentes. Des risques liés à la sûreté des données de santé des Français ont d’emblée été évoqués, à commencer par le rapport même de la mission de préfiguration remis à Agnès Buzyn le 12 octobre 2019 qui fait état de tels enjeux : « Le patrimoine de données de santé est une richesse nationale et chacun en prend peu à peu conscience. […] La souveraineté et l’indépendance de notre système de santé face aux intérêts étrangers, ainsi que la compétitivité de notre recherche et de notre industrie dépendront de la vitesse de la France à s’emparer du sujet ». À noter que, si un impératif de compétitivité et d’urgence est ici mobilisé, c’est davantage pour alerter sur la nécessité d’une plateforme souveraine de mutualisation des données de santé au service de l’intérêt national, que pour se lier à des technologies Microsoft dans la précipitation qui accompagnerait la course à l’innovation et à la recherche dans le domaine de la santé. Une mise en garde qui semble avoir été ignorée depuis.

Dans un état d’esprit comparable, le Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM), dans son rapport intitulé « Médecins et patients dans le monde des datas, des algorithmes et de l’intelligence artificielle », met en garde sur le fait que « les infrastructures de données, plateformes de collecte et d’exploitation, constituent un enjeu majeur sur les plans scientifique, économique, et en matière de cybersécurité. La localisation de ces infrastructures et plateformes, leur fonctionnement, leurs finalités, leur régulation représentent un enjeu majeur de souveraineté afin que, demain, la France et l’Europe ne soient pas vassalisées par des géants supranationaux du numérique » (recommandation #33, janvier 2018).

Un autre défi, d’ordre financier, s’ajoute à ce choix de candidature. Dépendre de l’infrastructure logicielle de la plateforme de centralisation des données de santé au Cloud Microsoft Azure comporte aussi le risque d’une captivité numérique vis-à-vis d’une technologie singulièrement propriétaire comme celle de Microsoft. L’encadrement de licences implique un engagement financier sur le long terme avec les technologies issues du géant de l’informatique et donc un risque de fluctuation à la hausse des prix sur les licences en question.

RGPD versus Cloud-Act

Un risque supplémentaire que pourrait faire peser le contrat avec Microsoft pour l’élaboration de la plateforme HDH est d’ordre juridique. En effet, le rapport Gauvain du 26 juin 2019 énonce que « le Claryfying Lawful Overseas Use of Data Act, ou Cloud Act (…) permet aux autorités américaines d’obtenir, dans leurs enquêtes pénales, des données stockées par des entreprises américaines en dehors des États-Unis sans passer par une  demande d’entraide et en s’affranchissant des règles de la coopération judiciaire internationale ». Les infractions concernées par l’extraction de données depuis l’étranger sont celles passibles d’une peine d’emprisonnement supérieures à un an. Le Cloud Act couvre toutes les formes de données possibles, que ce soit de simples contenus, courriels, documents électroniques ou encore des métadonnées.

Il permet en somme, un accès unilatéral de la part du gouvernement américain, aux données d’un pays tiers, le tout sans avoir à fournir de précisions sur la nature du contenu extirpé. Par ricochet, le Cloud Act va bien plus loin puisqu’un prestataire français ou étranger, pourvu qu’il soit affilié à une entreprise américaine et que les autorités déterminent que la société mère exerce en cela un contrôle suffisant sur le prestataire, tombera sous le coup du Cloud Act.

“Mais quel droit Microsoft respectera-il alors pour peu que les autorités américaines réclament des données de santé de citoyens français pour des raisons de public safety ?”

Selon la présidente de la CNIL, c’est plus précisément autour de l’article 48 du RGPD qu’il existe un risque de friction juridique avec le Cloud Act. Dans un contexte trumpien de retour à la guerre commerciale ouverte, Microsoft pourrait se retrouver pris en étau entre les législations européennes et américaines sur la question, dont l’issue dépendra d’un accord bilatéral entre les deux parties. Mais quel droit Microsoft respectera-il alors pour peu que les autorités américaines réclament des données de santé de citoyens français pour des raisons de public safety ? Même si le risque peut paraître faible, doit-on placer le bon fonctionnement de cette plateforme de centralisation des données de santé des Français à guichet unique sous la présidence imprévisible qui est celle des États-Unis actuellement ? Que se passerait-il si, au gré des manœuvres économiques et du jeu politique international, cette plateforme qui supplante un système de santé solidaire et national, se retrouverait en position de levier géopolitique à la faveur d’un gouvernement étranger ?

