Baisse du chômage : la fausse victoire d’Emmanuel Macron

© Aitana Pérez pour LVSL

Si le chômage a récemment diminué, cela s’est fait en contrepartie d’une précarisation croissante de l’emploi. L’intérim, l’auto-entrepreneuriat uberisé et l’apprentissage sont en effet les domaines qui recrutent le plus. Pour les partisans d’Emmanuel Macron, les politiques de libéralisation du monde du travail doivent être poursuivies durant un nouveau quinquennat, comme en témoignent les annonces sur l’assurance chômage et le conditionnement du RSA. Le développement de l’apprentissage, qui a joué un rôle essentiel dans la réduction du chômage risque par ailleurs de prendre fin dès l’année prochaine. Au « quoi qu’il en coûte » succédera l’austérité, qui mettra en danger les fragiles avancées obtenues en la matière. Concilier plein-emploi et protection des salariés est pourtant possible, à condition de lancer des politiques keynésiennes et d’instaurer une garantie d’emploi.

« Le taux de chômage atteint son plus bas niveau depuis quinze ans » a déclaré Emmanuel Macron lors de la présentation de son programme le 17 mars dernier. Depuis, cet élément de langage est depuis constamment repris par les membres de la majorité en brandissant le chiffre de 7,4% calculé par l’INSEE, afin de présenter le bilan économique du quinquennat comme un succès. Après des décennies marquées par le chômage de masse et l’échec de François Hollande à « inverser la courbe », les récents résultats semblent en effet de bonne augure pour celui qui brigue un nouveau mandat.

Une baisse en trompe-l’oeil

Si les indicateurs sont à première vue plutôt bons, avec un taux d’emploi des 15-64 ans historiquement haut (67,5%) et une chute importante du chômage des jeunes (15,9% chez les 15-24 ans), d’autres statistiques dessinent un tableau bien moins reluisant. D’abord, les statistiques de l’INSEE et celles de Pôle Emploi divergent de plus en plus depuis 2010, conduisant le pouvoir en place à toujours choisir le chiffre qui l’arrange le plus. De même, les chiffres mensuels du chômage évoqués dans les médias se limitent généralement à évoquer la catégorie A, qui concerne les personnes qui n’ont aucun emploi. Or, si le nombre de personnes dans cette case a baissé de 15% depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, la baisse n’est que de 6% si l’on prend en compte les catégories B et C, qui recensent ceux qui ont un peu travaillé mais souhaitent davantage d’heures de travail. De plus, le « halo du chômage », c’est-à-dire les personnes qui recherchent un emploi mais ne sont pas immédiatement disponibles – pour des raisons très diverses – continue de s’étendre et concerne désormais 1,9 million de personnes. Il faut également mentionner le cas des chômeurs radiés par Pôle Emploi, c’est-à-dire qui ne bénéficient plus d’aides, mais sont toujours sans emploi.

La France suit de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

En outre, si la baisse récente inverse la tendance à la hausse observée depuis la crise de 2008, elle est largement obtenue au prix d’une précarisation accrue de l’emploi. Ainsi, l’INSEE révèle que les deux tiers des 107.000 créations d’emplois du dernier trimestre 2021 ont eu lieu dans l’intérim, où les contrats ont une durée moyenne de deux semaines. Si l’intérim apporte certes du travail, celui-ci n’est donc pas toujours synonyme de retour pérenne vers l’emploi. De même, le gouvernement s’est largement félicité du nombre historique de créations d’entreprises, qui a atteint un million en 2021. Mais près des deux tiers de ces créations sont le fait des auto-entrepreneurs, dont la rémunération moyenne est de 590 euros par mois et dont la protection sociale est très faible. La France suit donc de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

Enfin et surtout, le recul du chômage semble reposer très fortement sur la montée en puissance de l’apprentissage : entre fin 2019 et fin 2021, le nombre de contrats en question a presque doublé, passant de 480.000 à 900.000 ! Un chiffre qui expliquerait à lui seul les deux tiers de la hausse de l’emploi salarié… Or, les salaires et les cotisations sociales des apprentis sont quasi-intégralement payés par l’État. Si un tel dispositif a des mérites, notamment en matière de formation, il n’est donc pas certain que les apprentis seront ensuite embauchés, surtout si l’employeur peut, presque gratuitement, les remplacer par de nouveaux apprentis. L’explosion de l’apprentissage depuis deux ans paraît en outre fortement dictée par une logique électoraliste : ces nouveaux contrats sont largement issus des milliards déployés dans le cadre du plan France Relance, à travers le dispositif « 1 jeune, 1 solution ». Mais ce plan de relance ne s’étend que jusqu’à la fin 2022 et le budget consacré à l’apprentissage aurait déjà été dépassé de quatre milliards selon l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE), qui qualifie la situation de « difficilement soutenable ». Qu’arrivera-t-il une fois que le plan de relance aura pris fin et que les élections seront passées ?

Tout pour les entreprises, rien pour les salariés

On l’a vu, la baisse du chômage mise en avant par le gouvernement est donc fragile et obtenue par la création d’emplois low cost. Mais qu’importe, pour Emmanuel Macron et ses soutiens, cette inversion de la courbe du chômage justifie les politiques antisociales mises en place depuis cinq ans, qui se déclinent en trois parties. D’abord, la doctrine de LREM en matière d’emploi s’articule autour de la fameuse flexibilité des contrats de travail, afin d’offrir le plus de liberté possible aux employeurs, au détriment des salariés. La première loi travail, sous François Hollande, puis les ordonnances Pénicaud dès 2017 ont donc considérablement affaibli le code du travail, notamment en simplifiant les licenciements et en inversant la « hiérarchie des normes », pour instaurer le rapport de forces à l’échelle de l’entreprise, c’est-à-dire là où les salariés sont les plus faibles. Ensuite, les « marcheurs » ont encore accentué la « politique de l’offre », qui consiste à multiplier les cadeaux aux entreprises pour espérer susciter des embauches. Leur action en ce sens a été particulièrement forte : pérennisation du CICE – pourtant très peu efficace en matière de création d’emplois -, baisse des impôts de production, loi PACTE, flat tax ou encore baisse de l’impôt sur les sociétés (de 33,3% à 25% entre 2017 et 2022)…

Enfin, il s’agit « d’encourager le retour vers l’emploi » des chômeurs, considérés comme des fainéants ayant besoin d’être mis au pied du mur pour se lancer dans la recherche d’un travail. La récente réforme de l’assurance chômage, qui a profondément durci les conditions d’indemnisation et leurs montants, va pleinement dans ce sens. En cas de réélection, Macron prévoit de poursuivre cette chasse aux chômeurs, via une nouvelle réforme et la transformation de Pôle Emploi en « France Travail, annoncée comme un « changement profond ». En outre, en conditionnant le RSA à 15 à 20 heures de travail hebdomadaire, le chef de l’Etat entend étendre la logique du workfare, c’est-à-dire du travail obligatoire en échange d’allocations. Une logique qui rappelle les « jobs à un euro » d’Outre-Rhin, mis en place par le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder dans les années 2000, et dont le bilan social est déplorable. Un tel changement conduirait en effet à accroître le dumping social, puisque les personnes concernées seraient moins payées que les smicards à mi-temps. Quant à ceux qui refuseraient ces heures de travail, ils risquent de basculer encore davantage dans la pauvreté, alors que le RMI, l’ancêtre du RSA, visait au contraire à assurer un revenu minimal aux plus en difficulté.

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus

Pour justifier cette chasse aux chômeurs, les soutiens du chef de l’Etat ne cessent de mentionner les emplois non pourvus et de reprendre les témoignages de chefs d’entreprise ayant du mal à recruter. En somme, comme l’a résumé crûment Emmanuel Macron face à un chômeur en 2018, il suffirait de « traverser la rue » pour trouver un emploi. Si cette petite phrase est évidemment empreinte de mépris de classe, elle symbolise finalement bien la mauvaise foi du discours macroniste autour du travail. Les emplois non pourvus, estimés à environ 300.000, sont bien trop peu nombreux pour employer les 3,2 millions de demandeurs d’emplois de catégorie A recensés par Pôle Emploi. Ce dernier chiffre est d’ailleurs amené à augmenter à nouveau en cas de réélection du Président sortant, puisque repousser l’âge de départ à la retraite à 65 ans conduira mécaniquement de nombreux seniors au chômage plutôt qu’à la retraite. 

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte par ailleurs les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus. En effet, si certains secteurs ont indiscutablement des difficultés à recruter, les employeurs ont parfois une part de responsabilité : les conditions de travail, la rémunération, les trajets, les horaires, les possibilités d’évolution ou les diplômes demandés peuvent ne pas convenir aux salariés potentiels. Ce phénomène est par exemple particulièrement visible dans les « métiers du lien », où les salariés gagnent souvent bien moins que le SMIC malgré un dévouement considérable et des horaires à rallonge. Le secteur de l’hôtellerie-restauration connaît une situation similaire, le chômage forcé durant la crise sanitaire ayant conduit de nombreux employés à l’introspection sur leur travail et à plus d’exigences en matière de salaires et de conditions de travail lors de la reprise.

Allier plein emploi et protection des travailleurs

Faut-il en conclure que le plein-emploi est donc nécessairement inatteignable ? Ou que celui-ci ne pourrait se faire qu’en tordant le bras aux chômeurs pour les forcer à accepter n’importe quel emploi ? Non. Certes, la création d’emplois bas de gamme parvient à réduire le niveau d’inactivité. Mais elle a aussi pour conséquence de faire baisser le pouvoir d’achat – et donc la demande -, d’encourager le travail mal fait ou encore d’augmenter le nombre de maladies et d’accidents liés au travail, ce qui a des coûts importants pour la Sécurité sociale. Un tel scénario n’est donc pas souhaitable. Bien sûr, une adéquation parfaite entre les besoins des patrons et les souhaits des demandeurs d’emploi est impossible. Mais l’histoire économique nous rappelle que le chômage et la précarité de l’emploi n’ont rien d’une fatalité.

Le vivier d’emplois dans la reconstruction écologique et le renforcement des services publics est considérable.

Ainsi, face à un chômage de masse et à l’appauvrissement de la population américaine suite à la crise de 1929, le Président Franklin Delano Roosevelt (FDR) mit en place une protection sociale minimale et lança de grands projets pour relancer l’économie. Ce « New Deal » comportait bien sûr une vaste programme de construction d’infrastructures essentielles pour l’avenir du pays, telles que des routes, des barrages ou des réseaux électriques. Étant donné l’impréparation de nos sociétés face au changement climatique, de plus en plus violent, un programme similaire devrait aujourd’hui être une priorité. Concrètement, ce « Green New Deal » proposé par la gauche anglo-saxonne depuis quelques années consisterait à employer des millions de personnes pour isoler les bâtiments, améliorer les transports en commun, réparer les dégâts infligés à l’environnement ou encore préparer nos réseaux (électricité, eau, gaz, internet) aux impacts d’une météo de plus en plus folle. Le vivier d’emplois est donc considérable. Si la reconstruction écologique et le renforcement des services publics doivent être le cœur d’un nouveau « New Deal », d’autres professions y auraient également leur place. Par exemple, le monde artistique, très sévèrement affecté par la crise, fut fortement soutenu par FDR, via le Federal Arts Project. Concrètement, l’État employa directement 10.000 artistes, qui enseignèrent leurs savoirs dans les écoles et réalisèrent plus de 200.000 œuvres pour des bâtiments publics. Ici encore, un tel programme serait sans doute bien préférable au régime d’intermittent du spectacle.

Un autre aspect du New Deal mérite également l’intérêt : la garantie d’emploi. Mis en place aux Etats-Unis par le biais du Civilian Conservation Corps, ce dispositif a aussi été déployé en Argentine en pleine crise financière au début des années 2000 ou en Inde dans des régions rurales défavorisées. L’idée est simple : tout chômeur souhaitant travailler – c’est-à-dire l’écrasante majorité – se voit proposer un emploi. Pour définir le poste de travail, des réunions sont organisées au niveau local avec les employeurs, les chômeurs, les collectivités, les habitants et les syndicats pour définir les besoins non pourvus et voir comment les chômeurs pourraient y remédier. Loin d’être une forme de travail forcé et mal payé, comme le prévoit Emmanuel Macron pour les bénéficiaires du RSA, les personnes sous le régime de l’emploi garanti sont payées au salaire minimum, avec des cotisations.

La garantie d’emploi est de surcroît relativement simple à financer, grâce aux économies en matière d’indemnisations et pour les autres branches de la Sécurité sociale, ainsi qu’en supprimant les dispositifs tels que le CICE. Si une telle mesure soulève de vastes questions, elle permettrait néanmoins de briser la spirale destructrice du chômage et de répondre à de nombreux besoins inassouvis. Enfin, en établissant une garantie d’emploi, le chantage des employeurs au licenciement ferait beaucoup moins peur. Dès lors, un cercle vertueux de plein emploi et d’amélioration des conditions de travail pourrait se mettre en place. Tout le contraire, en somme, du dilemme entre exploitation et misère que promettent Emmanuel Macron et ses alliés.

Énergie : contre la libéralisation du secteur, une gestion citoyenne sous l’égide d’un pôle public

Face à un modèle énergétique guidé par la course au profit et caractérisé par la dérégulation des marchés et la dislocation d’EDF, d’autres organisations du marché de l’énergie sont possibles. Le modèle oligarchique vers lequel nos sociétés tendent ne semble pas en mesure de répondre aux enjeux d’aujourd’hui et de demain : transition énergétique, prix bas et contrôle démocratique sur le secteur de l’énergie. À l’inverse, la création d’un pôle public de l’énergie répond à ces derniers, en sortant définitivement l’énergie de la mainmise des circuits de production et d’encadrement capitaliste. Un tel système permettrait une planification énergétique qui ne lèse pas le citoyen, garantirait le suivi des objectifs nationaux et assurerait des prix raisonnables. La solution d’un pôle public de l’énergie doit permettre de refaire de l’énergie un droit pour tous sous l’égide d’une gestion collective, démocratique et éclairée.

Augmentation des prix de l’électricité et du gaz, projet Hercule, libéralisation des marchés, mise en concurrence, privatisation des opérateurs historiques : la question de l’organisation et de la gestion de l’énergie, et en particulier de la production électrique en France revient inlassablement au cœur des débats depuis 20 ans. Elle s’ancre au cœur d’une problématique-clé qui est celle d’un accès pour tous à une énergie sûre et de qualité, le tout à des prix raisonnables. La transition énergétique que notre système engage lentement vient soulever de nouveau cette problématique organisationnelle. Il convient tout d’abord de rappeler les principaux enjeux du secteur liés à la transition écologique. L’électricité produite à l’heure actuelle en France est très peu intensive en CO2, grâce à une production décarbonée issue de la production nucléaire et hydroélectrique. Toutefois, deux phénomènes détaillés dans la Stratégie Nationale Bas Carbone devraient faire évoluer le mix électrique actuel. Tout d’abord, un certain nombre de consommations énergétiques devront être électrifiées (véhicules lourds et légers, chauffage, production d’hydrogène). Et d’autre part, une part conséquente du parc nucléaire arrive en fin de vie (prévue entre 40 et 60 ans selon les sites).

Même sous l’hypothèse d’une sobriété accrue (rénovation des logements, optimisation des consommations), de nouveaux outils de production électrique devront être construits. Ces outils de production peuvent correspondre à des énergies renouvelables (parcs éoliens, photovoltaïque, centrale biomasse) ou encore à de nouveaux réacteurs nucléaires. Se pose alors la question de la gestion de ces nouveaux moyens de production et de leur gouvernance. Pour répondre à cette question, il convient de revenir sur la gestion de la production électrique en France depuis 1945.

Depuis 1945, la gestion de l’ensemble de la production électrique était assurée par EDF, fruit de la nationalisation du secteur électrique par le Conseil national de la Résistance après la dernière guerre mondiale, sous l’impulsion du député communiste Marcel Paul. EDF, entreprise publique, disposait alors du monopole sur la production et la distribution de l’électricité. Des tarifs uniques étaient fixés par le gouvernement et les choix stratégiques étaient pris par les gouvernements successifs (développement massif du nucléaire dans les années 70-80, construction des barrages). La libéralisation des marchés de l’énergie, sous l’égide de la Commission européenne, s’est déroulée en plusieurs étapes, appelées « paquets ». Le premier paquet (1996) définit les principes du marché intérieur de l’énergie avec la mise en place de règles et de procédures communes et souligne le principe de libre concurrence et oblige les États à s’abstenir d’assurer un soutien discriminatoire à certaines entreprises. Le second paquet, en 2003, impose la séparation juridique des activités de réseaux et de transport (RTE est créée), tandis que le troisième paquet de 2009 achève la construction du marché unique de l’électricité en Europe. Ainsi, le monopole d’EDF sur la distribution s’est achevé à la fin des années 90 et au début des années 2000.

Une politique de privatisation et de libéralisation sous la gouverne de la Commission européenne

Les directives européennes sur les marchés de l’énergie de la fin du siècle obligent à une ouverture à la concurrence progressive de la phase de production et de la fourniture, afin de contribuer à la naissance d’un « marché unique européen de l’électricité » conforme à la doxa en vigueur. On parle alors de « réorganisation des marchés de l’électricité ». EDF change ainsi de statut juridique et entre en Bourse. De nouveaux fournisseurs privés entrent sur le marché, EDF étant obligé de leur céder à prix presque coûtant 25% de son électricité dans le cadre du mécanisme d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) qui fait couler tant d’encre. Une partie du capital d’EDF est cotée en Bourse. A l’heure actuelle, l’État possède 83% du capital d’EDF, 15% pour des particuliers et 1,4% par les salariés d’EDF. En revanche, RTE n’est plus que possédée à 50,1% par l’état, les autres actionnaires étant la Caisse des dépôts (29,9%) et CNP Assurances (20%). De nouveaux producteurs apparaissent aussi sur le marché, notamment sur le marché des outils de production renouvelables (Total, Engie, Gazel Énergie, Eni) et de la fourniture (Direct Énergies, Engie, Ekwateur), faisant de la concurrence à EDF.

« Alors que les investisseurs privés pourraient jouir de perspectives de profits attrayants avec le développement des EnR avec notamment ses tarifs de rachats préférentiels, l’État français serait susceptible de devoir financer les investissements importants de la branche publique liés au nucléaire et au transport de l’électricité. »

La Commission européenne pousse dès lors à libéraliser encore plus les marchés et souhaite fragmenter EDF en plusieurs entités indépendantes, afin d’éviter que la filiale ne bénéficie de situations monopolistiques et ne puisse disposer de subventions croisées, par exemple en cas de soutien public à la production nucléaire. Cette volonté de la Commission s’inscrit en parallèle d’âpres négociations avec le gouvernement français concernant la revalorisation du tarif de l’ARENH et la mise en concurrence des concessions de barrage arrivant à expiration. Le projet Hercule porté jusque-là par le gouvernement prévoyait une division d’EDF en trois entités. Une branche dite EDF bleu comportant les centrales nucléaires et les réseaux de transports correspondant à des monopoles de fait, une branche verte correspondant aux activités commerciales, à la distribution et aux énergies renouvelables et enfin une branche dite « Azur » rassemblant les activités hydroélectriques. Alors que la branche bleue serait une entreprise 100% publique, la branche verte pourrait être ouverte à hauteur de 30% pour commencer, aux investisseurs afin de stimuler les investissements privés dans les EnR. Toutefois, ce projet a soulevé la bronca de l’ensemble des syndicats et de nombreux partis politique pour qui ce projet consistait tout simplement en une « socialisation des pertes et une privatisation des profits ». Alors que les investisseurs privés pourraient jouir de perspectives de profits attrayants avec le développement des EnR avec notamment ses tarifs de rachats préférentiels, l’État français serait susceptible de devoir financer les investissements importants de la branche publique liés au nucléaire et au transport de l’électricité.

Ce projet et les critiques qu’il soulève font ressortir fortement le rôle central que joue l’électricité dans notre société et l’enjeu politique important que sa gestion représente. Selon les modalités d’organisation choisies, la part donnée au marché et au privé, l’existence ou non d’un contrôle démocratique des choix d’investissements, la face du secteur de l’énergie français pourrait en être changée. Afin d’analyser les effets de différents choix, il peut s’avérer pertinent de distinguer trois scenarii-limite, qui ressortent des débats actuels autour de la question énergétique, avec plusieurs variations et combinaisons possibles entre eux :

1. Un système majoritairement renouvelable aux mains d’un nombre restreint de groupes, s’appuyant sur une organisation ubérisée du travail et une gestion libérale des marchés de l’énergie

2. Une production qui continue à être majoritairement centralisée, avec une part importante de nucléaire répondant à l’électrification des consommations et au besoin de stabilité du réseau

3. Une croissance forte des coopératives énergétiques locales totalement ou partiellement autonomes, gérées par les consommateurs et les collectivités territoriales.

Ce travail s’inscrit dans la continuité de l’analyse des déterminants capitalistes des choix de systèmes énergétiques proposée en août 2021. Quels seraient alors les critères pertinents pour analyser et comparer ces systèmes énergétiques, à la fois d’un point de vue technique mais surtout sociétal ? Tout d’abord, une organisation des moyens de production électrique adéquate devrait permettre une réponse rapide et adaptée aux enjeux climatiques forts que nous soulignons encore récemment, que ce soit en matière d’investissements et de problématiques de décarbonation. Ces modèles devraient assurer l’équilibre offre demande à chaque instant et donc s’appuyer sur le foisonnement des différentes technologies. Voilà pour les critères techniques. Mais tout aussi importants sont les critères politiques. Comment s’organise dans ces nouveaux système énergétique le rapport de force entre investisseurs capitalistes et travailleurs ? Quel contrôle sociétal et démocratique des choix de production énergétiques et de tarification ces modèles permettent-ils ? Cet exercice prospectif s’intéresse à des scenarii-limites qui peuvent paraître extrêmes, mais vise avant tout à cerner les impacts socio-économiques que peuvent avoir certains choix organisationnels.

Uber Energy, le risque d’une libéralisation accrue du secteur électrique au profit d’un nombre restreint de grands groupes

En poussant à fond la logique d’un projet comme celui d’Hercule, sur la logique de privatisation des activités rentables au bénéfice d’un marché en concurrence parfaite fantasmé, le tableau offert pourrait être le suivant. Celui d’une sortie progressive du nucléaire, avec la majorité des coûts liés au démantèlement et au traitement des déchets supportés soit directement par la puissance publique, soit par les consommateurs via une augmentation des coûts de EDF. Les renouvelables se développent, portés notamment par la construction de parcs éoliens en mer et financés majoritairement par des investissements privés à la recherche de potentiels profits juteux. Au cours de la transition, un certain nombre de centrales à gaz voire à charbon vont être encore utilisées. Ainsi, la Programmation Pluriannuelle de l’énergie prévoit un maintien de l’énergie produite par des centrales à gaz à hauteur de 32 TWh, et ceci afin de garder une certaine capacité à faire appel à des besoins de pointe. Il est intéressant de voir que sur ces deux pans de production, EDF n’est plus du tout en situation de monopole. Sur les 11 centrales à gaz tournant en France, 4 sont possédées par Engie, 4 par Total et 3 par EDF. Toutes ces centrales ont été construites entre 2005 et 2020 et doivent encore tourner plusieurs années voire décennies avant d’être rentabilisées pour les investisseurs. Quant aux 10 parcs éoliens en mer en construction ou en projet, 4 sont pilotés par EDF tandis que les autres appartiennent à Engie, Iberdrola ou encore Quadran. L’ouverture à la concurrence des concessions hydroélectriques conduirait au même résultat. Il en est de même dans une moindre mesure pour les centrales photovoltaïques ou encore les parcs éoliens terrestres.

« Ainsi, on se dirigerait vers un système de production électrique dominé par un oligopole restreint de très grands groupes internationaux, côtés au CAC 40. »

Ainsi, on se dirigerait vers un système de production électrique dominé par un oligopole restreint de très grands groupes internationaux, côtés au CAC 40. Ces grands groupes ont tendance à s’appuyer sur de vastes chaînes de sous-traitance où une concurrence féroce règne ainsi qu’une forte pression à la baisse des coûts de ces sous-traitants. Ces grands groupes, qui suivent une stratégie mondiale et s’appuient sur une logique de bénéfices, font peser plusieurs risques sur le futur du système énergétique.

Tout d’abord, l’ouverture à la concurrence depuis le début des années 2000 est loin d’avoir eu les effets escomptés en matière d’investissements renouvelables. La France possède un retard conséquent en matière de développement des renouvelables avec par exemple 19,1% de production renouvelable en 2020 contre 23% prévus par la Programmation Pluriannuelle de l’Énergie. Ce retard est autant dû à des investissements insuffisants d’EDF, fragilisé par l’ouverture à la concurrence, un tarif ARENH désavantageux qui favorise ses concurrents et sujet à des incertitudes fortes quant à son rôle futur qu’aux faibles investissements en matière de production des nouveaux entrants.  Alors que l’accès sur le marché des fournisseurs à une électricité nucléaire bon marché via l’ARENH devait permettre à ces nouveaux entrants de développer leurs capacités de productions, notamment renouvelables, c’est surtout un effet d’aubaine qui a pu être observé. Certains groupes, à l’image de Total-Direct Énergies, achetant peu cher de l’énergie à EDF pour ensuite la revendre avec une marge sans pour autant produire quoi que ce soit. Ainsi, une telle organisation oligopolistique ne semble pas être en mesure d’assurer les investissements nécessaires dans les renouvelables.

