L’Europe de la défense, bastion des intérêts dominants

https://www.flickr.com/photos/eeas/31231026642
Federica Mogherini, actuelle cheffe de la diplomatie européenne. © European External Action Service

« La construction d’une Europe de la défense, en lien avec l’Alliance atlantique dont nous fêtons les 70 ans, est pour la France une priorité. (…) Car notre sécurité et notre défense passent par l’Europe. » a déclaré Emmanuel Macron lors de la fête nationale du 14 juillet dernier. Depuis le début de son mandat, le chef de l’État a souhaité faire de l’Union européenne son cheval de bataille. Or, la capacité de l’Union européenne à peser à l’extérieur de ses frontières apparaît comme un enjeu clef de son affirmation comme puissance incontournable sur la scène internationale. La politique étrangère s’impose comme un moyen pour l’Union européenne de redéployer et de relégitimer son action, mais également de permettre une éventuelle mutualisation des capacités, avantageuse pour certains de ses États membres. Derrière l’Europe de la défense, des conceptions plurielles polarisent les tensions. 


Si le terme d’Europe de la défense est de plus en plus convoqué, cette notion aux contours flous se caractérise avant tout par un véritable imbroglio institutionnel. L’Union européenne a cherché progressivement à mettre en place un processus d’institutionnalisation de sa politique extérieure afin d’optimiser sa capacité de gestion des crises. Ainsi a vu le jour une européanisation de la politique étrangère via le développement d’une approche dite « multidimensionnelle ». Bien que la stratégie de l’Union européenne concernant la gestion des crises extérieures soit aujourd’hui limitée de facto par la fragilité de sa cohésion diplomatique, sa projection interroge sur la future marge de manœuvre souveraine des pays membres. 

Historiquement, la stratégie d’une Europe de la défense visait initialement à coordonner les ressources civiles et capacités militaires dans le domaine de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC, deuxième pilier du traité de Maastricht de 1992). La progressive multiplication des échelons a cependant brouillé les domaines de compétences entre les différentes institutions mobilisées. Le domaine institutionnel de l’action extérieure a ainsi donné lieu à de nombreuses modifications. Si celles-ci étaient justifiées comme étant nécessaires pour gagner en efficacité, elles ont en réalité permis d’accroître ses prérogatives.

Chronologiquement, le Conseil européen de Cologne en 1999 met en place la Politique de sécurité et de défense commune (PESD). Ensuite, de 1999 à 2002, l’Union européenne se dote des instruments institutionnels nécessaires à la gestion des crises extérieures à l’UE. Puis, de 2003 à 2008 se structure l’opérationnalisation de la PESD à travers le déploiement de missions et d’opérations militaires et civiles.

Le tournant du Traité de Lisbonne

Enfin, les diverses réformes institutionnelles engagées des suites du Traité de Lisbonne (2007) ont amené progressivement à l’élargissement des compétences de l’Union européenne en termes de politique étrangère. Le Traité de Lisbonne initie ainsi la création d’institutions politico-militaires et d’une chaîne de commandement. Les institutions créées sont sous l’autorité du Conseil européen et du Conseil des affaires étrangères. La multiplication des instruments diplomatiques et militaires donne lieu à des luttes interinstitutionnelles pour l’appropriation des sphères de compétences. Ce long processus d’institutionnalisation tranche avec sa dépendance vis-à-vis de du Conseil.

Frederica Mogherini, en poste depuis 2014 à la faveur de tractations entre Angela Merkel et Matteo Renzi, incarne cette volonté des États forts de conserver la suprématie de leur propre diplomatie sur celle de l’UE. 

À titre d’exemple, le traité de Lisbonne introduit de nouvelles prérogatives concernant la fonction de Haut Représentant pour les affaires étrangères et de sécurité afin de le réformer selon l’approche multi-institutionnelle. Cette fonction correspond à celle de chef de la diplomatie européenne. Ainsi, le rôle de cette fonction est double : vice-président de la Commission (donc un rôle clef concernant la PESC), et le secrétariat général du Conseil de l’Union. Cette modification était pensée pour pallier l’illisibilité entre la politique communautaire et intergouvernementale. En réalité, la refonte du statut du Haut Représentant délimite de manière floue sa fonction, ce qui conduit à des luttes interinstitutionnelles.

Le chercheur en science politique Franck Petiteville parle en ce sens de « politique étrangère institutionnelle » pour conceptualiser l’approche européenne. Surtout, le Haut Représentant reste extrêmement dépendant des orientations du Conseil européen, ce qui limite et oriente la fonction. Ainsi, le Conseil intervient dans le processus de nomination de celui-ci. Frederica Mogherini, en poste depuis 2014 à la faveur de tractations entre Angela Merkel et Matteo Renzi, incarne cette volonté des États forts de conserver la suprématie de leur propre diplomatie sur celle de l’UE. 

Des intérêts divergents entre États membres

« La prochaine étape pourrait consister en un projet hautement symbolique, la construction d’un porte-avions européen commun, pour souligner le rôle de l’Union européenne dans le monde en tant que puissance garante de sécurité et de paix » écrit Annegret Kramp-Karrenbaueur, dirigeante du parti politique CDU de la chancelière allemande, dans une tribune publiée le 10 mars. Cette proposition met en évidence la volonté de certains États membres de développer une stratégie et diplomatie proprement européenne. Elle permettrait surtout à l’Allemagne d’alléger et répartir les dépenses publiques de défense en mobilisant les autres pays membres. 

Malgré la volonté d’élaborer une approche dite globale, la stratégie de politique extérieure de l’Union européenne reste en grande partie circonscrite au Conseil européen, et donc aux conceptions dominantes des États membres. Il y a donc un décalage entre la volonté de construire une vision stratégique européenne et les différentes aspirations des États membres. La mise en place d’une politique communautaire se heurte à la prégnance de l’intergouvernementalité. Les intérêts étatiques concernant le positionnement sécuritaire et militaire se retrouvent dès lors au centre de la politique extérieure. Ainsi, le géopolitiste Jean-Sylvestre Mongrenier utilise l’expression « triumvirat Paris-Londres-Berlin » pour illustrer le conditionnement par ces pays de la politique extérieure de l’Union européenne, et ce malgré la reconfiguration dû au récent Brexit.

Conscients des limites d’une marginalisation excessive des autres pays membres, des faux-semblants institutionnels sont mis en place pour fédérer ceux-ci autour d’un simulacre de vision commune concernant la gestion des crises extérieures. Dans cette perspective, le SEAE (Service européen pour l’action extérieure, depuis 2010) est institué par le Traité de Lisbonne. Doté en 2017 d’un budget de 660 millions d’euros, ce service a été créé pour coordonner les politiques extérieures des États membres avec celle de l’Union européenne. Il est créé en vue de mutualiser l’action extérieure des États membres.

Les politiques institutionnelles sont réappropriées différemment par les États membres, au lieu de les fédérer derrière une stratégie commune. Elles deviennent une arène de confrontation des intérêts étatiques, où les grands gagnants sont connus d’avance.

Alors même qu’il était pensé pour être un contrepoids, le rôle du SEAE n’a pas radicalement bouleversé la stratégie des États membres. Les délégations de l’Union européenne ont un rôle de second plan pour les États membres les plus à la pointe militairement. Les responsables du SEAE avaient pourtant tenté de pallier à cela avec la politique des battlegroups (groupements tactiques). Cet outil consiste en une mise à disposition de troupes pour des opérations extérieures de sécurité, c’est un outil intergouvernemental. Ainsi, son utilisation peut être bloquée par les États membres puisque le principe d’unanimité s’applique. Or, cet outil est utile avant tout pour les États ayant une zone d’influence à préserver. Les groupements tactiques profiteraient donc aux États les plus influents, qui pourraient déléguer une partie des coûts d’opérations tout en servant leurs intérêts nationaux. Les battlegroups n’ont à ce jour jamais été mobilisés.

Le SEAE illustre la difficulté de concilier les intérêts divergents entre États par la mise en place d’institutions de coopération européennes. Les politiques institutionnelles sont réappropriées différemment par les États membres, au lieu de les fédérer derrière une stratégie commune. Elles deviennent une arène de confrontation des intérêts étatiques, où les grands gagnants sont connus d’avance.

La désunion européenne sur le terrain, symptomatique de l’Europe de la défense

La stratégie développée par l’Union européenne repose sur une approche multidimensionnelle de la sécurité qui dépasse l’approche uniquement militaire. Le document de la Stratégie européenne de 2003 pose les jalons de l’approche globale européenne. Il stipule que la capacité de gestion de crises ne peut être effective qu’en coordonnant l’ensemble des ressources, y compris civiles. A défaut d’avoir les moyens techniques de s’affirmer sur le terrain, L’Union européenne cherche à se distinguer en imprimant sa marque d’une approche singulière de la politique étrangère.

Cependant, la doctrine est avant tout normative et tend au contraire à enfermer la politique extérieure dans un imbroglio de catégories d’action publique. En effet, chaque intervention de l’Union européenne se doit d’intégrer l’approche globale, ce qui amène à une véritable fragmentation des logiques d’action. L’action d’une multiplicité d’acteurs, de dispositifs sur le terrain ne s’inscrit donc pas toujours en cohérence.

La coopération supposée dans une logique de transversalité se mue en réalité davantage en une rivalité pour l’accaparement des prérogatives et compétences. Le cas de l’intervention de 2008 en Somalie, en tant que zone test de cette approche globale, l’illustre bien. Le rôle de l’Union européenne s’est progressivement intensifié en Somalie conformément à la multidimensionnalité de sa stratégie. L’Union européenne a mobilisé des outils à la fois militaires et civils selon une triple logique ; la promotion d’une doctrine proprement européenne, éprouver l’efficacité de ses outils avec leur mise en coordination, et nouer des partenariats interétatiques sur le terrain. Cependant, le flou entourant les prérogatives des différents acteurs a amené à une dispersion de l’action de l’Union Européenne sur le terrain. Dans le cas somalien, les intérêts britanniques ont ainsi finalement primés, en raison de leurs importants réseaux hérités de la colonisation. La stratégie finale fut donc celle d’une stabilisation gouvernementale rapide, que certains acteurs européens ont critiqué comme étant trop précoce dans le cas somalien (sans mettre en place une politique d’aide au développement structurelle, ce qui entre en contradiction avec l’approche multidimensionnelle censée être le pilier de l’approche européenne). Le modèle européen ne définit pas de manière consensuelle une stratégie commune, au détriment de l’efficience de son action de terrain. 

« La diplomatie collective des Européens à l’ONU nécessite un tel effort de négociation préalable entre États membres qu’il absorbe l’essentiel du temps disponible des diplomates, au détriment de la production d’influence collective dans les enceintes onusiennes »

L’instauration d’une diplomatie collective de l’Union européenne se heurte aux ambitions et capacités différenciés de ses membres. À ce titre, Franck Petiteville parle « d’insularité diplomatique » de l’UE. Les acteurs étatiques des membres de l’UE priment sur le jeu diplomatique de cette dernière. Le champ diplomatique européen peine donc à s’autonomiser, il n’existe pas en dehors des instrumentalisations, et appropriations par les acteurs étatiques dominants. Le chercheur Franck Petiteville analyse ce paradoxe : « la diplomatie collective des Européens à l’ONU nécessite un tel effort de négociation préalable entre États membres qu’il absorbe l’essentiel du temps disponible des diplomates, au détriment de la production d’influence collective dans les enceintes onusiennes ».

Il apparaît dès lors impossible d’unifier les politiques diplomatiques des pays sans compromettre leur souveraineté. En résulte donc le fait que la diplomatie européenne s’articule d’abord autour d’un travail de coordination afin de faire émerger une position européenne qui n’a que peu de poids. Cette démarche comporte le risque d’un consensus diplomatique mou. Ainsi, Christian Lequesne et Valentin Weber expliquent : « les positions communiquées par les Délégations à travers le réseau de télégrammes COREU sont ainsi souvent descriptives et aseptisées, parce qu’elles sont avant tout le résultat de consensus soucieux d’éviter des réactions négatives ». Les déclarations sont communes, mais l’action à l’extérieur des frontières ne l’est pas.

Le peu d’importance stratégique de ce réseau peut s’illustrer par le fait qu’en 2018, le New York Times révèle que durant trois ans, le réseau de correspondance européenne est infiltré par des hackeurs. Malgré l’ampleur du phénomène, le réseau diplomatique ne s’en trouve pas tant affecté. La politique extérieure de l’Union européenne constitue ainsi davantage une valeur ajoutée pour les diplomaties des États membres, qui la conditionnent de fait.

Le monopole de l’OTAN comme instance de défense collective

Si l’Union européenne cherche à s’imposer comme à même de faire face aux crises à l’extérieur de ses frontières, son inquiétante dépendance vis-à-vis de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) est à souligner. Pourtant, tous les États de l’Union ne sont pas membres de l’OTAN. La première institution dont se dote l’Union européenne en matière de défense est l’Union de l’Europe occidentale (en 1954, après l’échec de la CED), fortement liée à l’OTAN. Ce premier cadrage détermine déjà le positionnement de l’Union européenne vis-à-vis de l’OTAN. La construction de la Politique étrangère et de sécurité commune n’est donc pas pensé en opposition à l’OTAN.

Pourtant, la France, État fortement impliqué dans des opérations extérieures, avait souhaité initialement contrer le monopole de l’OTAN. L’idée de la France gaulliste après son retrait de l’alliance en 1966 était de mettre en place une coopération intergouvernementale au sein de l’UE, de faire une Europe de la défense puissante qui saurait s’affirmer face à la puissance américaine. L’Union européenne se heurte cependant rapidement à la difficulté de mutualiser les ressources militaires et compétences stratégiques de ses États membres, dont les intérêts sont souvent divergents.

Les espaces d’intervention sont donc finalement constamment saisis par le prisme du monopole de l’OTAN, qui se révèle être un partenaire stratégique essentiel dans la gestion des crises extérieures.

Avec la Déclaration de Saint-Malo (1998), l’UE affirme finalement la nécessité de disposer de capacité d’intervention à l’extérieure de ses frontières, mais la possibilité d’intervention est limitée à un rôle de suppléant de l’OTAN. Ainsi, l’UE ne dispose pas d’un état-major qui lui est propre pour faire face aux crises extérieures. La dynamique d’intervention européenne est étroitement liée à la marge d’action laissé par l’OTAN. Par exemple, les accords dits de « Berlin plus » illustrent le caractère incontournable de l’alliance. Il s’agit d’une série d’arrangements permanents entre l’UE et l’OTAN, adoptés lors du sommet de Washington de 1999. L’OTAN met à la disposition de l’UE ses moyens de commandements afin de pallier au déficit d’état-major proprement européen. Les espaces d’intervention sont donc finalement constamment saisis par le prisme du monopole de l’OTAN, qui se révèle être un partenaire stratégique essentiel dans la gestion des crises extérieures. L’Union européenne n’a pas toujours la capacité d’agir en dehors de ces pourtours.

Derrière l’étendard discursif d’une Europe de la défense forte, L’Union européenne fait en réalité face à une série de contradictions qui limite sa capacité de gestion des crises extérieures. L’action extérieure est ainsi fragmentée sur le terrain, et ce malgré des prises de position de principe communes. Le rôle ambitieux de l’Union européenne s’en retrouve de fait limité.

La capacité de gestion des crises de l’Union européenne est avant tout corrélée à l’articulation des visions dominantes de ses États membres, ainsi qu’au cadrage des instances internationales desquelles l’UE peine à s’émanciper. Son rôle à jouer dans l’évitement d’un embrassement en Libye aurait pu récemment s’imposer comme déterminant concernant le futur diplomatique de l’UE. Mais la difficulté de l’Union européenne à avoir une position claire vis-à-vis du maréchal Haftar en Libye (que la France soutient en sous-main) illustre les limites de gestion des crises extérieures de l’UE. Le cas est révélateur des divergences stratégiques en matière de défense. La fracture patente interroge finalement sur la pertinence du coût de continuer d’investir le projet d’une Europe de la défense. 

Les rêves d’Europe du Festival d’Avignon

Vendeur de chapeaux avignonnais proposant des drapeaux européens. ©Martin Mendiharat

Du 4 au 23 juillet s’est tenu l’édition 2019 du Festival d’Avignon, la 73e. Si L’Odyssée se présente comme le thème principal du plus grand festival de théâtre au monde cette année, une autre couleur vient teinter la programmation de cet été. L’Europe s’installe en effet comme irrémédiable sujet de plusieurs spectacles phares du festival et révèle de nombreuses caractéristiques propres à une certaine frange de la création contemporaine qui désire ardemment parler du présent politique.


Le Festival d’Avignon 2019 se voulait éminemment politique, en écho avec les urgences de notre temps, ce que traduit l’édito d’ouverture de programme d’Olivier Py, directeur du festival depuis 2013. Il y énonce que l’objectif artistique de l’édition 2019 est de « désarmer les solitudes ». Le metteur en scène nomme la nécessité présente du théâtre, qui n’a qu’à « ouvrir ses portes » pour « faire acte de conscience politique ». Ainsi, face aux affres du consumérisme et de la solitude contemporaine véhiculée entre autre par les réseaux sociaux, il rappelle « qu’être ensemble ce n’est pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés, c’est accepter une inquiétude commune et espérer le retour des mythes fondateurs ». C’est dans le charnier marin de la Méditerranée qu’un de ce mythes émerge : l’Odyssée.

Olivier Py présentant le programme du 70e Festival d’Avignon ©Marianne Casamance

On compte ainsi de nombreux spectacles sur ce thème comme O agora que demora / Le présent qui déborde – Notre Odyssée II de Christiane Jatahy, sur et avec les exilés contemporains ou L’Odyssée de Blandine Savetier, mise en scène du texte de Homère en 12 épisodes quotidiens, et bien d’autres faisant appel aux mythes de la Grèce Antique. Mais une autre inquiétude appelle au retour d’un autre mythe, plus récent celui-là. Cette inquiétude c’est celle de la menace présente sans cesse dans l’actuel spectacle politico-médiatique de « la montée des populismes », et le mythe à convoquer pour la palier : l’Europe. Ou l’Union européenne, on ne sait pas vraiment, la confusion s’entretient tout au long des propositions que nous allons aborder. Ainsi, face à ces inquiétudes rappelons que Olivier Py met en garde de ne « pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés » auquel il précommande en remplacement le silence de la salle de théâtre permettant de percevoir le « messianisme du collectif ». Ce parallèle religieux propre à Py se place donc comme un appel au calme au milieu d’une fureur ambiante qui ne peut, bien entendu, qu’être nuisible pour la démocratie, et de se poser calmement face aux mythes fondateurs pour réfléchir sur le présent. 

Architecture, grandes performances et vues de l’esprit

C’est la tâche que se confie Architecture, écrit et mis en scène par Pascal Rambert, dans la cruciale Cour d’Honneur du Palais des Papes. Cruciale car depuis qu’il y a un Festival d’Avignon, chaque année les regards se tournent vers le spectacle qui y est programmé en ouverture. C’est celui dont France Télévisions diffuse la captation, celui que tous les journalistes vont voir, celui dont tout le monde parle. Les critiques cette année furent mitigées, soulignant un texte lourd, des comédiens brillants dans un drame esthétiquement beau ou la vacuité d’un énième spectacle comme celui-ci. Sur Avignon même, le bouche-à-oreille des spectateurs penchait clairement vers la non-affection et les discussions s’animaient plus par le temps tenu avant de quitter le spectacle (d’une durée de quatre heures) que par le sort tragique des personnages et ce qu’il y a à en retenir.