Les GAFAM en embuscade

À travers Microsoft, c’est tout un faisceau d’acteurs qui pourrait bénéficier du flux de données de santé. Les entreprises certifiées hébergeurs de santé type Amazon ou Google pourront réclamer un point d’accès depuis Microsoft aux données de santé au motif assez indistinct d’un simple intérêt pour la recherche clinique. Microsoft pourrait se faire ainsi la porte d’entrée d’un circuit de données entre divers acteurs connectés, la virtualisation des infrastructures informatiques de cloud permettant de mutualiser les données pour d’autres clients en les répliquant sur plusieurs centres de données.

Par-delà le discours de la performance et de l’alignement sur l’impératif du tout-numérique, la donnée de santé s’avère être pour le secteur numérique et notamment les GAFAM, un enjeu marchand : Google a vu un quart de son budget redirigé vers la santé. Le Wall Street journal a d’ailleurs récemment révélé l’accès de Google aux dossiers médicaux détaillés de millions de patients Américains qui ont circulé sans connaissance ni consentement de la part des patients concernés suscitant l’ouverture d’une enquête du bureau des droits civiques américains. Ces données pourraient par exemple servir à la revente aux assureurs ou aux banques.

Par ailleurs, la rivalité éco-numérique sino-américaine en cours fait de l’Europe un théâtre d’affrontement privilégié, pour la 5G notamment ; un sujet qui, contrairement aux données de santé, a pu sensibiliser des acteurs français et européens à réagir pour conserver une souveraineté technologique. Plus généralement, le processus de diversification sectorielle des GAFAM fait de la santé un secteur d’avenir pour le numérique et augure des affrontements commerciaux sur le sujet, une raison de plus pour redouter le choix de remettre le projet de plateforme de santé dans les mains de Microsoft.

Un objectif de suffisance technologique loin d’être inatteignable

Le choix d’investir dans une infrastructure numérique Microsoft est d’autant plus curieux lorsque l’on comprend que la possibilité d’un hébergeur national n’est pas un frein technologique, plusieurs d’entre eux ce sont même positionnés pour accueillir la plateforme de santé numérique. Ne serait-ce que du point de vue de la compétitivité technologique, la perspective de voir émerger des acteurs locaux au service du secteur de la santé serait avantageux.

Malgré les échecs Atos/SFR et Orange/Thalès à faire émerger une alternative crédible aux géants du numérique, le partenariat OVH avec 3DS Outscale de Dassault Systèmes pour un cloud souverain dans le secteur de la défense ou bien le projet open source MAlt pour le CERN, pourraient relancer une étape dans la lutte contre la dépendance technologique envers les GAFAM.

“La faisabilité technique n’est pas engagée, l’État français disposera d’un Cloud interne en 2020 pour les services les plus stratégiques, une qualification qui échappe mystérieusement aux données de santé.”

La faisabilité technique n’est pas engagée, l’État français disposera d’un Cloud interne en 2020 pour les services les plus stratégiques, une qualification qui échappe mystérieusement aux données de santé. Les données issues des collectivités territoriales ou de l’État considérées comme trésor national font de la France le seul pays à offrir une cybersécurité réglementée aux infrastructures jugées indispensables à l’intégrité de la nation (SecNumCloud), domaine dont les données de santé sont, selon toute vraisemblance, exclues.

Pourtant, les données de santé relevant de l’administration ou du secret médical sont des archives publiques régies par le Code du patrimoine, qui empêche la conservation de ces données en dehors du territoire national (article E212-23 2°). Les données de santé produites par les structures publiques relèvent normalement de ce même territoire national. C’est sans compter toutefois sur la certification hébergeur de données de santé (HDS), qui semble contourner l’agrément du ministère de la Culture pour ce qui est de la conservation des archives sur le sol français, créant un flou juridique. Microsoft, qui a été certifié HDS en seulement 4 mois (contre 12 à 18 mois requis en moyenne), s’est empressé d’acquérir Fitbit, société américaine de fitness, proche du milieu des assurances et pourvoyeur de bracelets connectés et collecteurs de données de santé des particuliers. La plateforme Google Cloud France est quant à elle certifiée HDS sans avoir de datacenters sur le territoire français.

“Le transfert de compétences ou la dépendance technologique est moins le présage d’une France qui ferait la course en tête dans le champ de l’IA médicale que celui d’une perte d’autonomie des milieux hospitaliers, d’une dépossession d’expertise de l’informatique médicale vis-à-vis de leurs bases de données et leur capacité à contrôler leurs environnements et leurs outils de travail numérique.”

Sur BFM Business, Arnaud Coustillière, Vice-amiral d’escadre et président de la DGNUM (Direction générale du numérique), estime quant à lui que les entreprises du numérique « ne voient en face d’elle que des clients et pas des citoyens », une distinction que leur puissance de projection numérique semble ignorer. Après l’entrée en jeu du Cloud Microsoft Azure, il évoque le principe de souveraineté numérique compris comme une autonomie stratégique dans le secteur numérique et définit les conditions préalables à l’hébergement de données sensibles comme devant relever de la confiance et d’une « communauté de destin » partagée, critère qui ne paraît pas inextensible au principe d’un système de santé solidaire national.