Figure 1 : Retard accumulé par rapport aux objectifs d’ENR

Autre élément, la libéralisation a conduit à une hausse forte des prix de l’électricité sur la dernière décennie, estimée à près de 50% par l’INSEE. Une partie conséquente de cette hausse s’explique par la libéralisation des marchés, la fragilisation d’EDF et par la hausse des tarifs de fourniture énergétiques, tandis qu’une partie s’explique aussi par la hausse des taxes sur l’électricité. Ainsi rien n’indique qu’une telle organisation soit bénéfique pour les consommateurs. Par ailleurs, les nouveaux entrants font souvent le choix d’un double-investissement dans les capacités renouvelables et les centrales thermiques d’appoint souvent requises pendant la phase de transition. La structuration actuelle du marché de l’énergie et du soutien aux énergies éoliennes, et en particulier le mécanisme de first-order-merit, peut générer des stratégies d’optimisation peu reluisantes de la part de ces groupes. C’est par exemple ce que montre un article de Acemoglu and al. (2017) [1] qui analyse la possibilité pour les groupes jouant sur les deux tableaux de baisser leur production thermique pendant les pointes de production renouvelable et l’augmenter quand le renouvelable produit peu pour totalement circonvenir le first-merit-order sensé favoriser le renouvelable. Par ailleurs des investissements actuels dans des infrastructures thermiques censées fonctionner près de 40 ans font que tous ces gros groupes risquent de représenter un facteur bloquant ou freinant pour l’atteinte d’un mix électrique décarboné si dans 10 ou 20 ans elles souhaitent encore rentabiliser leurs centrales thermiques d’appoint.

Figure 2 : Évolution du tarif réglementé de l’électricité depuis 20 ans [2]

Entrons maintenant un peu plus en profondeur dans l’analyse sociale d’un tel choix. Dans un précédent article, nous avions montré le lien fort qui existe entre la logique intrinsèque de maximisation du profit des entreprises capitalistes et le choix d’un régime énergétique tourné vers les énergies fossiles. En effet, les énergies fossiles permettaient une meilleure mise en valeur du capital et constituaient d’après Andreas Malm le levier général de production de survaleur capitaliste. Toutefois, Mitchell montrait ensuite que la concentration des flux énergétiques indispensables au capital dans certains nœuds (les mines, les chemins de fer et les ports) avait par un effet inverse donné un pouvoir important aux syndicats contrôlant ces nœuds stratégiques et permis d’après lui la construction des partis de masse au tournant du XXème siècle et des démocraties modernes avec les nombreux droits acquis. Ainsi, le rôle joué par les syndicats dans la maîtrise de la production électrique est lié à une distribution du rapport de force capital/travail plus favorable aux travailleurs. 

« Nous avions montré le lien fort qui existe entre la logique intrinsèque de maximisation du profit des entreprises capitalistes et le choix d’un régime énergétique tourné vers les énergies fossiles. »

À l’heure actuelle, les syndicats disposent encore d’un poids important au sein du secteur énergétique. Les branches mines et énergies de la CGT font par exemple partie des branches les plus puissantes de la confédération. Les syndicats jouent un rôle-clé dans la production nucléaire, les barrages ou les centrales thermiques par exemple. La centralisation de la production permet ainsi un certain rassemblement et une certaine organisation des travailleurs. Au contraire, un passage vers un système à forte prédominance renouvelable, avec d’importantes chaines de sous-traitance notamment sur les opérations de construction et d’entretien des énergies renouvelables, peut potentiellement faire fortement baisser le pouvoir des travailleurs sur les choix de production énergétiques. Par exemple il n’existe à l’heure actuelle aucun syndicat des travailleurs des énergies renouvelables à proprement parler. La décentralisation de la production sur de petits sites laisse aussi ouverte la porte à une forme d’ubérisation du marché de l’énergie avec des sous-traitants payés presque à la tâche de maintenance. Cela fait aussi courir le risque d’un mauvais entretien des infrastructures de production et d’un contrôle public de leur sécurité plus difficile, fragilisant par là même la sécurité nationale d’approvisionnement. Le cas des barrages est emblématique avec le risque qu’un problème rencontré en fin de concessions ne soit pas traité.

Par ailleurs, l’atteinte des objectifs de la Programmation Pluriannuelle de l’Énergie est rendue plus difficile, notamment en matière de construction de nouvelles unités de production, sur lesquelles la force publique est à la merci du bon-vouloir des investisseurs privés. La force publique disposerait alors d’une visibilité moindre sur les investissements en cours de réalisation.

Une organisation plus centralisée et démocratique sous l’égide d’un pôle public de l’énergie

Face au risque d’une déréglementation et d’une libéralisation croissante de la production électrique, on pourrait imaginer un système énergétique français plus centralisé, où la production nucléaire garderait une place importante (disons 50%). Ce système pourrait se faire sous l’égide d’un pôle public de l’énergie. Cette proposition s’inscrirait en réalité dans la continuité de celles de la CGT Mines-Energie. Il s’agirait plus précisément de rassembler l’ensemble des acteurs de l’énergie sous une bannière nationalisée unique afin d’assurer la coordination et la synergie entre les différentes branches énergétiques. Tout d’abord, un tel pôle public permettrait de s’assurer d’une politique cohérente et de s’assurer des investissements en cours afin de respecter la feuille de route de la transition écologique. Ainsi, on retrouverait sous une même égide le secteur électrique, gazier, ou encore pétrolier.

« Il s’agirait plus précisément de rassembler l’ensemble des acteurs de l’énergie sous une bannière nationalisée unique afin d’assurer la coordination et la synergie entre les différentes branches énergétiques. »

Ce pôle serait doté d’une structure juridique indépendante, à l’image de la gestion de la Sécurité sociale jusqu’en 1967. Ainsi, on pourrait imaginer que la gouvernance et les votes soient distribués de manière équilibrée (un tiers chacun par exemple) entre le pouvoir politique (proportionnel au Parlement), la société civile (associations, administrateurs de l’énergie) et les salariés du pôle de l’énergie. On pourrait ensuite envisager une homogénéisation immédiate des statuts des travailleurs de ce pôle sous un statut commun, à l’image du statut des industries électro-gazières qui existe maintenant. Il serait pertinent d’assurer l’indépendance la plus grande possible vis-à-vis d’un gouvernement, en ayant pour objectif de long terme le respect de la planification énergétique et la fourniture d’un service public de l’énergie à l’ensemble des citoyens, et ce de manière égalitaire.

Un tel pôle disposerait d’une capacité certaine à assurer la tenue d’objectifs fixés nationalement. La centralisation permettrait de gagner en efficacité mais certaines décisions pourraient tout de même être décentralisées à des échelons inférieurs avec des objectifs de développement de capacités de production à l’échelon régional par exemple. Le financement d’un tel pôle public passerait par une utilisation de l’épargne des citoyens via des organismes comme la Caisse des Dépôts ou la Banque de France par exemple ou bien par l’emploi des fonds du livret A. Une telle structure permettrait aussi de construire une réelle politique de développement de filières industrielles-clés et d’assurer une indépendance énergétique à la France : fabrication de panneaux solaires, fabrication et assemblage d’éoliennes, hydrogène.

D’un point de vue démocratique, un tel pôle public redonnerait un pouvoir important aux syndicats et à la société civile en matière de choix de production et de maîtrise des outils de travail. Par ailleurs, la taille importante du pôle permettrait de faciliter grandement la transition énergétique en matière d’emplois et de compétences. Un peu à l’image de ce que fait EDF en interne actuellement, il serait beaucoup plus facile de transférer les salariés des branches en déclin (pétrole, gaz, charbon) vers les branches porteuses, sans perte ni de statut ni de salaire. Toutefois, il faudra s’assurer, par une organisation astucieuse, que le pouvoir revienne bien à la société civile par ses différents représentants, et qu’il ne soit pas capté uniquement par certaines branches syndicales fortes défendant leurs intérêts propres en premier lieu. Il faudra aussi s’assurer qu’un tel pôle soit protégé d’un risque d’appropriation politique et d’un contrôle étatique trop fort qui pourrait engendrer des discriminations en cas de dérive du pouvoir politique, notamment en matière d’accès à l’énergie.

 « Un tel pôle public redonnerait un pouvoir important aux syndicats et à la société civile en matière de choix de production et de maîtrise des outils de travail. »

D’un point de vue plus théorique, un pôle de l’énergie permettrait de sortir 8% des dépenses des ménages français de la logique du capital, avec l’assurance d’un service public efficace et égal pour tous. C’est environ l’équivalent de 2% du PIB qui serait arraché à la logique du marché. Une telle organisation démocratique permettrait aussi de mettre en place de réelles politiques redistributives en matière énergétique, avec par exemple la gratuité des premières consommations indispensables, tandis que les dépenses excessives seraient fortement imposées.

Un modèle énergétique coopératif et local

L’organisation très centralisée du pôle public amène évidemment des critiques. Après-guerre, c’est bien un système majoritairement public qui a pu être à l’origine de choix stratégiques clivants, que ce soit le choix du nucléaire ou bien l’inondation de vallées entières pour la construction de barrages. Le risque de décisions imposées par le haut pourrait être amoindri par une gouvernance plus démocratique et représentative, mais il existe bel et bien. Face à cela, un modèle décentralisé, basé sur le modèle des coopératives, peut lui aussi mener à une organisation totalement nouvelle et démocratique du secteur énergétique. Il s’oppose à une certaine vision individualiste de développement des EnR et notamment du solaire, avec un système d’aide et de soutien qui visait surtout des particuliers [3].

Un tel système, qui s’est développé dès les années 90 de manière assez importante en Allemagne et au Danemark, a commencé à se développer en France depuis une grosse dizaine d’années, avec par exemple l’émergence du fournisseur militant Enercoop ou encore Énergie Partagée. Ces coopératives énergétiques promeuvent en général une production électrique décentralisée, locale et décarbonée. Leur développement se fait principalement autour des éoliennes et des fermes photovoltaïques. Elles s’appuient sur des projets énergétiques locaux, choisis par le citoyen et financés de manière participative par une épargne locale. Ces projets sont aussi souvent orientés vers une part conséquente d’autoconsommation et d’utilisation locale de l’énergie. Un exemple-clé est par exemple celui de réseaux de chaleur alimentant un territoire restreint à partir d’une centrale biomasse dont le combustible vient des forêts environnantes gérées de manière responsable.

File:Logo-Enercoop 2.jpg - Wikimedia Commons
Enercoop, coopérative fournisseuse d’électricité issue du renouvelable

Par-delà la dimension énergétique, ces projets s’inscrivent au cœur d’enjeux territoriaux multiples pour lesquels la réappropriation démocratique de la production énergétique est clé. Ainsi, la production de l’énergie s’insère dans toute une série de politiques locales attenantes : aménagement et urbanisme, construction de projets citoyens locaux, accès à une énergie, gestion des ressources brûlées (déchets, forêt, biométhane), économie et valorisation circulaire. Ces projets peuvent être portés par des organismes très variés : coopératives citoyennes, collectivités territoriales, réseau d’entreprises locales. Leur caractère participatif augmente fortement l’acceptabilité des projets, critère important à l’heure où les débats citoyens et autres oppositions locales font partie des facteurs ralentissant la transition écologique.

Une telle organisation du secteur énergétique, très décentralisée, proche du citoyen, semble en mesure de répondre aux enjeux démocratiques de maîtrise et de choix des méthodes et outils de production énergétique. Toutefois, la capacité d’une telle organisation à répondre aux enjeux nationaux voire européens de fourniture électrique semble plus problématique. Tout d’abord, ces projets locaux semblent orienter vers certains types de production assez restreintes. Quelle que soit la trajectoire du mix énergétique choisie (nucléaire ou non, développement massif de l’éolien en mer, etc.), la production électrique va reposer au moins en partie sur des infrastructures de taille importante qui demandent des filières d’approvisionnement, de maintenance et de livraison à grande échelle. Une telle organisation semble difficilement pouvoir gérer des infrastructures nucléaires, hydroélectriques ou bien encore de grands parcs d’éoliens marins. Par ailleurs, les systèmes énergétiques territoriaux ne sont que très rarement totalement indépendants et dépendent régulièrement d’un approvisionnement extérieur. Seul le raccord à un réseau national permet alors d’assurer l’équilibre offre-demande. La gestion du foisonnement ne peut se faire qu’à une échelle nationale voire européenne. En effet, les territoires sont très inégalement dotés de gisements de production renouvelables par exemple, avec des disparités importantes d’une région à l’autre. Ainsi, une territorialisation de la production électrique nécessiterait une péréquation tarifaire entre territoires et des mécanismes de solidarité. Seule une coordination nationale pourrait répondre de manière efficace à un choc soudain. Dans un souci d’équité, les mêmes prix doivent s’appliquer sur l’ensemble du territoire, ce qui impliquerait une péréquation et un niveau de financement égal des différents territoires. Ainsi, un système de cet acabit nécessiterait malgré tout un état coordinateur qui s’assure du suivi des objectifs et gère les différents obstacles évoqués.

 « La gestion du foisonnement ne peut se faire qu’à une échelle nationale voire européenne. »

Par ailleurs, un certain nombre de décisions de production ne peuvent être prises qu’à une échelle nationale pour assurer la coordination globale et le suivi des objectifs de transition. Un pouvoir local trop important pourrait engendrer des blocages d’un certain nombre de projets dans une stratégie NIMBY (Not in my Backyard) afin de défendre son paysage ou de se protéger des nuisances locales. Les collectivités prêtes à payer le prix pourraient alors éviter l’installation de toute production près de chez elles. En matière de financement, les possibilités de telles projets restent pour l’instant limitées, car ne faisant appel qu’aux ressources financières disponibles localement via de l’épargne locale ou du crowdfunding. Un certain nombre de financement devraient être assurés à une échelle plus large à l’image des coûts des infrastructures de réseaux, des grosses unités de production aussi bien que la gestion de la fin de vie des centrales nucléaires.

Un pôle public de l’énergie pour refaire du droit à l’énergie un pilier de notre démocratie

Face au modèle énergétique néolibéral guidé par la course au profit et caractérisé par la dérégulation des marchés et la dislocation d’EDF, d’autres organisations du marché de l’énergie sont possibles. Le modèle oligarchique vers lequel la France tend, dominé par une poignée de firmes privées en situation de quasi-monopole, ne semble pas être en mesure de répondre aux enjeux d’aujourd’hui et de demain : transition énergétique, prix bas et contrôle démocratique sur le secteur de l’énergie. Face à ce modèle capitaliste, potentiellement ubérisé, deux modèles offrent chacun leur solution. La création d’un pôle public de l’énergie répond aux enjeux de notre temps en sortant définitivement l’énergie de la mainmise de la course au profit. Un tel système permettrait une planification énergétique qui ne lèse pas le citoyen, garantirait le suivi des objectifs nationaux et assurerait des prix raisonnables. Toutefois, l’émergence d’initiatives citoyennes, plus localisées, sous la forme de coopératives énergétiques, peut apporter des réponses intéressantes en matière d’acceptation des projets renouvelables, de participation citoyenne et d’insertion de l’énergie au sein d’autres problématiques, sans sembler en mesure de répondre de manière coordonnée aux enjeux à l’échelle nationale. Ainsi, la solution d’un pôle public de l’énergie, avec des déclinaisons coopératives territoriales, doit être priorisée afin de refaire de l’énergie un droit pour tous sous l’égide d’une gestion collective, démocratique et éclairée.

Bibliographie :

[1] Acemoglu, Daron, Ali Kakhbod, and Asuman Ozdaglar. “Competition in Electricity Markets with Renewable Energy Sources.” The Energy Journal 38 (2017): 137–55. http://www.jstor.org/stable/26294154.

[2] Commission de régulation de l’énergie.

[3] Fontaine, Antoine. « L’essor des coopératives énergétiques citoyennes ». Multitudes n°77, nᵒ 4 (2019): 88. https://doi.org/10.3917/mult.077.0088.

Comment la baisse tendancielle du taux de profit explique le capitalisme d’aujourd’hui

© Aitana Perez pour LVSL

Alors que l’eau devient une marchandise comme une autre au Chili, les employeurs européens ne fournissent plus de vélos aux livreurs des plateformes. Tandis que Jeff Bezos s’envole dans l’espace, la planète brûle de l’Australie à la Californie… Le point commun entre ces faits ? La quête du profit. Si cette obsession pour l’appât du gain est critiquée pour ses abus, beaucoup n’y voient que la marque d’une cupidité excessive de certains entrepreneurs. Or, cette quête du profit maximum est intrinsèque au mode de production capitaliste. C’est du moins le postulat fondamental de la notion marxiste de baisse tendancielle du taux de profit. Elle permet de penser des phénomènes en apparence aussi divers que la concurrence oligopolistique, la plateformisation de l’économie, la financiarisation, ou encore la prédation exercée sur l’environnement, comme l’émanation d’un même mécanisme fondamental.

Comment expliquer la valeur que prennent les biens dans la société ? Pour Karl Marx, la valeur d’un bien est constituée par sa valeur d’usage, c’est-à-dire la valeur procurée par son utilisation, et sa valeur d’échange, qui correspond à la quantité de travail moyen nécessaire à sa fabrication. Si toute la richesse est produite par les travailleurs, elle ne leur revient pas entièrement, loin s’en faut : les détenteurs des moyens de production s’accaparent une part de la valeur produite par les travailleurs via les revenus du capital. Le taux de profit est défini comme étant le rapport de la survaleur (l’excédent récupéré après les ventes de marchandises et le paiement des salaires) sur la somme du capital constant (les machines et matières premières) et du capital variable (la masse salariale ). Ainsi, en vue de maintenir ou d’augmenter son profit, les détenteurs de capital ont trois options :

1 – Augmenter la survaleur ;

2 – Diminuer la part de capital constant ;

3 – Diminuer la part de travail rémunéré.

Une des clés pour augmenter les taux de profit est l’innovation technique, qui permet de produire avec plus de machines – que Marx identifie comme étant une accumulation de travail vivant passé – et moins de force de travail vivante. En réduisant la part de la rémunération du travail vivant dans la production, les détenteurs de capital espèrent ainsi soit conquérir de nouvelles parts de marché en diminuant les prix de vente, soit, à prix de vente constants, augmenter leurs marges. Ce mode de production repose cependant sur une contradiction inhérente : c’est en cherchant à diminuer la part de ce qui permet pourtant leur plus-value (le travail vivant de leurs employés, seuls producteurs) que les employeurs entendent augmenter leur profit.

Face à la menace permanente d’une baisse du taux de profit, l’une des stratégies fondamentales des employeurs est de chercher à s’implanter sur de nouveaux marchés. À ce titre, l’État joue un rôle fondamental.

En effet, les entreprises rivales sur un même marché ne tardent jamais à s’imiter mutuellement et l’avantage compétitif obtenu grâce aux innovations techniques devient caduc. C’est bien cette dynamique que l’on identifie comme étant la baisse tendancielle du taux de profit : celle qui pousse les employeurs à recourir à moins de travail vivant pour bénéficier d’un avantage sur leurs concurrents… alors même que cet avantage n’est que temporaire puisqu’ils seront bien vite imités. Ce nivellement par le bas de l’usage de la force de travail est une contradiction interne du système capitaliste qui le rend instable, puisque c’est sur l’exploitation de cette force de travail que les employeurs fondent leur pouvoir économique.

Si le concept de baisse tendancielle du taux de profit fait l’objet de nombreuses controverses, il demeure pertinent pour comprendre certaines dynamiques actuelles du capitalisme. D’une part, cette grille de lecture permet de comprendre l’extension permanente des sphères lucratives, la déresponsabilisation des entrepreneurs vis-à-vis de l’appareil productif, et le suicide environnemental dans une même logique. D’autre part, elle permet de saisir la nécessité d’adopter un mode de production alternatif pour contrevenir à ce futur.

Comment les accumulateurs de capital s’y prennent-ils pour enrayer cette pente spontanée vers la diminution de leur taux de profit ? Bien des phénomènes qui caractérisent l’économie contemporaine – la concurrence entre groupes oligopolistiques pour la conquête de nouveaux marchés, le développement des plateformes, la financiarisation, la marchandisation des biens naturels, etc. – peuvent être lus à l’aune de cet objectif.

L’État au service de l’accumulation de capital

Face à la menace permanente d’une baisse du taux de profit, l’une des stratégies fondamentales des employeurs est de chercher à s’implanter sur de nouveaux marchés. À ce titre, l’État joue un rôle fondamental. L’idée selon laquelle les politiques néolibérales conduisent à moins d’État, souvent entendue chez une partie de la gauche, est partiellement incorrecte. Les grandes entreprises ont en réalité un besoin éperdu d’État afin de maintenir leur domination sur l’économie et, par ce biais, leur taux de profit. La création de nouveaux marchés par l’État s’effectue par le biais de sa puissance de coercition, ainsi que par l’instauration d’un cadre juridique qui leur est propice – comme le suggérait Marx et l’analysait de manière détaillée Karl Polanyi.

NDLR : Pour une analyse de l’État comme cadre instituant du libéralisme, lire sur LVSL l’article de Marin Lagny : « Polanyi, La grande transformation : de l’économie à la société (néo)libérale »

À mesure que l’autonomie de l’État décroît par rapport aux détenteurs de capital, celui-ci devient une machine à accroître leurs marges. Au sein des dépenses dédiées au service public, une part croissante tend à rémunérer les prestataires des délégations de services publics – ces derniers perdant alors leur caractère socialisé. Les partenariats public-privé, dans lesquels les entrepreneurs financent les infrastructures pour ensuite exiger des loyers exorbitants à l’État et aux collectivités s’inscrivent dans la même logique. La part croissante que l’État consacre aux aides aux entreprises, en particulier aux grands groupes, s’inscrit dans cette logique. Récemment, le travail d’information d’Allô Bercy détaillait la manière dont des milliards d’euros ont été versés aux multinationales sans contrepartie pendant la crise sanitaire, permettant le versement de dividendes indécents aux actionnaires. Cet épisode est loin de relever de l’exception. D’après la Cour des comptes, près de 140 milliards d’euros y sont dédiées chaque année, soit autant que les salaires versés aux fonctionnaires.

Le capitalisme de plateforme au secours de la classe dominante

De la même manière, la plateformisation de l’économie peut être lue à l’aune de cette volonté de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit.

NDLR : Pour une analyse marxiste du capitalisme de plateformes, lire sur LVSL l’article d’Evgeny Morozov : « « Extraction des données par les GAFAM : aller au-delà de l’indignation »

Il rejoint l’enjeu du travail effectué de façon invisible – et gratuite. La question du travail domestique, encore très largement effectué par les femmes, est un exemple bien connu. Quand une employée de maison exerce les tâches domestiques chez un particulier qui l’emploie, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un travail dans tous les aspects qu’on lui donne. Dès que cette même femme effectue les mêmes tâches effectuées chez elle, celles-ci ne sont plus qualifiées de travail.

Une dynamique semblable peut être observée dans les domaines où l’économie est numérisée – par d’ingénieux artifices, les travaux salariés disparaissent et sont confiés à des travailleurs non payés. Il n’est que de considérer l’exemple de la bascule des démarches administratives vers la numérisation – à l’image de la déclaration des revenus en ligne – pour s’en convaincre. Par le passé, cet exercice était accompli par les agents des impôts et représentait un travail considérable de saisie informatique. Ce travail a subi une forme de privatisation à l’échelle individuelle : l’exécution de la tâche de saisie informatique est directement effectuée par le contribuable derrière son écran. Bien qu’il y ait des vertus à exempter les agents publics d’une telle tâche pénible et répétitive, son élimination a surtout été stimulée par la suppression de postes et l’accroissement de la charge de travail dans ces services. Comme l’analyse avec brio Frédéric Lordon, la délégation à l’individu du tri des déchets s’inscrit dans la même logique : déléguer un travail auparavant effectué par des salariés qualifiés à des citoyens-usagers, non qualifiés, qui le font gratuitement.

Analyser l’ubérisation au travers de la baisse tendancielle des taux de profit permet de comprendre pourquoi les plateformes représentent l’avenir rêvé par les investisseurs. En effet, si les employeurs sont amenés à gagner moins, à part égale de capital constant, ils ont trouvé dans l’ubérisation un moyen de contourner ce problème – n’ayant plus à supporter le « coût » de la production.

Si la classe dirigeante, attachée à la propriété lucrative source de ses profits, cherche donc à investir de nouvelles sphères d’activité pour étendre ses profits, elle semble en parallèle se lancer dans une large dynamique de désinvestissement de l’appareil productif. Il s’agit ici d’une évolution importante. Historiquement, les classes dominantes utilisaient en effet leur propriété de l’outil de travail des travailleurs comme légitimation de la ponction qu’elles réalisaient sur la valeur créée par le travail de ces derniers. Le capitalisme de plateforme rebat les cartes de cet état de fait et offre désormais la possibilité aux possédants de ne même plus avoir à investir dans l’appareil productif : ils peuvent s’en déresponsabiliser en laissant aux travailleurs eux-mêmes le soin d’acquérir leur propre outil de travail. Ainsi, le chauffeur Uber conduit sa propre voiture, le livreur Deliveroo achète lui-même son vélo, etc. Dans cette perspective, « l’apport » du propriétaire lucratif se retrouve réduit à peau de chagrin : il se contente de proposer une intermédiation entre offreurs et demandeurs, sans assumer aucune autre responsabilité, mais continue de ponctionner une part très importante de la valeur économique créée par les travailleurs de plateforme.

NDLR : Pour une analyse des implications sociales et juridiques de l’ubérisation, à lire sur LVSL : « auto-entrepreneuriat : les chaînes de l’indépendance »

Si l’on sait combien cette intermédiation par le capitalisme de plateforme est à la fois mauvaise pour les travailleurs et évitable, l’analyser au travers de la baisse tendancielle des taux de profit permet de comprendre pourquoi les plateformes représentent l’avenir rêvé par les investisseurs. En effet, si les employeurs sont amenés à gagner moins, à part égale de capital constant, ils ont trouvé dans l’ubérisation un moyen de contourner ce problème – n’ayant plus à supporter le « coût » de la production. En définitive, non seulement le capitalisme de plateforme contourne le droit du travail, endette les travailleurs et les rémunère mal, mais il est aussi un moyen pour les possédants de ne plus avoir à s’encombrer de l’appareil productif dans certains secteurs d’activité, tout en continuant à y exercer une ponction. Le fort développement du télétravail à la faveur de la crise sanitaire peut aussi être lu à l’aune de cette dynamique d’abandon, par la classe possédante, de certains coûts intrinsèquement liés à l’activité réelle. Concrètement, généraliser le télétravail est l’opportunité, pour l’employeur, non seulement de casser la cohésion entre salariés, mais aussi de se débarrasser de certains frais inhérents à l’entretien de l’outil de travail : bureaux, matériel informatique, etc.

