Élections présidentielles iraniennes : la République islamique tangue mais ne coule pas

L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique d’Iran, et son successeur Ali Khamenei, représentés sur les murs d’une mosquée de Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

L’élection présidentielle iranienne intervient dans un pays gravement atteint sur le plan économique, social et humanitaire. Le retour des sanctions infligées par les États-Unis en mai 2018 a grandement participé de cette détérioration. Alors que la majeure partie de la population espère des candidats une sortie de l’ornière, ces derniers, en campagne, peinent à convaincre. Cependant, ni les relations à couteaux tirés avec les Américains, ni la situation interne tendue ne semblent menacer les cadres sur lesquels repose la République islamique d’Iran (RII).

Sur les 600 volontaires ayant tenté de se présenter aux élections, seuls sept ont été retenus par le Conseil des Gardiens, qui ont essentiellement avalisé des candidatures proches du pouvoir religieux. Ce choix a provoqué les critiques du conservateur modéré M. Larijani, dirigeant du parlement iranien. Si le pluralisme de cette élection est donc pour le moins limité, les marges de manoeuvres du vainqueur sera elle aussi sévèrement contrainte par le contexte international.

Le pays connaît une pénurie de médicaments, eux aussi sous embargo étranger. Les personnes atteintes de diabète, qui représentent 11 % de la population de plus de 25 ans, ne peuvent ainsi plus se fournir correctement en insuline.

Après le retrait unilatéral américain de l’accord de Vienne, dit « Joint Comprehensive Plan of Action » (JCPoA) décidé par l’administration Trump, le rétablissement d’une politique de pression maximale a achevé d’asphyxier l’Iran. Les sanctions, loin de ne s’appliquer qu’au domaine militaire et à quelques personnalités ciblées, s’étendent à l’ensemble de l’économie. L’inflation galopante, la dépréciation folle de la monnaie iranienne, ainsi que la diminution vertigineuse des échanges commerciaux avec le reste du monde, ont provoqué l’arrêt de nombreux secteurs d’activité et la chute de la consommation des catégories populaires. Le taux de pauvreté s’étend actuellement à près de la moitié de la population. La viande, le lait, les fruits ou le pain se raréfient dans les ménages. Les jeunes, souvent très diplômés – 800 000 nouveaux détenteurs d’une licence chaque année -, peinent à s’insérer sur un marché du travail atone. Selon les estimations les plus récentes de la Banque mondiale, un jeune sur quatre est au chômage. À cela s’ajoutent les pénuries de médicaments, eux aussi sous embargo étranger. Les personnes atteintes de diabète, qui représentent 11 % de la population de plus de 25 ans, ne peuvent ainsi plus se fournir correctement en insuline. La pandémie du SARS-CoV-2 est venue confirmer la déliquescence du système de santé iranien, puisque le pays a connu le plus important taux de décès liés au virus dans le Moyen-Orient.

Pour une analyse de l’impact des sanctions en Iran, lire sur LVSL notre entretien avec Thierry Coville : « Les sanctions américaines contre l’Iran sont d’une grande brutalité et les Européens laissent faire »

L’économie iranienne a connu des mutations importantes. D’un encadrement étatique appuyé, on est passé à une économie d’arrangements entre particuliers, marquée par la suppression de nombreuses normes et l’explosion du marché noir. Ce processus de dérégulation ne détonne pourtant pas excessivement avec la trajectoire que suit l’Iran depuis une quarantaine d’années. À l’instar de nombreuses économies autrefois strictement contrôlées par l’appareil d’État, le régime a dû se soumettre, dans un contexte de crise de la dette, à des plans d’ajustement structurel. En Iran, des réformes libérales ont été entreprises par les gouvernements successifs, à partir du mandat de M. Rafsandjani (1989-1997), alors même que « la volonté de lutter contre les inégalités sociales a sans doute été l’un des éléments les plus fédérateurs du discours pré-révolutionnaire des opposants au régime du Shah » [1]. Cette période coïncide avec la mise en place des premiers embargos sur le pétrole et le commerce extérieur. Face aux contraintes internationales – dévaluation structurelle du rial, pénurie de devises -, les gouvernements ont opté pour des campagnes de privatisations. Ces dernières ont été relancées et accélérées pendant la présidence Ahmadinejad, entre 2005 et 2013. Un comble, pour celui qui avait justement su séduire par sa critique des plans d’ajustement structurels…

L’aggravation de la situation économique se traduit par une désillusion politique croissante. Ces derniers mois, le Guide a affiché à plusieurs reprises sa préoccupation vis-à-vis d’un taux de participation potentiellement dérisoire. Les Iraniens n’entendent plus se rendre aux urnes, qui plus est suite à ce processus de sélection qui a drastiquement limité les options politiques. Interrogé par Le Vent se Lève, Thierry Coville précise : « Politiquement, on entend de plus en plus de gens qui se questionnent quant à l’intérêt de voter et la différence entre le camp réformateur et conservateur ». Ce risque d’abstention n’a rien d’une nouveauté. Lors des élections présidentielles et législatives de juin 2017 et de février 2020, les Iraniens avait déjà préféré rester chez eux. L’une des raisons réside peut-être dans l’incapacité chronique des candidats à proposer des mesures qui mettent en cause les carcans néolibéraux, qui conduisent à la dégradation de vie des Iraniens depuis trois décennies.

La pierre angulaire du nucléaire

Les pourparlers sur le nucléaire, qui ont repris le 6 avril par l’entremise de l’E3 – la troïka européenne composée de la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni -, surplombent l’ensemble de ces tensions internes. Pour Thierry Coville, la chose est acquise : « Ce qui peut rétablir une stabilité macro-économique en Iran, c’est le retour des Etats-Unis dans l’accord ». Contrairement aux idées reçues, l’élection qui se profile aura sans doute une influence mineure sur les négociations. Quoi qu’il advienne, le Guide suprême demeure l’ultime digue qui se dresse face aux Américains et aux Européens. Il apparaît même que ce dernier ait adopté la stratégie de la patience ; si la levée des sanctions figure parmi les conditions iraniennes sine qua non à un éventuel compromis entre les différents partis de l’accord, le leader ne se presse pas pour y parvenir avant le verdict du 18 juin. Et ce, pour une raison simple : la crainte d’un nouveau – et énième – tollé intérieur une fois la reprise économique amorcée. Pour la plupart des analystes et certains officiels, la nomination d’un tenant de la ligne « dure » au poste de président ne devrait pas, en somme, mener le prochain gouvernement à l’abandon du dialogue.

Le camp des « radicaux » peut compter sur des soutiens économiques qui n’ont pas intérêt à un apaisement avec les États-Unis. Parmi eux, on trouve les Pasdaran, « Gardiens de la révolution », qui soutiennent financièrement nombre de groupes armées dans la région.

En Iran, deux tendances s’affrontent quand il s’agit de se positionner sur la politique étrangère. D’un côté, les éléments les plus radicaux du régime revendiquent la surenchère nucléaire en vue d’abolir l’intégralité des sanctions, qui s’élèvent au nombre de 1 500 après la rupture inaugurée en 2018. Une levée qu’il appartient, in fine, au gouvernement américain de décider. De l’autre, ledit camp « modéré » vante le rapprochement avec les Occidentaux, tout en maintenant une hostilité affichée vis-à-vis des autres puissances régionales, israélienne et saoudienne.

Le camp des « radicaux » peut compter sur des soutiens économiques et politiques qui n’ont pas intérêt à un apaisement avec les États-Unis. Parmi eux, on trouve les Pasdaran, « Gardiens de la révolution », qui soutiennent financièrement nombre de groupes armées au Liban, au Yémen ou en Irak. Du reste, les affrontements à distance avec les États-Unis garantissent leur légitimité auprès de la population, qui se soumet à la militarisation accrue du pays.

Les bouleversements régionaux et globaux ont jeté de nouvelles bases dont l’accord en devenir ne pourra faire fi. La donne a effectivement changé quant à l’évolution des relations entre puissances. Les accords d’Abraham, signés en 2020, marquent le début d’un processus de normalisation des rapports d’Israël avec les États arabes voisins. Bien qu’il demeure à l’état embryonnaire, le rapprochement avec la monarchie saoudienne a envoyé un signal clair à l’Iran : les lignes bougent et l’isolent un peu plus. En parallèle, le cadrage géopolitique de la région, encore largement dicté par Washington, semble évoluer. La Russie de Vladimir Poutine n’hésite pas à prendre fait et cause pour Téhéran, au moment de condamner les agissements de la Maison Blanche. Ainsi en est-il allé de la proclamation unilatérale d’un renouvellement des sanctions onusiennes, en septembre 2020, et de l’assassinat par drone du commandement des forces Al-Qods, M. Soleimani, décisions vivement dénoncées par les autorités russes. La Chine, elle, ne cache pas ses ambitions économiques. Elle a notamment annoncé un « pacte de coopération stratégique de 25 ans » avec l’Iran, le 27 mars dernier. Pékin, qui « a toujours soutenu l’Iran, comportement lié à la rivalité avec les Etats-Unis », analyse Thierry Coville, est devenu, au cours de la dernière décennie, le premier partenaire commercial de la République islamique. Sa présence n’aura, cependant, « pas un énorme impact sur les négociations », nuance le chercheur.

L’administration Biden a quant à elle suspendu son jugement, dans l’attente du résultat des élections. M. Blinken, Secrétaire d’Etat depuis l’élection de Joe Biden, a cependant affirmé le 8 juin 2021 que les États-Unis maintiendront « des centaines de sanctions […], y compris des sanctions imposées par l’administration Trump », renvoyant sine die l’espoir d’une désescalade aboutie. Ces divers épisodes d’inimitiés ponctuées d’accalmies ne laissent pas présager un retour dans l’accord en des termes identiques à ceux initialement définis.

L’hypothèse d’une crise de régime

Par-delà cet entrelacs de factions et d’intérêts se dégage un régime tenace. Aujourd’hui, la contestation populaire, si elle n’a pas complètement disparu, n’est plus d’actualité. La dernière véritable secousse aux revendications politiques remonte à 2009. Le « Mouvement vert » et des millions d’électeurs s’étaient alors insurgés contre le verdict des urnes, donnant M. Aminedjhad vainqueur. Une décennie plus tard, de tels soubresauts ne sont plus concevables. La répression féroce des autorités iraniennes n’y est pas pour rien. Selon un décompte réalisé par Amnesty International, en décembre 2019, le nombre d’assassinats perpétrés par le régime s’établirait à 304.

Mais la répression n’est pas le seul facteur de cette singulière résilience, qui caractérise une théocratie dont on prêche si souvent la fin. « Ce qui est frappant avec l’Iran, c’est la résilience de la société, qui a passé une grande partie de son histoire récente en situation de crise », rappelle T. Coville. Le plus saisissant, à rebours des chiffres rapportés – réels -, c’est de constater une part de bonne santé économique en Iran. La République islamique a en effet pu continuer de compter sur quelques exportations. Entre combines pour contourner les sanctions américaines – en mélangeant son pétrole avec la production irakienne, par exemple – et hausse de la vente du brut à l’étranger, avec l’écoulement d’un million et demi de barils par jour selon TankerTrackers en janvier 2021, l’économie iranienne « ne va pas s’effondrer » dans l’immédiat.

Au-delà, l’imaginaire de la citadelle assiégée semble maintenir le régime à flot. Et les mollahs iraniens ne s’y trompent pas. Ils n’ont de cesse de tirer sur la fibre nationaliste en agitant l’épouvantail du « Grand Satan » – utilisé pour désigner l’Empire américain – à coup de slogans éloquents, tels que down with the US (« à bas les Etats-Unis ») et de mobilisations de masse, comme la célébration en grande pompe des 30 ans de la RII le premier février 2019.

Néanmoins, il ne fait aucun doute que le régime joue sa survie dans les années qui viennent. Pour ce faire, un arbitrage à visages multiples s’impose : économique, religieux et souverain, quand on pense au dossier du nucléaire. Surtout, la question de la succession de Ali Khamenei, souffrant selon certains, se pose déjà dans les rangs du pouvoir. Sachant que le Guide suprême est le véritable chef de l’État, tous les regards se tournent vers l’après. En 1989, au moment de la disparition de l’instigateur de la Révolution, l’ayatollah Khomeini, des chambardements constitutionnels et théologiques avaient eu lieu : à partir de cette date, entre autres, le Guide n’est plus obligatoirement un marja, c’est-à-dire une « source d’imitation » dans le chiisme duodécimain, mais peut être désigné parmi le clergé moyen. Feront-ils office de précédent ? Les Américains, en coulisse, en ont fait une priorité ; l’amer constat d’un régime qui refuse d’abdiquer et qui reste, aux yeux du monde extérieur, un objet mal identifié.

Notes :

[1] Vahabi, M., Coville, T. (2017). « L’économie politique de la République islamique d’Iran », Revue internationale des études du développement, 1 (229),  pp. 11-31.

Nouveaux visages de la guerre économique et impuissance volontaire de la France

© passyria

Guerre économique. L’expression fait florès depuis l’élection de Donald Trump, mais elle recouvre une réalité qui structure le monde occidental depuis des décennies. ONG, fondations privées et réseaux médiatiques sont autant de pions avancés par les grandes puissances, États-Unis en tête, pour asseoir leur domination économique. Dans cette guerre aux méthodes nouvelles mais aux objectifs anciens, la France se trouve en piteuse posture. C’est la thèse que défend Nicolas Moinet dans Soft Powers, deuxième volet des Sentiers de la guerre économique. Spécialiste de l’intelligence économique, professeur des universités à l’IAE de Poitiers, Nicolas Moinet a contribué au rapport Martre de 1994. Il a travaillé avec Christian Harbulot dans le groupe parapublic Défense Conseil International, qui a développé l’Intelligence économique de 1993 à 1998. Dans le sillage de cette structure appelée Intelco sont nées deux formations : le master Intelligence économique de l’Université de Poitiers et l’École de Guerre Économique.

Les échiquiers invisibles

 « Des Normes, des pouvoirs, des systèmes d’information : le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte, à l’intérieur d’un ensemble dynamique. Une société, en effet, ne se définit pas seulement par des règles contraignantes et le maintien d’une organisation. Elle désigne aussi un système ouvert et une capacité adaptative. (…) Le pouvoir contemporain gère, avec une subtilité extrême, le désordre qu’il prend en charge. Tout pouvoir, nous le savons, gère le désordre. Or cette gestion actuelle du désordre s’opère par des systèmes de communication, par des normes, par des stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées ».

Le rôle de l’influence dans la guerre économique est devenu majeur et, pour bien planter le décor de cette guerre qui ne dit pas son nom, je commence généralement mes conférences par cette citation de Jacqueline Russ. Ainsi, la prise du pouvoir passe-t-elle d’abord par le désordre puis une reprise en main par un ordre qui soit sous contrôle via des systèmes d’information, des normes, des stratégies ouvertes et des dominations masquées et déguisées. Les récentes stratégies mises en œuvre par les GAFAM ne disent pas autre chose et croire, par exemple, que Google ou Amazon seraient de simples entreprises commerciales – aussi puissantes soient-elles – serait se tromper sur leurs objectifs et leur volonté de puissance.

Prenons pour exemple Amazon. Tout d’abord, cette entreprise est née d’un projet politique, celui des hippies californiens rêvant de vivre en autarcie et, pour cela, de disposer d’un système de vente par correspondance permettant de tout acheter où que l’on se trouve. Tel est d’ailleurs le rêve américain et il suffit de regarder certains documentaires sur la construction de maisons dans les forêts d’Alaska pour s’en convaincre. L’équipement sophistiqué de ces hommes et femmes qui bâtissent leurs futures demeures au milieu de nulle part sous le regard intrigué des ours est étonnant. Mais il est vrai que contrairement à la France, la logistique est une préoccupation première aux États-Unis (chez nous, il est généralement admis que « l’intendance suivra » même si dans les faits elle suit rarement !). Ensuite, Amazon va s’appuyer sur Wall Street pour financer son activité de commerce en ligne, non rentable au départ et qui va allègrement détruire deux emplois quand elle en crée un. Son fondateur, Jeff Bezos – aujourd’hui la première fortune du monde – est un stratège doué d’une véritable intelligence politique, comprenant que les élus ne se soucieront pas des petits commerces qui ferment ici et là dès lors qu’ils peuvent inaugurer un centre Amazon, visible et donc électoralement payant. Avec à la clé des centaines de créations d’emplois peu qualifiés permettant de faire baisser le chômage de longue durée.

Car ne nous leurrons pas. Avec son empire, Jeff Bezos veut le pouvoir économique, mais également le pouvoir politique. En fait, le pouvoir tout court. Aussi va-t-il s’opposer à la taxe Amazon votée par la ville de Seattle après avoir fait mine de l’accepter. Celle-ci est censée financer des logements sociaux car, dans cette ville américaine, de nombreux travailleurs ne peuvent plus se loger, finissant par dormir dans des hangars ou sous des tentes tels des SDF. Le géant du commerce en ligne va donc organiser en sous-main des manifestations contre cette taxe et faire revoter le conseil municipal qui se déjugera. Pour ne pas payer. Même pas ! Car il annoncera par la suite créer un fonds d’aide au logement beaucoup mieux doté. Mais on le comprend bien : ceux qui en bénéficieront alors le devront à Amazon. Et pour être sûr de ne plus avoir, à l’avenir, de mauvaise surprise, une liste de candidats va même être soutenue pour l’élection à la mairie. Est-on seulement dans le commerce en ligne ? D’autant que les gains financiers et la véritable puissance du géant se trouvent désormais dans son activité de Cloud – Amazon Web Services – qui représente déjà plus d’un tiers du stockage mondial et vient fournir les serveurs de la CIA. Désormais, le pouvoir est à l’interface.

Côté américain, le soft power permet de répondre à ces objectifs sous couvert de société ouverte au moyen d’un dispositif qui s’est construit dans la durée sur une véritable synergie public-privé

Bas les masques !

Ce titre de chapitre a bien failli ne pas exister. Mais un virus et une pénurie de masques vont en décider autrement. En plein confinement face à l’épidémie de Covid-19, une de mes anciennes étudiantes chinoises dont je n’avais plus de nouvelles depuis presque dix ans m’envoie un courriel très attentionné pour me proposer l’envoi de masques à moi et à ma famille. Bien entendu, cette touchante proposition dénote, d’un côté, une empathie dont il serait malvenu de se plaindre. Mais d’un autre côté, ce message me met en colère. Comment accepter l’aide d’un pays dont je reste persuadé qu’il a caché le plus longtemps possible la gravité de l’épidémie en truquant ses chiffres et en bâillonnant ses lanceurs d’alerte ? Pompier-pyromane, le voilà qui développe un soft power sanitaire, pensant faire oublier sa responsabilité dans la crise, ou reléguer au second plan la bataille sur la 5G ou les révélations d’affaires d’espionnage économique qui se multiplient depuis peu… Mais surtout, quelle honte pour mon pays – la France – de n’être pas en mesure de faire face à une situation de crise pourtant prévisible et surtout parfaitement prévue. Alors que faire ? Se résigner ? Non. Continuer à se battre pour mettre dans la lumière des stratégies masquées…

Ne pouvant lutter à armes égales avec l’influence culturelle américaine ni même japonaise, la Chine a mis en œuvre un pouvoir feutré utilisant la première de ses armes, l’argent, via le financement d’infrastructures ou la prise de participations et de contrôle de sites ou d’entreprises stratégiques, profitant avec intelligence de l’absence de politique de sécurité économique au niveau européen. Ainsi faudra-t-il même l’intervention des États-Unis pour empêcher l’OPA du groupe public China Three Gorges sur Energias de Portugal (EDP), première entreprise du pays, en raison des conséquences que cela aurait pu avoir sur sa branche énergie renouvelable présente sur le territoire américain ! En d’autres termes, le soft power américain sera venu contrer le soft power chinois sur un pays de l’Union européenne, reléguant cette dernière à n’être plus qu’un champ de manœuvre parmi d’autres de la guerre économique Chine versus États-Unis. Attristant, non ?

Small World !

Pour influencer la majeure partie des décideurs, un petit monde suffit. Ainsi, le soft power idéologique fonctionne-t-il sur le mode de la viralité et nous retrouvons là le fameux point de bascule cher à Malcom Gladwell. Rappelons-en les modalités. Pour obtenir un effet boule de neige similaire aux contagions, trois ingrédients sont nécessaires : un contexte, un principe d’adhérence et des déclencheurs. La guerre froide et sa lutte entre deux blocs idéologiques vont fournir le contexte au développement d’un néolibéralisme pensé dès les années 30 par le théoricien américain Walter Lippmann. Le principe d’adhérence est celui d’un retard quasi structurel et d’une nécessité de changement permanent qui permet ainsi de recycler le libre-échangisme (en fait relatif) d’Adam Smith pour le rendre compatible avec l’idée d’un État régulateur dirigé par un gouvernement d’experts. Cette généalogie a été particulièrement bien décryptée et reconstituée par la philosophe Barbara Stiegler dans un ouvrage de haute volée au titre évocateur :  Il faut s’adapter. Au-delà, Yuval Noah Harari rappelle dans son magistral Sapiens, une brève histoire de l’humanité, le lien organique existant entre la « secte libérale » (sic) et l’humanisme chrétien, ce dernier ayant également enfanté l’humanisme socialiste, autre secte et surtout grande rivale de la première. Autrement dit, le néolibéralisme n’est pas qu’un ensemble de règles rationnelles visant l’efficacité du système économique capitaliste, mais bien une religion avec son église, ses adeptes, ses prêtres et surtout son idéologie.

