Théâtres occupés : des luttes en recherche d’utopies

Lors d’une Assemblée Générale devant le théâtre de l’Odéon © Elsa R. pour LVSL

Considérant insuffisantes les mesures de soutien aux métiers du spectacle dans le cadre de la crise sanitaire, les travailleurs du secteur ainsi que des étudiants d’écoles dramatiques occupent à ce jour une cinquantaine de lieux en France. Entre revendications et utopies, les acteurs de l’occupation des théâtres cherchent leurs rôles en attendant de retrouver leur public. Reportage entre témoignages recueillis et premier bilan d’une mobilisation « historique ».

Les syndicats du secteur culturel mobilisés

Depuis l’occupation de l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris, début mars 2021, une cinquantaine de lieux culturels ont été occupés en France. Au moulin du Roc à Niort, à la Comédie de Reims ou au théâtre de la Colline à Paris, en soutien à ce premier rassemblement, intermittents du spectacle, travailleurs saisonniers et étudiants en écoles de théâtre ou à l’université ont décidé d’occuper nuits et jours ces lieux de culture fermés depuis près d’un an, hors courte période de trêve estivale. Au cœur de leurs revendications, de nouvelles mesures de soutien pour le secteur culturel.

Les communiqués de presse publiés suite à l’occupation des lieux revendiquent peu ou prou les mêmes choses : un calendrier précis pour la réouverture des lieux de culture dans le respect des consignes sanitaires, la prolongation de l’année blanche qui a permis depuis mars 2020 à ceux ayant déjà le statut d’intermittent de continuer à en bénéficier et de toucher leurs indemnités quand bien même ils n’auraient pas fait leurs heures réglementaires et son élargissement à tous les travailleurs précaires ou saisonniers. La demande d’une baisse du seuil d’heures minimum d’accès à l’indemnisation chômage pour les primo-entrants ou intermittents en rupture de droit est aussi formulée – une revendication portée particulièrement par les étudiants d’école de théâtre ayant été les premiers à rejoindre le mouvement. À cela s’ajoute une demande de retrait pur et simple du projet de réforme de l’assurance chômage et des inquiétudes qu’il suscite pour les intermittents du spectacle. 

A l’Odéon, la quarantaine de personnes présentes depuis le 4 mars à l’appel des sections des artistes musiciens et du spectacle de la CGT et d’autres organisations défendant les droits des techniciens du spectacle placent les droits des précaires au cœur des revendications. Assemblées générales et prises de parole s’y succèdent et chaque jour en début d’après-midi, les soutiens sont conviés à participer au mouvement sur la place qui fait face au théâtre. Dans ce haut lieu de la contestation de 1968, les occupants masqués, bien moins nombreux que leurs ainés Covid oblige, se relaient pour effectuer un « tour de garde » derrière la grille du théâtre et assurer le ravitaillement des contestataires. Un roulement est également organisé pour permettre aux occupants de retourner se reposer chez eux avec un va-et-vient régulier qui vise à ce que « le mouvement dure le plus longtemps possible » comme l’indique Emma, une étudiante dans une école de théâtre parisienne. 

Dans les discours prononcés depuis le balcon du théâtre et sur les affiches qui trônent sur son ponton, la ministre de la Culture, accusée de faire la sourde oreille aux revendications, est la cible principale des contestataires. La seule évocation de « Roselyne » suscite cris et protestations de tous ceux qui regrettent que sa visite au théâtre le samedi 6 mars, trois jours après le début de l’occupation, n’ait pas débouché sur des réponses à leurs revendications « claires, concrètes, inébranlables », selon les mots d’un jeune artiste présent sur les lieux. 

Devant le Théâtre de la Colline à Paris © Elsa R.

Pour plusieurs étudiants des écoles nationales de théâtre qui ont voulu suivre l’exemple de l’occupation du théâtre de l’Odéon dans d’autre lieux en France, la réaction de la ministre qui a jugé que les occupations de théâtres n’était pas « le bon moyen, que c’était inutile » et surtout qu’elles menaçaient des « lieux patrimoniaux fragiles » a beaucoup choqué. La confirmation selon Pierre, étudiant dans une école parisienne, « qu’on on ne parle pas la même langue », avant d’ajouter qu’il « serait peut-être temps de sortir de ce dialogue qui semble stérile. Et pourquoi pas imaginer un geste créateur qui aura eu lieu et qu’on ne pourra pas nous enlever même si les droits n’étaient pas obtenus ? » Parmi les étudiants rencontrés, s’il apparaît clé de soutenir le mouvement au Théâtre de l’Europe où la CGT est à la manœuvre, il leur importe aussi à la fois de s’en distinguer et de le prolonger par des revendications qui leur sont propres.

La parole des jeunes artistes : renouveler l’organisation des luttes

Pour Cindy, l’une des occupantes du théâtre de la Colline, dans l’Est parisien, où des étudiants du Conservatoire National de Paris, de L’École supérieure d’art dramatique, du Conservatoire à rayonnement régional de Paris et d’autres écoles parisiennes ont investi les lieux le 9 mars, les occupants de la Colline se sont accordés sur une directive claire : « On ne se laissera pas écraser par la CGT, notre parole ne doit pas être récupérée. » Son souhait ? Qu’une « action groupée permette de « rassembler le plus d’étudiants d’écoles possibles et pas seulement les écoles de théâtre, pour que la jeunesse parle en son propre nom ». Et de là que ces revendications bénéficient plus largement à tous les étudiants. « Un panier repas à 1 euro, la seule mesure qu’a prise le gouvernement, ça ne suffit pas » nous dit-elle, en écho au discours tenu par les occupants du théâtre National de Strasbourg.

Au fil des assemblées générales, les mêmes revendications ressortent. Mais ce n’est pas si simple pour tous. Notamment pour ceux qui refusent d’organiser quoi que ce soit d’artistique dans les lieux qu’ils occupent parce que sinon « cela voudrait dire qu’on peut divertir les foules et cela serait contre-productif pour que l’on réponde positivement à nos revendications (…)  et le gouvernement n’attend que ça ».

Alors que le contexte pandémique rend la possibilité de se représenter en public si rare et complexe, certains contestent ainsi la stratégie du chantage à « l’offre culturelle » et soulignent qu’en faisant la grève du théâtre, là où de toute façon il n’existe pas, il semble y avoir peu de risques que la « récitation d’un texte mette en péril l’obtention d’une revendication ».

Un des jeunes occupants de la Colline nous parle de la hiérarchisation entre les revendications : « La CGT veut les amener à prioriser l’assurance chômage tout en rendant secondaire la réouverture des théâtres. Cette prise de position est dangereuse. Il faut tout de même se souvenir que même si on a tous envie de lutter contre la précarité, cela fait sens d’occuper un théâtre plutôt que n’importe quel autre lieu. »

Quentin, au Théâtre national de Strasbourg, en tant qu’étudiant dans une école supérieure, s’estime très privilégié indiquant pour sa part qu’il ne sent pas légitime à être en colère et qu’il est davantage « dans une démarche empathique ». Il voudrait pouvoir parler de la « décentralisation non aboutie, du manque de représentativité sur les plateaux » pendant les assemblées générales mais comprend que ce n’est peut-être « pas encore le moment ». Pour Quentin, comme pour de nombreux étudiants consultés, s’ils appuient la mobilisation, le débat doit aussi prendre en compte leurs préoccupations artistiques et la signification de leur implication dans le mouvement qui ne sont pas réductibles à la liste des revendications catégorielles.   

Le terme d’occupation de lieux de culture est chargé d’histoire et ramène inévitablement à mai 68. S’ils ont conscience que la référence aux événements de mai porte une part d’ironie, plusieurs s’interrogent. Si la mythologie de 68 ne semble pas résonner en eux, la part d’utopie portée par ce mouvement conserve son pouvoir d’attraction. Et si après-tout « ce n’était pas de cette Utopie dont on avait besoin » nous confie une étudiante à l’École de Théâtre Claude Matthieu. Le souvenir des années 60, de l’esprit de révolte, de l’interruption de l’activité théâtrale, des revendications pour un théâtre plus populaire, le sentiment que l’accès à la parole est devenu un privilège et qu’il faut redonner droit à la parole à tous, tout cela forme un ensemble qui parle aux étudiants.

Théâtres occupés ou théâtres habités ?

Alors qu’on célèbre le 18 mars le 150e anniversaire de la Commune de 1871, l’un des étudiants présents au Théâtre de la Colline nous rappelle qu’à défaut de barricades physiques – que les clés du lieux donnés par Wajdi Mouawad, le directeur du théâtre, aux occupants n’ont pas rendu nécessaires – ce sont des « barricades symboliques » qu’il faut ériger. Au Théâtre National de Strasbourg, on ne parle ainsi pas d’occupation mais d’« habitation », pas d’assemblées générales mais de « forum ». Au sein du théâtre strasbourgeois qui est à la fois aujourd’hui l’une des plus prestigieuses écoles nationales de théâtre et un théâtre, l’un des élèves explique que cette terminologie reflète davantage la réalité puisque « les cours sont maintenus et qu’ils habitent simplement sur place, ce qui n’est pas le cas d’habitude ». Leur directeur, Stanislas Nordey, leur a, là aussi, ouvert les portes de l’établissement. 

« À défaut de barricades physiques ce sont des barricades symboliques qu’il faut ériger »

Pour certains, le terme d’occupation utilisé par ceux qui investissent les lieux est également problématique. Peut-on parler d’occupation lorsque les administrateurs des lieux, à défaut de leur propriétaires ou de leur administration de tutelle, ont accueilli et souvent soutiennent le mouvement ? Comme le souligne mi-amusé, mi-sérieux un étudiant : « Est-ce que ces gens-là existent vraiment ? À qui sont ces lieux réellement ? Est-ce que ça contrarie quelqu’un réellement que nous occupions les lieux alors qu’ils sont de toute façon fermés ? »

« Occupation », est-ce le vocable approprié quand Jacques Peigné, directeur délégué de la Comédie de Caen indique à France Bleu le 15 mars qu’on « se retrouve dans leurs revendications, c’était difficile de refuser. Le théâtre a toujours été un lieu de débat et d’ouverture, et il redevient ici un lieu d’agora » ? 

La situation apparaît parfois tragi-comique. Comme celle de cet élève du Conservatoire national supérieur d’art dramatique à Paris, qui siège au Théâtre de la Colline et ne semble pas troublé par le fait qu’il « occupe » un lieu où des répétitions se maintiennent comme si de rien n’était, avec une sécurité à l’entrée qui vérifie qu’il détient bien la carte « Essentiel.le.s », une petite carte blanche à montrer au vigile avant de rentrer (« comme à l’époque du lycée ») qui a été distribuée à tous les occupants du lieu. Une occupation en somme assez bienveillante avec des vigiles qui veillent aux allées et venues…

Une occupation bien organisée aussi. Comme le rappelle un « occupant » de la Colline, plusieurs pôles ont été constitués pour mener à bien la lutte. Pôles juridique, logistique, communication, artistique sont là pour gérer les deux assemblées générales quotidiennes et l’ouverture chaque jour à 16 heures du mouvement vers l’extérieur. En somme, un siège ordonné : « On a besoin d’un pôle juridique pour annoncer chaque rassemblement à la préfecture : L’État n’attend que ça, que l’on outrepasse les règles » ajoute cet occupant de la Colline qui a passé la première semaine dans le théâtre et rappelle que son directeur, Wajdi Mouawad les a assurés de son soutien.

La question qui traverse les esprits : que se passera-t-il si les lieux ré-ouvrent à la mi-avril, si un calendrier de réouverture se dessinait ou si la principale revendication des intermittents, la reconduction de l’année blanche en particulier, était décidée ? Au Théâtre de la Colline, on renvoie aux assemblées générales qui n’ont pas encore statué sur ce point. Rien ne semble donc arrêté.

Certains regrettent à cet égard que l’occupation ne soit pas davantage un moment pour dépasser le débat des droits et de l’instant politico-médiatique mais plutôt une occasion pour réfléchir sur les enjeux du théâtre contemporain et de son ouverture vers un public plus large. Que cet instant « historique » selon les termes de plusieurs étudiants rencontrés ne catalyse pas les opportunités de réfléchir et créer ensemble.

Réenchanter les lieux : retrouver le sens de l’action

À cet égard, la position des étudiants occupant les théâtre semble dépasser la question des conditions matérielles d’exercice des métiers du monde du spectacle. Il y va de la possibilité même de la parole, de la création, de l’investissement des institutions comme autant d’espaces à la fois par rapport à l’ordre ordinaire du quotidien de la société consumériste et à celui du spectacle, face à un public trop absent et pas assez représentatif des composantes de la société.

Pour Emma, étudiante en philosophie à Paris que nous croisons à un des rassemblements devant l’Odéon, « il faut dépasser le débat des revendications catégorielle. Il faudrait laisser se déployer l’espace d’une hétérotopie (1), dans laquelle on oserait poser la question du désenchantement de la lutte, de ses recours, de ce qu’est réellement une action singulière, puissante, porteuse de sens. »

« Oser poser la question du désenchantement de la lutte, de ses recours, de ce qu’est réellement une action singulière, puissante, porteuse de sens »

À l’écoute de cette dernière, on se demande ce qu’il restera dans quelques mois, quand les théâtres seront ramenés à leur fonctionnement traditionnel, de ce moment d’occupation contestataire : ce qu’il aura produit et ce qu’il aura fait advenir de neuf chez ses participants.

Faudrait-il parvenir à conjurer le sort des perspectives utopiques charriées par l’imaginaire de l’occupation, qui nous paraissent trahies d’avance ? Pris entre l’inexpérience, la volonté de faire leur classes dans la lutte sociale, l’empathie envers les plus précaires, la colère et les organisations syndicales qui canalisent dans un premier temps l’émotion en lutte fonctionnelle, comment les étudiants peuvent-ils formuler des pensées et des actes proprement singuliers ? Est-ce là l’espace pour le faire ? Où est la différence qui donnera à cette parole une nouvelle force ? Toutes ces questions traversent un mouvement qui ne semble pas encore avoir trouvé les voix pour les porter ou y répondre.

Quelques démarches artistiques sont également mises en places dans ces lieux occupés. Il y en a quand même qui veulent jouer parce que la crainte que « les gens commencent à nous oublier » les terrasse. Simplement aussi parce que les plateaux ont manqué et cela fait du bien de se retrouver. Le dimanche 14 mars a, par exemple, eu lieu un marathon de dix heures devant l’Opéra de Bordeaux. Le collectif à l’initiative de cet évènement sur sa page Facebook est clair : « Si le gouvernement souhaite nous épuiser en nous empêchant de nous exprimer sur scène, nous voulons lui montrer que nous avons encore de la force, de l’énergie, et de la volonté à revendre. Nous appelons toutes celles et ceux qui le souhaitent à nous rejoindre tout au long de la journée pour nous soutenir et nous accompagner. »

Devant l’Opéra de Bordeaux © Luttes inter-écoles

À la Cartoucherie, dans le Bois de Vincennes, qui accueille quatre théâtres, quelque chose se met aussi en place pour organiser des représentations. Il se dit que le ponton en face du Théâtre du Soleil serait prêt à accueillir les spectacles qui ont été empêchés de naître avec la pandémie, le tout dans le respect des mesures sanitaires. Une collaboration entre le Théâtre du Soleil et celui de la Colline pourrait de même démarrer. 

(1) Concept forgé par Michel Foucault, lors d’une conférence prononcée en 1967. « ”Des espaces autres” » (1967), Empan, Vol.54, 2004.