La financiarisation comme compensation de la baisse des taux de profit

Un autre secteur d’activité permet de générer beaucoup des profits en supportant un faible coût de production : la finance. Si les détenteurs de capitaux jugent encore insuffisante la ponction qu’ils réalisent sur le travail vivant effectué dans l’économie réelle, ils peut choisir d’utiliser leur patrimoine financier comme un levier de profitabilité démultiplié ou, pour reprendre une expression courante (mais passablement erronée), « faire travailler son argent ». Historiquement, la finance passe principalement par les prêts bancaires, qui permettent de recevoir des intérêts pour avoir mis à disposition des fonds servant aux prêts. Dans le capitalisme contemporain, cette logique s’étend aujourd’hui à des entreprises au départ bien éloignées des métiers de la banque. Il est désormais très courant de pouvoir acheter un produit à crédit sans passer par sa banque.

Le concept de baisse tendancielle du taux de profit permet d’aborder avec moins de naïveté la critique du « productivisme » portée par l’écologisme mainstream et médiatique.

Ainsi, les activités bancaires elles-mêmes sont aujourd’hui dépassées en termes de taux de profit par les activités dites « de marchés », c’est-à-dire les paris en Bourse. Rien de plus simple, en effet, que de spéculer sur la hausse ou la baisse d’une valeur, qu’il s’agisse d’une part d’entreprise (action), d’une dette (obligation), du prix des matières premières, d’une monnaie, d’un indice boursier etc. Les plus-values à la clé peuvent être considérables, tandis que les coûts de production sont ridicules, les traders étant d’ailleurs de plus en plus remplacés par des algorithmes.

La finance, monstre froid déconnecté de l’économie réelle ? Les crises financières révèlent au contraire à quel point elle est imbriquée dans celle-ci. Lorsque les détenteurs de capitaux entrent au capital d’une entreprise, c’est parfois pour spéculer, mais aussi pour acquérir un pouvoir décisionnaire sur les orientations de la production et toucher des dividendes. Généralement indifférents à ce que produit l’entreprise et aux conditions environnementales et sociales dans lesquelles s’exercent cette production, les actionnaires sont en revanche particulièrement attentifs à la rente qu’ils vont pouvoir en obtenir. En exacerbant l’obsession du profit déjà présente dans une entreprise indépendante des marchés financiers, en l’indexant sur une logique de spéculation financière, la finance bouleverse donc le régime d’accumulation capitaliste traditionnel, et porte à un degré supérieur l’obsession de maximisation du taux de profit.

Un capitalisme prédateur

L’impact de la rapacité des détenteurs du capitaux sur les travailleurs, mais aussi sur l’environnement, est un leitmotiv majeur de la théorie marxiste. « Le capital épuise deux choses : le travailleur et la nature », écrivait Karl Marx. Dans la théorie marxiste, le capitalisme élimine toutes les restrictions à l’appropriation de la nature – appropriation, car ce processus conduit à tirer des bénéfices du « travail impayé » extra-humain (accumulation géologique, biodiversité…) en les sortant des bilans des entreprises [5]. Les lentes évolutions géologiques et physiques, étalées sur des millions d’années, ayant permis de constituer les réserves d’hydrocarbures, sont ainsi gratuitement accaparées – on peut en dire autant de la surpêche ou de l’utilisation abusive des sols par l’agriculture intensive, qui détruit la biodiversité sans payer un centime, alors que tout le système de production alimentaire repose sur cette ressource si fragile.

La théorie libérale a bien pris en compte le caractère problématique de cette course vers l’accaparement des ressources, pour le recoder dans la grammaire de la théorie coûts / bénéfices [6]. Il s’agit de mettre en balance l’avantage à polluer obtenu par une entreprise, avec les désavantages pour le reste de la société, traduites en langage libéral comme des « externalités négatives ». Bien évidemment, réussir à évaluer précisément les impacts d’un acte polluant, que cela soit par des études statistiques d’augmentation de risques de cancer ou des effets cumulatifs des multiples dégâts environnementaux, se révèle impossible. Sans compter que cette approche ne prend aucunement en compte la disparition progressive des ressources qui n’ont pas une valeur marchande immédiate – autrement dit, tant que le coût de la disparition d’une ressource naturelle n’a pas été comptabilisé et chiffré, il n’existe tout simplement pas.

Le concept de baisse tendancielle du taux de profit permet d’aborder avec moins de naïveté la critique du « productivisme » portée par l’écologisme mainstream et médiatique. Il profit permet en effet de comprendre pourquoi le productivisme est inhérent au mode de production capitaliste : puisque le taux de profit baisse sur chaque unité produite, il faut produire plus en quantité – ce qui est écologiquement préjudiciable. De même, elle permet de comprendre la cause de la frénésie à l’innovation technique de la part des détenteurs de capital : confrontés à une pression de tous les instants pour améliorer le rendement de leur capital fixe, ils se lancent dans une course sans le luxe de se soucier de son impact environnemental.

Lutte pour l’accaparement de nouveaux marchés, plateformisation, financiarisation, prédation sur les ressources naturelles : ces phénomènes peuvent être compris comme une manière de répondre à la baisse tendancielle du taux de profit. Se pose alors la question du dépassement du système économique dominant à l’ère néolibérale. Il est courant d’opposer, dans les cercles hétérodoxes, un capitalisme fordiste-keynésien à un capitalisme néolibéral et financiarisé – pour vanter les vertus du premier et critiquer les effets néfastes du second. Une analyse en termes marxistes conduirait pourtant à considérer que le second est le produit logique du premier : la transition de l’ère fordiste-keynésienne à l’ère néolibérale peut en effet être lue comme une manière parfaitement rationnelle d’enrayer la baisse tendancielle du taux de profit. Est-ce à dire que la critique du néolibéralisme demeure superficielle, tant qu’elle ne prend pas en compte le mécanisme fondamental qui a conduit à l’apparition du néolibéralisme ?

Notes :

[1] Concernant les niches fiscales, les comptes du budget de l’État en 2020 par la Cour des comptes, page 162. Consultable ici.

[2] Concernant les exonérations de cotisations sociales, Les Comptes de la Sécurité Sociale, Résultats 2019 et prévisions 2020, page 58. Consultable ici.

[3] Par-delà Nature et Culture, Philippe Descola.

[4] Manières d’être vivant, Baptiste Morizot.

[5] La Nature dans les limites du Capital, Jason Moore.

[6] La société ingouvernable, Grégoire Chamayou.

[7] En outre, produire en régime capitaliste implique des coûts mathématiquement plus élevés puisqu’il est nécessaire, en plus des dépenses publicitaires et de marketing, de dégager une marge pour le profit, alors même que la production en est exemptée.

Denis Colombi : « La société a parfois intérêt à ce que la pauvreté persiste »

Accusés tantôt d’incapacité à gérer un budget, parfois de fainéantise, les personnes pauvres sont stigmatisées au travers de polémiques régulières. Dans un ouvrage paru en 2020, Où va l’argent des pauvres, Fantasmes politiques, réalités sociologiques, Denis Colombi tente de déconstruire notre perception de la pauvreté. L’auteur, professeur agrégé de sciences économiques et sociales et docteur en sociologie, alimente depuis 2007 le blog Une heure de peine dans lequel il livre une analyse sociologique de l’actualité. Entretien réalisé par Jules Brion. Retranscription par Dany Meyniel.

LVSL – Un des grands apports de votre livre est de livrer une analyse sociologique des discours, produits notamment par certaines personnalités politiques et éditorialistes, d’individualisation des causes de la pauvreté. Le pauvre serait celui qui a failli, notamment à gérer son budget. Quels sont les effets d’un tel discours ?

Denis Colombi – Les effets d’un tel discours sont négatifs sur plein de points de vue. Premièrement, ils permettent de légitimer l’existence de la pauvreté et de la richesse : si on définit le pauvre comme celui qui a échoué, qui a un problème, alors par contraste on va définir celui qui n’est pas pauvre comme celui qui mérite. On efface ainsi les multiples inégalités économiques, découlant notamment de l’héritage, au profit d’un discours individualisant contre lequel il n’y a pas à agir puisque la pauvreté cesse d’être un problème politique et collectif pour devenir une simple question de déviance personnelle. Ce discours fait porter la culpabilité du dénuement sur les pauvres eux-mêmes et le mérite de la non-pauvreté sur les autres. Toute action qui sert à corriger cette situation est de fait délégitimée puisque, si les pauvres sont fautifs de la situation dans laquelle ils se trouvent, pourquoi viendrait-on les aider ?

Ensuite, à cause de ce discours individualisant, les pauvres seront perçus comme incapables de gérer leur argent. La société va chercher à contrôler au maximum les allocations. Les sommes versées ne sont d’ailleurs pas considérées comme appartenant directement aux pauvres mais à la société dans son ensemble. Cette situation va nuire à la capacité des personnes concernées de faire leurs propres choix. La pauvreté ne devient plus seulement une situation économique mais une situation de conflit permanent : les pauvres ne sont pas en situation de faire leurs propres choix puisque cette capacité leur est retirée par le reste de la société. La délégitimation de leur action redouble l’inégalité matérielle qui les frappe, produisant ainsi une inégalité politique. Ce phénomène conduit à ce que les personnes dans le dénuement ne soient pas considérées comme des sujets politiques dont il faudrait améliorer la situation. Ces deux inégalités, matérielles et politiques, se recouvrent et se renforcent mutuellement.

LVSL – Au contraire, vu leurs faibles moyens, les pauvres ne seraient-ils pas plutôt de bons gestionnaires ?

D.C. – Les pauvres, en un sens, sont de bons gestionnaires. Nombre de sociologues, dont j’essaie de faire la synthèse dans mon livre, sont allés voir concrètement comment les personnes dans le dénuement géraient leur budget. Ils se sont rendus compte que beaucoup de pauvres tiennent à jour leurs dépenses, qu’ils ont parfois des cahiers dans lesquels ils notent tous les jours chacun de leurs achats, chacune des factures. Ce sont des personnes qui vont surveiller très régulièrement leurs dépenses, leurs comptes en banque. De fait, il y a toutes sortes de formes de gestion qui font apparaître une attention à la question budgétaire plus forte chez les pauvres que celle qui peut exister chez des personnes plus fortunées. Il existe ainsi une forme de charge mentale de l’argent résultant d’un réel travail de gestion quotidien : il faut aller faire la queue à des guichets, remplir des dossiers, vérifier que ces dossiers soient bien arrivés…

« Ce n’est pas la culture qui produit la pauvreté mais la pauvreté qui détermine les façons dont on consomme et cette situation de précarité constitue une réalité matérielle qui s’impose aux individus. »

Cependant, je voudrais rester prudent sur une prétendue meilleure gestion de l’argent par les pauvres. Ces derniers y consacrent plus de temps et d’énergie, c’est incontestable, mais parce qu’ils n’ont pas le choix. De facto, l’argent a cette particularité que moins vous en avez, plus il est difficile à gérer. Si à un moment donné vous décidez de faire un achat compulsif – ce que tout le monde a fait concrètement un jour dans sa vie – alors que vous avez un revenu stable et confortable, les conséquences ne seront pas très graves. Si vous avez un revenu faible, un achat inconsidéré devient beaucoup plus coûteux. Les pauvres ne sont pas forcément de meilleurs gestionnaires, ils sont juste confrontés à une gestion budgétaire plus difficile et c’est ce qui explique ce travail de l’argent, ce money work. S’ils avaient plus d’argent, ces pauvres ne deviendraient certainement pas tous de puissants gestionnaires ou des financiers, ils ne le feraient tout simplement pas plus mal que la moyenne des personnes plus fortunées.

LVSL – Avec la montée en puissance des enjeux environnementaux, on constate aussi une stigmatisation de la consommation des pauvres, par exemple à travers le fait d’acheter du Nutella en promotion. Comment déconstruire ce discours ?

D.C. – Plutôt que de se poser la question « est-ce que les pauvres sont peu soucieux de l’environnement ? », ne pourrait-on pas se poser la question de l’offre qui est faite à ces derniers ? Quelles sont les offres, les informations qui leur sont données sur les produits au moment où ils veulent choisir ? Comme le montre la sociologie de la consommation, acheter du Nutella permet à certains pauvres de faire plaisir à leurs enfants. Ces derniers veulent éviter d’avoir le sentiment d’être dans le dénuement et achètent ainsi le produit d’une marque connue. Il y a un sketch de Jamel Debouze où il raconte que, quand il était petit, ses parents allaient à Lidl et ne lui achetaient pas du Nutella mais du « mutella », une sous-marque à laquelle était assignée un stigmate.

Lors du premier dé-confinement en 2020, plusieurs personnes ont critiqué, sur les réseaux sociaux ou dans des émissions, les personnes qui faisaient la queue devant Zara sur la rue de Rivoli. On espérait rentrer dans un nouveau monde, le monde d’après, qu’on allait réfléchir à l’écologie… Visiblement ça n’a pas marché puisque les gens continuent de faire la queue devant les grands magasins. Ces commentateurs sont très naïfs de se dire qu’en quelques mois de réflexion, nous pouvions changer radicalement notre modèle de production, comme si la consommation ne dépendait que d’une idéologie ou d’un effort de volonté.

En fait, la consommation est déterminée par des institutions, par une offre, et donc par des paramètres qui sont extérieurs aux individus. Il est possible d’aller acheter des vêtements ailleurs que chez Zara, chez une marque plus écologique. Seulement, ce choix sera d’autant plus difficile qu’il va falloir chercher soi-même des informations susceptibles d’orienter ses choix. C’est peut-être là-dessus que nous pouvons agir : sur les choix, les informations qui sont données. On retrouverait un peu de capacité d’action politique en déconstruisant la consommation car elle n’est pas une affaire de préférence interne aux individus mais bien une affaire d’organisation de la société.

LVSL – Partant d’un tel constat, que penser de certaines thèses expliquant que le dénuement serait le produit d’une culture de la pauvreté ne valorisant pas le goût de l’effort et privilégiant la paresse ?

D.C. – Je pense qu’elle conduit totalement à une impasse, j’ai principalement écrit mon livre pour combattre cette idée. Cette thèse s’est d’abord développée aux Etats-Unis et est arrivée petit à petit en France. Les pauvres ne valoriseraient pas assez l’effort, le travail, l’investissement, l’avenir… Dans l’hexagone, ces affirmations se jouent plus sur les questions de réussite scolaire. Visant généralement les migrants, certains tentent d’expliquer que certaines cultures ne valorisent pas assez la réussite scolaire, produisant, in fine, des résultats médiocres. Ces explications très culturalistes supposent des individus qu’ils soient entièrement déterminés par une culture qui se transmettrait au sein des familles. Cette forme de naturalisation flirte d’ailleurs souvent avec des formes de racisme. Seulement, si on regarde les budgets des personnes pauvres ainsi que leur marge de choix, on s’aperçoit qu’il n’est nullement question de culture mais de conditions de vie particulières.

« Simmel montre que la société s’intéresse aux pauvres non pas pour améliorer la situation de ces derniers mais parce qu’ils sont vus comme étant un problème. »

D’aucuns dénoncent souvent l’incapacité des pauvres à épargner leurs revenus. Des travaux de la sociologue Ana Perrin-Heredia montrent pourquoi les pauvres n’épargnent souvent pas. Ces derniers ont bien besoin de stocker, non sous forme monétaire mais sous forme de produits alimentaires. Si l’on garde son argent sur son compte en banque, il peut disparaître à tout moment. Il suffit d’une facture qu’on avait oubliée, d’un impôt non-payé ou d’une contravention si l’on prend souvent sa voiture. Cet argent peut disparaître très facilement. Certains pauvres vont le dépenser tout de suite, sous forme de nourriture, dans le congélateur : c’est une forme d’épargne populaire déterminée par les conditions matérielles de vie de ces individus.

Ce que j’essaye de faire dans mon livre, c’est d’inverser la manière dont on voit les choses. Ce n’est pas la culture qui produit la pauvreté mais la pauvreté qui détermine les façons dont on consomme et cette situation de précarité constitue une réalité matérielle qui s’impose aux individus. Si ces personnes avaient plus d’argent ils consommeraient sans doute autrement. Il y a eu des expériences menées où l’on versait des revenus en cash de façon relativement importante sans condition aux plus pauvres. Les résultats d’une telle expérience ont récemment été publiés au Canada. Au bout de quelques mois, on se rend compte que, non seulement la situation économique des personnes recevant cette aide s’est améliorée, mais ils se nourrissent mieux et ils consomment moins d’alcool, moins de drogue, moins de tabac. Ces types de consommations dangereuses pour la santé sont directement produites par la pauvreté. Lorsque l’on possède peu, on va oublier un peu la misère et la difficulté en fumant une cigarette, en buvant un petit coup, en fumant un joint. Finalement, ce sont les rares choses que l’on peut faire. Avec plus d’argent, on peut se projeter dans l’avenir, on peut faire des choix différents et modifier alors sa manière de consommer.

LVSL – Vous mobilisez dans votre livre plusieurs travaux, notamment ceux du sociologue Georg Simmel. Ce dernier explique que « L’Assistance publique n’a rien de révolutionnaire ou de socialiste, elle est au contraire profondément conservatrice ». Vous-même la décrivez comme un « mode de contrôle de populations mal considérées ». Pouvez-vous nous expliquer ces affirmations ?

D.C. – Simmel montre que la société s’intéresse aux pauvres non pas pour améliorer la situation de ces derniers mais parce qu’ils sont vus comme étant un problème. Il s’agit alors soit d’éviter qu’ils ne sombrent dans la violence et la délinquance, soit de les remettre sur le marché du travail pour que ces derniers soient disponibles pour la production. Ainsi, il ne s’agit pas d’un projet révolutionnaire et socialiste visant à améliorer la condition matérielle des plus démunis, mais simplement d’une façon de s’assurer le contrôle d’une population perçue comme dangereuse ou potentiellement exploitable. Cette assistance existe non pas dans l’intérêt des pauvres mais dans l’intérêt des autres, des non-pauvres.

Il faut remarquer que l’Assistance publique est l’une des rares administrations dans laquelle les personnes qui en bénéficient ne sont pas exactement des usagers. On ne leur demande pas si les politiques sociales leurs conviennent, la société politique ne pense pas pour eux. Ces politiques sont pensées en fonction des intérêts de la société et non comme un droit des individus à une protection minimum, ce qui va souvent conduire à stigmatiser certaines populations. Ce phénomène peut constituer une cause, sinon de pauvreté, du moins de maintien dans la pauvreté. En effet, si l’on pense l’assistance sur ce modèle-là, on ne donnera jamais plus aux pauvres que ce qui est strictement nécessaire. L’assistance n’existe pas pour améliorer la situation des plus démunis, elle n’est pas prévue pour.

LVSL – Vous notez dans votre livre que l’on assiste à un durcissement régulier des conditions d’accès à l’aide sociale. La polémique autour de l’allocation de rentrée scolaire en est un exemple. Quelle est la logique qui s’opère derrière ce phénomène ?

D.C. – Ce sont des polémiques qui sont extrêmement récurrentes et tournent autour de l’idée qu’il vaudrait mieux donner des revenus d’assistance aux plus pauvres sous forme de bons d’achat. Certaines propositions reviennent régulièrement et proposent de ne pas verser l’allocation de rentrée scolaire aux familles, mais directement aux écoles. Il y a toujours une peur que cet argent soit utilisé par les familles pour s’acheter de l’électro-ménager, des écrans plats ou des iPhones dont on pense que les pauvres n’ont pas besoin… Ce que j’ai montré dans le livre, c’est qu’un smartphone est quand même très utile dans notre société car c’est une des seules manières de recevoir internet et que l’on vit dans une société où de plus en plus de démarches se font en ligne. Les polémiques dénonçant une prétendue mauvaise utilisation des allocations de rentrée scolaire sont un peu étranges : aucune étude, aucun rapport ne permet de dire qu’elles sont spécialement mal utilisées. Pourtant, les polémiques de ce type se succèdent et ne servent à rien d’autre que de permettre à certains représentants politiques de se donner une image de personnes exigeantes n’ayant pas peur de prendre des décisions courageuses.

« Du fait de l’existence de la pauvreté, on a des travailleurs qui sont disposés à prendre des emplois pour des salaires extrêmement faibles et tout ça bénéficie aux classes moyennes et supérieures car il existe une main d’œuvre peu coûteuse. »

Ces discours politiques contribuent à stigmatiser encore plus fortement ces populations qui sont décrites comme des repoussoirs, des assistés et non comme des sujets et acteurs politiques qu’il faudrait défendre. Je me pose souvent la question suivante : quel représentant politique prend aujourd’hui en charge les revendications des plus pauvres. Il n’y a aucun politique qui porte les revendications de ces groupes-là, ou alors c’est parfois fait selon des lignes extrêmement problématiques. Le Rassemblement National (RN) par exemple veut bien s’inquiéter des SDF du moment que ce sont des SDF français : ils disent s’intéresser aux pauvres pour ne pas s’occuper des migrants. Seulement, lorsque vient le moment d’agir pour les pauvres dans les municipalités RN par exemple, les aides aux associations qui s’occupent des plus pauvres sont coupées, les inscriptions des enfants de chômeurs à la cantine scolaire sont refusées… Les municipalités RN mènent une politique extrêmement violente vis-à-vis des pauvres. Les représentants politiques qui prennent vraiment en charge ces populations-là sont rares. Le mouvement des gilets jaunes aurait pu mettre la question de la pauvreté sur la table, mais ça n’a guère été le cas. Cette absence de représentation politique des plus pauvres est un vrai problème.

LVSL – Vous analysez que l’on ne peut se permettre, si l’on veut résorber la pauvreté dans notre société, d’opérer uniquement des changements incrémentaux. Il faudrait une transformation de notre modèle sociétal car, selon vous, « beaucoup de personnes ont intérêt à ce que la pauvreté existe ». Pourquoi cette affirmation ?

D.C. – C’est une question que j’aborde dans les derniers chapitres de mon livre : pourquoi la pauvreté est un problème persistant ? On peut premièrement y répondre avec une approche économique : il y a assez de richesses dans un pays comme la France pour résorber la de la pauvreté par la redistribution. Seulement, la société a parfois intérêt à ce que la pauvreté persiste, ce qui me fait dire que c’est plus un problème politique que strictement économique. En effet, du fait de l’existence de la pauvreté, on a des travailleurs qui sont disposés à prendre des emplois pour des salaires extrêmement faibles et tout ça bénéficie aux classes moyennes et supérieures car il existe une main d’œuvre peu coûteuse. Nombre de travailleurs acceptent des emplois qui sont à la fois difficiles, stigmatisés et très maigrement payés. Pourquoi ? Parce qu’elles ont peur de la pauvreté, que notre société résume à une position infamante, stigmatisante et sans aucun soutien.

Il y a une forme d’exploitation de la pauvreté dans le sens où tout le monde bénéficie de l’existence de celle-ci. Nombre d’entreprises numérique s’appuient par exemple sur ce que le sociologue Antonio Casilli appelle le « travail du clic ». Des travailleurs vont cliquer simplement sur des captchas ou des images afin d’améliorer et de faire fonctionner des intelligences artificielles, un travail peu passionnant et surtout mal payé. Penser la sortie de la pauvreté de la population concernée c’est aussi se poser la question de l’organisation de nos sociétés. Il faut se rendre compte que sans pauvreté, nous devrons sans doute payer nombre de services un peu plus cher. Il me semble important de comprendre pourquoi on a intérêt à l’existence de la pauvreté pour pouvoir ensuite prendre les décisions adéquates afin de sortir de cette situation-là. Il est primordial de prendre conscience du fait que la pauvreté est une question politique ainsi qu’un un problème d’exploitation.

LVSL – Vous évoquez le phénomène de « propriété sociale », à savoir les droits et ressources attachés au travail (retraite, sécurité sociale) censés prévenir les risques sociaux. Pour qui veut lutter contre la pauvreté, quelle est la position à adopter face à la multiplication des emplois dits atypiques ou « uberisés », n’offrant souvent que peu de « propriété sociale » aux travailleurs et travailleuses ?

D.C. – La « propriété sociale » est une notion créée par le sociologue Robert Castel. Ce dernier étudie les rapports salariaux et les travailleurs du XIXe siècle. Leur situation au début de la révolution industrielle n’était d’ailleurs pas très différente de celle des travailleurs « uberisés » d’aujourd’hui. C’était en effet des ouvriers qui travaillaient à la journée, choisis par des capitaines d’industrie et des contremaîtres le matin aux portes de l’usine et qui étaient payés à la journée pour un salaire de misère. Il s’est construit petit à petit un ensemble de protections, de « propriétés sociales ». Castel s’est en effet rendu compte que seule la possession d’un capital privé permettait de se protéger des risques sociaux, par exemple le fait d’acquérir un logement. Seulement, certaines personnes n’avaient accès à aucune forme de capital. Se sont alors petit à petit créées des propriétés collectives comme la Sécurité sociale, financée par des cotisations. Cela permet d’être protégé contre les risques sociaux, même en l’absence d’une propriété privée, parce que l’on est, au travers de la collectivisation des cotisations sociales, propriétaire d’un bien collectif.