Les sentiers de la guerre économique, second volet de Soft powers.

« Open sociey », really ?

En ce qui me concerne, j’ai véritablement commencé à entrevoir la manière dont l’influence et le soft power pouvaient manœuvrer sur les échiquiers invisibles en travaillant sur les fondations Soros en Europe de l’est, une étude réalisée pour le Comité pour la Compétitivité et la Sécurité Économique du Secrétariat Général à la Défense Nationale (SGDN devenu SGDSN). Sans doute avez-vous déjà entendu parler du milliardaire américain George Soros, car, trente ans après, il reste toujours actif et la polémique bat son plein, notamment dans son pays natal, la Hongrie. A la tête de cette nation membre de l’Union européenne, le premier ministre Viktor Orban a fait du « mondialiste » Soros et de ses fondations l’ennemi public numéro un expliquant que ces dernières « opèrent comme le faisaient les activistes du département d’agit-prop de l’ancien parti communiste », précisant que « nous vieux chevaux de guerre, savons heureusement les reconnaître à l’odeur ». Bien entendu, il faut se méfier de ne pas emboîter le pas à un courant nationaliste fortement empreint d’antisémitisme. Mais il faut aussi savoir faire la part des choses. Alors, qu’en est-il réellement des actions philanthropiques de l’homme d’affaires ?

« La guerre économique systémique, rappelle Christian Harbulot, s’appuie sur un processus informationnel visant à affaiblir, à assujettir ou à soumettre un adversaire à une domination de type cognitif. L’impératif de l’attaquant est de dissimuler l’intention d’attaque et de ne jamais passer pour l’agresseur. Dans cette nouvelle forme d’affrontement informationnel, l’art de la guerre consiste à changer d’échiquier, c’est-à-dire à ne pas affronter l’adversaire sur le terrain où il s’attend à être attaqué. » Côté américain, le soft power permet de répondre à ces objectifs sous couvert de société ouverte au moyen d’un dispositif qui s’est construit dans la durée sur une véritable synergie public-privé.

De fait, les actions très décriées – désormais en Afrique – du milliardaire américain George Soros ne datent pas d’hier et c’est bien là toute sa force : travailler dans la durée et cacher dans la lumière en s’appuyant sur la théorie du complot pour stopper court à toute analyse en profondeur. Pourtant, les actions d’influence récentes des Open Society Foundations, comme le soutien financier de groupes militant pour l’indépendance de la Catalogne ou le financement, dans nos banlieues françaises, d’associations communautaristes, ne doivent rien au hasard et suivent parfaitement les voies tracées par la politique étrangère américaine. Revenons quelques décennies en arrière, lorsqu’après la chute du mur de Berlin, le réseau du spéculateur-philanthrope américain finance déjà de nombreux programmes liés à la formation des élites dans les ex-pays de l’Est comme l’Université d’Europe Centrale à Prague et à Budapest. En Russie, de nombreux chercheurs ne travaillent plus à cette époque que grâce aux subventions de l’International Science Foundation qui financera même l’arrivée de l’Internet. Mais s’agit-il là simplement d’actions philanthropiques fort louables ?

La guerre pour, par et contre l’information

Suivant cette typologie, et une large panoplie de manœuvres à disposition, on constate que si certaines relèvent de la guerre secrète (avec parfois même l’appui de services spécialisés), la tendance est à l’usage de méthodes légales d’intelligence économique où la transparence va jouer un rôle clé. Ce n’est donc pas nécessairement le plus puissant qui l’emporte, mais bien le plus intelligent, l’intelligence devant alors être comprise comme la capacité à décrypter le dessous des cartes pour mieux surprendre l’adversaire puis garder l’initiative afin d’épuiser l’autre camp. De ce point de vue, la récente victoire des opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est un modèle du genre dans la continuité de la bataille du Larzac quarante ans plus tôt. Car au-delà des caricatures, cette victoire démontre combien l’agilité déployée par les zadistes a pu paralyser une pseudo-coalition arc-boutée sur l’usage de la force et du droit quand l’autre camp utilisait la ruse et les médias. La trame de fond de la guerre économique est celle de sociétés post-modernes où l’usage de la force est de moins en moins accepté avec un système composé de trois pôles : un pôle autocratique, un pôle médiatique et un pôle de radicalités.

Ainsi, l’effet Greta Thunberg relève-t-il bien d’une forme de soft power. Tout aussi intéressant est le discret soft power norvégien qui, par petites touches, fait de ce pays producteur d’hydrocarbures, et grand utilisateur de pesticides pour l’élevage du saumon un modèle d’écologie.

Le pôle autocratique appelle un pouvoir politique fort où les décisions sont concentrées dans les mains d’une poignée de décideurs qui fait corps (d’où le préfixe « auto »). On pense tout de suite à certains régimes autoritaires, mais cette autocratie peut également prendre les aspects d’une démocratie dès lors que c’est la technostructure qui gouverne et possède les principaux leviers du pouvoir (« la caste »). Nous retrouvons bien là l’idée de la philosophe Jacqueline Russ pour qui « le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte ». D’où la nécessité de « contrôler » les médias classiques qui appartiennent le plus souvent aux États ou à des puissances économiques quand ils ne survivent pas grâce aux subventions publiques. Une histoire qui n’est pas nouvelle certes. Mais ce qui est nouveau, c’est la nécessité à la fois de créer du désordre et de le gérer « par des systèmes de communication, par des normes, par des stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées ». Le secret va donc devoir se cacher derrière le voile de la transparence. Et ce, dans un écosystème médiatique qui se complexifie, notamment avec l’arrivée des réseaux sociaux numériques, et qui se trouve être également le terrain de jeu du troisième pôle, celui des radicalités. Celles-ci peuvent être organisées (zadistes, black block, féministes, vegans, etc.) sous un mode le plus souvent éphémère et agile ou être le fait d’individus qui se rebellent et se révoltent tels les lanceurs d’alerte.

Le triangle de l’influence radicale

Sur le fond, l’usage de technologies nouvelles à des fins subversives est ancienne mais ce qui modifie la donne, c’est l’étendue du champ d’action et la fulgurance des manœuvres. Le tout sur fond de crise de l’autorité et d’une « tentation de l’innocence », lame de fond remarquablement analysée dès 1995 par l’essayiste Pascal Bruckner pour qui l’homme occidental fuit ses responsabilités en jouant sur l’infantilisation ou la victimisation. Et quand on y réfléchit, cette grille de lecture explique nombre de comportements individuels et collectifs vécus ces dernières décennies… Autrement dit, si l’histoire de l’humanité a souvent été marquée par le combat d’un individu ou d’un petit groupe contre l’ordre établi, jamais l’effet de levier n’a été aussi fort. La fronde de David est désormais réticulaire et les projectiles pleuvent de toutes parts sur notre « pauvre » Goliath souvent aveuglé par l’arrogance du puissant. Colosse au pied d’argile, chêne qui se croit indéracinable à l’heure où les roseaux triomphent. Il faut plus que jamais relire La Fontaine ! L’histoire ne bégaie pas, elle radote. « Les progrès de l’humanité se mesurent aux concessions que la folie des sages fait à la sagesse des fous » écrivait en son temps Jean Jaurès. Disons qu’aujourd’hui, ces concessions s’obtiennent le plus souvent au bras de fer, l’un des pôles devant en faire basculer un second pour l’emporter sur le troisième.

La course aux étoiles

Avez-vous déjà entendu parler de l’IDS, l’Initiative de défense stratégique ? En pleine guerre froide, ce programme américain, appelé communément « guerre des étoiles » par les médias, avait été lancé par le président Ronald Reagan afin de doter son pays d’un bouclier antimissile. Après la chute de l’URSS, nombre d’experts es géopolitique estimeront que l’IDS a joué un rôle non négligeable, en entraînant l’empire soviétique dans une course à l’armement perdue d’avance qui l’asphyxiera économiquement. Dans le domaine du soft power académique, la course aux étoiles pilotée par les États-Unis n’est guère différente. D’ailleurs, pourquoi changer une stratégie qui s’est avérée gagnante ? Nous sommes dans le grand amphithéâtre d’une école de commerce française. Le petit doigt sur la couture du pantalon, le personnel est réuni pour assister à la présentation du processus d’accréditation du label américain délivré par l’Association to Advance Collegiate Schools of Business. Dans l’amphithéâtre, chaque personnel, convoqué pour cette séance solennelle, doit se présenter. Un enseignant de l’école se lève :

« Je suis professeur dans cette école depuis vingt ans après une première carrière de dirigeant d’entreprise ».

« Monsieur, demande l’auditeur qui regarde sa fiche, êtes-vous titulaire d’un Doctorat ? »

« Non Monsieur. ».

« Alors, à l’avenir nous vous demandons de ne plus vous nommer Professeur lorsque vous vous présenterez ».

L’homme, apprécié depuis vingt ans de ses étudiants, se rassoit. S’il s’est présenté comme professeur, c’est tout simplement parce que c’est devenu son métier et que c’est ainsi que le considèrent ses étudiants. Alors, à quoi peut-il songer à cet instant ? À ce vieux système qui consistait à faire enseigner le management par des professionnels mus, dans une seconde partie de carrière, par le désir de transmettre ? À ce bon vieux Socrate qui doit se retourner dans sa tombe devant la victoire des sophistes ? Ou à Nietzsche qui expliquait simplement qu’il n’y a pas de maîtres sans esclaves ? Demain, il se replongera dans les écrits d’Henry Mintzberg et notamment de son fameux « Des managers des vrais ! Pas des MBA », une pierre dans le jardin de ces écoles qui enseignent le management et la prise de décision. Alors, préférer de jeunes PhD qui n’ont que rarement mis les mains dans le cambouis des organisations à de vieux briscards qui ont fait leurs classes, en alternant succès et échecs, sous prétexte que ces derniers ne publient pas dans des revues académiques classées, que presque personne ne lit réellement, a de quoi poser question et même faire frémir.

Précisons, d’emblée, que le principe de la labellisation est tout à fait louable et qu’il permet généralement d’améliorer la qualité des formations. Mais il en existe d’autres, qui plus est européens… Cela dit, la course aux étoiles impose d’en avoir autant, si ce n’est plus, que les concurrents et de collectionner les labels comme d’autres collectionnent les vignettes autocollantes sur leur vitre arrière. Non seulement chaque directeur d’école veut pouvoir afficher autant, voire plus, de labels que ses concurrents, mais il sait également que ses petits copains dépenseront des sommes importantes pour communiquer sur l’obtention de ces labels… après avoir fait aussi un gros chèque pour l’obtenir. Car tout ceci à un prix. Non rassurez-vous : les associations qui les délivrent ne font pas de profit, mais il faut tout de même rémunérer leur service. On sait d’ailleurs peu de choses de ces accréditeurs qui restent plutôt discrets sur leur business model. Quant à ces directeurs d’école qui visent ces accréditations, il serait futile de leur jeter la pierre tant ils sont pris dans un système dont on ne peut s’extraire seul. Aux stratégies collectives ne peuvent effectivement répondre que d’autres stratégies collectives. Mais qui va oser prendre l’initiative ?

Lobby or not lobby ?

Pour ce qui est de la France, les ouvrages ou articles sur le lobbying regorgent d’exemples d’entreprises ou d’institutions publiques françaises n’ayant pas su s’y prendre avec Bruxelles : absence de stratégie, mauvaise gestion des ressources humaines, arrogance, manque d’informations et de réseaux. Comme pour le développement de l’intelligence économique, dont il est une dimension essentielle, le lobbying va appeler une véritable révolution culturelle… et éthique ! Récemment, deux rapports critiques vont ainsi venir mettre des coups de pied dans la fourmilière en proposant des pistes d’action concrètes : celui de Claude Revel remis en 2013 à Nicole Bricq, ministre du Commerce extérieur, et intitulé « Développer une influence normative internationale stratégique pour la France » ; celui, en 2016, des députés Christophe Caresche et Pierre Lequiller sur « L’influence française au sein de l’Union européenne ». Un rapport parlementaire qui commence par la perte d’influence de la France dans l’Europe des vingt-huit. Encore… Et je ne peux que vous inviter à lire ces documents clairvoyants et instructifs, preuve de la qualité des réflexions institutionnelles. Mais quid du passage à l’action ?

« Les Britanniques veulent gagner quand nous, Français, voulons avoir raison » m’explique Nicolas Ravailhe. Et de me confier un facteur clé de succès (ou d’échec) majeur : « J’ai compris au Parlement européen qu’une victoire numérique peut devenir une défaite politique si elle n’est pas partagée, expliquée et sécurisée. Car le jour où tu gagnes numériquement ton vote, tu vas, en fait, insécuriser tes intérêts. Tes adversaires vont n’avoir, en effet, de cesse de préparer leur vengeance. Et le jour où ils gagneront la partie suivante, cela va te coûter plus cher que si tu avais perdu la première fois ». Avoir raison plutôt que gagner. Cette posture me rappelle nos échecs répétés dans l’organisation des Jeux olympiques jusqu’à ce que nous fassions appel au meilleur lobbyiste dans ce domaine, l’anglais Myke Lee.

Agilité ou paralysie…

Compte tenu de notre difficulté culturelle à appréhender l’influence et à l’accepter comme consubstantielle aux relations humaines, j’ai fini par me demander si la guerre économique n’était pas définitivement perdue. Après tout, ne suis-je pas un Français, c’est-à-dire avant tout « un Italien triste » ? Pour me rassurer, je regarde le globe terrestre, qui trône dans le salon, et voyant la disproportion entre la taille de la France et sa capacité à faire parler d’elle dans le monde, je me rassure. Mais pour combien de temps ? Car certains indicateurs sont là qui m’inquiètent et, plus grave encore, l’absence de réaction face à une guerre économique qui a changé de braquet, appelle une révolution dans les têtes.

L’affrontement entre la Chine et les États-Unis est, à cet égard, édifiant et il serait temps de s’interroger sur ce que, nous Européens, voulons dans une telle configuration ? Mais y a t-il encore un « nous » ? Ceux qui nous dirigent sont-ils réellement conscients de la situation et des enjeux ? Ou ont-ils simplement peur de voir le monde dans sa cruelle réalité ? Croient-ils vraiment à ce qu’ils disent quand ils invoquent leur naïveté, année après année ? Agir sur le monde passe d’abord par la prise de conscience des réalités, par un effort de la pensée pour voir les choses telles qu’elles sont, et non telles qu’on souhaiterait qu’elles soient. C’est à cette condition, et à cette condition seulement, que le soft power peut alors être un levier de la puissance et un instrument pour une souveraineté retrouvée.

D’autant que, n’en déplaise à ceux qui invoquent systématiquement les instances supranationales pour justifier leur inaction, le soft power n’est pas qu’une question de taille. Et dans la guerre économique, de « petits » pays arrivent à tirer subtilement leur épingle du jeu. Dans la problématique du faible, l’encerclement cognitif consiste en effet, d’une part, à renverser le rapport de force par le développement de systèmes éphémères ou durables de contre-information et, d’autre part, à user de la force de frappe subversive des réseaux sociaux dans la recherche de légitimité. Ainsi, l’effet Greta Thunberg relève-t-il bien d’une forme de soft power. Tout aussi intéressant est le discret soft power norvégien qui, par petites touches, fait de ce pays producteur d’hydrocarbures, et grand utilisateur de pesticides pour l’élevage du saumon un modèle d’écologie. Une agilité qui s’appuie sur des ONG, un réseau médiatique efficace et un fonds souverain qui pèse plus de 1 000 milliards de dollars ! Et nous pourrions poursuivre notre panorama en passant par le Qatar ou « Cyber Israël ».

Classique, mais complet, le soft power britannique s’appuie sur l’héritage de son empire, ses universités (Oxford, Cambridge), le British Council, la BBC, la musique pop et le football. Sans oublier James Bond, toujours au Service de Sa Majesté. Plus discret, compte tenu de l’histoire du XXe siècle, le soft power allemand s’appuie sur un réseau de fondations, Konrad Adenauer et Friedrich Ebert en tête, et d’ONG dont l’écologie est le cheval de bataille. Mais avec le retour de l’Allemagne sur le devant de la scène internationale, ne doutons pas d’une montée en puissance de son influence.

Et la France dans tout ça ?

Ndlr : cet article est issu de l’ouvrage de Nicolas Moinet Soft Powers, deuxième volet des Sentiers de la guerre économique

Après plusieurs scandales politiques, Porto Rico peut-elle se relever ?

Porto Rico
Porto Rico

Le 3 novembre dernier, le monde avait le regard tourné vers les États-Unis pour l’élection de son président. Les Portoricains y portaient une attention particulière. Sous contrôle américain depuis 1898, l’île possède le statut spécial d’État libre associé, faisant de ses habitants des citoyens américains. Pour ces derniers, ces élections présidentielles pourraient donc avoir des conséquences bien plus importantes qu’ailleurs sur la planète. Mais les quelques trois millions d’habitants étaient également appelés aux urnes le mardi 3 novembre. Élection du gouverneur, du commissaire résident, de l’Assemblée législative et des maires : le calendrier était chargé. Après les récents événements qui ont bouleversé le quotidien politique de l’île, les candidats doivent faire face à un déficit de confiance de la part de leurs électeurs. Et pour cause, les partis traditionnels souffrent au détriment des partis émergents. Un référendum sur le statut de l’île était également au programme. Il s’agit du troisième en huit ans.


Pedro Pierluisi, récemment élu gouverneur, a annoncé, ce mercredi 2 décembre, les premiers membres de son gouvernement. Sur l’île, la méfiance est de mise à l’aube de ce mandat. Elle l’était déjà le 3 novembre 2020, à l’heure de se rendre aux urnes. Les résultats ne sont tombés que quelques jours plus tard, mais ont confirmé les prédictions des sondages. Car si Pedro Pierliusi, candidat conservateur du Partido Nuevo Progresista (PNP, Nouveau parti progressiste, traditionnellement proche des Républicains), est élu avec 32,93 % des votes exprimés, son parti perd plus de 8 points par rapport aux élections de 2016 [1].

Une victoire en demi-teinte

« En fait, il est difficile de voir cela comme une victoire » analyse Benjamin Torres Gotay, journaliste pour El Nuevo Dia, l’un des principaux médias de l’île. Il s’explique : « [Pierluisi] n’a eu que 17 000 votes de plus que Delgado Altieri, son principal opposant et a perdu, jusqu’à présent, l’Assemblée législative et la plupart des mairies ». Selon le journaliste, le PNP aurait réussi à conserver le poste de gouverneur pour deux raisons.

Pedro Pierluisi aux côtés de Jenniffer González, le mercredi 4 novembre 2020, Jorge Muñiz/EFE

La première serait les graves erreurs stratégiques commises par son adversaire principal, Delgado Altieri, maire depuis 2001 d’Isabela et candidat du Partido Popular Democrático (PPD, Parti populaire démocrate). Ce dernier est critiqué pour son inefficacité à adopter un Plan d’organisation territoriale – un diagnostic social, économique et physique de la municipalité sur les infrastructures, l’utilisation des terres urbaines et rurales et la délimitation des zones urbaines, rurales et potentiellement urbanisables -, dont de nombreuses villes se sont déjà dotées. José Aponte Hernández, membre du PNP et ancien président de la Chambre des représentants, parle de « bilan désastreux » en tant qu’administrateur des fonds publics. En septembre, il listait les erreurs commises par le maire d’Isabela : « La construction d’un centre touristique a commencé sans les permis légaux appropriés, ce qui fait qu’à ce jour, des millions de dollars sont perdus », « il permet aux habitants de sa commune de vivre dans des conditions très difficiles sans être pris en charge malgré les demandes d’aides de la part de ces mêmes habitants » ou « en raison de la réduction des effectifs de la police municipale, la criminalité à Isabela a explosé » [3].

Les résultats décevants d’Altieri ne sont que conséquences de son passif à Isabela. La seconde force politique du pays, le PPD, ne totalise que 31,56 % des voix (7 points de moins par rapport à 2016). Pour la première fois depuis l’obtention de son statut d’État libre associé en 1952, ces deux partis totalisent chacun moins de 40 % des voix sur une seule et même élection. Des résultats « surprenant pour certains, mais pas pour ceux qui ont observé et mis en garde contre la détérioration générale dont souffrent depuis quelque temps ces deux partis traditionnels » souligne Benjamin Torres Gotay. Il prend les résultats des précédentes élections pour appuyer son propos : « Lors des élections de 2012, les deux partis – qui se ressemblent beaucoup plus qu’à première vue – ont obtenu 94 % des voix à eux deux. En 2016, ce chiffre est tombé à 80 %. Maintenant, c’est 64 %. Le déclin est remarquable et j’ai l’impression qu’il va se poursuivre ».