Vulnérabilité et débordement. Sur Hedda, une pièce de Sigrid Carré-Lecointre

Hedda • Crédits : Sylvain Bouttet

En France, en 2019, 146 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-compagnon. Un phénomène désormais largement médiatisé par les associations féministes. En rendant la sphère privée « politique », le deuxième féminisme a montré que le terme de « faits divers » était inadapté pour caractériser les violences faites aux femmes. Rendus publics, les cas de femmes battues témoignent de la violence systématique dont les femmes sont victimes en raison de leur statut au sein de la société. Aux premiers abords, Hedda, pièce écrite et mise en scène par Sigrid Carré- Lecointre et Lena Paugaum (qui en est également l’interprète principale) poursuit cette même ambition : rendre visible et donc politiser l’histoire singulière d’une femme victime de violences. Interrogée à ce sujet, Lena Paugaum précise néanmoins que Hedda  « n’est pas une pièce sur les violences faites aux femmes ». La pièce, qui a rencontré un accueil remarqué à Avignon en 2019, a été reprogrammée en juin pour la ré-ouverture du théâtre de Belleville. Elle s’attaque avec poésie et diligence aux méandres psychologiques de la violence domestique. En refusant la condamnation morale, Hedda ouvre un espace où la compréhension flirte avec le malaise et fait du théâtre un laboratoire pour produire une analyse positive de l’oppression. Une mise en scène qui fait écho aux analyses d’Elsa Dorlin sur la vulnérabilité et interroge le rapport que le théâtre peut entretenir avec le politique. 


Hedda raconte l’histoire de Hedda Nussbaum, une éditrice victime d’un mari violent et accusée en 1987 du meurtre de sa petite fille. Le procès très médiatisé, avait créé un point de crispation dans le débat public : le meurtre tragique de la petite Lisa semblait jurer avec le cadre ordinaire dans lequel évoluait cette mère de deux enfants adoptifs, issue de la classe moyenne.

De cette affaire, Sigrid Carré-Lecointre tire un monologue à la trame volontairement simplifiée. Pour l’auteure, la reprise du fait divers ne doit pas enfermer le processus créatif dans l’excuse, l’évitement ou le dédouanement. « Alors que nous commencions les répétitions, cette surenchère a fini par nous placer, Lena Paugaum et moi-même, dans une froideur désabusée face à l’histoire »[1]. Sigrid Carré-Lecointre a choisi de raconter l’histoire de Hedda sous les traits d’une jeune femme timide, qui rencontre un avocat sûr de lui, avec qui elle va s’installer et avoir un enfant. Laissant de côté le meurtre de la petite fille, la pièce se concentre sur la rencontre amoureuse et sur la manière par laquelle « la violence peut naître dans l’amour, comment elle parvient à s’en nourrir. Ou plus exactement comment l’un et l’autre finissent par devenir interdépendants »[2]. En d’autres termes, en quoi la violence naît de rapports sociaux plutôt que d’une responsabilité individuelle.

Le seul en scène est brillamment interprété par Lena Paugam qui prend tour à tour les rôles de la narratrice, de la personnage principale et du conjoint pour donner corps et voix à ce drame où l’exceptionnel se mêle insidieusement à la banalité. Le propos de la pièce est paisiblement construit par des allers-retours entre la narration et l’explication des mécanismes muets qui se jouent entre les personnages. La violence, quant à elle, n’est jamais montrée comme telle, mais passe progressivement de l’agressivité implicite des dialogues à l’hébétude des corps des deux personnages.

« Les détails qui font le sentier de cette histoire d’amour sont à la fois les preuves du bonheur fantasmé et les indices d’un malheur à venir. »

Recueillie dans le (faux) bonheur du couple, la violence colle naturellement au développement de la famille. Dès le départ, la narratrice nous prévient que tous les détails qui suggèrent une histoire d’amour paisible doivent être appréhendés avec précaution : « Il y a toujours deux histoires. Toujours deux points de vue. Tout dépend de quel côté l’histoire arrive. D’où on la regarde arriver. »[3].  Le couple que Hedda forme avec son conjoint est d’abord le produit d’une fiction qui se construit au fil d’événements convenus (la rencontre, le premier rendez-vous, la maison, l’enfant). Les détails qui font le sentier de cette histoire sont à la fois les preuves du bonheur fantasmé et les indices d’un malheur à venir. Tout l’enjeu étant de montrer comment cette « fiction-là », dans la collection des points de vue et la construction d’une trame, a tout à voir avec la réalité.

Car la sollicitude que le conjoint nourrit à l’égard de Hedda va très vite dévoiler son caractère obsessionnel. « C’est à TOI de te battre. Pour obtenir ce que tu souhaites. Hedda, ça veut dire combat. Hedda. Qu’est-ce que tu crois. Que je suis devenu ce que je suis en un jour ? C’est un travail de longue haleine de bâtir un homme. C’est TA responsabilité d’imposer le respect. Si tu n’y arrives pas. Si ensuite on te piétine, c’est aussi ta responsabilité »[4]. Le rapport de force au sein du couple se renverse quand le personnage masculin découvre l’admiration que Hedda suscite auprès de ses collègues de travail. La violence physique naîtra au creux de cette blessure d’orgueil : « (…) Il ne semblait plus avoir véritablement de rôle à jouer, si ce n’est celui terrifiant de « compagnon d’Hedda ». Il ne savait plus à qui parler, et de quoi. Il ne savait plus pourquoi il était là » [5]. Hedda existe en dehors de lui : les coups surviennent au détour de cette prise de conscience.

« Le théâtre et la politique ne deviennent l’un pour l’autre vivants et embarrassants qu’à la condition de se défaire de ce qui les ajuste et concilie leur rapport. »

La pièce de Sigrid Carré-Lecointre raconte sans détour l’histoire d’une femme battue. Toutefois, elle ne prétend pas, à strictement parler, jouer un rôle de porte étendard de la question des violences faites aux femmes. Dans Contre le théâtre politique, Olivier Neveux souligne qu’« il serait pathétique de réclamer du grand art plutôt que des combats, de beaux spectacles plutôt que d’offensives attaques contre la domination. »[6]. Le théâtre n’est politique qu’à condition d’ajuster ses fins aux moyens qui sont mis à sa disposition.

L’auteure de Hedda insiste sur le fait qu’elle n’est ni juge, ni journaliste. Son travail consiste au contraire à se placer en-deçà du jugement et des positions tranchées pour atteindre une « gravitation sensorielle inédite ». Elle développe une esthétique où « les choses ne sont pas noires ou blanches » mais « dansent le long d’un spectre indéfinissable de gris ». Pour cette musicienne de formation en effet, l’imaginaire sensible et la couleur (le bleu) prennent le dessus sur une écriture volontariste : ses pièces naissent de poèmes et d’images saturées en émotions qui trouvent leur rythme et se constituent progressivement en tableaux.

En d’autres termes, si Hedda est une pièce corrosive, c’est parce qu’elle refuse de réduire son propos à la morale et qu’elle l’ouvre au contraire à l’expérimentation. Ces personnages sont des « humanités d’encre » qui vivent et évoluent par la scène. Un projet qui fait écho à la définition que Olivier Neveux donne du théâtre politique : « Le théâtre et la politique ne deviennent l’un pour l’autre vivants et embarrassants qu’à la condition de se défaire de ce qui les ajuste et concilie leur rapport, bref, à la façon dont ils viennent buter, dans leur étrange association contre le théâtre politique »[7]. Dans le cas de Hedda, la pièce conduit le spectateur au point où l’empathie entre en conflit avec la bienséance. Elle propose une autopsie de la violence, prenant à rebours nos préjugés sur la figure de la victime et du bourreau.

« La pièce décrit le processus par lequel le sujet se construit par et dans la violence : comment celui-ci ou celle-ci s’adapte et se développe en déréalisant la situation à laquelle il ou elle est confronté. »

La pièce traite de l’impuissance, mais seulement au niveau de la frustration qui se manifeste chez le conjoint. Sigrid Carré-Lecointre s’abstient de faire un amalgame entre oppression et passivité. Le personnage d’Hedda ne parlera à personne de sa situation et soutiendra le corps à corps avec la violence. Elle va vivre en attendant le coup de trop, celui qui alerterait ses proches ou lui permettrait d’en finir. La pièce décrit ainsi le processus par lequel le sujet moral se construit par et dans la violence : comment celui-ci ou celle-ci s’adapte et se développe en déréalisant la situation à laquelle il ou elle est confronté.

Un processus que décrit Elsa Dorlin dans son ouvrage Se défendre. Une philosophie de la violence. L’inefficacité des campagnes de politiques publiques portant sur les violences faites aux femmes tient selon elle au fait que l’image d’un visage tuméfié affiché en gros plan dans le métro sensibilise mal au problème qu’il prétend traiter. « En montrant, la plupart du temps, une femme, ou plus exactement en réifiant systématiquement les corps féminins mis en scène comme des corps victimes, ces campagnes actualisent la vulnérabilité comme le devenir inéluctable de toute femme »[8]. Les visages de femmes battues se contentent de servir le récit de la victime impotente, soumise à la force de leur conjoint. Or, il ne suffit pas de prendre ces femmes à témoin pour lutter contre les violences qu’elles subissent. Il s’agit au contraire de comprendre ce qui se joue dans la violence domestique, et donc de développer une analyse objective des processus psychologiques à l’œuvre dans la vulnérabilité.

Pour Elsa Dorlin en effet, les femmes victimes de violence développent une intelligence situationnelle inhérente à leur position. Les dominants soumettent les dominés à l’adoption de leur propre point de vue, sans réciprocité possible. Ils travestissent l’anormalité en normalité, mobilisant toute l’attention de leurs victimes, et contraignant celles-ci à entrer en intelligence avec un monde de prédation. Un « dirty care » ou « care négatif » qui contraint les victimes à anticiper les signes de la violence et à en atténuer les conséquences. « La violence endurée génère une posture cognitive et émotionnelle négative qui détermine les individus qui la subissent à être constamment à l’affût, à l’écoute du monde et des autres ; à vivre dans une « inquiétude radicale », épuisante, pour nier, minimiser, désamorcer, encaisser, amoindrir ou éviter la violence, pour se mettre à l’abri, pour se protéger, pour se défendre. »[9]. La violence reconfigure le monde autour de l’oppression : la victime n’est donc pas passive, mais activement engagée dans la situation de survie à laquelle elle participe.

La pièce reconstitue cette généalogie de la violence au sein du couple, pour faire grossir l’asymétrie entre les deux personnages. La violence se fonde en écosystème et éradique toute forme d’altérité. Il n’existe plus qu’un centre, le sujet qui commet la violence, autour duquel Hedda compose pour survivre. L’acceptation dont elle fait preuve devient la seule issue vers la civilisation. Sans toutefois en faire une martyre. Accepter sa situation, c’est pour Hedda soutenir le peu de réalité qui continue d’exister dans sa vie : sa famille, son affection pour son conjoint, la croyance dans un pardon possible, son corps, ou encore la force des habitudes : « Avec le temps, même la douleur s’estompe. Le corps s’insensibilise, se métisse d’absence à lui-même. On s’habitue à tout. Et en s’habituant, l’habitude elle-même devient corps. Avec par-dessus, la douleur en onguent. »[10].

Ainsi, si Hedda est une pièce politique, c’est parce qu’elle donne à voir un monde où les débordements de l’homme (et de la femme) troublent la frontière entre la normalité et l’intolérable. Et par ce même moyen, permet de retrouver un propos philosophique sur la vulnérabilité.

Informations relatives au spectacle : 

Hedda est un monologue commandé par la comédienne et metteure en scène Lena Paugam en mars 2017. Le texte a été créée en janvier 2018 à la Passerelle, scène nationale de Saint Brieuc.

Mise en scène et interprétation : Lena Paugam
Dramaturgie : Sigrid Carré Lecoindre, Lucas Lelièvre, Lena Paugam
Création sonore : Lucas Lelièvre
Chorégraphie : Bastien Lefèvre
Scénographie : Juliette Azémar
Création Lumières : Jennifer Montesantos

La pièce a encore quelques dates au programme de sa tournée.
Le texte de Sigrid Carré-Lecointre est quant à lui disponible en librairie.

[1] https://www.sigridcarrelecoindre.com/HEDDA_.D.htm
[2] https://www.sigridcarrelecoindre.com/HEDDA_.D.htm
[3]  Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 16.
[4] Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 40-41.
[5]  Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 46.
[6]  Contre le théâtre politique, Olivier Neveux, La Fabrique éditions, 2019, p 17.
[7]  Contre le théâtre politique, Olivier Neveux, La Fabrique éditions, 2019, p 23.
[8]  Se défendre. Une philosophie de la violence. Elsa Dorlin. La Découverte éditions, 2017, p. 158.
[9]  Se défendre. Une philosophie de la violence. Elsa Dorlin. La Découverte éditions, 2017, p. 175.
[10] Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 86.

« Le massacre du 17 octobre 1961 n’existe pas dans la mémoire collective » – Entretien avec Alexandra Badea

Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.
Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Alexandra Badea est metteuse en scène et écrivaine de théâtre. Roumaine, elle s’est installée en France il y a 15 ans. Elle est l’auteure de la trilogie Points de non-retour qui aborde les zones d’ombre de l’histoire française et dont le deuxième volet Quais de Seine sera joué en novembre au théâtre de la Colline[1], après un passage cet été au festival d’Avignon. LVSL a souhaité l’interroger sur la Roumanie, ses engagements politiques et esthétiques et son rapport à la langue française. Entretien réalisé par Christine Bouissou et Sarah De Fgd. 


LVSL — Votre engagement politique est très fort dans vos textes. Vous décrivez par exemple dans Burn Out une situation de travail acharné. Dans Contrôle d’identité[2], les déboires d’un réfugié politique face à un système administratif très bureaucratique. Vous dressez un portrait implacable de la mondialisation dans Pulvérisés[3] qui a reçu le Grand Prix de la littérature dramatique en 2013 et qui décrit la vie en entreprise dans quatre villes du monde. Vous semblez habitée par une certaine perception du monde. Quelle est-elle ?

AB — Je ne peux pas parler de la perception du monde en général parce que ce n’est pas le monde en général qui m’intéresse. Ce sont plutôt des histoires, des sujets qui me parviennent à travers des rencontres, à travers des documentaires, des choses qui m’entourent et qui deviennent insupportables. À chaque fois, le déclencheur de l’écriture, c’est une image ou l’histoire d’un être humain qui devient insoutenable, ou d’une situation ou d’un régime politique. Ma place par rapport à ces choses devient difficile à tenir. Une sensation de complicité et de passivité devient besoin d’agir, et l’écriture est le moyen de comprendre le monde, de comprendre ce qui ne va pas, de comprendre aussi notre marge de manœuvre et nos endroits de résistance. Dans tous mes textes, ce sont ces endroits où la politique détruit l’intime qui m’intéressent, là où l’histoire interfère dans la vie des gens et fait complètement basculer les trajectoires. Plus qu’une vision du monde, mes textes sont des regards, sur des moments précis. Bien sûr mon propre parcours est contenu dans cette vision, comme ce qui m’entoure, les bruits de fond…

Ce sont ces endroits où la politique détruit l’intime qui m’intéressent, là où l’histoire interfère dans la vie des gens et fait complètement basculer les trajectoires.

LVSL — Que pourriez-vous nous dire du rapport à l’Europe de la Roumanie ? et d’ailleurs, comment l’Europe traverse-t-elle vos œuvres ?