Finalement le statut de salarié s’est construit au travers des luttes sociales qui cherchaient à imposer des conditions d’emploi meilleures et grâce à la traduction juridique et légale de ces mêmes mobilisations. Si l’on part du constat qu’il existe de nombreuses ressemblances entre les travailleurs du XIXe siècle et les emplois « uberisés », peut-être est-il temps de construire une protection juridique au travers de luttes et de mobilisations. Il convient de se demander si les travailleurs « uber » – on pourrait en citer d’autres – ne seraient pas des salariés déguisés. Il y a un certain nombre de décisions de justices qui ont été rendues pour essayer de re-qualifier ces travailleurs en salariés plutôt qu’en indépendants. Ce genre d’actions est sans doute un moyen de modifier un peu le rapport de force qui existe.

LVSL – Vous affirmez, dans une des dernières parties de votre livre, que « la pauvreté peut être, sinon tout à fait vaincue, du moins considérablement réduite ». Quels sont les écueils à ne pas reproduire dans la conception de futures politiques publiques de lutte contre la pauvreté ? Existe-t-il des expériences concluantes qui permettraient de guider leur mise en place ?

D.C. – La conclusion vers laquelle je tends est que le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté, c’est ce que montre un certain nombre de travaux, c’est de donner de l’argent. Cette thèse peut sembler être un truisme, un peu simpliste au premier abord. En effet, il est terriblement difficile de faire accepter que la pauvreté soit d’abord un phénomène de privation d’argent et de moyens. On a tendance à penser, à droite comme à gauche, que les pauvres ont besoin de beaucoup de choses, qu’on leur explique comment gérer leurs budgets, qu’on leur donne accès à la culture, à des diplômes. De fait, ils auraient besoin de plein de choses… sauf d’argent. Pourtant, ce que montrent les expérimentations menées notamment par Esther Duflo, prix Nobel d’économie, c’est que, lorsqu’on donne plus d’argent aux pauvres, leur situation concrète s’améliore. Ces derniers vont réduire leur consommation de drogues, d’alcool, vont sortir plus facilement du chômage et pouvoir obtenir un diplôme.

Un des écueils à éviter serait d’avoir des politiques trop peu efficientes, se contentant de maintenir les populations concernées dans la pauvreté en ne leur donnant pas assez. Un autre écueil à éviter relevé par la littérature sociologique est ce qu’on appelle le paradoxe de la redistribution : les politiques qui sont souvent les plus efficaces pour réduire la pauvreté sont les plus universelles, celles qui paradoxalement ciblent le moins la pauvreté. Prenons l’exemple des politiques sociales d’assurance ou d’une politique de redistribution très large concernant une grande partie de la population. Tout le monde a intérêt à ce que le seuil de ces aides s’améliore. Dans ce cas-là, la pauvreté est réduite d’autant plus efficacement qu’il existe un soutien plus fort des populations. Il faut éviter de simplement donner une aide à un moment donné sur des populations extrêmement ciblées. Ce procédé est en effet moins efficace comparé à une politique plus stable, plus large. Le principal écueil des politiques publiques actuelles de lutte contre la pauvreté concerne finalement leur manque de vision. C’est une ambition forte que de réduire significativement la pauvreté voire de l’annihiler, la faire disparaître. Depuis les années 1980, ces objectifs sont sortis du débat et sont de moins en moins mobilisateurs politiquement. Peut-être faudrait-il remettre cela à l’ordre du jour et montrer qu’il est possible de faire disparaître la pauvreté.

Les Coursiers Bordelais : une alternative concrète à l’ubérisation

Des membres de la coopérative Les Coursiers Bordelais
Les membres de la coopérative ont retrouvé la maîtrise de leur travail. © Les Coursiers Bordelais

À l’heure où sont souvent évoqués les dangers de l’ubérisation, des initiatives voient le jour pour proposer un modèle alternatif au capitalisme de plateforme. C’est dans cette dynamique que s’inscrit la démarche des Coursiers Bordelais, coopérative de livraison qui a vu le jour en 2017. Nous avons voulu leur donner la parole pour qu’ils dévoilent leur analyse du marché de la livraison et mettent en lumière la voie émancipatrice qu’ils contribuent à construire chaque jour, notamment avec l’aide de la Fédération de coopératives de livraison à vélo CoopCycle.

LVSL – Vous étiez livreurs pour des plateformes de type Deliveroo, Take it Easy ou Uber Eats, mais vous avez décidé de vous en écarter en fondant votre propre coopérative : Les Coursiers Bordelais. Comment vous présenteriez-vous en quelques phrases ?

Les Coursiers Bordelais – Au moment où on a commencé Les Coursiers Bordelais , on était trois coursiers dégoûtés des plateformes. Pourtant, on aimait le métier en lui-même. Le fait de livrer peut être satisfaisant en soi pour la sensation de liberté à vélo que ça procure, d’une part, et la dimension écologique, d’autre part.

Alors on a eu à cœur de continuer à faire ce qu’on aimait – livrer – mais en prouvant qu’il est à portée de main de le faire d’une manière alternative à celle du capitalisme de plateforme, c’est-à-dire en reprenant le contrôle sur notre propre travail. Dans cet esprit, notre initiative a d’abord pris la forme d’une association, puis on est rapidement devenus une SCOP (société coopérative de production).

Il faut croire que cette ambition de montrer qu’on peut continuer à livrer à vélo autrement n’est pas vaine, c’est même plutôt une réussite. Quand on a commencé, en novembre 2017, on était trois [Arthur Petitjean, Arthur Hay et Théo Melts]. Aujourd’hui, à peine trois ans plus tard, on compte déjà six salariés [se sont ajoutés Morgan Lamart, Clément Bread et Amandine Laborie].

LVSL – Justement, vous parlez de salariés et vous dites souvent que vous vous sentez bien plus libres depuis que vous l’êtes. En tous cas, vous ne regrettez pas l’indépendance que représente votre ancien statut d’auto-entrepreneur. Vous êtes donc plus libres dans le salariat que dans l’auto-entreprenariat [1] ?

LCB – Vous avez raison d’évoquer l’illusion de l’indépendance : quand on est contraint autant qu’on l’était, la liberté n’est qu’un mirage. Les plateformes exaltent publiquement le fait d’être « son propre patron » et de pouvoir travailler quand on veut. Mais tout ça n’est en vérité qu’un mensonge qui ne doit plus tromper personne.

D’abord, la ponction sur notre travail de livraison qu’opère la plateforme est telle que, pour vivre correctement, on ne livre pas simplement « quand on veut », mais plus que dix heures par jour et sans week-end. Le rythme effréné qu’on s’impose pour s’y retrouver financièrement peut vite nous faire péter les plombs.

Si on prend notre exemple, on note une différence considérable entre notre position en tant que salariés aujourd’hui, et notre ancienne position d’indépendants. A l’époque on n’avait aucune protection sociale digne de ce nom, pas de congés payés ni aucune assurance, et on travaillait énormément. En opposition à cette situation catastrophique, tous les salariés de notre coopérative peuvent compter sur huit semaines de congés payés, des tickets restaurant et un forfait mensuel d’une centaine d’euros pour couvrir nos réparations et l’entretien de notre matériel.

Ensuite, il faut rappeler que le salariat libère les travailleurs d’une rémunération à la tâche. Le caractère émancipateur de l’institution du salaire repose précisément sur le fait que la rémunération n’est pas fondée sur la stricte mesure de l’activité réalisée, mais bien plutôt sur le niveau de qualification rattaché au poste de travail occupé par le salarié. Dans l’institution du salaire, chaque poste de travail est ainsi associé à un niveau de qualification auquel correspond un niveau de salaire, négocié dans les conventions collectives nationales. Il n’est ainsi absolument pas paradoxal – mais bien plutôt nécessaire – de revendiquer le salariat en tant que progrès par rapport au travail indépendant qui, d’abord, contourne les droits sociaux et le Code du Travail, mais surtout tente de renouer avec la rémunération à la tâche, forme canonique de la rémunération du capitalisme au 19ème siècle (avec le fameux contrat de louage d’ouvrage notamment) .

Créée en 2017, la coopérative LES Coursiers Bordelais construit au quotidien un modèle de travail alternatif
Libérés de la pression et des aléas de leur activité concrète, les membres de la coopérative exercent leur activité dans des conditions autrement meilleures qu’avec les plateformes.
© Les Coursiers Bordelais

Au-delà du seul enjeu des coursiers indépendants, il faut replacer notre lutte dans un cadre global. Les gens pensent souvent que notre combat est juste, mais que ça ne les concerne pas, mais il s’agit en réalité d’un enjeu bien plus large ! Si nous laissons passer la légalisation du déguisement d’un salariat en travail indépendant [2], alors nous ouvrons la porte au retour du travail à la tâche : il faut s’y opposer. En acceptant ça, on ouvre aussi la porte au retour à un refoulement insidieux des acquis obtenus au cours des deux derniers siècles de lutte syndicale.

« Le salariat libère les travailleurs d’une rémunération à la tâche. »

LVSL – Quand on voit le pouvoir qu’exerce sur votre travail la plateforme, ce sont plus les notions de dépendance et de subordination que celle d’indépendance qui qualifient le mieux votre relation.

LCB – C’est exactement ça. Théoriquement on n’a pas d’employeur, mais on est quand même obligés de faire la pub de la plateforme en étant contraints de porter un sac de livraison à leur effigie par exemple.

En vérité, et ça rajoute un déséquilibre à l’avantage de la plateforme, on n’a jamais d’interlocuteur réel avec qui communiquer. Cela participe sans aucun doute à renforcer le mythe que les plateformes ne nous emploient pas, mais ça ne les empêche pas de nous contrôler et le jour où un client s’amuse à dire que sa commande est arrivée en miettes pour se faire rembourser, alors c’est quasiment impossible pour nous de nous défendre.

Par ailleurs, les plateformes ont quand même le pouvoir incroyable de supprimer notre accès à l’application. Et quand cela se produit, on ne peut quasiment rien faire ; c’est ce qui est arrivé à Arthur Hay [un des trois fondateurs]. Suite à son activité syndicale dans la région de Bordeaux, il n’a plus jamais eu accès à l’application pour laquelle il travaillait jusqu’alors.

LVSL – Par rapport au statut d’auto-entrepreneur, la stabilité du salariat est un progrès. Cependant, les bénéfices sont décuplés dès lors que les salariés ont le pouvoir de décider de leur propre travail. N’est-ce pas là tout l’intérêt de la forme coopérative ?

LCB – Exactement. Avec notre coopérative, on a mis en place une organisation du travail aux antipodes de tout ce qu’on avait vécu dans la précarité des plateformes.

« Ça fait un bien fou de se sentir responsabilisés ! »

D’abord, il y a des règles simples, comme l’incontournable « 1 coopérateur = 1 voix ». Toute décision relative à notre coopérative est prise selon cette règle basique qui veut que chaque personne qui contribue à notre travail ait équitablement son mot à dire. Au final, ça nous permet d’avoir des décisions collectives qui, au-delà de renforcer la cohésion de l’équipe, sont prises selon l’avis de ceux qui travaillent véritablement sur le terrain.

Ensuite, on a une organisation tournante pour toutes nos tâches administratives. Chacun de nous est formé pour les faire et au lieu que ces tâches deviennent une charge additionnelle à notre travail de livraison, l’un d’entre nous est désigné chaque semaine pour passer son temps presqu’exclusivement derrière le bureau, pour s’occuper de ces aspects essentiels.

Mais au-delà de ces éléments, la forme de la coopérative permet de retrouver la maîtrise et la souveraineté sur notre propre travail. C’est bien nous, seuls travailleurs de la coopérative, qui décidons collectivement de nos conditions de travail, notre organisation et nos niveaux de salaires. Cela fait un bien fou de se sentir responsabilisés ! Au lieu d’être toujours suspectés de ne pas livrer assez vite ou de ne jamais travailler assez, on est libéré de toute cette économie du doute et de la suspicion qui nous pense par défaut comme étant à surveiller.

« Nous n’avons pas de profits à dégager pour rémunérer des actionnaires. Ainsi, on ne rémunère que celles et ceux qui contribuent concrètement à notre travail. »

LVSL – Non seulement vous devenez des travailleurs responsabilisés, mais vous êtes également libérés de la logique actionnariale et de la profitabilité à tous prix.

LCB – Oui, tout à fait. D’une certaine manière, tous ces points positifs que nous décrivons depuis le début ne sont possibles que parce que nous nous sommes débarrassés de la logique actionnariale. En vérité c’est très simple : nous n’avons pas de profits à dégager pour rémunérer des actionnaires. Ainsi, on ne rémunère que celles et ceux qui contribuent concrètement au travail que nous fournissons, et c’est tout.

Dans ce sens, la coopérative est un moyen d’instituer une forme de copropriété d’usage sur notre outil de travail et donc d’abolir, à notre échelle, le régime de propriété lucrative. Cela veut tout simplement dire que, contrairement au modèle capitaliste (de plateforme), personne ne gagne d’argent sur notre travail sans jamais y contribuer !

LVSL – Les plateformes se contentent d’opérer une simple intermédiation entre les producteurs et les livreurs. Or, cette intermédiation, votre exemple et celui de CoopCycle montrent qu’elle peut se faire sans ces plateformes, qui n’apportent finalement rien d’essentiel à l’économie réelle.


LCB – C’est parfaitement vrai, et nous vous remercions de nous inviter à parler de CoopCycle, qui remplit une double fonction.

C’est d’abord un logiciel qui fait la relation entre les coursiers et ceux qui veulent livrer leurs produits (les restaurants). La différence, c’est que la relation se fait de manière transparente puisqu’il s’agit d’un logiciel open source [3], qui tranche avec l’opacité des plateformes. Par ailleurs, pour pouvoir utiliser ce logiciel, l’entité qui s’en sert doit être une coopérative, ou au moins observer une certaine démocratie dans son organisation interne.

Mais l’activité de CoopCycle ne se résume pas à ça. Sorte d’héritière, culturelle et idéologique, du mouvement Nuit Debout, c’est aussi une fédération européenne de coopératives de livraison qui non seulement contribue à constituer une force collective pour renforcer les livreurs dans leurs négociations, mais mutualise un certain nombre de services des coopératives adhérentes. Tout cela permet de nous mettre à l’abri d’un certain nombre d’abus qu’on connaît dans le monde des plateformes.

LVSL – Quel genre d’abus ?

LCB – Prenons deux exemples concrets. Nous parlions tout à l’heure de l’illusion du travail indépendant. En réalité, la prédation s’immisce à tous les niveaux dans le capitalisme de plateforme. En effet, pour être auto-entrepreneur, il faut faire quelques démarches administratives, que vous ne pouvez pas faire si vous n’avez pas de papiers. S’est ainsi instaurée une pratique particulièrement vicieuse qui consiste à se créer un compte d’auto-entrepreneur exclusivement en vue de le louer à des travailleurs sans papier, en prenant au passage une commission sur leur travail. Les travailleurs sans papiers se trouvent ainsi exploités à la fois par la plateforme, qui rémunère mal, et la personne à qui ils louent le statut d’auto-entrepreneur pour pouvoir exercer. Les plateformes sont évidemment au courant de cette pratique, mais s’en contentent parfaitement. Et pour cause : plus il y a de livreurs potentiels, plus elles peuvent imposer des ponctions importantes car la concurrence pousse toujours les livreurs à accepter une baisse de leur rémunération plutôt que la perte de leur activité.

Par ailleurs, les plateformes ont toutes tendance à élargir le périmètre de livraison dans les villes. Ainsi, il devient de plus en plus difficile de livrer à vélo. Pour gagner du temps, et parce que les zones de livraison étendues ne sont pas toujours adaptées aux vélos, certains coursiers préfèrent opter pour un véhicule motorisé. Au-delà du fait que la promesse écologique de la livraison à vélo n’est plus tenue ou que livrer à vélo dans ce périmètre étendu est dangereux pour les livreurs, une licence est nécessaire pour livrer avec un véhicule motorisé. Les plateformes, qui savent parfaitement que certains trajets ne peuvent raisonnablement être effectués à vélo au vu du temps de trajet effectué par leurs coursiers, préfèrent se cacher derrière une prétendue ignorance de cette pratique qui leur permet, une fois encore, d’accroître la concurrence de tous contre tous.

Contrairement aux livraisons des plateformes, l’intégralité du travail de la coopérative est effectué à vélo.
© Les Coursiers Bordelais

LVSL – On sait que les plateformes de livraison ne sont pas rentables, alors que vous l’êtes. Pourtant, leur cote boursière ne cesse de s’envoler. Quel regard portez-vous sur cette déconnexion d’avec l’économie réelle ?

LCB – C’est le cœur de notre projet : montrer qu’on peut livrer à vélo et être rentables ! Cela s’explique en grande partie par tout ce qu’on a dit jusque-là, et notamment par le fait qu’on travaille pour nous, sans avoir à rémunérer des actionnaires qui décideraient de ce qu’on doit faire, sans y contribuer eux-mêmes.

On entend souvent dire que le modèle UberEats ou Deliveroo n’est pas rentable (ou pas profitable, plutôt). Leur cote qui s’envole pourtant sur les marchés financiers ne traduit ainsi en rien les dynamiques de l’économie réelle. Certes les marchés financiers ne sont jamais un indicateur pertinent des performances des entreprises cotées en bourse, mais cela en dit plus encore sur ce modèle. Des capital riskers misent sur le fait, qu’à terme, ces entreprises de type Uber Eats arriveront à trouver un modèle plus profitable. En d’autres termes, ce que permet de dire l’expérience Uber Eats en bourse c’est que, sur les marchés financiers, il se trouve toujours des investisseurs prêts à parier contre le marché en attendant qu’une situation de monopole ou une précarité encore accrue des travailleurs finissent par advenir pour que leur risque finisse par payer vraiment et leur assurer un jackpot monumental.

Par ailleurs, certaines plateformes affichent des ambitions pour le moins inquiétantes. C’est le cas du projet « Dark Kitchen », de Deliveroo, qui promet à la fois de supprimer tout le travail vivant et l’activité humaine, et de substituer aux restaurants des centre villes des cuisines en périphérie, comprenant un maximum de tâches automatisées et dont la production viserait exclusivement la livraison.

LVSL – Pour finir, qu’est-ce que cela change concrètement pour les restaurants et les clients finaux de travailler avec vous ?

LCB – D’abord, pour le restaurateur (même si on ne fait pas que les livraisons concurrentes d’Uber Eats), c’est une question de tarif. Là où les plateformes ponctionnent entre 25% et 30% de la valeur livrée, nous avons décidé d’appliquer un forfait raisonnable (8,40€ TTC). Le choix du forfait a un sens d’un point de vue de la répartition de la valeur économique : notre travail ne change pas selon la valeur de la livraison. Dans ce cadre, il nous semble donc légitime que la reconnaissance monétaire de ce travail ne change pas non plus selon la valeur de ce que nous transportons.

En plus, la solution CoopCycle laisse aux restaurants le choix de décider comment ils comptent répartir le coût de la livraison entre eux et le client final – et de le faire en toute transparence. Au contraire, les plateformes tentent d’habituer les clients à des livraisons peu chères, et contraignent ainsi les restaurants à dissimuler le coût d’une livraison en baissant leur propre prix ou en affichant des prix de plats plus élevés.

Enfin, pour le client final, le bénéfice est à chercher du point de vue éthique. Au-delà du droit du travail respecté, de la transparence et du soutien à l’émancipation des travailleurs réunis en coopérative, il peut compter sur une livraison à 100% écologique et effectuée en vélo cargo, ce qui garantit une plus grande stabilité.

Notes

[1] C’est notamment ce qu’explique Claude Didry (L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, La Dispute, 2016), qui lit l’institution du salariat comme un acte émancipateur.

[2] Le 4 mars 2020, la chambre sociale de la Cour de cassation a requalifié en « contrat de travail » le lien qui unissait Uber à un ancien chauffeur de la plateforme. Les suites et conséquences de cet arrêt sont attendues et seront scrutées avec attention.
Un étude menée par des parlementaires européens, et notamment l’euro-députée Leïla Chaibi, recense par ailleurs 35 victoires sur quelques 59 affaires judiciaires intentées par les travailleurs des plateformes dans huit Etats membres de l’Union Européeene.

[3] Un logiciel est open source lorsque son code source est public et accessible. Dans le cas des coursiers, cette dimension présente l’avantage de proposer un algorithme tout à fait transparent pour attribuer le travail.

Pour en savoir plus sur CoopCycle : https://coopcycle.org/fr/.
Pour en savoir plus sur Les Coursiers Bordelais : https://coursiersbordelais.fr/

Prop 22 : 200 millions de dollars pour graver l’uberisation dans le marbre

A bord d’un VTC. © Dan Gold

En parallèle de la campagne présidentielle américaine, Uber et ses alliés ont dépensé plus de 200 millions de dollars pour faire passer la Proposition 22 en Californie, qui prive de protections légales les travailleurs des plateformes. Ce référendum, le plus cher de l’histoire américaine, illustre le caractère ploutocratique du système américain et la volonté de la Silicon Valley de généraliser l’uberisation. Article de notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.


Mardi 3 novembre, jour de l’élection américaine, les électeurs californiens ont adopté la proposition 22, une mesure soutenue par les entreprises de « l’économie de plateforme » qui les dispense de considérer leurs quelque trois cent mille travailleurs comme employés. Pire, la proposition 22 stipule aussi en petits caractères que la mesure ne peut être modifiée qu’avec l’approbation des sept huitièmes du Parlement de l’État, rendant l’annulation de la loi quasi-impossible.

Le succès de cette mesure est un jalon dans l’histoire du gouvernement des riches. Pour ceux qui en doutait encore, le succès de la proposition 22 prouve que les capitalistes peuvent écrire leurs propres lois. Et toutes les entreprises américaines l’ont bien noté.

Un cartel d’entreprises, comprenant notamment Uber, Lyft, DoorDash, Postmates et Instacart (des entreprises de livraison à domicile ou de VTC, ndlr), a consacré 205 millions de dollars à la campagne « Oui à la proposition 22 » pour faire passer cette législation qui les exempte des exigences du droit du travail en matière de soins de santé, d’assurance chômage, de sûreté des conditions de travail et d’autres avantages (y compris potentiellement les indemnités pour accident du travail, comme les prestations de décès). Les opposants à la proposition 22, en grande partie des syndicats et des organisations de travailleurs, ont eux dépensé 20 millions de dollars, soit dix fois moins que leurs adversaires.

Les partisans de la proposition ont bombardé les Californiens de mails, de publicités trompeuses et de notifications dans leurs applications avant le vote. Comme le rapporte le Los Angeles Times, Yes on Prop 22 a dépensé près de 630 000 dollars par jour : « Dans un mois donné, cela représente plus d’argent que tout un cycle électoral de collecte de fonds dans 49 des 53 circonscriptions à la Chambre des représentants en Californie. » En plus d’engager dix-neuf sociétés de relations publiques, dont certaines se sont fait un nom en travaillant pour l’industrie du tabac, Uber et ses alliés se sont cyniquement présentés en faveur de la lutte contre les discriminations en faisant un don de 85 000 dollars à une société de conseils dirigée par Alice Huffman, la directrice de la NAACP de Californie (National Association for the Advancement of Colored People, une organisation majeure du mouvement des droits civiques, ndlr). Un geste obscène tant la mesure va encore davantage appauvrir les chauffeurs et livreurs, dont la majorité sont des personnes de couleur. Ce véritable déluge d’argent fait de la Proposition 22 non seulement le référendum le plus cher de l’histoire de la Californie, mais aussi de l’histoire des États-Unis.

L’essentiel de la mesure consiste à exempter les entreprises de l’économie de plateforme de l’Assembly Bill 5, une loi de l’État qui oblige les entreprises à accorder aux travailleurs le statut d’employé sur la base du « test ABC ». Énoncée dans l’affaire Dynamex de la Cour suprême de Californie, la norme ABC stipule qu’un travailleur est un employé, plutôt qu’un entrepreneur indépendant, « si son travail fait partie de l’activité principale d’une entreprise, si les patrons décident de la manière dont le travail est effectué ou si le travailleur n’a pas établi un commerce ou une entreprise indépendante ». Malgré l’insistance des cadres des entreprises du numérique à considérer leurs entreprises comme de simples plateformes plutôt que comme des employeurs, les chauffeurs et livreurs de ces entreprises passent clairement le test ABC, ce qui a entraîné cette course pour créer une exemption.

Si ces entreprises étaient tenues de respecter le droit du travail, elles couleraient.

Si les entreprises de l’économie de plateforme étaient prêtes à débourser tant d’argent pour obtenir cette exemption, c’est bien car il s’agit d’une question existentielle pour leur business model. Aucune de ces entreprises ne réalise de bénéfices. Uber a perdu 4,7 milliards de dollars au cours du premier semestre 2020. Tout leur modèle économique est basé sur un arbitrage du travail, c’est-à-dire la recherche du travail le moins cher : ces firmes ne seront pas rentables tant qu’elles ne pourront pas adopter une technologie qui automatise le travail des conducteurs, ce qui signifie qu’elles ne seront jamais rentables, étant donné que cette technologie est loin d’être fonctionnelle. Mais en attendant, elles opèrent à perte, subventionnées par les fonds de pension et les spéculateurs, en se soustrayant à la responsabilité et au risque qui accompagnent le statut d’employeur. Le lendemain du vote, Uber a vu ses actions augmenter de 9 %, tandis que Lyft progressait de 12 %.

Si ces entreprises étaient tenues de respecter le droit du travail, elles couleraient. Par exemple, comme le rapporte le magazine Prospect, le refus d’Uber et de Lyft de verser des cotisations à la caisse d’assurance chômage de Californie a permis à ces entreprises d’économiser 413 millions de dollars depuis 2014. Au lieu de payer pour les avantages et les protections que la loi impose, ces entreprises ne seront désormais tenues que d’offrir des avantages limités et un salaire qui s’élève à 5,64 dollars de l’heure, au lieu des 13 dollars de l’heure prévus par la loi sur le salaire minimum de l’État, selon des chercheurs du Centre du travail de l’Université de Berkeley.