La seconde raison pour laquelle le PNP a réussi à conserver le poste de gouverneur, selon Benjamin Torres Gotay, est la division en quatre forces différentes de l’opposition. En plus du traditionnel PPD, de nouveaux partis émergent. C’est le cas du Movimiento Victoria Ciudadana (MVC, Mouvement de la victoire des citoyens), parti créé en 2019 et mené par Alexandra Lúgaro, ainsi que du PIP, Partido Independista Puertorriqueño, (Parti indépendantiste portoricain) et sa tête de file, Juan Dalmau Ramírez. Jamais, à Porto Rico, un troisième parti n’avait obtenu plus de 5 % des votes. Cette année, deux partis libéraux tels que le MVC et le PIP ont obtenu, à eux deux 28 % des voix, dominant la tranche des 18-34 ans. « C’est un changement monumental dans la politique de Porto Rico, analyse Benjamin Torres Gotay. C’est le signe le plus puissant de l’ennui qui existe avec les partis traditionnels ». Il souligne également « l’étape importante » réalisée par le Proyecto Dignidad (PD, Projet dignité), un parti religieux conservateur qui, pour sa première élection convainc 7 % des électeurs.

Ces résultats peuvent s’expliquer par la défiance qui grandit envers les deux principaux partis de Porto Rico. « C’est le résultat de décennies d’incompétence, de corruption et de politicaillerie de la part des plus hauts niveaux du gouvernement » souligne Benjamin Torres Gotay. Les mots sont durs, mais la réalité lui donne raison. Empêtré dans la crise économique suite à plusieurs crises successives, Porto Rico emprunte massivement. En 2017, la dette s’élève à 73 milliards de dollars, le taux de pauvreté avoisine les 45 %, le taux de chômage les 12 %. La population n’a plus confiance dans les politiques du pays. Une défiance qui va s’accentuer à travers trois événements.

Acte 1 – 13 juillet 2019

Le Centre de Journalisme d’Investigation de Porto Rico rend publiques 889 pages de chat de l’application Telegram entre Ricardo Rosselló, alors gouverneur de l’île, et des membres de son gouvernement. Les commentaires homophobes, misogynes, sexistes des personnes concernées font scandale. Sur ces pages, on peut lire « L’ancienne conseillère municipale de New-York, Melissa Mark-Viverito est une HP » (comprendre « hija de puta », « fille de p*** »), « Ricky Martin est tellement macho qu’il couche avec des hommes parce que les femmes ne sont pas à la hauteur. Pure patriarchie », « Les membres d’un tribunal américain devraient être criblés de balles », ou encore « le Conseil de surveillance du budget peut se faire baiser pour reconstruire l’île » [4]. Reconstruire l’île, après le passage de l’ouragan Maria, qui ravage 80 % du territoire en 2017 et qui a tué près de 3 000 personnes. Des victimes qui seront la cible de moqueries de la part de Ricardo Rosselló et des personnes présentes dans ce chat. Ces révélations arrivent deux semaines après que le FBI a arrêté deux ex-fonctionnaires de l’équipe de Rosselló, dans le cadre d’une enquête fédérale pour corruption. Le chat est la goutte d’eau qui fait déborder le vase et qui précipite les Portoricains dans les rues. Le 15 juillet, une première manifestation est organisée devant la résidence du gouverneur, La Fortaleza. À l’abri dans ce qui est la plus ancienne demeure d’un dirigeant du Nouveau Monde, il exige, dès la publication du chat, la démission des membres de son gouvernement. Insuffisant pour les habitants. Pas un jour ne se passe sans que des manifestations soient organisées. Mais Rosselló « croi[t] profondément qu’il est possible de rétablir la confiance et [qu’ils pourront], après ce processus pénible et douloureux, parvenir à une réconciliation ». Il n’en sera rien. [5]

Ricardo Rossello © Capture d’écran Érika P. Rodríguez

Le 22 juillet, les rues sont bondées. Sous une chaleur écrasante, les manifestants n’ont qu’une expression à la bouche : « Ricky Renuncia » (Ricky démissionne). Certains artistes se joignent à la foule. Parmi eux, Bad Bunny, Residente (l’un des fondateurs du groupe Calle 13) ou Ricky Martin pour ne citer qu’eux. « Nous ne voulons pas d’un dictateur » déclare ce dernier. Sur Instagram, les « Ricky Renuncia » sur fond noirs fleurissent et des centaines de milliers de posts inondent les réseaux sociaux. Le 25 juillet, le gouverneur finit par craquer. Dans une vidéo postée sur son Facebook, il annonce quitter ses fonctions.

Capture d’écran du compte IG de Rosselló

Luis Rivera Marin, ancien secrétaire d’État, est le premier sur la liste de successions selon la Constitution. Mais empêtré dans le scandale du chat Telegram, il a été contraint de présenter sa démission le 13 juillet. Wanda Vázquez est la suivante. Alors secrétaire à la Justice, elle commence par refuser le poste avant de revenir sur sa décision. Elle sera en charge de mener à terme le mandat. [7]

Acte 2 – 9 août 2020

Les élections générales approchant, les primaires sont organisées ce dimanche 9 août. Si seuls les deux partis traditionnels (PNP et PPD) sont concernés par ces dernières, cela n’empêche pas qu’un fiasco vienne perturber son organisation. « Porto Rico a été contraint dimanche de suspendre partiellement le vote dans une primaire affectée par un manque de bulletins de vote, ce qui a incité certains responsables à demander la démission du président de la commission électorale de l’île » annonce l’agence de presse AP. La foule avait pourtant répondu « présente ». En plein Covid-19, bien que les masques soient de sortie, la distanciation sociale n’est pas respectée. Les électeurs essayent tous de trouver un peu d’ombre pour se protéger du soleil. Ils sont finalement renvoyés chez eux. 60 des 110 bureaux de votes sont dépourvus de bulletin. « Ils avaient fait croire, non pas aux candidats, mais à la population de Porto Rico, qu’ils [les membres de la commission électorale] étaient prêts. Aujourd’hui, le contraire était évident. Ils ont menti. » déclare Wanda Vázquez avant de demander la démission du responsable de la commission électorale. Lui ne donnera aucune interview, conscient des carences dans l’organisation des primaires. « C’est scandaleux, abusif, c’est une attaque contre la démocratie de notre pays », déclare, ce 9 août, Marcos Crus, maire de la ville septentrionale de Vega Baja, qui n’a pas encore reçu les bulletins de vote. [8]

Les primaires sont suspendues et reportées à la semaine suivante. « Ce jour-là, elles ont pu se dérouler sans incident » analyse le journaliste politique d’El Nuevo Dia. « Cela a affecté, je pense, irrémédiablement la confiance du public dans le système électoral. Au milieu de la faillite du gouvernement de Porto Rico et de l’effondrement institutionnel sans précédent que connaît l’île, le système électoral a maintenu la confiance du pays. Depuis la débâcle des primaires d’août, ce n’est plus le cas ». Dans un contexte compliqué, ces élections seront donc primordiales pour Porto Rico. Les partis traditionnels sont annoncés à la peine et une montée des « petits » partis pourrait bien rebattre les cartes, même si une victoire est impensable pour le MVC ou le PIP. Le rendez-vous est donné au 3 novembre.

Acte 3 – 12 novembre 2020

Pedro Pierluisi (PNP) remporte les élections pour le poste de gouverneur. Contrairement aux primaires, tout se déroule sans accroc. Jusqu’au 12 novembre. Près de 200 boîtes de votes non-comptabilisés sont trouvées. Une nouvelle qui sape de nouveau la crédibilité du processus électoral. « D’abord, ils ont dit qu’ils avaient trouvé quatre boîtes de votes non comptées. Puis il y en avait cinq et hier soir cent, déclare le 12 novembre au New York Times, Fermín Arraiza, observateur électoral. Je suis arrivé ce matin et il y a 115 boîtes. Maintenant, je pense qu’il y en a 190 ». Fransisco Roasdo Colomer, président de la Commission électorale de Porto Rico, reconnaît que la procédure fut désorganisée mais pointe du doigt les votes par correspondance mis en place en pleine pandémie. [9]

« D’après ce que l’on sait jusqu’à présent, il n’y a aucune information permettant de suspecter que les votes non comptés pourraient changer le résultat de la course au poste de gouverneur » précise Benjamin Torres Gotay.

Qu’en est-il du reste des élections ?

Ces votes pourraient cependant modifier les résultats des autres élections. Notamment celle de l’Assemblée législative, constituée du Sénat avec 27 sièges (en noir) et de la Chambre des Représentants avec 51 sièges (en gris) [10]. « Dans le cas du Sénat, il semble peu probable que le PNP soit en mesure d’inverser les résultats » souligne le journaliste d’El Nuevo Dia. Il se montre plus réservé sur la Chambre des représentants, certains districts se jouant à quelques centaines de voix (le PPD a 66 voix d’avance dans le district 18, 114 dans le district 31). « Ces boîtes pourraient modifier l’équilibre des pouvoirs » précise-t-il. Au moment d’écrire ces lignes, aucune information évoquant un possible retournement de situation n’a été révélée.

Au sortir des élections, le Parti populaire démocratique remporte 39 des 78 sièges de l’Assemblée législative, devant le Nouveau parti progressiste (30 sièges). Les quatre autres partis se partagent les 9 sièges restants.

Les mairies sont elles aussi remportées en majorité par le PPD (40 sur 78), devant le PNP (37 mairies remportées) et les indépendants (1 mairie).

Sur le même principe de vote que pour le gouverneur, les Portoricains élisent leur Commissaire résident. Ce dernier, élu tous les quatre ans, représente le territoire au sein de la Chambre des représentants des États-Unis. Il a presque les mêmes droits que les autres membres de la chambre : il peut parrainer des projets de loi et proposer des amendements et des motions. Cependant, le commissaire résident ne peut voter devant la Chambre plénière. Jenniffer González, en poste depuis 2017 a été réélue, avec 8 points d’avance sur Acevedo Vilá, candidat du PPD.

Si Porto Rico peut élire un commissaire à la Chambre des représentants des États-Unis, c’est dû au statut spécial de l’île. Sous contrôle américain depuis 1898 suite à la guerre hispano-américaine, elle obtient une autonomie partielle en 1952 : l’État libre associé. Les Portoricains possèdent la nationalité américaine depuis 1917, grâce au Jones-Shafroth Act. Ils peuvent donc circuler librement dans les 50 États et sont protégés par la United States Bill of Right (les dix premiers amendements de la Constitution américaine) [11]. S’ils contribuent à la sécurité sociale et au Medicare (aides aux plus de 65 ans), ils ne sont pas concernés par les impôts. En revanche, l’île paie des droits sur tout ce qui est importé et exporté. [12]

Au niveau politique, les Républicains et les Démocrates autorisent les résidents de l’île à voter lors des primaires, mais n’ayant pas de représentants au collège électoral, les Portoricains n’ont pas le droit de vote lors de l’élection présidentielle. Ils doivent donc élire un gouvernement autonome, comme ils viennent de le faire, qui se charge des affaires internes. La défense, la politique étrangère et les questions relatives à la monnaie sont assurées par le gouvernement des États-Unis. [13]

Mais ce statut si spécial, parfois méconnu des Américains comme le prouve un sondage publié dans le New York Times (seulement 54 % des Américains savent que les Portoricains sont citoyens américains), pourrait être modifié dans les années à venir.

Un statut de l’île qui pourrait évoluer

C’est en tout cas ce que tentera de faire Jenniffer González. Comme elle l’a déclaré, son prochain dossier sera un projet de loi demandant l’admission immédiate de Porto Rico en tant qu’État fédéré. Dès le 19 novembre, deux semaines après le scrutin, elle a défendu, devant la chambre des représentant, le référendum et son résultat. [14]

Car pour la troisième fois en huit ans, les Portoricains ont été amenés à se prononcer sur le futur statut de l’île, dans le cadre d’un référendum consultatif non-contraignant. Pour le même résultat. En 2012, 61 % des votants s’étaient positionnés en faveur d’un État de droit (Porto Rico deviendrait alors le 51e État des États-Unis). « Mais si l’on tient compte des bulletins blancs, qui était la façon pour le PDP de protester contre le vote, le pourcentage de vote favorable à un état de droit tombe à 44 % » précise Benjamin Torres Gotay. En 2017, 97,13 % des votants se prononcent en faveur de cette même option. « Mais le processus a été boycotté par toute l’opposition et seulement 23 % des électeurs ont voté » continue le journaliste. Il est en réalité difficile de savoir ce que veulent réellement les Portoricains. Et même si, pour la troisième fois consécutive, l’option de « l’État de droit » est sollicitée – 52,34 % des électeurs ont voté « oui » à la question : « Porto Rico doit-il être admis immédiatement dans l’Union en tant qu’État ? », – un rattachement aux États-Unis est loin d’être faisable.

« Le peuple de Porto Rico a choisi, démocratiquement, quel devait être son futur. Qu’attend le Congrès pour valider ce choix ? C’est de notre devoir de respecter la volonté du peuple. C’est du devoir du Congrès de le faire » a soutenu González devant la chambre. « Il ne fait aucun doute qu’une partie importante de la population souhaite être aux États-Unis. Mais, à l’exception d’expressions isolées, surtout en période électorale, il ne semble pas que les États-Unis soient trop intéressés à répondre à ce désir » analyse le journaliste. Le problème est d’ordre financier. L’île n’a actuellement pas la capacité économique nécessaire, tant pour les contributions qu’elle devrait apporter au Trésor américain en tant qu’État que pour se débrouiller seule en tant que nation indépendante. « Dans les deux cas, il faudrait un processus de transition dans lequel toutes les conditions soient claires. Mais rien ne se passera » continue-t-il.

Pierluisi déjà dans le brouillard

Pedro Pierluisi n’a pas encore prêté serment mais sait qu’il devra gouverner avec beaucoup de prudence, « la moindre erreur [pouvant] lui coûter cher », analyse Benjamin Torres Gotay, qui réalise un parallèle avec Rosselló. Ce dernier, qui avait 58 % d’avis défavorables, a dû démissionner après les révélations de corruption et celles du chat Telegram. Pierluisi compte plus de 67 % d’avis défavorables, avec une opposition « plus importante, plus organisée et plus énergique qu’auparavant » met en garde le journaliste.

Dès sa prise de fonction, le 2 janvier prochain, Pedro Pierluisi devra parvenir à un accord avec les créanciers de l’île qui l’obligera à reprendre les paiements de dettes que Porto Rico n’a plus effectué depuis sa déclaration d’insolvabilité, en 2015. Il devra également continuer de payer les pensions qui sont de l’ordre de 50 milliards de dollars d’arriérés. « Cet accord sera discuté devant un tribunal américain dans le cadre d’une procédure dans laquelle Porto Rico sera un simple observateur et sera représenté par le Fiscal Control Board » explique-t-il. Ces discussions rentrent dans le cadre de PROMESA (The Puerto Rico Oversight, Management, and Economic Stability Act), une loi fédérale américaine promulguée sous le gouvernement Obama, en 2016, ayant pour but de combattre la crise de la dette portoricaine.

Outre le principal défi qui sera de continuer à fournir des services sans affecter davantage les opérations gouvernementales, il devra rétablir la confiance dans ses institutions, relancer l’économie et achever le redressement de l’île suite à l’ouragan Maria et le tremblement de terre de janvier 2020. Sans oublier la difficulté de gouverner avec la majorité du pays contre lui et avec une Assemblée législative dominée par l’opposition. À Porto Rico, le PNP va devoir avancer à tâtons et être extrêmement prudent. Et Benjamin Torres Gotay de conclure, « Ces quatre années vont être très intéressantes ».

Références :

[1]http://elecciones2020.ceepur.org/Noche_del_Evento_92/index.html#es/default/GOBERNADOR_Resumen.xml

[2]https://www.nytimes.com/2019/08/01/us/puerto-rico-governor-pedro-pierluisi.html?fbclid=IwAR3QJcjUqnc1tp9xD_XkAsmfyDDiNNo97lH0i0WpkBnObM7BHgr_YOZkQ1s

[3]https://www.metro.pr/pr/noticias/2020/09/17/acusan-a-charlie-delgado-de-no-haber-procesado-ni-una-sola-yuca.html

[4] https://periodismoinvestigativo.com/2019/07/the-889-pages-of-the-telegram-chat-between-rossello-nevares-and-his-closest-aides/

[5]https://www.lemonde.fr/international/article/2019/07/19/a-porto-rico-des-milliers-de-manifestants-exigent-la-demission-du-gouverneur_5491121_3210.html

[6]https://www.politico.com/story/2019/08/02/puerto-rico-house-ricardo-pierluisi-secretary-of-state-1445263

[7] https://es.euronews.com/2019/07/30/analisis-incertidumbre-y-ambiguedad-marcan-la-crisis-politica-en-puerto-rico?fbclid=IwAR3DDb_uhLeOfalXcAVP5Z_23hxeixEKjkJIr_F-jsFFcWT8njpAkeZW76E

[8] https://apnews.com/article/noticias-46f4f9a560dee079659d4ac5fa567431

[9] https://www.nytimes.com/es/2020/11/12/espanol/elecciones-boletas-puerto-rico.html

[10] https://www.pr.gov/SobrePuertoRico/Documents/elaConstitucion.pdf

[11] https://billofrightsinstitute.org/founding-documents/bill-of-rights/

[12] https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2017/09/29/porto-rico-quel-statut-par-rapport-aux-etats-unis_5193347_3222.html

[13]https://history.house.gov/Exhibitions-and-Publications/HAIC/Historical-Essays/Foreign-Domestic/Puerto-Rico/

[14] https://twitter.com/Jenniffer2012/status/1329832530380546049/photo/1

Trump, un « canard boiteux » au pied du mur

Donald Trump jouant au golf
Donald Trump au golf – © Capture écran USA Today

Que peut encore faire Donald Trump durant le « lame duck », période de transition entre le président sortant et le président-élu ? Si son pouvoir de nuisance demeure important, Trump a une marge de manœuvre particulièrement réduite. Les freins et contrepoids propres au système politique américain y veillent.


Comme le rappelle la professeure Elaine Kamarck de la Brookings Institution dans une tribune publiée le 29 octobre dans le Los Angeles Times, « Trump n’est pas le Roi George III. Les Pères Fondateurs s’en sont assurés ». La Constitution des États-Unis, en vigueur depuis 1789, repose ainsi sur un système de freins et contre-pouvoirs visant à limiter l’arbitraire individuel.

Dès lors, quels sont les leviers qui restent dans les mains du président Trump ? Il peut encore gracier, en vertu de l’Article II, Section 2, Clause 1 de la Constitution, ce qu’il ne manquera sûrement pas de faire, a minima pour les personnes impliquées et condamnées dans le cadre des enquêtes liées aux interférences russes dans l’élection présidentielle de 2016. Si les constitutionnalistes s’interrogent toujours sur la possibilité par le président de se gracier lui-même, il devra néanmoins répondre des affaires judiciaires dépendant du droit des États fédérés. Seuls les crimes fédéraux lui seront pardonnés.

Du point de vue législatif, le président américain est pieds et poings liés : la Chambre des représentants est et restera démocrate. En dehors d’accords bi-partisans (notamment sur les plans massifs d’aides votés en réponse à la pandémie de Covid-19), le président ne pourra pas compter sur l’organe législatif pour compliquer les débuts de la présidence Biden, pas plus qu’il ne pourra compter sur le seul Sénat pour voter à la majorité simple (via l’« option nucléaire ») des traités à rebours du programme politique de son successeur : « La grande majorité des accords internationaux contraignants ne prennent plus la forme de “traités” nécessitant un vote des deux tiers du Sénat. Ils prennent plutôt la forme d’accords entre le Congrès et l’exécutif (Congressional-Executive Agreements) – une procédure dans laquelle la majorité simple de la Chambre et du Sénat adopte une législation appropriée – qui est ensuite signée par le Président » affirme Bruce Ackerman, professeur de droit constitutionnel à l’Université Yale.

