Trump, un « canard boiteux » au pied du mur

Donald Trump jouant au golf
Donald Trump au golf – © Capture écran USA Today

Que peut encore faire Donald Trump durant le « lame duck », période de transition entre le président sortant et le président-élu ? Si son pouvoir de nuisance demeure important, Trump a une marge de manœuvre particulièrement réduite. Les freins et contrepoids propres au système politique américain y veillent.


Comme le rappelle la professeure Elaine Kamarck de la Brookings Institution dans une tribune publiée le 29 octobre dans le Los Angeles Times, « Trump n’est pas le Roi George III. Les Pères Fondateurs s’en sont assurés ». La Constitution des États-Unis, en vigueur depuis 1789, repose ainsi sur un système de freins et contre-pouvoirs visant à limiter l’arbitraire individuel.

Dès lors, quels sont les leviers qui restent dans les mains du président Trump ? Il peut encore gracier, en vertu de l’Article II, Section 2, Clause 1 de la Constitution, ce qu’il ne manquera sûrement pas de faire, a minima pour les personnes impliquées et condamnées dans le cadre des enquêtes liées aux interférences russes dans l’élection présidentielle de 2016. Si les constitutionnalistes s’interrogent toujours sur la possibilité par le président de se gracier lui-même, il devra néanmoins répondre des affaires judiciaires dépendant du droit des États fédérés. Seuls les crimes fédéraux lui seront pardonnés.

Du point de vue législatif, le président américain est pieds et poings liés : la Chambre des représentants est et restera démocrate. En dehors d’accords bi-partisans (notamment sur les plans massifs d’aides votés en réponse à la pandémie de Covid-19), le président ne pourra pas compter sur l’organe législatif pour compliquer les débuts de la présidence Biden, pas plus qu’il ne pourra compter sur le seul Sénat pour voter à la majorité simple (via l’« option nucléaire ») des traités à rebours du programme politique de son successeur : « La grande majorité des accords internationaux contraignants ne prennent plus la forme de “traités” nécessitant un vote des deux tiers du Sénat. Ils prennent plutôt la forme d’accords entre le Congrès et l’exécutif (Congressional-Executive Agreements) – une procédure dans laquelle la majorité simple de la Chambre et du Sénat adopte une législation appropriée – qui est ensuite signée par le Président » affirme Bruce Ackerman, professeur de droit constitutionnel à l’Université Yale.

« Trump n’est pas le Roi George III. Les Pères Fondateurs s’en sont assurés »

Sur le plan judiciaire, Donald Trump a nommé pléthores de juges, à commencer par la Cour suprême, au sein de laquelle il a installé trois juges au profil conservateur. Dans les cours fédérales, il en a nommé plus de 200. Le président sortant pourrait-il en nommer plus encore avant la fin de son mandat ? « Il y aura très peu de nominations supplémentaires » répond le professeur Ackerman, dont les interrogations se portent davantage sur les sujets de société dont la plus haute juridiction du pays pourrait se saisir. « La nomination de la juge Barrett à la Cour suprême consolide le pouvoir des ultraconservateurs à la Cour bien au-delà de l’administration Biden. La question est de savoir si la nouvelle majorité va utiliser son pouvoir pour annuler la décision Roe v. Wade ». En outre, la stratégie du président sortant se heurte aux garde-fous prévus par les auteurs de la Constitution. Les juges des cours fédérales siégeant à vie, leurs décisions sont en principe hermétiques à toute pression politique, à toute tentative de représailles. Elles peuvent certes être guidées par des opinions personnelles mais ne sauraient être vues comme un moyen au service d’un fin guidée par des intérêts personnels, par la nécessité de préparer la « vie d’après ». Les juges n’ont alors pour seule contrainte que l’obligation de faire preuve de bonne conduite (good behavior) dans leur charge. « Dans une monarchie, elle constitue une excellente barrière au despotisme du prince ; dans une république, elle constitue une barrière non moins excellente aux empiètements et aux oppressions du corps représentatif » affirmait ainsi Alexander Hamilton, l’un des auteurs de la Constitution, dans le Federalist Paper No. 78. Un fait qui a pu se vérifier récemment à l’issue des arguments oraux dans l’affaire California v. Texas : il est très peu probable que la Cour suprême déclare le Patient Protection and Affordable Care Act (« Obamacare ») inconstitutionnel, n’en déplaise à un président qui aurait tant aimé voir cette loi disparaître.

Reste les pouvoirs propres à l’exécutif. Donald Trump pourrait utiliser l’ordre exécutif (executive order) pour exprimer sa volonté en cette fin de mandat. Si cet instrument a une large portée, le calendrier et la faiblesse de cet outil normatif en minimisent considérablement l’intérêt. « Les executive orders éventuellement adoptés par Donald Trump pourront en effet être abrogés dès janvier par son successeur et il y a peu de chance qu’ils aient pu s’appliquer entretemps, d’autant que l’administration pourrait être rétive à leur donner une pleine effectivité compte tenu du contexte » analyse Samy Benzina, professeur de droit public à l’université de Poitiers. Un constat partagé par Elaine Kamarck qui rappelle que sur les 78 executive orders signés par le président Trump dans le domaine de l’environnement, seuls trente d’entre eux sont entrés en application. Devant une marge de manœuvre si réduite, le président sortant s’emploie donc à délégitimer Joe Biden et à entraver la transition. Une stratégie qui lui permet d’avoir un potentiel de nuisance important.

Entraver la transition, dernier recours d’un président déchu

En refusant de reconnaître la victoire de son adversaire, Donald Trump sape la légitimité de son successeur et attise la rancœur des 72 millions de voix qui souhaitaient sa réélection. « En déclarant qu’il a triché pour gagner, Donald Trump entend certainement, outre réduire sa blessure narcissique, limiter immédiatement les capacités d’action du président élu qui devra faire face à une Amérique encore plus divisée ou près de la moitié de l’électorat pense qu’il a volé son élection. Or sans légitimité démocratique forte, un président ne pourra pas mener les politiques qu’il souhaite, en particulier si le Sénat demeure républicain. Ce dernier sera incité à ne pas coopérer avec un Joe Biden perçu comme illégitime par une partie des électeurs républicains » note le professeur Benzina. Dans un second temps, Donald Trump pratique la rétention d’information en matière de sécurité en refusant l’accès au président-élu et à son équipe aux bureaux du gouvernement et aux documents relatifs à la sûreté du pays. « [Joe Biden] ne peut pas envoyer ses agents dans les diverses administrations pour être formés et informés sur les enjeux auxquels font face lesdites administrations, et il ne reçoit pas les “national security briefings“. Tout cela vise à ralentir et à empêcher Joe Biden d’avoir une administration pleinement efficace dès janvier dans un contexte de crise sanitaire inédit. » Une pratique qui n’est cependant pas du goût de certains sénateurs du Parti républicain qui mettent en avant des risques pour la sécurité des États-Unis et exhortent Trump à laisser les équipes du prochain président prendre connaissance des informations relatives à la sûreté du territoire. Une situation dangereuse qui ne s’achève que tardivement, puisque la victoire de Biden est enfin reconnue par l’Administration des services généraux (General Services Administration), l’agence fédérale dont l’administratrice, Emily Murphy, ayant jusqu’ici refusé de signer la lettre autorisant les équipes du président-élu démocrate à accéder aux agences et aux fonds de transition du gouvernement fédéral.

Outre la rétention d’information, Trump a considérablement purgé le Pentagone. Après avoir limogé sans ménagement le secrétaire du département de la défense Mark Esper pour le remplacer par le très loyaliste Christopher Miller, ce sont les fonctions supérieures du Pentagone qui ont été chamboulées par le jeu de chaises musicales auquel s’est livré le président, nommant aux postes-clés des personnalités particulièrement clivantes, à l’image de l’ancien général Anthony Tata. Devenu sous-secrétaire à la politique de défense, l’homme s’est illustré par le passé par des tweets conspirationnistes en qualifiant Barack Obama de « leader terroriste ». Une situation alarmante qui a poussé le chef d’État-major des Armées Mark Milley à s’exprimer sans équivoque : « Nous ne prêtons pas serment à un roi ou à une reine, à un tyran ou à un dictateur. Nous ne prêtons pas serment à un individu. Non, nous ne prêtons pas serment à un pays, une tribu ou une religion. Nous prêtons serment à la Constitution ».

Si elle n’est pas sans heurts, la transition entre Donald Trump et Joe Biden ne saurait pour autant être cataclysmique : outre les freins et contrepoids, le président déchu a d’ores et déjà laissé entendre qu’il pourrait revenir en 2024. Une volonté de revanche qui ne sied guère à une tentative de coup d’État – selon les mots de CNN –  ou à une politique de la terre brûlée.

Prop 22 : 200 millions de dollars pour graver l’uberisation dans le marbre

A bord d’un VTC. © Dan Gold

En parallèle de la campagne présidentielle américaine, Uber et ses alliés ont dépensé plus de 200 millions de dollars pour faire passer la Proposition 22 en Californie, qui prive de protections légales les travailleurs des plateformes. Ce référendum, le plus cher de l’histoire américaine, illustre le caractère ploutocratique du système américain et la volonté de la Silicon Valley de généraliser l’uberisation. Article de notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.


Mardi 3 novembre, jour de l’élection américaine, les électeurs californiens ont adopté la proposition 22, une mesure soutenue par les entreprises de « l’économie de plateforme » qui les dispense de considérer leurs quelque trois cent mille travailleurs comme employés. Pire, la proposition 22 stipule aussi en petits caractères que la mesure ne peut être modifiée qu’avec l’approbation des sept huitièmes du Parlement de l’État, rendant l’annulation de la loi quasi-impossible.

Le succès de cette mesure est un jalon dans l’histoire du gouvernement des riches. Pour ceux qui en doutait encore, le succès de la proposition 22 prouve que les capitalistes peuvent écrire leurs propres lois. Et toutes les entreprises américaines l’ont bien noté.