AB — Certains ont cru que Europe connexion[4] était une pièce contre l’Europe ! Non, c’est une pièce sur le fonctionnement des lobbies, l’Europe étant un terrain privilégié pour les lobbyistes, après les Etats-Unis ! Certains pensent que c’est un texte anti-européen… Non, l’Union européenne, la construction européenne, le Parlement européen en sont simplement le cadre. L’Europe est quelque chose de complètement naturel, qui m’intéresse comme m’intéresse la France, parce que j’y vis et que sa politique influence nos vies. C’est une question de regard. La Roumanie était tellement fascinée par l’Union européenne…Pourtant il me semble qu’elle a mal négocié son entrée dans l’Union. Elle est désormais un petit pays ouvert au marché des produits français, allemands et dont les petits producteurs sont détruits.

Derrière l’Europe il y avait un idéal. Je ne sais ce qu’il en reste mais je vois qu’il s’agit d’une union politique, non choisie par les gens qui se connaissent peu… Que connaît-on d’un Estonien, de l’histoire de la Lituanie ..?
Peut-on construire l’Europe sur d’autres bases et éviter ainsi le repli de chaque nation de chaque pays ? Je crois que l’idéal est à réinventer par les récits que l’on se raconte…

Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

LVSL — Vous vous produisez également en Roumanie. Quelle est sa politique culturelle, par sa politique de subvention aux artistes, qu’en est-il aujourd’hui d’une éventuelle censure, quels sont à vos yeux les points de différence les plus notables avec la France ?

AB — Il y a pas de censure aujourd’hui en Roumanie, pas plus qu’en France, même s’il y a toujours une censure où que l’on soit… Si on a la liberté d’écrire ce que l’on veut et de porter les projets que l’on souhaite, il ne faut pas se leurrer, il y a des textes et des projets qui dérangent la pensée dominante, qui dérangent le pouvoir. C’est aussi le cas en France ! La politique culturelle en Roumanie ressemble au modèle russe ou allemand, peu connu en France : il y a des troupes permanentes, de nombreux théâtres nationaux, beaucoup plus qu’en France qui en compte cinq…  Il y a aussi des théâtres municipaux qui ont un statut de scène nationale ou de centre dramatique national. Les metteurs en scène extérieurs sont invités par les théâtres pour monter des textes qu’ils choisissent avec les troupes. Les tournées sont rares, les spectacles étant voués à être joués dans les murs des théâtres. Depuis la chute du mur, il y a un secteur indépendant, mais les subventions publiques sont rares et les lieux difficiles à trouver. Le secteur indépendant investit donc d’autres endroits, des friches, des bars… Il est compliqué de produire en indépendant, d’employer des comédiens indépendants, et même de vivre en étant indépendant, c’est-à-dire sans aucune subvention.

LVSL – Vous semblez avoir découvert des possibilités d’expression et de création en français, différentes, voire plus amples, de celles que vous connaissiez en roumain. Il y aurait accès à une forme de parole grâce à la langue française ? C’est la marque d’une grande singularité mais en quoi précisément cela vous rend-il créative ?

AB — Je parle d’écriture. Je me sens libre. En roumain, je ne me sens pas libre. C’est un blocage personnel, c’est mon histoire et c’est la manière dont j’ai réagi à un traumatisme. Il y a bien d’autres gens qui ont vécu des traumatismes comparables et ont réagi différemment. Moi, j’ai eu dix ans quand le régime a changé, quand la dictature de Ceaușescu s’est effondrée. Les premières années de mon éducation se sont parlées dans une langue qui était un outil de propagande. À l’école, on apprenait des poèmes patriotiques par cœur, on n’était pas encouragé à être créatif. Au contraire, il fallait s’en protéger car il y avait danger. Je me souviens de la langue de bois… Il y a certains mots que je n’arrive pas à écrire en roumain et leur équivalent français sonne différemment à mon oreille. La question que je me pose est : qu’adviendra-t-il pour moi de la langue politique française, quand j’aurai trop entendu les mêmes discours qui me déplaisent ?

Qu’adviendra-t-il pour moi de la langue politique française, quand j’aurai trop entendu les mêmes discours qui me déplaisent ?

Sans doute y a-t-il d’autres raisons pour lesquelles je ne peux écrire en roumain… C’est un blocage qui vient aussi de l’école, d’un prof aux yeux desquels je n’avais ni talent ni facilités. Ces choses-là empêchent la profondeur et l’intimité avec ma langue maternelle. Il y a comme un interdit, comme un tabou, un voile.
Toutefois, récemment on m’a sollicitée pour écrire un texte qui se jouerait en Roumanie. J’ai compris alors que je devais écrire en roumain et dire quelque chose qui n’a pas été raconté, qui a du mal à émerger. Cela m’a coûté, après dix années d’écriture en français, et il est évident que le rendu est très différent de ce qu’il aurait été en français.

Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

LVSL — Vous avez obtenu la nationalité française en 2014. Qu’est-ce que cela a changé dans votre rapport à la France ?

AB – L’idée de la trilogie Points de non-retour est liée à cette expérience, au sentiment de responsabilité vis-à-vis de l’histoire récente de la France, vis-à-vis de la politique de la France dans le monde, devenue mon histoire. J’ai choisi d’y vivre, d’y voter, j’ai choisi de prendre le passeport de ce pays. Avec lui, je peux aussi aller aux États-Unis sans demander un visa et je serai partout mieux protégée qu’un citoyen roumain… Mais on ne peut pas prendre un passeport sans endosser les responsabilités qu’il donne ! Peut-être cette responsabilité consciente est-elle moins importante pour quelqu’un qui est né ici et n’a « rien demandé »…? Je me souviens que pendant la cérémonie de naturalisation, il y a eu des phrases frappantes… On nous faisait prendre conscience qu’en cas de guerre, nous pourrions nous trouver à devoir nous battre contre notre pays ! Je me souviens surtout de l’idée d’assumer l’histoire de ce pays la France, avec ses moments de gloire et ses points d’ombre. Ma première réaction fut épidermique et concernait la colonisation. Comment l’assumer ?

LVSL — Dans vos pièces, il y a l’idée forte de reconstruction, de récit. Les femmes joueraient-elles un rôle particulier dans la transmission de la mémoire ? Par ailleurs, comment la question de la minorité intervient-elle dans votre œuvre ?

AB — D’une manière générale, pour tout personnage issu d’une minorité visible, j’essaie de déplacer le regard, de noyer le cliché. Je pense que notre art en tant qu’auteur fait exploser les codes et travailler l’imaginaire. Aussi, la question du féminin sera abordée autrement que de manière frontale, comme dans À la trace[5], où l’histoire est portée par deux femmes. Quant à la mémoire, je ne saurais dire si elle est investie par les femmes d’une manière particulière. Il y a surtout des choix inconscients. Dans Thiaroye[6], l’histoire et la quête du récit sont en effet portées par une femme mais rien n’était volontaire pour ma part, les choses sont venues de manière organique. Parallèlement à mon travail, la documentariste Nedjma Bouakra a réalisé un documentaire-radio dans lequel les trois voix qui se prononcent sur la question coloniale sont des femmes[7].  Les références qui environnent Nedjma sont en effet des femmes pour lesquelles ces questions sont une matière première.

Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

LVSL — Le deuxième volet de la trilogie Points de non-retour, Quais de Seine se produira du 7 novembre au 1er décembre au théâtre de la Colline. Il creuse encore  la question des zones d’ombre et des récits manquants de l’histoire française. Comment saisir ce deuxième volet et sa genèse ?

AB — Au départ de la trilogie, lorsque je me suis plongée dans l’histoire de la colonisation, « à la recherche de récits manquants », je suis tombée par hasard sur le massacre de Thiaroye. Je ne cherchais pas un sujet, mais celui-ci s’est imposé et nécessitait à mes yeux une mise en scène de plusieurs points de vue. Le sujet de la guerre d’Algérie s’est également imposé comme une évidence, sujet sur lequel énormément de choses ont été faites et dites… Que faire d’autre ? Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de dénoncer ni de faire à proprement parler un théâtre documentaire, même si la documentation est une étape importante et je peux passer un an à me documenter avant d’écrire… Ce qui m’intéresse dans cette trilogie, c’est comment le passé influence le présent et les gens qui vivent aujourd’hui, et comment des non-dits, des secrets de famille, des traumas existent dans nos corps. En me documentant sur la guerre d’Algérie, j’ai décidé de centrer mon récit sur le massacre du 17 octobre 1961 à Paris. Force est de constater qu’il n’existe pas dans la mémoire collective. Il est souvent confondu avec l’affaire du métro Charonne en 1962. D’où la frustration de certains Algériens et intellectuels du fait que la mémoire de Charonne a balayé la mémoire du 17 octobre. Ces deux événements ont eu des effets complètement différents. Il y a eu des morts des deux côtés mais on peut pas les confondre. Pour écrire, je suis partie du livre La bataille de Paris de Jean-Luc Einaudi, qui retrace l’avant 17 octobre, le jour même et les jours qui ont suivi. La guerre d’Algérie est plus proche de nous que la seconde guerre mondiale et l’histoire de Thiaroye. Il y a des gens qui ont vécu cette période et qui peuvent témoigner. Généralement, quand je décide d’écrire sur un sujet, je préfère me tenir loin de personnes touchées de près par le sujet. Mais là, pour la première fois, j’ai provoqué des rencontres avec des pieds-noirs, des enfants d’appelés et des Algériens. Je voulais savoir ce qu’ils auraient aimé qu’on dise dans un texte. Je me suis rendue compte que je ne pouvais pas raconter l’histoire des Algériens sans raconter aussi celle des Pieds-noirs. D’où l’idée du couple mixte. Les deux parties s’y retrouvent et s’identifient. Chacune peut entendre l’histoire de l’autre. Benjamin Stora parle de mémoires irréconciliables en parlant des fils des appelés, des pieds-noirs, des Algériens et des harkis. Mais je ne peux pas accepter que ces histoires soient irréconciliables. Il faudra, à un moment donné, les réconcilier ou essayer de les réconcilier. C’est un devoir politique. Je pense que l’art peut déclencher quelque chose. On travaille avec du sensible et avec l’émotion on fait avancer la pensée.

Ce qui m’intéresse , c’est comment le passé influence le présent, et comment des non-dits, des secrets de famille, des traumas existent dans nos corps.

LVSL — Avez-vous déjà réfléchi au troisième volet de la trilogie ?

AB — Il portera sur l’affaire des enfants réunionnais qui ont été déplacés dans le département de la Creuse. Au départ, c’était un plan de Michel Debré. Il se trouve qu’il était premier ministre au moment du massacre des Algériens, ses positions étaient donc tranchées sur l’Algérie française et sa responsabilité évidente dans la répression de la manifestation. Il a ensuite été député de la Réunion et a pensé pouvoir résoudre à la fois le problème de surpopulation de l’Ile de La  Réunion et le problème de sous-population due à l’exode rural, de la Creuse et d’autres départements. L’enfer est pavé de bonnes intentions ! Le plan devait soi-disant offrir une chance aux enfants de familles nombreuses et précaires de la Réunion. Les parents étaient souvent malades, en prison, illettrés. Ils ont accepté de laisser leurs enfants être scolarisés en France et les revoir chaque été.
Réellement, les enfants ont été placés dans des centres sociaux et d’autres dans des familles de fermiers, des familles d’accueil. Ils ont parfois été utilisés comme main d’œuvre gratuite. Peu ont effectivement été adoptés. Il y a eu beaucoup d’abus, de suicides, de maladies psychiatriques. C’est une opération qui s’est faite dans la violence. Ericka Bareigts, députée de la Réunion a permis de faire reconnaître en 2014 la responsabilité de l’État français dans cette affaire. Il faut que je trouve comment raconter cette histoire, sans la raconter de manière frontale, la raconter par ce qu’elle engendre aujourd’hui pour nous tous et pour les personnes qui ont entouré ses enfants. Pour l’heure, je collecte des témoignages, lis des textes… Je suis en pleine réflexion.

 

[1] https://www.colline.fr/spectacles/points-de-non-retour-quais-de-seine

[2] Contrôle d’identité / Mode d’emploi / Burnout sont publiés aux Éditions de l’Arche, 2009.

[3] Pulvérisés, L’Arche Éditeur, 2012.

[4] Je te regarde / Europe connexion / Extrêmophile, L’Arche Éditeur, 2015

[5] À la trace / Celle qui regarde le monde Poche, L’Arche Éditeur, 2018.

[6] Le  massacre de Thiaroye s’est déroulé dans un camp militaire de la périphérie de Dakar le 1er décembre 1944 quand des gendarmes français renforcés de troupes coloniales ont tiré sur des tirailleurs sénégalais, anciens prisonniers de guerre récemment rapatriés, qui manifestaient pour le paiement de leurs indemnités et le versement d’un pécule promis depuis des mois. http://senegal.bistrotsdelhistoire.com/?page_id=35

[7] Elsa Dorlin, Armelle Mabon, et Françoise Vergès. https://www.colline.fr/spectacles/points-de-non-retour-thiaroye

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

Les rêves d’Europe du Festival d’Avignon

Vendeur de chapeaux avignonnais proposant des drapeaux européens. ©Martin Mendiharat

Du 4 au 23 juillet s’est tenu l’édition 2019 du Festival d’Avignon, la 73e. Si L’Odyssée se présente comme le thème principal du plus grand festival de théâtre au monde cette année, une autre couleur vient teinter la programmation de cet été. L’Europe s’installe en effet comme irrémédiable sujet de plusieurs spectacles phares du festival et révèle de nombreuses caractéristiques propres à une certaine frange de la création contemporaine qui désire ardemment parler du présent politique.


Le Festival d’Avignon 2019 se voulait éminemment politique, en écho avec les urgences de notre temps, ce que traduit l’édito d’ouverture de programme d’Olivier Py, directeur du festival depuis 2013. Il y énonce que l’objectif artistique de l’édition 2019 est de « désarmer les solitudes ». Le metteur en scène nomme la nécessité présente du théâtre, qui n’a qu’à « ouvrir ses portes » pour « faire acte de conscience politique ». Ainsi, face aux affres du consumérisme et de la solitude contemporaine véhiculée entre autre par les réseaux sociaux, il rappelle « qu’être ensemble ce n’est pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés, c’est accepter une inquiétude commune et espérer le retour des mythes fondateurs ». C’est dans le charnier marin de la Méditerranée qu’un de ce mythes émerge : l’Odyssée.

Olivier Py présentant le programme du 70e Festival d’Avignon ©Marianne Casamance

On compte ainsi de nombreux spectacles sur ce thème comme O agora que demora / Le présent qui déborde – Notre Odyssée II de Christiane Jatahy, sur et avec les exilés contemporains ou L’Odyssée de Blandine Savetier, mise en scène du texte de Homère en 12 épisodes quotidiens, et bien d’autres faisant appel aux mythes de la Grèce Antique. Mais une autre inquiétude appelle au retour d’un autre mythe, plus récent celui-là. Cette inquiétude c’est celle de la menace présente sans cesse dans l’actuel spectacle politico-médiatique de « la montée des populismes », et le mythe à convoquer pour la palier : l’Europe. Ou l’Union européenne, on ne sait pas vraiment, la confusion s’entretient tout au long des propositions que nous allons aborder. Ainsi, face à ces inquiétudes rappelons que Olivier Py met en garde de ne « pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés » auquel il précommande en remplacement le silence de la salle de théâtre permettant de percevoir le « messianisme du collectif ». Ce parallèle religieux propre à Py se place donc comme un appel au calme au milieu d’une fureur ambiante qui ne peut, bien entendu, qu’être nuisible pour la démocratie, et de se poser calmement face aux mythes fondateurs pour réfléchir sur le présent. 