« Trump n’est pas le Roi George III. Les Pères Fondateurs s’en sont assurés »

Sur le plan judiciaire, Donald Trump a nommé pléthores de juges, à commencer par la Cour suprême, au sein de laquelle il a installé trois juges au profil conservateur. Dans les cours fédérales, il en a nommé plus de 200. Le président sortant pourrait-il en nommer plus encore avant la fin de son mandat ? « Il y aura très peu de nominations supplémentaires » répond le professeur Ackerman, dont les interrogations se portent davantage sur les sujets de société dont la plus haute juridiction du pays pourrait se saisir. « La nomination de la juge Barrett à la Cour suprême consolide le pouvoir des ultraconservateurs à la Cour bien au-delà de l’administration Biden. La question est de savoir si la nouvelle majorité va utiliser son pouvoir pour annuler la décision Roe v. Wade ». En outre, la stratégie du président sortant se heurte aux garde-fous prévus par les auteurs de la Constitution. Les juges des cours fédérales siégeant à vie, leurs décisions sont en principe hermétiques à toute pression politique, à toute tentative de représailles. Elles peuvent certes être guidées par des opinions personnelles mais ne sauraient être vues comme un moyen au service d’un fin guidée par des intérêts personnels, par la nécessité de préparer la « vie d’après ». Les juges n’ont alors pour seule contrainte que l’obligation de faire preuve de bonne conduite (good behavior) dans leur charge. « Dans une monarchie, elle constitue une excellente barrière au despotisme du prince ; dans une république, elle constitue une barrière non moins excellente aux empiètements et aux oppressions du corps représentatif » affirmait ainsi Alexander Hamilton, l’un des auteurs de la Constitution, dans le Federalist Paper No. 78. Un fait qui a pu se vérifier récemment à l’issue des arguments oraux dans l’affaire California v. Texas : il est très peu probable que la Cour suprême déclare le Patient Protection and Affordable Care Act (« Obamacare ») inconstitutionnel, n’en déplaise à un président qui aurait tant aimé voir cette loi disparaître.

Reste les pouvoirs propres à l’exécutif. Donald Trump pourrait utiliser l’ordre exécutif (executive order) pour exprimer sa volonté en cette fin de mandat. Si cet instrument a une large portée, le calendrier et la faiblesse de cet outil normatif en minimisent considérablement l’intérêt. « Les executive orders éventuellement adoptés par Donald Trump pourront en effet être abrogés dès janvier par son successeur et il y a peu de chance qu’ils aient pu s’appliquer entretemps, d’autant que l’administration pourrait être rétive à leur donner une pleine effectivité compte tenu du contexte » analyse Samy Benzina, professeur de droit public à l’université de Poitiers. Un constat partagé par Elaine Kamarck qui rappelle que sur les 78 executive orders signés par le président Trump dans le domaine de l’environnement, seuls trente d’entre eux sont entrés en application. Devant une marge de manœuvre si réduite, le président sortant s’emploie donc à délégitimer Joe Biden et à entraver la transition. Une stratégie qui lui permet d’avoir un potentiel de nuisance important.

Entraver la transition, dernier recours d’un président déchu

En refusant de reconnaître la victoire de son adversaire, Donald Trump sape la légitimité de son successeur et attise la rancœur des 72 millions de voix qui souhaitaient sa réélection. « En déclarant qu’il a triché pour gagner, Donald Trump entend certainement, outre réduire sa blessure narcissique, limiter immédiatement les capacités d’action du président élu qui devra faire face à une Amérique encore plus divisée ou près de la moitié de l’électorat pense qu’il a volé son élection. Or sans légitimité démocratique forte, un président ne pourra pas mener les politiques qu’il souhaite, en particulier si le Sénat demeure républicain. Ce dernier sera incité à ne pas coopérer avec un Joe Biden perçu comme illégitime par une partie des électeurs républicains » note le professeur Benzina. Dans un second temps, Donald Trump pratique la rétention d’information en matière de sécurité en refusant l’accès au président-élu et à son équipe aux bureaux du gouvernement et aux documents relatifs à la sûreté du pays. « [Joe Biden] ne peut pas envoyer ses agents dans les diverses administrations pour être formés et informés sur les enjeux auxquels font face lesdites administrations, et il ne reçoit pas les “national security briefings“. Tout cela vise à ralentir et à empêcher Joe Biden d’avoir une administration pleinement efficace dès janvier dans un contexte de crise sanitaire inédit. » Une pratique qui n’est cependant pas du goût de certains sénateurs du Parti républicain qui mettent en avant des risques pour la sécurité des États-Unis et exhortent Trump à laisser les équipes du prochain président prendre connaissance des informations relatives à la sûreté du territoire. Une situation dangereuse qui ne s’achève que tardivement, puisque la victoire de Biden est enfin reconnue par l’Administration des services généraux (General Services Administration), l’agence fédérale dont l’administratrice, Emily Murphy, ayant jusqu’ici refusé de signer la lettre autorisant les équipes du président-élu démocrate à accéder aux agences et aux fonds de transition du gouvernement fédéral.

Outre la rétention d’information, Trump a considérablement purgé le Pentagone. Après avoir limogé sans ménagement le secrétaire du département de la défense Mark Esper pour le remplacer par le très loyaliste Christopher Miller, ce sont les fonctions supérieures du Pentagone qui ont été chamboulées par le jeu de chaises musicales auquel s’est livré le président, nommant aux postes-clés des personnalités particulièrement clivantes, à l’image de l’ancien général Anthony Tata. Devenu sous-secrétaire à la politique de défense, l’homme s’est illustré par le passé par des tweets conspirationnistes en qualifiant Barack Obama de « leader terroriste ». Une situation alarmante qui a poussé le chef d’État-major des Armées Mark Milley à s’exprimer sans équivoque : « Nous ne prêtons pas serment à un roi ou à une reine, à un tyran ou à un dictateur. Nous ne prêtons pas serment à un individu. Non, nous ne prêtons pas serment à un pays, une tribu ou une religion. Nous prêtons serment à la Constitution ».

Si elle n’est pas sans heurts, la transition entre Donald Trump et Joe Biden ne saurait pour autant être cataclysmique : outre les freins et contrepoids, le président déchu a d’ores et déjà laissé entendre qu’il pourrait revenir en 2024. Une volonté de revanche qui ne sied guère à une tentative de coup d’État – selon les mots de CNN –  ou à une politique de la terre brûlée.

Prop 22 : 200 millions de dollars pour graver l’uberisation dans le marbre

A bord d’un VTC. © Dan Gold

En parallèle de la campagne présidentielle américaine, Uber et ses alliés ont dépensé plus de 200 millions de dollars pour faire passer la Proposition 22 en Californie, qui prive de protections légales les travailleurs des plateformes. Ce référendum, le plus cher de l’histoire américaine, illustre le caractère ploutocratique du système américain et la volonté de la Silicon Valley de généraliser l’uberisation. Article de notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.


Mardi 3 novembre, jour de l’élection américaine, les électeurs californiens ont adopté la proposition 22, une mesure soutenue par les entreprises de « l’économie de plateforme » qui les dispense de considérer leurs quelque trois cent mille travailleurs comme employés. Pire, la proposition 22 stipule aussi en petits caractères que la mesure ne peut être modifiée qu’avec l’approbation des sept huitièmes du Parlement de l’État, rendant l’annulation de la loi quasi-impossible.

Le succès de cette mesure est un jalon dans l’histoire du gouvernement des riches. Pour ceux qui en doutait encore, le succès de la proposition 22 prouve que les capitalistes peuvent écrire leurs propres lois. Et toutes les entreprises américaines l’ont bien noté.

Un cartel d’entreprises, comprenant notamment Uber, Lyft, DoorDash, Postmates et Instacart (des entreprises de livraison à domicile ou de VTC, ndlr), a consacré 205 millions de dollars à la campagne « Oui à la proposition 22 » pour faire passer cette législation qui les exempte des exigences du droit du travail en matière de soins de santé, d’assurance chômage, de sûreté des conditions de travail et d’autres avantages (y compris potentiellement les indemnités pour accident du travail, comme les prestations de décès). Les opposants à la proposition 22, en grande partie des syndicats et des organisations de travailleurs, ont eux dépensé 20 millions de dollars, soit dix fois moins que leurs adversaires.

Les partisans de la proposition ont bombardé les Californiens de mails, de publicités trompeuses et de notifications dans leurs applications avant le vote. Comme le rapporte le Los Angeles Times, Yes on Prop 22 a dépensé près de 630 000 dollars par jour : « Dans un mois donné, cela représente plus d’argent que tout un cycle électoral de collecte de fonds dans 49 des 53 circonscriptions à la Chambre des représentants en Californie. » En plus d’engager dix-neuf sociétés de relations publiques, dont certaines se sont fait un nom en travaillant pour l’industrie du tabac, Uber et ses alliés se sont cyniquement présentés en faveur de la lutte contre les discriminations en faisant un don de 85 000 dollars à une société de conseils dirigée par Alice Huffman, la directrice de la NAACP de Californie (National Association for the Advancement of Colored People, une organisation majeure du mouvement des droits civiques, ndlr). Un geste obscène tant la mesure va encore davantage appauvrir les chauffeurs et livreurs, dont la majorité sont des personnes de couleur. Ce véritable déluge d’argent fait de la Proposition 22 non seulement le référendum le plus cher de l’histoire de la Californie, mais aussi de l’histoire des États-Unis.

L’essentiel de la mesure consiste à exempter les entreprises de l’économie de plateforme de l’Assembly Bill 5, une loi de l’État qui oblige les entreprises à accorder aux travailleurs le statut d’employé sur la base du « test ABC ». Énoncée dans l’affaire Dynamex de la Cour suprême de Californie, la norme ABC stipule qu’un travailleur est un employé, plutôt qu’un entrepreneur indépendant, « si son travail fait partie de l’activité principale d’une entreprise, si les patrons décident de la manière dont le travail est effectué ou si le travailleur n’a pas établi un commerce ou une entreprise indépendante ». Malgré l’insistance des cadres des entreprises du numérique à considérer leurs entreprises comme de simples plateformes plutôt que comme des employeurs, les chauffeurs et livreurs de ces entreprises passent clairement le test ABC, ce qui a entraîné cette course pour créer une exemption.

Si ces entreprises étaient tenues de respecter le droit du travail, elles couleraient.

Si les entreprises de l’économie de plateforme étaient prêtes à débourser tant d’argent pour obtenir cette exemption, c’est bien car il s’agit d’une question existentielle pour leur business model. Aucune de ces entreprises ne réalise de bénéfices. Uber a perdu 4,7 milliards de dollars au cours du premier semestre 2020. Tout leur modèle économique est basé sur un arbitrage du travail, c’est-à-dire la recherche du travail le moins cher : ces firmes ne seront pas rentables tant qu’elles ne pourront pas adopter une technologie qui automatise le travail des conducteurs, ce qui signifie qu’elles ne seront jamais rentables, étant donné que cette technologie est loin d’être fonctionnelle. Mais en attendant, elles opèrent à perte, subventionnées par les fonds de pension et les spéculateurs, en se soustrayant à la responsabilité et au risque qui accompagnent le statut d’employeur. Le lendemain du vote, Uber a vu ses actions augmenter de 9 %, tandis que Lyft progressait de 12 %.

Si ces entreprises étaient tenues de respecter le droit du travail, elles couleraient. Par exemple, comme le rapporte le magazine Prospect, le refus d’Uber et de Lyft de verser des cotisations à la caisse d’assurance chômage de Californie a permis à ces entreprises d’économiser 413 millions de dollars depuis 2014. Au lieu de payer pour les avantages et les protections que la loi impose, ces entreprises ne seront désormais tenues que d’offrir des avantages limités et un salaire qui s’élève à 5,64 dollars de l’heure, au lieu des 13 dollars de l’heure prévus par la loi sur le salaire minimum de l’État, selon des chercheurs du Centre du travail de l’Université de Berkeley.

Certes, il y a des raisons de penser que même cette victoire historique ne suffira pas à sauver Uber et ses concurrents. L’entreprise, devenue le parasite le plus célèbre de l’économie de plateforme, est confrontée à une forte opposition à travers les États-Unis et dans le monde entier. Partout, les gouvernements se battent pour obliger Uber à régler des milliards de dollars d’impôts impayés. Une grève en 2019, le jour de l’introduction en bourse de la société, a été suivie des actions de travailleurs au Brésil, au Mexique, au Chili, en Argentine et en Équateur. En outre, « Uber perd des procès en France, en Grande-Bretagne, au Canada et en Italie, où les hautes cours ont soit statué que ses chauffeurs sont des employés, soit ouvert la porte à des procès les reclassant comme tels ».

Ainsi, même si les partisans de la proposition 22 voient l’étau se resserrer, leur quête pour se soustraire à leur responsabilité envers les travailleurs n’est pas unique aux entreprises de l’économie de plateforme. Quoi qu’il arrive à Uber et consorts, les innombrables chauffeurs qui dépendent actuellement de leurs algorithmes pour payer leur loyer risquent d’en faire les frais. L’industrie technologique est unie par son fondement dans l’arbitrage du travail et l’exploitation des lacunes juridiques. N’est-ce pas le prix à payer pour l’innovation ? Et cela ne concerne pas seulement les travailleurs à bas salaires : la majorité des effectifs de Google, qui emploie une majorité des cols blancs, est composée d’entrepreneurs indépendants. Voici l’avenir du travail pour nous tous si la Silicon Valley a son mot à dire.

La majorité des effectifs de Google, qui emploie une majorité des cols blancs, est composée d’entrepreneurs indépendants. Voici l’avenir du travail pour nous tous si la Silicon Valley a son mot à dire.

La création d’une nouvelle catégorie de travailleurs dont aucune entreprise n’est tenue de respecter les droits durement acquis ne restera pas non plus réservée aux serfs californiens de l’économie de plateforme. Depuis le succès de la Proposition 22, les dirigeants des entreprises victorieuses ont annoncé leur intention d’exporter ce modèle au niveau fédéral. « Maintenant, nous nous tournons vers l’avenir et vers le pays tout entier, prêts à défendre de nouvelles structures de prestations qui soient portables, proportionnelles et flexibles », a déclaré le PDG de DoorDash, Tony Xu, peu après l’adoption du vote. Lyft a envoyé un courriel de célébration, qualifiant la loi de « pas révolutionnaire vers la création d’une « troisième voie » qui reconnaît les travailleurs indépendants aux États-Unis ». « La proposition 22 représente l’avenir du travail dans une économie de plus en plus axée sur la technologie », proclame quant à lui le site Yes on Prop 22.

La volonté de ces entreprises de transformer l’essai en passant un texte similaire au niveau fédéral rencontre peu d’opposition parmi les élus. Ces entreprises ont lancé leur offensive dans le propre district de Nancy Pelosi, la leader démocrate de la Chambre des Représentants, qui n’est guère mobilisée contre. Certes, Joe Biden et Kamala Harris disent s’opposer à la proposition 22. Mais Joe Biden a-t-il jamais pris la peine de se battre pour les droits des travailleurs, si ce n’est pour une photo de campagne ? Quant à Kamala Harris, elle a des liens sans précédent avec la Silicon Valley, y compris au niveau familial : Tony West, son beau-frère, haut fonctionnaire de l’administration Obama, a effectué un travail juridique pour des entreprises de l’économie de plateforme.

Personne ne viendra sauver les travailleurs. L’avenir dépend de la capacité de ces derniers à s’organiser pour défendre leurs droits, alors même que le capital déploie des montants presque infinis pour les empêcher de réussir. L’unité entre les travailleurs, syndiqués ou non, employés ou entrepreneurs indépendants, n’a jamais été aussi urgente. Si l’on en croit la proposition 22, l’avenir de la démocratie, même limitée, encore exercée aux États-Unis en dépend.

QAnon, la mouvance post trumpiste qui fait trembler l’Amérique

© Édition LHB pour LVSL

La théorie pro-Trump issue des forums internet fréquentés par l’extrême droite américaine a rapidement évolué en mouvance « attrape-tout », au point d’émerger comme une véritable force politique. Courtisée par le président américain et des membres du congrès, elle dispose désormais de ses propres élus et militants. Ce succès foudroyant risque de radicaliser davantage un Parti républicain déjà acquis au trumpisme, quel que soit le résultat de la présidentielle.


Le 4 décembre 2016, Edgar Maddison Welch quitte sa résidence de Caroline du Nord armé d’un fusil d’assaut et d’un pistolet semi-automatique. Le jeune homme de vingt-huit ans parcourt six cents kilomètres pour se rendre au Comet Ping Pong, une pizzeria de Washington DC qu’il prend d’assaut en plein milieu de l’après-midi. Il s’ensuit une brève prise d’otage au cours de laquelle l’intrus tire plusieurs coups de feu pour terroriser le personnel, avant de se rendre à la police sans opposer de résistance. Il explique avoir fait le déplacement pour « enquêter » sur le restaurant et libérer les enfants qui seraient séquestrés dans sa cave. L’agresseur est convaincu de la véracité du Pizzagate, une théorie complotiste selon laquelle Hillary Clinton et son directeur de campagne John Podesta seraient à la tête d’un vaste réseau pédophile. La pizzeria servirait de quartier général. Après avoir découvert à ses dépens que l’établissement n’avait pas de cave et ne détenait pas d’enfants, Welch sera condamné à quatre ans de prison pour attaque à main armée. [1]

Ce fait divers a été repris par de nombreux médias pour alerter sur le danger des infox et théoriser le concept de bulles de filtres selon lequel les réseaux sociaux isoleraient les individus en leur proposant des contenus ciblés, au point de les placer dans des spirales poussant à la radicalisation. [2] En effet, le Pizzagate démarre sur le site 4chan, un forum de discussion prisé par l’extrême droite américaine. Elle repose sur un courriel de John Podesta publié par Wikileaks, où le directeur de la campagne d’Hillary Clinton correspond avec le propriétaire de la pizzeria pour l’inviter à une levée de fonds. Nous sommes en octobre 2016 à quelques semaines de la présidentielle. La théorie complotiste va rapidement se propager sur les réseaux sociaux, avant de pousser Welch à l’acte. Elle fait désormais partie intégrante d’un mouvement plus vaste connu sous le nom de QAnon.

QAnon : les origines d’une théorie complotiste attrape-tout

Un an après l’émergence du Pizzagate, un individu utilisant le pseudonyme « Q » poste un message sur le forum 4chan indiquant qu’il travaille pour l’administration Trump et détient des informations secrètes. Il promet l’arrestation d’Hillary Clinton d’ici la fin de l’année et explique que Donald Trump est engagé dans une lutte sans merci contre l’État profond. Bien que la prédiction s’avère fausse, « Q » continu de poster de nombreux messages codés, donnant naissance à la mouvance complotiste connue sous le terme de QAnon. Les adeptes, nommés « anons » pour anonymes, cherchent à décrypter les nombreux messages laissés par Q et argumentent entre eux quant aux implications de ses « révélations » qui englobent ou recoupent un nombre croissant de thèses complotistes déjà établies. Il semble ainsi difficile d’isoler une théorie centrale permettant de définir QAnon, mais le journaliste du Daily Beast Will Sommer, qui couvre ce phénomène depuis ses débuts, propose un résumé efficace. [3] Selon lui, « pratiquement tous les adeptes de QAnon défendent le fait que le monde est contrôlé depuis des décennies par une sinistre cabale dont les ramifications s’étendent jusqu’aux plus hauts échelons du Parti démocrate, à Hollywood, dans les grandes banques et l’État profond ». Cette cabale, qui inclut Barack Obama, Hillary Clinton, Tom Hanks et Oprah Winfrey torture et viole des enfants avant de les dévorer au cours de rites sataniques. L’armée américaine aurait recruté Donald Trump afin qu’il concoure à l’élection présidentielle et abatte cette secte. « Les adeptes de QAnon attendent ainsi le jour du “Storm” (la tempête) où Donald Trump arrêtera et fera exécuter — ou emprisonner à Guantánamo Bay — tous les dirigeants de la mystérieuse cabale. Les anons pensent donc avoir un rôle à jouer en préparant le grand public à cet événement, une tâche qu’ils désignent par le terme “the great awakening” (le grand éveil). [4]

On retrouve ainsi deux piliers du mouvement qui explique son succès : la perte de confiance dans les institutions qui produit une croyance dans l’existence d’un groupe d’élite contrôlant le monde, et la peur de la pédophilie. Si la thèse centrale semble invraisemblable et même comique, de nombreuses autres théories complotistes s’y rattachent. Le Pizzagate, par exemple, ne serait qu’une manifestation de la cabale satanique. John Fitzgerald Kennedy aurait été assassiné par ce culte, après avoir tenté d’y mettre fin. Son fils John Kennedy junior, mort dans un crash d’avion, serait toujours vivant. Pour certains, Hillary Clinton serait déjà en prison et remplacée par un clone. Les attentats du 11 septembre ne seraient pas l’œuvre d’Al-Qaïda, mais de la mystérieuse cabale. Quant au RussiaGate et au coronavirus, il s’agirait de deux complots d’Obama pour faire tomber Donald Trump. Les stéréotypes et idées antisémites sont omniprésents, et le milliardaire Georges Soros au cœur de nombreux complots dénoncés par le mouvement. Ces idées périphériques qui s’ajoutent à la thèse centrale n’émanent pas nécessairement de “Q”, mais des nombreux adeptes qui proposent leurs propres interprétations de ses messages. Les plus prolifiques cumulent des millions de vues sur YouTube et des milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux. Des documentaires amateurs affichant des centaines de milliers de vue et des livres figurant en tête des ventes d’Amazon dans la catégorie politique témoignent de l’ampleur du mouvement. [5]

De la théorie complotiste au mouvement politique

L’écrasante majorité des premiers adeptes de QAnon sont des électeurs de Donald Trump présentant comme caractéristiques communes le fait d’être des hommes blancs de plus de quarante ans, sans diplôme et habitant majoritairement les zones rurales. [6] Un des ressorts du succès de cette mouvance auprès de cette population viendrait de sa capacité à proposer une explication simple à des phénomènes complexes, et d’éviter à cet électorat une désillusion majeure face à la politique menée par Donald Trump depuis son entrée à la Maison-Blanche. En recrutant dans son administration la plus large concentration d’anciens cadres de Goldman Sachs, une batterie de lobbyistes et un échantillon de politiciens représentant le pire de ce que le fameux “marais” (“drain the swamp !” a coutume de dire le président Trump) de Washington avait à offrir en termes de probité, ce dernier a rompu l’essence de sa campagne. [7] En refusant lui-même de se séparer de ses entreprises et en poursuivant la mise en place de baisses d’impôts massives pour les milliardaires tels que lui, Trump incarne tout ce qu’il avait dénoncé. [8] De même, sa politique étrangère va rapidement épouser celle du consensus de Washington, certes dans un style très différent, mais sans remettre en cause les structures de pouvoir. En acceptant que tous ces comportements diamétralement opposés à ses promesses de campagne s’expliquent par le projet secret de décapiter une cabale d’élites, les adeptes de QAnon évitent d’accepter qu’ils se soient fait berner par Donald Trump.