Un cartel d’entreprises, comprenant notamment Uber, Lyft, DoorDash, Postmates et Instacart (des entreprises de livraison à domicile ou de VTC, ndlr), a consacré 205 millions de dollars à la campagne « Oui à la proposition 22 » pour faire passer cette législation qui les exempte des exigences du droit du travail en matière de soins de santé, d’assurance chômage, de sûreté des conditions de travail et d’autres avantages (y compris potentiellement les indemnités pour accident du travail, comme les prestations de décès). Les opposants à la proposition 22, en grande partie des syndicats et des organisations de travailleurs, ont eux dépensé 20 millions de dollars, soit dix fois moins que leurs adversaires.

Les partisans de la proposition ont bombardé les Californiens de mails, de publicités trompeuses et de notifications dans leurs applications avant le vote. Comme le rapporte le Los Angeles Times, Yes on Prop 22 a dépensé près de 630 000 dollars par jour : « Dans un mois donné, cela représente plus d’argent que tout un cycle électoral de collecte de fonds dans 49 des 53 circonscriptions à la Chambre des représentants en Californie. » En plus d’engager dix-neuf sociétés de relations publiques, dont certaines se sont fait un nom en travaillant pour l’industrie du tabac, Uber et ses alliés se sont cyniquement présentés en faveur de la lutte contre les discriminations en faisant un don de 85 000 dollars à une société de conseils dirigée par Alice Huffman, la directrice de la NAACP de Californie (National Association for the Advancement of Colored People, une organisation majeure du mouvement des droits civiques, ndlr). Un geste obscène tant la mesure va encore davantage appauvrir les chauffeurs et livreurs, dont la majorité sont des personnes de couleur. Ce véritable déluge d’argent fait de la Proposition 22 non seulement le référendum le plus cher de l’histoire de la Californie, mais aussi de l’histoire des États-Unis.

L’essentiel de la mesure consiste à exempter les entreprises de l’économie de plateforme de l’Assembly Bill 5, une loi de l’État qui oblige les entreprises à accorder aux travailleurs le statut d’employé sur la base du « test ABC ». Énoncée dans l’affaire Dynamex de la Cour suprême de Californie, la norme ABC stipule qu’un travailleur est un employé, plutôt qu’un entrepreneur indépendant, « si son travail fait partie de l’activité principale d’une entreprise, si les patrons décident de la manière dont le travail est effectué ou si le travailleur n’a pas établi un commerce ou une entreprise indépendante ». Malgré l’insistance des cadres des entreprises du numérique à considérer leurs entreprises comme de simples plateformes plutôt que comme des employeurs, les chauffeurs et livreurs de ces entreprises passent clairement le test ABC, ce qui a entraîné cette course pour créer une exemption.

Si ces entreprises étaient tenues de respecter le droit du travail, elles couleraient.

Si les entreprises de l’économie de plateforme étaient prêtes à débourser tant d’argent pour obtenir cette exemption, c’est bien car il s’agit d’une question existentielle pour leur business model. Aucune de ces entreprises ne réalise de bénéfices. Uber a perdu 4,7 milliards de dollars au cours du premier semestre 2020. Tout leur modèle économique est basé sur un arbitrage du travail, c’est-à-dire la recherche du travail le moins cher : ces firmes ne seront pas rentables tant qu’elles ne pourront pas adopter une technologie qui automatise le travail des conducteurs, ce qui signifie qu’elles ne seront jamais rentables, étant donné que cette technologie est loin d’être fonctionnelle. Mais en attendant, elles opèrent à perte, subventionnées par les fonds de pension et les spéculateurs, en se soustrayant à la responsabilité et au risque qui accompagnent le statut d’employeur. Le lendemain du vote, Uber a vu ses actions augmenter de 9 %, tandis que Lyft progressait de 12 %.

Si ces entreprises étaient tenues de respecter le droit du travail, elles couleraient. Par exemple, comme le rapporte le magazine Prospect, le refus d’Uber et de Lyft de verser des cotisations à la caisse d’assurance chômage de Californie a permis à ces entreprises d’économiser 413 millions de dollars depuis 2014. Au lieu de payer pour les avantages et les protections que la loi impose, ces entreprises ne seront désormais tenues que d’offrir des avantages limités et un salaire qui s’élève à 5,64 dollars de l’heure, au lieu des 13 dollars de l’heure prévus par la loi sur le salaire minimum de l’État, selon des chercheurs du Centre du travail de l’Université de Berkeley.

Certes, il y a des raisons de penser que même cette victoire historique ne suffira pas à sauver Uber et ses concurrents. L’entreprise, devenue le parasite le plus célèbre de l’économie de plateforme, est confrontée à une forte opposition à travers les États-Unis et dans le monde entier. Partout, les gouvernements se battent pour obliger Uber à régler des milliards de dollars d’impôts impayés. Une grève en 2019, le jour de l’introduction en bourse de la société, a été suivie des actions de travailleurs au Brésil, au Mexique, au Chili, en Argentine et en Équateur. En outre, « Uber perd des procès en France, en Grande-Bretagne, au Canada et en Italie, où les hautes cours ont soit statué que ses chauffeurs sont des employés, soit ouvert la porte à des procès les reclassant comme tels ».

Ainsi, même si les partisans de la proposition 22 voient l’étau se resserrer, leur quête pour se soustraire à leur responsabilité envers les travailleurs n’est pas unique aux entreprises de l’économie de plateforme. Quoi qu’il arrive à Uber et consorts, les innombrables chauffeurs qui dépendent actuellement de leurs algorithmes pour payer leur loyer risquent d’en faire les frais. L’industrie technologique est unie par son fondement dans l’arbitrage du travail et l’exploitation des lacunes juridiques. N’est-ce pas le prix à payer pour l’innovation ? Et cela ne concerne pas seulement les travailleurs à bas salaires : la majorité des effectifs de Google, qui emploie une majorité des cols blancs, est composée d’entrepreneurs indépendants. Voici l’avenir du travail pour nous tous si la Silicon Valley a son mot à dire.

La majorité des effectifs de Google, qui emploie une majorité des cols blancs, est composée d’entrepreneurs indépendants. Voici l’avenir du travail pour nous tous si la Silicon Valley a son mot à dire.

La création d’une nouvelle catégorie de travailleurs dont aucune entreprise n’est tenue de respecter les droits durement acquis ne restera pas non plus réservée aux serfs californiens de l’économie de plateforme. Depuis le succès de la Proposition 22, les dirigeants des entreprises victorieuses ont annoncé leur intention d’exporter ce modèle au niveau fédéral. « Maintenant, nous nous tournons vers l’avenir et vers le pays tout entier, prêts à défendre de nouvelles structures de prestations qui soient portables, proportionnelles et flexibles », a déclaré le PDG de DoorDash, Tony Xu, peu après l’adoption du vote. Lyft a envoyé un courriel de célébration, qualifiant la loi de « pas révolutionnaire vers la création d’une « troisième voie » qui reconnaît les travailleurs indépendants aux États-Unis ». « La proposition 22 représente l’avenir du travail dans une économie de plus en plus axée sur la technologie », proclame quant à lui le site Yes on Prop 22.

La volonté de ces entreprises de transformer l’essai en passant un texte similaire au niveau fédéral rencontre peu d’opposition parmi les élus. Ces entreprises ont lancé leur offensive dans le propre district de Nancy Pelosi, la leader démocrate de la Chambre des Représentants, qui n’est guère mobilisée contre. Certes, Joe Biden et Kamala Harris disent s’opposer à la proposition 22. Mais Joe Biden a-t-il jamais pris la peine de se battre pour les droits des travailleurs, si ce n’est pour une photo de campagne ? Quant à Kamala Harris, elle a des liens sans précédent avec la Silicon Valley, y compris au niveau familial : Tony West, son beau-frère, haut fonctionnaire de l’administration Obama, a effectué un travail juridique pour des entreprises de l’économie de plateforme.

Personne ne viendra sauver les travailleurs. L’avenir dépend de la capacité de ces derniers à s’organiser pour défendre leurs droits, alors même que le capital déploie des montants presque infinis pour les empêcher de réussir. L’unité entre les travailleurs, syndiqués ou non, employés ou entrepreneurs indépendants, n’a jamais été aussi urgente. Si l’on en croit la proposition 22, l’avenir de la démocratie, même limitée, encore exercée aux États-Unis en dépend.

QAnon, la mouvance post trumpiste qui fait trembler l’Amérique

© Édition LHB pour LVSL

La théorie pro-Trump issue des forums internet fréquentés par l’extrême droite américaine a rapidement évolué en mouvance « attrape-tout », au point d’émerger comme une véritable force politique. Courtisée par le président américain et des membres du congrès, elle dispose désormais de ses propres élus et militants. Ce succès foudroyant risque de radicaliser davantage un Parti républicain déjà acquis au trumpisme, quel que soit le résultat de la présidentielle.


Le 4 décembre 2016, Edgar Maddison Welch quitte sa résidence de Caroline du Nord armé d’un fusil d’assaut et d’un pistolet semi-automatique. Le jeune homme de vingt-huit ans parcourt six cents kilomètres pour se rendre au Comet Ping Pong, une pizzeria de Washington DC qu’il prend d’assaut en plein milieu de l’après-midi. Il s’ensuit une brève prise d’otage au cours de laquelle l’intrus tire plusieurs coups de feu pour terroriser le personnel, avant de se rendre à la police sans opposer de résistance. Il explique avoir fait le déplacement pour « enquêter » sur le restaurant et libérer les enfants qui seraient séquestrés dans sa cave. L’agresseur est convaincu de la véracité du Pizzagate, une théorie complotiste selon laquelle Hillary Clinton et son directeur de campagne John Podesta seraient à la tête d’un vaste réseau pédophile. La pizzeria servirait de quartier général. Après avoir découvert à ses dépens que l’établissement n’avait pas de cave et ne détenait pas d’enfants, Welch sera condamné à quatre ans de prison pour attaque à main armée. [1]

Ce fait divers a été repris par de nombreux médias pour alerter sur le danger des infox et théoriser le concept de bulles de filtres selon lequel les réseaux sociaux isoleraient les individus en leur proposant des contenus ciblés, au point de les placer dans des spirales poussant à la radicalisation. [2] En effet, le Pizzagate démarre sur le site 4chan, un forum de discussion prisé par l’extrême droite américaine. Elle repose sur un courriel de John Podesta publié par Wikileaks, où le directeur de la campagne d’Hillary Clinton correspond avec le propriétaire de la pizzeria pour l’inviter à une levée de fonds. Nous sommes en octobre 2016 à quelques semaines de la présidentielle. La théorie complotiste va rapidement se propager sur les réseaux sociaux, avant de pousser Welch à l’acte. Elle fait désormais partie intégrante d’un mouvement plus vaste connu sous le nom de QAnon.