Scénographie de “Architecture” avant le début du spectacle.©Martin Mendiharat

Architecture narre l’histoire d’une famille d’intellectuels viennois assistant à l’explosion de la Première Guerre Mondiale et à la montée du nazisme, mourant tous de près ou de loin à cause de ces deux événements historiques. Pascal Rambert réunit une troupe de grands acteurs avec lesquels il a déjà travaillé par le passé : Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marie-Sophie Ferdane, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès en alternance avec Pascal Rénéric, Laurent Poitrenaux et Jacques Weber (ainsi que Bérénice Vanvincq, pour une courte apparition finale). Cette famille va s’entredéchirer sur une multitude de sujets, tant personnels que philosophiques, tout en observant avec frisson les fracas de l’époque à laquelle elle assiste dans une grande croisière à travers l’Europe. Le spectacle a une radicalité formelle qui peut en elle-même déplaire (c’est bien le propre de la radicalité), mais ne pêche pas tant que ça par sa seule forme de « longs discours » qui a pu lui être reproché. L’exercice en tant que tel est plutôt réussi, multipliant les moments virtuoses comme une scène d’orgasme cérébral entre Julie Brochen et Jacques Weber, la rage de Stanislas Nordey contre le conservatisme tyrannique de son père au moment de lui dire qu’il est homosexuel ou les vociférations troublantes et organiques de Laurent Poitrenaux. La force avec laquelle Nordey et Bonnet s’exprime dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, dépassant l’amplification de leurs micros pour que leur voix nue rebondisse d’elle-même sur les murs du bâtiment est aussi impressionnante que la complicité amoureuse de cette dernière avec Pascal Rénéric (ou Denis Podalydès) est belle. Tout comme l’esthétique d’ensemble du spectacle émane une certaine grâce avec ces personnages principalement vêtus de blanc s’entredéchirant ou constatant le monde s’enflammer depuis la splendeur vacillante de leur bourgeoisie. Le tout se déroule dans une scénographie épurée uniquement composée de quelques meubles des styles novateurs de l’époque, qui passent une majeure partie de leur temps cachés sous des draps blancs sur un sol de la même couleur, balayés par les bourrasques de la Cour d’Honneur. Enfin et surtout l’architecture gothique du lieu sert de cadre idéal à cette famille dont le père architecte classique bâtit l’Europe moderne qui sert de cadre au spectacle.

Audrey Bonnet et Stanislas Nordey dans “Clôture de l’amour”. ©Tania Victoria

Il y a quelque chose d’introspectif pour Rambert dans ce spectacle. Il réunit et écrit pour les actrices et les acteurs qui ont porté ses spectacles emblématiques de la dernière décennie comme Clôture de l’amour (Audrey Bonnet et Stanislas Nordey), Répétition (Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Denis Podalydès, Stanislas Nordey), ou encore Sœurs (Audrey Bonnet et Marina Hands, qui était initialement prévue dans la distribution). La pièce est ponctuée de méta-références à son œuvre, non sans un certain humour (Stanislas Nordey qui signifie à un de ses interlocuteurs qu’il l’écoute sans parler, répétant immédiatement ses mots « C’est marrant, t’écouter sans parler », allusion à la forme des spectacles de Rambert pouvant s’apparenter à des longs monologues que les personnages s’adressent, rapport radical à la parole que l’on peut voir hérité du Manifeste pour un nouveau théâtre de Pasolini). Ce travail sur la parole face au présent, que Rambert développe depuis une dizaine d’années, tient ici un rôle essentiel dans l’action dramatique. C’est suite à une onomatopée triviale prononcée à voix haute par Nordey lors du discours de remise de médaille de son père joué par Jacques Weber que commence la pièce. Des sons émis par la parole mais sans aucun sens pour interrompre des discours conservateurs, telle est la réponse que trouve ce fils philosophe face au réactionnaire vieillissant mais tout puissant qu’incarne son père. 

Les limites d’un engagement de surface

Il y a toujours une frontière ténue entre les propos poétiques et fictionnés que Rambert donne à ses personnages et le discours que portent ses pièces. Il ne s’embarrasse par exemple pas à nommer ses personnages autrement que par le prénom des acteurs pour lesquels il écrit, si ce n’est leur surnom (« Stan »). Ainsi dans Architecture il s’agit aussi pour le metteur en scène de 57 ans de faire état de sa condition d’artiste et d’intellectuel face à ce qu’il voit du présent. Et c’est là que le bât blesse. Non pas que sa manière de décrire, selon lui, comment un paysage d’intellectuels préfère observer et commenter avec dédain ou frayeur le présent (le parallèle entre, comme nous le disions, la « montée des populismes » et l’avènement du nazisme, est ici à peine caché) n’est pas réalisée avec une certaine justesse. Il s’agit sûrement de l’expression sensible de ce qu’il ressent, lui, en haut de la pyramide institutionnelle du spectacle vivant mondial, et les personnes qu’il fréquente, constatant sans vraiment la comprendre la terrible « montée des populismes ». Le problème est là : l’absence de réponse au présent, et surtout l’absence de réelle remise en question. Dans l’entretien qu’il donne pour la feuille de salle du spectacle, Rambert ne nie pas le parallèle entre la famille qu’il décrit et l’Europe : « Cette désunion est le reflet de leurs désaccords devant le grand péril qui arrive. Comme elle ne sait pas s’unir, rien ne se passe. ». Rien ne se passe, et donc, c’est la victoire du fascisme. Cette défaite de l’Humanité qu’il prédit arriver à nouveau si « rien ne se passe » tient donc de la seule inaction du cadre qui est sensé lui résister. Du reste, aucune analyse sur les raisons de la montée de cette vague effroyable, au XXe siècle comme aujourd’hui, et encore moins de remise en question du cadre en lui-même. Ce cadre est pourtant parfaitement incarné par la famille haute-bourgeoise du spectacle et nous rappelle les mots d’un intellectuel ayant lui aussi assisté à l’éclatement de la Première guerre mondiale et à l’avénement du nazisme, Bertolt Brecht : « Dans un bref délai, la bourgeoisie entière aura compris que le fascisme est le meilleur type d’État capitaliste à l’époque présente, comme le libéralisme était le meilleur type d’État capitaliste à l’époque antérieure. »1

Avec Architecture, Pascal Rambert nous offre un duplicata dans son style de nombreux spectacles se voulant « engagés » et ne se cantonnant qu’à la creuse constatation des grands poncifs politiques du présent sur lesquels il divague poétiquement durant des heures.

Il est ainsi curieux dans un spectacle nous répétant constamment de nous souvenir de l’Histoire passée de ne pas voir apparaître cette mise en perspective. Ce n’est pas le sujet du spectacle nous dira-t-on, soit, concentrons-nous alors sur ce qu’il dit du présent.

 

Pascal Rambert en 2015 ©Marc Domage

Avec Architecture, Pascal Rambert nous offre un duplicata dans son style de nombreux spectacles se voulant « engagés » et ne se cantonnant qu’à la creuse constatation des grands poncifs politiques du présent sur lesquels il divague poétiquement durant des heures. Cette poésie est sensée par sa force générer un quelconque soulèvement (mais pas de foule, souvenons-nous que la foule, ici encore, est le bras armé du fascisme) qui arrêtera par la force de l’esprit et des bonnes idées les démoniaques forces nationalistes qui menacent nos démocraties. Passé l’épuisement et l’agacement de voir cette démarche si récurrente ici consacrée dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, la question se pose du pourquoi. Postulons ceci : Pascal Rambert a 57 ans aujourd’hui. Il a grandi durant la Guerre Froide, constamment confronté aux échos de la politique de masse, que ce soit dans l’URRS dont il a été le contemporain, ou par les récits de ses parents, grands-parents qui ont connu la Seconde Guerre mondiale et ont également été contemporains des pays fascistes d’alors. Il serait ainsi compréhensible de voir dans la génération de Rambert (car il est loin d’être le seul) une frayeur de l’artiste osant prendre à bras le corps la question politique, osant toucher la notion « d’idéologie », par peur de ressusciter les artistes propagandistes d’alors. Ainsi, alors que le présent pousse irrémédiablement à aller toucher la question politique dans l’art que nous pratiquons, cette peur de l’artiste s’intéressant réellement à la politique génère une impasse dans les formes qui sont en résultent. En voulant ardemment parler du présent mais en refusant de déconstruire ses méthodes de fonctionnement, de s’intéresser aux rapports de force, de causes à effet, à l’action réelle des dirigeants politiques, aux analyses économiques, sociologiques, politiques, il semble qu’on ne peut aujourd’hui produire que des vues de l’esprit de ce dit présent que l’on souhaite ausculter. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas là de promouvoir uniquement un art didactique marxiste d’Agit’prop et de nier le sensible au théâtre en le substituant par la seule activité de l’esprit de comprendre des fonctionnements du monde contemporain. La poésie a plus que jamais sa place sur nos scènes, mais lorsqu’il s’agit d’aborder plus ou moins directement un aspect de notre présent politique, elle se doit d’être expérience d’altérité pour le spectateur et pour l’artiste. Olivier Py dit qu’il veut « désarmer les solitudes », donc aller vers l’autre. Or, l’exercice que nous voyons là n’est que sublimation d’une vision autocentrée. À aucun moment ce fameux peuple qui porte les fascistes au pouvoir n’a la parole. Le seul personnage parlant du peuple et s’en revendiquant est le journaliste démagogue joué par Laurent Poitrenaux lorsqu’il décide de soutenir la guerre dans son journal et de hurler que le peuple veut la guerre, que le peuple veut la violence et que lui parle du peuple. Voilà, le seul moment où « le peuple » est cité. Certes, on peut se douter qu’il y a du recul à avoir vis-à-vis de la vision du peuple qu’a ce personnage, mais il n’empêche que c’est la seule et unique image qu’on nous en donne. 

Olivier Py dit qu’il veut « désarmer les solitudes », donc aller vers l’autre. Or, l’exercice que nous voyons là n’est que sublimation d’une vision autocentrée. À aucun moment ce fameux peuple qui porte les fascistes au pouvoir n’a la parole.

L’aporie principale que l’on peut constater ici, générée par cette peur profonde de la masse et de l’artiste osant faire de la politique, est l’absence d’ouverture constructive à retirer de ce spectacle. Sa conclusion en est l’apogée : après la mort de tous les personnages, une jeune actrice, Bérénice Vanvincq, jouant Viviane la fille d’Audrey Bonnet et Pascal Rénéric/Denis Podalydès dans la pièce (à noter qu’elle est la seule à ne pas se faire appeler par son vrai prénom), entre, « portant un sac Hello Kitty » et erre au milieu des cadavres de ses prédécesseurs. Elle s’avance jusqu’à un micro placé au milieu de la scène et dit : « Quand vous avez dit « Nous entrons dans des temps auxquels nous n’avions pas pensé », je n’ai pas compris, qu’est-ce que ça voulait dire ? », faisant référence à des mots prononcés par Audrey Bonnet quelques temps avant, puis noir et fin du spectacle. La seule ouverture ici donnée est une leçon de morale à une jeunesse décrite comme inconsciente, qui n’aurait pas même pas compris le thème rabâché durant les quatre heures de spectacles : gare au fascisme. L’ordre est donné de faire quelque chose. Quoi ? On ne sait pas, c’est visiblement trop tard pour cette génération qui se retire du combat. 

Nous l’Europe, banquet des peuples, une certaine vision de l’histoire européenne

Si Architecture pèche par manque de volonté, un autre spectacle cette fois-ci salué par la critique en contraste avec la proposition de Rambert, offre une vision bien particulière de l’histoire politique contemporaine. Il s’agit de Nous l’Europe, banquet des peuples, d’après le texte éponyme de Laurent Gaudé (Prix Goncourt 2004 pour Le Soleil des Scorta) publié chez Actes Sud cette année, mis en scène par Roland Auzet, compositeur et metteur en scène de théâtre musical. Le spectacle créé pour le Festival d’Avignon dans la Cour du Lycée Saint-Joseph se propose de raconter et de questionner l’histoire de l’Europe à partir de l’essai/poème de Gaudé. Il est porté par 11 acteurs/chanteurs de nationalités différentes et d’un chœur composé de professionnels et d’amateurs de la région d’Avignon. Le spectacle se veut réexplorer l’histoire de l’Europe par le biais du « Nous ». Roland Auzet dit : « Nous ne cherchons pas à faire le procès de l’Histoire, plutôt à saisir ce qui dans son flot nous rassemble. Y parvenir, c’est définir une utopie à même de nous accompagner dans les années qui viennent… sinon ce sera la catastrophe. »

Laurent Gaudé, auteur de “Nous l’Europe, banquet des peuples”, ©ΛΦΠ

Le ton est donné. Il était relativement prévisible que le spectacle soit bienveillant vis-à-vis de la construction européenne. La forme musicale, à partir d’un dispositif immersif de musique acousmatique, aurait pourtant pu apporter l’altérité nécessaire pour ne pas imposer de réponse formatée aux questions actuelles quant à l’Europe. Les premiers mots du spectacle sont ainsi une tirade rythmique sur le bafouement du « Non » au Référendum de 2005 suite à la ratification par Sarkozy du Traité de Lisbonne deux ans plus tard, expliquant que la défiance populaire française vis-à-vis de l’Union européenne vient de là. Plutôt juste. La suite de la première partie questionne la naissance de l’idée d’Europe au 19e siècle, à travers un enchaînement de prises de paroles et tableaux où les comédiens portent les mots de Gaudé. Plusieurs points de vue se confrontent : le Printemps des peuples de 1848, l’émergence des chemins de fer à partir de 1830 reliant les pays mais allant de pair avec l’émerge du capitalisme exploitant (avec une impressionnante séquence sur les Gueules noires), ou encore la Conférence de Berlin de 1885, premier sommet économique européen ayant pour but d’organiser la division coloniale de l’Afrique. Un personnage rappelle que l’Allemagne a expérimenté le système concentrationnaire et la politique d’extermination en Namibie. Il cite les différents responsables des horreurs coloniales suivis de l’injonction « Crachez sur son nom » dans une litanie de plus en plus furieuse et est étrangement calmée par l’ensemble des autres comédiens se rapprochant de lui. On peut donc parler de ces criminels mais il ne faut pas trop s’énerver face à l’horreur de leurs actions. Soit. Puis vient l’horreur nazie, la complexité pour l’Allemagne de se reconstruire pour des générations se demandant si leurs parents n’étaient pas des SS avec une puissante chanson l’actrice/chanteuse allemande Karoline Rose à ce sujet. Et puis : pause. La lumière se rallume, le chœur et les comédiens reviennent tous sur scène. C’est le moment du grand témoin. Ce moment a fait parler dans la presse : c’est celui où François Hollande est monté sur scène lors de la première du spectacle le 6 juillet.

Des grands témoins aux grandes ressemblances

Chaque soir est donc invité un « grand témoin de la construction européenne » à qui est posé quelques questions, les mêmes chaque soir. Après François Hollande, ce furent Aurélie Filipetti, Susan George, Aziliz Gouez, Ulrike Guérot, Pascal Lamy, Eneko Landaburu, Enrico Letta, Geneviève Pons et Luuk van Middelaar qui furent conviés. C’est à ce moment que la diversité de points de vue commence à s’effriter, avec un spectre de couleur politique des intervenants relativement réduit. On identifie donc François Hollande, Aurélie Filipetti et Pascal Lamy issus du Parti Socialiste, ainsi qu’Aziliz Gouez issue de Place Publique et sur la liste de Raphaël Glucksmann aux élections européennes, Eneko Landaburu du PSOE espagnol, Enrico Letta du Parti Démocrate italien, Geneviève Pons, directrice de bureau de l’Institut Jacques-Delors, think-tank de centre-gauche européen dont Letta est l’actuel président et dont font partie toutes les personnalités que nous venons de citer. L’once de variation politique se veut être incarnée par Ulrike Guérot, ancienne collaboratrice du porte-parole de la CDU allemande et qui collabore ponctuellement avec l’Institut Jacques-Delors, Susan George, co-fondatrice d’ATTAC et proche de Nouvelle Donne, allié du PS aux dernières élections, et Luuk van Middelaar, philosophe néérlandais membre de cabinet d’Herman Van Rompuy, président conservateur du Conseil Européen de 2010 à 2014.

Chaque soir est donc invité un « grand témoin de la construction européenne » à qui est posé quelques questions, les mêmes chaque soir. C’est à ce moment que la diversité de points de vue commence à s’effriter, avec un spectre de couleur politique des intervenants relativement réduit.

François Hollande aux 20 ans de l’Institut Jacques-Delors. ©David Pauwels

 

Lors de la représentation à laquelle nous avons assisté, ce fût à Aziliz Gouez que la parole a été donnée pour une tribune d’une quinzaine de minutes très similaire aux discours de sa liste aux européennes : plaidant pour une Europe des peuples avec quelques élans politiques sans grande précision et diverses contradictions dans un discours visiblement préparé à l’avance. Elle indique rêver d’une « Europe qui ne sera pas pensée par les bureaucrates », pour ensuite dire que le moment où elle s’est sentie la plus européenne était… une réunion de bureaucrates européens pour la rédaction d’un discours avec ses partenaires allemands (« l’Europe qu’elle connaît mieux », celle du couple franco-allemand). Elle rêve d’une Europe où il n’y a pas que les étudiants qui circulent entre les pays, mais aussi les apprentis « car il y a les mains aussi », et pas un mot sur le dumping social. Les spectateurs applaudissent avec enthousiasme.

Un récit officiel, partiel et inquiétant

La deuxième partie du spectacle raconte la construction de l’Union européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ou plus précisément : la version mainstream de la construction de l’Union européenne. Une Union pensée suite aux affres des foules dogmatiques de la Seconde Guerre mondiale et contre les barbelés d’Allemagne de l’Est. On pointe ses quelques difficultés de fonctionnement comme sa lenteur de prise de décision politique. Quelques minutes sont attribuées aux deux grands échecs admis de l’UE : la guerre de Yougoslavie et la crise grecque. Cela dit, aucun nom n’est cité cette fois-ci, et ces deux moments ne durent pas plus de quelques minutes. L’ensemble est vite noyé dans un relativisme inquiétant, disant qu’après tout « c’est compliqué de se mettre d’accord à 27 dans le syndic de son immeuble », alors imaginez à l’échelle de l’Europe ! Et qu’après tout, « c’est beau 27 pays qui font converger leurs intérêts économiques », déclaration que de nombreux économistes pourraient contester (non pas sur la beauté mais la convergence). Le spectacle se termine sur un questionnement sur l’Ode à la joie de Beethoven comme hymne européen, qui n’est selon les personnages pas très entraînant et ne donne pas envie de se lever pour lui. Ils choisissent alors Hey Jude des Beattles, repris en chœur en invitant les spectateurs à venir danser dessus en claquant des mains au dessus de leur tête pour terminer le spectacle. Une étrange scène finale bouffie de bons sentiments proche de la messe, où les spectateurs peinent à avoir envie de venir danser sur scène mais offrent une standing ovation au spectacle.