Certes, il y a des raisons de penser que même cette victoire historique ne suffira pas à sauver Uber et ses concurrents. L’entreprise, devenue le parasite le plus célèbre de l’économie de plateforme, est confrontée à une forte opposition à travers les États-Unis et dans le monde entier. Partout, les gouvernements se battent pour obliger Uber à régler des milliards de dollars d’impôts impayés. Une grève en 2019, le jour de l’introduction en bourse de la société, a été suivie des actions de travailleurs au Brésil, au Mexique, au Chili, en Argentine et en Équateur. En outre, « Uber perd des procès en France, en Grande-Bretagne, au Canada et en Italie, où les hautes cours ont soit statué que ses chauffeurs sont des employés, soit ouvert la porte à des procès les reclassant comme tels ».

Ainsi, même si les partisans de la proposition 22 voient l’étau se resserrer, leur quête pour se soustraire à leur responsabilité envers les travailleurs n’est pas unique aux entreprises de l’économie de plateforme. Quoi qu’il arrive à Uber et consorts, les innombrables chauffeurs qui dépendent actuellement de leurs algorithmes pour payer leur loyer risquent d’en faire les frais. L’industrie technologique est unie par son fondement dans l’arbitrage du travail et l’exploitation des lacunes juridiques. N’est-ce pas le prix à payer pour l’innovation ? Et cela ne concerne pas seulement les travailleurs à bas salaires : la majorité des effectifs de Google, qui emploie une majorité des cols blancs, est composée d’entrepreneurs indépendants. Voici l’avenir du travail pour nous tous si la Silicon Valley a son mot à dire.

La majorité des effectifs de Google, qui emploie une majorité des cols blancs, est composée d’entrepreneurs indépendants. Voici l’avenir du travail pour nous tous si la Silicon Valley a son mot à dire.

La création d’une nouvelle catégorie de travailleurs dont aucune entreprise n’est tenue de respecter les droits durement acquis ne restera pas non plus réservée aux serfs californiens de l’économie de plateforme. Depuis le succès de la Proposition 22, les dirigeants des entreprises victorieuses ont annoncé leur intention d’exporter ce modèle au niveau fédéral. « Maintenant, nous nous tournons vers l’avenir et vers le pays tout entier, prêts à défendre de nouvelles structures de prestations qui soient portables, proportionnelles et flexibles », a déclaré le PDG de DoorDash, Tony Xu, peu après l’adoption du vote. Lyft a envoyé un courriel de célébration, qualifiant la loi de « pas révolutionnaire vers la création d’une « troisième voie » qui reconnaît les travailleurs indépendants aux États-Unis ». « La proposition 22 représente l’avenir du travail dans une économie de plus en plus axée sur la technologie », proclame quant à lui le site Yes on Prop 22.

La volonté de ces entreprises de transformer l’essai en passant un texte similaire au niveau fédéral rencontre peu d’opposition parmi les élus. Ces entreprises ont lancé leur offensive dans le propre district de Nancy Pelosi, la leader démocrate de la Chambre des Représentants, qui n’est guère mobilisée contre. Certes, Joe Biden et Kamala Harris disent s’opposer à la proposition 22. Mais Joe Biden a-t-il jamais pris la peine de se battre pour les droits des travailleurs, si ce n’est pour une photo de campagne ? Quant à Kamala Harris, elle a des liens sans précédent avec la Silicon Valley, y compris au niveau familial : Tony West, son beau-frère, haut fonctionnaire de l’administration Obama, a effectué un travail juridique pour des entreprises de l’économie de plateforme.

Personne ne viendra sauver les travailleurs. L’avenir dépend de la capacité de ces derniers à s’organiser pour défendre leurs droits, alors même que le capital déploie des montants presque infinis pour les empêcher de réussir. L’unité entre les travailleurs, syndiqués ou non, employés ou entrepreneurs indépendants, n’a jamais été aussi urgente. Si l’on en croit la proposition 22, l’avenir de la démocratie, même limitée, encore exercée aux États-Unis en dépend.

Généraliser l’intermittence du spectacle, un projet d’avenir

Les intermittents du spectacle lors de la fête de la musique 2014 à Brest (Finistère).
Manifestation d’intermittents du spectacle en 2014 © Thesupermat

Le monde du spectacle vivant s’est remarquablement adapté au confinement. Concerts à la maison diffusés en live sur les réseaux sociaux, orchestres montés en duplex, ou encore cette magnifique vidéo des danseurs de l’Opéra de Paris qui s’étaient déjà illustrés dans les mouvements sociaux d’avant l’épidémie. L’impressionnante créativité déployée a permis de lumineux moments dans une sombre atmosphère. Toutefois, alors que la récession s’avance, les inquiétudes et interrogations des artistes et techniciens se font nombreuses. Il convient alors de s’interroger sur les conditions matérielles et sociales qui permettent à la créativité de se déployer. L’intermittence du spectacle est une de ces conditions, et son modèle de fonctionnement porte en lui les germes d’un modèle de protection sociale apte à faire face aux défis du 21ème siècle.


Le secteur de la culture en général, et le spectacle vivant en particulier, sont parmi les plus touchés par les conséquences économiques de l’épidémie de Covid-19. Difficile en effet d’imaginer rassembler plusieurs dizaines, centaines, ou milliers de personnes dans un lieu clos, parfois à quelques centimètres les unes des autres et dans des situations propices à créer du contact. Il en résulte un arrêt brutal d’activité pour de nombreux intermittents du spectacle, plongés du jour au lendemain dans une grande incertitude.

Le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle

Contrairement à ce que peut laisser penser un abus de langage courant, être « intermittent du spectacle » n’est pas une profession. Le terme désigne, en réalité, une forme de relation d’emploi discontinue propre aux artistes et techniciens du spectacle vivant. Une forme originale de sécurité sociale est attachée à cette relation d’emploi. Son principe est assez ancien. En 1936, le gouvernement du Front Populaire crée le régime d’assurance chômage des salariés intermittents du spectacle, salariés à employeurs multiples, à destination des techniciens de l’industrie du cinéma. Ce régime est étendu à l’ensemble du secteur du spectacle vivant en 1965 par l’ajout de deux annexes au régime d’assurance chômage de l’Unédic créé en 1958, appelées annexes 8 et 10. Ces annexes définissent les conditions d’accès et la liste des professions techniques (annexe 8) et artistiques (annexe 10) éligibles au régime d’assurance chômage de l’intermittence du spectacle.

Le principe est le suivant : dans une société où l’embauche en emploi permanent est la règle, le droit français reconnaît la nécessité d’une exception pour le secteur du spectacle vivant. L’emploi dans ce secteur est considéré comme devant s’effectuer auprès d’employeurs multiples et sur de courtes périodes en raison de la nature de l’activité [1]. En contrepartie de cette flexibilité à l’embauche, il est créé une assurance chômage ad hoc pour garantir des revenus stables à des travailleurs alternant par définition des périodes travaillées et des périodes chômées.

Là où le régime général donne accès à une indemnisation du chômage à partir de 910 heures travaillées en 24 mois, l’accès au régime d’intermittent du spectacle est plus strict. Il faut en effet avoir travaillé au minimum 507 heures sur les 12 derniers mois pour avoir accès à une indemnité, soit 52 heures de plus par an par rapport au régime général. En revanche, le salarié intermittent peut cumuler sans limite de durée les revenus de son travail et son indemnité chômage pour peu qu’il « renouvelle son statut », c’est-à-dire qu’il travaille à nouveau 507 heures dans les 12 mois suivant l’ouverture de ses droits. En gros, alors que la personne affiliée au régime général est soit en emploi, soit au chômage, l’intermittent du spectacle est à la fois en emploi et au chômage.

En France, le statut d’intermittent du spectacle permet aux travailleurs du secteur de bénéficier d’une sécurité sociale plus efficace que dans d’autres pays.

Ce régime d’assurance chômage crée deux particularités fortes. Tout d’abord, les artistes et techniciens travaillant en France sont systématiquement salariés : ils sont engagés sur la base d’un contrat de travail où un employeur verse une rémunération comprenant des cotisations sociales pour la santé, la retraite, le chômage, etc. Il s’agit d’une situation exceptionnelle sur le plan international. Si des formes a minima de l’intermittence du spectacle existent en Belgique ou en Suisse, les artistes et techniciens du spectacle à l’étranger sont généralement des prestataires offrant leurs services à des clients dans une logique entrepreneuriale. La protection sociale est alors beaucoup plus réduite.

La seconde particularité découle de la première, au sens où le statut d’intermittent du spectacle permet aux travailleurs du secteur de bénéficier en France d’une sécurité sociale plus efficace que dans d’autres pays. Aux Pays-Bas, par exemple, le prix élevé d’une couverture maladie privée implique que la vigilance dans l’exercice de son métier est souvent – en particulier pour les travailleurs les plus jeunes – la seule protection contre les conséquences économiques d’une blessure incapacitante. Or, la manutention et le travail en hauteur sont systématiques dans les métiers techniques. Des formes d’assurance plus accessibles se développent dans les broodfund, des mutuelles locales permettant de couvrir quelques dizaines de personnes contre les aléas sanitaires. En Italie, des coopératives de portage salarial permettent de salarier les artistes et techniciens et de cumuler leurs heures de travail sur un seul et même contrat. Dans ces deux pays, la protection contre le risque de chômage est quasi-inexistante.

Les raisons économiques d’un recours systématique à l’emploi discontinu : une question de productivisme

L’emploi intermittent est donc une caractéristique systématique, au niveau international, du secteur du spectacle vivant, quelles que soient les diverses modalités contractuelles dans lesquelles il s’exerce ou le régime de sécurité sociale en place pour assurer les travailleurs. Cela dit, pourquoi ? Comment se crée la nécessité, étonnamment acceptée, d’un recours systématique à l’emploi temporaire dans le secteur ?

La réponse à cette question est bien évidemment multi-factorielle et répond à des logiques qui dépassent le champ économique. Toutefois, il existe une dynamique économique propre au secteur du spectacle vivant qui contribue sans aucun doute à nourrir ce recours à l’emploi temporaire. Celle-ci a été décrite dans Performing Arts : The Economic Dilemma, écrit en 1966 par les économistes William Baumol et William Bowen. Ce livre résulte d’une commande de la Fondation Ford qui souhaitait alors comprendre pourquoi les orchestres et théâtres qu’elle finançait se retrouvaient systématiquement en déficit. En étudiant plusieurs orchestres et théâtres importants aux États-Unis ainsi que plusieurs théâtres de Broadway, les économistes sont parvenus à la conclusion suivante : le secteur du spectacle vivant souffre d’une augmentation permanente et incontrôlée de ses coûts de personnel. Ces coûts représentent l’essentiel de ses dépenses, en raison des hausses importantes et constantes de productivité dans le gros de l’économie états-unienne.

Le mécanisme est le suivant : les progrès technologiques permettent à l’industrie, formant alors le gros du PIB états-unien, de faire exploser sa productivité. L’industrie produit plus et vend plus, elle augmente ses bénéfices et potentiellement ses marges. Elle redistribue une part de ces nouveaux bénéfices aux salariés qui voient donc leurs revenus augmenter indépendamment de l’inflation. En conséquence, le coût de la vie augmente au niveau national. Le secteur du spectacle vivant, en revanche, ne bénéficie pas de gains de productivité induits par les progrès technologiques : les moyens humains nécessaires à la mise en place d’une représentation restent à peu près les mêmes. Le secteur est en revanche contraint d’augmenter les rémunérations de ses employés. En effet, l’élévation du coût moyen de la vie implique une hausse de celles-ci afin qu’elles puissent garantir la subsistance des artistes et techniciens. Les dépenses des théâtres et orchestres augmentent alors sans qu’elles puissent être compensées par des hausses de revenu. Il se crée alors un déficit budgétaire systématique dans ces structures que les économistes nomment la « maladie des coûts ».

Baumol et Bowen ne mettent jamais en question l’usage des gains de productivité vers une augmentation de la production et des bénéfices.

Conclusion : pour assurer leur viabilité économique, ces structures doivent être soutenues financièrement par des acteurs prêts à renoncer à un bénéfice économique au profit d’un bénéfice symbolique et culturel. Les acteurs publics peuvent subventionner les arts de la scène ou des fondations privées peuvent faire du mécénat. Si ces conclusions n’ont pas été contredites jusqu’à aujourd’hui, plusieurs de leurs implications peuvent être discutées. Notamment l’une de leurs prémisses, à savoir que les auteurs ne mettent jamais en question l’usage des gains de productivité vers une augmentation de la production et des bénéfices plutôt que vers une diminution du temps de travail à salaire constant. Or, en dernière analyse, c’est cet usage – que l’on peut qualifier de productiviste – qui provoque les augmentations incontrôlées des coûts de personnel dans le secteur du spectacle vivant. Baumol et Bowen interprètent la corrélation qu’ils observent comme une « maladie » du secteur du spectacle vivant, celui-ci étant perçu comme « archaïque » car peu réceptif aux améliorations de productivité permises par les progrès technologiques. Cette interprétation implique une conception naturelle de l’usage productiviste des gains de productivité technologiques, c’est-à-dire que cette forme d’usage est perçue comme allant de soi. Mais la « maladie » devient plus difficilement localisable si l’on conçoit cet usage comme un choix stratégique et social situé dans l’histoire et la géographie.

En effet, plus de 40 ans après la sortie de Performing Arts : The Economic Dilemma, la tendance à augmenter les volumes de nos productions diverses et variées sans questionner leur impact écologique nous a plongés dans une crise environnementale existentielle. Ce choix de société, perçu comme naturel dans les années 60, est donc de plus en plus questionnable aujourd’hui. Par ailleurs, si l’on interprète cette corrélation sur un plan anthropologique, elle permet de constater empiriquement que le productivisme a pour conséquence d’assécher économiquement notre capacité à produire des rituels dans lesquels se construisent une part non négligeable de nos identités culturelles et de nos liens sociaux.

L’intermittence du spectacle, une politique de redistribution qui répond aux effets de la loi de Baumol-Bowen

Cette ouverture nous ramène à l’intermittence du spectacle. Quoi de plus « rationnel » économiquement face à des coûts qui augmentent de façon incontrôlable que de chercher à les réduire ? Or, c’est exactement ce que permet une organisation intermittente de l’emploi. Le personnel n’est embauché que lorsque le besoin s’en fait le plus sentir et les employeurs n’ont pas à assumer les rémunérations en cas de baisse conjoncturelle de l’activité, comme lors d’une épidémie interdisant les rassemblements culturels. Le risque de perte de revenus est donc placé sur les salariés et les systèmes de protection sociale jouent à plein pour assurer la continuité de l’activité post-crise. Alors qu’aux Pays-Bas, les artistes et techniciens en freelance ou embauchés sur des contrats 0 heure se retrouvent du jour au lendemain sans revenus, les intermittents français disposent de quelques mois de répit et leurs inquiétudes se portent sur des échéances à plus long terme. Une situation qui reste peu enviable, mais assurément moins cauchemardesque.

Résumons : il y a donc une pression systémique sur la viabilité économique du spectacle vivant, créée par les stratégies productivistes d’une majorité d’acteurs économiques. Baumol et Bowen affirment que ce problème ne se résout que par des apports financiers publics ou privés à perte, c’est-à-dire rémunérés en capital symbolique et culturel mais certainement pas économique. Mais l’on peut aller plus loin et percevoir l’individualisation du marché du travail dans le secteur du spectacle vivant comme résultant au moins partiellement et indirectement de choix de sociétés productivistes. Cette individualisation n’est pas forcément un problème dans la mesure où des garanties de sécurité sociale peuvent être apportées aux travailleurs par des systèmes de protection adaptés. La question est alors : comment financer ces systèmes de protection ?

Comme tout salarié, les intermittents payent des cotisations sociales pour leur assurance chômage, d’ailleurs plus élevées que pour les personnes affiliées au régime général. Mais cela n’empêche pas le régime d’être en déficit systémique. Si les débats sur la taille de ce déficit font rage, le fait qu’il existe souffre peu de contestation. Et si l’on repense à la loi de Baumol et aux coûts croissants de personnel du secteur, comment pourrait-il en être autrement ? Les employeurs ont recours à l’embauche par projet pour diminuer leurs dépenses, lesquelles ne font de toutes façons qu’augmenter mécaniquement alors que la productivité augmente. Le déficit est donc, en soi, inévitable.

Il est compensé par la solidarité interprofessionnelle. Les caisses de chômage des secteurs bénéficiant d’un bon taux d’emploi sont excédentaires et ces excédents viennent compenser le déficit de la caisse du régime intermittent. Or, ces caisses sont précisément celles des secteurs dont les pratiques productivistes provoquent le besoin d’un recours à l’emploi temporaire systématique dans le spectacle vivant, et donc la nécessité de l’existence même du régime d’intermittence du spectacle. La solidarité interprofessionnelle constitue donc une réponse alternative aux effets de la loi de Baumol-Bowen. Ce ne sont pas les pouvoirs publics ou les acteurs privés qui viennent subventionner le secteur. Ce sont les secteurs économiques dont les pratiques de production rendent impossible la viabilité économique du spectacle vivant qui lui transfèrent une part de leur valeur ajoutée, compensant ainsi indirectement les effets délétères de leurs choix stratégiques. En d’autres termes, c’est une politique de redistribution.

Il faut dès aujourd’hui promouvoir activement la généralisation du régime de l’intermittence du spectacle à tous les emplois précaires.

A l’heure où les rapports entre employeurs et employés sont de plus en plus individualisés et où fleurissent des statuts précaires comme « auto-entrepreneur » ou « CDI intermittent », le régime d’intermittence du spectacle – bien qu’il soit évidemment améliorable en bien des aspects – constitue un exemple réussi de flexibilisation d’un marché du travail avec une perte de sécurité de l’emploi limitée. Mais il a cette caractéristique qui le rend peu avenant aux yeux des prophètes de la start-up nation : il se finance sur de la valeur ajoutée qui, par conséquent, n’est pas distribuée au capital. S’il est évidemment difficile de savoir vers quoi la récession présente va nous amener, il y a fort à parier que l’atomisation et l’ubérisation du marché du travail vont continuer leur dynamique. Il y a donc de fortes chances pour que l’intermittence soit perçue dans quelques décennies comme le sont aujourd’hui les régimes spéciaux de retraite des cheminots, gaziers, électriciens et autres. Alors qu’ils ont été conçus pour être l’avant-garde de la protection sociale, ils sont hélas majoritairement considérés aujourd’hui comme des archaïsmes iniques dont la suppression serait une mesure de justice sociale.

Il faut donc, dès aujourd’hui, promouvoir activement la généralisation du régime de l’intermittence du spectacle à tous les emplois précaires tombant sous le régime de l’auto-entrepreneuriat, de la pige, du CDI intermittent ou autre… Certes, l’intendance ne peut que blêmir à l’idée d’élargir la couverture d’un régime structurellement déficitaire. Cette idée ne manquera donc pas de subir des procès en inconséquence. Mais ne nous laissons pas berner par les illusions de l’obsession budgétaire caricaturale qui caractérise l’idéologie dominante de notre époque. Le Covid-19 est une cruelle démonstration de ce à quoi mène une politique qui réduit les dépenses publiques pour réduire les recettes publiques. Par ailleurs, il est essentiel de rappeler contre cette même idéologie que la différence entre salaire brut et net n’est pas une « charge » qui ne sert qu’à nourrir une bureaucratie inerte mais bien un salaire différé qui assure les travailleurs contre les aléas de l’existence qu’aucune innovation disruptive ne saura jamais supprimer.

En somme, rappelons-nous que la politique n’est pas qu’une affaire de comptabilité et que la définition des priorités d’une société ne peut se limiter au calcul localisé des entrées et sorties. Notre productivité est aujourd’hui colossale, décuplée depuis la fin de la seconde guerre mondiale. La vraie question de principe est donc : que faisons-nous de cette productivité ? L’utilisons-nous pour inonder les sociétés de biens et services et pour distribuer des dividendes, et cela au mépris des conséquences environnementales et sociales de ces pratiques ? Ou en réservons-nous une part croissante à l’amélioration des conditions d’existence, en diminuant le temps de travail à salaire constant, en permettant à des activités culturelles de fleurir et en cherchant à protéger l’environnement ? Y a-t-il vraiment besoin de poser la question ?

 


[1] Article D1242-1 du code du travail

Références utilisées pour cet article :

Baumol, W. J., & Bowen, W. G. (1966). Performing arts – the economic dilemma: A study of problems common to theater, opera, music and dance; a twentieth century fund study. Cambridge, Mass. M.I.T. Press.

Collins, R. (2004). Interaction ritual chains. Princeton, N.J: Princeton University Press.

Grégoire, M. (2012). Le plein-emploi comme seule alternative à la précarité ? : Les intermittents du spectacle et leurs luttes (1919-2003). Savoir/Agir, 21(3), 29. https://doi.org/10.3917/sava.021.0029

Grégoire, M. (2013). Les intermittents du spectacle : Le revenu inconditionnel au regard d’une expérience de socialisation du salaire. Mouvements, 73(1), 97. https://doi.org/10.3917/mouv.073.0097

Menger, P.-M. (2015). Les intermittents du spectacle : Sociologie du travail flexible (Nouv. éd). Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

Certaines affirmations sont basées sur la thèse de l’auteur, en attente de soutenance :

Battentier, A. (2020). Making The Show Go On. A Study of Sound Engineers in the French and Dutch fields of Music Production. Universiteit van Amsterdam/Università degli Studi di Milano

Airbnb et les locations touristiques : quand le logement devient marché

Panneau publicitaire Airbnb situé à proximité d’une autoroute urbaine à San Francisco. © Fonts In Use.

Les locations touristiques rentrent aujourd’hui en concurrence avec le parc locatif traditionnel. Elles menacent la capacité de nombreux ménages à se loger. Assimilant nos foyers à un service marchand ou à un capital à rentabiliser, elles pulvérisent non seulement le droit au logement qui a valeur constitutionnelle depuis 1946 en France, mais dégradent également le sens même du mot « habiter ». Il est temps de les soumettre à des réglementations plus strictes et d’envisager leur interdiction pure et simple dans certains territoires tendus. Cette analyse de Jean Vannière constitue le deuxième volet du dossier du Vent Se Lève consacré au « crépuscule des services publics ».


L’expression nous vient du journal Le Monde, dont on reconnaîtra qu’il n’a pas coutume d’abuser des hyperboles : « Airbnb et les plateformes de location touristique sont en train de cannibaliser le parc de logements des grandes villes », au point d’en priver les ménages les plus vulnérables parmi lesquels étudiants, jeunes actifs et travailleurs précaires[1].

La formule a ses précédents dans la presse. Elle traduit le regard inquiet que la société civile porte sur la façon dont la firme au logo d’abeille pénètre nos pénates et altère le fonctionnement de nos villes. Le New Yorker évoque une « invasion » d’Airbnb à Barcelone et le « règne zénithal d’un nouveau genre de logement barbare au design standardisé, vaguement scandinave »[2]. Le Guardian dénonce un « rapt mondial de nos logements par la firme » [3]. Wired annonce l’« âge du tout-Airbnb » et s’inquiète de la financiarisation du logement qu’augure le modèle économique rentier extractiviste imposé par la multinationale[4].

Airbnb bouleverse les rapports entre l’Homme et le logement. Chose inédite dans l’Histoire, ce dernier cesse d’être une « demeure », c’est-à-dire un lieu de stabilité, de fixation et de repos pour un ménage défini. À la place, il se transforme en un produit « liquide » au sens baumanien du terme, dont l’occupation peut évoluer chaque jour et doit en tout cas être maximisée. Plus encore que le parc locatif traditionnel, le logement devient un capital soumis au calcul maximisateur d’un homo œconomicus davantage torturé par le montant de la rente qu’il va bien pouvoir en extraire. Ironiquement, Le Monde voit dans cet ultime procès de marchandisation du logement l’une des causes de la corrosion des liens familiaux[5]. Force est de constater que bien souvent, les solidarités entre parents, enfants ou membres d’une même fratrie ne résistent pas au fait que le foyer familial se transforme en chambre d’hôtes et qu’il devient obligatoire de booker le droit d’y dormir !

À l’origine, l’utopie Airbnb promettait pourtant l’avènement d’un Homme nouveau, « citoyen du monde ». Sa vision du city-break clés en main nous vendait un cosmopolitisme facile, démocratique et enfin accessible à tous. Elle était vantée par une formule commerciale vaporeuse, qui fleurait déjà bon l’oxymore : « belong anywhere » (chez soi partout dans le monde). Le grand rêve suggéré par Airbnb nous fit oublier qu’en ce bas monde, l’Homme est un être fait de chair et de stases. Il a besoin d’un chez-soi bien à lui. Icare finit donc par brûler les ailes de son EasyJet. L’orgueilleux mirage libéral – et léger délire de toute-puissance – du any place, d’un Homme abstrait des frontières terrestres et de tout ancrage et nécessité matériels se dissipa. Il laissa place au cauchemar du no sense of place (nulle part chez soi).

Mark Wallinger, The World Turned Upside Down. © The LSE Library.

Airbnb abîme l’Homme, son habitat et son écologie. La plateforme ne se contente pas de désenchanter le voyage en l’intensifiant et en l’économicisant à outrance. Elle neutralise également le sens du lieu, du foyer, de l’accueil et de la citoyenneté. Les locataires-clients sont réduits à l’état d’enfants-consommateurs de mobilité et de tourisme[6] — de nos jours, l’expression anglaise « travel addict » traduit l’état de manque produit par cette industrie — ou de simples « particules »[7] circulant comme un fluide entre halls d’aéroports et autres non-lieux d’un espace mondial horizontal, réticulaire et hors-sol[8] [9]. Les ménages amenés à placer leur domicile en location, eux, sont consumés par la violence d’un calcul utilitariste qui pénètre leurs vies intimes. Consumés par la question de savoir comment faire un maximum d’argent avec leur domicile.