Architecture, grandes performances et vues de l’esprit

C’est la tâche que se confie Architecture, écrit et mis en scène par Pascal Rambert, dans la cruciale Cour d’Honneur du Palais des Papes. Cruciale car depuis qu’il y a un Festival d’Avignon, chaque année les regards se tournent vers le spectacle qui y est programmé en ouverture. C’est celui dont France Télévisions diffuse la captation, celui que tous les journalistes vont voir, celui dont tout le monde parle. Les critiques cette année furent mitigées, soulignant un texte lourd, des comédiens brillants dans un drame esthétiquement beau ou la vacuité d’un énième spectacle comme celui-ci. Sur Avignon même, le bouche-à-oreille des spectateurs penchait clairement vers la non-affection et les discussions s’animaient plus par le temps tenu avant de quitter le spectacle (d’une durée de quatre heures) que par le sort tragique des personnages et ce qu’il y a à en retenir.

Scénographie de “Architecture” avant le début du spectacle.©Martin Mendiharat

Architecture narre l’histoire d’une famille d’intellectuels viennois assistant à l’explosion de la Première Guerre Mondiale et à la montée du nazisme, mourant tous de près ou de loin à cause de ces deux événements historiques. Pascal Rambert réunit une troupe de grands acteurs avec lesquels il a déjà travaillé par le passé : Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marie-Sophie Ferdane, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès en alternance avec Pascal Rénéric, Laurent Poitrenaux et Jacques Weber (ainsi que Bérénice Vanvincq, pour une courte apparition finale). Cette famille va s’entredéchirer sur une multitude de sujets, tant personnels que philosophiques, tout en observant avec frisson les fracas de l’époque à laquelle elle assiste dans une grande croisière à travers l’Europe. Le spectacle a une radicalité formelle qui peut en elle-même déplaire (c’est bien le propre de la radicalité), mais ne pêche pas tant que ça par sa seule forme de « longs discours » qui a pu lui être reproché. L’exercice en tant que tel est plutôt réussi, multipliant les moments virtuoses comme une scène d’orgasme cérébral entre Julie Brochen et Jacques Weber, la rage de Stanislas Nordey contre le conservatisme tyrannique de son père au moment de lui dire qu’il est homosexuel ou les vociférations troublantes et organiques de Laurent Poitrenaux. La force avec laquelle Nordey et Bonnet s’exprime dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, dépassant l’amplification de leurs micros pour que leur voix nue rebondisse d’elle-même sur les murs du bâtiment est aussi impressionnante que la complicité amoureuse de cette dernière avec Pascal Rénéric (ou Denis Podalydès) est belle. Tout comme l’esthétique d’ensemble du spectacle émane une certaine grâce avec ces personnages principalement vêtus de blanc s’entredéchirant ou constatant le monde s’enflammer depuis la splendeur vacillante de leur bourgeoisie. Le tout se déroule dans une scénographie épurée uniquement composée de quelques meubles des styles novateurs de l’époque, qui passent une majeure partie de leur temps cachés sous des draps blancs sur un sol de la même couleur, balayés par les bourrasques de la Cour d’Honneur. Enfin et surtout l’architecture gothique du lieu sert de cadre idéal à cette famille dont le père architecte classique bâtit l’Europe moderne qui sert de cadre au spectacle.

Audrey Bonnet et Stanislas Nordey dans “Clôture de l’amour”. ©Tania Victoria

Il y a quelque chose d’introspectif pour Rambert dans ce spectacle. Il réunit et écrit pour les actrices et les acteurs qui ont porté ses spectacles emblématiques de la dernière décennie comme Clôture de l’amour (Audrey Bonnet et Stanislas Nordey), Répétition (Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Denis Podalydès, Stanislas Nordey), ou encore Sœurs (Audrey Bonnet et Marina Hands, qui était initialement prévue dans la distribution). La pièce est ponctuée de méta-références à son œuvre, non sans un certain humour (Stanislas Nordey qui signifie à un de ses interlocuteurs qu’il l’écoute sans parler, répétant immédiatement ses mots « C’est marrant, t’écouter sans parler », allusion à la forme des spectacles de Rambert pouvant s’apparenter à des longs monologues que les personnages s’adressent, rapport radical à la parole que l’on peut voir hérité du Manifeste pour un nouveau théâtre de Pasolini). Ce travail sur la parole face au présent, que Rambert développe depuis une dizaine d’années, tient ici un rôle essentiel dans l’action dramatique. C’est suite à une onomatopée triviale prononcée à voix haute par Nordey lors du discours de remise de médaille de son père joué par Jacques Weber que commence la pièce. Des sons émis par la parole mais sans aucun sens pour interrompre des discours conservateurs, telle est la réponse que trouve ce fils philosophe face au réactionnaire vieillissant mais tout puissant qu’incarne son père. 

Les limites d’un engagement de surface

Il y a toujours une frontière ténue entre les propos poétiques et fictionnés que Rambert donne à ses personnages et le discours que portent ses pièces. Il ne s’embarrasse par exemple pas à nommer ses personnages autrement que par le prénom des acteurs pour lesquels il écrit, si ce n’est leur surnom (« Stan »). Ainsi dans Architecture il s’agit aussi pour le metteur en scène de 57 ans de faire état de sa condition d’artiste et d’intellectuel face à ce qu’il voit du présent. Et c’est là que le bât blesse. Non pas que sa manière de décrire, selon lui, comment un paysage d’intellectuels préfère observer et commenter avec dédain ou frayeur le présent (le parallèle entre, comme nous le disions, la « montée des populismes » et l’avènement du nazisme, est ici à peine caché) n’est pas réalisée avec une certaine justesse. Il s’agit sûrement de l’expression sensible de ce qu’il ressent, lui, en haut de la pyramide institutionnelle du spectacle vivant mondial, et les personnes qu’il fréquente, constatant sans vraiment la comprendre la terrible « montée des populismes ». Le problème est là : l’absence de réponse au présent, et surtout l’absence de réelle remise en question. Dans l’entretien qu’il donne pour la feuille de salle du spectacle, Rambert ne nie pas le parallèle entre la famille qu’il décrit et l’Europe : « Cette désunion est le reflet de leurs désaccords devant le grand péril qui arrive. Comme elle ne sait pas s’unir, rien ne se passe. ». Rien ne se passe, et donc, c’est la victoire du fascisme. Cette défaite de l’Humanité qu’il prédit arriver à nouveau si « rien ne se passe » tient donc de la seule inaction du cadre qui est sensé lui résister. Du reste, aucune analyse sur les raisons de la montée de cette vague effroyable, au XXe siècle comme aujourd’hui, et encore moins de remise en question du cadre en lui-même. Ce cadre est pourtant parfaitement incarné par la famille haute-bourgeoise du spectacle et nous rappelle les mots d’un intellectuel ayant lui aussi assisté à l’éclatement de la Première guerre mondiale et à l’avénement du nazisme, Bertolt Brecht : « Dans un bref délai, la bourgeoisie entière aura compris que le fascisme est le meilleur type d’État capitaliste à l’époque présente, comme le libéralisme était le meilleur type d’État capitaliste à l’époque antérieure. »1

Avec Architecture, Pascal Rambert nous offre un duplicata dans son style de nombreux spectacles se voulant « engagés » et ne se cantonnant qu’à la creuse constatation des grands poncifs politiques du présent sur lesquels il divague poétiquement durant des heures.

Il est ainsi curieux dans un spectacle nous répétant constamment de nous souvenir de l’Histoire passée de ne pas voir apparaître cette mise en perspective. Ce n’est pas le sujet du spectacle nous dira-t-on, soit, concentrons-nous alors sur ce qu’il dit du présent.

 

Pascal Rambert en 2015 ©Marc Domage

Avec Architecture, Pascal Rambert nous offre un duplicata dans son style de nombreux spectacles se voulant « engagés » et ne se cantonnant qu’à la creuse constatation des grands poncifs politiques du présent sur lesquels il divague poétiquement durant des heures. Cette poésie est sensée par sa force générer un quelconque soulèvement (mais pas de foule, souvenons-nous que la foule, ici encore, est le bras armé du fascisme) qui arrêtera par la force de l’esprit et des bonnes idées les démoniaques forces nationalistes qui menacent nos démocraties. Passé l’épuisement et l’agacement de voir cette démarche si récurrente ici consacrée dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, la question se pose du pourquoi. Postulons ceci : Pascal Rambert a 57 ans aujourd’hui. Il a grandi durant la Guerre Froide, constamment confronté aux échos de la politique de masse, que ce soit dans l’URRS dont il a été le contemporain, ou par les récits de ses parents, grands-parents qui ont connu la Seconde Guerre mondiale et ont également été contemporains des pays fascistes d’alors. Il serait ainsi compréhensible de voir dans la génération de Rambert (car il est loin d’être le seul) une frayeur de l’artiste osant prendre à bras le corps la question politique, osant toucher la notion « d’idéologie », par peur de ressusciter les artistes propagandistes d’alors. Ainsi, alors que le présent pousse irrémédiablement à aller toucher la question politique dans l’art que nous pratiquons, cette peur de l’artiste s’intéressant réellement à la politique génère une impasse dans les formes qui sont en résultent. En voulant ardemment parler du présent mais en refusant de déconstruire ses méthodes de fonctionnement, de s’intéresser aux rapports de force, de causes à effet, à l’action réelle des dirigeants politiques, aux analyses économiques, sociologiques, politiques, il semble qu’on ne peut aujourd’hui produire que des vues de l’esprit de ce dit présent que l’on souhaite ausculter. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas là de promouvoir uniquement un art didactique marxiste d’Agit’prop et de nier le sensible au théâtre en le substituant par la seule activité de l’esprit de comprendre des fonctionnements du monde contemporain. La poésie a plus que jamais sa place sur nos scènes, mais lorsqu’il s’agit d’aborder plus ou moins directement un aspect de notre présent politique, elle se doit d’être expérience d’altérité pour le spectateur et pour l’artiste. Olivier Py dit qu’il veut « désarmer les solitudes », donc aller vers l’autre. Or, l’exercice que nous voyons là n’est que sublimation d’une vision autocentrée. À aucun moment ce fameux peuple qui porte les fascistes au pouvoir n’a la parole. Le seul personnage parlant du peuple et s’en revendiquant est le journaliste démagogue joué par Laurent Poitrenaux lorsqu’il décide de soutenir la guerre dans son journal et de hurler que le peuple veut la guerre, que le peuple veut la violence et que lui parle du peuple. Voilà, le seul moment où « le peuple » est cité. Certes, on peut se douter qu’il y a du recul à avoir vis-à-vis de la vision du peuple qu’a ce personnage, mais il n’empêche que c’est la seule et unique image qu’on nous en donne. 

Olivier Py dit qu’il veut « désarmer les solitudes », donc aller vers l’autre. Or, l’exercice que nous voyons là n’est que sublimation d’une vision autocentrée. À aucun moment ce fameux peuple qui porte les fascistes au pouvoir n’a la parole.

L’aporie principale que l’on peut constater ici, générée par cette peur profonde de la masse et de l’artiste osant faire de la politique, est l’absence d’ouverture constructive à retirer de ce spectacle. Sa conclusion en est l’apogée : après la mort de tous les personnages, une jeune actrice, Bérénice Vanvincq, jouant Viviane la fille d’Audrey Bonnet et Pascal Rénéric/Denis Podalydès dans la pièce (à noter qu’elle est la seule à ne pas se faire appeler par son vrai prénom), entre, « portant un sac Hello Kitty » et erre au milieu des cadavres de ses prédécesseurs. Elle s’avance jusqu’à un micro placé au milieu de la scène et dit : « Quand vous avez dit « Nous entrons dans des temps auxquels nous n’avions pas pensé », je n’ai pas compris, qu’est-ce que ça voulait dire ? », faisant référence à des mots prononcés par Audrey Bonnet quelques temps avant, puis noir et fin du spectacle. La seule ouverture ici donnée est une leçon de morale à une jeunesse décrite comme inconsciente, qui n’aurait pas même pas compris le thème rabâché durant les quatre heures de spectacles : gare au fascisme. L’ordre est donné de faire quelque chose. Quoi ? On ne sait pas, c’est visiblement trop tard pour cette génération qui se retire du combat. 

Nous l’Europe, banquet des peuples, une certaine vision de l’histoire européenne

Si Architecture pèche par manque de volonté, un autre spectacle cette fois-ci salué par la critique en contraste avec la proposition de Rambert, offre une vision bien particulière de l’histoire politique contemporaine. Il s’agit de Nous l’Europe, banquet des peuples, d’après le texte éponyme de Laurent Gaudé (Prix Goncourt 2004 pour Le Soleil des Scorta) publié chez Actes Sud cette année, mis en scène par Roland Auzet, compositeur et metteur en scène de théâtre musical. Le spectacle créé pour le Festival d’Avignon dans la Cour du Lycée Saint-Joseph se propose de raconter et de questionner l’histoire de l’Europe à partir de l’essai/poème de Gaudé. Il est porté par 11 acteurs/chanteurs de nationalités différentes et d’un chœur composé de professionnels et d’amateurs de la région d’Avignon. Le spectacle se veut réexplorer l’histoire de l’Europe par le biais du « Nous ». Roland Auzet dit : « Nous ne cherchons pas à faire le procès de l’Histoire, plutôt à saisir ce qui dans son flot nous rassemble. Y parvenir, c’est définir une utopie à même de nous accompagner dans les années qui viennent… sinon ce sera la catastrophe. »

Laurent Gaudé, auteur de “Nous l’Europe, banquet des peuples”, ©ΛΦΠ

Le ton est donné. Il était relativement prévisible que le spectacle soit bienveillant vis-à-vis de la construction européenne. La forme musicale, à partir d’un dispositif immersif de musique acousmatique, aurait pourtant pu apporter l’altérité nécessaire pour ne pas imposer de réponse formatée aux questions actuelles quant à l’Europe. Les premiers mots du spectacle sont ainsi une tirade rythmique sur le bafouement du « Non » au Référendum de 2005 suite à la ratification par Sarkozy du Traité de Lisbonne deux ans plus tard, expliquant que la défiance populaire française vis-à-vis de l’Union européenne vient de là. Plutôt juste. La suite de la première partie questionne la naissance de l’idée d’Europe au 19e siècle, à travers un enchaînement de prises de paroles et tableaux où les comédiens portent les mots de Gaudé. Plusieurs points de vue se confrontent : le Printemps des peuples de 1848, l’émergence des chemins de fer à partir de 1830 reliant les pays mais allant de pair avec l’émerge du capitalisme exploitant (avec une impressionnante séquence sur les Gueules noires), ou encore la Conférence de Berlin de 1885, premier sommet économique européen ayant pour but d’organiser la division coloniale de l’Afrique. Un personnage rappelle que l’Allemagne a expérimenté le système concentrationnaire et la politique d’extermination en Namibie. Il cite les différents responsables des horreurs coloniales suivis de l’injonction « Crachez sur son nom » dans une litanie de plus en plus furieuse et est étrangement calmée par l’ensemble des autres comédiens se rapprochant de lui. On peut donc parler de ces criminels mais il ne faut pas trop s’énerver face à l’horreur de leurs actions. Soit. Puis vient l’horreur nazie, la complexité pour l’Allemagne de se reconstruire pour des générations se demandant si leurs parents n’étaient pas des SS avec une puissante chanson l’actrice/chanteuse allemande Karoline Rose à ce sujet. Et puis : pause. La lumière se rallume, le chœur et les comédiens reviennent tous sur scène. C’est le moment du grand témoin. Ce moment a fait parler dans la presse : c’est celui où François Hollande est monté sur scène lors de la première du spectacle le 6 juillet.