Deux événements bien réels vont apporter de l’eau au moulin de “Q”. D’abord, le scandale du RussiaGate, qui prend la forme d’une tentative de coup d’État judiciaire menée contre Donald Trump par les agences de renseignement, une partie de la haute administration et les cadres du Parti démocrate — avec la complicité des grands médias, ce qui va dans le sens d’une lutte entre le nouveau président et les élites. [9] Pour autant, ce filon va s’épuiser lorsque le procureur spécial Robert Mueller rend son rapport innocentant Trump. Selon Q, ce dernier œuvrait en secret avec Trump pour décapiter la cabale pédophile et allait déclencher la fameuse « tempête » au terme de son enquête. Après ce flop, QAnon semble sur le point de disparaître des radars. Mais un second scandale va le raviver : l’affaire Epstein.

Jeffrey Epstein était un financier multimillionnaire de New York, connu pour son goût pour les jeunes femmes et ses soirées fastes où le gratin du pays venait profiter de son hospitalité. Ses liens présumés avec de nombreuses personnalités de premier plan, dont Bill Clinton, Bill Gates, le prince Andrew et Donald Trump, indique qu’il avait un accès privilégié à certains cercles. Or, Epstein est condamné une première fois en 2008 pour viol sur adolescente et proxénétisme. Epstein, grâce à son argent et ses connexions, obtient une réduction de peine spectaculaire, et est libéré treize mois plus tard. Il sera rattrapé par les révélations du Miami Herald en 2019 et de nouveau arrêté pour trafic de mineurs et proxénétisme. Cette fois, l’affaire Epstein fait davantage de bruit, du fait des personnalités potentiellement impliquées. Or, Epstein meurt en prison dans des circonstances particulièrement troublantes quelques semaines après son incarcération. [10]

Le russiagate et l’affaire Epstein ont représenté des cadeaux pour QAnon

Le mouvement croît de manière organique à une vitesse d’autant plus rapide que ses membres estiment devoir convertir de nouveaux adhérents, afin de les préparer au storm. Mais c’est seulement avec l’arrivée du coronavirus et des confinements que la mouvance va prendre une ampleur décisive, au point que ses adeptes s’affichent dans les meetings de Donald Trump, lors de manifestations anti-masques, anti-confinement et dans la sphère médiatique et politique.

Le profil des militants QAnon va évoluer avec cette mutation. Toutes les couches sociales et origines sont désormais représentées. Le gros des renforts semble cependant constitué de jeunes femmes, souvent issu de milieux aisés, dont un nombre non-négligeable de démocrates — voire d’électrices de Bernie Sanders. De nombreux influenceurs, youtubeurs ou stars du monde du spectacle reprennent certains des thèmes chers au mouvement, plus ou moins consciemment. Les réseaux sociaux Instagram, Tik Tok et les blogs de mode et de bien-être sont également atteints par du contenu pro QAnon. Le fait que le futur adepte soit invité à explorer le labyrinthe d’informations présentes sur Internet et de « descendre au fond du terrier à lapin » demeure un élément critique du processus de radicalisation. À la fois ludique, addictif et valorisant, ce cheminement permet de faire basculer les futurs anons d’autant plus vite qu’ils vont être accueillis les bras ouverts par une communauté qui partage leurs inquiétudes et conclusions. Au risque de se couper de leurs proches. [11]

La peur de la pédophilie, ressort important du recrutement de QAnon

Comme l’explique le journaliste Ryan Grim pour The Intercept, l’utilisation de la peur des pédophiles pour provoquer une réponse réactionnaire à un changement sociétal n’a rien de nouveau. En 1909, le magazine Woman’s World, diffusé à deux millions d’exemplaires aux États-Unis, sort un long dossier allégeant l’existence d’un trafic d’être humain à grande échelle visant les jeunes filles blanches, pour les réduire à l’état d’esclaves sexuels. Il sera rapidement suivi de « La guerre contre l’esclavage blanc », titre d’un ouvrage coécrit par plusieurs procureurs et membre du clergé de Chicago. Le livre alerte sur la prétendue existence d’un réseau pédophile sévissant autour des magasins de crème glacée. La panique qui s’ensuit prend racine dans les changements initiés dans les années 1880, lorsque l’invention de la machine à écrire permet à de nombreuses femmes de travailler et d’obtenir l’indépendance financière. Le fait que nombre d’entre elles se permettent de se promener seules dans la rue, de fréquenter les magasins de glace, voire de sortir avec des hommes noirs, n’était pas du goût de tout le monde. [12]

Une théorie complotiste n’a pas besoin d’être vraie pour produire des effets concrets. En 1910, le gouvernement fait voter le White slavery Act (loi contre l’esclavage blanc), qui interdit aux femmes blanches de traverser la frontière d’un État « pour des raisons immorales », en particulier si elles sont accompagnées d’un homme noir. Pour faire respecter ce qui sera ensuite appelé le Mann Act, des agents fédéraux sont recrutés par le président Ted Roosevelt, sans véritable contrôle. Ils donneront naissance au FBI, le Federal bureau of investigation. [13]

Les années 1970 sont de nouveau le théâtre d’un profond mouvement de libéralisation des femmes, entamé par les luttes féministes des années 60. La contre-révolution réactionnaire prendra, dans les années 80, la forme d’une large théorie complotiste imaginant des réseaux d’esclavages pédophiles et sataniques sévissant dans les crèches pour enfants. Une façon de culpabiliser les femmes qui continuent de travailler après avoir eu des enfants, au lieu de rester avec eux au foyer.

La perspective de l’élection d’une femme à la Maison-Blanche, en la personne d’Hillary Clinton, permet de comprendre le regain de conspirationnisme impliquant de prétendus réseaux pédophiles. Du reste, cette instrumentalisation n’est pas le propre des États-Unis. Au Brésil, le candidat Jair Bolsonaro avait bénéficié d’une campagne de désinformation massive propulsée par l’application de messagerie Whatsapp (propriété de Facebook) et illégalement financée par des entreprises privées. Elle reposait, entre autres, sur de fausses informations destinées à alerter les Brésiliens que le Parti des travailleurs (PTB) cherchait à rendre les enfants homosexuels pour pouvoir les violer. Une rhétorique utilisée implicitement par Bolsonaro lui-même, et répandue par les Églises évangéliques soutenant le candidat d’extrême droite. [14]

Cette peur sert désormais de porte d’entrée principale à l’univers de QAnon, en particulier depuis l’arrivée du Covid-19. De nombreuses mères de famille sont restées confinées chez elles et ont disposé d’un gain de temps pour explorer les questions posées par la pandémie. Elles ont pu atterrir sur des forums de discussions et groupes Facebook où se recoupent les thèses conspirationnistes sur l’origine du coronavirus, le mouvement anti-vaccins et l’efficacité des masques. Néanmoins, l’initiation à QAnon passe d’abord par le bouche-à-oreille. De nombreuses personnes témoignent avoir été introduites au mouvement par leur mère ou des proches inquiets du danger représenté par la pédophilie. Des mouvements comme « Save the children » (Sauvez les enfants), a priori bienveillants, servent de cheval de Troie pour attirer de nouveaux adeptes. Une inquiétude pour ses propres enfants ou le soutien à une ONG luttant contre la pédophilie peut servir de porte d’entrée. À Los Angeles, une manifestation organisée par « Save the children » a permis la rencontre de personnes inquiètes par le trafic d’enfant dans le tiers monde avec des anons brandissant des pancartes « John Podesta boit du Sang ».

Le parti républicain sur le point d’être submergé ?

Le mouvement QAnon est récemment sorti de l’ombre pour s’imposer au grand public. Interrogé sur la question, Donald Trump a prétendu ne pas bien connaître le phénomène tout en décrivant les adeptes comme « des patriotes qui aiment notre pays » avant de préciser : « Si je peux aider à sauver le monde de ces problèmes, je suis prêt à le faire. Je suis prêt à m’y consacrer. Et je le fais, pour être franc ». Dans une autre entrevue, il refuse de condamner le mouvement, et ajoute “ils sont engagés contre la pédophilie et je trouve ça très bien”. Certains de ses proches, comme son ancien conseiller Steven Bannon et son avocat et ancien maire de New York Rudy Giuliani, vont beaucoup plus loin, accusant publiquement le fils de Joe Biden de faire partie de la cabale. [15]

Le Parti républicain navigue à vue, en tentant de tenir une ligne de crête. Mis en difficulté par la pandémie et l’impopularité chronique du président sortant, il semble promis à une défaite électorale. Ceci permet d’expliquer pourquoi certains élus cherchent implicitement à s’attirer les faveurs du mouvement, dont l’énergie débordante peut revêtir un certain attrait. 

Le sénateur du Texas Ted Cruz et le représentant au Congrès du comté de Parker dans le Colorado Ken Buck ont par exemple mené une bataille contre Netflix, accusée de propager de la pornographie pédophile à cause de la diffusion du film français Mignonnes. D’autres se contentent de clin d’œil au mouvement. Sans aller jusqu’à embrasser QAnon, les cadres du parti et figures proéminentes prennent soin de ne pas le dénoncer trop clairement et publiquement. Cette attitude peut s’expliquer par les sondages effectués sur le sujet, qui tendent à monter qu’une proportion non négligeable de l’électorat de Donald Trump croit une partie ou la totalité de la théorie. L’enquête publiée par l’institut YouGov le 22 octobre arrivait au chiffre surprenant de 15 % et 37 %, respectivement. Lorsqu’on leur demande s’ils pensent que les cadres du Parti démocrate sont impliqués dans un vaste trafic d’enfants, la moitié répondent par l’affirmative. Une autre enquête indique qu’un Américain sur deux aurait entendu parler de la théorie et 7 % jugerait qu’elle soit vraie. Ce chiffre est à prendre avec des pincettes, car en posant des questions plus précises, on se rend compte qu’un tiers des convaincus n’ont pas entendu parler d’un des aspects situés au cœur de la théorie ou estime qu’il est faux. En corrigeant ce chiffre, on arrive tout de même à plusieurs millions d’adeptes potentiels, ce qui est cohérent avec les fréquentations des sites spécialisés. [16]  

Cette popularité se reflète au niveau des candidats aux élections locales de novembre. Plusieurs dizaines d’entre eux se revendiquent du mouvement. Il s’agit parfois de candidats indépendants risquant de diviser le vote conservateur, comme c’est le cas pour le 18e district de Floride. [17] Plus souvent, ils se présentent sous la bannière du Parti républicain, après avoir gagné une primaire. Une faible proportion d’entre eux devrait accéder aux responsabilités. En particulier, après avoir obtenu le soutien du Parti républicain de Géorgie, Majorie Taylor Green semble assurée de remporter sa législative et de se retrouver au Congrès en janvier prochain. [18]

“Les Américains ont une unique opportunité d’en finir avec cette cabale pédo-satanique”

Marjorie Taylor Green

À cela s’ajoutent les innombrables militants QAnon qui assistent aux meetings de campagne de Donald Trump et d’autres élus républicains en affichant clairement leurs convictions. Dans certaines banlieues aisées du Minnesota, les citadins sont assaillis de courrier pro-QAnon comportant des photos alarmistes imprimées sur papier glacé. [19] Ailleurs, le mouvement est si présent que les épiciers et commerçants locaux en entendent parler à travers les conversations de leurs clients. Compte tenu de l’ampleur récente du phénomène, les dirigeants républicains sont en droit de craindre une nouvelle insurrection interne similaire au Tea Party, mais dans une forme encore plus radicalisée et déstructurée. Si la menace est loin d’être clairement établie, embrasser le mouvement risque de marginaliser davantage le Grand Old Party (GOP). La mouvance a été qualifiée de “risque terroriste” par le FBI. De nombreux adeptes ont commis des actes de violence ou ont planifié des attaques terroristes. Certains sont sous mandat d’arrêt et mènent une existence de fugitifs, rendue possible par l’aide offerte par d’autres membres du mouvement. À tel point que Facebook et Twitter ont fermé de nombreux comptes, pages et groupe de discussion affilié à QAnon. [20] 

Si Trump remporte les élections, QAnon semble en mesure de prendre de l’ampleur, galvanisé par la victoire du républicain. Inversement, une défaite du président sortant devrait amener certains adeptes à la raison. Mais convaincus que des millions d’enfants sont entre les mains de pédosatanistes, réduits à l’état d’esclaves sexuels et voués à être dévorés vivant, une partie des anons pourraient basculer dans la violence. Si les élections semblent contestées, ils pourraient décider de s’occuper eux-mêmes du problème. Dans tous les cas, l’éventuel post-Trumpisme ne semble pas destiné à déboucher sur un retour à la raison.

  1. Lire https://www.vox.com/policy-and-politics/2016/12/5/13842258/pizzagate-comet-ping-pong-fake-news
  2. Lire https://www.theguardian.com/technology/2017/may/22/social-media-election-facebook-filter-bubbles
  3. https://www.thedailybeast.com/what-is-qanon-a-deep-look-inside-the-nutso-conspiracy-theory-infecting-our-politics
  4. Idem 3.
  5. https://theintercept.com/2020/08/28/is-qanon-the-future-of-the-republican-party/
  6. https://www.nytimes.com/2020/10/19/us/politics/qanon-trump-republicans.html
  7. https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/trump-the-destroyer-127808/
  8. https://www.nytimes.com/interactive/2020/10/10/us/trump-properties-swamp.htm
  9. https://lvsl.fr/trump-est-a-la-solde-de-la-russie-retour-sur-une-theorie-conspirationniste-a-la-vie-dure/
  10. https://www.vox.com/2018/12/3/18116351/jeffrey-epstein-case-indictment-arrested-trump-clinton
  11. https://theintercept.com/2020/09/23/qanon-conspiracy-theory-colorado/
  12. https://theintercept.com/2020/08/28/is-qanon-the-future-of-the-republican-party/
  13. Ibid 12
  14. https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/10/25/infox-au-bresil-comment-les-fausses-informations-ont-inonde-whatsapp_5374637_4408996.html
  15. https://www.thedailybeast.com/trumpworld-wraps-up-the-campaign-by-going-full-qanon-conspiracy-theory
  16. https://www.wired.com/story/qanon-supporters-arent-quite-who-you-think-they-are/
  17. https://theintercept.com/2020/10/28/qanon-florida-republican-mast/
  18. https://theintercept.com/2020/09/12/georgia-district-14-qanon/
  19. https://theintercept.com/2020/09/23/qanon-mail-minnesota/
  20. https://theintercept.com/2020/09/23/qanon-conspiracy-theory-colorado/

Le rêve américain de Trump est plus complexe qu’il n’y paraît – entretien avec Lauric Henneton

Alors qu’en 2016 l’attention médiatique s’est focalisée sur les positions anti-immigration de Donald Trump, une autre thématique très souvent abordée par le président américain est complètement passée inaperçue : la restauration du rêve américain. À l’occasion de la sortie du livre Le rêve américain à l’épreuve de Donald Trump, publié aux éditions Vendémiaire, Lauric Henneton maître de conférence à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines revient, pour Le Vent Se Lève, sur son arrivée au pouvoir et nous livre une analyse de son mandat à travers cet idéal. À l’aube du nouveau scrutin présidentiel, Donald Trump a-t-il réussi son pari de faire renaître le rêve américain, ou plutôt son rêve américain ? Entretien réalisé par Théo Laubry.


LVSL  La notion de rêve américain tient une place centrale dans l’ouvrage que vous dirigez, pourriez-vous nous en donner une définition ? Vous semblez déconstruire un préjugé selon lequel l’argent serait le seul moteur de cet idéal.

Lauric Henneton  Le rêve américain est difficile à circonscrire en une phrase. Il représente différentes choses pour différentes personnes. Généralement, on le réduit visuellement à quelques clichés matériels : une belle maison dans une banlieue prospère et tranquille, une belle voiture (ou deux). Pour beaucoup, c’est la possibilité de réussir si on s’en donne la peine. Travailler dur finira toujours par payer, c’est la vieille idée de l’éthique protestante du travail, bien exprimée par Benjamin Franklin au XVIIIe siècle.

Mais les Américains ont une vision plus complexe : pour eux, la réussite, c’est d’abord l’accomplissement de soi, avoir la possibilité de vivre librement sans cacher qui on est. C’est donc à la fois la liberté et l’égalité, mais sans dimension matérielle. De même, faire un métier-passion, ça n’est pas forcément rémunérateur, mais c’est épanouissant. L’idée d’une vie familiale réussie est aussi très présente, même si c’est encore très flou. Que l’on se situe au niveau matériel ou immatériel, la notion de liberté sous-entend l’absence d’entraves, ce qui permet donc la mobilité sociale, pouvoir faire mieux que ses parents, professionnellement, dans une société sans caste, contrairement aux sociétés de départ, pour les immigrés. Et c’est là qu’il faut rappeler que ce rêve est américain parce que l’Amérique, en tant qu’idée au moins autant que d’État, est vue comme le terroir de réalisation de ces promesses.

LVSL  Comment Donald Trump a-t-il réussi en 2016 à mobiliser autour de cette thématique ? Quels leviers a-t-il utilisé ?

L.H.  Le rêve américain de Trump est plus complexe qu’il y paraît. Il repose sur une notion de nostalgie que je qualifie de restaurationniste. La nostalgie, c’est rétrospectif, passif : c’était mieux avant. Mais le restaurationnisme, c’est actif, c’est faire en sorte de recréer ce que l’on regrette, en l’occurence une forme de grandeur disparue (d’où la nostalgie). Avant de se demander comment rendre sa grandeur perdue à l’Amérique, il faut s’accorder sur la nature même de cette grandeur. Elle est double : d’abord la grandeur sur la scène internationale, qui restaurerait une forme d’estime de soi. Au terme de la présidence Obama, Trump décrit l’Amérique comme humiliée, faible, de la même façon que Reagan décrivait l’Amérique sous Jimmy Carter. Ce n’est pas un hasard si Trump emprunte son fameux slogan à la campagne de Reagan de 1980. Par une sorte de ruissellement du collectif à l’individuel, le respect qui serait à nouveau témoigné aux États-Unis permettrait de restaurer l’estime de soi de son électorat.

Le levier psychologique est donc crucial. Mais l’électeur type est aussi (sinon surtout) pris dans un contexte intérieur, économique et social, qui contribue à la dégradation de son estime de soi : il nourrit un sentiment de dépossession économique, d’humiliation, car son emploi a été considéré comme jetable, sacrifiable à l’autel de la mondialisation. D’où le protectionnisme de Trump, en rupture avec la doxa libre-échangiste du Parti républicain. Et ce protectionnisme, au-delà du champ strictement commercial, se traduit par une manifestation concrète avec le fameux mur. La thématique migratoire est classique en période de crise économique, mais en 2016 on est plutôt en période de croissance, sauf à considérer que pour l’ouvrier de la Rust Belt, la conjoncture s’inscrit davantage sur le (très) long terme et que la précarité, comme le déclin, perdurent. La désaffection des ouvriers blancs pour le Parti démocrate n’est pas nouvelle et s’accentue quand ils ont l’impression d’être de plus en plus les cocus d’un parti qui les considère comme acquis mais travaille surtout pour les minorités des villes et des côtes. Je tiens à l’idée de cocufiage politique. L’ouvrier blanc de la ville moyenne en déclin de la Rust Belt vit mal d’être relégué à une position au mieux secondaire dans l’agenda démocrate. Pire encore, on lui répète régulièrement que d’ici la moitié du siècle, il sera minoritaire et que ce sera une bonne chose : la diversité c’est bien  donc en creux, en tant que blanc et en tant qu’homme, il est ontologiquement mauvais. Difficile de soutenir avec enthousiasme un parti qui semble vous considérer aussi mal. Trump, lui, est au bon endroit au bon moment, il exploite très habilement cette tendance lourde. Il dit qu’il comprend le « vrai peuple » et qu’il fera le nécessaire contre les élites qui confisquent et qui humilient. Dans ce contexte, le mari cocu du Parti démocrate a laissé le bénéfice du doute à celui qui lui a témoigné de l’intérêt.