QAnon : les origines d’une théorie complotiste attrape-tout

Un an après l’émergence du Pizzagate, un individu utilisant le pseudonyme « Q » poste un message sur le forum 4chan indiquant qu’il travaille pour l’administration Trump et détient des informations secrètes. Il promet l’arrestation d’Hillary Clinton d’ici la fin de l’année et explique que Donald Trump est engagé dans une lutte sans merci contre l’État profond. Bien que la prédiction s’avère fausse, « Q » continu de poster de nombreux messages codés, donnant naissance à la mouvance complotiste connue sous le terme de QAnon. Les adeptes, nommés « anons » pour anonymes, cherchent à décrypter les nombreux messages laissés par Q et argumentent entre eux quant aux implications de ses « révélations » qui englobent ou recoupent un nombre croissant de thèses complotistes déjà établies. Il semble ainsi difficile d’isoler une théorie centrale permettant de définir QAnon, mais le journaliste du Daily Beast Will Sommer, qui couvre ce phénomène depuis ses débuts, propose un résumé efficace. [3] Selon lui, « pratiquement tous les adeptes de QAnon défendent le fait que le monde est contrôlé depuis des décennies par une sinistre cabale dont les ramifications s’étendent jusqu’aux plus hauts échelons du Parti démocrate, à Hollywood, dans les grandes banques et l’État profond ». Cette cabale, qui inclut Barack Obama, Hillary Clinton, Tom Hanks et Oprah Winfrey torture et viole des enfants avant de les dévorer au cours de rites sataniques. L’armée américaine aurait recruté Donald Trump afin qu’il concoure à l’élection présidentielle et abatte cette secte. « Les adeptes de QAnon attendent ainsi le jour du “Storm” (la tempête) où Donald Trump arrêtera et fera exécuter — ou emprisonner à Guantánamo Bay — tous les dirigeants de la mystérieuse cabale. Les anons pensent donc avoir un rôle à jouer en préparant le grand public à cet événement, une tâche qu’ils désignent par le terme “the great awakening” (le grand éveil). [4]

On retrouve ainsi deux piliers du mouvement qui explique son succès : la perte de confiance dans les institutions qui produit une croyance dans l’existence d’un groupe d’élite contrôlant le monde, et la peur de la pédophilie. Si la thèse centrale semble invraisemblable et même comique, de nombreuses autres théories complotistes s’y rattachent. Le Pizzagate, par exemple, ne serait qu’une manifestation de la cabale satanique. John Fitzgerald Kennedy aurait été assassiné par ce culte, après avoir tenté d’y mettre fin. Son fils John Kennedy junior, mort dans un crash d’avion, serait toujours vivant. Pour certains, Hillary Clinton serait déjà en prison et remplacée par un clone. Les attentats du 11 septembre ne seraient pas l’œuvre d’Al-Qaïda, mais de la mystérieuse cabale. Quant au RussiaGate et au coronavirus, il s’agirait de deux complots d’Obama pour faire tomber Donald Trump. Les stéréotypes et idées antisémites sont omniprésents, et le milliardaire Georges Soros au cœur de nombreux complots dénoncés par le mouvement. Ces idées périphériques qui s’ajoutent à la thèse centrale n’émanent pas nécessairement de “Q”, mais des nombreux adeptes qui proposent leurs propres interprétations de ses messages. Les plus prolifiques cumulent des millions de vues sur YouTube et des milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux. Des documentaires amateurs affichant des centaines de milliers de vue et des livres figurant en tête des ventes d’Amazon dans la catégorie politique témoignent de l’ampleur du mouvement. [5]

De la théorie complotiste au mouvement politique

L’écrasante majorité des premiers adeptes de QAnon sont des électeurs de Donald Trump présentant comme caractéristiques communes le fait d’être des hommes blancs de plus de quarante ans, sans diplôme et habitant majoritairement les zones rurales. [6] Un des ressorts du succès de cette mouvance auprès de cette population viendrait de sa capacité à proposer une explication simple à des phénomènes complexes, et d’éviter à cet électorat une désillusion majeure face à la politique menée par Donald Trump depuis son entrée à la Maison-Blanche. En recrutant dans son administration la plus large concentration d’anciens cadres de Goldman Sachs, une batterie de lobbyistes et un échantillon de politiciens représentant le pire de ce que le fameux “marais” (“drain the swamp !” a coutume de dire le président Trump) de Washington avait à offrir en termes de probité, ce dernier a rompu l’essence de sa campagne. [7] En refusant lui-même de se séparer de ses entreprises et en poursuivant la mise en place de baisses d’impôts massives pour les milliardaires tels que lui, Trump incarne tout ce qu’il avait dénoncé. [8] De même, sa politique étrangère va rapidement épouser celle du consensus de Washington, certes dans un style très différent, mais sans remettre en cause les structures de pouvoir. En acceptant que tous ces comportements diamétralement opposés à ses promesses de campagne s’expliquent par le projet secret de décapiter une cabale d’élites, les adeptes de QAnon évitent d’accepter qu’ils se soient fait berner par Donald Trump.

Deux événements bien réels vont apporter de l’eau au moulin de “Q”. D’abord, le scandale du RussiaGate, qui prend la forme d’une tentative de coup d’État judiciaire menée contre Donald Trump par les agences de renseignement, une partie de la haute administration et les cadres du Parti démocrate — avec la complicité des grands médias, ce qui va dans le sens d’une lutte entre le nouveau président et les élites. [9] Pour autant, ce filon va s’épuiser lorsque le procureur spécial Robert Mueller rend son rapport innocentant Trump. Selon Q, ce dernier œuvrait en secret avec Trump pour décapiter la cabale pédophile et allait déclencher la fameuse « tempête » au terme de son enquête. Après ce flop, QAnon semble sur le point de disparaître des radars. Mais un second scandale va le raviver : l’affaire Epstein.

Jeffrey Epstein était un financier multimillionnaire de New York, connu pour son goût pour les jeunes femmes et ses soirées fastes où le gratin du pays venait profiter de son hospitalité. Ses liens présumés avec de nombreuses personnalités de premier plan, dont Bill Clinton, Bill Gates, le prince Andrew et Donald Trump, indique qu’il avait un accès privilégié à certains cercles. Or, Epstein est condamné une première fois en 2008 pour viol sur adolescente et proxénétisme. Epstein, grâce à son argent et ses connexions, obtient une réduction de peine spectaculaire, et est libéré treize mois plus tard. Il sera rattrapé par les révélations du Miami Herald en 2019 et de nouveau arrêté pour trafic de mineurs et proxénétisme. Cette fois, l’affaire Epstein fait davantage de bruit, du fait des personnalités potentiellement impliquées. Or, Epstein meurt en prison dans des circonstances particulièrement troublantes quelques semaines après son incarcération. [10]

Le russiagate et l’affaire Epstein ont représenté des cadeaux pour QAnon

Le mouvement croît de manière organique à une vitesse d’autant plus rapide que ses membres estiment devoir convertir de nouveaux adhérents, afin de les préparer au storm. Mais c’est seulement avec l’arrivée du coronavirus et des confinements que la mouvance va prendre une ampleur décisive, au point que ses adeptes s’affichent dans les meetings de Donald Trump, lors de manifestations anti-masques, anti-confinement et dans la sphère médiatique et politique.

Le profil des militants QAnon va évoluer avec cette mutation. Toutes les couches sociales et origines sont désormais représentées. Le gros des renforts semble cependant constitué de jeunes femmes, souvent issu de milieux aisés, dont un nombre non-négligeable de démocrates — voire d’électrices de Bernie Sanders. De nombreux influenceurs, youtubeurs ou stars du monde du spectacle reprennent certains des thèmes chers au mouvement, plus ou moins consciemment. Les réseaux sociaux Instagram, Tik Tok et les blogs de mode et de bien-être sont également atteints par du contenu pro QAnon. Le fait que le futur adepte soit invité à explorer le labyrinthe d’informations présentes sur Internet et de « descendre au fond du terrier à lapin » demeure un élément critique du processus de radicalisation. À la fois ludique, addictif et valorisant, ce cheminement permet de faire basculer les futurs anons d’autant plus vite qu’ils vont être accueillis les bras ouverts par une communauté qui partage leurs inquiétudes et conclusions. Au risque de se couper de leurs proches. [11]

La peur de la pédophilie, ressort important du recrutement de QAnon

Comme l’explique le journaliste Ryan Grim pour The Intercept, l’utilisation de la peur des pédophiles pour provoquer une réponse réactionnaire à un changement sociétal n’a rien de nouveau. En 1909, le magazine Woman’s World, diffusé à deux millions d’exemplaires aux États-Unis, sort un long dossier allégeant l’existence d’un trafic d’être humain à grande échelle visant les jeunes filles blanches, pour les réduire à l’état d’esclaves sexuels. Il sera rapidement suivi de « La guerre contre l’esclavage blanc », titre d’un ouvrage coécrit par plusieurs procureurs et membre du clergé de Chicago. Le livre alerte sur la prétendue existence d’un réseau pédophile sévissant autour des magasins de crème glacée. La panique qui s’ensuit prend racine dans les changements initiés dans les années 1880, lorsque l’invention de la machine à écrire permet à de nombreuses femmes de travailler et d’obtenir l’indépendance financière. Le fait que nombre d’entre elles se permettent de se promener seules dans la rue, de fréquenter les magasins de glace, voire de sortir avec des hommes noirs, n’était pas du goût de tout le monde. [12]

Une théorie complotiste n’a pas besoin d’être vraie pour produire des effets concrets. En 1910, le gouvernement fait voter le White slavery Act (loi contre l’esclavage blanc), qui interdit aux femmes blanches de traverser la frontière d’un État « pour des raisons immorales », en particulier si elles sont accompagnées d’un homme noir. Pour faire respecter ce qui sera ensuite appelé le Mann Act, des agents fédéraux sont recrutés par le président Ted Roosevelt, sans véritable contrôle. Ils donneront naissance au FBI, le Federal bureau of investigation. [13]

Les années 1970 sont de nouveau le théâtre d’un profond mouvement de libéralisation des femmes, entamé par les luttes féministes des années 60. La contre-révolution réactionnaire prendra, dans les années 80, la forme d’une large théorie complotiste imaginant des réseaux d’esclavages pédophiles et sataniques sévissant dans les crèches pour enfants. Une façon de culpabiliser les femmes qui continuent de travailler après avoir eu des enfants, au lieu de rester avec eux au foyer.