Le logement français, proie de choix des locations touristiques

Les plateformes de location touristique — Airbnb en tête, mais en fait également Booking, Abritel, HomeAway ou Le Bon Coin — ont déjà réussi à s’emparer d’une part significative du parc locatif de nos métropoles. En 2018, Airbnb a enregistré 330 000 logements mis en location touristique dans les communes-centre des dix plus grandes aires métropolitaines de France (Paris, Marseille, Lyon, Nice, Montpellier, Strasbourg, Nantes, Toulouse, Bordeaux et Lille), soit 25% de plus que l’offre hôtelière traditionnelle qui ne comptait plus que 260 000 logements disponibles en 2018 selon l’INSEE, et dont le volume d’activité ne cesse de décliner depuis 2015 dans ces grandes villes[10].

En 2018, Airbnb a enregistré 330 000 logements mis en location touristique dans les communes-centre des dix principales métropoles de France.

Il faut dire que la firme a tous les arguments pour convaincre les ménages occupants de céder à ses sirènes, à commencer par un modèle économique tentateur ! Selon une étude de Meilleurs Agents et du JDN effectuée en 2016, toutes choses égales par ailleurs, les locations Airbnb rapportent en moyenne 2,6 fois plus par mois que la location classique en France[11]. L’écart de rentabilité se creuse de façon encore bien plus considérable dans les quartiers qui constituent le cœur battant du nouveau marché mondial de la location touristique. La base de données AirDNA et le site d’Airbnb ont par exemple permis de constater des écarts de niveaux de loyers supérieurs à cinq par rapport à ceux pratiqués au mois par le secteur locatif traditionnel dans des quartiers prestigieux comme le Marais, la Place Vendôme (Paris), les Allées de Tourny (Bordeaux) ou la Place Gutenberg (Strasbourg)[12].

Listings Airbnb à Strasbourg, dans la Grande Île, autour du TGI et à la Krutenau. © AirDNA.

Le marché immobilier français constitue ainsi une proie de choix pour les plateformes de locations touristiques. Avec un volume de chiffre d’affaires de 11 milliards de dollars en 2018, l’Hexagone représente d’ailleurs le deuxième marché national d’Airbnb, juste derrière les États-Unis. Toujours selon la plateforme, c’est également le marché national de grande taille en plus forte progression en termes de volume de logements nouvellement mis en location, devant les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne. Cette croissance insolente est confirmée par l’INSEE, qui a enregistré une centaine de millions de nuitées dans des logements loués via les plateformes internet en 2018 en France, et une progression de respectivement 25%, 19% et 15% de ce nombre de nuitées en 2016, 2017 et 2018[13] — soit de plus de 70% en trois ans.

Le Carrousel Disney dans la métropole

Déjà météorique, la croissance d’Airbnb est encore plus fulgurante et retorse dans les grandes métropoles. Selon le New Yorker, 20 millions de touristes prennent désormais d’assaut Barcelone chaque année grâce à ces plateformes[14]. Le Guardian et Inside Airbnb relèvent quant à eux qu’avec plus de 65 000 logements mis en location touristique sur la plateforme, Paris occupe la deuxième place mondiale — derrière Londres et ses 80 000 logements — des villes proposant le plus d’annonces de locations touristiques Airbnb, fin octobre 2019[15] [16]. Selon Le Monde, Paris est même de loin première du classement si le nombre d’annonces est rapporté au nombre total de logements du parc résidentiel. 3,8% du parc parisien est actuellement proposé en permanence à la location via Airbnb, contre 1,5% à Rome et 1,2% à Londres[17].

À Paris, ce sont plus de 35 000 logements qui ont définitivement quitté la location classique pour rejoindre la location touristique via les seules plateformes Airbnb et HomeAway[18]. Selon les données compilées par AirDNA, en 2019, 75 000 logements parisiens sont désormais mis en location sur leurs sites internet, dont 35 000 plus de quatre mois par an[19]. On peut dès lors considérer qu’ils perdent leur vocation résidentielle[20] [21]. Ce sont donc autant de logements qui sont officiellement transformés en logements occasionnels, résidences secondaires ou logements vacants aux yeux de la typologie des fichiers logement de l’INSEE, dont la typologie ne prend pas encore en compte correctement le phénomène et est malheureusement incapable de quantifier son ampleur et sa gravité[22].

À Paris, plus de 35 000 logements ont définitivement quitté la location classique pour rejoindre la location touristique via les plateformes Airbnb et HomeAway.

Plus encore que Paris cependant, ce sont les grandes métropoles provinciales qui sont les premières victimes de la vampirisation d’Airbnb. Déjà en 2018, selon Le Monde, le pourcentage du parc immobilier des communes de Bordeaux (3,7%), Strasbourg (3,4%) et Nantes (3,1%) mis en location à l’année sur Airbnb était bien supérieur à celui de Paris (2,5%). Ces chiffres peuvent paraître modérés. Ils masquent cependant une réalité bien plus prononcée. Contrairement à l’Allemagne ou à la Suisse, en France, le parc locatif ne représente qu’une minorité — un tiers — du parc de logements[23]. Certes, dans le cœur des grandes métropoles, ce pourcentage est plus élevé. Néanmoins, si l’on tient compte du statut d’occupation, c’est en fait une part bien plus considérable du parc locatif qui est préemptée par les locations touristiques. Il avoisine les 8% à Bordeaux.

Listings Airbnb à Bordeaux, de Saint-Michel aux Allées de Tourny. © AirDNA.

Le phénomène est encore plus spectaculaire si l’on considère également les logements qui ont été occasionnellement proposés à la location sur Airbnb au cours de l’année. Selon les chiffres de l’Observatoire Airbnb, une plateforme internet de diffusion de données sur le développement des locations touristiques fondée par Matthieu Rouveyre, élu PS bordelais, 6,5% du parc de logements de la commune de Paris et environ 15% de son parc locatif ont fait l’objet d’au moins un listing au cours de l’année. À Bordeaux, c’est le cas de 9,3% du parc de logements et un peu moins de 20% du parc locatif[24].

Quand le Marché prive les ménages d’un logement

Cette préemption du parc locatif par les plateformes de locations touristiques est en large partie responsable de la hausse accélérée de la construction de nouveaux logements dans les principales métropoles, confrontées à une demande en état d’insatisfaction chronique et dévoreuse de foncier. Ce phénomène est à l’origine du paradoxe suivant : celui d’une augmentation récente très nette du nombre de mises en chantier de bâtiments à usage résidentiel dans les grandes métropoles au cours des dernières années, bien supérieure à ce qui pourrait être expliqué par leur croissance démographique modérée ou même la réduction de la taille de leurs ménages, certes plus gourmands en logements[25]. En clair, nos villes continuent de se bétonner et de s’étendre, certes parce que le nombre de m² occupés par individu continue de croître, mais aussi parce qu’elles laissent libre cours à la voracité d’usages superfétatoires du logement — location touristique, augmentation de la vacance de logements dégradés et d’un parc immobilier de prestige laissé vacant durant la majeure partie de l’année, etc[26].

Touristes maniant un selfie stick sur l’Esplanade du Trocadéro à Paris. © Associated Press.

Mort sociale des quartiers « prime »

La vampirisation d’Airbnb est à géométrie — et géographie — variable. Elle cache des situations bien plus sévères dans certaines métropoles et certains quartiers spécifiques. Les locations Airbnb étant ultra-concentrées géographiquement et majoritairement destinées à des individus seuls ou en couple, elles préemptent en premier lieu les plus petits[27] et les plus beaux logements des quartiers dits « prime », ces quartiers hyper-centraux et touristiques des grandes métropoles — pour reprendre l’expression consacrée par le secteur immobilier anglo-saxon — situés à proximité immédiate des principaux monuments historiques de la ville en question. Or, c’est précisément ce type de logement qui est déjà concerné par la plus forte tension, dans un contexte conjoint de métropolisation de la population française et de réduction de la taille moyenne des ménages, davantage demandeurs de petits logements. Selon l’INSEE, ce phénomène s’accélère d’ailleurs depuis 2015 en France[28].

Ainsi, les données de la base AirDNA font apparaître que des quartiers comme les Allées de Tourny, Bourse-Parlement, les Capucins (Bordeaux), Euralille, les abords de Notre-Dame-de-la-Treille (Lille), les pentes de la Croix-Rousse, Fourvière (Lyon), le Vieux-Port, le Panier (Marseille), Sainte-Anne, Saint-Roch (Montpellier), Bouffay (Nantes), le Vieux-Nice, Jean-Médecin, le Carré d’Or (Nice), la Butte Montmartre, le Sentier, le Marais, Saint-Michel, Odéon, Vendôme (Paris), le Parlement de Bretagne, Saint-Pierre-Saint-Sauveur (Rennes), le Carré d’Or, la Place Gutenberg (Strasbourg)[29], les Carmes, le Capitole et Matabiau (Toulouse) sont particulièrement touchés. À Paris, les 2e, 3e et 4e arrondissements constituent l’épicentre historique du phénomène, au point où une association de riverains tente de sensibiliser l’opinion publique sur ses implications locales délétères depuis déjà trois ans[30].

Dans les rues de certains quartiers, 50% du parc locatif et la quasi-totalité des petits logements sont déjà phagocytés par les locations touristiques.

Concernant l’identité de la personne physique ou morale propriétaire qui met en location touristique ces logements et le nombre de logements qu’elle détient, on observe également un niveau de concentration parfois extrême. Selon une étude menée par l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) et des étudiants de Sciences Po, la majorité des logements parisiens mis en location sur Airbnb dans les secteurs de l’Île Saint-Louis, du Marais, du Sentier, du Quartier Latin ou de l’Odéon est détenue par des multi-propriétaires qui possèdent plusieurs autres biens immobiliers[31].

Listings Airbnb à Paris, de l’Hôpital Saint-Louis à l’Odéon. © AirDNA.

Monopoly n’est donc plus seulement un jeu de société. Un phénomène pyramidal de concentration du logement locatif est à l’œuvre dans nos villes. Il a notamment été décrit par Saskia Sassen[32]. À son sommet, quelques Thénardier et surtout beaucoup de multi-propriétaires abrités derrière des sociétés civiles immobilières gèrent plusieurs dizaines de baux locatifs chacun, transformant le cœur des beaux quartiers des grandes métropoles en un vaste domaine néo-féodal. C’est ce qu’a pu constater la revue Wired, en enquêtant sur la formation d’un empire locatif illégal de 43 logements à New York, qui s’étendait d’Astoria à Harlem en passant par l’Upper East Side. Ce dernier a généré cinq millions de dollars de revenus en quatre ans. Ses gestionnaires avaient également acquis des participations dans d’autres réseaux de locations touristiques aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, en France, en Suisse, en République Tchèque et à Singapour[33]. Ces révélations rendent l’affirmation des dirigeants d’Airbnb, selon laquelle la plateforme serait « utilisée par des ménages mono-propriétaires, ayant occasionnellement recours à la location touristique afin de générer des compléments de revenus pour améliorer leurs fins de mois »[34] un brin malhonnête.

La concurrence économique et le pouvoir d’exclusion que le marché de la location touristique exerce sur le parc locatif traditionnel s’intensifie donc particulièrement dans les cœurs des grandes métropoles, et surtout depuis 2015. À cette date, le nombre de logements mis en location touristique sur Airbnb dans le parc de leurs communes-centre n’a cessé de bondir. En seulement un an, de mai 2016 à mai 2017, il a augmenté de 120% à Bordeaux et Nantes, 80% à Montpellier, 60% à Lyon et Strasbourg, 50% à Marseille, 40% à Lille et 30% à Paris[35].

Extension du domaine du Marché

La location touristique en vient même à s’attaquer, de façon totalement illégale, au parc social. Principales organisations du monde HLM en France, l’Union Sociale pour l’Habitat (USH) et sa division francilienne (AORIF) ont dernièrement enjoint Airbnb, Le Bon Coin et De Particulier À Particulier (PAP) à lutter plus efficacement contre les mises en location de logements HLM sur leurs plateformes, tant celles-ci se sont multipliées[36] [37]. En France, une telle pratique est pourtant explicitement interdite par la loi[38]. Des locataires ont d’ailleurs été assignés en justice par des bailleurs sociaux comme la Régie Immobilière de la Ville de Paris (RIVP), et condamnés pour avoir proposé leur logement social à la location[39] [40].

La location touristique en vient même à s’attaquer illégalement au parc social. Les mises en location de HLM sur les plateformes se sont multipliées.

Les propos de Jean-Louis Dumont, directeur de l’USH, s’éclairent dès lors d’un sens nouveau. Selon lui, « le logement, notamment à Paris et dans les grandes agglomérations, devient un sujet de plus en plus préoccupant pour des dizaines de milliers de familles. À ce titre, il ne doit pas être possible de le percevoir comme un bien de consommation comme un autre. Le logement, et particulièrement le logement social, ne doit pouvoir faire l’objet d’une marchandisation qui va à l’encontre non seulement des règles, mais aussi de la morale »[41].

Vaines paroles ? La vampirisation du parc locatif provoquée par les locations touristiques Airbnb devient en tout cas un enjeu réglementaire primordial pour les grandes métropoles françaises, mais aussi pour l’État. Depuis le 1er décembre, un décret et un arrêté parus les 30 et 31 octobre derniers, pris en application de la loi ÉLAN du 23 novembre 2018[42], obligent certes les différentes plateformes internet à transmettre une fois par an aux services de 18 communes françaises, la liste des annonceurs qui mettent des logements en location sur leur territoire[43] [44].

Cependant, les dispositions prévues par ces textes de loi sont décevantes, pour ne pas dire illisibles et complaisantes envers les plateformes et les propriétaires de logements mis en location touristique. Elles exigent des gestionnaires qu’ils ne transmettent les données relatives à leurs activités qu’une fois par an — au lieu de trois, comme certaines collectivités locales l’avaient initialement exigé —, et brisent ainsi les capacités réglementaires locales des collectivités en leur interdisant explicitement de procéder à davantage de contrôles, et n’obligent pas les gestionnaires à renseigner le nom de la plateforme en ligne sur laquelle ils ont posté leur annonce.

Ces textes de loi paralysent donc, plutôt qu’ils ne les organisent, de véritables moyens d’encadrement et de réglementation pour les collectivités. Ces dernières ne seront pas en mesure de mener une politique de contrôle efficace. Débordés, leurs agents seront réduits à mener leurs enquêtes par eux-mêmes, épluchant alla mano les sites internet de chaque plateforme de location touristique afin d’espérer y dénicher les logements mis illégalement en location. Selon Ian Brossat, adjoint à la Maire de Paris, cette reculade ne peut être expliquée que par les activités de lobbying menées par les plateformes auprès des parlementaires de la majorité LREM[45].

Pire encore, à travers l’extension du domaine de la concurrence, l’Union européenne contribue également à ce que ses États-membres soient dans l’incapacité technique et juridico-légale d’organiser toute politique de réglementation adéquate concernant les locations touristiques. Le 30 avril dernier, Maciej Szpunar, avocat général près la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), a par exemple estimé qu’Airbnb ne devait pas être soumis aux dispositions de la loi Hoguet, rejetant ainsi la plainte d’un justiciable français selon lequel la plateforme Airbnb devrait être soumise aux mêmes obligations légales, comptables et fiscales que les entreprises du secteur de l’intermédiation immobilière en France (agents immobiliers, administrateurs syndics)[46]. Depuis le siège social de sa division EMEA sis en Irlande afin d’échapper aux fiscs nationaux, Airbnb a même osé se fendre d’un communiqué réagissant à la décision de justice, poussant le vice jusqu’à s’en féliciter publiquement[47].

Outre-Atlantique, au nom du respect du Quatrième amendement[48], un arrêt de la Cour suprême des États-Unis, révélateur de la toute puissance actuelle de ce que Thomas Piketty nomme l’« idéologie propriétariste » [49], a quant à lui défait un arrêté municipal de la Ville de New York qui enjoignait aux gestionnaires de locations touristiques de renseigner un ensemble d’informations sur leur logement et l’identité de leurs locataires. Un des arguments motivant l’arrêt était qu’une telle mesure serait « de nature vexatoire envers les propriétaires »[50]. L’idéologie propriétariste si puissante dans notre pays, consacrée par la Révolution française et l’époque napoléonienne, permet d’expliquer pourquoi le Ministre de la Ville et du Logement, Julien Denormandie, a récemment déclaré qu’il était inenvisageable de remettre en question les caractéristiques élémentaires de ce droit sanctuarisé, « le plus absolu » au terme de l’article 544 du Code civil[51] [52].

Arrêter l’hémorragie des villes, moraliser l’usage du logement

Malgré ces revers juridico-légaux et politiques, partout dans le monde, la résistance s’organise. Les municipalités ont fini par comprendre qu’elles ne peuvent attendre d’obtenir un imprimatur de leur gouvernement ou des institutions européennes pour mettre en œuvre les réglementations nécessaires à la protection du droit au logement et à la vie digne de leurs résidents[53]. Or, quand il s’agit de réglementer, ces dernières sont tout sauf dénuées d’inventivité.

Londres, Madrid, Seattle et San Francisco ont instauré une limite maximale initiale de cent vingt jours — dernièrement abaissée à quatre-vingt-dix jours à San Francisco — annuels durant lesquels un hébergeur peut mettre à disposition son appartement sur un site de location touristique[54] [55]. À Amsterdam, c’est seulement soixante jours, bientôt trente, et les contrevenants s’exposent à 12 000 euros d’amende[56]. À New York, jusqu’à la dite décision de la Cour suprême, il était illégal de louer un logement entier en dessous de trente jours consécutifs et une loi votée en 2016 y punissait les annonces non-conformes de 7 500 dollars d’amende[57]. Santa Barbara (États-Unis, Californie) a réintroduit la même réglementation, qui n’a jusqu’alors pas encore été invalidée par la Cour. Berlin interdit de louer sur une courte durée plus de 50% de la surface disponible d’un même appartement, sous peine de devoir s’acquitter d’une coquette pénalité de 100 000 euros[58]. En 2012, Barcelone rend obligatoire la possession d’une licence délivrée par la municipalité afin d’obtenir le droit d’avoir recours aux locations touristiques. À partir de 2014, leur délivrance est gelée dans le centre-ville et les loueurs irréguliers contrevenants s’exposent à 30 000 euros d’amende. Enfin, en 2017, ce gel est institutionnalisé, étant indéfiniment prolongé et rendu légalement opposable par les documents d’urbanisme de la ville, comme le PEUAT (« Plan Especial Urbanístico de Alojamiento Turístico »)[59] [60] [61] [62].

Dans plusieurs villes américaines (Chicago, La Nouvelle-Orléans, Santa Monica, Oxnard) et italiennes (Bergame, Bologne, Catane, Florence, Gênes, Lecce, Lucques, Milan, Naples, Rome, Palerme, Parme, Rimini, Sienne, Turin), le site d’Airbnb informe qu’une taxe est levée par les autorités locales pour chaque nuitée touristique. Toujours à Santa Monica et Oxnard (États-Unis, Californie), il est également obligatoire de posséder une licence, dont la délivrance a récemment été gelée. À Los Angeles, depuis 2018, il faut payer une taxe-malus annuelle de 850 dollars pour avoir le droit de louer son logement plus de 120 jours par an[63]. En cette même année, il devient purement et simplement interdit d’avoir recours aux locations touristiques de courte durée à Palma de Majorque[64] [65] et Vienne, les contrevenants s’exposant à une amende de 50 000 euros dans la capitale autrichienne. Il en sera de même à Jersey City (États-Unis, New Jersey) et Valence (Espagne) l’année prochaine[66]. Enfin, pas plus tard que le 1er décembre dernier, Boston (États-Unis, Massachussetts) a interdit la sous-location touristique et la location par des propriétaires occupant leur logement moins de neuf mois par an.

En France aussi, il y a urgence à agir localement afin de limiter les effets de la location touristique sur la muséification et la destruction du tissu social de nos villes. Les cœurs des métropoles françaises sont en effet victimes d’une hémorragie démographique. À Paris, pour réemployer l’aphorisme parlant d’Ian Brossat, « on remplace désormais des habitants par des touristes »[67]. La ville se vide de ses classes moyennes[68]. Selon l’INSEE elle perd plus de 10 000 habitants chaque année sans interruption depuis 2011. L’intervention réglementaire des municipalités se devra donc d’être juste, morale et sans doute radicale. Ian Brossat suggère d’ailleurs d’interdire purement et simplement la location d’appartements entiers dans les quatre premiers arrondissements de Paris[69].

Surtout, il faut réaffirmer la puissance du droit public et notamment du droit au logement, qui a valeur constitutionnelle en France depuis 1946[70]. Ré-imprégner ces derniers de la notion d’interdit plutôt que celle d’efficacité économique, voilà l’enjeu. Le logement n’est pas un bien de consommation comme un autre. Il ne doit jamais le devenir. Face au vide et à l’insécurité juridiques dans lesquels le Législateur plonge, et à la toute puissance du désir individuel de surconsommation servicielles que le Marché développe, il est urgent d’opposer un cadre juridico-légal clair et lisible, des réglementations strictes et surtout un souci moral de justice sociale à ce nouvel espace de négoce que les plateformes de location touristique souhaiteraient créer[71].

Le logement n’est pas un bien de consommation comme un autre. Il faut réaffirmer le droit au logement qui a valeur constitutionnelle en France depuis 1946.

En l’absence actuelle de l’État, les collectivités locales devraient au moins essayer de se charger de cette ambitieuse mission, dans la limite de leurs moyens techniques et réglementaires. Parce que, pour reprendre l’expression du journal britannique The Conversation, Airbnb « fait souffrir nos villes »[72], elles doivent imaginer dès à présent les instruments qui permettront d’interdire ou de limiter l’hyper-marchandisation du logement, afin de garantir l’accès de chacun à ce dernier.

« Less Tourists, More Refugees », slogan mural populaire apposé le 5 décembre 2019 lors d’une manifestation syndicale dans la rue de la Hache à Strasbourg. © Jean Vannière.

Comme le disait Karl Polanyi, économiste austro-hongrois en exil à Londres en 1944, témoin lucide de la déshumanisation produite par le libéralisme classique et l’extension du domaine du Marché qui précéda la dévastation des sociétés européennes à partir des années 1930, il faut « placer la terre, et tout ce qu’elle renferme de nécessaire à la subsistance de l’Homme, hors de la juridiction et de l’emprise du Marché »[73]. Le monde doit donc être rendu « indisponible » au Marché, pour reprendre le terme à la mode dernièrement conçu par Hartmut Rosa ; c’est-à-dire au désir de l’Homme et au pouvoir de prédation dont il faut lucidement reconnaître que ce dernier renferme. Une telle entreprise de mise en indisponibilité commence par le logement [74].


[1] Le Monde. Immobilier : « Comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes ». 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[2] The New Yorker. « The Airbnb Invasion of Barcelona ». 22 avril 2019. https://www.newyorker.com/magazine/2019/04/29/the-airbnb-invasion-of-barcelona

[3] The Guardian. Technology : « How Airbnb took over the world ». 5 mai 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/may/05/airbnb-homelessness-renting-housing-accommodation-social-policy-cities-travel-leisure

[4] Wired. « Welcome to the Airbnb for Everything Age ». 10 mars 2019. https://www.wired.com/story/airbnb-for-everything/

[5] Le Monde. « Quand Airbnb sème la zizanie dans la famille ». 27 septembre 2019. https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2019/09/27/quand-airbnb-seme-la-zizanie-dans-la-famille_6013319_4497916.html

[6] Libération. « Airbnb : l’enfer, c’est les hôtes ». 26 juin 2020. https://www.liberation.fr/france/2020/06/26/airbnb-l-enfer-c-est-les-hotes_1792558

[7] Consulter à ce sujet :

1. LSE Podcast. Wendy Brown: « When Firms Become Persons and Persons Become Firms ». 9 juillet 2015. https://www.youtube.com/watch?v=eHvGsKXqL8s

2. Wendy Brown (2015). Undoing the Demos: Neoliberalism’s Stealth Revolution. Princeton : Princeton University Press.

[8] Consulter à ce sujet :

1. The New York Times. Thomas Friedman: « It’s a Flat World After All ». 3 avril 2005. https://www.nytimes.com/2005/04/03/magazine/its-a-flat-world-after-all.html

2. Thomas Friedman (2005). The World is Flat. New York: Farrar, Strauss and Giroux.

3. The New York Times. Thomas Friedman: « Coronavirus Shows How Globalization Broke the World ». 30 mai 2020. https://www.nytimes.com/2020/05/30/opinion/sunday/coronavirus-globalization.html

[9] Consulter à ce sujet :

1. Gilles Deleuze, Félix Guattari (1980 [2013]). Mille Plateaux : Capitalisme et Schizophrénie. Paris: Minuit.

2. Manuel Castells (2004). The Network Society. A cross-cultural perspective. Londres: Edward Elgar.

3. Jan Van Dijk (2005). The Deepening Divide: Inequality in the Information Age. Londres: Sage Publications.

[10] INSEE. Capacité des communes en hébergement touristique entre 2013 et 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2021703

[11] Consulter les articles suivants sur l’étude du JDN et de Meilleurs Agents :

1. JDN. A Paris, la location Airbnb rapporte 2,6 fois plus que la location classique. 30 mars 2016. https://www.journaldunet.com/economie/immobilier/1175834-location-airbnb-versus-location-classique/

2. Meilleurs Agents. La location Airbnb est-elle vraiment plus rentable que la location classique? 31 mars 2016. https://www.meilleursagents.com/actualite-immobilier/2016/03/etude-rentabilite-location-saisonniere-airbnb/

[12] AirDNA. https://www.airdna.co

[13] Consulter à ce sujet :

1. INSEE. Les logements touristiques de particuliers loués via internet séduisent toujours. INSEE Focus n°158. 18 juin 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4172716

2. INSEE. La location de logements touristiques de particuliers par internet attire toujours plus en 2017. INSEE Focus n°133. 21 novembre 2018. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3646406

3. INSEE. Les logements touristiques de particuliers proposés par internet. INSEE Analyses n°33. 22 février 2017. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2589218

[14] The New Yorker. The Airbnb Invasion of Barcelona. 22 avril 2019. https://www.newyorker.com/magazine/2019/04/29/the-airbnb-invasion-of-barcelona

[15] Inside Airbnb : adding data to the debate. http://insideairbnb.com

[16] The Guardian. Technology : How Airbnb took over the world. 5 mai 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/may/05/airbnb-homelessness-renting-housing-accommodation-social-policy-cities-travel-leisure

[17] Le Monde. Immobilier : comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes. 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[18] Atelier parisien d’urbanisme (Apur), Sciences Po. Locations meublées de courte durée : quelle réponse publique?. Juin 2018. https://www.apur.org/fr/nos-travaux/locations-meublees-courte-duree-reponse-publique

[19] AirDNA. https://www.airdna.co

[20] En France, selon la loi, un logement est considéré comme étant une résidence principale quand son occupant y réside plus de huit mois par an.