LVSL  Qu’en est-t-il du rêve américain pour les minorités ? Donald Trump s’adresse-t-il à elles ?

L.H.  C’est bien plus complexe. Ce qui est certain, c’est que le régime mémoriel est radicalement différent selon les groupes. Les Noirs ne regrettent pas les années 1950 ; pour les Blancs ce sont des années de plein emploi et de prospérité (on occulte vite la menace nucléaire quotidienne car la nostalgie est sélective), alors que pour les Noirs c’est la période de la ségrégation. Pour les Hispaniques et les Asiatiques c’est encore différent : ils étaient encore très loin d’immigrer aux États-Unis. Pas vraiment de nostalgie donc pour eux, mais un point d’interrogation sur l’avenir. L’ascenseur social fonctionnera-t-il pour eux également ou sont-ils des citoyens de seconde zone ?

Trump est très cynique, il demande aux Noirs : « Qu’avez-vous à perdre ? » Toute la communication – pas forcément très efficace – des républicains vise à éloigner les minorités du Parti démocrate, qui n’aurait pas fait grand-chose pour eux. Et comme les démocrates dépendent de plus en plus de cette clientèle non blanche, les dégâts électoraux d’une légère inflexion peuvent être considérables. L’érosion du vote noir dans les grandes villes du Michigan et du Wisconsin a coûté la présidence aux démocrates en 2016, il suffit de regarder l’évolution ethno-raciale de la participation et les résultats dans les comtés. Mais cette érosion était déjà nette, par endroits, entre 2008 et 2012 : on peut reprocher pas mal de choses à la campagne d’Hillary Clinton mais il serait exagéré de tout lui imputer, à commencer par cette désaffection des Noirs dans les urnes.

Chez les Hispaniques, le calcul est différent, et on a trop tendance à les homogénéiser. Aux conservateurs sociaux, catholiques ou évangéliques, fermement opposés à l’avortement, et qui ont donc du mal à voter démocrate, s’ajoutent une frange d’entrepreneurs sensibles à une politique fiscale avantageuse d’un côté, et à des promesses de dérégulations. À quoi s’ajoute une désapprobation de l’immigration illégale chez ceux qui sont passés par le parcours du combattant de l’immigration légale. La sociologue Arlie Russell Hochschild appelle cela le syndrome des resquilleurs (line-cutters). Le rêve américain, pour elle, c’est une file d’attente, on avance tous au même rythme, en respectant son tour patiemment ; mais certains coupent la file et pire, c’est le Parti démocrate qui les y pousse et les accompagne, au nez et à la barbe de ceux qui respectent les règles. D’où une certaine crispation. Et ce n’est pas une vision néolibérale : Hochschild, sociologue à Berkeley, a tous les brevets de la gauche américaine.

LVSL  Le premier mandat de Donald Trump touche à sa fin. Du point de vue de son action politique, a-t-il réussi son pari de faire renaître le rêve américain ? N’existe-il pas chez lui une contradiction entre sa volonté d’apparaître comme le sauveur et sa propension à démanteler l’État central et donc, in fine, sa capacité à agir ?

L.H.  C’est assez paradoxal et débattu. Les créations d’emploi ont augmenté dans la continuité de la présidence Obama, mais à un rythme globalement moins soutenu. On sentait avant l’arrivée du coronavirus qu’on arrivait en bout de cycle. Mais même avant les dégâts causés sur l’emploi par les effets directs et induits de la pandémie, si on en reste à la situation économique à la fin 2019, on remarque une double disparité : d’abord, l’emploi manufacturier et le secteur manufacturier se portaient nettement moins bien que l’économie en général, mais il fallait regarder sous le capot des statistiques économiques pour s’en rendre compte. Ensuite, les chiffres globaux plutôt flatteurs en apparence cachaient des disparités non pas seulement sectorielles mais géographiques : la Rust Belt s’en sort moins bien que la Sun Belt. Là encore une distinction s’impose : les réimplantations d’usines annoncées triomphalement font plus appel à des robots qu’à des ouvriers, qualifiés ou non.

Donc l’électeur de Trump est en droit de se sentir un peu cocu du trumpisme. Pour autant, une élection c’est autant le bilan d’un sortant qu’un pari sur l’avenir. Et sur ce point, quel que soit le bilan de Trump, l’ouvrier blanc de la Rust Belt sera plus enclin à penser que, dans le doute, Trump et les républicains seront plus aptes à créer de la richesse et à faciliter les créations d’emplois, que des démocrates qui sont désormais totalement acquis à leur clientèle non blanche venue des grandes métropoles, autour de questions sociétales. Foutu pour foutu, l’électeur de la Rust Belt pariera plus volontiers sur Trump que sur les démocrates. Sur ce point, Biden a fait l’effort de montrer qu’il était là, c’est une leçon de l’échec de la campagne Clinton.

Sur le point de la déréglementation, au contraire c’est davantage perçu comme allant dans le sens d’une facilitation des créations d’emplois. Sur ce point, les démocrates sont vus comme trop préoccupés à sauver l’environnement sur le dos des ouvriers.

LVSL  À quelques jours de l’élection présidentielle, Donald Trump est en difficulté. Son adversaire, Joe Biden, semble en meilleure posture qu’Hillary Clinton à la même époque. Quelle place occupe le rêve américain dans la campagne du candidat démocrate ? Son enfance à Scranton, en Pennsylvanie, au cœur d’un bastion ouvrier, peut-elle lui permettre de trouver les mots pour reconquérir l’électorat démocrate populaire qui a basculé dans l’abstentionnisme et du côté de Donald Trump en 2016 ?

L.H.  Je pense que c’est secondaire, même si le fait de venir de Scranton lui donne une certaine crédibilité. Le cœur de la campagne actuelle, c’est d’abord et avant tout Trump, et la principale différence avec 2016, c’est que cette année, on ne peut plus vraiment accorder le bénéfice du doute à Trump. On l’a vu à l’œuvre en tant que candidat, puis en tant que président pendant quatre ans. Ensuite, on adore ou on déteste – il n’y a pas vraiment de juste milieu. Soit on veut quatre ans de plus, soit on est prêt à quatre ans de plus parce que ce sera « moins pire » que les démocrates, soit on n’en peut plus et on veut autre chose, même les démocrates. C’est ce qu’il faut comprendre de ces nombreux témoignages de républicains qui appellent à voter Biden. Ils n’adhèrent pas soudain au progressisme et à la redistribution, ils veulent juste rétablir un climat à peu près « normal » dans l’univers politique, même si Trump n’est que le point d’orgue d’une hystérisation croissante depuis la création du Tea Party en 2009.

Se débarrasser de Trump ne sera donc pas suffisant, même si beaucoup espèrent que ce sera déjà un début. Bien entendu, si cette stratégie dégagiste fonctionne, chacun retournera chez soi pour les élections de mi-mandat de 2022. Et là, si les démocrates emportent la présidence et les deux chambres du Congrès et qu’ils se sentent pousser des ailes législatives, le retour de bâton républicain – mais sans Trump – pourrait être violent. Ce fut le cas en 1994, en 2010 et en 2014. Et lors des deux dernières occurrences, Biden était aux premières loges en tant que vice-président d’Obama.

Le populisme sauvera-t-il les États-Unis ?

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Bernie Sanders ©Gage Skidmore

D’où vient ce terme de « populisme » qui semble être devenu omniprésent aux États-Unis depuis 2016 ? Utilisé avec une connotation très négative par la classe médiatique américaine pour qualifier aussi bien Donald Trump que Bernie Sanders, il semble être une étiquette fourre-tout servant à renvoyer dos à dos ces deux phénomènes politiques pourtant antagonistes. L’historien et journaliste Thomas Frank présente, dans The People, No, une brève histoire de l’antipopulisme, qu’il analyse avant tout comme un mouvement de « mépris des Américains ordinaires » de la part des élites, et se positionne en faveur d’un retour du Parti démocrate aux véritables origines populistes de la gauche américaine.


Thomas Frank est l’une des figures majeures parmi les intellectuels engagés à gauche du Parti démocrate aux États-Unis. Il est l’auteur de près d’une dizaine d’ouvrages politiques et est un contributeur régulier du Guardian et du Monde diplomatique, entre autres. Il a connu le succès en 2004 avec What’s the Matter with Kansas?[1], un ouvrage analysant la montée du populisme dans le Midwest américain. En 2016, il publie Listen, Liberal[2], un livre analysant l’abandon des classes populaires par le Parti démocrate. Ces deux ouvrages, capitaux pour comprendre la montée du trumpisme, ont été traduits en français et ont fait l’objet d’un article sur Le Vent Se Lève[3] en 2018.

Le dernier livre de Thomas Frank, paru cet été aux États-Unis, s’intitule The People, No : A Brief History of Anti-Populism (New York : Metropolitan Books, 2020). Dans ce dernier ouvrage[4] il s’interroge sur les racines du populisme aux États-Unis et surtout sur celles de l’anti populisme, idéologie revendiquée par toute une partie des classes intellectuelles libérales (au sens américain du terme, c’est-à-dire se réclamant du social-libéralisme) modérées, proches de l’establishment du parti démocrate. « Populiste » est l’adjectif le plus utilisé par les adversaires de Donald Trump pour définir le président américain et le mouvement qui l’a porté au pouvoir. « Populiste », « raciste » et « démagogue » semblent en être devenus des synonymes. Mais ce mot n’est pas employé seulement contre Trump. Bernie Sanders, lors de ses deux candidatures aux primaires du parti démocrate, en 2016 et 2020, s’est vu également affublé par la classe médiatique du terme populiste.

Aux yeux des élites libérales américaines, Trump et Sanders sont liés par un point commun : avoir été propulsés sur le devant de la scène par un mouvement populaire antiélite, fondé sur le ressentiment, les préjugés, et l’incompréhension des enjeux politiques par le peuple. L’usage du concept de populisme pour décrire ces deux phénomènes – pourtant absolument antagonistes dans leurs objectifs politiques – relève, aux yeux de Thomas Frank, d’un « pessimisme envers la souveraineté populaire et la participation démocratique » et d’un « mépris des Américains ordinaires » de la part des élites politiques et médiatiques du pays.

Ce que Thomas Frank tente de montrer dans son livre, c’est que le choix du mot « populisme » pour dénigrer les mouvements anti-establishment n’est pas dû au hasard. Cet usage relève d’une tradition de méfiance envers les mouvements populaires dans l’Histoire américaine et trouve son origine dans l’opposition à un mouvement politique de masse né dans l’Amérique de la fin du XIXe siècle.

Aux origines du populisme

Pour comprendre l’antipopulisme, il faut remonter aux sources du populisme. Thomas Frank, qui est né et a grandi au Kansas, dans le Midwest américain, est l’un des mieux placés pour parler de ses origines. Le populisme est en effet né dans ces grandes plaines agricoles situées à l’Ouest du Mississippi, au début des années 1890, à l’initiative de petits agriculteurs initialement regroupés dans un mouvement professionnel appelé la
Farmer’s Alliance. La volonté de passer du militantisme à la politique électorale donna naissance au People’s Party, le Parti populaire.

À cette époque, le paysage politique américain était déjà défini par un bipartisme marqué régionalement : les démocrates et les républicains dominaient la vie électorale et le Congrès. Le parti républicain était majoritaire au Nord et à l’Ouest du pays, alors que le parti démocrate était presque un parti unique dans le Sud. La fondation du parti populaire constituait donc en premier lieu un défi à l’hégémonie politique du parti républicain, qui dominait alors le Midwest. Rapidement, les succès du parti populaire dans le Sud menacèrent également les démocrates et firent de l’aventure populiste la dernière tentative importante de fondation d’un « troisième parti ».

Les mesures économiques prônées par les populistes avaient pour but de soumettre l’économie à la démocratie et de redonner aux gens ordinaires la souveraineté politique qui fondait le « rêve américain ».

Le mot « populisme » fut inventé par les militants de ce parti populaire. D’après l’anecdote, rapportée par Thomas Frank, il fut choisi par des membres fondateurs du parti lors d’un voyage en train à travers le Kansas, entre Kansas City et Topeka, en mai 1891. Le terme devait permettre de transcender les catégories sociales, les particularités géographiques et les divisions politiques qui prévalaient à l’époque ; l’objectif des populistes était de fonder une solidarité entre tous les « petits », ceux qui ne bénéficiaient pas du système économique.

Les demandes du parti populaire étaient simples et allaient toutes dans le même sens : la redistribution des richesses et du pouvoir. Ils exigeaient la régulation des monopoles (en particulier agricoles), la nationalisation des banques et des chemins de fer, l’instauration d’un impôt sur le revenu, et s’opposaient à l’étalon-or, qui était un instrument de contrôle de la masse monétaire. Ce programme simple permit d’attirer rapidement des travailleurs de tous les milieux professionnels du Midwest, puis des États-Unis. Les populistes, comme ils s’appelaient désormais, étaient unis par la volonté de représenter en politique, selon les mots de Thomas Frank, « les gens ordinaires » face aux élites politiques et économiques.

Les mesures économiques prônées par les populistes avaient pour but de soumettre l’économie à la démocratie et de redonner aux gens ordinaires la souveraineté politique qui fondait le « rêve américain ». La démocratie était le socle de la pensée populiste : le parti revendiquait également l’élection des sénateurs au suffrage direct[5], le suffrage des femmes, et la possibilité d’initier des référendums.

https://en.wikipedia.org/wiki/File:William-Jennings-Bryan-speaking-c1896.jpeg
William Jennings Bryan. (Librairie du Congrès/Domaine public).

Le parti populiste obtient rapidement un succès de masse. La crise économique qui frappe le pays en 1894 et les vagues de grèves qui s’ensuivent créent un contexte favorable à la croissance du parti. Thomas Frank rapporte ainsi comment, en 1894, la première manifestation de masse de l’histoire de l’Amérique moderne, une marche des chômeurs sur Washington, fut organisée par un populiste de l’Ohio. Le populisme commence à attirer de plus en plus de militants, y compris au sein des deux partis majoritaires.

Cette soudaine explosion de popularité rend possible l’une des plus grosses surprises de l’histoire politique américaine : dans les mois précédant l’élection présidentielle de 1896, le président sortant, Grover Cleveland, un démocrate, n’est pas reconduit par son parti. Un jeune représentant à la Chambre est nommé à sa place comme candidat du parti démocrate : William Jennings Bryan. Sa nomination est le résultat d’une mobilisation des militants démocrates du Midwest séduits par le populisme.

William Jennings Bryan est proche des populistes et partage la plupart de leurs revendications ; le parti populaire décide de soutenir également sa candidature à la présidence. Ardent opposant de l’étalon-or, Bryan défend l’intervention de l’État dans l’économie contre les monopoles. Il tient de sa foi évangéliste une forte croyance en la vertu du commun et la démocratie radicale. Sa nomination par le parti démocrate fait naître un véritable vent de panique parmi les élites politiques, intellectuelles et économiques des États-Unis, qui se mobilisent presque unanimement contre lui. Presque tous les journaux dénoncent son programme : on accuse ses partisans d’être des ignares cherchant à détruire l’économie par bêtise ou jalousie. Thomas Frank reproduit dans les livres des caricatures de l’époque dépeignant les populistes comme des brutes, des brigands et des anarchistes.

William Jennings Bryan est finalement battu. Il se représente en 1900 et en 1908 mais ne conquière jamais la Maison Blanche. Si le parti populaire ne se remet pas de cet échec, son héritage persiste. D’après Thomas Frank, il a laissé une empreinte encore plus forte chez ses adversaires que chez ses partisans ; l’antipopulisme qui s’est manifesté avec force contre William Jennings Bryan est, encore aujourd’hui, le modèle duquel s’inspire le mépris des élites américaines pour le peuple.

Les élites contre la démocratie

Le terme de populisme revêt une connotation presque unanimement négative depuis la disparition du People’s Party. Même Franklin D. Roosevelt et son successeur Harry Truman, qui mirent en place une partie importante du programme des populistes, ne se réclamaient jamais de ce nom. Les historiens du XXe siècle, en premier lieu Richard Hofstadter, décrivait le parti populaire comme un parti raciste et anti-immigrants. Thomas Frank démontre dans The People, No qu’il s’agit d’une fausse représentation. En réalité, il n’existait pas de consensus parmi eux sur l’immigration. De manière générale, les populistes s’opposaient à la ségrégation institutionnalisée dans le Sud des États-Unis et plusieurs d’entre eux militaient activement pour une ouverture des frontières, à l’inverse des élites blanches qui soutenaient la ségrégation. Martin Luther King, prit d’ailleurs le parti populaire comme exemple de coopération entre travailleurs Blancs et Noirs lors du mouvement pour les droits civiques, qui s’inspirait de la marche sur Washington de 1894.

https://tcfrank.com/gallery-of-anti-populism/
William Jennings Bryan caricaturé en immigrant italien. Caricature publiée dans Judge Magazine, 15 août 1896. © Thomas Frank

Frank va plus loin en montrant que les attaques racistes étaient plutôt mobilisées contre les populistes que par eux, comme le montrent les caricatures de William Jennings Bryan, qui l’assimilent aux immigrants italiens, poignardant une allégorie du « crédit américain ». La dénonciation du populisme aujourd’hui est peut-être un peu plus subtile, mais le sentiment général reste le même : les mouvements politiques qui s’opposent à la vision des « experts » libéraux sur l’économie sont accusés d’être anti-intellectuels et d’être des mouvements de foule dénués de réflexion. Ce que Thomas Frank souligne avec inquiétude est que cette vision est aujourd’hui devenue celle du parti démocrate, du moins de son establishment.

Les démocrates américains ont fondé leurs grands succès du XXe siècle, de Roosevelt à Kennedy, sur l’image du « parti du peuple ». Pourtant, selon Frank, depuis les années 1970, ils sont progressivement devenus le parti des élites diplômées, un changement qui s’est concrétisé par la présidence de Bill Clinton. Dans leur politique comme dans leurs discours, les démocrates représentent aujourd’hui les catégories les plus éduquées de la population : la « classe professionnelle » comme l’appelle Thomas Frank, qui détaille cet argument dans Pourquoi les riches votent à gauche. Aujourd’hui, le premier facteur de prédiction du vote démocrate est le diplôme. En se faisant les champions de la dérégulation économique, en devenant le parti des diplômés et des experts contre les travailleurs dont l’emploi était délocalisé, les démocrates se sont éloignés de leurs racines populistes, et ont progressivement adopté le discours des antipopulistes.

Plutôt que de développer une réflexion sur le rôle des technocrates dans la situation politique du pays, de la guerre en Irak à la crise de 2008, les démocrates ont préféré dénoncer celles et ceux qui critiquaient l’establishment. Il s’agit, si l’on prend un exemple récent, des électeurs de Donald Trump, aussi bien que les supporters de Bernie Sanders. Sanders est d’ailleurs souvent qualifié par les médias de « Trump de gauche » pour son discours contre la politique économique de Barack Obama. Avec l’ascension de Trump, les élites diplômées ont déserté en masse le parti républicain : des bastions historiques de la droite, comme le comté d’Orange en Californie (contenant les banlieues les plus aisées de Los Angeles), ont voté pour Hillary Clinton après des décennies de domination par le parti de Reagan.

Ce n’est pas l’ignorance du peuple qui a mené Donald Trump à la Maison Blanche, mais le système politique américain.

La raison principale derrière la migration de cet électorat, pour Thomas Frank, est l’attitude face au populisme. Là où les démocrates se réclament des experts, les républicains cooptent la rhétorique du populisme américain originel en le vidant de sa substance historique et politique. Donald Trump prétend défendre les gens ordinaires tout en faisant voter des baisses d’impôts mirobolantes pour les milliardaires et les grandes entreprises. Un non sens qui n’a de succès qu’à cause du retournement des démocrates, qui tournent le dos au peuple alors qu’ils se réclament de ses intérêts.

Au lieu de tirer la sonnette d’alarme, l’élection de Trump semble avoir conforté l’establishment démocrate dans ses décisions. Aux yeux de ces élus, 2016 a montré que le peuple votait mal et qu’il n’était pas apte à exercer le pouvoir, ni même à évaluer ses dirigeants. Ironie : Donald Trump a pu accéder au pouvoir spécifiquement grâce à un système conçu pour permettre aux élites de contenir les mouvements politiques de masse,le Collège électoral. Ce n’est pas l’ignorance du peuple qui a mené Donald Trump à la Maison Blanche, mais le système politique américain.