La perspective de l’élection d’une femme à la Maison-Blanche, en la personne d’Hillary Clinton, permet de comprendre le regain de conspirationnisme impliquant de prétendus réseaux pédophiles. Du reste, cette instrumentalisation n’est pas le propre des États-Unis. Au Brésil, le candidat Jair Bolsonaro avait bénéficié d’une campagne de désinformation massive propulsée par l’application de messagerie Whatsapp (propriété de Facebook) et illégalement financée par des entreprises privées. Elle reposait, entre autres, sur de fausses informations destinées à alerter les Brésiliens que le Parti des travailleurs (PTB) cherchait à rendre les enfants homosexuels pour pouvoir les violer. Une rhétorique utilisée implicitement par Bolsonaro lui-même, et répandue par les Églises évangéliques soutenant le candidat d’extrême droite. [14]

Cette peur sert désormais de porte d’entrée principale à l’univers de QAnon, en particulier depuis l’arrivée du Covid-19. De nombreuses mères de famille sont restées confinées chez elles et ont disposé d’un gain de temps pour explorer les questions posées par la pandémie. Elles ont pu atterrir sur des forums de discussions et groupes Facebook où se recoupent les thèses conspirationnistes sur l’origine du coronavirus, le mouvement anti-vaccins et l’efficacité des masques. Néanmoins, l’initiation à QAnon passe d’abord par le bouche-à-oreille. De nombreuses personnes témoignent avoir été introduites au mouvement par leur mère ou des proches inquiets du danger représenté par la pédophilie. Des mouvements comme « Save the children » (Sauvez les enfants), a priori bienveillants, servent de cheval de Troie pour attirer de nouveaux adeptes. Une inquiétude pour ses propres enfants ou le soutien à une ONG luttant contre la pédophilie peut servir de porte d’entrée. À Los Angeles, une manifestation organisée par « Save the children » a permis la rencontre de personnes inquiètes par le trafic d’enfant dans le tiers monde avec des anons brandissant des pancartes « John Podesta boit du Sang ».

Le parti républicain sur le point d’être submergé ?

Le mouvement QAnon est récemment sorti de l’ombre pour s’imposer au grand public. Interrogé sur la question, Donald Trump a prétendu ne pas bien connaître le phénomène tout en décrivant les adeptes comme « des patriotes qui aiment notre pays » avant de préciser : « Si je peux aider à sauver le monde de ces problèmes, je suis prêt à le faire. Je suis prêt à m’y consacrer. Et je le fais, pour être franc ». Dans une autre entrevue, il refuse de condamner le mouvement, et ajoute “ils sont engagés contre la pédophilie et je trouve ça très bien”. Certains de ses proches, comme son ancien conseiller Steven Bannon et son avocat et ancien maire de New York Rudy Giuliani, vont beaucoup plus loin, accusant publiquement le fils de Joe Biden de faire partie de la cabale. [15]

Le Parti républicain navigue à vue, en tentant de tenir une ligne de crête. Mis en difficulté par la pandémie et l’impopularité chronique du président sortant, il semble promis à une défaite électorale. Ceci permet d’expliquer pourquoi certains élus cherchent implicitement à s’attirer les faveurs du mouvement, dont l’énergie débordante peut revêtir un certain attrait. 

Le sénateur du Texas Ted Cruz et le représentant au Congrès du comté de Parker dans le Colorado Ken Buck ont par exemple mené une bataille contre Netflix, accusée de propager de la pornographie pédophile à cause de la diffusion du film français Mignonnes. D’autres se contentent de clin d’œil au mouvement. Sans aller jusqu’à embrasser QAnon, les cadres du parti et figures proéminentes prennent soin de ne pas le dénoncer trop clairement et publiquement. Cette attitude peut s’expliquer par les sondages effectués sur le sujet, qui tendent à monter qu’une proportion non négligeable de l’électorat de Donald Trump croit une partie ou la totalité de la théorie. L’enquête publiée par l’institut YouGov le 22 octobre arrivait au chiffre surprenant de 15 % et 37 %, respectivement. Lorsqu’on leur demande s’ils pensent que les cadres du Parti démocrate sont impliqués dans un vaste trafic d’enfants, la moitié répondent par l’affirmative. Une autre enquête indique qu’un Américain sur deux aurait entendu parler de la théorie et 7 % jugerait qu’elle soit vraie. Ce chiffre est à prendre avec des pincettes, car en posant des questions plus précises, on se rend compte qu’un tiers des convaincus n’ont pas entendu parler d’un des aspects situés au cœur de la théorie ou estime qu’il est faux. En corrigeant ce chiffre, on arrive tout de même à plusieurs millions d’adeptes potentiels, ce qui est cohérent avec les fréquentations des sites spécialisés. [16]  

Cette popularité se reflète au niveau des candidats aux élections locales de novembre. Plusieurs dizaines d’entre eux se revendiquent du mouvement. Il s’agit parfois de candidats indépendants risquant de diviser le vote conservateur, comme c’est le cas pour le 18e district de Floride. [17] Plus souvent, ils se présentent sous la bannière du Parti républicain, après avoir gagné une primaire. Une faible proportion d’entre eux devrait accéder aux responsabilités. En particulier, après avoir obtenu le soutien du Parti républicain de Géorgie, Majorie Taylor Green semble assurée de remporter sa législative et de se retrouver au Congrès en janvier prochain. [18]

“Les Américains ont une unique opportunité d’en finir avec cette cabale pédo-satanique”

Marjorie Taylor Green

À cela s’ajoutent les innombrables militants QAnon qui assistent aux meetings de campagne de Donald Trump et d’autres élus républicains en affichant clairement leurs convictions. Dans certaines banlieues aisées du Minnesota, les citadins sont assaillis de courrier pro-QAnon comportant des photos alarmistes imprimées sur papier glacé. [19] Ailleurs, le mouvement est si présent que les épiciers et commerçants locaux en entendent parler à travers les conversations de leurs clients. Compte tenu de l’ampleur récente du phénomène, les dirigeants républicains sont en droit de craindre une nouvelle insurrection interne similaire au Tea Party, mais dans une forme encore plus radicalisée et déstructurée. Si la menace est loin d’être clairement établie, embrasser le mouvement risque de marginaliser davantage le Grand Old Party (GOP). La mouvance a été qualifiée de “risque terroriste” par le FBI. De nombreux adeptes ont commis des actes de violence ou ont planifié des attaques terroristes. Certains sont sous mandat d’arrêt et mènent une existence de fugitifs, rendue possible par l’aide offerte par d’autres membres du mouvement. À tel point que Facebook et Twitter ont fermé de nombreux comptes, pages et groupe de discussion affilié à QAnon. [20] 

Si Trump remporte les élections, QAnon semble en mesure de prendre de l’ampleur, galvanisé par la victoire du républicain. Inversement, une défaite du président sortant devrait amener certains adeptes à la raison. Mais convaincus que des millions d’enfants sont entre les mains de pédosatanistes, réduits à l’état d’esclaves sexuels et voués à être dévorés vivant, une partie des anons pourraient basculer dans la violence. Si les élections semblent contestées, ils pourraient décider de s’occuper eux-mêmes du problème. Dans tous les cas, l’éventuel post-Trumpisme ne semble pas destiné à déboucher sur un retour à la raison.

  1. Lire https://www.vox.com/policy-and-politics/2016/12/5/13842258/pizzagate-comet-ping-pong-fake-news
  2. Lire https://www.theguardian.com/technology/2017/may/22/social-media-election-facebook-filter-bubbles
  3. https://www.thedailybeast.com/what-is-qanon-a-deep-look-inside-the-nutso-conspiracy-theory-infecting-our-politics
  4. Idem 3.
  5. https://theintercept.com/2020/08/28/is-qanon-the-future-of-the-republican-party/
  6. https://www.nytimes.com/2020/10/19/us/politics/qanon-trump-republicans.html
  7. https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/trump-the-destroyer-127808/
  8. https://www.nytimes.com/interactive/2020/10/10/us/trump-properties-swamp.htm
  9. https://lvsl.fr/trump-est-a-la-solde-de-la-russie-retour-sur-une-theorie-conspirationniste-a-la-vie-dure/
  10. https://www.vox.com/2018/12/3/18116351/jeffrey-epstein-case-indictment-arrested-trump-clinton
  11. https://theintercept.com/2020/09/23/qanon-conspiracy-theory-colorado/
  12. https://theintercept.com/2020/08/28/is-qanon-the-future-of-the-republican-party/
  13. Ibid 12
  14. https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/10/25/infox-au-bresil-comment-les-fausses-informations-ont-inonde-whatsapp_5374637_4408996.html
  15. https://www.thedailybeast.com/trumpworld-wraps-up-the-campaign-by-going-full-qanon-conspiracy-theory
  16. https://www.wired.com/story/qanon-supporters-arent-quite-who-you-think-they-are/
  17. https://theintercept.com/2020/10/28/qanon-florida-republican-mast/
  18. https://theintercept.com/2020/09/12/georgia-district-14-qanon/
  19. https://theintercept.com/2020/09/23/qanon-mail-minnesota/
  20. https://theintercept.com/2020/09/23/qanon-conspiracy-theory-colorado/

Le rêve américain de Trump est plus complexe qu’il n’y paraît – entretien avec Lauric Henneton

Alors qu’en 2016 l’attention médiatique s’est focalisée sur les positions anti-immigration de Donald Trump, une autre thématique très souvent abordée par le président américain est complètement passée inaperçue : la restauration du rêve américain. À l’occasion de la sortie du livre Le rêve américain à l’épreuve de Donald Trump, publié aux éditions Vendémiaire, Lauric Henneton maître de conférence à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines revient, pour Le Vent Se Lève, sur son arrivée au pouvoir et nous livre une analyse de son mandat à travers cet idéal. À l’aube du nouveau scrutin présidentiel, Donald Trump a-t-il réussi son pari de faire renaître le rêve américain, ou plutôt son rêve américain ? Entretien réalisé par Théo Laubry.