Le secret pour (re)trouver l’efficacité de notre système de santé ne se situe pas dans les processus aveugles du solutionnisme ou de la numérisation marchande. Si le secteur de la santé a pu fonctionner de façon solidaire et universelle avant cela, et sans doute même mieux qu’actuellement, c’est qu’il est possible et même souhaitable de repenser une stratégie numérique qui ne rogne pas sur les piliers qui font reposer historiquement la santé publique en France. “Le solutionnisme n’est pas la solution”, mais bien le problème, et si la numérisation est amenée à jouer un rôle déterminant dans le domaine de la santé, le spécialiste des politiques numériques Evgeny Morozov se demande légitimement « pourquoi sacrifier la vie privée au nom de la santé publique » lorsque cela est évitable?

Une volonté de réforme politique favorisant le marché au détriment de l’État social ?

Le transfert de compétences ou la dépendance technologique est moins le présage d’une France qui ferait la course en tête dans le champ de l’IA médicale que celui d’une perte d’autonomie des milieux hospitaliers, d’une dépossession d’expertise de l’informatique médicale vis-à-vis de leurs bases de données et leur capacité à contrôler leurs environnements et leurs outils de travail numérique (autant de tâches qui seront largement confiées à des prestataires privés non-médicaux).

Un risque qui pèse aussi sur la capacité de diagnostic et de prise de décision des professionnels de la santé qui seront concernés. Les algorithmes, probablement développés par les soins de Microsoft, échapperont alors au contrôle de l’administration médicale. Autant d’indices qui semblent anticiper un basculement dans la compréhension des mécanismes des maladies et du rapport médecin / patient. Car il ne s’agit pas ici d’un simple portage numérique du fonctionnement historique d’un système de santé mais d’un virage philosophique pour l’ensemble du secteur médical français.

La décision d’Agnès Buzyn d’accorder le statut d’hébergeur agréé des données de santé des Français à Microsoft nous invite ainsi à soulever plusieurs interrogations concernant l’impact de cette décision sur nos vies privées, nos relations aux institutions de soin et la vision économique du système de santé que cet acte politique révèle.

Outre la destruction de l’écosystème initial de traitement des données à partir d’un modèle français (INDS Institut national des données de santé), qui tend à accroître notre dépendance technologique à l’égard d’entreprises étrangères, cette décision nous incite également à nous questionner sur les risques en matière de vie privée, de dépendance technologique à une entreprise privée, sur les risques d’éventuels de conflits d’intérêt entre les acteurs privés du secteur de la santé (assurances, entreprises pharmaceutiques, entreprises technologiques) et les institutions publiques. Enfin, le recours idéologique à la data-economy pour refonder les politiques de santé publique risquent d’impacter déontologiquement et méthodologiquement le corps médical.

“La science et la technologie apparaissent ici comme les prétextes d’une marchandisation généralisée des comportements humains, biologiques et sociaux dont rêvent les entrepreneurs de la Silicon Valley.”

Les doutes ici mentionnés sont l’occasion d’un regard critique sur la rhétorique techniciste vantée par les libéraux contemporains, et nous permettent de saisir la cohérence de la vision de l’avenir qu’ils nous imposent. Le cas que nous traitons ici doit nous inviter, par les interconnexions qu’il révèle entre des secteurs économiques apparemment distincts, à comprendre la vision libérale-totalitaire de l’économie digitale qui est ici en jeu, à l’opposé du modèle de la libre communication de l’information à caractère scientifique (open source), que nous défendons. La science et la technologie apparaissent ici comme les prétextes d’une marchandisation généralisée des comportements humains, biologiques et sociaux dont rêvent les entrepreneurs de la Silicon Valley.

Leurs naïves ouailles politiques étant enivrées par l’argumentaire de ces compagnies quant à « l’urgence » des décisions à prendre face à « la concurrence internationale » et « l’impossibilité » pour les États de réguler et de censurer des technologies qui « de toute façon » verront le jour dans d’autres territoires aux législations moins embarrassantes.

Les risques déontologiques de la data-economy de la santé

Le premier risque que nous pouvons mentionner quant à l’ouverture des données de santé des Français au secteur privé transnational est le suivant : sans incriminer en aucune façon les entreprises pharmaceutiques et les assureurs qui financent la recherche en IA dans le domaine de la santé, on peut néanmoins légitimement s’interroger sur les raisons de leur enthousiasme à favoriser le développement de ce nouveau paradigme médical. Toute entreprise privée est soumise à des exigences de rentabilité et de profit, dont le premier levier est la réduction des coûts de fonctionnement (en particulier la question du reste à charge pour les assureurs).