Consulter : Légifrance. Loi n°2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, dite loi ALUR. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do?cidTexte=JORFTEXT000028772256&idArticle=JORFARTI000028772281&categorieLien=cid

[21] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[22] INSEE. Documentation fichier détail : Logement. 22 octobre 2019. https://www.insee.fr/fr/information/2383228

[23] Commissariat Général à l’Égalité des Territoires (CGET). « Le parc de logements ». Fiche d’analyse de l’Observatoire des territoire 2017. https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr/observatoire-des-territoires/sites/default/files/Fiche-OT-le%20parc%20de%20logements_0.pdf

[24] Observatoire National Airbnb. http://observatoire-airbnb.fr

[25] Rue89 Strasbourg. Pourquoi Strasbourg construit plus que dans les années 1990 et pour qui? https://www.rue89strasbourg.com/enjeux2020-strasbourg-construction-logement-betonisation-163841

[26] Au sujet du développement de la vacance dans l’immobilier de prestige des grandes métropoles, consulter les articles suivants du journal britannique The Guardian :

1. The Guardian. Super-tall, super-skinny, super-expensive: the “pencil towers” of New York’s super-rich. 5 février 2019. https://www.theguardian.com/cities/2019/feb/05/super-tall-super-skinny-super-expensive-the-pencil-towers-of-new-yorks-super-rich

2. The Guardian. London property prices blamed for record exodus. 28 juin 2018. https://www.theguardian.com/money/2018/jun/28/london-property-prices-blamed-for-record-exodus

3. The Guardian. Ghost towers : half of new-build luxury London flats fail to sell. 26 janvier 2018. https://www.theguardian.com/business/2018/jan/26/ghost-towers-half-of-new-build-luxury-london-flats-fail-to-sell

4. The Guardian. The London skyscraper that is a stark symbol of the housing crisis. 24 mai 2016. https://www.theguardian.com/society/2016/may/24/revealed-foreign-buyers-own-two-thirds-of-tower-st-george-wharf-london

[27] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi ?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

Pour information, à Paris, plus de 87% des logements loués à l’année sont des petits surfaces (40m² ou moins), contre 12% dans le parc immobilier français.

[28] INSEE. Des ménages toujours plus nombreux, toujours plus petits. 28 août 2017. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3047266

[29] AirDNA. https://www.airdna.co

[30] Aux Quatre Coins du Quatre, association du 4e arrdt. de Paris. Colloque du 18 mars 2017. Les locations saisonnières dans le 4e arrondissement : une désertification invisible? https://www.api-site.paris.fr/mairies/public/assets/2017%2F7%2FRapport%20du%20colloque%20du%2018%20mars%202017.pdf

[31] Atelier parisien d’urbanisme (Apur), Sciences Po. Locations meublées de courte durée : quelle réponse publique?. Juin 2018. https://www.apur.org/fr/nos-travaux/locations-meublees-courte-duree-reponse-publique

[32] Consulter à ce propos :

1. Saskia Sassen (2014). Expulsions: Brutality and Complexity in the Global Economy. Cambridge: Harvard University Press.

Sassen ré-exploite la lecture d’Engels de la propriété privée, en tant qu’instrument d’extraction de valeur mis en œuvre par la bourgeoisie avec l’aide des institutions d’État (droit de la propriété, etc.). Elle la complète et la modifie cependant, indiquant qu’à l’heure de la mondialisation financière, cette dernière tend à s’émanciper progressivement et partiellement du cadre géographique et des nécessités juridico-légales de l’État, formant une « global bourgeoisie » en capacité d’abstraire son existence et la circulation des chaînes de valeur qu’elle met en place des frontières nationales. Au sujet de l’extractivisme mis en œuvre par les professions financières et para-financières (« FIRE economy ») dans les « global cities », Sassen ré-exploite implicitement le concept d’ « extraction de survaleur » développé par Marx dans le Capital.

Consulter notamment :

– Karl Marx (1867[1972]). Le Capital. Critique de l’économie politique. Paris : Éditions Sociales.

– Friedrich Engels (1878[1963]). Monsieur Eugen Dühring bouleverse la science. Paris : Éditions Sociales.

– Friedrich Engels (1884 [1893]). L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État. Paris : Éditions Georges Carré.

2. Housing Europe. Saskia Sassen : “The ‘housing question’ is no longer simply about housing”. 28 mai 2019. http://www.housingeurope.eu/resource-1280/the-housing-question-is-no-longer-simply-about-housing

3. The Guardian. Saskia Sassen : “Who owns our cities — and why this urban takeover should concern us all”. 24 novembre 2015. https://www.theguardian.com/cities/2015/nov/24/who-owns-our-cities-and-why-this-urban-takeover-should-concern-us-all

4. LSE Cities, LSE Urban Age. Saskia Sassen: “The Politics of Equity: Who owns the city?”. 9 décembre 2015. https://www.youtube.com/watch?v=UAQuyizBIug

5. Librarie Mollat. Interview de Saskia Sassen. 13 février 2016. https://www.youtube.com/watch?v=7qApjsjig0w

6. Saskia Sassen. On New Geographies of Extraction. 29 janvier 2018. https://www.youtube.com/watch?v=ChPgXnldEnw

[33] Wired. How Nine People Built an Illegal $5 Million Airbnb Empire in New York. 24 juin 2019. https://www.wired.com/story/how-9-people-built-illegal-5m-airbnb-empire-new-york/

[34] Le Monde. Comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes. 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[35] Le Monde. Comment Airbnb a investi Paris et l’hyper-centre des grandes villes. 24 août 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/paris-et-les-hypercentres-des-grandes-villes-le-business-lucratif-d-airbnb-en-france_5168623_4355770.html

[36] Consulter les communiqués suivants de l’Union Sociale pour l’Habitat à ce sujet :

1. Union Sociale pour l’Habitat. L’USH et l’AORIF mettent en demeure les plateformes de location de logements touristiques d’améliorer l’information des locataires, notamment HLM, sur les risques encourus liés à la location illégale d’un logement social. 4 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/communiques-presse/l-ush-et-l-aorif-mettent-en-demeure-les-plateformes-de-location-de-logements

2. Union Sociale pour l’Habitat. Non à la sous-location touristique des logements sociaux. 15 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/actualites/non-la-sous-location-touristique-des-logements-sociaux

[37] Consulter à ce sujet :

1. Caisse des Dépôts et Consignations (Banque des Territoires). L’USH et l’AORIF somment les plateformes de location meublée d’informer les locataires HLM sur les risques encourus. 7 novembre 2019. https://www.banquedesterritoires.fr/lush-et-laorif-somment-les-plateformes-de-location-meublee-dinformer-les-locataires-de-hlm-sur-les

2. Les Échos. Le monde HLM somme Airbnb et consorts de tout faire pour ne pas sous-louer de logements sociaux. 5 novembre 2019. https://www.lesechos.fr/industrie-services/immobilier-btp/le-monde-hlm-somme-airbnb-et-consorts-de-tout-faire-pour-ne-pas-sous-louer-de-logement-social-1145476

[38] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[39] T.I. Paris, 15ème arrdt., jugement du 9 mai 2017. Régie Immobilière de la Ville de Paris / Madame X.

[40] Le Monde. Elle sous-loue son HLM via Airbnb. 29 juin 2017, mis à jour le 4 septembre 2019. https://www.lemonde.fr/vie-quotidienne/article/2017/06/29/elle-sous-loue-son-hlm-via-airbnb_6004435_5057666.html#more-20296

[41] Union Sociale pour l’Habitat. L’USH et l’AORIF mettent en demeure les plateformes de location de logements touristiques d’améliorer l’information des locataires, notamment HLM, sur les risques encourus liés à la location illégale d’un logement social. 4 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/communiques-presse/l-ush-et-l-aorif-mettent-en-demeure-les-plateformes-de-location-de-logements

[42] Légifrance. Loi n°2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000037639478&categorieLien=id

[43] Légifrance. Décret n°2019-1104 du 30 octobre 2019 pris en application des articles L.324-1-1 et L. 324-2_1 du code du tourisme et relatif aux demandes d’information pouvant être adressées par les communes aux intermédiaires de location de meublés de tourisme. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000039296575&categorieLien=id

[44] Légifrance. Arrêté du 31 octobre 2019 précisant le format des tableaux relatifs aux transmissions d’informations prévues par les articles R. 324-2 et R. 324-3 du code du tourisme. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=F0591D567CB8D0FBDEA7A16B55C3F39C.tplgfr35s_1?cidTexte=JORFTEXT000039309243&dateTexte=&oldAction=rechJO&categorieLien=id&idJO=JORFCONT000039309097

[45] Le Monde. Le gouvernement recule sur les obligations de transparence des plateformes de locations touristiques. 14 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/14/le-gouvernement-recule-sur-les-obligations-de-transparence-des-plateformes-de-locations-touristiques_6019117_3224.html

[46] European Court of Justice. According to Advocate General Szpunnar, a service such as that provided by the Airbnb portal constitutes an information society service. 30 avril 2019. https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2019-04/cp190051en.pdf

[47] Consulter à ce sujet :

1. The Guardian. Airbnb should be seen as a digital service provider, ECJ advised. 30 avril 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/apr/30/airbnb-should-be-seen-as-a-digital-service-provider-ecj-advised

2. Airbnb UK Ltd: company details. https://www.airbnb.co.uk/about/company-details

3. Airbnb France SA : coordonnées de l’entreprise. https://www.airbnb.fr/about/company-details

[48] The New York Times. Judge Blocks New York City Law Aimed at Curbing Airbnb Rentals. 3 janvier 2019. https://www.nytimes.com/2019/01/03/nyregion/nyc-airbnb-rentals.html

[49] United States National Constitution Center. Fourth Amendment. https://constitutioncenter.org/interactive-constitution/amendment/amendment-iv

[50] Thomas Piketty (2019). Capital et Idéologie. Paris: Seuil.

[51] Consulter à ce sujet :

1. Légifrance. Code Civil, article 544. https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006428859&cidTexte=LEGITEXT000006070721&dateTexte=18040206

2. Karl Polanyi (1944 [1983]). La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris: Gallimard.

3. Friedrich Engels (1884 [1893]). L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État. Paris : Éditions Georges Carré.

[52] Consulter à ce sujet :

1. Le Parisien. Julien Denormandie : « Autant de logements vacants dans notre pays, c’est inacceptable ». 10 février 2020. https://www.leparisien.fr/economie/julien-denormandie-autant-de-logements-vacants-dans-notre-pays-c-est-inacceptable-10-02-2020-8256510.php

2. Le Monde. Le gouvernement veut réduire le nombre de logements inoccupés. 10 février 2020. https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/02/10/le-gouvernement-veut-reduire-le-nombre-de-logements-inoccupes_6029088_3224.html

[53] Gemeente Amsterdam. Press release : « Cities alarmed about European protection of holiday rental ». https://www.amsterdam.nl/bestuur-organisatie/college/wethouder/laurens-ivens/persberichten/press-release-cities-alarmed-about/

[54] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[55] El País in English. Madrid adopts rules that will shut down over 10,000 holiday apartments. 27 mars 2019. https://elpais.com/elpais/2019/03/27/inenglish/1553702152_849878.html

[56] France Inter. Airbnb : comment les villes organisent la résistance à travers le monde. 19 novembre 2019. https://www.franceinter.fr/societe/airbnb-comment-les-villes-organisent-la-resistance-a-travers-le-monde

[57] The New York Times. Judge Blocks New York City Law Aimed at Curbing Airbnb Rentals. 3 janvier 2019. https://www.nytimes.com/2019/01/03/nyregion/nyc-airbnb-rentals.html

[58] The Guardian. Berlin ban on Airbnb rentals upheld by city court. 8 juin 2016. https://www.theguardian.com/technology/2016/jun/08/berlin-ban-airbnb-short-term-rentals-upheld-city-court

[59] CityLab. How Barcelona is limiting its Airbnb rentals. 6 juin 2018. https://www.citylab.com/life/2018/06/barcelona-finds-a-way-to-control-its-airbnb-market/562187/

[60] El País. Barcelona prohibe nuevos pisos turísticos a la espera de la regulación del Govern. 15 novembre 2019. https://elpais.com/ccaa/2019/11/15/catalunya/1573822393_796751.html

[61] El País. Barcelone aprueba la norma que prohíbe abrir nuevos hoteles en el centro. 28 janvier 2017. https://elpais.com/economia/2017/01/27/actualidad/1485508289_914165.html

[62] La Vanguardia. Barcelona pide a Airbnb que retire 2.577 pisos turísticos ilegales de su web. 23 mai 2018. https://www.lavanguardia.com/local/barcelona/20180523/443786171972/barcelona-lista-ilegales-airbnb.html

[63] Los Angeles City Planning Department. Home-Sharing Ordinance. 11 décembre 2018. https://planning.lacity.org/ordinances/docs/HomeSharing/adopted/FAQ.pdf

[64] Le Figaro. Palma de Majorque interdit les locations d’appartements aux touristes. 29 avril 2018. https://immobilier.lefigaro.fr/article/palma-de-majorque-interdit-les-locations-d-appartements-aux-touristes_3a86420e-4af1-11e8-b142-d0e0b34620c1/

[65] The New York Times. To Contain Tourism, One Spanish City Strikes a Ban on Airbnb. 23 juin 2018. https://www.nytimes.com/2018/06/23/world/europe/tourism-spain-airbnb-ban.html

[66] The New York Times. Airbnb Suffered a Big Defeat in Jersey City (NJ). Here’s What That Means. 5 novembre 2019. https://www.nytimes.com/2019/11/05/nyregion/airbnb-jersey-city-election-results.html

[67] Europe 1. Airbnb : À Paris, « on remplace des habitants par des touristes », alerte Ian Brossat. 12 mai 2019. https://www.europe1.fr/politique/airbnb-a-paris-on-remplace-des-habitants-par-des-touristes-alerte-ian-brossat-3898127

[68] Le Monde. À Paris, des classes moyennes en voie de disparition accélérée. 11 juin 2019. https://www.lemonde.fr/smart-cities/article/2019/06/11/a-paris-des-classes-moyennes-en-voie-de-disparition_5474562_4811534.html

[69] Le Monde. Ian Brossat souhaite l’encadrement d’Airbnb dans le centre de la capitale. 6 septembre 2018. https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/09/06/ian-brossat-souhaite-l-encadrement-d-airbnb-dans-le-centre-de-la-capitale_5350996_823448.html

[70] Voir 10ème et 11ème alinéas du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.

[71] Alain Supiot (2010). L’esprit de Philadelphie : la justice sociale contre le marché total. Paris: Seuil.

[72] The Conversation. Airbnb and the short-term rental revolution — How English cities are suffering. 23 août 2018. https://theconversation.com/airbnb-and-the-short-term-rental-revolution-how-english-cities-are-suffering-101720

[73] Karl Polanyi (1944 [1983]). La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris: Gallimard.

[74] Hartmut Rosa (2020). Rendre le monde indisponible. Paris : Éditions La Découverte.

Sorry we missed you, la jungle 2.0

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Ken Loach

Sorti le 23 octobre 2019 au cinéma, le nouveau film de Ken Loach, Sorry We Missed You, traite avec réalisme les conséquences de l’uberisation du travail avec pour cadre une famille de Newcastle. Le film réussit ainsi à présenter au public les travers de cette nouvelle économie de plateforme.


Après avoir critiqué l’administration kafkaïenne britannique à l’ère libérale, le cinéaste engagé Ken Loach revient cet automne au cinéma avec son nouveau film Sorry We Missed You où il s’attaque cette fois-ci à l’uberisation du travail. 

Une fenêtre sur la réalité de l’Uberisation

Ce film analyse ainsi à travers une famille du nord de l’Angleterre désindustrialisée ce que la sociologue française Sarah Abdelnour appelle « les nouveaux prolétaires ». D’un côté la mère Abbie, qui travaille comme aide à la personne sans maitriser ses horaires et son espace de travail. De l’autre, son mari Ricky, un ancien ouvrier au chômage à cause des politiques de désindustrialisation et enchainant les petits boulots précaires. Il se décide alors à devenir travailleur de plateforme avec le statut attrayant d’auto-entrepreneur en tant que livreur de colis. 

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Ken Loach, figure majeure du cinéma contemporain anglais

Dans son style habituel du quasi-documentaire inspiré du Free Cinema, période de renouveau artistique britannique promouvant un cinéma contestataire et réaliste(1), Ken Loach dessine un drame émouvant résultant de cette nouvelle économie de plateforme. Le personnage principal, Ricky, se voit rapidement pris dans un engrenage du fait d’une concurrence exacerbée entre les livreurs, des horaires à n’en plus finir et d’un traçage omniprésent de son activité par l’algorithme de la plateforme, sans disposer d’une protection sociale. À cela va s’ajouter une désagrégation du tissu familial entre Ricky et le reste de sa famille, due à ses horaires chronophages, qui l’empêchent d’assurer son rôle d’époux et de père.

Un retour au capitalisme d’antan

Le film, par de nombreux aspects, peut rappeler le célèbre roman américain de l’écrivain Upton Sinclair, La Jungle (1905), qui dévoile de manière réaliste et très documentée les travers du capitalisme industriel dans les abattoirs de Chicago au début du XXème siècle. Pour cela, l’auteur utilise le point de vue d’un ouvrier immigré de l’Est qui arrive de manière candide aux États-Unis en croyant au mythe de l’émancipation par le travail dans le pays de la liberté :

« On racontait que là-bas, pauvres et fortunés, les hommes étaient libres, que la conscription n’existait pas et que rien ne vous obligeait à verser une partie de vos revenus à des fonctionnaires véreux. »

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Upton_Sinclair_1.jpg
Upton Sinclair, auteur de La Jungle

Pourtant, le personnage principal découvre rapidement un univers inhumain où il n’est qu’une simple pièce dans un système le dépassant. Il est alors prisonnier de son poste puisqu’il doit rembourser le crédit de sa maison, quitte à travailler blessé et malade, sous le blizzard américain, pour ne pas se faire remplacer par l’« armée de réserve ».
« Pour garder la cadence imposée, on devait mobiliser l’ensemble de ses facultés; dès l’instant où le premier bœuf tombait et jusqu’au coup de sifflet de midi, puis de douze heure trente à Dieu sait quelle heure de l’après-midi ou du soir, jamais il n’y avait le moindre répit, ni pour la main, ni pour l’oeil, ni pour l’esprit.[…] Si un ouvrier n’arrivait pas à suivre, il y en avait des centaines d’autres sur le pavé qui ne demandaient qu’à s’essayer ».

Dans Sorry We Missed You, le processus est fortement similaire car Ricky s’en va travailler avec de grands espoirs comme livreur de colis en tant qu’auto-entrepreneur. Au début du film, il se voit satisfait de son nouveau statut par rapport au salariat qui était d’après lui contraignant, comme il l’explique au chef de dépôt. Or il se voit lui aussi vite asservi par son statut d’auto-entrepreneur qui n’est autre que du salariat déguisé sans protection sociale tandis que la plateforme l’oblige à la plus grande productivité en créant une grande concurrence aves les autres livreurs. Cela empêche une solidarité de travail et la création d’une « classe pour soi », pour reprendre la terminologie marxiste. 

Ken Loach décrit ainsi de la manière la plus réaliste possible ce nouveau paradigme promu par les thuriféraires de la Silicon Valley à travers les théories de la disruption et de l’économie du partage théorisées à l’aube des années 90. Ces dernières promettaient une nouvelle ère où les rapports de production et de travail ne seraient plus que le fruit de collaborateurs consentants et épanouis, dans l’intérêt général. 

Or le film montre bien que la réalité est tout autre. La disruption ne touche que le droit social en faisant revenir les travailleurs de plateforme à des formes de travail archaïques occultant les conquêtes sociales obtenues au cours du siècle dernier. Loach, redessine ainsi le schéma traditionnel du capitalisme à l’ancienne avec le retour du contre-maître dans le rôle du chef de dépôt des colis, le travailleur enchaîné, solitaire et l’armée de réserve prête à prendre la place du travailleur qui n’obtient pas le rendement nécessaire. Cette résurgence du capitalisme old school occultée par le storytelling moderne est par ailleurs confirmée par différentes études de sociologie du travail.

À titre d’exemple, Claire Bonici voit de nombreux points communs dans les rapports de travail entre les canuts lyonnais du XIXème siècle et les chauffeurs Uber du XXIème siècle(2). En effet, à l’époque, les marchands-fabricants décidaient des tarifs et servaient d’intermédiaire aux clients. À l’inverse, les chefs d’atelier à l’ambigu statut de
semi-entrepreneur d’ouvrages, étaient dépendants des commandes des marchands et propriétaires des métiers, tout en assumant les frais de loyers de leur lieu de travail. Cela converge avec la vision actuelle de l’économie de plateforme opposant les plateformes qui fixent les prix et servant d’intermédiaire entre les clients, et les travailleurs qui payent eux même leurs outils de travail (camion, vélo, voiture…), très souvent dépendants des algorithmes. On pourrait aussi reprendre l’anecdote de Max Weber qui, dans son Histoire économique, raconte qu’au XVIIIème siècle, les travailleurs dans les mines de Newcastle étaient enchaînés par des colliers de fer, tandis que le film qui se passe au même endroit, mais aujourd’hui, voit les livreurs de colis fichés en permanence par l’algorithme.

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Révolte des Canuts à Lyon, 1834

Des travailleurs livrés à eux mêmes

Ken Loach, cinéaste engagé depuis longtemps pour les classes populaires dresse dans une scène magnifique un contraste clair entre la situation des travailleurs actuels atomisés, sans défense et la classe ouvrière britannique des Trentes Glorieuses. Une personne âgée dont s’occupe Abbie évoque avec nostalgie la journée des 8 heures, le syndicalisme avec la solidarité ouvrière et les grèves des mineurs de 1984 contre Margaret Thatcher. Il résume ainsi la perte progressive d’une identité de classe qui a eu lieu dans les démocraties libérales occidentales à la suite des mutations du travail pendant les années 70-90.
Celle-ci a particulièrement touché les régions industrielles que l’on peut retrouver aussi dans le livre de Nicolas Matthieu, Leurs enfants après eux (2018) : 

« Depuis que les usines avaient mis la clef sous la porte, les travailleurs n’étaient plus que du confetti. Foin des masses et des collectifs. L’heure, désormais était à l’individu, à l’intérimaire, à l’isolat. »

La scène finale rend aussi compte de cette jungle 2.0 où Ricky se fait violemment agresser lors d’une livraison tandis qu’il se fait casser sa balise électronique dont le remboursement à la plateforme coute plus d’une centaine de livres. À cela, s’ajoute l’obligation de payer
lui-même son remplaçant au vu de son statut d’indépendant, sous peine de voir son contrat avec la plateforme brisé. Comme les personnages principaux du livre de Upton Sinclair, il se doit d’aller travailler malgré sa santé affaiblie alors que sa famille tente en vain d’empêcher son camion de démarrer. Son rêve d’émancipation sociale se transforme ainsi en chimère dans ce que Paul Lafargue en son temps voyait comme « la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu ». Cette scène symbolise ainsi comment l’uberisation, derrière des discours d’émancipation, enchaîne de nombreux travailleurs, à l’image des chauffeurs Uber piégés après les nouvelles baisses du prix des courses alors qu’ils doivent coûte que coûte rembourser leurs crédits liés aux outils de travail.

Le film a pu être accusé d’être trop loachien par certains critiques avec une
« trajectoire doloriste » opposant toujours les gentils prolétaires britanniques légataires d’une décence commune naturelle face à un capitalisme sans âme. Loach est en effet souvent critiqué pour ses films à vision trop manichéenne et d’inspiration orwelienne idéalisant les classes populaires. Il reste que la réalité de cette économie de plateforme peut bel et bien pousser au pire, à l’image de multiples livreurs de restauration déjà morts depuis 2019 ou du jeune livreur français de 19 ans, Franck Page, poussé par Uber Eats à livrer dans une zone industrielle et qui fut alors percuté par un poids lourd.

Sorry We Missed you a ainsi l’honneur —avec une grande humanité— de participer à la nouvelle vague d’oeuvres sociales montrant la réalité de cette économie dite du partage qui asservit les prolétaires 2.0 atomisés et solitaires toujours plus nombreux. À l’échelle française, certains romanciers comme François Begaudeau ont déjà touché avec réalisme à cette thématique avec son roman En guerre (2018) qui traite des ateliers d’entrepôt Amazon.

 

 

  1. https://www.franceculture.fr/emissions/plan-large/le-free-cinema-aux-origines-du-cinema-social-britannique pour plus d’informations, écouter l’émission de France culture sur le Free-Cinema. 
  2. Claire Bonici, Les chauffeurs Uber, canuts du xxie siècle ?, Revue internationale de l’économie sociale, n°346, 2017
  3. Nicolas Matthieu, Leurs Enfants après eux, Acte Sud, 2018

L’uberisation, un retour au XIXème siècle ? – Entretien avec Sarah Abdelnour

Sarah Abdelnour est sociologue du travail et maîtresse de conférences au laboratoire de recherche IRISSO de l’Université Paris-Dauphine, spécialiste des transformations des formes de travail et d’emploi. Elle est entre autres l’autrice de l’ouvrage Les nouveaux prolétaires, paru en 2012.