LVSL  La notion de rêve américain tient une place centrale dans l’ouvrage que vous dirigez, pourriez-vous nous en donner une définition ? Vous semblez déconstruire un préjugé selon lequel l’argent serait le seul moteur de cet idéal.

Lauric Henneton  Le rêve américain est difficile à circonscrire en une phrase. Il représente différentes choses pour différentes personnes. Généralement, on le réduit visuellement à quelques clichés matériels : une belle maison dans une banlieue prospère et tranquille, une belle voiture (ou deux). Pour beaucoup, c’est la possibilité de réussir si on s’en donne la peine. Travailler dur finira toujours par payer, c’est la vieille idée de l’éthique protestante du travail, bien exprimée par Benjamin Franklin au XVIIIe siècle.

Mais les Américains ont une vision plus complexe : pour eux, la réussite, c’est d’abord l’accomplissement de soi, avoir la possibilité de vivre librement sans cacher qui on est. C’est donc à la fois la liberté et l’égalité, mais sans dimension matérielle. De même, faire un métier-passion, ça n’est pas forcément rémunérateur, mais c’est épanouissant. L’idée d’une vie familiale réussie est aussi très présente, même si c’est encore très flou. Que l’on se situe au niveau matériel ou immatériel, la notion de liberté sous-entend l’absence d’entraves, ce qui permet donc la mobilité sociale, pouvoir faire mieux que ses parents, professionnellement, dans une société sans caste, contrairement aux sociétés de départ, pour les immigrés. Et c’est là qu’il faut rappeler que ce rêve est américain parce que l’Amérique, en tant qu’idée au moins autant que d’État, est vue comme le terroir de réalisation de ces promesses.

LVSL  Comment Donald Trump a-t-il réussi en 2016 à mobiliser autour de cette thématique ? Quels leviers a-t-il utilisé ?

L.H.  Le rêve américain de Trump est plus complexe qu’il y paraît. Il repose sur une notion de nostalgie que je qualifie de restaurationniste. La nostalgie, c’est rétrospectif, passif : c’était mieux avant. Mais le restaurationnisme, c’est actif, c’est faire en sorte de recréer ce que l’on regrette, en l’occurence une forme de grandeur disparue (d’où la nostalgie). Avant de se demander comment rendre sa grandeur perdue à l’Amérique, il faut s’accorder sur la nature même de cette grandeur. Elle est double : d’abord la grandeur sur la scène internationale, qui restaurerait une forme d’estime de soi. Au terme de la présidence Obama, Trump décrit l’Amérique comme humiliée, faible, de la même façon que Reagan décrivait l’Amérique sous Jimmy Carter. Ce n’est pas un hasard si Trump emprunte son fameux slogan à la campagne de Reagan de 1980. Par une sorte de ruissellement du collectif à l’individuel, le respect qui serait à nouveau témoigné aux États-Unis permettrait de restaurer l’estime de soi de son électorat.

Le levier psychologique est donc crucial. Mais l’électeur type est aussi (sinon surtout) pris dans un contexte intérieur, économique et social, qui contribue à la dégradation de son estime de soi : il nourrit un sentiment de dépossession économique, d’humiliation, car son emploi a été considéré comme jetable, sacrifiable à l’autel de la mondialisation. D’où le protectionnisme de Trump, en rupture avec la doxa libre-échangiste du Parti républicain. Et ce protectionnisme, au-delà du champ strictement commercial, se traduit par une manifestation concrète avec le fameux mur. La thématique migratoire est classique en période de crise économique, mais en 2016 on est plutôt en période de croissance, sauf à considérer que pour l’ouvrier de la Rust Belt, la conjoncture s’inscrit davantage sur le (très) long terme et que la précarité, comme le déclin, perdurent. La désaffection des ouvriers blancs pour le Parti démocrate n’est pas nouvelle et s’accentue quand ils ont l’impression d’être de plus en plus les cocus d’un parti qui les considère comme acquis mais travaille surtout pour les minorités des villes et des côtes. Je tiens à l’idée de cocufiage politique. L’ouvrier blanc de la ville moyenne en déclin de la Rust Belt vit mal d’être relégué à une position au mieux secondaire dans l’agenda démocrate. Pire encore, on lui répète régulièrement que d’ici la moitié du siècle, il sera minoritaire et que ce sera une bonne chose : la diversité c’est bien  donc en creux, en tant que blanc et en tant qu’homme, il est ontologiquement mauvais. Difficile de soutenir avec enthousiasme un parti qui semble vous considérer aussi mal. Trump, lui, est au bon endroit au bon moment, il exploite très habilement cette tendance lourde. Il dit qu’il comprend le « vrai peuple » et qu’il fera le nécessaire contre les élites qui confisquent et qui humilient. Dans ce contexte, le mari cocu du Parti démocrate a laissé le bénéfice du doute à celui qui lui a témoigné de l’intérêt.

LVSL  Qu’en est-t-il du rêve américain pour les minorités ? Donald Trump s’adresse-t-il à elles ?

L.H.  C’est bien plus complexe. Ce qui est certain, c’est que le régime mémoriel est radicalement différent selon les groupes. Les Noirs ne regrettent pas les années 1950 ; pour les Blancs ce sont des années de plein emploi et de prospérité (on occulte vite la menace nucléaire quotidienne car la nostalgie est sélective), alors que pour les Noirs c’est la période de la ségrégation. Pour les Hispaniques et les Asiatiques c’est encore différent : ils étaient encore très loin d’immigrer aux États-Unis. Pas vraiment de nostalgie donc pour eux, mais un point d’interrogation sur l’avenir. L’ascenseur social fonctionnera-t-il pour eux également ou sont-ils des citoyens de seconde zone ?

Trump est très cynique, il demande aux Noirs : « Qu’avez-vous à perdre ? » Toute la communication – pas forcément très efficace – des républicains vise à éloigner les minorités du Parti démocrate, qui n’aurait pas fait grand-chose pour eux. Et comme les démocrates dépendent de plus en plus de cette clientèle non blanche, les dégâts électoraux d’une légère inflexion peuvent être considérables. L’érosion du vote noir dans les grandes villes du Michigan et du Wisconsin a coûté la présidence aux démocrates en 2016, il suffit de regarder l’évolution ethno-raciale de la participation et les résultats dans les comtés. Mais cette érosion était déjà nette, par endroits, entre 2008 et 2012 : on peut reprocher pas mal de choses à la campagne d’Hillary Clinton mais il serait exagéré de tout lui imputer, à commencer par cette désaffection des Noirs dans les urnes.

Chez les Hispaniques, le calcul est différent, et on a trop tendance à les homogénéiser. Aux conservateurs sociaux, catholiques ou évangéliques, fermement opposés à l’avortement, et qui ont donc du mal à voter démocrate, s’ajoutent une frange d’entrepreneurs sensibles à une politique fiscale avantageuse d’un côté, et à des promesses de dérégulations. À quoi s’ajoute une désapprobation de l’immigration illégale chez ceux qui sont passés par le parcours du combattant de l’immigration légale. La sociologue Arlie Russell Hochschild appelle cela le syndrome des resquilleurs (line-cutters). Le rêve américain, pour elle, c’est une file d’attente, on avance tous au même rythme, en respectant son tour patiemment ; mais certains coupent la file et pire, c’est le Parti démocrate qui les y pousse et les accompagne, au nez et à la barbe de ceux qui respectent les règles. D’où une certaine crispation. Et ce n’est pas une vision néolibérale : Hochschild, sociologue à Berkeley, a tous les brevets de la gauche américaine.

LVSL  Le premier mandat de Donald Trump touche à sa fin. Du point de vue de son action politique, a-t-il réussi son pari de faire renaître le rêve américain ? N’existe-il pas chez lui une contradiction entre sa volonté d’apparaître comme le sauveur et sa propension à démanteler l’État central et donc, in fine, sa capacité à agir ?

L.H.  C’est assez paradoxal et débattu. Les créations d’emploi ont augmenté dans la continuité de la présidence Obama, mais à un rythme globalement moins soutenu. On sentait avant l’arrivée du coronavirus qu’on arrivait en bout de cycle. Mais même avant les dégâts causés sur l’emploi par les effets directs et induits de la pandémie, si on en reste à la situation économique à la fin 2019, on remarque une double disparité : d’abord, l’emploi manufacturier et le secteur manufacturier se portaient nettement moins bien que l’économie en général, mais il fallait regarder sous le capot des statistiques économiques pour s’en rendre compte. Ensuite, les chiffres globaux plutôt flatteurs en apparence cachaient des disparités non pas seulement sectorielles mais géographiques : la Rust Belt s’en sort moins bien que la Sun Belt. Là encore une distinction s’impose : les réimplantations d’usines annoncées triomphalement font plus appel à des robots qu’à des ouvriers, qualifiés ou non.