Plus grave, le Conseil national du numérique, par la voix de Marine Cotty-Eslous, représentante de son groupe « Numérique et Santé », accompagne la recommandation du Comité consultatif national d’éthique, quant à l’application du principe absurde de « consentement présumé » pour la collecte des données de santé des citoyens. Chaque acte médical ou para-médical donnera lieu à une actualisation sans information préalable du patient, de son « Espace numérique de santé » lequel sera créé systématiquement à la naissance de chaque citoyen. La logique générale du projet étant que l’ensemble des professionnels de santé soient incités en permanence à alimenter cette base de données (le rapport de préfiguration du HDH mentionnait la possibilité d’une incitation financière à alimenter le système).

Tout observateur critique, sans même à avoir à adopter une position libertaire sur les “sociétés de contrôle” et le “capitalisme de surveillance” se doit de considérer les risques posés par cette organisation de la société sur le mode du fichage généralisé des données biologiques des populations. L’utilisation actuelle des technologies de géolocalisation pour endiguer la propagation de Covid-19 nous laisse en effet craindre une normalisation politique de ces méthodes de surveillance intrusives et continues dans le temps (tout comme la normalisation des lois d’exception de l’état d’urgence a eu lieu), qui s’appliquent désormais aussi bien à l’identité politique, sexuelle et morale des citoyens comme le montre l’autorisation accordée par le ministère de l’Intérieur à cette application aux conséquences inquiétantes réservée aux gendarmes et intitulée GendNote.

“Le problème posé ici est celui de la mentalité professionnelle dont se porte garant le principe d’indépendance déontologique contenu dans le statut lié à une mission de service public.”

L’article 6 du projet de loi relatif à l’organisation du système de santé, adopté en juin 2019 au Sénat, et qui peut nous servir de cadre d’interprétation de la vision générale du gouvernement quant aux politiques de santé, mentionne également la création d’un statut unique de praticien hospitalier. D’abord présenté comme la réponse du gouvernement à une revendication majeure du Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs élargi aux autres spécialités (SNPHARE), ce statut unique pose deux problèmes quant à sa définition.

En premier lieu, la suppression étonnante du concours de recrutement qui alimente la « flexibilité » et le passage du public au privé clinique pour compléter ses fins de mois comme y invitait alors Agnès Buzyn, suscitant l’ire du SNPHARE. D’autre part, la mention explicite de la valorisation des compétences non hospitalières (« valences non cliniques ») font présumer que c’est par cette porte que seront recrutés les futurs data scientists de ce nouveau modèle de société. Le problème posé ici est celui de la mentalité professionnelle dont se porte garant le principe d’indépendance déontologique contenu dans le statut lié à une mission de service public.

La mention de la promotion de « l’exercice mixte » d’une profession intra ou extra-hospitalière en libéral fait légitimement craindre par cette voie de possibles dévoiements déontologiques. Surtout lorsqu’il est question de collecte de données privées de santé. Hors du cadre de protection de la mission de service public, assuré par le statut des agents, la logique de subordination contractuelle ici à l’œuvre (le recrutement national est également supprimé au profit d’un recrutement par les directions d’établissements), peut profiter à la mentalité mercantile, aux pressions à la performance et aux risques de conflits d’intérêts entre secteurs public et privé.

Il semble qu’ici se loge une fois de plus la contradiction de fond entre la logique du soin inconditionnel propre au secteur public ainsi qu’au serment d’Hippocrate et les exigences d’efficacité et de rentabilité aujourd’hui dénoncées par les personnels médicaux et hospitaliers à travers leurs mouvements de grève et leurs réactions à la crise du Covid-19.

Le futur CESREES (organe d’évaluation des politiques de santé qui remplace le Comité d’expertise pour les recherches, les études et les évaluations dans le domaine de la santé CERES de 2016) doit voir le jour mi-mars. Il sera composé, ce qui attire notre attention, de membres des associations de patients, des personnalités du monde de la recherche, de membres du Conseil d’État, du Conseil consultatif national d’éthique, et – nouveauté – d’une personnalité du secteur privé. Son secrétariat ne sera plus assuré par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche (comme c’était le cas pour le CERES), mais directement par le Health Data Hub.

“En décembre 2019, Le Monde révélait l’existence d’un potentiel conflit d’intérêt au plus haut niveau des services administratifs de pilotage du HDH en la personne de Jean-Marc Aubert, ancien directeur de la DREES (direction de la recherche de l’étude et de l’évaluation des statistiques).”