Sans faire la sociologie du spectateur du festival d’Avignon ravi de sa soirée, ce spectacle est pour le moins inquiétant. On peut retenir de nombreuses trouvailles esthétiques et autres moments très beaux, mais la construction dramaturgique même du spectacle finit par être propre à la construction de l’Union européenne ordolibérale actuelle. Le récit qui est fait est celui que cette dernière raconte : l’Union s’est construite sur les ruines des dictatures que les foules passionnées avait mises au pouvoir et elle est la seule garante pour empêcher « la montée des populismes ». Aucune vision critique de son fonctionnement, aucune allusion aux autres référendums qu’elle a bafoués, à aucun moment les États-Unis d’Amérique ne sont cité dans la construction de l’Europe post-Seconde Guerre mondiale.

L’expérience d’altérité se base uniquement sur une distribution d’acteurs de différentes nationalités mais qui tiennent au final le même discours de surface. Du reste, on se contente de taper des mains pour célébrer tous ensemble le mythe de cette Europe qui nous protège des dictateurs.

On note plusieurs moments reconstituant les interrogatoires complexes et violents auxquels sont soumis les migrants en arrivant vraisemblablement en France, mais sans explorer plus loin la crise migratoire. Le rôle du chœur, grand groupe de personnes de divers âges et divers origines, est aussi caractéristique : il n’est présent que pour la grande image du début, pour entourer le grand témoin et pour la chant collectif final, hormis quelques enfants qui en sont issus venant parfois faire les figurants. Du reste, ils sont cantonnés sur les côtés, assis pour accompagner discrètement le grand récit de l’Europe. Là encore, on retrouve cette peur de la foule. À l’exception près du moment où il faut chanter en chœur pour l’Union européenne où, spécifiquement à cet instant, il faut faire masse. Alors qu’on vient de nous dire que l’Europe s’est construite après les ravages des pays où des foules scandaient la même chose ? Un des acteurs se met même à entonner « Banquet des peuples ! Banquet des peuples ! » comme un slogan politique, que personne ne reprend, mais qu’il essaye une seconde fois en agitant ses bras pour faire signe de reprendre avec lui. Étrange paradoxe. On se doute qu’il aurait été compliqué de laisser le public intervenir pour poser ne serait-ce qu’une question au grand témoin (quoi que ?), mais le format véhiculé par le spectacle reste celui où une masse silencieuse reçoit un discours monolithique et didactique sur un cadre politique qui, certes n’est pas parfait, mais après tout reste mieux que le fascisme. Dès qu’il s’agit du présent, encore une fois aucune analyse, aucun questionnement, aucune remise en question n’est faite sur pourquoi les nationalistes montent. L’expérience d’altérité se base uniquement sur une distribution d’acteurs de différentes nationalités mais qui tiennent au final le même discours de surface. Du reste, on se contente de taper des mains pour célébrer tous ensemble le mythe de cette Europe qui nous protège des dictateurs.

L’actuelle vacuité des spectacles se voulant « politiques » ?

Ces deux spectacles phares de la 73 édition du Festival d’Avignon sont caractéristiques d’une impasse dans laquelle nombre de spectacles produits dans les grandes institutions (qui peuvent également parfois être vecteurs d’innovations) tombent. Celui, au final, de ne reproduire que le diptyque gouvernemental : défendre le cadre actuel ou ce sera le chaos. Améliorer le libéralisme ou ça sera le fascisme. Même les spectacles se voulant moins tendres avec le pouvoir (Dévotion de Clément Bondu ou Le présent qui déborde, de Christiane Jatahy) se heurtent encore à la seule critique triste. Ces spectacles ont une volonté de parler du présent politique et historique qui peut être belle, mais confrontée à l’irrémédiable plafond de verre du manque de volonté, de regard, et d’analyse politique du monde débouchant à une absence d’ouverture sur autre chose. Ils ne font que confirmer ce qu’analyse Olivier Neveux dans son récent et très pertinent Contre le théâtre politique : « Se satisfaire de réciter que le théâtre est « par essence politique », assurer que le « théâtre est politique ou il n’est pas théâtre », produit chaque fois le même effet : évincer la politique. »2

Toute autre réponse politique au présent, sans pour autant vouloir donner de solution miracle, est ici niée par manque de représentation. On se retrouve avec un festival voulant désarmer les solitudes qui se s’avère surtout être une machine à broyer les imaginaires. Plutôt que d’appeler aux mythes passés pour resserrer un présent défaillant, pourquoi ne pas imaginer de nouvelles histoires et de nouveaux mythes ? « Ne pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés » est bien le cul de sac discursif dans lequel l’actuelle direction du festival fonce en niant constamment le cri qui habite une frange de la population qui n’en peut plus. À l’image de la poitrine gauche d’Olivier Py qui arborait un badge « SOS Méditerranée » dans les salles du Festival, et quelques mois plus tôt la Légion d’honneur dans les bras de Brigitte Macron, les quelques indignations pour cocher les cases du minimum syndical d’un art voulant parler du présent ne peuvent plus suffire sans aller explorer ses racines et ouvrir la voie sur d’autres futurs. 

Concert à la Maison Jean Vilar d’une partie du groupe Maulwürfe, formé suite au spectacle “La Nuit des taupes” de Philippe Quesne. ©Martin Mendiharat

Mais le spectacle vivant n’est pas pour autant politiquement mort. Citons par exemple les 12 heures de la scénographie que la Maison Jean Vilar accueillait le 10 juillet en échos au brillant retour de la France à la Quadriennale de Scénographie de Prague. À travers des lectures, une exposition, une table ronde autour du thème « Mondes imaginaires, mondes possibles » et même une DJ Set du groupe de taupes Maulwürfe, quelques heures furent consacrées à comment imaginer demain et comment le spectacle vivant pouvait y contribuer par ses nécessaires « capsules de fiction » comme l’y a dit Philippe Quesne. Du reste, la programmation de cette année est loin d’avoir fait l’unanimité. Que ce soit dans les rues, aux terrasses des cafés ou dans les heures plus festives de la nuit, nombres de jeunes (ou moins jeunes) artistes et spectateurs présents au Festival avaient pour sujet de discussion la lassitude de cette bien-pensance théâtrale et une aspiration à autre chose. N’en déplaise à Olivier Py, sa volonté de désarmer les solitudes aura peut-être plutôt, à l’image d’une des multiples inscriptions qui fleurissaient de nuits en nuits sur les murs d’Avignon, donné l’envie que l’on « arme nos solitudes ».

 

1.BRECHT Bertolt, « Plateforme pour les intellectuels de gauche », In Écrits sur la politique et la société, L’Arche, 1970

2.NEVEUX Olivier, Contre le théâtre politique, La Fabrique, 2019

Des européennes au Brexit : 20 ans de recompositions politiques au Royaume-Uni

https://www.publicdomainpictures.net/fr/view-image.php?image=180561&picture=brexit-referendum-au-royaume-uni
Image d’illustration

De l’introduction du scrutin proportionnel aux Européennes de 1999 à l’irruption du Brexit Party : les scrutins européens ont chamboulé le système politique britannique. Retour sur ces évolutions, accélérées ces cinq dernières années.


Les élections européennes de 1999 sont les premières élections à la proportionnelle au Royaume-Unis De nouveaux partis percent à cette occasion, comme l’UKIP avec 6,5 % des voix mais aussi les Verts avec 5,3% des voix. Grâce au scrutin proportionnel, ces partis obtiennent des élus. Ce que n’avaient pu avoir les Verts en 1989 malgré leur score de 14,5% des voix. Le vote pour ces partis devient perçu comme utile et fournit des élus européens qui leur permettent d’avoir un noyau dur de professionnels de la politique.

L’effet sur les partis traditionnel est non négligeable. Le Labour et les conservateurs passent de 59% des voix en 1999 à 48% en 2004 puis à 42,6 % des voix en 2009 avant en 2014 de remonter à 47%. Si on ajoute à ce total les libéraux démocrates, seul autre parti fortement représenté au Parlement britannique, on arrive certes à 71% en 1999 mais on tombe à 62,5% en 2004, à 56% en 2009 et enfin à 53, 6 % des voix en 2014. On note d’ailleurs que la remontée de 2014 du total des deux partis traditionnels de gouvernement s’explique par la cannibalisation des libéraux démocrates.

Les européennes ont donc habitué une proportion non négligeable des Britanniques à voter pour des partis non représentés à Westminter et a renforcé ces partis. Il s’agit de l’UKIP, parti eurosceptique de droite radicale, du BNP, parti d’extrême droite dure identitaire et raciste et des Verts sur une ligne de gauche libertaire favorable à l’Union Européenne.

Plus habituel au Royaume-Uni, le scrutin majoritaire favorise une offre politique binaire, sauf s’il existe des partis régionalistes assez forts qui peuvent s’implanter. Le parti national écossais (SNP) et le Plaid Cymru gallois ont profité tout à la fois d’une réaffirmation régionaliste celtique et de la création d’une gauche alternative au Labour. Dès 1974, ces partis ont obtenu quelques élus à la chambre des communes et se sont imposés en Écosse ou au pays de Galles comme un vote utile.

Les élections européennes de 2014 sont marquées par un séisme électoral. Ce n’est pas lié à la chute du bloc des partis traditionnels. L’important est qu’avec l’effondrement du BNP, l’UKIP franchit un cap et devient le premier parti en termes de voix. Peu après, le référendum d’indépendance en septembre 2014 obtenu par le parti national écossais polarise le débat politique en Écosse sur la question de l’indépendance. Les indépendantistes perdent avec 44.70% des voix. Le parti national écossais est le seul parti d’importance qui soutient l’indépendance de l’Écosse. Il est donc un débouché naturel pour cet électorat. Le SNP engrange des adhésions massives après le référendum et devient un  parti de masse en Écosse.

2015 ou l’élément déclencheur d’une recomposition en profondeur

Les élections de 2015 marquent un net bouleversement du paysage politique. Certes, le Labour et les conservateurs augmentent légèrement leur pourcentage de voix. Mais les libéraux démocrates disparaissent quasiment avec 8 élus et 8% des voix alors que le parti national écossais obtient 56 élus. S’il n’obtient que 4,7% des voix, son électorat est concentré en Écosse où il obtient 50% des voix. Enfin, l’UKIP n’obtient qu’un élu mais récolte 12,6% des voix.

Les analyses par classe sont encore plus intéressantes. En effet, les conservateurs gagnent un point mais en perdent 4 chez les ouvriers non qualifiés et 5 chez les ouvriers qualifiés. Au contraire, ils gagnent 4 points chez les classes moyennes et supérieures. Le Labour progresse légèrement chez les ouvriers. Enfin, avec 8% chez les classes moyennes et supérieures, 19% chez les ouvriers qualifiés et 17% chez les ouvriers non qualifiés, l’UKIP signale l’émergence d’un parti de droite radicale à l’électorat plus ouvrier que bourgeois.

L’émergence de l’UKIP signe le terme provisoire du clivage de classe comme structurant les clivages politiques en Grande Bretagne.

C’est une première au Royaume Uni pour un parti de droite. On peut relier cette force de l’UKIP dans l’électorat populaire à l’émergence locale antérieure du BNP dans certaines circonscriptions ouvrières. Celle-ci et la percée plus conséquente de l’UKIP peuvent s’expliquer par une opposition plus forte à l’UE et par des excès du modèle communautariste britannique dont témoigne de manière aiguë peu avant 2015 l’affaire de Rotherham. Si on additionne conservateurs et UKIP, ceux-ci obtiennent 51% des voix, 53% des voix chez les classes moyennes et supérieures, 51% des voix chez les ouvriers qualifiés et 44% chez les ouvriers non qualifiés. L’émergence de l’UKIP signe bien le terme provisoire du clivage de classe comme structurant les clivages politiques en Grande Bretagne.

Un Brexit qui rebat encore les cartes

Cameron a promis un référendum sur l’appartenance du Royaume Uni à l’aile eurosceptique de son parti. Il l’organise dès après les élections. Le score de l’UKIP inquiète alors les conservateurs. La campagne du référendum sur le Brexit bouleverse les appartenances partisanes. En effet, si les libéraux démocrates et les Verts s’engagent pour le Remain et l’UKIP s’engage pour le Leave, les conservateurs et les travaillistes sont profondément clivés. Le Labour prend officiellement position pour le Remain mais plusieurs députés forment un groupe en faveur du Leave. Corbyn, tout en prenant officiellement position pour le Remainn garde un profil très bas durant la campagne. Une grande partie des cadres conservateurs soutient un vote Leave, bien que la majorité reste fidèle à la position de David Cameron qui soutient un vote Remain.

Les résultats marquent une victoire pour les partisans du départ du Royaume Uni de l’Union Européenne qui obtiennent 51,89% des suffrages. Cependant, ils montrent aussi un Royaume-Uni clivé. La métropole du Grand Londres de même que l’Écosse ont voté massivement en faveur du Remain avec respectivement 60 et 62% des voix. Le clivage par classe réapparaît de manière flagrante avec 55,5% des classes moyennes et supérieures votant pour le Remain contre 63% des membres des classes populaires pour le Leave. Si la majorité de l’électorat conservateur, 59%, ont voté Leave, 64 % de l’électorat du Labour a voté Remain. C’est presque autant que les 69% de libéraux démocrates ayant voté Remain. Cela pose un réel problème au Labour d’autant que les deux tiers des circonscriptions ayant voté Labour ont quant à elles voté Leave.

Le retour trompeur d’un système partisan bipolaire classique

Dans ce contexte, les élections de 2017 traduisent une repolarisation paradoxale. En effet, depuis l’élection de Jeremy Corbyn, le Labour a connu un net tournant à gauche. Il s’est traduit par un afflux de jeunes militants qui en refont un parti de masse. Les résultats aboutissent à une repolarisation très forte avec une augmentation de 9,6 points pour le Labour et de 5,5 points pour les conservateurs. L’UKIP et les Verts s’effondrent avec 1,8% et 1,6% des voix. Cependant, bien que le Labour ait eu une nette évolution programmatique vers un discours plus à gauche, ce sont les conservateurs qui progressent le plus chez les classes populaires. Le Labour obtient 41% comme moyenne nationale mais 38,5% chez les classes moyennes et supérieures. C’est un pourcentage supérieur au score obtenu par le Labour de Tony Blair auprès du même groupe social en 1997. A l’inverse le Labour n’obtient que 41% chez les ouvriers qualifiés et 47% chez les ouvriers non qualifiés (contre 49 et 57% chez ces mêmes groupes en octobre 1974).

Si le Labour ne perd que 6 circonscriptions au profit des conservateurs et leur en prend 28, il s’agit de circonscriptions ouvrières qui furent des bastions du Labour comme Stoke-on-Trent South.

Inversement les conservateurs progressent de 12 points chez les ouvriers qualifiés ou non qualifiés et obtiennent 45% chez les ouvriers qualifiés et 38% chez les non qualifiés. Ce sont les meilleurs scores jamais atteints par les Tories auprès de ces groupes. Le Labour progresse particulièrement dans les zones ayant voté Remain et les conservateurs dans les zones ayant voté Leave.

Le vote UKIP puis le vote Leave ont pu servir de sas pour des classes populaires passant du Labour aux conservateurs. Cela est montré par les bascules de circonscriptions. En effet, le bastion historique et bourgeois de Canterbury bascule pour la première fois de son histoire au Labour. Si le Labour ne perd que 6 circonscriptions au profit des conservateurs et leur en prend 28, il s’agit de circonscriptions ouvrières qui furent des bastions du Labour comme Stoke-on-Trent South. Une circonscription que le Labour remportait avec 58.75% des voix en 1979 en pleine vague Thatcher. Le Labour est donc déchiré entre une aile souvent jeune et assez aisée favorable au Remain et un électorat ouvrier traditionnel favorable au Leave. Malgré son virage à gauche, son électorat en termes de classe sociale n’a jamais été aussi blairiste.

Vers l’intégration du Brexit comme élément structurant de la vie politique britannique

Enfin, les élections européennes récentes révèlent de nouveau le potentiel de recomposition de la vie politique britannique qu’avait révélé le Brexit et que l’élection de 2017 avait semblé enrayer. Entre temps, Nigel Farage a quitté l’UKIP, devenue un parti d’extrême droite anti-immigration et anti-islam traditionnel. Il a fondé le Brexit Party, dont le nom indique le programme.

De plus, excédé par l’absence de position pro-Remain affirmée par le Labour et par le virage à gauche de Corbyn, des députés du Labour ont fait scission. Rejoints par des députés conservateurs , ils ont fondé ChangeUK. Le Labour a en outre été affaibli par des accusations persistantes d’antisémitisme. Dans ce contexte, le Brexit Party a mené une campagne simple et efficace centrée sur Brexit means Brexit. Il cible les électeurs ouvriers du Labour ayant voté Leave ainsi que les conservateurs qui ne comprennent pas pourquoi leur parti n’est pas sorti de l’UE malgré le résultat du référendum.

Les conservateurs ont quant à eux offert un spectacle d’une division permanente, le cabinet de Theresa May étant devenu le lieu d’une guerre de tranchée entre Remainers et Brexiters. Les européennes ont marqué un triomphe pour le Brexit Party. Il obtient 30,5% de voix, soit 5 248 533 électeurs. Les partis clairement positionnés en faveur du Remain (libéraux démocrates et verts) s’en sont aussi bien sortis avec 19,6% et 11,8% des voix. Inversement, le Labour s’effondre avec 13,6% et les conservateurs subissent une déroute électorale avec 8,8% des voix. On peut enfin noter le bon score du SNP avec 37,8% des voix en Écosse. Enfin, Change UK fait un score très en dessous de ses attentes avec 3,6% et semble vouloir fusionner avec les libéraux démocrates. L’UKIP obtient un score équivalent mais ne va pas fusionner avec le Brexit Party car il occupe maintenant le créneau d’un parti d’extrême droite dure.

Certes, nous avons vu que les européennes se traduisaient depuis longtemps par des scores très inférieurs à leurs scores lors des élections générales pour le Labour et les Tories. Mais la différence est que leur base s’est tellement effondrée lors de ces élections européennes que cette fois ci le vote utile pour les élections générales pourrait être perçu comme le vote pour le Brexit Party pour les électeurs du Leave ou pour les libéraux démocrates alliés aux Verts pour les électeurs du Remain.

Les européennes ont déjà eu un impact : Change UK a implosé, la moitié des députés le quittant pour rejoindre les libéraux démocrates. Mais l’évènement le plus attendu a été l’élection partielle de Peterborough (où l’ancienne députée Labour a du démissionner suite à des affaires judiciaires). Une circonscription qui avait massivement voté pour le Leave et que le Labour avait remportée de justesse face aux Tories. Finalement et malgré des accusations d’antisémitisme à l’encontre de la candidate du Labour, celle-ci a gagné l’élection avec 31% des voix et 683 voix d’avance sur le Brexit Party. Celui-ci a affecté les conservateurs qui n’ont fait que 21% contre 29% pour le Brexit Party. Enfin, les libéraux démocrates n’ont fait que 12% (dans une circonscription peu favorable). La recomposition autour du clivage sur le Brexit semble donc se voir opposer un clivage socio économique réactivé par le Labour de Corbyn. C’est un problème vital pour les conservateurs : ils ne sont positionnés sur aucun des deux clivages. L’élection de Boris Johnson permet cependant aux conservateurs de se positionner sur un créneau favorable à un hard Brexit.