LVSL – En lisant vos articles, on comprend que l’auto-entrepreneuriat a pour cause et pour conséquence la destruction du modèle de l’État-Providence. Pouvez-vous nous faire une chronologie des événements et choix politiques qui nous ont fait passer d’un État-protecteur à un État-responsabilisateur ? En quoi l’Etat, en redéfinissant son périmètre d’action depuis les années 1980, a-t-il encouragé cette transformation?

Sarah Abdelnour – On identifie globalement un tournant, reconnu par de nombreux historiens et sociologues, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. Il s’agit d’un tournant libéral couplé à la “crise” et à l’augmentation du chômage. Si on s’intéresse au prisme spécifique de l’encouragement à la création d’entreprises, le tournant s’opère en 1976. On l’observe après trois décennies de construction du salariat et d’expansion de l’Etat-Providence, avec une rupture de tendance et le passage à une lecture beaucoup plus libérale et centrée sur la prise en charge individuelle des difficultés sociales. En 1976, sous Raymond Barre et avec Alain Madelin, est créé le premier dispositif d’aide à la création d’entreprise pour les chômeurs, l’ACCRE.

A partir de là, cette aide intègre l’arsenal des politiques publiques d’emploi et de lutte contre le chômage. Elle devient un outil consensuel utilisé tant par la droite que par la gauche de gouvernement, sans distinction. Cette dimension consensuelle se comprend à travers la mise en place d’une rhétorique entrepreneuriale qui appartient à la famille économique et politique du libéralisme, mais aussi très souvent d’un argumentaire social qui se greffe dessus. L’argument consiste à dire que la création d’entreprises serait bénéfique aux populations qui ont du mal à accéder à l’emploi notamment du fait de faibles diplômes. Ce tournant dépasse le cas de la France et ce cadre se maintient jusqu’à aujourd’hui, en témoigne la persistance du dispositif ACCRE. 

Le tournant auto-entrepreneurial constitue une nouvelle étape: c’est au chômeur isolé de se prendre en main seul et de créer son propre emploi”

Une nouvelle étape est franchie dans les années 2000, avec une figure de l’entrepreneur qui devient plus populaire. Dans les années 1970, on visait plutôt les cadres ou des travailleurs qualifiés au chômage dont on estimait qu’ils avaient les ressources pour monter une entreprise, comprise comme une entreprise qui embauche des gens. Le tournant auto-entrepreneurial constitue une nouvelle étape: c’est au chômeur isolé de se prendre en main seul et de créer son propre emploi, du moins sa source de revenus pour ne pas dépendre des aides sociales. Il y a là une alternative à la logique de l’assistance. Pour arrêter de compter sur les aides, il faudrait monter son business, en partant de l’idée qu’il y a ce goût pour l’entrepreneuriat dans les classes populaires. Par extension, on assiste à un déplacement des cibles des dispositifs qui avant étaient destinées à un public plus confidentiel.

On étend les dispositifs à tous ceux qui ont besoin d’un complément de revenu. Avec Anne Lambert, qui travaille sur les mécanismes d’accession à la propriété, nous avions repéré la même chronologie dans ce domaine. Après quelques décennies de planification, avec des constructions sous l’égide de l’Etat, on observe un tournant dans les années 1970, où l’on se met à vanter la petite propriété individuelle.

Dans les années 2000, une nouvelle étape est franchie : la propriété serait désormais accessible même avec de très petits revenus, par le biais de prêts à taux zéro, dans des zones où l’habitat n’est pas très cher. On passe d’une logique collective à un modèle plus individuel pour des populations spécifiques. A partir de 2005, on étend cela à tout le monde du fait des difficultés à s’insérer sur le marché de l’emploi, et on vante ce qui est un tout pour un autre modèle d’intégration sociale, “à l’américaine”, par l’entreprise de soi.

LVSL – Pourquoi et à quel point les entreprises ont-elles intérêt au développement de l’entrepreneuriat au détriment du modèle salarial classique ?

Sarah Abdelnour – Cela n’a pas été présenté officiellement comme un outil au service des entreprises, mais un outil au service du pouvoir d’achat et de la liberté d’entreprendre. Dans les faits, on se rend compte que cela devient un outil pratique et exploité par les entreprises pour embaucher et débaucher sans passer par les formalités liées à l’embauche, comme les indemnités de licenciement, ou le paiement des cotisations patronales. La main-d’oeuvre peut circuler très rapidement. Les cotisations sociales sont en partie payées par les travailleurs. Néanmoins avec les aides, notamment l’ACCRE, ils ne payent quasiment pas de cotisations pendant plusieurs années, ce qui fait des recettes en moins pour l’Etat. Les cotisations patronales sont quant à elles clairement supprimées.

Le fait de pouvoir esquiver le droit du travail constitue aujourd’hui une stratégie payante, du moins à court terme. L’histoire de l’économie montre qu’il n’y a pas de résultat théorique stable sur le fait qu’il vaille mieux avoir une main d’oeuvre qui circule et qu’on ne paye pas cher. Les économistes disent aussi par phases que fidéliser la main-d’oeuvre est une bonne chose pour les entreprises afin d’avoir des travailleurs qualifiés et qui acquièrent de l’expérience.

“Quand de nouvelles plateformes arrivent, et c’est le cas dans tous les pays, elles ont d’abord des politiques pour attirer la main-d’oeuvre et l’inciter à travailler régulièrement pour elles” 

Il n’y a pas de jugement à ce propos : la logique salariale a aussi donné lieu à un modèle paternaliste avec des relations très dissymétriques entre salariés et employeurs. En tout cas, la théorie économique n’est pas stabilisée, elle suit ce qui se passe. Quand l’entreprise externalise, on la valorise, et inversement. L’économie n’a pas tranché, de telle sorte que l’on observe des cycles historiques d’externalisation puis d’intégration. D’ailleurs, une plateforme aux Etats-Unis se présente aujourd’hui comme l’anti-Uber : elle stabilise la main-d’oeuvre en estimant qu’elle sera plus efficace sans pour autant coûter plus cher. Les autres plateformes parviennent à manier les deux, c’est-à-dire à faire des politiques de fidélisation de la main-d’oeuvre tout en esquivant les cotisations sociales.

Quand de nouvelles plateformes arrivent, et c’est le cas dans tous les pays, elles ont d’abord des politiques pour attirer la main-d’oeuvre et l’inciter à travailler régulièrement pour elles. Il y a toujours au départ des systèmes de prime, conditionnées au nombre de courses faites dans la journée, de trajets effectués dans la semaine. Il s’agit clairement d’une politique de fidélisation, tout en se positionnant de manière ultra-agressive sur le marché. C’est ce qui fait leur côté assez malin : elles arrivent à tirer profit de la fidélisation sans jouer le jeu du droit du travail.

LVSL – On entend souvent dire que l’auto-entrepreneuriat constitue une nouvelle liberté pour l’individu, une liberté de travailler au-delà des contraintes induites par le salariat. N’y a-t’il pas selon vous une contrepartie ou un paradoxe ici ? Robert Castel expliquait que l’aboutissement du néolibéralisme avait lieu quand le travail avait une emprise totale sur la vie des individu, qu’en pensez-vous?

Sarah Abdelnour – Il faut tout d’abord rappeler que ce statut est présenté comme une libération des contraintes du travail, notamment celles de la grosse entreprise. Pourtant, une grande partie des auto-entrepreneurs n’ont jamais été dans une démarche de création d’entreprise, ils n’ont jamais eu de projet, d’idée. Ils cherchent du travail et on leur dit “tu peux faire cette mission pour nous mais c’est plus simple si on te paye en auto-entrepreneur”.

Cela concerne plus de la moitié des personnes que j’ai pour ma part interrogées : elles sont dans une situation de recherche d’un boulot. Sur la trentaine de personnes que j’ai pu rencontrer, seulement deux avaient un projet de création d’entreprise. L’une des deux a créé son entreprise de soins esthétiques à domicile. Effectivement, elle travaille pour elle, elle démarche sa clientèle. Celle qui fait de la coiffure à domicile a une activité réduite.

J’avais aussi interrogé un prof de théâtre pour une mairie, il n’a jamais voulu monter sa boîte, il est par ailleurs comédien et cherche à obtenir le statut d’intermittent. Cela serait revenu à la même chose si on lui avait donné des vacations. Il y a donc très peu de création d’entreprises avec un projet et une idée. On note cependant une forme d’autonomie dans le travail qui peut être présente, y compris dans une situation de salariat déguisé. Il y a moins de contrôle sur les horaires, la présence physique est moins nécessaire… C’est très présent dans les propos des auto-entrepreneurs.

“Tout temps qui n’est pas travaillé est un temps sur lequel on n’est pas rémunéré. C’est la loi du travail indépendant”

Paradoxalement, ils se sentent plus libres d’organiser leur travail comme ils veulent en étant payés à la pièce. C’est intéressant parce que tous mes enquêtés m’ont dit “je m’organise comme je veux”. C’est très faux, dans le sens où quand on leur demande à quoi ressemble leur semaine, ils sont très contraints par les horaires des entreprises avec qui ils sont en échange, par le fait que comme ils sont payés à la quantité de travail, ils se sentent tenus de travailler beaucoup. On retrouve ce que dit Foucault avec les sociétés qui sont passées d’un ordre organisé par l’Etat à des sociétés d’auto-contrôle. Un de mes enquêtés m’avait dit “si on ne s’auto-discipline pas, on va droit dans le mur”.

Quand il me disait qu’il s’organisait comme il voulait, je lui demandais si justement certains jours il se disait qu’il ne travaillerait pas, ce à quoi il répondait de manière négative. On a là une véritable intériorisation de la contrainte. Cela a pour effet une immersion assez permanente dans une logique de marché, c’est-à-dire que tout temps qui n’est pas travaillé est un temps sur lequel on n’est pas rémunéré. C’est la loi du travail indépendant.

La rémunération est plus strictement indexée sur le temps de travail que ça ne l’est dans le salariat, qui peut être compris comme l’invention d’un léger décrochage entre le temps travaillé et la rémunération, avec par exemple les congés payés. Il ne s’agit pas du salariat dans son essence, car ce n’était pas le cas au temps de Marx, mais dans ce qu’il est devenu : le socle de la protection sociale, de droits, d’un droit aux congés. Un salarié est payé le weekend ! Et ça, c’est ce que les indépendants sont en train de perdre aujourd’hui : des personnes qui pourraient être en situation de salariat mais exercent en indépendant perdent cette petite distance et se trouvent en permanence dans le calcul économique et la marchandisation du temps.

Robert Castel avait repéré que le salariat permettait de ne pas être en permanence inquiet de gagner de l’argent, qu’il pouvait y avoir une petite sérénité. La séparation stricte entre temps de travail et temps de repos disparaît et le travailleur est soumis à un modèle qui évoque le XIXème siècle et la stricte indexation de ce qu’ils récupèrent de leur travail sur leur souffrance au travail. Ils ne peuvent plus se détacher. On travaille actuellement avec des collègues [comme Pauline Barraud de Lagerie et Luc Sigalo-Santos] sur les plateformes et le micro-travail en ligne : c’est quelque chose qui s’insinue dans les petits espaces du quotidien. Un enquêté passe ses trajets de métro à faire de petites missions pour gagner quelques centimes.

Il y a une capacité à marchandiser tout le temps interstitiel. C’est le diagnostic qui a aussi été porté concernant Airbnb : si on lâche son appartement une nuit, on va quand même essayer de le rentabiliser. Airbnb s’est certes de plus en plus professionnalisé, de gros propriétaires qui possèdent de grands immeubles les font tourner, c’est donc aussi de l’hôtellerie informelle. On retrouve néanmoins ces incitations à marchandiser les temps morts, à transformer tout objet non utilisé en source de revenu potentiel. Le marché est très présent chez les auto-entrepreneurs. Les chauffeurs VTC nous disent qu’il est difficile de s’arrêter, que tant qu’ils sont connectés sur l’application, ils voient des sources potentielles d’argent qui s’activent…

“La théorie de Marx possède encore quelques vertus pour penser les mécanismes de travail actuels, notamment lorsque l’on aborde la notion de valeur.”

Certains chauffeurs nous disent qu’ils sont maladivement accrochés à leur téléphone, qu’ils attendent la bonne course toute la journée, qu’ils ont du mal à se déconnecter car ils attendent une course vers un aéroport alors qu’ils n’ont eu que de mauvaises courses. Les règles ont ceci de vertueux qu’elles sont établies collectivement, que le temps de travail est régulé. Cela oblige à mettre de la distance par rapport à la quête d’argent. Il ne s’agit pas de courir après la grosse fortune, seulement des centimes : par exemple cinq centimes pour remplir un questionnaire en ligne. Ces cinq centimes constituent une rémunération horaire très faible, très en-deçà des conquêtes du droit du travail, c’est simple.

LVSL – On vous a souvent entendu parler de Marx, notamment dans un entretien à Libération où vous évoquiez le “marxisme 2.0”. L’association entre l’auto-entrepreneuriat et Marx n’étant pas évidente, comment en êtes-vous arrivée à dresser une telle analyse dans vos recherches ?

Sarah Abdelnour – La théorie de Marx possède des vertus pour penser les mécanismes de travail actuels, notamment lorsque l’on aborde la notion de valeur : comment on produit de la valeur et comment on la répartit. On oublie souvent ce débat en ce qui concerne les chauffeurs VTC. La rhétorique politique actuelle est d’affirmer qu’Uber leur “offre du travail”, et en particulier aux jeunes des cités. C’est un discours prégnant en France, qui a aussi beaucoup sévi aux Etats-Unis. Dans la même logique, Macron avait affirmé au cours de la campagne présidentielle que cela permettait à ces jeunes d’acquérir une “dignité par le travail”.

Le travail est in fine présenté comme un “cadeau” que les entreprises font aux travailleurs. C’est assez facile d’être tenté par ce genre de discours, qui définit un “ordre du travail” particulier. Mais n’oublions pas comment se répartit le profit généré par ce travail. L’intérêt de mobiliser Marx est de remettre les choses à l’endroit sur la génération de profit par le travail et la répartition de ce profit. Quand on voit la richesse de l’homme le plus riche du monde, Jeff Bezos, alors même qu’il utilise du micro-travail à échelle internationale, cela pose question. C’est intéressant de voir ces tâches payées 5 centimes pour un travail demandé par l’entreprise, et qui demande des efforts.

On sait que depuis les années 1980, les inégalités de répartition de la valeur entre capital et travail augmentent à nouveau assez largement. Par ailleurs les derniers travaux de Piketty montrent que le patrimoine global passe de plus en plus du public au privé. Ce sont les choses de cet ordre-là qu’il faut garder à l’esprit.

LVSL – Si l’on se situe du côté de la pratique et de la recherche en sociologie, à quel point l’émergence de l’auto-entrepreneuriat depuis une trentaine d’années bouscule-t-il les pratiques des sociologues ?

Sarah Abdelnour – Nous faisons face à une nouvelle génération de travailleurs indépendants que l’on identifie progressivement mais qui pose un peu question. On avait des études sociologiques sur les indépendants auparavant, mais c’était très différent. On les abordait par le prisme familial et le patrimoine car beaucoup d’entreprises se transmettaient, alors que les auto-entrepreneurs ne viennent souvent pas de famille d’indépendants. Il est donc vrai que l’on doit modifier notre cadre et notre grille d’analyse. Les secteurs d’activités ne sont plus tout à fait les mêmes, les familles d’origine non plus. En clair, les caractéristiques sociales et les conditions de vie et de travail de ces nouveaux indépendants ne sont pas les mêmes que celles de leurs prédécesseurs.

Tout cela interroge d’abord nos pratiques d’enquête par rapport à une sociologie du travail qui avait l’habitude de se positionner dans les entreprises. Maintenant, c’est beaucoup plus éclaté. On ne sait pas toujours où voir, observer, rencontrer ces auto-entrepreneurs. Cela pose une question un peu plus “théorique” sur ce qu’est le salariat. Est-ce que l’on doit parler du salariat comme d’un “modèle perdu” ? Cela serait assez normatif. Il y a débat chez les sociologues qui travaillent sur les indépendants. Est-ce qu’il y a tout de même, dans le travail indépendant, une certaine forme d’émancipation par rapport au salariat ?

En prenant une définition marxiste “originelle” du salariat, celui-ci est défini par essence comme étant une relation d’inégalité et de domination entre le travailleur et le possédant. Mais doit-on garder cela comme socle de définition principal du salariat ? En reprenant cette définition classique (et non actualisée) marxiste du salariat, certains sociologues vont alors dire que le travail indépendant peut constituer une sorte d’émancipation. Mais ces sociologues vont davantage regarder vers le travail indépendant relativement qualifié et “organisé”. Par exemple, les coopératives d’activité et d’emploi qui peuvent être des espaces de réinvention face à un salariat jugé trop vertical.

Personnellement, même si je suis sensible à ces questionnements, j’ai tendance à me situer dans une autre approche, à l’image de celle de Robert Castel, qui dit que le salariat s’est largement transformé. Ce n’est plus tout à fait le terrain de l’exploitation comme le disait Marx. Au fil du XXème siècle, le salariat est aussi devenu un terrain d’acquis sociaux, le pivot autour duquel s’organisait notre protection sociale. Perdre le salariat c’est aussi perdre tout cela. Les deux approches se contredisent ainsi parfois. Les lectures de Castel et de Friot, qui m’ont nourries, ont aussi quelques défauts : on s’en tient à défendre un modèle ancien, notamment à cause des rapports politiques actuels, alors que malgré ces acquis, le salariat reste porteur d’inégalités. Il ne faut donc pas continuer à défendre le salariat comme le modèle le plus émancipateur, et s’autoriser à concevoir autre chose.

Il faudrait une solution qui conjuguerait le fait de mettre les travailleurs un peu plus à l’abri des rapports de domination directe qui peuvent exister dans le salariat, tout en pensant quelque chose qui sort davantage d’un capitalisme qui a une division très stricte et souvent inégalitaire de la répartition de la valeur et de la prise de décision.

Nous devons donc protéger les acquis du salariat tout en ne tombant pas dans la vision anachronique du salariat qu’en a Marx, qui aujourd’hui survaloriserait le travail indépendant. Considérer que c’est par le fait de maîtriser son processus de production que l’on s’émanciperait serait une mauvaise lecture de ce qu’il se passe actuellement. Le renouveau du travail indépendant est ainsi au service des entreprises qui en abusent, et ce serait donc une erreur de valoriser “l’autonomie” des indépendants.

LVSL – Quel est le rôle de la CEE/l’UE dans la diffusion de tels modèles? Les initiatives ont-elles été davantage endogènes à la France ou imposées par la Commission?

Sarah Abdelnour – L’entrepreneuriat est clairement un mot d’ordre à l’échelle européenne pour répondre au chômage et à la crise du pouvoir d’achat. Cependant, le cadre européen n’est pas – à première vue – absolument nécessaire pour comprendre ce qu’il s’est passé en France. Ce qu’il s’est passé en 1976 en France (pour rappel, c’est la date du début du développement des dispositifs à l’auto-entrepreneuriat) ne semble pas découler d’injonctions communautaires. Le modèle de l’auto-entrepreneuriat, et plus largement de la petite entreprise sont des idées historiquement ancrées dans la droite libérale française. On peut y ajouter l’envie de créer un modèle “à l’américaine”, notamment dans un contexte de guerre froide et d’opposition entre ce modèle et celui du bloc soviétique.

J’admets par contre que je ne suis pas allée enquêter au niveau européen, et j’aurais peut-être une réponse quelque peu différente si j’étudiais ce cadre. En tout cas, je n’ai pas constaté une omnipotence de l’Europe sur les politiques d’auto-entrepreneuriat menées en France lors de la réalisation de mes entretiens. Je n’ai pas ressenti une mainmise de l’UE, que ce soit en termes de contrôle ou d’incitations, sur les politiques menées en France en ce sens.

“Si ce n’est pas une demande de retour au salariat, il y a une vraie demande de régulation et un retour à un certain ordre économique.”

Cependant, on constate qu’il y a une certaine homogénéité dans nombre de pays européens. Il y a eu des dispositifs similaires ailleurs en Europe, en Allemagne ou en Espagne par exemple, mais c’est davantage par la réalisation de benchmarking et par les autres techniques d’harmonisation que les pays de l’Union se sont progressivement rapprochés de ce point de vue-là. De plus, il y a probablement la présence d’affinités électives entre les pays membres et la commission qui peuvent jouer. Mais je maintiens que je ne pense pas que ma réponse soit très affûtée sur ce sujet.

Il y a surtout selon moi quelque chose de plus diffus et symbolique, comme la formation homogène d’une élite politique et économique, qui fait que ces politiques sont menées partout, davantage que par des contraintes “directes” imposées par l’UE.

LVSL – Dans une perspective marxiste toujours, quels moyens ou réformes permettraient à ces nouveaux prolétaires de s’émanciper ?

Sarah Abdelnour – Malgré tout, les travailleurs des plateformes, depuis quelques années, s’organisent et ont mené des actions collectives. C’est intéressant car c’est arrivé vite alors même que l’organisation du travail d’auto-entrepreneur aurait pu nous faire penser le contraire. Celui-ci est atomisé, souvent jeune, à faible rémunération, et sans espace de discussion ou de régulation collective. Aux Etats-Unis, sur le “mechanical turk”, qui est une énorme plateforme de micro-travail appartenant à Amazon, on a par exemple assisté à des mobilisations, notamment pour être payés à des intervalles plus réguliers. Il y a aussi des applications de notation des plateformes de la part des travailleurs, créées par ces derniers, qui permettent de sanctionner les mauvais payeurs.

Avec Sophie Bernard (sociologue du travail), nous avons étudié les mobilisations des chauffeurs VTC. Les mouvements se sont réellement structurés et l’on a même constaté qu’il y avait eu des rapprochements entre une organisation de chauffeurs et l’UNSA, et une autre avec Force Ouvrière. Il y a donc aussi eu des appels aux syndicats traditionnels pour venir en appui aux VTC. La première association professionnelle de VTC s’est tout de suite mise dans le giron de l’UNSA, même si c’est un syndicat assez “autonome” qui diffère des syndicats plus anciens.

Dans les arguments de ces associations professionnelles de chauffeurs, il y a même un discours proche du syndicalisme salarié, comme la défense d’un Etat social, la critique du fait que Uber ne paie pas ses impôts en France et une critique de la destruction de l’Etat protecteur. Alors même que ce n’est pas quelque chose que l’on trouvait fréquemment dans le travail indépendant auparavant.

Il y a donc la défense d’un modèle social de la part de ces mouvements de chauffeurs, alors que la science politique montre traditionnellement que les associations d’indépendants critiquent l’Etat social, qui leur prélèverait trop d’impôts et cotisations.

Mais les choses sont plus ambivalentes, ces chauffeurs ne veulent pas tous être salariés. Florence Weber montre qu’il y a une aspiration à l’indépendance chez certaines classes populaires. Car le travail salarié qu’ils pourraient trouver est pénible, dur, et que l’auto-entrepreneuriat est perçu comme un moyen d’ascension sociale et de re-possession de son travail. Le travail indépendant peut être perçu comme moins pénible et aussi plus valorisant, ce qui est un point important. On retrouve cette rhétorique chez les chauffeurs VTC. Les choses sont donc ambiguës.

De plus, grâce à cette logique de discussion avec les syndicats, les mobilisés ont un peu plus d’espoir dans le dialogue avec l’Etat qu’avec les plateformes. Les VTC sont conscients d’une sorte de cynisme économique de ces plateformes, et sont résignés sur les enjeux économiques de celles-ci. On pourrait presque dire qu’ils en ont une analyse marxiste ! Ils affirment que les plateformes n’ont pas “intérêt” à plus les payer et disent que c’est normal, dans leur logique de profit, qu’elles ne leur offrent pas de meilleures conditions de travail. Les chauffeurs pensent, de manière réaliste, que tant qu’il y a des gens qui sont prêt à travailler sous de telles conditions, comme une sorte “d’armée de réserve”, les plateformes n’ont pas d’intérêt à revaloriser leur travail.

Toutefois, les chauffeurs essaient, parfois en vain, de boycotter certaines pratiques, comme celles des courses collectives (Uber pool) qui en réalité sont encore moins rentables que les autres. Il peut y avoir des pratiques de dénonciation entre eux, certains chauffeurs reprochent à d’autres de travailler dans des types de course comme celles d’Uber pool.

Les syndicats sont donc aussi là pour essayer de mettre les chauffeurs d’accord entre eux. Ils essaient de le faire; même si globalement les chauffeurs ont plus d’espoir dans la négociation avec l’Etat que dans le boycott collectif. Ils aimeraient revenir à un modèle qui est un peu celui du taxi, mais avec des tarifs décidés collectivement, qui ne varient pas tout le temps. En témoignent aussi les quelques affaires aux prud’hommes de chauffeurs pour faire reconnaître leur statut de salarié. Les chauffeurs ne veulent pas nécessairement que tout le monde soit reconnu comme salarié, mais que ceux qui travaillent exclusivement pour une plateforme le soient.

In fine, il y a une vraie demande de régulation, avec des tarifs minimum, voire parfois en demandant un modèle qui soit plus “haut de gamme” que les taxis. Si ce n’est pas une demande de retour au salariat, il y a une vraie demande de régulation et un retour à un certain ordre économique. La critique des pratiques fiscales et légales d’Uber est omniprésente, comme le fait qu’Uber France dit, pour sa défense dans les tribunaux, être une filiale d’Uber spécialisée dans le marketing et non le transport. Les chauffeurs sentent ainsi qu’Uber ne leur est redevable de rien, d’où la préférence de passer par l’Etat plutôt que par la négociation interne.