Ce mode d’organisation nous donne le sentiment d’alimenter la logique d’efficacité promue par le gouvernement, et nous incite à relire avec intérêt cette définition des objectifs du nouveau modèle de Santé algorithmique, donné dans le rapport de préfiguration du HDH : « Il semble essentiel de mettre à disposition de ces acteurs des capacités technologiques et humaines mutualisées, afin d’atteindre une taille critique permettant une industrialisation et une sécurisation des processus ». Naïfs nous le sommes peut-être encore, pour nous demander encore en quoi un rapport remis à la puissance publique pour guider les orientations majeures dans l’administration de notre système de santé, doit faire mention de l’industrialisation des processus de collecte et traitement des données…

Les inquiétudes dont nous faisons part ici à travers la mention des divers aspects de la réforme systémique votée l’an passé par la majorité ne semblent pas se réduire à de simples cris de Cassandre. En effet, en décembre 2019, Le Monde révélait l’existence d’un potentiel conflit d’intérêt au plus haut niveau des services administratifs de pilotage du HDH en la personne de Jean-Marc Aubert, ancien directeur de la DREES (direction de la recherche de l’étude et de l’évaluation des statistiques). Ce dernier travaillait pour la multinationale Iqvia, leader mondial du traitement des données numériques de santé (10 milliards de dollars de chiffres d’affaires annuels) avant de prendre la direction de la DREES, et a rejoint à nouveau cette entreprise à la suite de son départ.

“Selon Mediapart “Plusieurs entreprises et associations d’éditeurs de logiciel ont écrit, au début du mois de mars, au ministre de la santé Olivier Véran pour demander l’ouverture d’une enquête pour « favoritisme » après le choix de Microsoft pour héberger des données du Health Data Hub.”

Or, Iqvia utilise précisément la technologie Azure Cloud de Microsoft, celle-là même qui a été choisie par l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn, en dépit des mises en gardes de la CNIL quant aux dangers d’une centralisation des données sensibles. Ce qui ruine par là-même, tout l’écosystème français initial, fondé sur un maillage territorial d’entreprises rattachées individuellement à un des 39 centres de santé pilotes. Ce choix est critiqué fortement par le président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) Jean-François Delfraissy et est même qualifié par Israël Nisand, président du forum européen de bioéthique comme une “haute trahison”. Un choix injustifié selon lui, aussi bien du point de vue technologique, que du point de vue du respect de la souveraineté individuelle et nationale (du fait du Cloud Act en particulier).Selon Mediapart “Plusieurs entreprises et associations d’éditeurs de logiciel ont écrit, au début du mois de mars, au ministre de la santé Olivier Véran pour demander l’ouverture d’une enquête pour « favoritisme » après le choix de Microsoft pour héberger des données du Health Data Hub, la gigantesque plateforme destinée à centraliser l’ensemble des données de santé des Français.”

Le guichet unique centralisé crée des risques pour la sécurité des données et des infrastructures

Le problème de fond que pose le modèle du HDH est celui de la centralisation, car il engage non seulement la sécurité des données des citoyens (notamment vis-à-vis du secteur privé mais également des administrations américaines en vertu du Cloud Act), mais le fonctionnement même des infrastructures numériques hospitalières publiques, du fait du risque réel et connu de piratage. Or, deux événements récents semblent accréditer ces inquiétudes quant à la méthode de la centralisation des données de santé nationales par un acteur privé : d’une part, le scandale révélé outre-atlantique par le Wall Street Journal, du partenariat discret entre le réseau de santé à but non lucratif Ascension et Google, ayant conduit à la diffusion non consentie de données de santé désanonymisées de millions d’Américains.

D’autre part, l’attaque informatique subie en novembre dernier par l’hôpital de Rouen, et qui a conduit à une reprise très lente des infrastructures informatiques de l’établissement (plus de trois semaines de fonctionnement ralenti après la fermeture initiale). Ces cyberattaques sont fréquentes et menacent le fonctionnement des services de soin. Dimanche 22 mars, en pleine crise du Coronavirus, l’AP-HP a été la cible d’une cyberattaque. La centralisation des informations et des serveurs imposée par le HDH renforce le risque encouru par l’ensemble du secteur médical vis-à-vis de ces agressions.

Le fait que leur origine est bien souvent interne comme l’expliquent les auteurs de la tribune de décembre dernier doit alerter les responsables politiques du danger réel  constant et démultiplié encouru par l’infrastructure numérique de santé nationale, et de l’augmentation du pouvoir de nuisance de ces attaques du fait de la centralisation des données.

Remplacer le médecin par l’ordinateur et le soin par les machines

Outre le risque de perte de savoir-faire liée à l’automation des diagnostics, qui selon Adrien Parrot représente un risque réel pour le métier de médecin, outre les problèmes déontologiques, stratégiques et sécuritaires posés par le principe d’une diffusion massive d’informations sensibles et privées à une entreprise américaine, deux autres problèmes peuvent être soulevés. Le premier tient à un risque spécifique au formatage des données (en vue de leur interopérabilité, c’est-à-dire leur utilisation par des plateformes avec des langages informatiques de différents types, et leur diffusion internationale) notamment avec la terminologie SNOMED ®(Systematized Nomenclature Of Medecine).