Des grands témoins aux grandes ressemblances

Chaque soir est donc invité un « grand témoin de la construction européenne » à qui est posé quelques questions, les mêmes chaque soir. Après François Hollande, ce furent Aurélie Filipetti, Susan George, Aziliz Gouez, Ulrike Guérot, Pascal Lamy, Eneko Landaburu, Enrico Letta, Geneviève Pons et Luuk van Middelaar qui furent conviés. C’est à ce moment que la diversité de points de vue commence à s’effriter, avec un spectre de couleur politique des intervenants relativement réduit. On identifie donc François Hollande, Aurélie Filipetti et Pascal Lamy issus du Parti Socialiste, ainsi qu’Aziliz Gouez issue de Place Publique et sur la liste de Raphaël Glucksmann aux élections européennes, Eneko Landaburu du PSOE espagnol, Enrico Letta du Parti Démocrate italien, Geneviève Pons, directrice de bureau de l’Institut Jacques-Delors, think-tank de centre-gauche européen dont Letta est l’actuel président et dont font partie toutes les personnalités que nous venons de citer. L’once de variation politique se veut être incarnée par Ulrike Guérot, ancienne collaboratrice du porte-parole de la CDU allemande et qui collabore ponctuellement avec l’Institut Jacques-Delors, Susan George, co-fondatrice d’ATTAC et proche de Nouvelle Donne, allié du PS aux dernières élections, et Luuk van Middelaar, philosophe néérlandais membre de cabinet d’Herman Van Rompuy, président conservateur du Conseil Européen de 2010 à 2014.

Chaque soir est donc invité un « grand témoin de la construction européenne » à qui est posé quelques questions, les mêmes chaque soir. C’est à ce moment que la diversité de points de vue commence à s’effriter, avec un spectre de couleur politique des intervenants relativement réduit.

François Hollande aux 20 ans de l’Institut Jacques-Delors. ©David Pauwels

 

Lors de la représentation à laquelle nous avons assisté, ce fût à Aziliz Gouez que la parole a été donnée pour une tribune d’une quinzaine de minutes très similaire aux discours de sa liste aux européennes : plaidant pour une Europe des peuples avec quelques élans politiques sans grande précision et diverses contradictions dans un discours visiblement préparé à l’avance. Elle indique rêver d’une « Europe qui ne sera pas pensée par les bureaucrates », pour ensuite dire que le moment où elle s’est sentie la plus européenne était… une réunion de bureaucrates européens pour la rédaction d’un discours avec ses partenaires allemands (« l’Europe qu’elle connaît mieux », celle du couple franco-allemand). Elle rêve d’une Europe où il n’y a pas que les étudiants qui circulent entre les pays, mais aussi les apprentis « car il y a les mains aussi », et pas un mot sur le dumping social. Les spectateurs applaudissent avec enthousiasme.

Un récit officiel, partiel et inquiétant

La deuxième partie du spectacle raconte la construction de l’Union européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ou plus précisément : la version mainstream de la construction de l’Union européenne. Une Union pensée suite aux affres des foules dogmatiques de la Seconde Guerre mondiale et contre les barbelés d’Allemagne de l’Est. On pointe ses quelques difficultés de fonctionnement comme sa lenteur de prise de décision politique. Quelques minutes sont attribuées aux deux grands échecs admis de l’UE : la guerre de Yougoslavie et la crise grecque. Cela dit, aucun nom n’est cité cette fois-ci, et ces deux moments ne durent pas plus de quelques minutes. L’ensemble est vite noyé dans un relativisme inquiétant, disant qu’après tout « c’est compliqué de se mettre d’accord à 27 dans le syndic de son immeuble », alors imaginez à l’échelle de l’Europe ! Et qu’après tout, « c’est beau 27 pays qui font converger leurs intérêts économiques », déclaration que de nombreux économistes pourraient contester (non pas sur la beauté mais la convergence). Le spectacle se termine sur un questionnement sur l’Ode à la joie de Beethoven comme hymne européen, qui n’est selon les personnages pas très entraînant et ne donne pas envie de se lever pour lui. Ils choisissent alors Hey Jude des Beattles, repris en chœur en invitant les spectateurs à venir danser dessus en claquant des mains au dessus de leur tête pour terminer le spectacle. Une étrange scène finale bouffie de bons sentiments proche de la messe, où les spectateurs peinent à avoir envie de venir danser sur scène mais offrent une standing ovation au spectacle.

Sans faire la sociologie du spectateur du festival d’Avignon ravi de sa soirée, ce spectacle est pour le moins inquiétant. On peut retenir de nombreuses trouvailles esthétiques et autres moments très beaux, mais la construction dramaturgique même du spectacle finit par être propre à la construction de l’Union européenne ordolibérale actuelle. Le récit qui est fait est celui que cette dernière raconte : l’Union s’est construite sur les ruines des dictatures que les foules passionnées avait mises au pouvoir et elle est la seule garante pour empêcher « la montée des populismes ». Aucune vision critique de son fonctionnement, aucune allusion aux autres référendums qu’elle a bafoués, à aucun moment les États-Unis d’Amérique ne sont cité dans la construction de l’Europe post-Seconde Guerre mondiale.

L’expérience d’altérité se base uniquement sur une distribution d’acteurs de différentes nationalités mais qui tiennent au final le même discours de surface. Du reste, on se contente de taper des mains pour célébrer tous ensemble le mythe de cette Europe qui nous protège des dictateurs.

On note plusieurs moments reconstituant les interrogatoires complexes et violents auxquels sont soumis les migrants en arrivant vraisemblablement en France, mais sans explorer plus loin la crise migratoire. Le rôle du chœur, grand groupe de personnes de divers âges et divers origines, est aussi caractéristique : il n’est présent que pour la grande image du début, pour entourer le grand témoin et pour la chant collectif final, hormis quelques enfants qui en sont issus venant parfois faire les figurants. Du reste, ils sont cantonnés sur les côtés, assis pour accompagner discrètement le grand récit de l’Europe. Là encore, on retrouve cette peur de la foule. À l’exception près du moment où il faut chanter en chœur pour l’Union européenne où, spécifiquement à cet instant, il faut faire masse. Alors qu’on vient de nous dire que l’Europe s’est construite après les ravages des pays où des foules scandaient la même chose ? Un des acteurs se met même à entonner « Banquet des peuples ! Banquet des peuples ! » comme un slogan politique, que personne ne reprend, mais qu’il essaye une seconde fois en agitant ses bras pour faire signe de reprendre avec lui. Étrange paradoxe. On se doute qu’il aurait été compliqué de laisser le public intervenir pour poser ne serait-ce qu’une question au grand témoin (quoi que ?), mais le format véhiculé par le spectacle reste celui où une masse silencieuse reçoit un discours monolithique et didactique sur un cadre politique qui, certes n’est pas parfait, mais après tout reste mieux que le fascisme. Dès qu’il s’agit du présent, encore une fois aucune analyse, aucun questionnement, aucune remise en question n’est faite sur pourquoi les nationalistes montent. L’expérience d’altérité se base uniquement sur une distribution d’acteurs de différentes nationalités mais qui tiennent au final le même discours de surface. Du reste, on se contente de taper des mains pour célébrer tous ensemble le mythe de cette Europe qui nous protège des dictateurs.

L’actuelle vacuité des spectacles se voulant « politiques » ?

Ces deux spectacles phares de la 73 édition du Festival d’Avignon sont caractéristiques d’une impasse dans laquelle nombre de spectacles produits dans les grandes institutions (qui peuvent également parfois être vecteurs d’innovations) tombent. Celui, au final, de ne reproduire que le diptyque gouvernemental : défendre le cadre actuel ou ce sera le chaos. Améliorer le libéralisme ou ça sera le fascisme. Même les spectacles se voulant moins tendres avec le pouvoir (Dévotion de Clément Bondu ou Le présent qui déborde, de Christiane Jatahy) se heurtent encore à la seule critique triste. Ces spectacles ont une volonté de parler du présent politique et historique qui peut être belle, mais confrontée à l’irrémédiable plafond de verre du manque de volonté, de regard, et d’analyse politique du monde débouchant à une absence d’ouverture sur autre chose. Ils ne font que confirmer ce qu’analyse Olivier Neveux dans son récent et très pertinent Contre le théâtre politique : « Se satisfaire de réciter que le théâtre est « par essence politique », assurer que le « théâtre est politique ou il n’est pas théâtre », produit chaque fois le même effet : évincer la politique. »2

Toute autre réponse politique au présent, sans pour autant vouloir donner de solution miracle, est ici niée par manque de représentation. On se retrouve avec un festival voulant désarmer les solitudes qui se s’avère surtout être une machine à broyer les imaginaires. Plutôt que d’appeler aux mythes passés pour resserrer un présent défaillant, pourquoi ne pas imaginer de nouvelles histoires et de nouveaux mythes ? « Ne pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés » est bien le cul de sac discursif dans lequel l’actuelle direction du festival fonce en niant constamment le cri qui habite une frange de la population qui n’en peut plus. À l’image de la poitrine gauche d’Olivier Py qui arborait un badge « SOS Méditerranée » dans les salles du Festival, et quelques mois plus tôt la Légion d’honneur dans les bras de Brigitte Macron, les quelques indignations pour cocher les cases du minimum syndical d’un art voulant parler du présent ne peuvent plus suffire sans aller explorer ses racines et ouvrir la voie sur d’autres futurs. 

Concert à la Maison Jean Vilar d’une partie du groupe Maulwürfe, formé suite au spectacle “La Nuit des taupes” de Philippe Quesne. ©Martin Mendiharat

Mais le spectacle vivant n’est pas pour autant politiquement mort. Citons par exemple les 12 heures de la scénographie que la Maison Jean Vilar accueillait le 10 juillet en échos au brillant retour de la France à la Quadriennale de Scénographie de Prague. À travers des lectures, une exposition, une table ronde autour du thème « Mondes imaginaires, mondes possibles » et même une DJ Set du groupe de taupes Maulwürfe, quelques heures furent consacrées à comment imaginer demain et comment le spectacle vivant pouvait y contribuer par ses nécessaires « capsules de fiction » comme l’y a dit Philippe Quesne. Du reste, la programmation de cette année est loin d’avoir fait l’unanimité. Que ce soit dans les rues, aux terrasses des cafés ou dans les heures plus festives de la nuit, nombres de jeunes (ou moins jeunes) artistes et spectateurs présents au Festival avaient pour sujet de discussion la lassitude de cette bien-pensance théâtrale et une aspiration à autre chose. N’en déplaise à Olivier Py, sa volonté de désarmer les solitudes aura peut-être plutôt, à l’image d’une des multiples inscriptions qui fleurissaient de nuits en nuits sur les murs d’Avignon, donné l’envie que l’on « arme nos solitudes ».

 

1.BRECHT Bertolt, « Plateforme pour les intellectuels de gauche », In Écrits sur la politique et la société, L’Arche, 1970

2.NEVEUX Olivier, Contre le théâtre politique, La Fabrique, 2019

Avignon : £¥€$, plongée dans les rouages de la finance

©Festival d’Avignon

£¥€$ est une pièce de théâtre participative du in du festival d’Avignon qui s’est jouée du 5 au 14 juillet à la Chartreuse. Acteur de la pièce, le public vit et ressent ce que vit un trader au quotidien avec une puissance déconcertante. De quoi susciter une curiosité plus approfondie des mécanismes et des règles qui régissent le monde de la finance dès la sortie de la salle.


La pièce tourne dans le monde depuis 2017, elle a été jouée plus de 300 fois. Il y a une version anglaise, russe, elle a été reprise au Kazakhstan et va être prochainement réadaptée en Chine. À la manœuvre, la compagnie flamande Ontroerend Goed. Quatre comédiens/créateurs et un directeur artistique et metteur en scène, Alexander Devriendt. La comédienne Aurélie Lannoy, seule francophone de la compagnie, joue le rôle de traductrice. C’est la première entrée de cette compagnie dans le in du Festival d’Avignon, leurs dernières créations comme Fight night se jouaient à la Manufacture dans le off.

Réguler la finance

La pièce illustre une volonté d’aller toujours plus loin dans la recherche du gain par les traders. Elle présente des situations concrètes, comme lorsqu’il s’agit de payer les gouvernements pour encourager la dérégulation et offrir toujours plus de droits aux banquiers. La compagnie à l’initiative de £¥€$ propose à la fois une critique et une mise en situation permettant de se mettre à la place du spéculateur. « La première vague représente des investissements matériels qui correspondent à l’immobilier, l’agriculture, l’acier, l’énergie où il n’y a pas beaucoup de risques, puis le risque augmente pour tout ce qui est recherche, communication, technologie plus complexe et ensuite on passe aux investissements qui ne font plus partie de l’économie réelle, comme les produits dérivés. Chaque vague d’investissements correspond à une période historique allant des années 30 jusqu’au crash boursier de 2008 », explique la comédienne Aurélie Bannoy. La musique accompagne chaque période historique illustrée dans la pièce, des musiques des années 30 à de la techno. Le jeu accélère aussi, à la fin il faut faire des investissements de plus en plus rapides.

Expérience de la bourse

Le jeu prend la forme du black jack accompagné d’une narration sur la bourse. « On ne pouvait pas traiter de manière frontale notre sujet avec une scène et des gens qui regardent, précise Aurélie Lannoy. Pour nous l’économie est un sujet qui fait peur aux gens, où les idées reçues sont parfois importantes. On a des préjugés par rapport à l’économie. On a rapidement l’impression qu’on ne va pas comprendre parce que ça paraît compliqué, donc en mettant les gens à travers l’immersif, ça passe plus par l’émotion que par la tête. Ceux qui sont aux manettes de notre économie sont déconnectés de la réalité, surtout lorsqu’on parle d’investissements à haut risque, ils jouent eux aussi » commente Aurélie Lannoy.

C’est l’enjeu de cette pièce, ne pas passer par la rationalité mais par les émotions, le corps, les pulsions. Selon les personnalités des spectateurs-participants, les envies, les comportements, cette pièce variera du tout au tout. J’ai décidé d’être au plus près du jeu et d’aller au maximum des règles autorisées. Grâce à cette mise en scène, j’ai de l’empathie pour les traders, une situation que je ne pensais jamais vivre. « C’est humain », commente Aurélie Lannoy, comme le comportement excessif des traders qui prennent énormément de risques. Passer par l’émotion, être mis à la place de, fait que l’on ne prend pas de distance par rapport aux événements, ça n’est pas une réflexion froide mais un corps chaud qui danse avec le jeu. Je misais, et je sentais une pulsion dans mon corps qui voulait gagner toujours plus puis recommencer. Les traders sont-ils des accrocs au gain ? L’envie de faire plus que les autres, que mes voisins m’habitait. La compétition entre traders et l’appât du gain sont souvent dénoncés lorsque la finance est critiquée mais n’est-elle pas naturelle ? N’est-ce pas un fondement de la nature humaine ? Le pire est que l’on peut gagner sans jamais perdre. Où est donc la régulation ?

Cette pièce rentre dans une catégorie rare qu’est celles des pièces participatives. Il est difficile de trouver des pièces qui sortent du cadre des cinq actes, de la psychologie des personnages et du conflit dramaturgique. Rien que pour le pari de la participation du public, £¥€$ est une création à saluer. Au-delà, l’objectif est atteint, on comprend mieux le fonctionnement de la spéculation et le sentiment qu’un acteur de la bourse peut en retirer lorsqu’il investit. Les créations de la compagnie Ontroerend Goed sont à suivre de près.

Édouard Louis : « Toutes les grandes littératures ont été des littératures de la réalité »

Copyright : Vincent Plagniol pour LVSL.