Cela n’empêche pas les élites libérales d’utiliser Trump pour remettre en cause la légitimité de la souveraineté populaire. Thomas Frank parle « d’utopie du reproche » (utopia of scolding) : plutôt que chercher à reconquérir les classes populaires perdues par les démocrates, l’establishment préfère les dépeindre comme des imbéciles. Thomas Frank renvoie à une caricature parue dans le très intellectuel New Yorker, montrant les passagers d’un avion critiquer les « pilotes méprisants » et déclarer qu’ils devraient piloter l’appareil à leur place. Ce sentiment est symptomatique de l’incompréhension des élites intellectuelles envers les mouvements populaires : il est inconcevable que les gens ordinaires puissent avoir des griefs légitimes contre le système et ses experts. Ceux-ci sont insoupçonnables et la volonté populaire de remettre en cause leur légitimité est un signe d’arrogance et de bêtise.

Selon Thomas Frank, le populisme serait la réponse naturelle des Américains face à « la ploutocratie et la hiérarchie », l’expression de leur attirance naturelle envers la démocratie et l’égalité.

Le tableau dressé par Thomas Frank n’est cependant pas entièrement noir. La campagne de Bernie Sanders, quoique battu, constitue un retour aux vraies origines du populisme pour la première fois depuis les années Carter. Sanders a compris les enjeux de la souveraineté populaire et de la démocratie économique et tout comme il a permis l’ascension d’une nouvelle génération de militants et d’élus, comme Alexandria Ocasio-Cortez, qui partagent cette vision. Leur force réside dans leur capacité à bâtir une coalition de travailleurs décidé à réformer l’économie pour abattre les divisions identitaires et raciales qui ont si souvent morcelé les mouvements populaires aux États-Unis.

Le populisme, écrit Thomas Frank, est une affaire d’optimisme contre le pessimisme : il s’agit d’être « optimiste envers le peuple, les possibilités politiques, et envers l’Amérique ». Selon lui, le populisme serait la réponse naturelle des Américains face à « la ploutocratie et la hiérarchie », l’expression de leur attirance naturelle envers la démocratie et l’égalité. Le parti démocrate doit urgemment en prendre conscience et proposer une solution aux classes populaires qui font face à l’injustice du système, ou d’autres le feront.

Thomas Frank conclut son ouvrage sur une question qui définit l’enjeu auquel font face les démocrates : « pour qui l’Amérique existe-t-elle ? » Est-ce pour les milliardaires et les GAFAM ? Le peuple ne servirait-il qu’à servir la croissance infinie de l’économie ? Ou au contraire, la démocratie implique-t-elle que l’économie et les experts doivent servir les gens ordinaires ?

 

Lire l’entretien qu’a accordé Thomas Frank au Vent se lève en 2018 : https://lvsl.fr/entretien-avec-thomas-frank/

[1] Traduction française : Pourquoi les pauvres votent à droite ? (Agone, 2008).

[2] Traduction française : Pourquoi les riches votent à gauche ? (Agone, 2018).

[3] https://lvsl.fr/mais-pourquoi-les-riches-votent-ils-a-gauche/.

[4] https://tcfrank.com/product/the-people-no/.

[5] Avant l’adoption du XVIIe amendement de la Constitution des États-Unis, en 1913, les sénateurs étaient désignés par la législature des États.

L’ambiguïté de Joe Biden envers les Afro-américains

Joe Biden et Barack Obama

S’il existe un élément qu’il est possible de prédire pour l’élection présidentielle américaine de novembre, c’est l’orientation du vote des minorités. Dans le cas des Afro-américains, 91% d’entre eux ont voté pour Hillary Clinton en 2016. Cet excellent résultat masque pourtant une chute du taux de participation de ces derniers de 7 points lors de ce scrutin présidentiel par rapport à 2012. Si en 2020 ce schéma de soutien massif au candidat démocrate devait se reproduire au profit de Joe Biden, leur mobilisation serait, cette fois encore, un facteur déterminant. L’ancien vice-président, qui semble être apprécié par la communauté noire, n’a pourtant pas un passé qui plaide en sa faveur. Pour le comprendre, un retour sur sa longue carrière politique s’impose. Par Théo Laubry


Élu pour la première fois sénateur du Delaware en 1973, Joe Biden arrive sur la scène politique nationale dans un contexte totalement nouveau. Les États-Unis, au cours de la décennie précédente, ont entamé une transition législative pour plus de reconnaissance et d’inclusion envers les Afro-américains. Grâce à la mobilisation des militants et de figures comme Martin Luther King ou Jesse Jackson, le Mouvement des droits civiques obtient dans les années 1960 l’abolition des lois Jim Crow qui avaient institutionnalisé la ségrégation raciale au sortir de la guerre de Sécession, et la promulgation du Voting Right Act sous la présidence de Lyndon Johnson. Les avancées sont considérables. En moins de dix ans, l’Amérique semble s’être débarrassée d’une grande partie de ses démons. Ces changements ne sont pourtant pas vus d’un œil favorable par une partie des Américains et de la classe politique. Le Parti républicain, bien qu’héritier d’Abraham Lincoln, s’y oppose dans son ensemble tout comme la frange la plus conservatrice du Parti démocrate.

Un positionnement politique conservateur dans les années 1970

À son arrivée à Washington, Joe Biden tente de trouver sa place au sein de la majorité démocrate à laquelle il appartient désormais. Il tâtonne et fait preuve de positionnements parfois paradoxaux, notamment sur les thématiques raciales. Alors même qu’il soutient l’extension de la loi Voting Right Act, les sanctions contre le régime sud-africain promoteur de l’apartheid ou encore la création du Martin Luther King Day, Joe Biden s’oppose pourtant à une mesure emblématique d’intégration raciale : le busing. Mise en place en 1971 à Charlotte pour la première fois, cette pratique consiste à modifier les itinéraires des bus scolaires pour favoriser la mixité sociale dans les écoles. En effet, les communautés vivant chacune au sein de quartiers distincts, l’organisation des transports scolaires sur le critère géographique favorise des écoles blanches et des écoles noires. Bien qu’abandonnée à la fin des années 1980 car inefficace, notamment parce que les familles blanches contournent le busing en envoyant leurs enfants dans des écoles privées, cette mesure a représenté un réel espoir deux décennies plus tôt. Lors d’une interview en 1975 dans un journal de son état d’adoption, le Delaware, Joe Biden détaille la vision qui le guide à propos des politiques d’intégration raciale : « Je n’adhère pas au concept, populaire dans les années 60, qui disait : nous avons réprimé l’homme noir pendant 300 ans et l’homme blanc est maintenant bien en tête dans la course à tout ce qu’offre notre société. Pour égaliser le score, nous devons maintenant donner à l’homme noir une longueur d’avance, voire retenir l’homme blanc ». Au-delà de propos qui paraissent aujourd’hui conservateurs, ils traduisent surtout l’état d’esprit politique des années 1970. Le Parti démocrate est sur le point de mettre fin à la parenthèse keynésienne initiée par Roosevelt au sortir de la Grande Dépression. L’individu va prendre le pas sur le collectif. Le chacun pour soi va s’imposer. La place de l’État va reculer. La tornade Ronald Reagan arrive à grand pas.

En 1977, quatre ans avant cette révolution néo-libérale et conservatrice, Joe Biden justifie son opposition à certaines mesures d’intégration comme le busing : « À moins que nous ne fassions quelque chose à ce sujet, mes enfants vont grandir dans une jungle raciale avec des tensions tellement élevées qu’elle va exploser à un moment donné ». Cette fois, toute la rhétorique raciste est présente. Sans conséquence, voire même banale pour l’époque, cette déclaration refait surface en 2019. Kamala Harris, actuelle colistière de Joe Biden, l’attaque frontalement lors d’un débat télévisé durant les primaires démocrates. Elle-même a pu bénéficier de ce dispositif lorsqu’elle était écolière en Californie : « Il y avait une petite fille qui faisait partie de la seconde génération à intégrer les écoles publiques. Et elle était emmené en bus à l’école tous les jours. Cette petite fille, c’était moi. » lui explique-t-elle. Kamala Harris, qui fait grande impression ce soir-là, enchaîne en évoquant les liens qu’entretenait Joe Biden avec certains hommes politiques ouvertement racistes et ségrégationnistes. Quelques semaines auparavant, Joe Biden avait très maladroitement exprimé de la nostalgie à propos de son travail avec deux élus de ce type : « Eh bien devinez quoi ? Au moins il y avait une forme de courtoisie. Nous n’étions pas d’accord sur grand-chose mais on travaillait ». Les deux hommes en question se nomment James Eatland et Herman Talmage. Le premier, sénateur du Mississippi jusqu’en 1978, ne cessa de répéter que les Afro-américains appartenaient à une race inférieure. Le second s’opposa à toute mesure visant à mettre fin à la ségrégation raciale au cours de ses différents mandats. Quoique moins extrême et ne votant pas comme ces derniers, Joe Biden n’en représente pas moins l’archétype même du politicien appartenant à l’establishment de la capitale, prêt à s’attabler avec n’importe qui par simple proximité de classe.

Crime Bill 1994 : qu’en conclure vingt-cinq ans après ?

Pendant presque quinze ans, Joe Biden est un sénateur parmi d’autres. Sa carrière politique décolle réellement lorsqu’il est désigné président du Comité judiciaire du Sénat en 1987. À cette période, les États-Unis connaissent une flambée des crimes violents. Une augmentation de 39% de faits de violence constatée entre 1983 et 1993 pousse Bill Clinton à agir. Joe Biden se charge alors de l’écriture d’une nouvelle loi pour lutter contre le crime, et mène le processus législatif. Après de longues négociations avec les différentes sensibilités démocrates, un consensus émerge. Le VCCLEA, acronyme pour Violent Crime Control and Law Enforcement Act, voit le jour et se décline en deux volets. Le premier prévoit le recrutement de 100 000 policiers en six ans dont 50 000 affectés à la police de proximité ainsi qu’une enveloppe de 9 milliards de dollars pour le système pénitentiaire. L’Habeas corpus pour les trafiquants de drogue est restreint et l’on prévoit la création de camps pour les jeunes délinquants. Ainsi, un budget d’environ 2 milliards de dollars est consacré à la prévention. Le second volet s’attache aux violences faites aux femmes. Les peines sont durcies pour les coupables de ce type d’acte, notamment les récidivistes. Cette partie de la loi prévoit aussi une meilleure reconnaissance des violences au sein du foyer. À ces deux volets s’ajoute une clause visant à réglementer les armes à feu, notamment les fusils d’assauts, et une extension de la peine capitale.  Le pari de Bill Clinton et de Joe Biden s’avère payant puisqu’ils réussissent à ranger en ordre de bataille le camp démocrate, notamment le caucus noir représentant les élus afro-américains du Congrès, pour que ce nouvel arsenal judiciaire soit voté.

Le taux national de criminalité baissant de 21% entre 1993 et 1998, les deux hommes politiques y voient les bienfaits du VCCLEA. La corrélation entre les deux n’est cependant pas probante ; d’autres facteurs explicatifs pourraient être pris en compte, notamment la baisse du nombre de consommateurs de crack et le vieillissement de la population. Par ailleurs, d’après une étude indépendante du Gouvernment Accountability Office, l’augmentation des effectifs de police n’aurait permis qu’une baisse de 2,5% des crimes violents. Vingt-cinq ans après, l’efficacité et les conséquences de cette loi, particulièrement de son premier volet, sont discutées par l’aile gauche du Parti démocrate. En effet, elle a fortement contribué à la hausse du taux d’incarcération aux États-Unis notamment pour les Afro-américains très largement surreprésentés parmi les prisonniers. En 2010, le pays compte 2,2 millions de personnes derrière les barreaux dont 37% sont noires. Autre chiffre éloquent, 47% des déclarations d’innocence après des erreurs judiciaires concernent cette communauté depuis 1989. Bill Clinton et Joe Biden reconnaissent en 2015 la responsabilité du VCCLEA sur l’incarcération massive des Afro-américains au cours des deux dernières décennies. Pour autant, le candidat démocrate ne renie pas son travail et continue d’avoir le soutien de hauts responsables politiques afro-américains tel que Jim Clyburn. Dans une interview récente publiée dans le livre de Sonia Dridi « Joe Biden, le pari de l’Amérique anti-Trump », ce dernier tempère les critiques : « Beaucoup d’entre nous au sein du Caucus Noir ont voté en faveur de cette loi. Le crack, la cocaïne, vous n’imaginez même pas à quel point c’était un fléau dans la communauté afro-américaine. ». Du VCCLEA, cependant, seul le second volet consacré aux violences faites aux femmes fait aujourd’hui consensus.

Vice-président du premier président noir, un tournant dans cette relation

Jusque dans les années 2000, l’image de Joe Biden est donc celle d’un démocrate plutôt conservateur, peu concerné par la situation des Afro-américains. Un nouveau tournant s’opère dans sa carrière politique lorsque Barack Obama le choisit en 2008 comme colistier pour la vice-présidence. Ce dernier cherche à rassurer les conservateurs du Parti démocrate et a besoin d’un coéquipier d’expérience à ses côtés pour renforcer sa candidature. De ce fait, le ticket semble équilibré et rassure les plus sceptiques. Barack Obama n’est pas rancunier. En proposant ce poste à Joe Biden il tire un trait sur les propos ouvertement racistes tenus par ce dernier à son encontre. Le sénateur du Delaware, candidat lui aussi à la primaire démocrate de 2008, a en effet affirmé quelques mois plus tôt que « Monsieur Obama est le premier Afro-américain populaire, qui est intelligent, s’exprime bien et propre sur lui ». Difficile d’imaginer à ce moment-là que les deux hommes travailleront main dans la main durant huit années. Au-delà de leur relation professionnelle, Barack Obama et Joe Biden nouent même une réelle amitié. Le président américain prononce d’ailleurs l’éloge funèbre du fils de Joe Biden, Beau Biden, décédé en mai 2015 d’un cancer du cerveau. Le 44ème président des États-Unis conclut même sa présidence en remettant à son vice-président la médaille présidentielle de la Liberté, plus haute distinction civile américaine. Cette cérémonie, pendant laquelle Joe Biden fond en larmes, vient sceller officiellement le lien qui unit les deux hommes. Plus tard, lors de son discours d’adieu, Barack Obama emploie des mots forts pour le remercier : « A Joe Biden, le gosse fougueux de Scranton devenu sénateur du Delaware, tu es le premier choix que j’ai fait en tant que nominé, et c’était le meilleur. Pas seulement parce que tu as été un excellent vice-président, mais parce que par la même occasion, j’ai gagné un frère. Nous vous aimons, Jill et toi, comme si vous étiez notre famille, et votre amitié est une des grandes joies de notre vie. ».

Ces deux mandats de vice-président redorent son image auprès des Afro-américains. Pour l’illustrer, à la question « Pourquoi les Afro-américains soutiennent Joe Biden ? » posée fréquemment par des supporters déçus de la défaite à la primaire de Bernie Sanders, une internaute répond dans un message devenu viral : « Il a été le premier homme blanc à se mettre au service d’un homme noir au sommet de l’État et ça nous ne l’oublierons jamais. ».

Joe Biden, en ayant pris fait et cause pour Barack Obama pendant huit ans, en l’ayant accompagné et défendu face aux attaques répétées et parfois ouvertement racistes du camp conservateur, a fait preuve d’une loyauté à toute épreuve envers le premier président afro-américain. Ce détail, qui n’en est pas un, permet de mieux appréhender le caractère paradoxal et ambigu de la relation qu’entretient Joe Biden avec la communauté noire. En devenant le soldat et le compagnon de route de Barack Obama, en protégeant ses arrières, il a su se racheter. C’est cette sincérité qui est perçue par les électeurs.

La dette de Joe Biden auprès des Afro-américains

Après deux échecs en 1988 et 2008, Joe Biden se lance dans un dernier tour de piste en se présentant à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle de 2020. Bien mal embarqué suite à des résultats catastrophiques en Iowa, dans le New-Hampshire et au Nevada, l’ancien vice-président semble proche de l’abandon. Le scrutin en Caroline du Sud sera décisif. L’électorat démocrate de cet État est majoritairement constitué de citoyens noirs et Joe Biden mise tout sur leur soutien. Avec l’appui du sénateur Jim Clyburn, ancien leader du Mouvement des droits civiques, il gagne haut la main le scrutin avec 48,65% des voix, loin devant ses concurrents, et reprend espoir. Peu importera l’énorme mensonge sur son emprisonnement en Afrique du Sud pour rendre visite à Nelson Mandela, la machine Biden ne s’arrêtera plus jusqu’à sa désignation comme candidat démocrate à la présidence, dès la mise en retrait de Bernie Sanders, son principal adversaire. Les électeurs afro-américains de Caroline du Sud lui ont donc offert la survie et la possibilité de devenir le 46ème président des États-Unis. Cette main tendue à un candidat au bord de l’abandon est un acte fort et le signe d’une bienveillance à son égard. C’est aussi et sûrement la nostalgie des années Obama qui a joué en sa faveur. Quelles-que soient les raisons de ce sauvetage, Joe Biden vient de contracter une dette immense envers les électeurs afro-américains en ce 29 février 2020.

Pour autant, « Joe la gaffe » comme le surnomment certains de ses détracteurs, ne peut se retenir d’aller trop loin dans ses propos. En témoigne sa réflexion en mai dernier lors d’une interview avec Charlemagne Da God « qu’un Noir n’est pas un Noir s’il vote pour Donald Trump ». Il s’excuse le lendemain suite au tollé suscité par son propos. Cette phrase a au moins eu le mérite de mettre en lumière un système électoral qui piège la communauté noire aux États-Unis : un système qui favorise uniquement deux partis. les Afro-américains se retrouvent en effet presque contraints de voter pour le Parti démocrate, quel que soit le candidat, tant le Parti républicain les néglige. Pourtant, les démocrates ont depuis bien longtemps abandonné les questions sociales et raciales. La parenthèse Obama n’aura pas été suffisante et aura engendré beaucoup de déception même si l’homme est aujourd’hui devenu une icône pour la communauté noire et la grande majorité des électeurs démocrates.

Très longtemps conservateur sur les sujets de l’intégration et du vivre ensemble, parfois ouvertement raciste, sa proximité avec Barack Obama semble avoir ramené Joe Biden sur un chemin plus acceptable. Il a la confiance d’une grande majorité des électeurs et élites politiques afro-américains. Surfer sur la nostalgie Obama ne sera pourtant pas suffisant, il faudra des preuves et des actes pour honorer la dette qu’il a contractée envers l’électorat noir. Alors que l’élection présidentielle américaine approche à grands pas, le taux de participation des Afro-américains pourrait se montrer décisif. Dans les États-clés, la défaite d’Hillary Clinton en 2016 s’est parfois jouée à quelques dizaines de milliers de voix. Joe Biden doit donc trouver les arguments et les leviers qui entraînera leur déplacement massif dans les bureaux de vote. S’il parvient à le faire et s’il devient le prochain locataire de la Maison Blanche, le candidat démocrate, d’origine irlandaise, se souviendra peut-être du proverbe d’Edmund Burke : « Il vient un temps où la tête chauve de l’abus ne s’attire plus ni protection, ni respect ». Saura-t-il en profiter pour définitivement faire oublier ses errements ?

https://www.cbsnews.com/news/2020-daily-trail-markers-90-of-black-likely-voters-back-biden-cbs-battleground-tracker-poll-finds-2020-08-19/

https://www.nytimes.com/2019/07/15/us/politics/biden-busing.html

https://www.washingtonpost.com/politics/biden-faces-backlash-over-comments-about-the-civility-of-his-past-work-with-racist-senators/2019/06/19/c0375d2a-92a8-11e9-b58a-a6a9afaa0e3e_story.html

https://www.washingtonpost.com/politics/bidens-tough-talk-on-1970s-school-desegregation-plan-could-get-new-scrutiny-in-todays-democratic-party/2019/03/07/9115583e-3eb2-11e9-a0d3-1210e58a94cf_story.html

https://journals.openedition.org/chs/1674

https://www.factcheck.org/2019/07/biden-on-the-1994-crime-bill/

https://www.prison-insider.com/articles/etats-unis-l-incarceration-de-masse-des-hommes-noirs-denoncee-dans-une-serie-photo

Entretien avec Arthur Rizer : « C’est dans la mentalité des policiers américains que se trouve le véritable danger »

Screenshot from The Square One Project
https://www.youtube.com/watch?time_continue=7&v=8UaWaERR6yM&feature=emb_logo

Arthur Rizer est membre du think tank R Street Institute et a travaillé au Columbia Justice Lab de l’Université de Columbia (New York). Ses contributions sont singulières dans le paysage universitaire des travaux sur la police, en ce qu’il s’intéresse aux mentalités autant qu’aux pratiques des agents sur le terrain. Une de ses thèses principales est celle de la redéfinition de l’habitus des forces de l’ordre par le biais de leur militarisation aux États-Unis. Conservateur revendiqué, il n’en demeure pas moins très critique à l’égard de l’arbitrage entre sécurité et liberté et rappelle combien l’on ne saurait sacrifier la seconde à la première. Entretien réalisé, à distance, par Marion Beauvalet et traduit par Rémy Choury.