Donc l’électeur de Trump est en droit de se sentir un peu cocu du trumpisme. Pour autant, une élection c’est autant le bilan d’un sortant qu’un pari sur l’avenir. Et sur ce point, quel que soit le bilan de Trump, l’ouvrier blanc de la Rust Belt sera plus enclin à penser que, dans le doute, Trump et les républicains seront plus aptes à créer de la richesse et à faciliter les créations d’emplois, que des démocrates qui sont désormais totalement acquis à leur clientèle non blanche venue des grandes métropoles, autour de questions sociétales. Foutu pour foutu, l’électeur de la Rust Belt pariera plus volontiers sur Trump que sur les démocrates. Sur ce point, Biden a fait l’effort de montrer qu’il était là, c’est une leçon de l’échec de la campagne Clinton.

Sur le point de la déréglementation, au contraire c’est davantage perçu comme allant dans le sens d’une facilitation des créations d’emplois. Sur ce point, les démocrates sont vus comme trop préoccupés à sauver l’environnement sur le dos des ouvriers.

LVSL  À quelques jours de l’élection présidentielle, Donald Trump est en difficulté. Son adversaire, Joe Biden, semble en meilleure posture qu’Hillary Clinton à la même époque. Quelle place occupe le rêve américain dans la campagne du candidat démocrate ? Son enfance à Scranton, en Pennsylvanie, au cœur d’un bastion ouvrier, peut-elle lui permettre de trouver les mots pour reconquérir l’électorat démocrate populaire qui a basculé dans l’abstentionnisme et du côté de Donald Trump en 2016 ?

L.H.  Je pense que c’est secondaire, même si le fait de venir de Scranton lui donne une certaine crédibilité. Le cœur de la campagne actuelle, c’est d’abord et avant tout Trump, et la principale différence avec 2016, c’est que cette année, on ne peut plus vraiment accorder le bénéfice du doute à Trump. On l’a vu à l’œuvre en tant que candidat, puis en tant que président pendant quatre ans. Ensuite, on adore ou on déteste – il n’y a pas vraiment de juste milieu. Soit on veut quatre ans de plus, soit on est prêt à quatre ans de plus parce que ce sera « moins pire » que les démocrates, soit on n’en peut plus et on veut autre chose, même les démocrates. C’est ce qu’il faut comprendre de ces nombreux témoignages de républicains qui appellent à voter Biden. Ils n’adhèrent pas soudain au progressisme et à la redistribution, ils veulent juste rétablir un climat à peu près « normal » dans l’univers politique, même si Trump n’est que le point d’orgue d’une hystérisation croissante depuis la création du Tea Party en 2009.

Se débarrasser de Trump ne sera donc pas suffisant, même si beaucoup espèrent que ce sera déjà un début. Bien entendu, si cette stratégie dégagiste fonctionne, chacun retournera chez soi pour les élections de mi-mandat de 2022. Et là, si les démocrates emportent la présidence et les deux chambres du Congrès et qu’ils se sentent pousser des ailes législatives, le retour de bâton républicain – mais sans Trump – pourrait être violent. Ce fut le cas en 1994, en 2010 et en 2014. Et lors des deux dernières occurrences, Biden était aux premières loges en tant que vice-président d’Obama.

Le populisme sauvera-t-il les États-Unis ?

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Bernie Sanders ©Gage Skidmore

D’où vient ce terme de « populisme » qui semble être devenu omniprésent aux États-Unis depuis 2016 ? Utilisé avec une connotation très négative par la classe médiatique américaine pour qualifier aussi bien Donald Trump que Bernie Sanders, il semble être une étiquette fourre-tout servant à renvoyer dos à dos ces deux phénomènes politiques pourtant antagonistes. L’historien et journaliste Thomas Frank présente, dans The People, No, une brève histoire de l’antipopulisme, qu’il analyse avant tout comme un mouvement de « mépris des Américains ordinaires » de la part des élites, et se positionne en faveur d’un retour du Parti démocrate aux véritables origines populistes de la gauche américaine.


Thomas Frank est l’une des figures majeures parmi les intellectuels engagés à gauche du Parti démocrate aux États-Unis. Il est l’auteur de près d’une dizaine d’ouvrages politiques et est un contributeur régulier du Guardian et du Monde diplomatique, entre autres. Il a connu le succès en 2004 avec What’s the Matter with Kansas?[1], un ouvrage analysant la montée du populisme dans le Midwest américain. En 2016, il publie Listen, Liberal[2], un livre analysant l’abandon des classes populaires par le Parti démocrate. Ces deux ouvrages, capitaux pour comprendre la montée du trumpisme, ont été traduits en français et ont fait l’objet d’un article sur Le Vent Se Lève[3] en 2018.

Le dernier livre de Thomas Frank, paru cet été aux États-Unis, s’intitule The People, No : A Brief History of Anti-Populism (New York : Metropolitan Books, 2020). Dans ce dernier ouvrage[4] il s’interroge sur les racines du populisme aux États-Unis et surtout sur celles de l’anti populisme, idéologie revendiquée par toute une partie des classes intellectuelles libérales (au sens américain du terme, c’est-à-dire se réclamant du social-libéralisme) modérées, proches de l’establishment du parti démocrate. « Populiste » est l’adjectif le plus utilisé par les adversaires de Donald Trump pour définir le président américain et le mouvement qui l’a porté au pouvoir. « Populiste », « raciste » et « démagogue » semblent en être devenus des synonymes. Mais ce mot n’est pas employé seulement contre Trump. Bernie Sanders, lors de ses deux candidatures aux primaires du parti démocrate, en 2016 et 2020, s’est vu également affublé par la classe médiatique du terme populiste.

Aux yeux des élites libérales américaines, Trump et Sanders sont liés par un point commun : avoir été propulsés sur le devant de la scène par un mouvement populaire antiélite, fondé sur le ressentiment, les préjugés, et l’incompréhension des enjeux politiques par le peuple. L’usage du concept de populisme pour décrire ces deux phénomènes – pourtant absolument antagonistes dans leurs objectifs politiques – relève, aux yeux de Thomas Frank, d’un « pessimisme envers la souveraineté populaire et la participation démocratique » et d’un « mépris des Américains ordinaires » de la part des élites politiques et médiatiques du pays.

Ce que Thomas Frank tente de montrer dans son livre, c’est que le choix du mot « populisme » pour dénigrer les mouvements anti-establishment n’est pas dû au hasard. Cet usage relève d’une tradition de méfiance envers les mouvements populaires dans l’Histoire américaine et trouve son origine dans l’opposition à un mouvement politique de masse né dans l’Amérique de la fin du XIXe siècle.

Aux origines du populisme

Pour comprendre l’antipopulisme, il faut remonter aux sources du populisme. Thomas Frank, qui est né et a grandi au Kansas, dans le Midwest américain, est l’un des mieux placés pour parler de ses origines. Le populisme est en effet né dans ces grandes plaines agricoles situées à l’Ouest du Mississippi, au début des années 1890, à l’initiative de petits agriculteurs initialement regroupés dans un mouvement professionnel appelé la
Farmer’s Alliance. La volonté de passer du militantisme à la politique électorale donna naissance au People’s Party, le Parti populaire.

À cette époque, le paysage politique américain était déjà défini par un bipartisme marqué régionalement : les démocrates et les républicains dominaient la vie électorale et le Congrès. Le parti républicain était majoritaire au Nord et à l’Ouest du pays, alors que le parti démocrate était presque un parti unique dans le Sud. La fondation du parti populaire constituait donc en premier lieu un défi à l’hégémonie politique du parti républicain, qui dominait alors le Midwest. Rapidement, les succès du parti populaire dans le Sud menacèrent également les démocrates et firent de l’aventure populiste la dernière tentative importante de fondation d’un « troisième parti ».

Les mesures économiques prônées par les populistes avaient pour but de soumettre l’économie à la démocratie et de redonner aux gens ordinaires la souveraineté politique qui fondait le « rêve américain ».

Le mot « populisme » fut inventé par les militants de ce parti populaire. D’après l’anecdote, rapportée par Thomas Frank, il fut choisi par des membres fondateurs du parti lors d’un voyage en train à travers le Kansas, entre Kansas City et Topeka, en mai 1891. Le terme devait permettre de transcender les catégories sociales, les particularités géographiques et les divisions politiques qui prévalaient à l’époque ; l’objectif des populistes était de fonder une solidarité entre tous les « petits », ceux qui ne bénéficiaient pas du système économique.

Les demandes du parti populaire étaient simples et allaient toutes dans le même sens : la redistribution des richesses et du pouvoir. Ils exigeaient la régulation des monopoles (en particulier agricoles), la nationalisation des banques et des chemins de fer, l’instauration d’un impôt sur le revenu, et s’opposaient à l’étalon-or, qui était un instrument de contrôle de la masse monétaire. Ce programme simple permit d’attirer rapidement des travailleurs de tous les milieux professionnels du Midwest, puis des États-Unis. Les populistes, comme ils s’appelaient désormais, étaient unis par la volonté de représenter en politique, selon les mots de Thomas Frank, « les gens ordinaires » face aux élites politiques et économiques.

Les mesures économiques prônées par les populistes avaient pour but de soumettre l’économie à la démocratie et de redonner aux gens ordinaires la souveraineté politique qui fondait le « rêve américain ». La démocratie était le socle de la pensée populiste : le parti revendiquait également l’élection des sénateurs au suffrage direct[5], le suffrage des femmes, et la possibilité d’initier des référendums.

https://en.wikipedia.org/wiki/File:William-Jennings-Bryan-speaking-c1896.jpeg
William Jennings Bryan. (Librairie du Congrès/Domaine public).

Le parti populiste obtient rapidement un succès de masse. La crise économique qui frappe le pays en 1894 et les vagues de grèves qui s’ensuivent créent un contexte favorable à la croissance du parti. Thomas Frank rapporte ainsi comment, en 1894, la première manifestation de masse de l’histoire de l’Amérique moderne, une marche des chômeurs sur Washington, fut organisée par un populiste de l’Ohio. Le populisme commence à attirer de plus en plus de militants, y compris au sein des deux partis majoritaires.