À l’occasion de la mise en scène au Théâtre de la Colline de son texte “Qui a tué mon père ?” LVSL a rencontré Édouard Louis. Éminemment politique, son œuvre possède une acuité particulière à l’heure des gilets jaunes. Aussi, cet entretien a été l’occasion de revenir sur le rapport entre les dominants et les dominés, le champ politique et ce que sa littérature comporte d’engagé. Entretien réalisé par Marion Beauvalet et Pierre Migozzi, retranscrit par Tao Cheret.


LVSL – Concernant votre pièce de théâtre, pourquoi avoir fait ce choix du passage de l’écrit au théâtre ? Ce monologue est-il selon vous un format adapté pour exprimer ce que vous aviez voulu dire en écrivant Qui a tué mon père ?

Édouard Louis – J’avais envie d’écrire un texte sur mon père. Il s’agit du point de départ du livre. Il y a quelques années maintenant, j’ai revu mon père, que je n’avais plus revu depuis que j’étais parti du petit village dans le nord de la France, duquel j’avais fui, pour me réinventer comme gay, comme écrivain à Paris. Je suis revenu vers mon père et, quand je l’ai vu, j’ai vu son corps totalement détruit. Mon père était pourtant quelqu’un de très jeune. Il n’avait pas de maladie importante.

J’ai eu envie d’écrire sur ce qui avait produit l’état de son corps et ce qui avait mené à cela, en ayant à l’esprit que c’est par sa place dans le monde, que c’est parce que c’est un homme des classes populaires qu’il a ce corps-là aujourd’hui. J’ai essayé d’écrire et je n’y arrivais pas, je butais sur l’écriture du livre. Et un jour, Stanislas Nordey a organisé une lecture d’Histoire de la violence au Théâtre National de Strasbourg, qu’il dirige.

J’y suis allé, et là-bas on s’est rencontrés, on a mangé ensemble – avec Falk Richter, d’ailleurs – et on a discuté. Il m’a dit que si un jour je souhaitais écrire quelque chose pour la scène, lui il aimerait alors beaucoup en faire quelque chose. Quand Stanislas m’a dit ça, ça m’a donné l’impulsion d’écrire ce texte sur mon père, justement parce que je ne trouvais pas la forme appropriée, que je ne trouvais pas le ton approprié.

J’ai alors écrit ce texte pour la scène, pour l’oralité. L’écrire me permettait aussi de trouver une autre forme pour parler des sujets dont j’avais envie de parler : la violence sociale, le racisme, l’exclusion, la domination. C’est comme cela que l’écriture du texte est partie.

“Le champ culturel a une manière très étrange de fonctionner : il s’agit de vous récompenser pour ne pas dire les choses.”

LVSL – Qui a tué mon père était donc secrètement une pièce de théâtre à l’origine ?

Édouard Louis – Oui, lorsque je l’écrivais je pensais au théâtre pour Stanislas. C’était très clairement un texte pour lui et pour la scène. Et même avant que je décide d’écrire pour le théâtre, je pensais déjà à cela. Quand j’ai publié En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence, je parlais déjà des sujets dont j’avais envie de parler ; de la pauvreté, de l’exclusion sociale, du racisme, de l’homophobie, de la violence de la police, etc. Mais j’avais l’impression que très souvent, dans le champ culturel, beaucoup de personnes qui lisaient mes livres s’acharnaient à ne pas voir ce que j’essayais de dire, de montrer.

Le champ culturel a une manière très étrange de fonctionner : il s’agit de vous récompenser pour ne pas dire les choses. La meilleure critique qu’on peut vous faire, par exemple pour un film ou pour un livre, c’est qu’on vous dise que tout est suggéré, que rien n’est dit, que ce n’est pas du tout didactique. Il y a cette façon de valoriser le fait de ne rien dire. Le fait de ne pas s’affronter au monde social, à la réalité, à la violence. Pour écrire des livres qui s’affrontent pourtant directement à ces sujets-là, je ressentais toujours une sorte de frustration avec ces gens qui me disaient que mes livres parlent de violence sociale, de racisme, d’homophobie mais que ce qu’ils ont aimé c’est le style, la construction.

Je me suis dit que ce n’était pas anecdotique et que ça révélait cette façon du champ culturel de fonctionner. Et cette manière de toujours dénier cette réalité devant laquelle on est mis. Je me suis demandé comment il était possible d’inventer une forme littéraire qui empêcherait la lectrice ou le lecteur de ne pas ne pas voir ce qui est directement dit. La forme théâtrale m’a permis cela, de produire quelque chose de plus direct, de plus court, de plus confrontationnel.

Quelque chose qui met la lectrice ou le lecteur plus directement en face de ce qui est dit. Il y a aujourd’hui, et je l’ai beaucoup dit au moment de la sortie de Qui a tué mon père – c’était important pour moi –, beaucoup de stratégies qui sont mises en place dans le monde pour ne pas voir. De là, j’en suis vite venu à la conclusion que l’idée de littérature engagée est une idée qui n’est aujourd’hui plus suffisante. La littérature engagée telle que Sartre ou Beauvoir l’ont portée pendant leur vie. Car la situation dans laquelle on est n’est plus la même. Les livres ne sont plus censurés comme l’étaient les livres de Jean Genet et Violette Leduc ; des chapitres entiers coupés, qui ne pouvaient pas être publiés, des textes qui étaient empêchés d’exister. Or aujourd’hui, c’est possible de publier à peu près ce que l’on veut.

Si on a le droit de dire à peu près tout, à partir de ce moment-là les gens inventent des stratégies pour ne pas être confrontés à ce qui est dit. Il s’agit donc de se trouver une forme littéraire, poétique et esthétique qui va au-delà de cela. Quand Sartre parle de littérature engagée, il dit quelque chose comme « Je présente une réalité » – par exemple le racisme, par exemple la domination masculine –, « et au moment où je fais cela je fais appel à la liberté du lecteur ou de la lectrice car je le ou la confronte à la liberté de faire quelque chose ou de ne rien faire ».

Je me suis dit que c’est le contraire qu’il faut faire : ce n’est pas confronter la personne à la possibilité de voir ou de ne pas voir, c’est trouver une forme qui force la personne à voir ce que vous êtes en train de dire. Ce n’est donc pas produire un moment de liberté, c’est suspendre la liberté pendant un moment donné pour faire en sorte que la personne qui est en train de vous lire ne tourne pas la tête, ne détourne pas le regard. Pour moi, c’est l’idée d’une littérature de confrontation, qui viendrait après la littérature engagée. Je pense que le théâtre m’a permis cela encore plus que les romans.

LVSL – Effectivement, à moins de sortir de la salle, au théâtre ce que l’on voit et ce que l’on entend nous est imposé. C’était bien ce que vous souhaitiez, qu’on soit confrontés directement.

Édouard Louis – À partir du moment où on est face au texte, on doit s’affronter à ce que le texte dit. Et même si on n’est pas d’accord, le texte nous force à dire qui on est. C’est en finalité cela l’enjeu. Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est quand il y a des réactions au texte de Stanislas qui disent que la pièce parle de la réalité, de la réalité sociale, alors que l’art n’a rien à voir avec la réalité sociale, que l’art c’est la fable, la narration, l’histoire.

Ainsi, même quand ils ne sont pas d’accord ils sont forcés à dire ce qu’ils sont vraiment. Pour moi, un geste littéraire important doit être comme un geste politique important : c’est un geste qui consiste à forcer les gens à dire qui ils sont. Un peu comme le mouvement des gilets jaunes qui force une partie des classes dominantes à dire qui elles étaient, à dire clairement tout leur mépris des classes populaires, leur haine des classes populaires, leurs pensées moqueuses, méprisantes à leur égard. Toutes les choses qui existaient déjà mais qui n’étaient pas dites.

Et tout d’un coup le mouvement apparaît et produit une sorte d’effet de psychanalyse sociale qui fait que les individus sont forcés à dire qui ils sont. Cependant je ne pense pas qu’un mouvement, un texte, une œuvre littéraire, un mouvement politique, un mouvement social puisse transformer tout le monde. Mais au moins il met dans une situation où l’on doit dire qui l’on est. À partir du moment où l’on voit qui les gens sont, il est plus facile de les affronter, d’affronter le monde. Il y a une dimension confrontationelle au théâtre qui est peut-être plus grande que dans un livre.

LVSL – Il y a une sorte de vérité profonde de votre texte qui émerge d’un coup et qui illustre ce que vous aviez pensé comme un texte de théâtre. Ce n’est plus seulement un écrit mais une parole qui est portée par un corps, une présence physique à laquelle on ne peut pas échapper.

Édouard Louis – Exactement, il y a quelque chose d’important dans le fait de confronter les gens à la réalité sociale, à la réalité mauvaise du monde.

LVSL – Peut-on considérer que la pièce est un prolongement de l’expérience de lecture originelle ou est-ce un rapport nouveau à l’œuvre, ou encore est-ce sa vraie existence ?

Édouard Louis – Il y a forcément une part d’interprétation puisque c’est une adaptation de Stanislas Nordey. Mais c’est ce que je voulais. Pour moi, il y a quelque chose de très beau, de presque poétique dans le fait d’être adapté par quelqu’un. Au moment où vous êtes adapté, c’est quelqu’un d’autre qui vient prendre votre histoire à votre place, qui vient porter votre histoire à votre place. C’est quelque chose que j’avais thématisé au moment de la sortie d’Histoire de la violence. Pour moi, il y a quelque chose de très émancipateur à voir son histoire portée par les autres.

Dans Histoire de la violence, je parle d’un viol, d’une agression sexuelle, d’une situation violente, et je raconte qu’après, quand je suis amené à devoir parler de cette histoire encore devant la police, devant des médecins, devant des juges, devant des avocats, qu’il faut en parler encore et encore, à ce moment-là je demande pourquoi est-ce moi qui doit porter cette histoire alors que je n’ai pas choisi de la vivre. Que j’ai le droit au repos. Il y a un droit presque ontologique et politique au repos.

“On devrait avoir une forme de droit fondamental à ne pas porter les souffrances qu’on n’a pas choisies.”

Je pense que, plus généralement, nous n’avons pas choisi ce qu’on a vécu dans nos vies, nous n’avons pas choisi les souffrances qu’on a vécues. On ne choisit pas d’être femme, on ne choisit pas d’être juif, on ne choisit pas d’être arabe, on ne choisit pas d’être gay. On devrait avoir une forme de droit fondamental à ne pas porter les souffrances qu’on n’a pas choisies. Si on pense en ces termes-là, on peut penser qu’il y a quelque chose de très beau quand quelqu’un vient porter nos histoires à notre place, nos souffrances à notre place, nos discours à nos places. Pour moi, c’est cela qui se passe au moment où je vois la mise en scène de Stanislas Nordey.

Je me dis : « Là, ce n’est plus mon problème, c’est le sien ». Évidemment, il a des interprétations différentes et des manières de penser et d’être, d’incarner le texte de manière différente, mais il y a quelque chose d’émancipateur dans le vol. Ce n’est pas un discours qui est très employé aujourd’hui. On a plutôt tendance à penser la violence de l’appropriation, la violence de parler à la place des autres, mais je pense qu’on peut aussi articuler cela à cette question-là, de penser les choses comme ça. Je me souviens que quand Thomas Ostermeiera adapté Histoire de la violence à Berlin, des gens l’avaient critiqué parce qu’il est hétérosexuel. Des gens avaient dénoncé qu’un hétérosexuel porte les problèmes d’un gay.

Moi j’avais répondu que ça ne me posait pas de problème. La question que je me pose est la vérité. Ce qu’il dit est-il vrai sur ce que c’est que d’être gay, sur la violence que les personnes LGBT subissent ? Ou est-ce caricatural, ou cela produit-il de la violence sur eux et sur elles ? La question pour moi n’est pas qui parle mais qu’est-ce qu’on dit. Est-ce du progrès et de l’émancipation ou est-ce du côté de la violence ? Cela devrait être un des seuls axes pour résoudre cette question.

LVSL – Si vous deviez écrire Qui a tué mon père aujourd’hui, écririez-vous la même chose avec le contexte des gilets jaunes ?

Édouard Louis – C’est difficile à dire, je ne peux pas savoir comment le projet littéraire se mêlerait à ce que j’essaie de faire, de penser. Ce qui est sûr, c’est que quand on écrit il faut savoir être interpellé par la réalité. Cela ne veut pas dire forcément écrire sur la réalité, sur exactement ce qui en train de se passer, mais se confronter au monde, confronter sa pratique artistique au monde.

Avant les gilets jaunes, avec Qui a tué mon père et mes livres d’avant, je me posais toujours cette question-là. Étant donné le corps de mon père, étant donné le niveau de violence sociale, étant donné le niveau de violence raciste envers les migrants et les migrantes en France aujourd’hui, étant donné ce que vit la communauté LGBT, je me demandais comment et quoi écrire par rapport à cela. Ce qui m’étonne beaucoup, c’est qu’il y a beaucoup d’auteurs qui écrivent sans avoir honte de ce qu’il se passe dans le monde.

“Comment peut-on ne pas être interpellé par le monde au moment où l’on écrit ?”

Il y a tout un pan de la littérature qui se consacre à une petite fraction de la bourgeoisie culturelle, qui parle de petits problèmes de la bourgeoisie blanche, culturelle, des villes. Je me demande toujours comment on peut écrire sur cela sachant ce qu’il se passe pour les migrantes et les migrants, sachant ce qu’il se passe pour les personnes LGBT, sachant ce qu’il se passe pour les Noirs en France. Comment peut-on ne pas être interpellé par le monde au moment où l’on écrit ? C’est pour moi un mystère. Cela me fait penser au début de La douleur de Marguerite Duras.

Elle reprend les notes qu’elle a prises pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui parlent de la guerre, de la violence, du retour de l’homme qu’elle aimait, qui revient des camps de concentration. Elle a cette phrase très belle : « La littérature me fait honte ». Il faut savoir interroger sa pratique littéraire à partir du monde. Quand on y pense, tous les livres qui restent sont les livres qui ont fait cela. Claude Simon écrit sur la guerre, Marguerite Duras écrit sur la colonisation, Faulkner a écrit sur les pauvres blancs des États-Unis, etc. Pour moi, toutes les grandes littératures ont été des littératures comme ça, de la réalité.

LVSL – A la fin de Qui a tué mon père, vous faites du « name and shame ». Cela fait penser à ce que François Ruffin avait fait à l’Assemblée nationale, et qui lui avait été reproché par certaines personnes. Beaucoup de vos références sociologiques sont anglo-américaines. Avez-vous l’impression que toutes ces références sont bien perçues en France, tant dans le champ universitaire que dans le champ politique?

Édouard Louis – Je ne sais pas. Je sais que pour les gens qui lisent, la référence ne se pose pas de manière aussi frontale. Après, ce qui m’a beaucoup frappé, et je m’y attendais, c’est quand j’ai publié Qui a tué mon père et qu’on me reprochait de nommer des gens. On disait que c’était le retour des listes, que c’était violent. J’ai l’impression d’avoir dit cette phrase dix fois dans ma vie, mais c’est vraiment ici la perception différentielle de la violence. Les gens sont violents et, si vous les dénoncez, c’est vous qui êtes violent plutôt qu’eux.

C’est exactement ce qu’il se passait avec « Balance ton porc » ou « Me too ». Des femmes ou des personnes LGBT – majoritairement des femmes – dénonçaient des violences sexuelles. Or, ce qui était violent était de dénoncer et non pas les violences sexuelles elles-mêmes. En publiant Histoire de la violence et En finir avec Eddy Bellegueule, où je parlais en grande partie de la violence dans les classes populaires de mon enfance, où je parlais d’homophobes, de racistes, de personnes qui ont voté pour le Front National, je disais qu’à travers ces livres j’essayais de comprendre pourquoi.