Cette dernière est une terminologie propriétaire, c’est-à-dire d’accès payant, et détenue par une organisation à but non-lucratif, SNOMED International, qui vend aux États et entreprises, ses technologies de standardisation, d’interprétation des data et de portabilité (techniques de facilitation du passage des données d’un terminal de traitement à un autre) SNOMED CT ® (Systematized Nomenclature Of Medecine Computer Technologies), à travers un réseau international de vendeurs publics et privés.

“L’OMS dispose par exemple d’une terminologie propre, l’ICD11 (International Classification of Diseases pour laquelle la France dispose d’un accès en tant que membre de l’OMS) et des systèmes de traitement open source tels que l’OpenEHR (Electronic Health Record) pourraient servir de complément à une standardisation intégralement publique et gratuite, excluant les logiques marchandes.”

Le caractère propriétaire de cette terminologie, se justifiant de l’autonomie politique, a-partisane et non-nationale de la structure SNOMED International, ne saurait éteindre les interrogations concernant la possibilité de développer des terminologies internationales gratuites, open source et d’accès illimité, sur la base d’investissements massifs (et égalitaires) des États au sein des institutions internationales. D’autant que la prolifération de variantes payantes de ces technologies, produites par l’écosystème de revendeurs privés risque de parasiter le fonctionnement de l’ensemble du système du fait de sa centralisation (comment organiser efficacement un système centralisé avec des différences de technologies mêmes apparemment mineures entre ses différents maillons publics et privés) ?

L’OMS dispose par exemple d’une terminologie propre, l’ICD11 (International Classification of Diseases pour laquelle la France dispose d’un accès en tant que membre de l’OMS) et d’autres systèmes de traitement open source tels que l’openEHR (Electronic Health Record) pourraient servir de complément à une standardisation intégralement publique et gratuite, excluant les logiques marchandes.

L’un des problèmes géopolitiques posés par l’adoption de ce standard, est l’absence de nombreux pays dans les infrastructures de gouvernance et d’élaboration institutionnelle de ces technologies. La France n’a par exemple pour l’instant pas encore rejoint le IHTSDO (International Health Terminology Standards Developement Organisation), qui ne comprend toujours pas ni la Chine, ni la Russie, ni l’Inde, ni le Japon, ni aucun pays africain. Se pose donc ici la question de la vision politique de long terme induite par cette coopération.

“Ces deux standards sont en effet développés main dans la main avec les principaux acteurs privés de la data de santé et leur modèle repose sur l’externalisation du codage à des entreprises visant quant à elles le profit et vendant des applications payantes renforçant la rentabilité des organisations hospitalières.”

S’agit-il à travers ces questions de portabilité et d’inter-opérabilité, d’établir des standards de traitement des données hégémoniques, de faciliter ainsi la transformation des politiques publiques de santé des pays occidentaux et de favoriser développement d’un modèle économique transatlantique et transpacifique (Singapour et la Malaisie sont membres de l’IHTSDO ce qui révèle peut-être une manœuvre diplomatique pour éviter leur imbrication dans un modèle d’origine chinoise) de la donnée de santé? Au détriment d’un usage diplomatique pacifique et universel des démarches de communication de l’information scientifique en open-source (avec un système comme openEHR) ? Quid de l’importance accordée à la recherche internationale sur les épidémies dans les pays non-membres de ces organismes (Ebola par exemple) ?

Aucune affirmation certaine n’est envisageable, mais le devoir de surveillance citoyenne critique s’impose une fois de plus. Les significations politiques possibles des rapprochements entre les principaux acteurs privés du secteur de l’uniformisation des données de santé doivent nous inciter à l’interrogation sur leurs motivations. L’organisation américaine Health Level 7 (HL7) par exemple, propriétaire du grand système de traitement informatique des données de santé FHIR (Fast Healthcare Interoperability Ressources), dont les procédures d’harmonisation et de portabilité avec le SNOMED CT laissent penser qu’il s’agirait à terme pour les pays membres de l’IHTSDO de favoriser le développement d’un secteur privé transatlantique et transpacifique du traitement de ces données en vue de leur rentabilité financière.

Ces deux standards sont en effet développés main dans la main avec les principaux acteurs privés de la data de santé et leur modèle repose sur l’externalisation du codage à des entreprises visant quant à elles le profit et vendant des applications payantes renforçant la rentabilité des organisations hospitalières.