Cette soudaine explosion de popularité rend possible l’une des plus grosses surprises de l’histoire politique américaine : dans les mois précédant l’élection présidentielle de 1896, le président sortant, Grover Cleveland, un démocrate, n’est pas reconduit par son parti. Un jeune représentant à la Chambre est nommé à sa place comme candidat du parti démocrate : William Jennings Bryan. Sa nomination est le résultat d’une mobilisation des militants démocrates du Midwest séduits par le populisme.

William Jennings Bryan est proche des populistes et partage la plupart de leurs revendications ; le parti populaire décide de soutenir également sa candidature à la présidence. Ardent opposant de l’étalon-or, Bryan défend l’intervention de l’État dans l’économie contre les monopoles. Il tient de sa foi évangéliste une forte croyance en la vertu du commun et la démocratie radicale. Sa nomination par le parti démocrate fait naître un véritable vent de panique parmi les élites politiques, intellectuelles et économiques des États-Unis, qui se mobilisent presque unanimement contre lui. Presque tous les journaux dénoncent son programme : on accuse ses partisans d’être des ignares cherchant à détruire l’économie par bêtise ou jalousie. Thomas Frank reproduit dans les livres des caricatures de l’époque dépeignant les populistes comme des brutes, des brigands et des anarchistes.

William Jennings Bryan est finalement battu. Il se représente en 1900 et en 1908 mais ne conquière jamais la Maison Blanche. Si le parti populaire ne se remet pas de cet échec, son héritage persiste. D’après Thomas Frank, il a laissé une empreinte encore plus forte chez ses adversaires que chez ses partisans ; l’antipopulisme qui s’est manifesté avec force contre William Jennings Bryan est, encore aujourd’hui, le modèle duquel s’inspire le mépris des élites américaines pour le peuple.

Les élites contre la démocratie

Le terme de populisme revêt une connotation presque unanimement négative depuis la disparition du People’s Party. Même Franklin D. Roosevelt et son successeur Harry Truman, qui mirent en place une partie importante du programme des populistes, ne se réclamaient jamais de ce nom. Les historiens du XXe siècle, en premier lieu Richard Hofstadter, décrivait le parti populaire comme un parti raciste et anti-immigrants. Thomas Frank démontre dans The People, No qu’il s’agit d’une fausse représentation. En réalité, il n’existait pas de consensus parmi eux sur l’immigration. De manière générale, les populistes s’opposaient à la ségrégation institutionnalisée dans le Sud des États-Unis et plusieurs d’entre eux militaient activement pour une ouverture des frontières, à l’inverse des élites blanches qui soutenaient la ségrégation. Martin Luther King, prit d’ailleurs le parti populaire comme exemple de coopération entre travailleurs Blancs et Noirs lors du mouvement pour les droits civiques, qui s’inspirait de la marche sur Washington de 1894.

https://tcfrank.com/gallery-of-anti-populism/
William Jennings Bryan caricaturé en immigrant italien. Caricature publiée dans Judge Magazine, 15 août 1896. © Thomas Frank

Frank va plus loin en montrant que les attaques racistes étaient plutôt mobilisées contre les populistes que par eux, comme le montrent les caricatures de William Jennings Bryan, qui l’assimilent aux immigrants italiens, poignardant une allégorie du « crédit américain ». La dénonciation du populisme aujourd’hui est peut-être un peu plus subtile, mais le sentiment général reste le même : les mouvements politiques qui s’opposent à la vision des « experts » libéraux sur l’économie sont accusés d’être anti-intellectuels et d’être des mouvements de foule dénués de réflexion. Ce que Thomas Frank souligne avec inquiétude est que cette vision est aujourd’hui devenue celle du parti démocrate, du moins de son establishment.

Les démocrates américains ont fondé leurs grands succès du XXe siècle, de Roosevelt à Kennedy, sur l’image du « parti du peuple ». Pourtant, selon Frank, depuis les années 1970, ils sont progressivement devenus le parti des élites diplômées, un changement qui s’est concrétisé par la présidence de Bill Clinton. Dans leur politique comme dans leurs discours, les démocrates représentent aujourd’hui les catégories les plus éduquées de la population : la « classe professionnelle » comme l’appelle Thomas Frank, qui détaille cet argument dans Pourquoi les riches votent à gauche. Aujourd’hui, le premier facteur de prédiction du vote démocrate est le diplôme. En se faisant les champions de la dérégulation économique, en devenant le parti des diplômés et des experts contre les travailleurs dont l’emploi était délocalisé, les démocrates se sont éloignés de leurs racines populistes, et ont progressivement adopté le discours des antipopulistes.

Plutôt que de développer une réflexion sur le rôle des technocrates dans la situation politique du pays, de la guerre en Irak à la crise de 2008, les démocrates ont préféré dénoncer celles et ceux qui critiquaient l’establishment. Il s’agit, si l’on prend un exemple récent, des électeurs de Donald Trump, aussi bien que les supporters de Bernie Sanders. Sanders est d’ailleurs souvent qualifié par les médias de « Trump de gauche » pour son discours contre la politique économique de Barack Obama. Avec l’ascension de Trump, les élites diplômées ont déserté en masse le parti républicain : des bastions historiques de la droite, comme le comté d’Orange en Californie (contenant les banlieues les plus aisées de Los Angeles), ont voté pour Hillary Clinton après des décennies de domination par le parti de Reagan.

Ce n’est pas l’ignorance du peuple qui a mené Donald Trump à la Maison Blanche, mais le système politique américain.

La raison principale derrière la migration de cet électorat, pour Thomas Frank, est l’attitude face au populisme. Là où les démocrates se réclament des experts, les républicains cooptent la rhétorique du populisme américain originel en le vidant de sa substance historique et politique. Donald Trump prétend défendre les gens ordinaires tout en faisant voter des baisses d’impôts mirobolantes pour les milliardaires et les grandes entreprises. Un non sens qui n’a de succès qu’à cause du retournement des démocrates, qui tournent le dos au peuple alors qu’ils se réclament de ses intérêts.

Au lieu de tirer la sonnette d’alarme, l’élection de Trump semble avoir conforté l’establishment démocrate dans ses décisions. Aux yeux de ces élus, 2016 a montré que le peuple votait mal et qu’il n’était pas apte à exercer le pouvoir, ni même à évaluer ses dirigeants. Ironie : Donald Trump a pu accéder au pouvoir spécifiquement grâce à un système conçu pour permettre aux élites de contenir les mouvements politiques de masse,le Collège électoral. Ce n’est pas l’ignorance du peuple qui a mené Donald Trump à la Maison Blanche, mais le système politique américain.

Cela n’empêche pas les élites libérales d’utiliser Trump pour remettre en cause la légitimité de la souveraineté populaire. Thomas Frank parle « d’utopie du reproche » (utopia of scolding) : plutôt que chercher à reconquérir les classes populaires perdues par les démocrates, l’establishment préfère les dépeindre comme des imbéciles. Thomas Frank renvoie à une caricature parue dans le très intellectuel New Yorker, montrant les passagers d’un avion critiquer les « pilotes méprisants » et déclarer qu’ils devraient piloter l’appareil à leur place. Ce sentiment est symptomatique de l’incompréhension des élites intellectuelles envers les mouvements populaires : il est inconcevable que les gens ordinaires puissent avoir des griefs légitimes contre le système et ses experts. Ceux-ci sont insoupçonnables et la volonté populaire de remettre en cause leur légitimité est un signe d’arrogance et de bêtise.

Selon Thomas Frank, le populisme serait la réponse naturelle des Américains face à « la ploutocratie et la hiérarchie », l’expression de leur attirance naturelle envers la démocratie et l’égalité.

Le tableau dressé par Thomas Frank n’est cependant pas entièrement noir. La campagne de Bernie Sanders, quoique battu, constitue un retour aux vraies origines du populisme pour la première fois depuis les années Carter. Sanders a compris les enjeux de la souveraineté populaire et de la démocratie économique et tout comme il a permis l’ascension d’une nouvelle génération de militants et d’élus, comme Alexandria Ocasio-Cortez, qui partagent cette vision. Leur force réside dans leur capacité à bâtir une coalition de travailleurs décidé à réformer l’économie pour abattre les divisions identitaires et raciales qui ont si souvent morcelé les mouvements populaires aux États-Unis.

Le populisme, écrit Thomas Frank, est une affaire d’optimisme contre le pessimisme : il s’agit d’être « optimiste envers le peuple, les possibilités politiques, et envers l’Amérique ». Selon lui, le populisme serait la réponse naturelle des Américains face à « la ploutocratie et la hiérarchie », l’expression de leur attirance naturelle envers la démocratie et l’égalité. Le parti démocrate doit urgemment en prendre conscience et proposer une solution aux classes populaires qui font face à l’injustice du système, ou d’autres le feront.

Thomas Frank conclut son ouvrage sur une question qui définit l’enjeu auquel font face les démocrates : « pour qui l’Amérique existe-t-elle ? » Est-ce pour les milliardaires et les GAFAM ? Le peuple ne servirait-il qu’à servir la croissance infinie de l’économie ? Ou au contraire, la démocratie implique-t-elle que l’économie et les experts doivent servir les gens ordinaires ?

 

Lire l’entretien qu’a accordé Thomas Frank au Vent se lève en 2018 : https://lvsl.fr/entretien-avec-thomas-frank/

[1] Traduction française : Pourquoi les pauvres votent à droite ? (Agone, 2008).

[2] Traduction française : Pourquoi les riches votent à gauche ? (Agone, 2018).

[3] https://lvsl.fr/mais-pourquoi-les-riches-votent-ils-a-gauche/.

[4] https://tcfrank.com/product/the-people-no/.

[5] Avant l’adoption du XVIIe amendement de la Constitution des États-Unis, en 1913, les sénateurs étaient désignés par la législature des États.