Le Vent Se Lève – Pouvez-vous au préalable présenter le think tank dont vous faites partie : est-il affilié aux démocrates ou aux républicains ? Plus largement, auprès de qui bénéficie-t-il d’une audience aujourd’hui ? Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux questions de militarisation et de police ?

Arthur Rizer – Nous ne nous alignons absolument pas sur un parti ou un autre. Néanmoins, nous nous situons au centre-droit de l’échiquier, à l’échelle duquel nous portons les idées de la droite conservatrice. Cette dernière recouvre plusieurs significations selon l’endroit où vous êtes dans le monde.

Pour simplifier, pour ce qui est des États-Unis, mon idéal est de croire en des questions comme la gouvernance limitée, la responsabilité fiscale, l’utilisation intelligente de l’argent des contribuables, etc. Ce sont, selon moi, des valeurs qui transcendent l’échiquier. Avant, j’étais professeur dans une université. J’aimais enseigner, j’enseigne toujours, mais je voulais vraiment mener des actions qui avaient la capacité de changer les choses par l’intermédiaire de personnes réelles et me détacher des seuls bancs universitaires parfois déconnectés. Je me suis donc consacré à un travail plus politique.

J’enseigne toujours dans l’université George Mason et je donne aussi des cours à l’université de Londres. À Oxford, j’étudie les questions liées au maintien de l’ordre, à la violence policière et à la militarisation de la police. Mon intérêt pour la police et sa militarisation réside dans le fait que j’étais soldat et j’ai combattu en Irak. Quand je suis revenu d’Irak en 2005, j’ai atterri à l’aéroport de Minneapolis. Le hasard a fait que j’ai vu un policier qui se tenait là avec un fusil M4. Il s’agit justement  du modèle de fusil que j’avais en Irak. Je me suis demandé dans quelle situation il pouvait avoir besoin d’une telle arme, quel était l’intérêt d’avoir cela pour patrouiller dans les rues aux États-Unis. Je précise qu’il ne s’agissait pas d’un officier du SWAT (Special Weapons And Tactics) ou d’un policier qui recherche des terroristes.

J’ai écrit un article dans The Atlantic en 2008 qui parlait de la façon dont nous brouillons les frontières entre la police et l’armée. Je suis allé dans plusieurs pays en Europe, au sein desquels j’ai parfois élu domicile : je note qu’il y a une différence historique entre la police et l’armée en Europe. Aux États-Unis, nous sommes censés avoir une démarcation très claire entre les deux.

LVSL – Qui parle aujourd’hui aux États-Unis de ces sujets ? En quoi considérez-vous votre voix comme singulière ? Quelles sont les lignes structurantes du débat et les positions des différents acteurs ?

A. R. – La singularité de mon propos réside essentiellement dans le fait que j’ai été soldat. J’ai combattu, été sur le terrain, j’étais un officier de police civile et j’ai également été officier de police dans l’armée. J’ai aussi étudié la police d’un point de vue académique et j’enseigne à l’UCL un cours appelé « Éthique de la police ». Cela me mène à penser que j’ai une vue d’ensemble sur la question… Enfin, j’ai interrogé un grand nombre de policiers dans le cadre de mes travaux à Oxford. Je suis allé à Los Angeles, à Miami ou à Montgomery en Alabama. J’ai passé près de 320 heures avec ces officiers à les interroger et à leur parler.

Aux États-Unis, comme je l’ai mentionné, nous ne sommes ni républicains ni démocrates, mais nous sommes censés croire en un gouvernement limité, un gouvernement qui est contrôlé par des civils, mais la police est la chose la plus puissante et la plus réelle que le gouvernement puisse vous faire éprouver.

C’est pourquoi mon opinion a toujours été que si vous voulez dire que vous êtes un conservateur ou de droite, vous devez vraiment estimer que les civils doivent contrôler la police et que, dans le même temps, la police doit servir le peuple. Si vous ne le faites pas, vous n’êtes pas vraiment un conservateur.

LVSL – Qu’entendez-vous par « les civils doivent contrôler la police » ?

Capture d'écran d'un tweet d'Obama dont le matériau est une interview de Rizer
Barack Obama, mentionnant les analyses d’Arthur Rizer.

A. R. – Ce que je veux dire c’est que, dans ce pays, pour être une société libre, les gens qui sont élus devraient être ceux qui décident de la façon dont nous allons être gouvernés. Pensez à l’affaire George Floyd. Ce policier agissait en dehors de la politique ainsi que de ses prérogatives. Il n’avait pas le droit de faire cela. Nous sommes dans une situation où, heureusement, il a été poursuivi, mais il y a une centaine d’autres cas où l’agent de police ne le sera pas ou ne l’a pas été. Il en est ainsi dans ce système. Les gens votent et les personnes qui sont élues doivent décider de l’apparence et du comportement des forces de police.

Trop souvent dans ce pays, à cause des syndicats de police et d’autres éléments qu’il conviendrait également d’appréhender, la police semble agir de façon presque indépendante et sans beaucoup de déférence envers ses maîtres civils élus, et je pense que cela a causé beaucoup de problèmes.

LVSL – Pourriez-vous décrire les différentes étapes qui ont conduit à la militarisation de la police ?

A. R. – C’est un problème de longue date aux États-Unis et vous pouvez remonter jusqu’à la prohibition. À un moment donné, dans ce pays, l’alcool était illégal. Nous avons eu plusieurs années où l’alcool n’était pas servi. Nous avons donc eu la mafia et le crime organisé qui se sont développés pour vendre de l’alcool, faire de l’argent, et la possession d’armes s’en est trouvée changée.

C’est là que la militarisation a débuté : vous pouvez regarder n’importe quel film américain des années 1920, vous voyez le « méchant » avec un pistolet automatique, tandis que le policier a un petit groupe de six tireurs. Je remonte à cette période, mais la militarisation est devenue réelle lorsqu’une vraie guerre contre la drogue a été enclenchée.

Nous combattions des cartels qui avaient des armes de qualité militaire. Nous voulions riposter, mais les services de police ont appris qu’ils pouvaient obtenir plus d’argent et de ressources s’ils ressemblaient davantage à des officiers militaires et s’ils agissaient dans le cadre de ces groupes de travail. Il faut ajouter à cela la guerre contre la terreur et le terrorisme.

Après le 11 septembre, nous avons constaté une augmentation très importante des types d’équipements dont dispose la police dans ce pays. Il y a également eu cet événement appelé le North Hollywood shootout, une fusillade qui sert de sujet au film Heat. Lorsque cet incident a eu lieu en 1994, les braqueurs de banque avaient des fusils mais les policiers ne disposaient que de gilets pare-balles.

Cela a provoqué un nouveau pic dans l’appel à donner à la police des armes plus importantes. À cela s’ajoute le programme appelé 1033 qui a permis de transférer beaucoup d’équipements de l’armée vers la police. Ce que je décris ici constitue un moment crucial. Vous aviez ce graphique qui montre qu’à chaque étape nous avons eu de plus en plus de soldats dans les forces de police. Il est extrêmement important de s’en souvenir car la mission de la police dans le monde entier est de protéger et de servir.

« Pour la Patrie, ils veillent », voilà la devise de la police française. Il s’agit précisément de protection ! Pour le soldat, la devise de l’armée américaine est : « Je suis prêt à engager l’ennemi dans un combat rapproché et à le détruire ». Ce n’est pas ce que les policiers devraient faire. C’est pourquoi c’est si dangereux. C’est un peu comme cela que nous avons militarisé les États-Unis. Une grande partie de tout cela est également lié à des enjeux budgétaires.

Beaucoup de services de police ont pu obtenir plus d’argent pour leur département en faisant ce type de travail. En Amérique, la criminalité est en fait au plus bas. New York est l’une des villes les plus sûres au monde. Per capita, il y a moins de crimes violents à New York que presque partout ailleurs. Elle n’est pas si éloignée de Tokyo et de villes comme celle-là. La criminalité était très élevée dans les années 1980, et elle a diminué depuis. Cependant, le recours au SWAT a augmenté de 1400 % entre les années 1980 et aujourd’hui.

Les services de police ont expliqué qu’ils avaient besoin de matériel supplémentaire et ont débloqué des crédits en plus. C’est l’utilisation de ces derniers qui a posé problème quant à l’équipement.

LVSL – En plus de faire partie d’un think tank, vous avez également travaillé les questions de militarisation et de sécurité à Oxford et à l’UCL. Quel est l’état de la recherche sur ces sujets à l’heure actuelle ? Quelles grilles de lecture dominent dans le champ universitaire ?

A. R. – C’est le problème auquel nous sommes confrontés dans le domaine du maintien de l’ordre, je pense. La plupart des recherches portent sur des questions qui, à mon avis, ne changeront rien. La plupart des recherches sur la police portent sur les nouveaux agents de police et leur formation et sur les chefs de police. Mais il y a très peu de recherche sur ce qui se passe au sein des services de police. Afin de changer réellement la culture policière – ce que nous devrions faire – nous ne pouvons pas simplement changer de direction, nous ne pouvons pas simplement engager plus de policiers. Nous devons changer la façon dont les policiers envisagent leur rôle, mais nous ne comprenons pas vraiment bien comment ils le perçoivent.

La plupart des recherches dans ce domaine portent spécifiquement sur des chiffres comme « à quelle fréquence la police commet-elle des actes de violence ». C’est important. Cependant, les lacunes de la recherche concernent spécifiquement la compréhension de la culture policière et la tentative faite pour comprendre comment les cadres moyens de la police, comme le sergent, pensent leur rôle et comment nous pouvons les amener à penser différemment.

Mes recherches portent précisément sur ce sujet, à travers l’étude des agents de formation sur le terrain (FTO) : ce sont les formateurs directs des nouveaux agents. Toutes les recherches sur les FTO portent sur le programme de formation, et non sur les pratiques et ressentis réels des FTO. Or, là réside tout l’intérêt : mes recherches portent alors sur ces dernières questions et cherchent à identifier concrètement ce qu’il se joue dans la tête des forces de police.

LVSL – Comment les médias traitent la question de la police ? Est-ce que cela a changé à l’aube des mouvements Black Lives Matter ?

A. R. – C’est une excellente question. Dans l’histoire du journalisme, le maintien de l’ordre a toujours été un moyen de vendre des journaux. L’adage dit que « si le sang coule, le sujet sera plus porteur ». Montrer de la violence permet de vendre des journaux. C’est un domaine très médiatisé parce qu’il permet d’obtenir facilement des clics. En même temps, chaque fois que j’ai lu quelque chose sur le maintien de l’ordre sur des sujets que je maitrisais, c’était faux.

Des erreurs, parfois importantes, parfois minimes, mais des erreurs, toujours et encore. Je pense que les médias ont causé un préjudice considérable en faisant du sensationnalisme sur la police. Je voudrais m’étendre un peu sur le mot « médias ». Quand je pense à ce mot, je ne pense pas seulement aux nouvelles du journalisme. Il faut également penser aux émissions, aux films.

Dans ces derniers, je suis prêt à parier que vous avez des références dans lesquelles les policiers font des choses qui sont probablement répréhensibles. Mais ils peuvent le faire et agissent ainsi car ils ont le beau rôle, et cela ne choque pas le spectateur. Aux Etats-Unis, et je sais que c’est aussi le cas en France, dans les services de police, il y a les affaires internes. Ce sont les agents de police qui contrôlent les autres agents de police. Si vous pensez à tous les films ou émissions de télévision américains où il y a des agents des affaires intérieures, ce sont toujours eux les méchants. Ce sont toujours eux qui essaient d’empêcher la justice de se faire, qui empêchent les policiers de faire leur travail correctement.

Nous avons fait du sensationnalisme avec l’idée qu’un policier peut faire du mal s’il pourchasse un « méchant ».

C’est un problème majeur. Je vais à nouveau m’intéresser à la culture populaire : si vous regardez le film Training Day, Denzel Washington incarne un policier sans foi ni loi. Pourtant, c’est lui qui retient la sympathie du spectateur. Nous voyons en fait des policiers qui agissent en dehors de l’éthique et qui sont rendus sensationnels. On fait du sensationnalisme avec l’idée qu’un policier peut faire du mal s’il pourchasse un « méchant ».

Nous regardons parfois ces émissions en direct où nous voyons des policiers être agressifs envers la population. C’est scandaleux. Je pense que le journalisme a alimenté tout cela parce qu’il a fait du sensationnel dans la violence et a donné l’impression que le mauvais travail de la police était « amusant ».

Concernant les Black Lives Matter, les blancs n’ont pas la même interaction avec la police que les autres personnes. Tant que nous n’aurons pas compris cela, nous aurons toujours des problèmes. Je vais prendre mon exemple : mes enfants sont noirs, mon ex-femme est noire, et la façon dont ils voient le monde est différente de la mienne. Si je ne comprends pas cela, je vais être un mauvais père, assorti d’un mauvais citoyen. Si je ne suis pas en accord avec tout, j’ai néanmoins conscience de la grandeur de ce mouvement. Je pense que ceux qui y prennent part mettent en lumière de vrais sujets, notamment cette égalité prétendue, parce que si c’était le cas, les choses ne seraient pas ce qu’elles sont.

Quand un policier vous pousse contre le mur et vous donne un coup de poing derrière la tête, cela n’est pas enregistré.

Regardez la façon dont nous rendons compte des violences policières. Beaucoup de médias relativisent le sujet en assénant qu’il y a autant de fusillades pour les blancs que pour les noirs, et d’une certaine manière, ils agissent comme si cela prouvait qu’il n’y a pas de problème. Cela ne prend en compte que les fusillades qui sont enregistrées. Quand un policier vous pousse contre le mur et vous donne un coup de poing derrière la tête, cela n’est pas enregistré, et je vous garantis que cela arrive bien plus souvent aux pauvres, aux noirs, pas seulement aux États-Unis mais partout dans le monde. Nous devons regarder cette réalité en face et la reconnaître.

Aujourd’hui, je pense que beaucoup de blancs dans le monde sont paralysés. Il faut s’affirmer sur cette question et dire « le droit c’est le droit ». Ce n’est pas une question de droite, ni de gauche, ni démocrate, ni républicaine, c’est une question de justice.

LVSL – La militarisation permet de passer du paradigme d’un maintien de l’ordre, de la tranquillité publique à une opposition entre l’ami et l’ennemi, ce dernier étant donc, de fait, une menace à éliminer. Quelle est la doctrine à l’oeuvre ? Y’a-t-il une idéologie derrière cela ? Pensez-vous que cela puisse mener à une forme de guerre civile, qui sont des choses très présentes dans l’imaginaire américain ?

A. R. – La guerre civile est certainement présente dans l’imaginaire américain, et nous avons tant de séries télévisées et de films sur la guerre civile. C’est une question très pertinente, qui me ramène à certaines des choses que j’ai dites plus tôt. J’ai écrit un article qui traite spécifiquement des « raisons pour lesquelles les équipements militaires sont mauvais pour le maintien de l’ordre ». L’article défend l’existence de la police. Il dit que les policiers doivent être protégés et qu’ils doivent avoir les outils dont ils ont besoin, mais ces outils sont mauvais pour le maintien de l’ordre.

Cependant, ce que je fais vraiment dans cet article, si vous regardez les mentalités, c’est que la mentalité de la police est censée être « protéger et servir ». La police est censée protéger les gens, indépendamment de ce qu’ils ont pu faire, même quand il peut s’agir d’un crime ou d’une infraction grave. En revanche, quand j’étais soldat en Irak, mon travail consistait à tuer certaines personnes. C’est le rôle du soldat. Cela peut choquer, mais c’est comme ça depuis que les civilisations ont organisé les armées.

En brouillant les frontières entre la police et l’armée, vous causez vraiment d’énormes problèmes dans un pays. Si vous formez un policier comme un soldat, que vous l’équipez comme un soldat, et que vous lui dites ensuite que sa mission est essentiellement militaire, pourquoi être surpris qu’il agisse comme un soldat ?

Regardez ce qu’ils ont fait à Buffalo quand ils ont poussé cet homme au sol et qu’ils sont passés devant lui sans s’en soucier. De toutes vos questions, c’est la plus importante pour moi. C’est dans la mentalité des policiers que se trouve le véritable danger.

Est-ce que je pense que la militarisation peut conduire à une guerre civile ? Non. Beaucoup de gens sont très frustrés par le système américain, parce qu’il est si lent et qu’il semble mis sur écoute par tant de choses différentes, mais c’est fait exprès. Notre système a été conçu pour être lent et très monotone. Franchement, à quoi pourrait ressembler une guerre civile ? Cependant, cela pourrait-il conduire à plus de troubles civils, plus de gens dans les rues et plus d’émeutes ?

Si vous formez un policier comme un soldat, que vous l’équipez comme un soldat, que vous lui dites ensuite que sa mission est essentiellement militaire, pourquoi sommes-nous surpris qu’il commence à agir comme un soldat ?

Nous n’en avons cependant pas fini avec cette question. Est-ce que je pense que nous risquons la guerre civile ? Non. L’Amérique est très douée pour trouver le prochain bouc émissaire. Après le 11 septembre 2001, c’était le fondamentaliste musulman. Puis quand Donald Trump a été élu, il s’agissait des migrants à la frontière. Nous sommes vraiment bons pour cela : nous trouvons toujours la prochaine personne sur laquelle nous allons mettre notre haine.

Donc pour l’instant, c’est eux qui concentrent les critiques, mais il s’agit d’eux avant la désignation d’un autre bouc émissaire. Il y aura d’autres menaces qui vont surgir et auxquelles les gens vont donner la priorité. Pour citer Benjamin Franklin, « ceux qui sont prêts à renoncer à la liberté pour la sécurité ne méritent ni l’un ni l’autre ». C’est à cela que nous sommes confrontés dans ce pays.

Il y a des gens qui disent que nous avons besoin de la police, et que nous avons besoin qu’elle soit militarisée pour la sécurité. Et ce que je réponds c’est que si vous êtes prêt à abandonner votre liberté pour cette sécurité, vous ne méritez ni l’un ni l’autre. Dans l’histoire, cela a toujours été le cas. Est-ce que je pense que nous allons avoir un dictateur en Amérique ? Non. Mais je pense que nous allons lentement nous frayer un chemin vers la perte de la protection de notre Constitution.

LVSL – Pensez-vous que la situation actuelle, et plus largement les situations dites de « crise », peuvent constituer des temps où les citoyens sont enclins à tolérer davantage de surveillance ou qu’il s’agit d’un moment où des évolutions plus profondes dans le rapport à la surveillance prennent forme ? Comment arbitrer entre liberté et sécurité ?

A. R. – Je pense que nous l’avons montré dans notre histoire. Dans la période qui suit le 11 septembre, personne n’a remis en question les lois relatives à la surveillance et à la sécurité et à l’espionnage des Américains, personne n’a rien dit à ce sujet. Quand nous sommes allés en Afghanistan, personne n’a rien dit à ce sujet, je veux dire que vous êtes venus avec nous. Il faut du temps pour que ces choses se rattrapent, mais ce que je crains, c’est que chaque fois que vous avez ce genre de montagnes russes, vous vous retrouvez toujours dans le pire des cas. Si votre liberté est ici, et qu’ensuite il y a le 11 septembre et que les choses s’effondrent, vous ne revenez jamais au point de départ.

Dans la période qui suit le 11 septembre, personne n’a remis en question les lois relatives à la surveillance et à la sécurité et à l’espionnage des Américains, personne n’a rien dit à ce sujet.

En plaçant votre liberté à un certain niveau puis que vous viviez le 11 septembre, les choses s’écroulent, et vous ne revenez jamais au niveau de liberté initiale. Cette dernière se trouve rognée. Il en va de même pour les questions de militarisation.

Finalement, nous arrivons à un point où cela devient la norme. Je pense que c’est effrayant, et qu’en tant que peuple libre, nous devrions agir. Regardez toutes les caméras en Europe, en France, en Angleterre. Les gens n’auraient pas toléré cela il y a 40 ans. Mais aujourd’hui, c’est un peu normal : vous êtes dehors, vous êtes devant la caméra. Je ne dis pas que c’est une mauvaise chose, peut-être juste que nous ne devrions pas être aussi disposés à être d’accord avec cela.

Pour aller plus loin, références :

https://www.theatlantic.com/national/archive/2011/11/how-the-war-on-terror-has-militarized-the-police/248047/

https://www.vox.com/policy-and-politics/2020/7/7/21293259/police-racism-violence-ideology-george-floyd

https://www.youtube.com/watch?v=KOAOVbyfjA0&t=415s