Le projet Argonaut initié par HL7, dont Microsoft et Apple sont notamment partenaires, suit les recommandations de nombreux rapports de groupes d’influence soutenus par les industries de l’électronique de santé américains et européens dont le JASON task force ou l’EHRA (European Heart Risk Association). Ces derniers alimentent l’argument de la nécessité de développer un secteur rentable de la donnée de santé, privilégiant les terminologies propriétaires et leur interopérabilité au détriment d’un modèle alternatif fondé intégralement sur l’open source gratuit et intégralement laissé aux soins de la recherche publique.

Cette logique générale contribue à freiner une fois de plus la diffusion totale, ouverte, gratuite et inconditionnelle du savoir sur la médecine aux praticiens, aux scientifiques et au reste du monde. En effet, le développement (même à partir de systèmes open source comme openEHR) encouragé par ces rapports et organisations, de versions payantes des logiciels et systèmes de classification va restreindre, par les logiques de concurrence entre vendeurs de produits et les logiques de captivité technologique (comme c’est le cas pour les utilisateurs d’Apple et d’une partie de ses produits), associées aux pressions budgétaires sur les hôpitaux, l’exploitation correcte des données.

De l’aveuglement idéologique aux mauvaises décisions politiques

Nous sommes en réalité face à une volonté de réforme politique censée favoriser la rentabilité des hôpitaux privés et la réduction des coûts de gestion des hôpitaux publics. Et ce, par l’automatisation des diagnostics via des logiciels et des environnements payants captifs issus d’entreprises privées à but lucratif, visant l’amélioration du flux d’information entre les technologies de surveillance à domicile et l’hôpital, afin de favoriser le recours accru aux soins en ambulatoire (comme le préconise la loi de juillet 2019 d’Agnès Buzyn) et le développement de l’industrie technologique de surveillance médicale américaine et européenne.

En effet, les associations de lobbying auprès des institutions publiques telle que la COCIR (le Comité européen de coordination de l’industrie radiologique, électro-médicale et de technologies de l’information pour les soins de santé, établi à Bruxelles) financent directement des associations internationales à but non lucratif, visant l’élaboration des standards et recommandations d’interopérabilité et d’implémentation administrative de ces technologies numériques de santé tels que l’IHE, l’Integrating the Healthcare Enterprise.

“Puisque l’étiologie – description des causes des maladies- est la clef de tout diagnostic et donc de toute prescription médicamenteuse, l’influence majeure de ces terminologies sur les diagnostics sera l’autre facteur de risque pour lequel il faudra renforcer notre vigilance collective contre toute tentative d’influence des lobbys pharmaceutiques.”

Enfin, l’emploi majoritaire de technologies dites “vendeuses”, donc des logiciels payants élaborés à partir d’une appropriation des licences terminologiques préexistantes (dont l’EHR qui est open source), nécessitera le recrutement de data scientists issus de professions et de logiques extra-hospitalières (ce qui est déjà prévu et valorisé par la loi française de juillet 2019 nous l’avons vu), chargés d’accélérer les procédures administratives et la rentabilité, hors de tout contrôle par la sphère des praticiens médicaux.

Puisque l’étiologie – description des causes des maladies – et la symptomatologie sont la clef de tout diagnostic et donc de toute prescription médicamenteuse, l’influence majeure de ces terminologies sur les diagnostics sera l’autre facteur de risque pour lequel il faudra renforcer notre vigilance collective contre toute tentative d’influence des lobbys pharmaceutiques sur les ingénieurs et les représentants du corps médical et de la recherche dans le cadre de ces processus de standardisation.

Les scandales récents liés aux conflits d’intérêts avérés entre les experts médicaux du DSM (le livre de référence pour le diagnostic psychiatrique aux États-Unis) et les entreprises pharmaceutiques, ont conduit à une médicalisation généralisée de pans entiers de population servant les intérêts financiers des fabricants de médicaments (épidémie soudaine et intrigante d’enfants diagnostiqués avec un « trouble de l’attention » aux États-Unis en l’occurrence) comme le décrivait le Dr.Patrick Landman dans le Figaro.

L’invention de maladies telles que l’ostéoporose (vieillissement naturel des os transformé par le marketing des firmes pharmaceutiques en maladie proprement dite) ou le « syndrome de la bedaine » dont l’impact a été retentissant au cours des années 2000, nous invitent à exercer une surveillance critique face au renforcement numérique massif des possibilités de recoupement arbitraire de symptômes présents dans l’ensemble de la population en vue de l’augmentation de la vente de médicaments (l’abaissement des seuils de diagnostic du diabète aux États-Unis est un autre exemple des méthodes employées par les industriels de la santé pour augmenter leur chiffre d’affaires).