De même, le Labour tente d’imposer un clivage socio économique comme prioritaire. Il est cependant sous la pression de ses militants les plus favorables au Remain pour se positionner définitivement dans le camp du Remain. Cela force Corbyn à faire des concessions à cette aile.

L’élection partielle à Brecon et Radnoshire, dans une circonscription historiquement disputée entre les libéraux démocrates et les conservateurs se solde par une victoire des libéraux démocrates réduisant la majorité parlementaire de Boris Johnson à un siège. Mais les conservateurs obtiennent près de 40% des voix et les libéraux démocrates gagnent en grande partie grâce au soutien des verts, des régionalistes. Boris Johnson dont le parti s’envole dans les sondages pourrait faire jouer le vote utile pour siphonner le Brexit Party. Enfin, le Labour a un score anormalement bas de 5% (même dans une circonscription où il est historiquement faible) qui devrait inquiéter ses stratèges.

L’avenir de la vie politique britannique a donc 4 options : un quadripartisme aléatoire entre Brexit Party , conservateurs , Labour et libéraux démocrates (avec le SNP ayant aussi un certain nombre d’élus), un tripartisme où les conservateurs absorberaient le Brexit Party et où les libéraux démocrates seraient aussi forts que le Labour et un retour au bipartisme antérieur.

L’Europe dans l’impasse ?

Les 28 et 29 juin 2019, LVSL organisait son université d’été baptisée “L’Histoire recommence”. Vous avez manqué l’événement ? Retrouvez notre troisième débat sur le thème L’Europe dans l’impasse ?” présenté par Antoine Cargoet avec Aurore Lalucq, Ludo d’Osons Causer et Antoine Vauchez.


LVSL est une association à but non-lucratif composée de bénévoles. Vous aimez notre travail ? Soutenez-nous sur HelloAsso.

La responsabilité de Tsipras dans le désastre grec

© Λεωνίδας Καμμένος

Il se trouve peu de monde pour défendre le bilan d’Alexis Tsipras au sommet de l’État grec. Les dernières élections sonnent comme une sanction pour le chef de file de SYRIZA, le retour du bâton d’un électorat floué et déboussolé. Il y a à peine quatre ans, pourtant, la simple mention de son nom provoquait l’enthousiasme de la gauche européenne. Alexis Tsipras apparaissait comme le point de jonction entre les aspirations à la justice sociale de la population grecque, et la fibre pro-européenne dominante à gauche. Il se trouvait alors peu de voix pour critiquer une stratégie européenne dont l’échec était pourtant prévisible… Par Alexandros Alexandropoulos et Zoé Miaoulis. Traduction Valentine Ello.


Un taux de chômage qui touche encore un Grec sur cinq, un taux de pauvreté et de risque de pauvreté qui frappe actuellement 35% de la population grecque selon l’institut eurostat, une dette souveraine équivalente à 180 % du PIB qui, ramenée à chaque individu, coûterait 40,000€ par citoyen grec… les promesses d’amélioration des conditions de vie des plus modestes, portées par Alexis Tsipras avant son élection, semblent bien loin.

Les défenseurs du gouvernement SYRIZA mettent en avant la baisse du chômage, qui s’élève aujourd’hui à 18%, alors qu’il atteignait 28% en 2013. Ils passent sous silence le fait que la majorité des nouveaux emplois créés (55% des nouveaux emplois de l’année 2017) sont des emplois à mi-temps, qui ne permettent la plupart du temps aux travailleurs grecs que de percevoir un salaire de survie.

Ils omettent également de signaler que l’émigration de près de 500,000 Grecs depuis le début de la crise a pu contribuer à réduire significativement le taux de chômage. De la même manière, le taux de croissance annuel qui oscille entre 1 et 2% par an depuis l’élection de Tsipras est présenté comme une avancée significative de la part de ses partisans ; on voit mal sa signification, alors que le PIB grec a été amputé de près d’un quart entre 2008 et 2015.

La population grecque subit les conséquence d’une décennie de coupes budgétaires dans les services publics, de baisse des salaires et des retraites et de hausse de taxes sur les plus pauvres. Le gouvernement Tsipras (janvier 2015 – juillet 2019) s’est rapidement inscrit dans la continuité de son prédécesseur conservateur Antonis Samaras (2012 – 2015) et du social-démocrate Giorgios Papandréou (2009 – 2011). Après avoir brièvement tenté de résister à l’agenda de la « Troïka » (Banque centrale européenne, Commission européenne, Fonds monétaire international), il a appliqué la grande majorité des réformes exigées par celle-ci.

La cure d’austérité sous la coupe de l’Union européenne

Entre 2015 et 2019, on estime à 15 milliards d’euros la valeur totale des économies dégagées par les mesures d’austérité. Un agenda qui a valu à SYRIZA les félicitations du FMI et des mouvements conservateurs européens. Les défenseurs de Tsipras font remarquer que le gouvernement SYRIZA a limité l’ampleur des coupes budgétaires dans certains domaines, comme celui des retraites – où le montant des coupes ne s’élève qu’à 2,4 milliards d’euros, tandis qu’elles ont atteint 45 milliards d’euros entre 2010 et 2014 ; mais en 2010, les citoyens grecs n’avaient pas encore été paupérisés par les plans d’austérité successifs… En fin 2018, le gouvernement SYRIZA annonçait céder aux réquisits des créanciers en effectuant une nouvelle coupe de 18% dans le système de retraite… avant de l’ajourner, à quelques mois des élections de mai 2019.

Les partisans de SYRIZA mettent également en avant la mise en place de mesures sociales par le gouvernement Tsipras au début de l’année 2019 – dont les opposants dénoncent le caractère électoraliste et clientéliste, à quelques mois d’élections décisives : légères réductions de la TVA et de l’impôt foncier, coup de pouce donné aux petites retraites, hausse du salaire minimum grec de 11 %. Celles-ci semblent insuffisantes en regard de la baisse spectaculaire de 23% du salaire minimum grec de 2010 à 2018, initiée par le gouvernement Papandréou et continuée par ses successeurs Samaras et Tsipras lui-même. Il faut aussi inclure les diverses réformes du marché du travail votées sous le gouvernement Tsipras dans le bilan de celui-ci ; entre autres, une loi restreignant considérablement le droit de grève, puisqu’elle impose aux syndicats d’obtenir le soutien de 50% de leurs adhérents dans une entreprise pour enclencher une grève qui ne soit pas illégale – on devine que cette mesure ne va pas favoriser les travailleurs au sein des entreprises dans leurs revendications salariales.

De la même manière, les baisses de la TVA impulsées par Tsipras en 2019 compensent à peine la hausse de ce même impôt, mise en place par le même Tsipras fin 2015, sous la pression de la « Troïka » ; il faut aussi prendre en compte le fait que cette baisse de TVA a été financée sur la base de l’excédent budgétaire primaire – la différence entre les recettes et les dépenses – de l’année 2018, exceptionnellement élevé, lui-même obtenu à partir de mesures d’austérité. Il y a fort à parier que le nouveau gouvernement conservateur grec reviendra sur ces mesures sociales, qui n’ont été consenties par les créanciers de la Grèce qu’en raison de la temporalité électorale de l’année 2019.

C’est que la Grèce ne s’est en rien libérée de la contrainte que les créanciers et l’Union européenne font peser sur son budget et sa politique économique. Officiellement, la Grèce est sortie des mémorandums – agendas de réformes structurelles rédigées par la « Troïka » – honnis par la population grecque, comme Alexis Tsipras l’a récemment annoncé sur l’île hautement symbolique d’Ithaque. En réalité, la Grèce a simplement échelonné le remboursement de sa dette sur quarante ans, avec obligation de faire valider son budget tous les quatre mois par la Commission européenne jusqu’en 2059 ; cette obligation inclut également le dégagement d’un excédent budgétaire primaire annuel d’au moins 2,2 % – un horizon de rigueur budgétaire que Tsipras dénonçait comme ayant pour effet « d’étrangler l’économie grecque » avant son élection. On voit donc mal la différence avec les mémorandums du passé, au-delà du changement de dénomination.

Si sur la question des salaires et des impôts, le gouvernement Tsipras a fait preuve de davantage de combativité face aux réquisits de la « Troïka » que ses prédécesseurs, il est d’autres dossiers sur lesquels on peine à voir la moindre différence – quand le gouvernement SYRIZA ne s’est pas montré plus conciliant encore à l’égard de la « Troïka ». Entre autres, celui des privatisations. Depuis 2015, ce sont des compagnies de chemin de fer helléniques, une dizaine de ports et d’aéroports et des centaines d’îles qui ont été vendues à des compagnies privées et des fonds d’investissements étrangers. On compte bien sûr des firmes allemandes – notamment le groupe Fraport, qui a obtenu une part importante dans le rachat des aéroports grecs – mais aussi des entreprises d’État chinoises, comme la société Cosco qui a racheté le port du Pirée, ou encore des investisseurs qataris sur plusieurs îles grecques privatisées.

Autre thématique sur laquelle les opposants à Tsipras se montrent intraitable : celle du logement. Les gouvernements Papandréou et Samaras avaient déjà fragilisé la situation des Grecs les plus endettés et menacés d’expulsion. Une loi votée en 2017 par une majorité de députés SYRIZA systématise la vente aux enchères des biens immobiliers et des logements des Grecs les plus endettés ; ce sont actuellement 200,000 logements grecs qui sont concernés par cette procédure, ou en voie de l’être.

« Trahison » de Tsipras ou refus d’affronter l’Union européenne ?

Il y a loin du Tsipras qui arrive au pouvoir en 2015, vent debout contre « les élites et les oligarques », à celui de l’année 2019, qui justifie au Financial Times les « réformes » imposées à la Grèce avec une phraséologie qu’Emmanuel Macron ne renierait pas.

En 2015, lorsque le jeune Alexis Tsipras arrive au pouvoir, il est vivement soutenu par des partis, politiciens et intellectuels de gauche à travers le monde entier. Les voix qui, en Grèce, s’inquiétant de la nature réelle du projet de SYRIZA, questionnaient son refus de rompre avec l’Union européenne, étaient balayées d’un revers de main et catégorisées comme « sectaires ». Une étrange industrie de tourisme révolutionnaire a émergé, et l’on a vu nombre de philosophes, universitaires et politiciens progressistes se rendre à Athènes pour une photo de circonstance. De Žižek à Negri et d’Iglesias à Corbyn, tous voyaient dans la victoire de SYRIZA un moyen de donner à leurs idées un regain de crédibilité.

L’histoire de la trahison de SYRIZA vis-à-vis de la lutte contre la dette grecque est désormais bien documentée. Peu après l’arrivée du parti au pouvoir, Tsipras s’est engagé dans une série de négociations controversées au sein de sa base. La promesse de s’affranchir du programme du FMI et d’effacer la dette, initialement avancée, a été remplacée par un but bien plus modeste dès les premières heures de l’accession du parti au pouvoir. SYRIZA s’est alors mis à évoquer des « renégociations » honnêtes, un modeste dégrèvement pour le remboursement de dette, et un ralentissement relatif du programme d’austérité.

La tragédie trouve son épilogue à l’été 2015, quand SYRIZA en appelle à un référendum, demandant aux citoyens s’ils acceptaient la continuation du programme d’austérité, tandis que planait au-dessus des Grecs la perspective d’une expulsion de l’Union européenne et de la zone euro. Malgré les menace de pénuries de médicaments, de produits alimentaires, de banques fermées et d’une éjection de l’Union européenne, les Grecs ont voté à 61% contre la poursuite des mesures d’austérité. Yanis Varoufakis décrivit plus tard l’atmosphère endeuillée qui régnait dans le bureau du leader de SYRIZA qui, selon ses dires, espérait que le « Oui » l’emporte au référendum. Refuser le plan d’austérité aurait en effet poussé la Grèce à une sortie de la zone euro et de l’Union européenne, solution à laquelle Tsipras était résolument hostile.

Quelques heures avant les résultats du référendum, Alexis Tsipras embrassait Jean-Claude Juncker et échangeait des plaisanteries avec Angela Merkel. Quelques jours plus tard, il faisait voter au Parlement un plan d’austérité que son prédécesseur conservateur, Antonis Samaras, n’avait pas voulu accepter. La grande majorité des politiciens, intellectuels et journalistes qui avaient apporté leur appui à SYRIZA depuis son élection, n’ont pas remis en cause leur soutien. Ceux qui ont critiqué la « capitulation » de Tsipras, à l’instar d’Alain Badiou, n’ont jamais questionné leur soutien originel apporté à Tsipras au moment de son élection – comme si sa « capitulation » était une simple erreur commise par l’individu Tsipras, et non le fruit d’une absence de réflexion sérieuse vis-à-vis de l’Union européenne de la gauche grecque dans son ensemble.

Le journaliste britannique Paul Mason a réalisé un documentaire sur le référendum grec baptisé This is a coup, qui consistait en grande partie à éluder la responsabilité de SYRIZA, de Yanis Varoufakis et bien sûr d’Alexis Tsipras. Slavoj Žižek défendit ouvertement SYRIZA et continua à soutenir le parti, pendant que son collègue de l’Université de Birkbeck à Londres, le philosophe de gauche Costas Douzinas, participait à l’élection pour le secrétariat général de SYRIZA et fut élu. Dès lors, il vota toute les mesures d’austérité que le parti avait introduites au Parlement. Judith Butler, de manière plus discrète mais sans équivoque, continua à défendre le mouvement en participant aux événements qu’il organisait. Podemos, l’allié espagnol de SYRIZA, était clairement embarrassé par le tournant austéritaire du parti mais a fini par en justifier la nécessité. Le Parti travailliste britannique n’a pas eu de mots assez durs contre les créanciers et la Troïka, mais ont toujours ouvert leurs portes aux principaux représentants de SYRIZA.

Cette logique de soutien inconditionnel témoigne d’une tâche aveugle de la gauche européenne, dont elle a encore du mal à se départir aujourd’hui : son incapacité à accepter la perspective d’une rupture avec l’Union européenne.

La neutralité du Net, condition d’un Internet libre

Marche pour la neutralité du net, Berkeley, 2015. © Steve Rhodes

Avec l’abolition de la neutralité du net, les actuels géants de l’Internet tiendront encore plus fermement les rênes de l’Internet mondial et l’émergence d’une saine concurrence, déjà compromise à l’heure actuelle, deviendra impossible.


La neutralité du net est déjà morte. Dans son vote du 14 décembre 2018, la Federal communications commission a approuvé une mesure visant à abroger les règles de neutralité du net qu’elle avait mises en place deux ans auparavant. En mettant fin à la protection de ce principe fondateur d’Internet, la Federal communications commission, dirigée par Ajit Pai, ancien cadre de l’opérateur Verizon, prétend agir dans le sens de l’innovation et de la concurrence.

Si, dans l’Union européenne, ledit principe a toujours les faveurs du BEREC[1] (Body of european regulators for electronic communications) et est consacré par le règlement 2015/2120, l’exemple américain et les récentes critiques adressées à ce principe méritent que l’on s’attarde sur les conséquences de la récente décision américaine.

En effet, a contrario des milieux libéraux qui se félicitent de cette mise à mort et ne manquent pas de déplorer le frein à la concurrence et à l’innovation que représente le concept de la neutralité du Net, la fin de ladite neutralité laisse en réalité augurer un Internet bien moins libre qu’aujourd’hui.

TOUS LES PAQUETS NAISSENT ET DEMEURENT LIBRES ET ÉGAUX EN DROITS…

Tim Wu, juriste et professeur à la Columbia Law School.
Crédits : New America

Né sous la plume de Tim Wu (professeur de droit à l’Université de Virginie) en 2003, ce concept de neutralité juridique se définit de la façon suivante : « La neutralité de l’Internet est mieux définie comme un principe de conception du réseau. L’idée est qu’un réseau public d’information le plus utile possible aspire à traiter tous les contenus, sites et plateformes de manière égale. Cela permet au réseau de distribuer toute forme d’information et de supporter tous types d’application. »[2]

Jusqu’ici, la croissance d’Internet a reposé sur ce principe : en offrant une architecture non-propriétaire, ouverte et sans autorité centralisée, l’Internet s’est développé et a permis l’essor d’une myriade de nouveaux services et d’une concurrence pléthorique. A-t-on oublié qu’AltaVista, le moteur de recherche phare de la fin des années 90, a été supplanté par Google au début des années 2000, alors même que ce dernier est né dans un garage de la Silicon Valley en 1998 ? Dans cet univers où tout va très vite, les entreprises reines d’aujourd’hui seront les têtes déchues de demain (souvenons-nous de Caramail, de MySpace, de Netscape, d’AOL, de Lycos, de MSN Messenger) : dire que la neutralité du net est un frein à la concurrence et à l’innovation semble donc relever de la mauvaise foi éhontée.

Cette conception d’essence philosophique libérale où « tous les paquets naissent et demeurent libres et égaux en droits »,est aujourd’hui mise à mal par les mêmes thuriféraires de la « liberté ».

À titre d’exemple, citons Cécile Philippe, directrice de l’Institut économique Molinari — d’obédience libérale et proche des milieux libertariens —, qui, dans Les Échos le 6 août 2015, disait : « Tout d’abord, la neutralité du Net est en quelque sorte un concept rétrograde. En effet, c’est justement parce qu’elle n’a jamais été mise en œuvre qu’Internet est devenu la merveille qu’il est aujourd’hui, accessible à tous pour un prix extrêmement compétitif. Rappelons-nous, il n’y a encore pas si longtemps, l’accès à Internet était cher et facturé à l’heure. Aujourd’hui, le haut débit assure une vitesse plusieurs centaines de fois plus rapide à une fraction du prix. Cela s’est fait grâce à un saut technologique gigantesque, que la mise en œuvre de la neutralité du Net aurait tout simplement rendu impossible ».

En se reposant sur la définition stricto sensu de la neutralité du net, il nous faut nous poser cette question : à quel moment avons-nous pu constater une quelconque discrimination à l’égard de la source, de la destination ou du contenu de l’information transmise par le réseau ? Le saut technologique gigantesque salué par Cécile Philippe s’est produit en présence du concept de neutralité du net, ne lui en déplaise. L’Institut économique Molinari pèche-t-il par méconnaissance ou par idéologie ?

Paradoxalement, cette conception d’essence philosophique libérale où « tous les paquets naissent et demeurent libres et égaux en droits », est aujourd’hui mise à mal par les mêmes thuriféraires de la liberté.

… MAIS CERTAINS PAQUETS SONT PLUS ÉGAUX QUE D’AUTRES

L’opérateur portugais Meo propose de nombreuses options à ses offres mobiles pouvant illustrer ce que serait un Internet sans neutralité.