Pourquoi les gens étaient racistes, pourquoi une grande partie des gens votaient pour le Front National, pourquoi il y avait de l’homophobie, et on me disait : « Ah mais tu essaies de comprendre, et si tu essaies de comprendre tu veux excuser alors qu’en fait, quand on est homophobe on est responsable, quand on est raciste on est responsable, quand on commet un acte de violence sexuelle on est responsable ».

Quand Qui a tué mon père est sorti et que j’ai parlé de la violence des décisions de Macron, de Chirac, de leurs décisions politiques et la manière dont elles ont impacté le corps de mon père, les mêmes personnes du champ culturel me disaient que c’était plus complexe que cela, que ce n’est pas de leur faute, qu’ils sont pris dans un système, que les décisions que prennent les femmes et les hommes politiques ne sont pas vraiment leurs décisions, etc.

Il y a un double système dans lequel il y a des excuses sociologiques pour les dominants, mais jamais pour les dominés. Les dominés sont toujours responsables et les dominants sont pris dans un système. Si vous dites, comme je l’avais dit à un moment avec Geoffroy de Lagasnerie dans un texte que j’avais publié avec lui, qu’au moment où il y avait eu la série d’attentats en France il fallait comprendre quel système était à l’origine de cela, on nous a attaqués en nous disant que nous voulions excuser les terroristes. Alors que moi, quand je dis que quand un gouvernement supprime une aide sociale cela produit une violence sur le corps des gens, le corps de mon père, on me rétorque que c’est plus complexe que cela.

L’idée de complexité est ici utilisée pour masquer quelque chose, pour ne pas penser. Une pensée complexe peut être une pensée qui mène à dire quelque chose de simple. Le travail demandé à Simone de Beauvoir pour pouvoir dire que la société est structurée par la domination masculine peut paraître simple, mais en fait le travail demandé pour mettre cela à jour est quand même quelque chose de complexe. Et on peut penser le contraire : plus les gens ont du pouvoir et plus ils sont responsables.

Avoir de l’argent, du capital culturel, du capital symbolique, du capital institutionnel c’est avoir la possibilité de faire des choses ou de ne pas faire de choses. Il y a une forme de misérabilisme des dominants, qui parviennent à faire croire aux autres que ce n’est pas de leur faute. Hier, après la pièce, je prenais un verre avec des amis dans un bar. On parlait politique avec le serveur, que l’on connaît. Il disait qu’il n’aimait pas Macron mais que, de toute façon, il ne peut rien faire. On voit bien que ce système bénéficie aux personnes qui ont le pouvoir, de faire croire qu’elles ne l’ont pas.

C’est très bizarre, cette fable du pouvoir, de faire qu’on n’a jamais le pouvoir. Il y a des moments dans l’histoire où l’on voit pourtant très bien qu’ils ont le pouvoir. Par exemple, quand Angela Merkel accueille un million de migrants en Allemagne. Tout le monde aurait dit que c’est impossible. Un autre exemple est Donald Trump, qui fait toutes les choses que l’on aurait pensées impossibles avant. Qui casse tout, qui prend toutes sortes de décisions possibles et improbables. C’est d’ailleurs assez inquiétant, cette idée que l’extrême-droite, ou la droite, a compris cela.

LVSL – Aller au théâtre, cela coûte de l’argent et en l’occurrence la pièce est plutôt jouée à Paris. En plus, dans vos livres il y a pas mal de référence à des auteurs, donc il faut un certain capital culturel pour y avoir pleinement accès. Les personnes que vous décrivez ne sont pas celles qui lisent vos ouvrages.

Édouard Louis – C’est un peu le paradoxe éternel. A partir du moment où vous écrivez pour les dominés, pour les gens qui sont la cible de la violence sociale, il y a toutes les chances pour que ces personnes-là ne vous lisent pas. Justement parce que la violence sociale les exclut du champ de la culture. Je pense qu’il ne faut pas renoncer à une forme d’exigence littéraire, une forme d’exigence théorique, à une forme d’exigence dans le propos quand on fait une œuvre, parce que la réalité est complexe et qu’elle a souvent besoin d’un discours assez complexe pour l’analyser.

Si l’on renonce à cette complexité, on renonce à analyser le monde. Et si on renonce à analyser le monde, on ne comprend pas comment il est et on ne le change pas. Je pense que Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir a changé beaucoup de choses dans la vie de ma mère et justement parce que c’est un livre exigeant, qui repensait à ce moment-là tous les rapports hommes-femmes, les rapports du genre, de domination et de violence masculine. Peut-être que si Simone de Beauvoir avait essayé de faire un livre plus facile d’accès, cela n’aurait pas marché parce qu’elle n’aurait pas eu ce pouvoir d’analyse du monde social.

Après, pour ce qui est du prix, on peut toujours le voler ! (rire) Les libraires vont me tuer si je dis ça, parce que la plupart d’entre eux galèrent. Ce qui m’a beaucoup frappé c’est que beaucoup de gens qui ont lu Qui a tué mon père n’avaient pas lu les livres d’avant, qui étaient peut-être plus intimidants par leur taille tandis que celui-ci était fait pour la scène, donc plus petit. Ce sont des choses qui paraissent toujours trop triviales et pratiques, mais il faut toujours se poser cette question.

Le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier dit toujours qu’il ne peut pas faire des pièces de cinq heures parce qu’il sait qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui ont un travail dur et qui vont au théâtre, et que s’il fait des pièces de cette longueur-là il limite encore plus la possibilité pour ces gens-là de venir. Cela paraît presque anecdotique alors qu’en termes de rapports sociaux, de violence sociale, c’est très important.

Je m’en suis rendu compte avec Qui a tué mon père. Quand je vais manifester, quand je vais dans des mouvements sociaux, je vois des gens qui ont lu ce livre et pas les autres. La question du format des textes est donc aussi une question qui est importante car elle permet de s’adapter à différents publics. Je pense que Sartre, quand il écrit L’être et le néant, n’a pas le même public que quand il publie L’existentialisme est un humanisme. Ces questions-là ne doivent pas être trivialisées. Quand on est une auteure ou un auteur, on doit avoir cette responsabilité de pouvoir produire plusieurs types de textes pour avoir plusieurs types de publics.

LVSL – Votre création adopte les codes d’un art qui est quand même majoritairement à destination des dominants. Ou, du moins, celui d’un milieu socio-culturel aisé et urbain. Pensez-vous que ceux qui vous lisent comprennent nécessairement la dimension politique de votre œuvre et que cela agit sur leur conscience ?

Édouard Louis – Je pense que ce n’est pas tout à fait juste. Le théâtre, par exemple, c’est un lieu où des personnes viennent en groupes scolaires, donc il y a quand même des publics hétérogènes. En tous cas pas aussi homogènes qu’on ne le croit. Mes premiers contacts avec la littérature ont été des contacts par le théâtre, parce que le collège et le lycée m’y emmenaient. Tout à coup, je voyais et j’entendais des textes que je n’aurais jamais entendus ou lus parce que personne ne lisait dans ma famille. Et puis, comme je le disais, il y a une sorte de paradoxe duquel on ne peut pas sortir. Il ne faut pas poser les questions en ces termes-là.

Mais en même temps je crois qu’il est aussi possible de produire un art – cela peut prendre du temps – qui permette aux gens de se reconnaître. Je me souviens que, quand j’étais enfant, ma mère qui ne lisait pas de livres, qui n’a jamais eu la chance et la possibilité de faire des études, disait toujours qu’elle savait qu’Emile Zola était de son côté. C’était bizarre, mais quand je rentrais avec un livre de Zola à la maison, elle disait : « Ah, lui il était de notre côté ». Du côté de l’ouvrier. C’était des auteurs qui avaient réussi à créer des images qui faisaient que les gens se sentaient défendus, représentés, exister. Cela passe par plein de choses, notamment des interventions. Il y a beaucoup de gens qui m’écrivent et qui me disent qu’ils enseignent mes livres dans un lycée professionnel, en Picardie ou en région PACA.

Je pense qu’il y a beaucoup plus de canaux qu’on ne le pense pour la transmission des livres. Le fait que tout le monde ne lira pas un livre est un paradoxe indépassable et que je n’entends pas dépasser parce que personne ne le dépassera jamais. Il s’agit seulement d’essayer d’aller le plus loin possible dans l’adresse à un public auquel d’habitude on ne s’adresse pas. Quand j’écris, je ne m’adresse pas au champ culturel. Je pense beaucoup plus aux mouvements sociaux, je pense beaucoup plus à mon père qu’à la critique que je vais avoir d’un grand journal. Si j’avais pensé en ces termes-là, je n’aurais jamais écrit Qui a tué mon père. Je me serais dit qu’on ne doit pas parler politique dans un livre, que la littérature n’est pas la politique. C’est d’ailleurs une critique que j’ai eue.

LVSL – Pensez-vous que cette dimension politique est comprise ? Est-elle comprise mais ignorée ou pensez-vous que finalement, notamment sur la jeunesse, elle a une certaine emprise, que votre littérature participe à une prise de conscience ?

Édouard Louis – Ce n’est pas à moi de le dire parce que ce serait arrogant. Je suis allé plusieurs fois à la pièce de Stanislas, et je vois bien que la réaction d’un public jeune est différente de celle d’un public plus âgé. Les jeunes se sentent plus connectés. Il y a aussi des gens plus âgés qui sont réceptifs au texte – je ne crois pas du tout à la valeur absolue de l’âge. Je pense par exemple que Bernie Sanders est politiquement beaucoup plus jeune que plein de gens jeunes biologiquement qui sont à La République En Marche ! et qui ont des idées thatchériennes, des années 80.

Je pense que très souvent la littérature est en retard sur les autres arts. Quand j’ai commencé à créer Qui a tué mon père, je me suis demandé ce que ça voudrait dire d’écrire le nom de Macron et de Sarkozy dans un livre. C’est vrai que ça me gênait aussi un peu. Je suis comme beaucoup de gens, je suis pris dans un état du champ et des idées de ce que doit être une œuvre littéraire. A ce moment-là, j’écoutais beaucoup de rap et je me suis dit qu’en fait, quand on pense au rap, c’est quand même un genre musical qui n’a pas peur du présent. Il parle du présent, le plus instantané, le plus urgent.

Je me suis demandé pourquoi la littérature ne le faisait pas. De la même manière que des écrivains comme James Baldwin ou Toni Morrison qui ont été influencés par le jazz. A un moment, toute une partie de la littérature américaine a été influencée par le jazz. C’est important, ces moments où la littérature se connecte à d’autres arts. Je me suis dit que si le rap le faisait, pourquoi la littérature ne pouvait pas ne pas le faire. Cela m’a donné un sentiment d’autorisation, de m’intéresser à ce que font d’autres formes d’art. Il y a un paradoxe qui est qu’à la fois c’est un livre qui peut être considéré comme très politique, mais en même temps il y a eu une forme de surpolitisation de ce livre à sa sortie.

Moi, ce je voulais dire, c’est qu’une décision de Macron, de Sarkozy, ou une non-décision, fait partie de l’histoire intime du corps de mon père autant que son premier baiser, autant que la première fois qu’il a fait l’amour. Qu’une aide sociale en moins, que 5€ en moins qui l’empêchent de se nourrir correctement, qui aurait pu interrompre cela à part Macron ?

En France, dans un régime assez pyramidal, il y a peu de gens qui auraient pu bloquer cela et faire que ça n’arrive pas. Ce que je voulais montrer, c’est que tout ceci fait partie de la vie intime de son corps. Ce n’est pas grave si dans cent ans on ne sait plus qui est Macron ou Sarkozy. Peu importe, au fond, car c’est l’histoire du corps de mon père.

Et l’histoire du corps de mon père a été déterminée par des rencontres avec des gens, des rencontres non-choisies avec des politiques qu’il n’a pas choisies. Je montre cela dans le livre. On n’est pas obligé d’avoir connu Raskolnikov pour pouvoir lire Crime et châtiment de Dostoïevski. Ce n’est pas l’enjeu. Ce qui m’importait était de raconter une histoire. Si on surpolitise le livre, on oublie alors son principe même, qui est d’intégrer la politique comme une dimension intime de mon père.

LVSL – Vous évoquez beaucoup l’auto-persuasion au sein des classes populaires. On le voit notamment dans la séquence de Noël, où votre père dit qu’il n’aime pas Noël, qu’il n’aime pas les cadeaux, mais que vous comprenez des années plus tard qu’il s’est préparé à détester la joie et le bonheur, comme si cette dimension politique qui le broie, qui va lui broyer le dos après, était quelque chose qui le faisait s’auto-convaincre que c’est son choix s’il n’est pas heureux.

Édouard Louis – Exactement. Dans le monde de mon enfance, et chez les gens des classes populaires en général, l’illusion de liberté est une des plus grandes violences. L’illusion qu’on est libre, qu’on peut faire ce que l’on veut, que l’on est maître de son destin fait qu’à la fin la vie qu’on nous a imposé, que le monde nous a imposé, nous appartient et qu’on a tout décidé. Alors qu’il est en fait beaucoup plus émancipateur de se dire que l’on n’est pas libre et qu’il faut se libérer. Pour moi, tous les mouvements sociaux – le mouvement féministe, le mouvement antiraciste – c’est ce geste-là qu’ils ont posé.

“La domination sociale fait justement qu’on est dépossédé de la manière de comprendre des choses, et c’est l’enjeu même de la violence sociale.”

On dit qu’en tant que femme vous êtes aliénée, qu’en tant que gay vous êtes aliéné, qu’en tant que noir vous n’êtes pas libre et qu’il faut se libérer. C’est pour cela que j’ai toujours été très méfiant et même hostile à toutes les formes de philosophie d’exaltation du peuple, dont on trouve une forme des plus contemporaine chez Rancière, qui consiste comme ça à exalter la liberté du peuple, la liberté des classes populaires, etc. alors qu’en fait je me rends compte que chez ma mère et chez mon père, dont je pensais qu’ils étaient libres, c’était une des manières de ne pas se libérer. Mon père pensait que tout ce qu’il avait fait il l’avait choisi. Que l’usine était son choix, qu’être meilleur était son choix, qu’arrêter l’école était son choix, alors qu’en fait c’était la société qui lui avait imposé tout cela.

Cette exaltation de la liberté, cette forme d’égalité dans les connaissances en soi, cela me paraît violent. Parce que ce n’est pas vrai, il n’y a pas d’égalité dans les connaissances. La domination sociale fait justement qu’on est dépossédé de la manière de comprendre des choses, et c’est l’enjeu même de la violence sociale. Dans le village de mon enfance, comme je le dis toujours, on pensait que c’était l’épicière du village qui était une grande bourgeoise, on pensait que c’était elle la privilégiée. C’était l’équivalent de la mère d’Annie Ernaux. Pour moi, Annie Ernaux c’était une bourgeoise. Vous imaginez ? Comment pouvez-vous construire une analyse du monde social si votre vision du monde social est aussi biaisée.

Nous n’étions jamais allés à Paris, nous n’étions jamais allés dans une grande ville. Plus je me suis éloigné du monde mon enfance, et plus j’ai eu affaire à différentes sphères, différents mondes du monde social. Je me suis alors dit que le monde social est infini. Je suis arrivé à Amiens et j’y voyais des enfants de professeurs du secondaire : j’avais l’impression que c’était l’immense bourgeoisie par rapport à mon enfance. Et puis après, je suis arrivé à Paris et là j’ai vu les enfants d’architectes à l’École Normale Supérieure. Et puis après, je suis allé à New York et j’ai vu des personnes qui ont une maison entière dans les quartiers chics de New York.