À contrario de ces logiques, l’OMS dispose par exemple d’une terminologie propre, l’ICD11 (pour laquelle la France dispose d’un accès en tant que membre de l’OMS) et des systèmes de traitement open source tels que l’openEHR pourraient servir de complément à une standardisation intégralement publique et gratuite, excluant les logiques marchandes.

Face à ces interrogations, à ces doutes légitimes soulevés par cette décision politique contestée, un fil idéologique semble se dessiner derrière ce recours brusqué à l’intelligence artificielle sous pavillon privé. Celle de la justification des coupes budgétaires dans l’hôpital public par le développement des soins ambulatoires, et du « monitoring continu» c’est-à-dire le suivi extra-hospitalier des maladies, notamment chroniques (diabète, cancer, etc.) via les nouvelles technologies (montres connectées, smartphones, applications de suivi en direct du métabolisme et de suggestion de comportements alimentaires et sportifs ou médicamenteux).

“La start-up nation prétendrait-elle ainsi faire émerger d’un seul tenant un levier d’entraînement pour l’industrie numérique (sous domination américaine et perspective occidentalo-centrée), son cortège de statuts professionnels précaires, et imposer une société de contrôle biométrique hyper-invasive ?”

De nombreuses start-ups, telles que Mynd Blue proposeront désormais de soigner la dépression par un suivi électronique des états biologiques, donnant lieu à un rappel par message téléphonique de la nécessité de reprendre le traitement chimique anti-dépression. Pourquoi faire appel à un psychiatre quand un iPhone suffit ? Peut-être qu’il y a là l’occasion de faire d’une pierre trois coups ?

La start-up nation, grossier saint-simonisme 2.0 prétendrait-elle ainsi faire émerger d’un seul tenant un levier d’entraînement pour l’industrie numérique (sous domination américaine et perspective occidentalo-centrée) et son cortège de statuts professionnels précaires ? Imposer une société de contrôle biométrique hyper-invasive opérant la synthèse entre “les méthodes d’administration asiatiques” et la société de consommation américaine parachevant la confusion entre démocratie et technocratie (ce que préconisent des think tanks influents tels que l’Institut Berggruen) ? Et ce faisant, satisferait enfin les ambitions des groupes privés de santé, en justifiant par là la démolition les budgets dévolus à l’État social ?

Ce nouveau paradigme semble rendre service à la logique d’efficacité et donc de rentabilité défendue par un secteur privé de la santé dont les chiffres économiques – en berne au début de la décennie 2000 en France du fait de la résistance de l’hôpital public et de ses agents en matière de qualité de soins prodigués en dépit des conditions d’exercice désastreuses, remontent progressivement à mesure de la déliquescence des politiques publiques de santé. Déshabiller le public pour rhabiller le privé, n’est-ce pas la logique secrète, la continuité idéologique à l’œuvre dans cette promotion de la médecine algorithmique reposant en fin de compte sur un écran de smartphone dictant au patient les diagnostics et l’auto-médication en lieu et place des praticiens médicaux et hospitaliers ?

Contre la logique de la marchandisation généralisée, de la coupe dans les budgets des services publics justifiées par le recours contraint à l’ambulatoire et la tarification à l’acte (T2A) initiée par Roselyne Bachelot, contre la surveillance numérique continue, et la survalorisation de la clinique privée, nous devons défendre une utilisation raisonnée des progrès technologiques en médecine, fondée sur le soutien à l’open source, la diffusion publique des algorithmes et des bases de données anonymisées, afin de valoriser la recherche et non le profit d’une part. Et d’autre part, nous devons définir clairement les objectifs visés par la politique de santé publique.

Non pas parier en libéraux sur la spontanéité de “l’innovation” grâce au marché, mais planifier politiquement des objectifs d’éradication de maladies chroniques sévères (sida, cancer, hépatites etc.) et de recherche sur les nouvelles infections virales (coronavirus par exemple), au détriment de la rentabilité privée (par exemple les vaccins contre le sida dont la recherche a été stoppée par la coupe des crédits du CNRS en 2017, et dont la réussite potentielle mettait en péril les 19 milliards de chiffres d’affaires annuels du secteur pharmaceutique sur les trithérapies ou encore la difficulté des chercheurs spécialisés sur les coronavirus à trouver des fonds).

Contre l’influence toujours plus pressante des big pharma dans la recherche, nous devons soutenir une politique de démarchandisation du savoir scientifique par la mise en place d’un pôle public du médicament et la défense du partage universel des connaissances médicales facilité par l’open source. Si le Health Data Hub actuel polarise la majorité des financements pour la recherche, cela risque d’être sous la férule du filtre des prix financés par les grandes firmes pharmaceutiques qui se sont d’ores et déjà positionnés en pré-sélectionneurs de l’avenir de la recherche dans le domaine de l’IA en médecine.