Arguant que les investissements et l’innovation pâtissent de cette neutralité du net prétendument surannée, les adversaires du concept de neutralité dénoncent un « Internet socialiste »[3] où personne ne paie à sa juste valeur l’usage du réseau. L’opérateur portugais Meo a illustré les travers d’un Internet sans neutralité en proposant à sa clientèle une kyrielle de packs : packs réseaux sociaux, musique, vidéo etc. lesquels comprennent l’usage de certains services. Si à l’heure actuelle l’opérateur respecte la législation en la matière et ne fait que proposer de larges packs de data à destination de certains services (à l’image de certaines offres françaises zero rating, qui ne décomptent pas l’usage de certains services de l’enveloppe de données), l’exemple donné par Meo permet d’entrevoir aisément ce qu’il adviendra du Web si la neutralité du réseau venait à disparaître :

Vous n’utilisez pas Facebook mais Diaspora ? Pas Twitter mais Mastodon ? Pas Spotify mais Qobuz ? Vous voudriez regarder Means TV plutôt que Netflix ? Votre appétence pour l’originalité vous coûtera cher. En d’autres termes, l’absence de neutralité accentuera les imperfections du marché, en orientant la demande vers les services des acteurs dominants plutôt que vers ceux des outsiders. Les actuels géants de l’Internet tiendront encore plus fermement les rênes de l’Internet mondial et l’émergence d’une saine concurrence, déjà compromise à l’heure actuelle, sera rendue impossible. Cette réalité est d’ores et déjà décrite de manière cynique par certains des plus importants acteurs de l’Internet d’aujourd’hui :

« Ce n’est pas notre premier enjeu à l’heure actuelle. Nous pensons que la neutralité du net est incroyablement importante mais qu’elle n’est PAS aussi capitale pour nous parce que nous sommes assez gros pour obtenir les accords que nous voulons. » Reed Hastings, directeur général de Netflix.

Cette phrase de Reed Hastings révèle la légereté avec laquelle ces grands groupes envisagent les enjeux civiques et économiques de la neutralité du net. En l’absence d’un poids financier suffisant pour négocier avec les fournisseurs d’accès[4] (lesquels pourront segmenter leur offre pour cibler au mieux leur clientèle, comme Meo), les petits acteurs se retrouveront relégués dans un Internet de seconde zone. Le blocage, la dégradation du débit et la priorisation de certains contenus et applications sur d’autres deviendront la norme; partant, la liberté d’expression sur Internet s’érodera significativement. Ce dernier point paraît, hélas, absent des considérations des personnes opposées à la neutralité du net, lesquelles jouent le jeu des grands acteurs oligopolistiques du marché des télécoms tels que Comcast et Verizon, faiseurs de rois de l’Internet de demain.

EUROPE NEUTRE

En vigueur depuis le 30 avril 2016, le règlement 2015/2120 consacre le principe d’un Internet ouvert.[5] Dans un rapport daté du 30 avril 2019[6], la Commission européenne revient sur les incidences de l’article 3 dudit règlement, lequel a permis entre autres et selon le rapport, l’émergence de services VoIP et le développement de la pratique du partage de connexion (tethering).

Cependant, sur le sujet du zero rating abordé infra, le rapport rappelle que ce type d’offre a été pris en compte par les colégislateurs et respecte ainsi les dispositions de l’article 3 du règlement européen 2015/2120. Il note toutefois que les associations de consommateurs portent un regard sévère sur les offres commerciales zero rating, estimant qu’elles sont génératrices d’asymétries entre les acteurs du marché et favorisent ceux incluent dans lesdites offres au détriment des autres, faussant de facto la concurrence.
En réponse à ces critiques, le rapport mentionne que : « Les fournisseurs de services d’accès à l’internet considèrent que le règlement leur permet de proposer plusieurs offres à différents prix et qu’il donne à l’utilisateur final la liberté de choisir parmi les offres ». Ce parti pris pour la liberté de choisir permet ainsi à des opérateurs de concevoir des offres commerciales qui flirtent avec le non-respect du principe de neutralité : une tolérance, dirons-nous, qui laisse entrevoir un espoir tant pour les thuriféraires de la dérégulation que pour les apôtres d’un Internet souverain et protectionniste.

Ainsi, toujours dans les Échos, le pourtant libéral (et proche soutien d’Emmanuel Macron) Édouard Tetreau dénonce une « tarte à la crème idéologique […], cheval de Troie des intérêts américains en Europe » et fustige le « sympathique Internet libertarien [qui] devait triompher des méchants opérateurs télécoms aux poches si pleines ».[7] En dépit de leurs contradictions sur le principe de neutralité sui generis, les antagonismes idéologiques semblent converger pour le supprimer.

QUEL INTERNET POUR DEMAIN ?

Aujourd’hui le zero rating, et demain ? Quel serait le visage français d’un Internet sans neutralité ? Xavier Niel, patron de Free et co-propriétaire du journal Le Monde, dégraderait-t-il le service des personnes désirant lire Le Figaro ? Altice, propriété du milliardaire Patrick Drahi, (qui offre déjà à travers SFR Presse un accès privilégié à ses nombreux titres comme Libération) en ferait-t-il de même pour ses abonnés ?

L’accès à l’information, déjà biaisé par l’usage intensif des réseaux sociaux, ne serait-t-il pas davantage dégradé ? Les fournisseurs d’accès s’arrogeraient-ils de droit de censurer ce qui contrevient à leurs intérêts ? Il conviendra à l’avenir de garder en mémoire ce que disait le professeur Bill D. Herman dans le volume 59 du Federal Communications Law Journal (2006) : « Un fournisseur ne devrait pas être capable d’arrêter le courriel ou la publication de blog d’un client en raison de son contenu politique, pas plus qu’une compagnie télécom devrait être permise de dicter le contenu des conversations de ses clients. »[8]

Considérer la fin de la neutralité du net aux États-Unis comme un progrès est donc particulièrement fallacieux. Cela aboutira inexorablement vers un Internet à plusieurs vitesses où la discrimination du contenu, la verticalité des services intégrés et les ententes entre acteurs seront la norme ; les oligopoles se verront renforcés, la concurrence se tarira et nos libertés ne seront plus que chimériques, évanouies dans un Internet privatisé.


[1] BEREC Guidelines on the Implementation by National Regulators of European Net Neutrality Rules
[2] Tim WU « Network Neutrality, Broadband Discrimination », Journal of Telecommunications and High Technology Law », vol. 2, 2003, p. 141.
[3] Jeffrey TUCKER, “Good bye Net Neutrality, hello competition”, fee.org, 22 novembre 2017.
[4] Broadband Connectivity Competition Policy, FTC Staff Report, 2007, p. 57.
[5] Règlement (UE)2015/2120 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015 établissant des mesures relatives à l’accès à un internet ouvert et aux prix de détail pour les communications à l’intérieur de l’Union européenne réglementées et modifiant la directive 2002/22/CE et le règlement (UE) nº531/2012 (JOL310 du 26 novembre 2015, p.1).
[6] Rapport de la commission au Parlement européen et au Conseil sur la mise en œuvre des dispositions du règlement (UE) 2015/2120 relatives à l’accès à un internet ouvert.
[7] Édouard TERTREAU, « Pour en finir avec la neutralité du net », Les Échos, 22 mai 2019.
[8] Bill D. HERMAN, Federal Communications Law Journal, vol. 59, 2006, p. 114.

Triomphe du Brexit Party : jusqu’où ira Nigel Farage ?

Nigel Farage en 2017. © Gage Skidmore via Wikimedia Commons

Il y a quelques semaines, Nigel Farage faisait son grand retour au Parlement européen où il promettait « de revenir encore plus nombreux » avec ses soutiens. Son Brexit Party, surgi de nulle part seulement 6 semaines avant le scrutin du 26 mai, a emporté haut la main des élections européennes qui ne devaient pas avoir lieu, avec près d’un tiers des voix. Alors que le discours des travaillistes sur le Brexit ne convainc pas et que les conservateurs sont occupés à se choisir un nouveau leader pour remplacer Theresa May, Farage semble avoir un boulevard devant lui. Mais d’où vient un tel succès et quelles en sont les conséquences sur l’avenir du Royaume-Uni ?


Aux origines du Brexit Party

Sans Nigel Farage, le Brexit Party n’existerait pas. Le grand retour de l’ancien leader du UKIP n’a lieu qu’en début d’année, alors que Theresa May essuie les défaites les unes après les autres et finit par implorer Bruxelles de lui accorder plus de temps. Le parlement de Westminster est incapable de réunir une majorité sur un quelconque projet (second référendum, accord de Theresa May, sortie sans accord, union douanière, etc.) et de plus en plus de voix s’élèvent pour annuler purement et simplement le Brexit. Les Britanniques qui ont voté pour le Brexit perdent patience et se sentent trahis. Farage sent son heure venue : pendant qu’il prépare la création du Brexit Party, il renouvelle son image.

En décembre 2018, il quitte le UKIP, devenu un parti rabougri, en proie aux difficultés financières et sans leader stable. Surtout, il souhaite prendre ses distances avec le tropisme anti-musulman notoire du UKIP, qui n’a cessé de dériver toujours plus à l’extrême-droite et s’est rapproché du nationaliste Tommy Robinson, le fondateur de la milice English Defence League, plusieurs fois condamné pour ses actes. Il participe ensuite à l’organisation de la Brexit Betrayal march, qui aboutit à Londres le 29 Mars 2019, jour où la Grande-Bretagne est censée sortir de l’UE. Cette marche de deux semaines, qu’il n’effectue qu’en partie, lui permet d’attirer l’attention des caméras et de s’opposer aux parlementaires qui cherchent un compromis capable de réunir une majorité de voix. Enfin, il annonce la création du Brexit Party le 12 Avril et présente une liste de 70 candidats pour les élections européennes sur laquelle figure Annunziata Rees-Mogg, la soeur du très eurosceptique député conservateur Jacob Rees-Mogg. Le Brexit Party a également su jouer habilement de l’image confuse de Claire Fox, une ancienne militante du Revolutionary Communist Party devenue fervente défenseur des marchés libres et de la liberté d’expression, qui a été présentée comme un soutien de Nigel Farage venu de la gauche.

Les élections européennes non prévues de mai 2019 permettant aux Britanniques d’exprimer tout le mal qu’ils pensaient du Brexit ou de l’absence de sortie effective, Farage savait qu’il n’avait nullement besoin de programme. Le même message a donc été répété en boucle : la démocratie britannique est en train de mourir, les élites politiques conservatrices et travaillistes ont trahi le vote de la majorité de 2016 et préfèrent rester dans une Union européenne anti-démocratique, tandis que les alliés traditionnels de la Grande Bretagne s’attristent de voir ce grand pays être devenu si faible. Ce message très simple d’invocation de la souveraineté, du patriotisme et de la démocratie, associé à la figure emblématique de Farage, a suffi à réunir 31,6% des voix, reléguant le Labour Party de Jeremy Corbyn à la 3ème place et les conservateurs de Theresa May à la 5ème. Pour parvenir à ce résultat, Farage a complètement siphonné le UKIP (qui avait déjà réuni 26,6% des voix en 2014) et bénéficié du soutien de nombreux sympathisants conservateurs et d’une partie des électeurs travaillistes. Le discours anti-élites de Farage, lui-même élu au Parlement européen depuis 1999 et ancien trader, semble donc avoir fonctionné à plein régime. Il faut dire que l’homme n’est pas avare de critiques percutantes sur les technocrates européens non-élus, comme dans ce célèbre discours de 2010 où il accuse Herman Van Rompuy, président du Conseil européen sans aucun mandat démocratique, d’avoir le « charisme d’une serpillière humide et l’apparence d’un petit employé de banque ».

La démocratie digitale, cache-sexe du césarisme

Jusqu’à présent, Nigel Farage a très bien joué ses cartes, en focalisant son discours sur l’exigence d’un Brexit rapide et sans accord, et en se présentant comme le recours contre le bipartisme traditionnel auxquels les électeurs avaient largement fait confiance en 2017. Exit les discours anti-musulmans, anti-immigration ou pro-austérité qui caractérisaient le UKIP : le Brexit Party se pose en parti attrape-tout capable de séduire tous les soutiens du dégagisme et du Hard Brexit, quelles que soit leur affiliation idéologique. Pour y parvenir, le Brexit Party maintient le flou sur tous les autres enjeux auquel le Royaume-Uni est confronté : pauvreté galopante, désindustrialisation, logement hors-de-prix, services publics détruits… Si le parcours professionnel et politique de Farage se situe clairement du côté de la finance et du thatchérisme, il préfère donc ne plus en parler afin de maximiser ses voix.

Exit les discours anti-musulmans, anti-immigration ou pro-austérité: le Brexit Party se pose en parti attrape-tout capable de séduire tous les soutiens du dégagisme et du Hard Brexit, quel que soit leur affiliation idéologique.

En attendant la première convention du parti le 30 Juin à Birmingham où la ligne politique sur de nombreux enjeux devrait être définie, Nigel Farage fait miroiter un système de démocratie participative en ligne à ses sympathisants, de façon similaire à ce que fait le Mouvement 5 Étoiles en Italie. Non concrétisée pour l’instant, cette démocratie digitale, probablement limitée à des sujets secondaires, devrait surtout servir de façade pour dissimuler le contrôle total de Farage sur le Brexit Party, comme l’explique le chercheur Paolo Gerbaudo, déjà interrogé dans nos colonnes. Ce parti est en réalité enregistré sous le nom de l’entreprise The Brexit Party Limited et ne compte que des soutiens, pas des membres, de la même manière que le PVV de Geert Wilders. La direction du parti ne peut échapper des mains de Farage que si un conseil nommé par ses soins (qui compte actuellement 3 personnes dont Nigel Farage), le décide. Ce cadenassage absolu de l’appareil partisan lui permet de s’isoler de toute menace interne, notamment si des figures dissidentes ou trop ambitieuses émergeaient au sein de son parti, pour l’instant bâti autour de la seule personnalité de son leader. Un leader tout puissant donc, mais pas nécessairement indépendant.

Un Hard Brexit pour milliardaires

Derrière cette façade de combat pour la souveraineté et la démocratie se cache cependant la défense d’intérêts très particuliers: ceux de quelques grandes fortunes qui espèrent profiter d’un Hard Brexit pour s’enrichir. Un nom revient en particulier, celui d’Arron Banks, homme d’affaire multimillionnaire qui a fait le plus gros don de toute l’histoire politique britannique, 8,4 millions de livres sterling (environ 9 millions et demi d’euros), à la campagne Leave.EU en 2016. Après avoir déjà offert 1 million de livres à UKIP en 2014, ce spécialiste de l’évasion fiscale cité dans les Panama Papers a également financé le luxueux train de vie de Farage à hauteur d’un demi-million de livres. Chauffeur, garde du corps, voyages aux États-Unis pour rencontrer Donald Trump, maison estimée à 4 millions de livres, voiture ou encore bureau proche du Parlement : rien n’est trop beau pour son ami de longue date forcé de vivre avec les près de 9000 euros mensuels de son mandat de parlementaire européen. Farage est également proche de Tim Martin, propriétaire de la chaîne de pubs Wetherspoon qui compte 900 établissements à travers le pays. Martin, qualifié de « Brexit legend » par Farage, ne cesse lui aussi de promouvoir un Brexit dur, en distribuant des dessous de verres et un magazine gratuit (400.000 exemplaires) en faveur du Leave, mais aussi en éliminant les alcools européens de ses bars et en prenant fréquemment position pour des accords de libre-échange sauvages avec le reste du monde.

Contrairement aux élites économiques sur le continent européen, les grandes fortunes britanniques sont nombreuses à soutenir le Brexit dur défendu par Farage, mais aussi nombre de conservateurs dont Boris Johnson, favori à la succession de Theresa May. Ces ultra-riches rêvent de transformer le Royaume-Uni en « Singapour sous stéroïdes », c’est-à-dire en paradis pour businessmen, enfin débarrassés de toute régulation, notamment financière, et des rares précautions (sanitaires en particulier) qu’impose l’UE dans les accords de libre-échange qu’elle signe. En somme, une ouverture totale aux flux de la mondialisation sauvage qui achèverait ce qu’il reste de l’industrie britannique et ferait du pays un immense paradis fiscal. Le projet phare de ces Brexiters ultralibéraux est un accord de libre-échange avec les USA de Donald Trump. Le patriotisme des grandes fortunes pro-Brexit est tel que Jim Ratcliffe, magnat de la pétrochimie et homme le plus riche de Grande-Bretagne avec 21 milliards de livres qui a soutenu la sortie de l’UE, s’est récemment installé à Monaco. Pendant longtemps, ces grandes fortunes eurosceptiques construisaient leur réseau au sein des Tories, notamment à travers l’European Research Group de Jacob Rees-Mogg (la fraction la plus europhobe des parlementaires conservateurs), un excentrique héritier qui a lui aussi ouvert 2 fonds d’investissements en Irlande récemment. Désormais, ces ploutocrates préfèrent de plus en plus le Brexit Party de Farage aux conservateurs en pleine perte de vitesse.

Après les européennes, quelles conséquences à Westminster ?

Si le Brexit Party n’a pour l’instant aucun élu au Parlement britannique, cela ne l’empêche pas de peser désormais très lourd dans le jeu politique outre-Manche. Les conservateurs se savent très menacés par Farage dont le logiciel idéologique, économiquement libéral et conservateur sur les questions de société, est proche du leur. Le successeur de Theresa May, qui qu’il soit, va devoir une issue rapide à l’enlisement du Brexit qui exaspère ses électeurs s’il ne souhaite pas voir son parti marginalisé pour longtemps. Bien que le Labour Party ait moins à perdre dans l’immédiat, grâce à la ferveur de ses militants et à la confiance envers Jeremy Corbyn pour sortir du néolibéralisme, son socle électoral s’érode également. Près des deux tiers des sièges de députés travaillistes sont dans des circonscriptions qui ont choisi la sortie de l’UE en 2016, ce qui explique la poussée du Brexit Party dans les terres représentées par le Labour. Toutefois, l’hémorragie électorale des travaillistes aux européennes s’est aussi faite au profit des libéraux-démocrates, largement rejetés pour leur alliance avec David Cameron entre 2010 et 2015 et désormais fer de lance du maintien dans l’UE, et du Green Party, une formation europhile. Toutes les cartes du jeu politique sont donc en train d’être rebattues autour d’un clivage sur le Brexit où dominent les opinions radicales (maintien dans l’UE et sortie sans accord). Tant que le Brexit n’a pas eu lieu, le Brexit Party et les Lib-Dems devraient donc continuer à affaiblir le bipartisme traditionnel revenu en force à Westminster aux élections de Juin 2017.

On ne saurait toutefois être trop prudent en termes d’impact du Brexit sur le nouveau paysage politique à Westminster. D’abord car les élections européennes, et en particulier au vu du contexte dans lequel elles se sont tenues en Grande-Bretagne, ne sont jamais représentatives des intentions de vote au niveau national. Ensuite parce que le Brexit peut advenir dans les mois qui viennent, notamment si Boris Johnson accède au 10 Downing Street et parvient à trouver une majorité législative, et refermer la phase de chaos politique ouverte par Theresa May. Mais surtout, le système électoral britannique, un scrutin à un tour qui offre la victoire au candidat en tête, complique les prédictions. Certes, l’élection législative partielle de Peterborough du 6 juin dernier, où le député travailliste sortant a dû démissionner, a vu la candidate Labour l’emporter, par seulement 2 points d’avance sur son rival du Brexit Party, et a permis à Jeremy Corbyn de réaffirmer son positionnement : unir le pays autour d’une politique écosocialiste. Mais ce scrutin très médiatisé n’a même pas mobilisé la moitié des inscrits et ne peut servir de base à une stratégie électorale. Même si le socle électoral du Labour est moins exposé que celui des Tories à la menace Farage, il n’est en réalité guère plus solide, tant le mécontentement envers la position molle de Corbyn (ni no-deal, ni Remain, mais une union douanière avec l’UE) est fort. Tant qu’il se refuse à choisir entre son électorat jeune et urbain pro-Remain et son électorat populaire pro-Brexit, Jeremy Corbyn ne sera pas plus audible qu’aujourd’hui. Or, vu le succès inquiétant de Nigel Farage et l’hostilité notoire de l’Union européenne envers toute politique alternative au néolibéralisme, il est surprenant que le choix paraisse si compliqué.