Dans  ma trajectoire, j’ai ressenti comme ça une forme d’étonnement à constater que le monde social est sans fond et que les inégalités sont sans fin. Quand vous êtes enfermé dans un village depuis plus de dix générations, comment voulez-vous pouvoir percevoir cela ? Il n’y pas d’égalité de compétence. Non, il y a une violence sociale qui fait que vous êtes privé d’un certain nombre de choses. Cela me semble beaucoup moins radical de dire cela que d’adopter une posture bourgeoise qui consisterait à dire qu’on est au fond tous à compétences égales et qu’il y a juste des compétences qui sont valorisées plus que d’autres. Non, moi je ne le crois pas et je pense que c’est très violent de dire cela. Cela participe de l’exclusion sociale.

LVSL – On voit avec le mouvement des gilets jaunes qu’il y a un peuple, qui vient de tout en bas, qui s’est dressé et qui a amené avec lui des classes qui étaient un peu au-dessus, des classes populaires voire même la classe moyenne, paupérisée. Il y a donc tout un peuple qui s’est dressé contre un État qualifié de macronien, d’État voyou, d’État corrompu. Il a nommé à sa façon l’oligarchie et, aujourd’hui on voit aussi qu’une jeunesse se dresse pour le climat et réclame la justice climatique. Il y a ainsi deux blocs sociaux extrêmement importants qui se placent contre l’oligarchie. Pensez-vous que ces deux mouvements peuvent se joindre ou y a-t-il un antagonisme générationnel qui pourrait servir l’oligarchie en divisant ce peuple ?

Édouard Louis – Je pense que tous les moments où l’on a parlé de convergence des luttes, c’était plus de la synchronisation plutôt que de la convergence. C’est ce qui se passe aujourd’hui. Chaque mouvement permet à d’autres d’émerger. Chaque mouvement incarne la possibilité de se soulever. Un mouvement porte toujours deux choses : à la fois ses revendications – sociales, féministes, sexuelles, etc. – et l’image de la possibilité d’un mouvement social. Au milieu du XXe siècle, le mouvement LGBT n’aurait pas été aussi fort sans le mouvement antiraciste, par exemple. Chaque mouvement porte avec lui la possibilité d’un mouvement.

On ne peut donc qu’espérer cela : la synchronisation des mouvements, la multiplication des luttes. Il y a le mouvement Justice pour Adama, il y a les gilets jaunes, il y a le mouvement climatique, etc. Chaque mouvement porte la possibilité de l’autre. On ne peut pas se sentir concerné par tous les mouvements, c’est humainement impossible. Si on disait qu’on se sentait concerné par tous les mouvements, on commettrait déjà un geste de violence sociale en pensant que l’on sait tout. Le principe de l’histoire des mouvements sociaux, c’est toujours la recréation de nouveaux mouvements sociaux, qui émergent de manière inattendue. On ne peut pas faire partie de tous les mouvements sociaux car on ne peut pas tous les connaître, il y en a toujours qu’on ignore.

Moi, j’aurais envie de participer à tout. Quand on est une personne de gauche, on est toujours confronté à cela, au fait qu’on voudrait toujours faire plus. On voudrait être à la fois avec les migrants, à la fois avec les SDF, à la fois contre les violences policières, à la fois avec les antifascistes, à la fois dans le mouvement féministe, etc.

“Plus les mouvement sont spécifiques et plus ils sont puissants.”

Mais on ne peut pas être partout. En revanche, on peut porter un mouvement si loin qu’il peut provoquer l’émergence d’autres mouvements. Quand j’écris Qui a tué mon père, j’étais déjà dans le comité Adama et cela a fait partie de ce qui m’a donné de l’énergie pour écrire ce livre. J’ai vu ce que portait le comité, la puissance au sein de ce mouvement. Je m’en suis imprégné. Je ne crois pas du tout aux mouvements qui essaient de tout synchroniser. Par exemple, une partie du mouvement féministe dit qu’il faut combattre et l’impérialisme, et le capitalisme, et le racisme, etc.

Ces mouvements qui essaient de tout faire font, je pense, à la fin pas grand-chose. Plus les mouvements sont spécifiques et plus ils sont puissants. Assa Traoré dit qu’elle se bat pour son frère, qu’elle se bat pour la justice de son frère. Et qu’à partir de là elle critique ce qui se passe pour les Noirs et les Arabes dans les banlieues, les violences policières, les scènes de ségrégation. Son mouvement est avant tout celui de son frère.

Je pourrais dire que, parallèlement, mon mouvement c’est celui du monde de mon enfance, des classes populaires, de mon père. J’écris Qui a tué mon père, pas « Qui a tué la classe ouvrière », « Qui a instauré le capitalisme », « Qui a instauré le néolibéralisme », etc. Si c’était possible, de résoudre tous les problèmes d’un seul coup, je serais le premier à vouloir cela. Quand on essaie de tout mettre ensemble, à la fin c’est toujours la même chose. Il y a une cause qui s’impose et les autres deviennent périphériques.

C’est beaucoup ce qui a été dit dans le mouvement antiraciste en France : « Venez dans le mouvement social général et on parlera aussi de ça ». Mais finalement on n’en parle jamais, on le fait à la toute fin du meeting, lorsqu’il ne reste plus que deux minutes pour parler. Alors que si on s’axe sur des luttes beaucoup plus spécifiques on permet l’émergence de pensées spécifiques et l’émergence d’autres mouvements. Plus il y a de mouvements et plus il y a de mouvements. C’est ça qui est beau, dans l’idée du mouvement social.

Dans la luge d’Arthur Schopenhauer : re-création de la pièce de Yasmina Reza

Yasmina Reza et Jérôme Deschamps, Dans la luge d’Arthur Schopenhauer. © PASCAL VICTOR / ARTCOMPRESS

Sur la mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia, directeur du théâtre Le Quai, centre dramatique national des Pays de la Loire, Yasmina Reza est en scène à Angers pour la nouvelle création de sa pièce Dans la luge d’Arthur Schopenhauer. C’est une équipe qui marche, puisqu’ils avaient déjà monté la pièce en octobre 2006 au Théâtre Ouvert. Douze ans plus tard, l’histoire est toujours aussi pertinente, avec des personnages à la fois déprimés, désabusés, drôles, qui philosophent sur les petits riens du quotidien. Vous pouvez aller les voir à La Scala de Paris jusqu’au 24 novembre.

C’est une Yasmina Reza irritée qui entre en scène. Yasmina ou plutôt Nadine Chipman, le personnage qu’elle interprète. Un paquet de Bretzel à la main, elle déambule sur scène juchée sur ses hauts talons, et se plaint des manies de son mari. C’est bien simple, elle ne supporte plus la façon dont il pèle son orange, sa robe de chambre toute rabougrie et ses pantoufles qui traduisent un laisser-aller. Son mari, Ariel (André Marcon), ancien universitaire de philosophie et adepte de Spinoza, n’a plus sa verve d’antan. Il voit la vie en noir : « Je suis en luge vers la mort, docteur. Tel que vous me voyez. Dans la luge de mon ami Arthur Schopenhauer. » Lui qui adorait Spinoza ne peut désormais plus le « saquer ». Il oscille entre chagrin et ennui, et adopte ainsi une posture pessimiste et schopenhauerienne.

Nadine et Ariel Chipman sont accompagnés de Serge Othon Weil (Jérôme Deschamps) l’ami de toujours, et de la psychiatre (Christèle Tual) qui se voit l’oreille attentive des petites frasques du couple. Les duos se succèdent sur scène, avec à chaque fois un personnage qui livre ses pensées souvent anecdotiques ou qui se plaint d’une situation commune que chacun a pu expérimenter une fois dans sa vie. On assiste davantage à des monologues qu’à des dialogues, les personnages s’épanchent sur les petits détails qui crispent, avec pour thème de fond le temps qui passe.

Le temps qui passe : des enjeux différents pour les hommes et les femmes

Le thème du temps qui passe n’est pas abordé de la même manière par les deux sexes. On sent d’ailleurs que le metteur en scène joue sur cette différence, avec d’abord le physique des personnages. On a d’un côté des femmes ultra-féminines, sveltes, en talons, qui se maquillent, et qui ont l’air d’être en guerre avec le temps. De l’autre on a des hommes paraissant plus âgés, ventripotents, en robe de chambre et savates (pour Ariel). Leurs discours traduisent une approche différente du tempus fugit.

Dans une scène assez drôle, Serge Othon Weil parle de sa sexualité et semble accepter le fait qu’elle ne soit plus aussi débordante qu’avant. La psychiatre, qui se prête également au jeu, s’énerve au contraire au sujet d’une vieille femme qui par sa lenteur et son encombrement l’empêche de la dépasser sur le trottoir. Elle s’attarde d’ailleurs sur les caractéristiques physiques de celle-ci et particulièrement sur sa vieillesse, comme s’il y avait de sa part le refus de s’imaginer à son tour vieille dame.

Dans les deux cas, il émane des personnages une angoisse. La vie défile, l’être aimé qui paraissait parfait devient maintenant l’objet de nos exaspérations : « La vie conjugale nous a tués, comme elle tue tout le monde, et ce n’est pas la philosophie croyez-moi qui vous donne un coup de main dans la vie conjugale. ». Le temps abîme les chairs et les cœurs, mais ne tue pas le réel amour.

Pièce sur l’insignifiance : que doit-on retenir ?

Le propos de la pièce n’a pas la prétention de nous émouvoir ou de nous exalter. Au contraire, on nous parle de l’anecdotique, de l’insignifiant, des petits riens du quotidien. On nous donne à voir des personnages agacés, qui déblatèrent sur leur situation, des instants, ou le sens de la vie. Il suinte un pessimisme qui embarque le spectateur dans une déprime collective, illustrée par la phrase de Bismarck : « La trace que nous laissons est celle de la poussière sur la roue du chariot. »

Enfin saluons le talent de ce quatuor d’acteurs formidables, la justesse de l’interprétation parsemée d’humour burlesque, la sobriété du décor et de la mise en scène. Et l’on sort questionné: faut-il vivre dans un monde théorique et optimiste ou bien être lucide sur notre destin et dévaler la pente aux côtés de Schopenhauer ?

Anna Geslin.

 

 

Le théâtre en réalité virtuelle : le tout nouvel univers de Laurent Bazin

Laurent Bazin réalise une de premières pièces de théâtre en réalité virtuelle. L’expérience est audacieuse et réussie. Le domaine commence à peine à se créer. Les falaises de V. est à La manufacture à Avignon jusqu’au 22 juillet.


Laurent Bazin innove, surprend, détonne avec sa toute dernière pièce Les falaises de V. Il choisit de relever le pari de la VR en créant une des premières pièces en réalité virtuelle. C’est la septième création de Laurent Bazin en relation avec Gengiskhan production après L’amour et les forêts et Bad little bubble B. Elle se joue à la manufacture dans le cadre du 72e festival d’Avignon jusqu’au 22 juillet. L’histoire se déroule dans une société imaginaire futuriste. Le personnage principal est dans un hôpital pénitentiaire. La pénurie de don d’organes se fait sentir. Pour pallier ce problème, le gouvernement lance un programme intitulé Réciprocité dans lequel les prisonniers de longue peine peuvent échanger leur dette à l’état par une amputation d’une partie de leur corps. Le personnage principal qui n’est jamais nommé va subir une ablation des yeux. C’est un sujet qui concerne d’ailleurs le réalisateur / metteur en scène Laurent Bazin puisque petit il a été touché par une maladie aux yeux rare qui a engendré plusieurs opérations. Le cadre dans lequel nous allons assister à la création n’est pas habituelle. Nous n’entrons pas dans un théâtre pour découvrir la pièce mais dans une salle empruntée spécialement pour le festival . Des lits se trouvent un peu partout. Ils servent au spectateur pour s’asseoir confortablement durant les 40 minutes de la représentation.

Lorsque le spectateur arrive dans la salle d’attente, une comédienne que l’on voit ensuite dans la pièce attend avec lui. Puis un acteur fait entrer le spectateur dans une embouchure de la salle dans laquelle il patiente un certain temps face à un écran. Il lui donne des ordres. Le spectateur se sent justement dans une prison, dans laquelle un gardien le fait entrer. Ce sentiment est renforcé par le fait que des rideaux en fer sont refermés au moment où commence la pièce. Par cette introduction, c’est une pièce qui joue autour de la question du réel.

Une des choses exceptionnelles avec la réalité virtuelle, est que nous sommes acteurs du déroulé de la pièce ou du jeu. Laurent Bazin va au bout de cette idée puisqu’il nous introduit à la place du personnage principal, ce qui change le paradigme théâtral dans lequel nous sommes simples spectateurs et en aucun cas impliqués dans le déroulement de l’histoire. Cela entraîne par exemple que les autres personnages interagissent avec nous, ils nous parlent et nous les regardons pour les entendre. Par ce simple phénomène nous sommes lancés dans un état à mi-chemin entre le réel et le virtuel. On change de point de vue en même temps puisque cela permet d’avoir un regard à 360° sur les scènes qui se déroulent devant nos yeux.

Dans la globalité, l’expérience créée par Laurent Bazin surprend et donne envie de mieux connaître la réalité virtuelle. 40 minutes ne sont pas suffisantes pour profiter entièrement de l’œuvre, tant on déguste chaque instant à savourer de pouvoir explorer, et regarder la qualité des images. On se sent vraiment avec les personnages.

On reste cependant sur sa fin. L’opération est préparée durant les 40 minutes de la représentation mais aucun effet ni ressenti n’est provoqué au moment de l’ablation puisque la pièce s’arrête avant. c’est un peu comme si l’histoire n’était pas finie. Et c’est dommage. Même sensation pour l’interactivité. On conserve la place de spectateur autorisé à voir de plus près mais en aucun cas on ne devient acteur réel de la pièce. La réalité virtuelle pourtant permet d’interagir dans le cadre de jeux par exemple. On aurait pu imaginer une transgression plus poussée dans laquelle l’identité du spectateur et l’identité de l’acteur seraient totalement revues, mais ce n’est pas l’offre de Laurent Bazin. L’expérience de la réalité virtuelle est en soi déjà un nouveau modèle. Qui plus est, nous en sommes au tout début des expériences théâtrales en réalité virtuelle puisqu’aujourd’hui très peu de pièces de théâtre en réalité virtuelle ont été produites. Les falaises de V. est une des premières en France. C’est à vrai dire une vraie révolution. Le paradigme de la présence de la scène et des spectateurs est complètement revu. Et l’on peut voir que nous ne sommes qu’au début car en soit il n’est pas nécessaire d’avoir des spectateurs autour de nous ni d’avoir une salle spécifique. Le casque VR suffit largement au visionnage de la pièce. Ce qui veut dire qu’il est possible en somme de regarder la pièce là où on le désire. Cependant la réalité virtuelle n’est pas assez démocratisée pour faire le pari de créer une pièce à consulter chez soi. Si en revanche la mode prend, les salles des théâtres seraient moins remplies, mais l’art théâtral pourrait s’ouvrir à un nouveau public, à un public qui ne peut pas forcément aller au théâtre, comme les personnes habitant dans des petites villes et qui n’ont pas la possibilité de trouver un théâtre facilement à proximité. Ainsi, le problème serait réglé car tout le monde pourrait de chez soi avoir accès à des pièces en réalité virtuelle. Cela est attendu avec impatience.

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© Laurent Bazin