La dimension néo-coloniale des accords de libre-échange Union européenne-Tunisie

© Pixabay

Plus de huit ans après la chute du régime de Ben Ali, la Tunisie n’a pas su apporter une réponse politique aux causes de la révolution de jasmin : chômage persistant, pauvreté croissante, corruption des élites claniques etc. Pire, à quelques mois des élections présidentielles, le gouvernement semble décidé à emprunter pleinement les voies du néolibéralisme : l’ALECA, en négociation avec l’Union européenne, ouvrira le marché tunisien aux investisseurs européens, ce qui ne manquera pas de renforcer sa position officieuse de protectorat de l’Union. Ce traité sonne comme un nouveau coup porté aux intérêts tunisiens : loin d’atténuer la crise socio-économique en cours, il n’aura d’autre conséquence que d’attiser la colère d’un peuple aux aspirations déçues.


Un mirage économique

Depuis l’autre rive de la Méditerranée, le discours caractérisant la Tunisie fut un temps élogieux à l’égard de celui qui passait alors un « bon » dirigeant, qui parvenait à stabiliser le pays, tant et si bien que les observateurs parlaient de « miracle » économique. Les partenaires financiers de la Tunisie, Banque mondiale et Fonds monétaire international en tête, s’extasiaient devant un fort taux de croissance, un niveau de vie supérieur à celui de ses voisins maghrébins, l’attrait du pays pour les investisseurs étrangers et la capacité du gouvernement tunisien à réformer efficacement le pays. Ce discours sur-évaluait d’ores et déjà la situation réelle de la Tunisie et reposait sur des comparaisons avec les autres pays du Maghreb et du Moyen-Orient, mettant en avant le fort taux d’alphabétisation en Tunisie, ainsi que la sécurité et la qualité du niveau de vie. Destination prisée des Européens, en particulier des Français, la Tunisie était parée d’un voile d’illusions qui lui donnait des airs de pays développé, qui ne laissait pas présager, au nord de la Méditerranée, l’imminence d’une révolution.

La révolution n’a fait que mettre en lumière une fracture régionale immense entre l’élite économique du Sahel tunisien et son centre, point névralgique de la révolution et des tensions qui subsistent aujourd’hui, notamment dans la région de Gafsa.

Pour autant, les difficultés mises en lumière quelques années après la révolution préexistaient au renversement de Ben Ali. En 2009, le taux de chômage des jeunes de 18 à 29 ans avoisinait les 30% – 45% pour les diplômés de l’enseignement supérieur. La pauvreté, dans les régions du Sud et du centre du pays, frôlait les 30%. La révolution n’a fait que mettre en lumière une fracture régionale immense entre l’élite économique du Sahel tunisien et son centre, point névralgique de la révolution et des tensions qui subsistent aujourd’hui, notamment dans la région de Gafsa.

Le départ du président Zine el-Abidine Ben Ali aurait pu laisser présager l’ouverture d’un débat concernant ce miracle économique, cependant, il n’a toujours pas eu lieu, ni en France, ni en Tunisie. Aujourd’hui, le Printemps arabe apparaît encore comme synonyme d’ouverture à la démocratie, fondé sur le respect des libertés et du développement économique.

Les désillusions de la révolution

La révolution du 14 janvier 2011 avait alors mis en lumière les difficultés socio-économiques qui n’ont cessé de s’accroître ces huit dernières années. Les Tunisiens dénoncent la pauvreté croissante, le taux de chômage élevé et un système sclérosé par la prédation des clans en particulier celui de la femme du président, le clan Trabelsi, souvent comparé à un clan quasi-mafieux, notamment pour s’être accaparé les anciennes terres domaniales, qui avaient été récupérées par la Tunisie lors de son indépendance en 1956, mais également pour avoir la mainmise sur les exportations et les importations. Ce discours est d’ailleurs repris par l’Union européenne, tant et si bien que les causes qui ont mené à la révolution sont souvent imputés au clientélisme. Si cette réduction est totalement insuffisante pour expliquer le soulèvement de 2010-2011, elle l’est encore plus au regard de la corruption qui sévit encore aujourd’hui en Tunisie.

Par ailleurs, que la classe dirigeante soit islamiste ou moderniste, les deux sont ultralibéraux et empêchent l’ouverture d’un débat concernant les mesures économiques au sein de la société.

La classe dirigeante, dont l’immobilisme est dénoncé par Sophie Bessis[1], ne parvient toujours pas à trouver de solution face au chômage de masse, qui ne cesse d’augmenter depuis la révolution. Qu’elle soit islamiste ou moderniste, elle empêche l’ouverture d’un débat concernant les orientations économiques à prendre au sein de la société. Les régions du centre restent marginalisées en Tunisie ; les jeunes, particulièrement concernés par le chômage, quittent le pays : entre 2011 et 2017, 95 000 Tunisiens avaient choisi de partir, dont 84 % en Europe, d’après un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Le gouvernement tunisien ne parvient plus à offrir des perspectives d’avenir prometteuse pour ses cerveaux, cette fuite concernant en grande majorité les médecins et les ingénieurs. Selon l’Association des Tunisiens des grandes écoles (ATUGE), un départ sur trois est lié aux dégradations du niveau de vie, un ingénieur en début de carrière touchant environ 800 dinars par mois (soit 270 euros, contre 3 000 euros en France). Les Tunisiens diplômés ne sont pas les seuls à quitter le pays. Selon un rapport du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), environ 6 000 Tunisiens sont arrivés sur les côtés italiennes en 2018…pour 569 en 2015.

Dans le bassin de Gafsa, dont les soulèvements avaient été à l’origine de la révolution, la situation demeure inchangée et les émeutes perdurent. Dans ces régions agricoles, et vivant de l’extraction du phosphate, la crise sociale s’éternise également. Entre l’automne 2018 et l’hiver 2019, les Tunisiens ont dû faire face à une pénurie des produits laitiers. Autosuffisant, le pays a dû faire face à une augmentation massive des coûts de production en 2018, ce qui a mené les agriculteurs à demander une hausse des prix à l’État qui a préféré se tourner vers les pays européens pour importer ces denrées. Oubliés du gouvernement, les Tunisiens des régions agricoles continuent les émeutes : le 29 avril 2019, ils étaient 5 000 à Sidi Bouzid, suite à la mort de douze employées agricoles, protestant contre les conditions de travail et de sécurité insuffisantes.

Huit ans après la révolution, le changement de modèle économique n’a toujours pas eu lieu en Tunisie.

L’interventionnisme croissant de l’Union européenne

Au lendemain de la révolution de jasmin, l’Union européenne n’a pas tardé à prendre parti pour le tournant démocratique, tournant le dos à son ancien partenaire. La Tunisie faisant partie de la périphérie de voisinage, elle bénéficié de prêts allant jusqu’à 800 millions d’euros par an jusqu’en 2020 de la part des institutions financières de l’Union (Banque européenne d’investissement, Agence française de développement, Banque européenne de reconstruction et de développement) [2]. L’Union a également accordé 200 millions d’euros pour les petites entreprises tunisiennes.

Le partenariat entre l’Union européenne et la Tunisie n’a rien d’innovant : avant même la révolution, la Tunisie était d’ores et déjà fortement dépendante de l’Europe (78% des exportations, 65% des importations et 73% des investisseurs étrangers étaient européens). Dans les années 1990, l’adoption de la PMG, Politique méditerranéenne globale, affirmait la volonté de s’engager dans des relations commerciales durables avec le pays. En 1995, l’intégration de la Tunisie à l’Organisation mondiale du commerce lors du processus de Barcelone l’avait déjà rendue dépendante des intérêts internationaux en signant un premier accord de libre-échange avec l’Union européenne, qui ouvrait son industrie à la concurrence et qui avait, déjà, à l’époque, provoqué une augmentation du chômage. En 2011, l’Union européenne avait proposé à la Tunisie une politique d’ouverture de leur marché économique et d’intégration à la mondialisation. Endettée par la suite par les nombreux prêts demandés au FMI (1,74 milliards de dollars en 2013 puis 2,9 milliards en 2016), la Tunisie s’est vue imposer un plan d’austérité par celui-ci, notamment par la réduction de la masse salariale dans le service public, l’abaissement des aides aux retraités et l’augmentation massive des prix du carburant.

Par cet accord, l’Europe souhaite ouvrir le marché tunisien à ses entreprises.

Cette logique s’est accrue ces dernières années, sans qu’aucun parti politique ne puisse apporter d’alternative, jusqu’à l’ouverture des négociations de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA), dont le quatrième volet s’est tenu du 29 avril au 3 mai 2019. Par cet accord, l’Union européenne souhaite ouvrir le marché tunisien à ses entreprises. L’ALECA vise à ouvrir les secteurs de l’agriculture, des marchés publics et des services en Tunisie.

Accord très polémique au sein de la société tunisienne, la première critique émise est celle d’un retour au protectorat et de néocolonialisme économique. En effet, depuis son indépendance en 1956, la Tunisie avait récupéré les terres agricoles exploitées par les Français auparavant, dès 1964, le président Habib Bourguiba avait promulgué une loi dite « d’évacuation agricole », celle-ci interdisant aux étrangers de posséder des terres du sol tunisien. Cependant, elles restaient attachées à une élite, celle des proches du pouvoir, notamment sous Ben Ali. Tandis que la révolution de 2010-2011 était portée par le souhait de voir ces terres redistribuées aux agriculteurs tunisiens, elles sont aujourd’hui menacées par l’ALECA qui voudrait les faire exploiter par des multinationales européennes. Loin d’apporter des solutions au chômage de masse en Tunisie, cette domination économique menacerait près de 250 000 agriculteurs, le but étant de faire absorber les excédents agricoles des pays de l’Union, alors que la Tunisie est auto-suffisante en matière d’élevage et de céréales.

L’ALECA propose également une clause d’arbitrage, placée au-dessus de la justice tunisienne, gérée par un tribunal international privé, qui permettrait aux multinationales d’attaquer le gouvernement tunisien si celui-ci viendrait à faire passer des lois qui seraient considérées comme contraires à l’intérêt des investisseurs étrangers. Cela pourrait surtout concerner des mesures de protection sociale (comme le système des retraites, la création d’emplois ainsi que le système de santé en Tunisie).

L’exportation d’un tel modèle, que l’on pourrait qualifier d’européen, menace le pays à long terme : la libéralisation des marchés publics et des échanges agricoles pourrait favoriser une augmentation du chômage et de la pression sociale au sein de la Tunisie rurale. L’extrême précarité et les déséquilibres économiques dont souffre aujourd’hui le pays, risqueraient de s’accroître en privilégiant des produits européens au détriment des produits locaux.

Malgré l’opposition de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et d’autres organisations syndicales tunisiennes, aucune concertation ou débat public n’a encore été ouvert en Tunisie. Les communiqués de l’UGTT ne cessent de remettre en cause la politique ultralibérale ayant entraîné l’endettement des Tunisiens en général. Demandant également l’arrêt de la hausse des prix et d’augmenter les aides (telles que le SMIG et l’allocation de vieillesse en plus des primes de retraite), leurs revendications sont, encore aujourd’hui, ignorées par le gouvernement.


[1] Historienne et chercheuse à l’Institut des relations internationales et stratégiques, Sophie Bessis s’était exprimée le 30 avril 2019 sur les plateaux de Mediapart concernant l’ « exception » tunisienne https://youtu.be/Ck1jgBos_Ks

[2] Abderrazak Zouari, « Pour une refonte des relations tuniso-européennes ou comment permettre à la Tunisie de réussir sa transition démocratique », Maghreb-Machrek, 2018, n°237-238.

Les Français sont-ils eurosceptiques ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Burning_EU_flag_20180930.jpg
©Santeri Viinamäki

Il est difficile d’évaluer la popularité de l’Union européenne en son sein et, a fortiori, en France. Bientôt deux ans après l’élection d’Emmanuel Macron pourtant marquée du sceau de l’Europe et, à quelques mois des élections européennes, nous semblons entrer dans une ère d’euroscepticisme comme rarement le pays en a connu depuis l’édification du projet européen. Les récents événements qui ont agité le devant de la scène sociale dans le pays ont remis au goût du jour la question européenne, au grand dam du gouvernement Philippe et d’Emmanuel Macron. Mais la donne se complexifie encore puisque les partis d’opposition censés incarner ce rejet peinent à lui trouver une expression politique cohérente.


Selon une enquête d’Odoxa-Dentsu consulting, 29 % de Français continuent à croire que la construction européenne demeure une source d’espoir, contre 61 % en 2003. Si l’euroscepticisme n’a rien de nouveau en France, ce sentiment de défiance atteint aujourd’hui un seuil critique dans l’opinion publique. Il faut pourtant s’accorder sur ce que désigne ce terme au cours du temps et selon l’étendard politique qui l’agite. Le sentiment d’euroscepticisme peut se référer aussi bien à la zone euro, à la monnaie unique, aux traités de Maastricht et de Lisbonne, mais être également invoqué pour rejeter le projet européen depuis sa genèse.

Histoire d’une crainte précoce

Car il faut bien remonter à l’origine de ce projet pour partir en quête des racines de l’euroscepticisme1. Ce qui n’est encore qu’une ambition de construire une communauté européenne est accueilli avec circonspection voire avec rejet dès les années 1950 et notamment lors du traité de Rome de 1957 dont le texte est fustigé par les communistes, y voyant une initiative antisoviétique qui « réduit la France à n’être plus qu’une province » tout comme les élus gaullistes et poujadistes pour des motifs parfois différents.

Dès les négociations préalables de Messine en 1955 et de Venise en 1956, des tensions sont discernables entre les six pays fondateurs et une atmosphère de compétition commence à poindre, faisant déjà dire à Pierre Mendès France que « La France connaît de lourds handicaps dans la compétition internationale. Elle supporte des charges que les autres n’ont pas : militaires, sociales, d’outre-mer. N’oublions pas la puissance d’expansion de l’Allemagne, ses ressources, son dynamisme. Nous aurons à subir une concurrence redoutable » Plus étonnant encore il craint l’avènement d’une « technocratie internationale ».

Le débat autour d’un projet fédéraliste européen s’insère dans un climat d’après guerre mondiale toujours prégnant, de constructions internationales et de dépassement des nationalismes qui glisse rapidement vers un dépassement des nations en soi.

Une partie de l’opinion publique ainsi que des forces politiques françaises redoutent déjà un transfert de souveraineté. Et bien qu’il recouvre aujourd’hui de nouvelles formes, le sentiment de réserve au sujet du projet européen fait preuve à certains égards d’une continuité étonnante. En témoigne l’inquiétude consécutive à la Communauté européenne du charbon et de l’acier – CECA de devenir une nation diluée dans un fédéralisme européen, celle on ne peut plus actuelle de l’impact de la libéralisation des échanges sur l’économie nationale ou encore celle de l’abaissement des barrières douanières et de la libre circulation de travailleurs.

Le débat autour d’un projet européen s’insère dans un climat d’après guerre mondiale toujours prégnant, de constructions internationales et de dépassement des nationalismes qui glisse rapidement vers un dépassement des nations en soi. La Communauté économique européenne – CEE suscite d’emblée des interrogations du fait de la mise en place très complexe en matière institutionnelle d’une union douanière ou d’une politique agricole commune entre six États.

L’euroscepticisme traverse alors de part et d’autre l’échiquier politique français. A l’UMP comme au PS, la tendance semble être à l’intégration européenne, avec toutefois, dans les deux camps des voix discordantes ; un parallélisme qui contribuera à faire s’affaisser le clivage entre les deux partis.

L’euroscepticisme s’incarne aujourd’hui dans des doutes qui sont propres à une étape d’intégration européenne découlant de l’acte unique de 1986 et des traités de Maastricht en 1992 puis Lisbonne en 2009, comme l’immigration, liée à l’espace Schengen ou encore plus récemment, la législation fiscale entourant les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple).

Par voie de fait, nombre de contestations des politiques d’austérité en France qui résultent des krach boursier de 2008 puis de la crise de la dette dans la zone euro sont des formes d’euroscepticisme, de même que le sentiment de trahison ressenti par la partie de la population qui fut majoritairement opposée au traité de Lisbonne, avant de se retrouver spolié sur cette question au référendum de 20052. L’euroscepticisme traverse alors de part et d’autre l’échiquier politique français. À l’UMP comme au PS, la tendance semble être à l’intégration européenne, avec toutefois, dans les deux camps des voix discordantes ; un parallélisme qui contribuera à faire s’affaisser le clivage entre les deux partis.

Des citoyens français qui entretiennent un rapport subtil aux enjeux européens

Les premiers sondages qui émergent dans les années 1970 sur la question européenne donnent les Français dans la moyenne des autres pays, c’est à dire à 70 % favorables à la CEE. Mais déjà dans les années 1980, ce chiffre retombe à 48 %, puis en 1992, le traité de Maastricht est approuvé à 51 % de Oui, et avec 44 % de Français redoutant que l’intégration n’affaiblisse l’économie française, ce sentiment se renforçant jusqu’en 2013, date à laquelle 77 % des Français jugeront que l’étape du traité de Maastricht a amoindri l’économie française.

Cela étant, la tendance eurosceptique des Français sur cette période est moins linéaire qu’on ne voudrait le croire. Ces premiers chiffres sont à relativiser avec ceux recensant les opinions négatives à propos de l’Europe, soit jamais plus de 10 % au cours des années 1980, puis ne dépassant pas les 20 % dans la décennie suivante. Entre 1990 et 2000, une moyenne de 28,9 % s’établit quant à un sentiment de relative indifférence vis-à-vis des affaires européennes chez les Français. Là encore ce chiffre se situe dans la moyenne des autres pays membres. Il faut attendre l’apparition de la monnaie unique3 pour percevoir un impact significatif dans l’opinion publique, avec une tendance eurosceptique qui se dessine plus clairement après le référendum de 2005 sur l’adoption d’un traité établissant une constitution pour l’Europe, se heurtant à un 54 % de non en France. Dès lors, l’opinion favorable à l’Union européenne se retrouvera en constante diminution, et en 2015, 51 % des Français auront une mauvaise opinion de l’Union européenne.

Un débat dont la complexité se retrouve au centre du jeu politique

La question européenne à la fin des années 90 n’intéresse plus tellement le citoyen français. Parallèlement et paradoxalement, c’est à ce moment précis que l’euroscepticisme atteint son paroxysme à gauche, avec la création de partis principalement dédiés à lutter contre l’idée maastrichtienne de l’Europe comme le MRC (Mouvement Républicain et Citoyen). Les partis de gauche font alors preuve de réticence quant à afficher leur euroscepticisme de peur d’essuyer des affronts électoraux, un tel positionnement demeurant encore sensible et problématique. Le Mouvement républicain et citoyen de Jean Pierre Chevènement, qui promeut l’image d’un monde multipolaire sans puissance dominante, rompt son alliance avec le PS sur un désaccord autour du traité de Maastricht. Il fonde alors le Pôle Républicain qui attire des eurosceptiques de tous bords politiques.

Si les gaullistes ont eux voté contre la Communauté européenne de défense, la Communauté économique européenne et Euratom en 1959, ils soutiendront plus tard la CEE, pensant que l’intégration européenne dirigée par les Français renforcerait de fait la position politique et économique du pays et servirait l’intérêt national. Puis, dans un énième revirement consécutif au traité de Maastricht, les gaullistes craignent la perte de l’État-nation et de la souveraineté, créant ainsi divers désaccords au sein du parti, le RPR (Rassemblement Pour la République) étant fortement divisé sur la question de l’euro. Le parti néo-gaulliste fondé par Jacques Chirac fusionne avec l’Union pour la majorité présidentielle créant l’UMP (Union pour un Mouvement Populaire) et commence à se saisir de la question européenne en y insufflant une orientation souverainiste, tandis que la question européenne n’est alors pas une question majeure pour la gauche en général.

C’est à travers les élections européennes en 1984 où il obtient 10% que le FN compte ses premiers succès. Le parti de Jean-Marie Le Pen commence par soutenir un projet européen autour de la défense, du nucléaire, de l’immigration, de la sécurité et des affaires étrangères. Mais le FN soutient alors l’idée de monnaie commune4 contre celle de la monnaie unique, stratégie progressivement abandonnée pour lui préférer celle du retour pur et simple au franc. Marine Le Pen fera sa campagne autour du rejet de l’adhésion à l’euro et à l’espace européen en 2014, lors d’élections européennes où le parti obtient 23 sièges sur 72, devenant le parti français ayant la plus grande représentation au Parlement européen.

Plus généralement, l’euroscepticisme a façonné le paysage politique de ces dernières années au sein des partis traditionnels mais aussi en faisant émerger certains petit partis comme Debout La France, l’UPR ou Les Patriotes, demeurant toutefois à la marge du paysage politique.

Récemment la critique de l’Union européenne a percé au sein des milieux progressistes surtout depuis la crise grecque – le mouvement de la France insoumise créé en 2016 et qui remporte à l’élection présidentielle de 2017 près de 20% des suffrages au premier tour, fait de la refonte des traités européens un axe majeur de son programme. Le fondateur de LFI Jean-Luc Mélenchon réfute cependant le qualificatif de parti eurosceptique, préférant y voir une ligne pro-européenne mais critique, et voulant modifier les traités européens en s’appuyant sur la menace d’une sortie unilatérale de l’espace européen en cas de refus. L’Union européenne n’y est pas toujours vue comme un obstacle rédhibitoire à une politique redistributive ou de justice sociale, mais au contraire parfois perçue comme une opportunité de créer un carcan social à échelle européenne. La France insoumise reproche à l’Union européenne son tournant néolibéral et espère un infléchissement en faveurs des droits sociaux pour les populations européennes ainsi qu’une refonte des traités sans nécessairement mettre en cause le projet européen dans sa globalité.

Plus généralement, l’euroscepticisme a façonné le paysage politique de ces dernières années au sein des partis traditionnels mais aussi en faisant émerger certains petits partis comme Debout la France, l’UPR ou Les Patriotes, demeurant toutefois à la marge du paysage politique. Or si ces partis pèsent peu électoralement, ils occupent un espace politique radical qui attirent l’œil des médias et oriente de plus en plus le débat politique.

Une défiance qui a du mal à se convertir politiquement

Les nombreuses tergiversations et remaniements au sein des partis politiques au sujet de l’Union européenne sont sans doute le meilleur indicateur du caractère délicat de la question européenne pour les Français, à l’image de la stratégie précautionneuse de LFI concernant les traités européens, et du départ de deux figures souverainistes que sont François Cocq et Djordje Kuzmanovic. Le délaissement progressif de la thématique souverainiste acté par le départ de Florian Phillipot et les récentes difficultés à lire la stratégie européenne du RN qui semble aujourd’hui avoir fait volte-face sur la sortie de l’euro le confirme.

La scission entre citoyens électeurs et partis politiques explique cette difficulté contemporaine à lire l’euroscepticisme à travers une grille des partis politiques, puisque ce sentiment, attesté par les sondages comme profondément installé au sein de la population française, ne se reflète pas dans les mêmes proportions sur sa classe politique.

De même, les tentatives avortées de réunir des coalitions à échelle européenne de partis eurosceptiques montre à quel point il existe quasiment autant de façons de se revendiquer eurosceptique, que d’États membres voire de partis politiques européens. Cet euroscepticisme pragmatique et virevoltant montre aussi que, dans beaucoup de cas, les partis politiques ne sont plus les meilleurs vecteurs du sentiment eurosceptique et ne sont plus que l’objet d’un théâtre politique aux velléités électorales.

Ce phénomène s’inscrit dans l’idée plus globale d’une crise de représentativité démocratique qui traverserait le pays. La scission entre citoyens électeurs et partis politiques explique cette difficulté contemporaine à lire l’euroscepticisme à travers une grille des partis politiques, puisque ce sentiment, attesté par les sondages comme profondément installé au sein de la population française, ne se reflète pas dans les mêmes proportions sur sa classe politique. Cela signifie que la question européenne est largement transversale aux partis et qu’il est aujourd’hui bien plus intéressant de lire le phénomène à travers une grille de lecture socio-géographique ; l’Union européenne étant désormais perçue en grande partie par les eurosceptiques comme un projet de classe élitaire, technocratique et oligarchique. Ce fossé entre des citoyens plutôt eurosceptiques et une classe politique somme toute assez europhile, renforce l’idée naissante chez les Français que le choix en faveur ou en défaveur de l’Union européenne est un choix de classe.

La particularité du paysage politique français dans ce contexte d’euroscepticisme sur fond de crise de représentativité démocratique du système politique traditionnel est que même les partis d’oppositions censés proposer une alternative et offrir un vote protestataire se sont retrouvés relativement disqualifiés ces derniers temps. Là où ailleurs en Europe il y a pu avoir des partis à même de capter politiquement ce sentiment de défiance envers l’Union européenne, le mouvement des gilets jaunes en France, composé pour grande part d’abstentionnistes ou de prétendus non-alignés politiquement, est venu matérialiser un nouveau degré de méfiance envers la représentativité démocratique qui n’épargne que moyennement les partis d’opposition. C’est la question même des corps intermédiaires qui est mise en doute.

Une superposition du sentiment eurosceptique à des strates sociales et géographiques identifiables

Jean Claude Milner5 écrit dans Les penchants criminels de l’Europe, que, « les attitudes anti-européennes se retrouvent principalement parmi ceux qui ont un faible niveau de revenu et de qualification scolaire », l’euroscepticisme est surtout présent « parmi les cols bleus et les cols blancs de bas niveau ». Si on prend l’exemple du Royaume-Uni, une cartographie de la répartition des votes Leave et Remain lors du référendum sur le Brexit permet de mettre en évidence une catégorie sociale et géographique derrière les deux votes respectifs. Les campagnes de l’Est et du Nord autrefois acquises à la gauche ouvrière ont par exemple majoritairement votés Leave tandis que l’aire métropolitaine londonienne concentre les votes Remain. En France, les cartographies de vote des référendums sur les traités de Maastricht et Lisbonne ou encore des élections européennes de 2014 jouent ce rôle de marqueur socio-géographique.

© Paasikivi

La région Nord-Pas de Calais – Picardie où les handicaps socio-économiques sont légions vote massivement pour le non tout comme les zones rurales de la diagonale du centre et les département littoraux du midi méditerranéen. La tendance s’accroît en 2005 avec même de nouveaux territoires comme l’Alsace ou la Bretagne centrale avec une nuance toutefois loin d’être négligeable : pour certains territoires on observe la dynamique inverse. Le recul du non est significatif notamment dans des terres de droite comme le Cantal, la Lozère, mais aussi des territoires aisés type banlieue ouest parisienne ou métropole lilloise, bénéficiant de l’attractivité internationale et étant bien équipé pour la mise en concurrence des territoires. De sorte qu’il serait caricatural de réduire le vote Oui comme un vote exclusivement urbain, et le Non comme vote rural. Cela confirme une nouvelle fois la complexité du sentiment qu’entretiennent les Français vis-à-vis des affaires européennes. Enfin lors des élections européennes de 2014, au-delà du score important du Front national, perçue alors comme un vote anti-européen, c’est le taux d’abstention qui marque cette élection (57 % des inscrits) qui peut-être interprété à la fois comme un désintérêt ou un sentiment d’indifférence à l’égard de l’Union européenne, mais également comme un signe de protestation ou de lassitude.

Il y a tout de même au moins deux tendances grossièrement linéaires à dégager depuis Maastricht : une montée globale de l’euroscepticisme, même si ce sentiment recouvre divers réalités, et une polarisation des sentiments eurosceptiques ou europhiles selon un découpage de classe socio-géographique.

L’apparente complexité du sentiment français à l’égard de l’Union européenne se dissipe un tant soit peu lorsque l’on se penche sur des sondages qui choisissent de segmenter le recueil d’opinions par tranches sociales. Selon un sondage BVA-Orange, 56 % des Français se réclament citoyens européens, dont 68 % de cadres et 62 % de Franciliens, 89 % de sympathisants LREM, mais 46 % de ruraux, 33 % d’ouvriers et 25 % de sympathisants du Rassemblement national. Par ailleurs, seuls 33 % des Français partagent leur optimisme sur l’avenir de l’Union européenne et ils sont 54 % à penser que l’Union européenne constitue une « construction artificielle plutôt qu’une réalité qui a du sens » (60 % de ruraux, 58 % de retraités). Globalement, si les Français restent attachés au projet européen, ils sont de plus en plus nombreux à redouter son orientation néo-libérale et souhaitent paradoxalement un processus vers plus de souveraineté – « 63% des Français disent craindre qu’avec plus d’Europe on perde notre capacité à décider de ce qui est bon pour la France. »

Il y a tout de même au moins deux tendances grossièrement linéaires à dégager depuis Maastricht : une montée globale de l’euroscepticisme, même si ce sentiment recouvre divers réalités, et une polarisation des sentiments eurosceptiques ou europhiles selon un découpage de classe socio-géographique. Habermas s’étonnait déjà dans une tribune de voir les Français, peuple eurosceptique, élire un candidat aussi ouvertement europhile.

Un des révélateurs de la crise des gilets jaunes est le sentiment d’une classe populaire  dépossédée du récit national et d’un modèle socio-historique là où les cadres de LREM ont montrés un zèle à toute épreuve pour faire avancer le transfert de compétences à l’Union, leur isolement sur la scène européenne ne semblant pas entacher cet enthousiasme robuste et sous perfusion médiatique. S’il semble s’accroître aujourd’hui, ce constat n’est pas nouveau. Comme le rappelle Ronan Blaise à propos du traité de Rome, « Rien d’étonnant alors à ce que l’événement fondateur du 25 mars, bien qu’entouré d’un faste exceptionnel, soit passé inaperçu dans la presse et l’opinion des pays signataires. Comme si l’Europe était [déjà] l’apanage des élites. »

De quoi l’euroscepticisme est-il le nom ?

Le clip de campagne des élections européennes pour la liste LREM réalisé par Renaissance, « initiative de refondation de l’Europe » qui englobe « la volonté de rassembler tous les progressistes européens face aux nationalistes » est une parfaite illustration d’une pauvreté de lecture des enjeux européens. La vidéo met en scène des images dantesques juxtaposées à des images présentant des monuments historiques, des métropoles européennes, des classes éduquées, d’une violence autrement symbolique puisqu’elle y est désignée comme la seule Europe qui vaille, et d’où résonne la voix intimidante d’Emmanuel Macron : « Vous n’avez qu’un choix simple », « Vous n’avez pas le choix ».

La dialectique manichéenne opposant un populisme à une élite éclairée caricature l’enjeu européen. Ces œillères colportent un imaginaire collectif savamment entretenu par le milieu médiatico-politique. Ainsi, le sentiment europhile s’offre sous les commentaires des médias et de la classe dirigeante une connotation progressiste, humanitaire, et désigne a contrario tout sentiment réfractaire à l’idée européenne comme passion triste, idée nationaliste voire fascisante.

Si l’on observe indéniablement, une montée quelconque d’une tendance hétérogène de rejet de l’Union Européenne, il est difficile de parler d’une montée de l’euroscepticisme comme d’un bloc uniforme à la façon dont la plupart des médias semble décrire le phénomène.

En réalité, l’euroscepticisme englobe divers certitudes qui se regroupe en au moins quatre catégories et aucune d’elles ne permettent de réduire l’alternative européenne à un choix entre nationalisme ingrat et philanthropie pro-européenne.

screenshot

La contestation eurosceptique fédéraliste se place de facto dans un cadre structurel européen le légitimant par la même, mais s’opposant à davantage d’intégration européenne sur le modèle fédéraliste. L’euro-révisionnisme ou position euro-critique correspond à la volonté de refonte des traités européens, de l’idée européenne dans sa forme actuelle, et ne constitue donc pas non plus un rejet de la construction européenne en soi. Le pragmatisme eurosceptique est théoriquement opposé à l’idée européenne mais compose avec l’Union européenne actuelle en en tirant le meilleur parti dans une perspective souverainiste. Enfin, seul l’euroscepticisme radical conteste à la fois l’idée européenne dans sa genèse et l’Union européenne qui en résulte.

Le fait d’entretenir un flou conceptuel sur la tendance eurosceptique de ces dernières années est indissociable d’une stratégie de polarisation du champ des idées politiques qui tend à restreindre l’horizon électoral à un choix binaire où la voie de l’Europe, peu importe laquelle, fera figure de rempart intangible face au raz-de-marée eurosceptique. Il peut s’agir d’un mauvais calcul dès lors que de décortiquer ce que recoupe le label eurosceptique à l’échelle européenne réserve quelques surprises et montre à quel point la dynamique est disparate.

Si l’on observe indéniablement une montée quelconque d’une tendance hétérogène de rejet de l’Union européenne, il est difficile de parler d’une montée de l’euroscepticisme comme d’un bloc uniforme à la façon dont la plupart des médias semble décrire le phénomène. Les discours eurosceptiques ne se contentent pas de revêtir une diversité de forme, ils vont parfois jusqu’à se contredire entre eux.

L’Union européenne et les Français : entre nuances et tendances lourdes

Les déterminants psychologiques qui limitent la portée de l’euroscepticisme en France expliquent en partie l’ambivalence des interprétations que l’on peut faire des données recueillis par les sondages. La peur d’être associé à toute une représentation eurosceptique xénophobe et le soucis d’appartenir au camp de l’humanisme trouble encore plus la question européenne et instaure un écart entre constat d’une réalité sociale et récit médiatique moralisant.

La tension qui subsiste entre opposition à l’orientation actuelle du projet européen et adhésion plutôt majoritaire à l’idée européenne sera déterminante pour les Français lors des élections prochaines et dans les années qui viennent ; une telle équation étant peut-être insurmontable pour la survivance du projet européen.

S’ajoute à cela les divers échelons de défiance envers l’Union européenne, les Français n’allant que très rarement jusqu’à soutenir un Frexit inconditionnel et unilatéral. L’hostilité à la tournure néo-libérale de l’Union européenne n’a souvent d’obstacle que la peur au moins équivalente d’une sortie de l’Union européenne et de ses conséquences économiques. L’appréhension de partager ce qui est présenté comme le sort du Royaume-Uni post-Brexit ou de la Grèce de Tsipras demeure assez rémanente. En ce sens, le dramatique précédent grec, toujours présent dans les consciences politiques, a agi à la fois comme un détonateur moral pour l’euroscepticisme que comme le révélateur d’un rapport de force qui appelle à la prudence. La frilosité politique des partis concernant les questions européennes, l’attentisme face au Brexit, véritable round d’observation, montre à quel point ce thème, qui brille à la fois par son absence et son omniprésence, reste délicat pour l’opinion publique et les partis politiques.

Très récemment, une inflexion notable est toutefois observable dans le débat public alors qu’une brèche de propos eurosceptique assez spectaculaire se fait sentir notamment à travers la démystification du fameux candidat du Frexit, François Asselineau, dernièrement invité à débattre à Sciences Po Paris et HEC ou à travers l’ancien ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg critiquant ouvertement la position allemande sur l’Union européenne à l’antenne de BFMTV. Il faut ajouter à cela le caractère imprévisible de l’enchaînement des évènements dans un contexte de crise de la représentativité démocratique en France et compte tenu des évolutions incertaines des rapports de force au sein de l’Union européenne pour obtenir l’indétermination dans laquelle se trouve aujourd’hui le pays sur la question.

La tension qui subsiste entre opposition à l’orientation actuelle du projet européen, et adhésion plutôt majoritaire à l’idée européenne sera déterminante pour les Français lors des élections prochaines et dans les années qui viennent ; une telle équation étant peut-être insurmontable pour la survivance du projet européen.


1 Bien que le terme d’euroscepticisme nous parvient du journalisme d’outre-manche dans la décennie thatchérienne, il est aujourd’hui majoritairement employé pour qualifier tout le spectre allant de la critique ponctuelle à la remise en cause du système européen dans son entièreté.
2 En 2005, français et néerlandais refusent par voie de référendum le traité constitutionnel européen, qui sera tout de même adopté par le parlement français sous prétexte de modifications en réalité négligeables.
3 notamment lorsque les français se sont progressivement rendus compte que cette mise en place couvait en réalité une augmentation conséquente des prix.
4 Le FN a soutenu la monnaie commune européenne “ECU” pour “European Currency Unit”, une monnaie partagée par d’autres états membres sans supplanter leurs monnaies nationales respectives, contrairement à la monnaie unique. 
5 Jean-Claude Milner, “Les penchants criminels de l’Europe démocratique” p.62, Paris, Editions Verdier, 2003

« Un peuple qui souhaite recouvrer sa souveraineté doit procéder à une rupture franche avec l’UE » – Entretien avec Coralie Delaume et David Cayla

Crédit Photo
David Cayla et Coralie Delaume © Margot L’Hermite

À l’approche des élections européennes, Coralie Delaume et David Cayla, co-auteurs en 2017 de La fin de l’Union européenne, publient un nouveau livre intitulé 10 (+1) questions sur l’Union européenne. Cet ouvrage de vulgarisation revient sur les questions essentielles qui touchent au fonctionnement et à l’actualité de l’Union européenne : ses mécanismes institutionnels, sa contestation, le libéralisme économique qu’elle promeut, le coût d’une sortie de l’euro… Entretien réalisé par Eugène Favier Baron et Vincent Ortiz.


LVSL – À la lecture de votre livre, les pouvoirs du Parlement européen apparaissent sinon quasiment inexistants, du moins très faibles. Quel est donc l’enjeu de ces élections européennes ? Un hypothétique changement de majorité aurait-il un impact sur les grandes orientations des politiques européennes ?

À strictement parler, l’enjeu politique des élections au Parlement européen est dérisoire et ceci pour plusieurs raisons. La première c’est que le vote aux européennes ne procède pas d’un corps électoral homogène, mais de 27 élections nationales. En général, dans un pays, lorsqu’il y a des élections nationales ou locales, on constate une synchronisation politique des électeurs, ce qui permet de dégager des messages politiques et de faire basculer les majorités dans un sens ou dans l’autre. Rien de tel ne se produit lors des élections européennes. Les comportements électoraux des peuples sont « désynchronisés ». Ainsi, dans un pays, on votera majoritairement à gauche, dans un autre majoritairement à droite, en fonction de circonstances locales et du message que les électeurs souhaitent envoyer à leurs gouvernements.

Cette logique a pour conséquence de supprimer toute chance de changement de majorité. Il est donc certain qu’à l’issue des élections européennes de 2019, on retrouvera le même résultat qu’en 2014, qu’en 2009, qu’en 2004 ou qu’en 1999… une domination du Parlement européen par les conservateurs du PPE. Seule nouveauté attendue, le PPE qui dirigeait le Parlement européen en coalition avec les socialistes du PSE pourraient se tourner vers les libéraux (ALDE) ou établir une grande coalition PPE-ADLE-PSE. Mais ce qu’il faut comprendre c’est que, quoi qu’il arrive, la majorité au Parlement européen ne changera pas car les basculements politiques nationaux d’un côté ou de l’autre se compensent et s’annulent.

La deuxième raison qui explique la faiblesse des enjeux des élections européennes est que le poids institutionnel du Parlement est lui-même très faible. La législation européenne est le fruit d’une architecture extrêmement complexe qui implique de nombreuses parties prenantes. Le Parlement européen n’est en réalité que co-législateur. Il partage cette tâche avec le Conseil des ministres européens, sachant que l’initiative de la législation est laissée à la Commission européenne. Les directives sont ainsi le résultat de délicats arbitrages politiques et diplomatiques entre toutes ces institutions.

Enfin, il existe une troisième raison bien plus fondamentale à la faiblesse institutionnelle du Parlement européen qui est en général passée sous silence. La politique européenne procède moins des directives (les « lois » européennes) que des traités. Autrement dit, les trois pouvoirs législatifs européens que sont la Commission, le Conseil et le Parlement sont eux-mêmes soumis à un ordre juridique supérieur, celui des traités, dont l’interprétation relève de la Cour de justice de l’Union européenne. Or, c’est dans ces traités qu’est inscrit l’ADN néolibéral de l’Union européenne et ces derniers ne sont pas modifiables dans le cadre d’une procédure législative qui impliquerait le Parlement européen. En somme, les élus européens ne peuvent concevoir des directives que dans le cadre très restrictif des traités qui déterminent déjà les principales politiques économiques.

Il ne faut pas forcément déduire de ce qui précède qu’il faudrait s’abstenir aux élections européennes. Ces élections sont importantes pour se faire entendre à l’échelle nationale, pour permettre à certains partis de s’implanter durablement dans la vie politique nationale, pour avoir des élus compétents qui pourront participer à des débats subsidiaires et à des réformes mineures, mais utiles, comme par exemple la récente interdiction du plastique pour les objets à usage unique d’ici 2021.

LVSL – Vous consacrez un chapitre de votre ouvrage à ce que certains juristes nomment la constitutionnalisation du droit européen – à la manière dont, au fil des décennies, le droit européen tel qu’il est produit par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a été érigé au sommet de la pyramide des normes. Mais quels sont les effets concrets de cette constitutionnalisation du droit européen ? Les États sont-ils réellement obligés d’inscrire dans leur droit national le droit européen ?

Comme nous venons de le souligner, la CJUE a un rôle méconnu mais déterminant dans l’architecture juridique des États membres. À la suite d’une série de jurisprudences européennes et nationales, le droit européen inscrit dans les traités est désormais reconnu comme un droit de niveau supérieur au droit national. Concrètement, et c’est ce qui est le plus pernicieux, cela ne signifie pas que les États doivent explicitement transcrire le droit des traités dans leur droit national. Cela signifie en fait que les traités européens s’appliquent pour tout État membre, y compris lorsque la législation nationale est contraire à ce droit. Autrement dit, les pays membres de l’UE ne peuvent légiférer « contre » les traités européens. Toute loi nouvelle contraire aux traités ne serait simplement pas applicable. Par exemple, si l’Assemblée nationale votait une loi pour favoriser le made in France en privilégiant les fournisseurs locaux par rapport à d’autres fournisseurs européens, cette loi serait soit cassée par le Conseil constitutionnel, soit empêchée d’application par le Conseil d’État. De même, une loi qui viserait à rétablir un monopole public pour la fourniture d’électricité serait également jugée contraire aux textes européens et invalidée. C’est au nom des traités et du respect du droit européen que par exemple on prévoit, à partir de 2024, de démanteler le monopole de la RATP dans le transport urbain francilien. La loi française ne peut qu’accompagner ce démantèlement, elle ne peut pas s’y opposer car le principe de marchés concurrentiels est inscrit dans les traités.

Le cas des directives est un peu différent. Contrairement aux traités européens qui s’appliquent sans conditions et sans qu’il soit nécessaire de les transcrire dans le droit national, les directives doivent être transcrites. Néanmoins, là encore, la CJUE veille et peut annuler une transcription non conforme à l’esprit originel de la directive.

LVSL – Dans son dernier livre (l’Europe fantôme), Régis Debray écrit : « “Europe” reste un mot faible qui n’implique que faiblement ceux qui l’utilisent parce qu’elle ne suscite chez ses administrés aucun vibratio affectif. Orwell ne supportait pas l’idée qu’un anglais puisse écouter le God Save the Queen sans se mettre au garde-à-vous. Nous craindrions, nous, pour la santé mentale d’un passant se figeant sur le trottoir à l’écoute de L’Hymne à la joie ». Dans votre ouvrage, vous soulignez une contradiction intrinsèque au projet européen, qui aspire à fédérer une communauté européenne, via des moyens froidement technocratico-juridiques. Mais n’est-ce pas justement ce qui fait la force de l’Union européenne ? Cette logique d’intégration par le haut, ce pouvoir diffus dont les populations n’aperçoivent aucun centre, cette absence flagrante de symboles ou d’imaginaire européen, ne permettent-ils justement pas à la construction européenne de s’étendre de façon invisible, dans le dos des peuples ?

Il est clair que le projet européen s’est construit par le « haut », sans susciter forcément ni grand enthousiasme ni grand rejet de la part des populations, peu impliquées. Contrairement aux nations européennes qui se sont souvent construites en mêlant ferveur populaire et action déterminée des classes dirigeantes – et souvent par la violence, qu’on pense aux révolutions françaises et anglaises ou aux unifications allemandes et italiennes – l’intégration européenne s’est construite dans le cadre d’un processus pacifique dont peu de gens comprennent la logique et les implications.

On présente souvent l’Union européenne comme un projet qui vise à organiser un partage de souveraineté entre des États volontaires dans un ensemble limité de domaines. Cette vision théorique n’est cependant pas exacte en pratique. Du côté des États, on a bien un abandon de souveraineté. Ainsi, les politiques commerciales et monétaires sont du ressort exclusif des autorités européennes et échappent donc entièrement aux échelons nationaux. De même, les politiques budgétaires des États sont très strictement encadrées par les institutions européennes en vertu des traités, notamment du dernier en date, le traité budgétaire, qui oblige les États non seulement à respecter la barre des 3 %, mais aussi à aller vers l’équilibre budgétaire et la diminution des dettes publiques. Mais le problème est que, du côté européen, il n’y a pas de gain de souveraineté pour les populations car il n’y a pas d’architecture démocratique à l’échelle européenne. Il n’y a donc pas de « partage » de souveraineté, mais un abandon pur et simple de la souveraineté populaire au profit d’un système de décisions opaques et technocratiques encadré par un ensemble de règles rigides et non modifiables.

Rappelons que la souveraineté implique non pas que le peuple ait raison mais qu’il décide. Cela implique le droit, notamment, de changer d’avis. Une souveraineté européenne signifierait donc que les règles qui encadrent l’action politique doivent être modifiables. Mais elles ne le sont pas. C’est la raison pour laquelle la « souveraineté européenne » défendue par Emmanuel Macron ne peut être qu’une parfaite illusion. Pour qu’il y ait souveraineté, il faut qu’il y ait pouvoir de décision du peuple. Or, le Parlement européen n’est justement pas un Parlement souverain. De plus, son élection n’est pas le produit d’un peuple conscient de lui-même puisqu’il n’y a pas de débat démocratique qui s’organise à l’échelle européenne, ni un minimum d’homogénéité entre les peuples nationaux pour permettre de le faire exister. L’architecture européenne ne laisse en réalité qu’un seul choix à un peuple souhaitant recouvrer sa souveraineté, celui de procéder à une rupture franche avec les règles des traités, c’est-à-dire à une rupture avec l’UE.

Certains fédéralistes européens croient, parfois sincèrement, qu’il est possible de construire une souveraineté européenne en renforçant progressivement le pouvoir du Parlement et qu’un peuple européen émergera spontanément de ce processus institutionnel. Cette vision est au mieux naïve, au pire dangereuse. Les pays de l’Union ne tiennent ensemble que parce que justement il n’existe pas d’autorité politique clairement identifiée qui pourrait les contraindre à des politiques qu’ils refusent. Ainsi, si un Parlement européen véritablement souverain imposait la création d’un véritable budget européen qui permettrait d’organiser des transferts financiers des pays du cœur de l’UE vers les pays périphériques (comme cela se fait dans tout grand pays fédéral), qui peut croire que l’Allemagne ne quitterait pas immédiatement l’UE ? L’Union européenne existe non pas en dépit d’une insuffisance démocratique mais justement parce qu’elle est a-démocratique et qu’elle parvient à s’émanciper de la souveraineté populaire.

LVSL – Vous défendez – dans un chapitre dédié à cette question – l’idée selon laquelle la zone euro demeure largement vulnérable aux risques spéculatifs externes. Envisagez-vous le scénario d’une sortie de l’euro par effondrement de celui-ci en cas d’une nouvelle crise financière d’ampleur mondial ? La politisation de la Banque centrale européenne sous le mandat de Mario Draghi et ses pratiques hétérodoxes (Quantitative easing, etc.) ne montre-t-elle pas au contraire une certaine souplesse, une certaine capacité de résilience de la monnaie unique ?

De manière générale, l’Union européenne souffre d’un excès de rigidité dans la mise en œuvre de ses politiques économiques. Cette rigidité est en réalité constitutive du projet européen, très marqué par une conception ordolibérale de l’économie. L’ordolibéralisme est une forme de néolibéralisme dont la doctrine consiste à vouloir organiser l’économie à partir de marchés concurrentiels dont le cadre devrait être soutenu et renforcé par les institutions publiques. Autrement dit, on permet au pouvoir politique d’agir sur le cadre mais on lui interdit d’être un acteur à part entière, notamment de prendre des mesures discrétionnaires fondées sur des objectifs politiques. L’ordolibéralisme souhaite une séparation claire des sphères politiques et économiques dans le but – évidemment illusoire – de créer un système économique détaché de toute influence politique.

C’est cette doctrine qui est au cœur à la fois du marché unique fondé sur une concurrence « libre et non faussée » et de la gestion de la monnaie unique qu’on souhaite non inflationniste et contrôlée par une banque centrale indépendante de toute influence politique. Il ne faudrait d’ailleurs pas que l’arbre de l’euro cache la forêt du marché unique car l’essentiel du carcan économique infligé aux États est d’abord celui de la concurrence et des traités de libre-échange.

Reste que la monnaie unique participe elle aussi à cette conception rigide de l’économie. On entend parfois que, pour sauver l’euro, la Banque centrale européenne (BCE) se serait affranchie des textes des traités. C’est inexact. Elle a certes pris quelques libertés dans l’interprétation des règles mais elle ne les a pas formellement transgressées. Par exemple, dans le cadre du Quantitative easing, elle s’est refusée à financer directement les États. Lorsque les taux d’intérêt des pays d’Europe du sud ont trop augmentés au point de menacer la zone euro d’un effondrement financier, elle est intervenue pour acheter des obligations publiques déjà émises, ce qui ne constitue pas un financement des États même si cela a contribué à faire baisser les taux d’intérêt. D’ailleurs, cette politique de la BCE a dû faire face à de nombreuses oppositions, en particulier des ordolibéraux allemands. Mais la CJUE a tranché en droit et a validé l’interprétation extensive que Mario Draghi a fait du texte des traités.

En somme, la crise de l’euro a permis de tirer deux enseignements intéressants. Le premier c’est que l’existence de l’euro ne protège par l’Union européenne des crises financières. En réalité, l’Union européenne a été davantage touchée par la crise que les États-Unis eux-mêmes, ce qui est pour le moins paradoxal pour une crise venant d’outre Atlantique !

Le second enseignement est que la conception ordolibérale de l’économie ne fonctionne pas en pratique. L’idée que l’économie pourrait se réguler elle-même, par le simple jeu d’une concurrence encadrée, sans intervention politique, est un leurre. Car qu’a fait Mario Draghi pour sauver l’euro ? Il a fait de la politique en renonçant au dogmatisme initial qui fait de la BCE un garant « neutre » du système économique. Le problème est qu’il n’a pas pu aller au-delà d’une certaine limite. Même avec toute la créativité du monde, les règles européennes ont été conçue comme un carcan pour limiter l’influence politique. Elles ne permettront donc pas une interprétation extensive à l’infini. En cas de crise financière grave, la philosophie ordolibérale de l’euro risque d’atteindre assez rapidement ses limites.

LVSL – Vous consacrez un chapitre à la manière dont une éventuelle sortie de l’euro pourrait être concrétisée ; vous soulignez le fait que pour limiter la fuite des capitaux et les effets spéculatifs, elle devra être menée d’une manière rapide, à l’issue d’une préparation à huis clos. Pourrait-on dire que sur la question de la sortie de l’euro, la doctrine en la matière devrait être « y penser toujours, n’en parler jamais » ?

La sortie de l’euro d’un pays comme la France est étudiée dans le livre comme un cas d’école et non comme une hypothèse réaliste. En effet, si la France devait sortir de l’euro, cela entraînerait des conséquences cataclysmiques qui feraient sans aucun doute disparaître l’ensemble de l’édifice européen. Il serait donc un peu étrange d’envisager, pour la France, de vouloir quitter l’euro tout en restant dans l’Union européenne.

Pour un petit pays tel que la Grèce, un départ de la zone euro serait éventuellement envisageable sans effet cataclysmique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un tel départ a été sérieusement envisagé par les autorités grecques et par certains responsables allemands, notamment l’ancien ministre des finances Wolfgang Schäuble. Dans le cas de la Grèce, la doctrine a effectivement été d’y penser depuis le début ou presque et de n’en point parler. En parler, c’est précipiter le chaos économique et politique et perdre la main sur le processus de sortie.

Un tel processus de sortie est en effet complexe, non pas pour des raisons pratiques puisqu’on peut envisager de simplement tamponner les billets en euro pour créer une nouvelle devise. Le principal problème d’un changement monétaire est le traitement des dettes. Lors de la disparition du franc, toutes les dettes contractées en francs se sont immédiatement transformées en dettes en euros. Cela ne posait pas de problème aux créanciers car le franc, de toute façon, disparaissait. Un retour au franc n’aurait pas les mêmes implications dans la mesure où l’euro, lui, continuera d’exister. Les créanciers pourront donc exiger d’être remboursés en euro. Il sera alors nécessaire de contraindre ces créanciers à accepter un remboursement en francs là où ils avaient prêté des euros, ce qui risque d’entraîner des procédures judiciaires complexes, notamment vis-à-vis des créanciers étrangers, mais aussi des problèmes diplomatiques avec les pays où vivent ces créanciers, lesquels peuvent être de grandes et puissantes institutions financières.

L’autre difficulté est celle que vous évoquez. Toute décision de rupture avec la monnaie unique risque d’entraîner une fuite des capitaux, les résidents cherchant à protéger leur épargne d’une éventuelle dévaluation. Le problème est qu’on ne peut pas « juste » interdire les mouvements de capitaux car cela entraînerait l’impossibilité de procéder à des paiements à l’étranger. Pour un pays comme la France, ça serait très problématique. Il faudra donc à la fois préserver l’épargne nationale en l’empêchant de fuir vers des cieux plus propices, condition pour pouvoir continuer de financer les dépenses nationales d’investissement, et en même temps permettre aux résidents qui le souhaitent de payer des transactions avec des pays tiers. Cette double exigence sera en réalité très compliquée à mettre en œuvre et nécessitera de faire exploser l’ensemble du cadre juridique européen. Voilà pourquoi il serait illusoire pour un pays comme la France d’espérer quitter l’euro tout en restant dans l’Union.

Quoi qu’il en soit, il est clair que sortir de la monnaie unique impliquerait une longue et minutieuse préparation juridique et technique pour permettre une sortie ordonnée, c’est-à-dire qui ne pose pas davantage de problèmes qu’elle est censée en résoudre.

LVSL – Les récentes velléités séparatistes de certaines régions bien intégrées dans l’espace européen, comme la Catalogne ou la Flandre ont souvent été commentées comme relevant d’une menace pour l’Union européenne. Néanmoins, il semble que ce soit parfois le produit d’une volonté pro-européenne, à l’image du parti flamand NVA, qui souhaite l’indépendance de la Flandre, mais comme pour mieux se fondre dans l’Union européenne en tant qu’espace culturellement homogène. Après le niveau européen, le niveau régional sur le modèle fédéraliste est-il le prochain niveau de compétence visé par l’UE pour démanteler les Etats ? Le régionalisme est-il un rempart ou une aubaine pour l’Union européenne ?

Le régionalisme peut être vu comme une aubaine si l’on considère que l’Union européenne cherche à démanteler le pouvoir des États pour asseoir son propre pouvoir. On peut d’ailleurs souligner que la régionalisation des États doit beaucoup aux politiques de l’UE qui cherchent justement à traiter directement avec les régions, notamment dans le cadre des fonds structurels. Certains régionalistes peuvent aussi estimer que l’Union européenne serait un cadre préférable au cadre national pour mener les politiques qu’ils souhaitent. À ce titre, il n’est sans doute pas étonnant que les plus attachés au maintien du Royaume-Uni dans l’UE soient justement les écossais.

Néanmoins, on peut aussi penser qu’exacerber les identités régionales sera un mauvais calcul à terme. Comme nous le soulignons dans nos livres, l’Union européenne est menacée par les forces qui la font diverger économiquement et socialement. Pour contrecarrer ces forces, il faudrait en théorie renforcer le sentiment de solidarité entre les pays et les régions. Or, le régionalisme actuel se nourrit justement de la philosophie ultra-compétitive qui prévaut en Europe. Les indépendantistes catalans et flamands ont le sentiment d’être plus compétitifs, plus efficaces, que leurs voisins, et refusent au nom de cette « performance » d’être solidaires de régions plus pauvres. C’est exactement la même chose qui se passe en Europe et qui nourrit l’hégémonie allemande. Or, on ne peut pas en même temps vouloir construire « une union toujours plus étroite » et promouvoir un modèle économique qui exacerbe les rivalités régionales et nationales.

L’Europe ne sera unie que sur le principe de peuples égaux en droits et en dignité. Aussi, plutôt que de poursuivre la chimère d’un peuple européen qui se réaliserait sur le démantèlement des peuples nationaux, les dirigeants européens feraient mieux d’abandonner la doctrine de la concurrence et de développer de véritables outils de coopération intergouvernementaux comme ils ont su le faire par le passé.

Crédits :

© Margot L’Hermite