L’ambiguïté de Joe Biden envers les Afro-américains

Joe Biden et Barack Obama

S’il existe un élément qu’il est possible de prédire pour l’élection présidentielle américaine de novembre, c’est l’orientation du vote des minorités. Dans le cas des Afro-américains, 91% d’entre eux ont voté pour Hillary Clinton en 2016. Cet excellent résultat masque pourtant une chute du taux de participation de ces derniers de 7 points lors de ce scrutin présidentiel par rapport à 2012. Si en 2020 ce schéma de soutien massif au candidat démocrate devait se reproduire au profit de Joe Biden, leur mobilisation serait, cette fois encore, un facteur déterminant. L’ancien vice-président, qui semble être apprécié par la communauté noire, n’a pourtant pas un passé qui plaide en sa faveur. Pour le comprendre, un retour sur sa longue carrière politique s’impose. Par Théo Laubry


Élu pour la première fois sénateur du Delaware en 1973, Joe Biden arrive sur la scène politique nationale dans un contexte totalement nouveau. Les États-Unis, au cours de la décennie précédente, ont entamé une transition législative pour plus de reconnaissance et d’inclusion envers les Afro-américains. Grâce à la mobilisation des militants et de figures comme Martin Luther King ou Jesse Jackson, le Mouvement des droits civiques obtient dans les années 1960 l’abolition des lois Jim Crow qui avaient institutionnalisé la ségrégation raciale au sortir de la guerre de Sécession, et la promulgation du Voting Right Act sous la présidence de Lyndon Johnson. Les avancées sont considérables. En moins de dix ans, l’Amérique semble s’être débarrassée d’une grande partie de ses démons. Ces changements ne sont pourtant pas vus d’un œil favorable par une partie des Américains et de la classe politique. Le Parti républicain, bien qu’héritier d’Abraham Lincoln, s’y oppose dans son ensemble tout comme la frange la plus conservatrice du Parti démocrate.

Un positionnement politique conservateur dans les années 1970

À son arrivée à Washington, Joe Biden tente de trouver sa place au sein de la majorité démocrate à laquelle il appartient désormais. Il tâtonne et fait preuve de positionnements parfois paradoxaux, notamment sur les thématiques raciales. Alors même qu’il soutient l’extension de la loi Voting Right Act, les sanctions contre le régime sud-africain promoteur de l’apartheid ou encore la création du Martin Luther King Day, Joe Biden s’oppose pourtant à une mesure emblématique d’intégration raciale : le busing. Mise en place en 1971 à Charlotte pour la première fois, cette pratique consiste à modifier les itinéraires des bus scolaires pour favoriser la mixité sociale dans les écoles. En effet, les communautés vivant chacune au sein de quartiers distincts, l’organisation des transports scolaires sur le critère géographique favorise des écoles blanches et des écoles noires. Bien qu’abandonnée à la fin des années 1980 car inefficace, notamment parce que les familles blanches contournent le busing en envoyant leurs enfants dans des écoles privées, cette mesure a représenté un réel espoir deux décennies plus tôt. Lors d’une interview en 1975 dans un journal de son état d’adoption, le Delaware, Joe Biden détaille la vision qui le guide à propos des politiques d’intégration raciale : « Je n’adhère pas au concept, populaire dans les années 60, qui disait : nous avons réprimé l’homme noir pendant 300 ans et l’homme blanc est maintenant bien en tête dans la course à tout ce qu’offre notre société. Pour égaliser le score, nous devons maintenant donner à l’homme noir une longueur d’avance, voire retenir l’homme blanc ». Au-delà de propos qui paraissent aujourd’hui conservateurs, ils traduisent surtout l’état d’esprit politique des années 1970. Le Parti démocrate est sur le point de mettre fin à la parenthèse keynésienne initiée par Roosevelt au sortir de la Grande Dépression. L’individu va prendre le pas sur le collectif. Le chacun pour soi va s’imposer. La place de l’État va reculer. La tornade Ronald Reagan arrive à grand pas.

En 1977, quatre ans avant cette révolution néo-libérale et conservatrice, Joe Biden justifie son opposition à certaines mesures d’intégration comme le busing : « À moins que nous ne fassions quelque chose à ce sujet, mes enfants vont grandir dans une jungle raciale avec des tensions tellement élevées qu’elle va exploser à un moment donné ». Cette fois, toute la rhétorique raciste est présente. Sans conséquence, voire même banale pour l’époque, cette déclaration refait surface en 2019. Kamala Harris, actuelle colistière de Joe Biden, l’attaque frontalement lors d’un débat télévisé durant les primaires démocrates. Elle-même a pu bénéficier de ce dispositif lorsqu’elle était écolière en Californie : « Il y avait une petite fille qui faisait partie de la seconde génération à intégrer les écoles publiques. Et elle était emmené en bus à l’école tous les jours. Cette petite fille, c’était moi. » lui explique-t-elle. Kamala Harris, qui fait grande impression ce soir-là, enchaîne en évoquant les liens qu’entretenait Joe Biden avec certains hommes politiques ouvertement racistes et ségrégationnistes. Quelques semaines auparavant, Joe Biden avait très maladroitement exprimé de la nostalgie à propos de son travail avec deux élus de ce type : « Eh bien devinez quoi ? Au moins il y avait une forme de courtoisie. Nous n’étions pas d’accord sur grand-chose mais on travaillait ». Les deux hommes en question se nomment James Eatland et Herman Talmage. Le premier, sénateur du Mississippi jusqu’en 1978, ne cessa de répéter que les Afro-américains appartenaient à une race inférieure. Le second s’opposa à toute mesure visant à mettre fin à la ségrégation raciale au cours de ses différents mandats. Quoique moins extrême et ne votant pas comme ces derniers, Joe Biden n’en représente pas moins l’archétype même du politicien appartenant à l’establishment de la capitale, prêt à s’attabler avec n’importe qui par simple proximité de classe.

Crime Bill 1994 : qu’en conclure vingt-cinq ans après ?

Pendant presque quinze ans, Joe Biden est un sénateur parmi d’autres. Sa carrière politique décolle réellement lorsqu’il est désigné président du Comité judiciaire du Sénat en 1987. À cette période, les États-Unis connaissent une flambée des crimes violents. Une augmentation de 39% de faits de violence constatée entre 1983 et 1993 pousse Bill Clinton à agir. Joe Biden se charge alors de l’écriture d’une nouvelle loi pour lutter contre le crime, et mène le processus législatif. Après de longues négociations avec les différentes sensibilités démocrates, un consensus émerge. Le VCCLEA, acronyme pour Violent Crime Control and Law Enforcement Act, voit le jour et se décline en deux volets. Le premier prévoit le recrutement de 100 000 policiers en six ans dont 50 000 affectés à la police de proximité ainsi qu’une enveloppe de 9 milliards de dollars pour le système pénitentiaire. L’Habeas corpus pour les trafiquants de drogue est restreint et l’on prévoit la création de camps pour les jeunes délinquants. Ainsi, un budget d’environ 2 milliards de dollars est consacré à la prévention. Le second volet s’attache aux violences faites aux femmes. Les peines sont durcies pour les coupables de ce type d’acte, notamment les récidivistes. Cette partie de la loi prévoit aussi une meilleure reconnaissance des violences au sein du foyer. À ces deux volets s’ajoute une clause visant à réglementer les armes à feu, notamment les fusils d’assauts, et une extension de la peine capitale.  Le pari de Bill Clinton et de Joe Biden s’avère payant puisqu’ils réussissent à ranger en ordre de bataille le camp démocrate, notamment le caucus noir représentant les élus afro-américains du Congrès, pour que ce nouvel arsenal judiciaire soit voté.

Le taux national de criminalité baissant de 21% entre 1993 et 1998, les deux hommes politiques y voient les bienfaits du VCCLEA. La corrélation entre les deux n’est cependant pas probante ; d’autres facteurs explicatifs pourraient être pris en compte, notamment la baisse du nombre de consommateurs de crack et le vieillissement de la population. Par ailleurs, d’après une étude indépendante du Gouvernment Accountability Office, l’augmentation des effectifs de police n’aurait permis qu’une baisse de 2,5% des crimes violents. Vingt-cinq ans après, l’efficacité et les conséquences de cette loi, particulièrement de son premier volet, sont discutées par l’aile gauche du Parti démocrate. En effet, elle a fortement contribué à la hausse du taux d’incarcération aux États-Unis notamment pour les Afro-américains très largement surreprésentés parmi les prisonniers. En 2010, le pays compte 2,2 millions de personnes derrière les barreaux dont 37% sont noires. Autre chiffre éloquent, 47% des déclarations d’innocence après des erreurs judiciaires concernent cette communauté depuis 1989. Bill Clinton et Joe Biden reconnaissent en 2015 la responsabilité du VCCLEA sur l’incarcération massive des Afro-américains au cours des deux dernières décennies. Pour autant, le candidat démocrate ne renie pas son travail et continue d’avoir le soutien de hauts responsables politiques afro-américains tel que Jim Clyburn. Dans une interview récente publiée dans le livre de Sonia Dridi « Joe Biden, le pari de l’Amérique anti-Trump », ce dernier tempère les critiques : « Beaucoup d’entre nous au sein du Caucus Noir ont voté en faveur de cette loi. Le crack, la cocaïne, vous n’imaginez même pas à quel point c’était un fléau dans la communauté afro-américaine. ». Du VCCLEA, cependant, seul le second volet consacré aux violences faites aux femmes fait aujourd’hui consensus.

Vice-président du premier président noir, un tournant dans cette relation

Jusque dans les années 2000, l’image de Joe Biden est donc celle d’un démocrate plutôt conservateur, peu concerné par la situation des Afro-américains. Un nouveau tournant s’opère dans sa carrière politique lorsque Barack Obama le choisit en 2008 comme colistier pour la vice-présidence. Ce dernier cherche à rassurer les conservateurs du Parti démocrate et a besoin d’un coéquipier d’expérience à ses côtés pour renforcer sa candidature. De ce fait, le ticket semble équilibré et rassure les plus sceptiques. Barack Obama n’est pas rancunier. En proposant ce poste à Joe Biden il tire un trait sur les propos ouvertement racistes tenus par ce dernier à son encontre. Le sénateur du Delaware, candidat lui aussi à la primaire démocrate de 2008, a en effet affirmé quelques mois plus tôt que « Monsieur Obama est le premier Afro-américain populaire, qui est intelligent, s’exprime bien et propre sur lui ». Difficile d’imaginer à ce moment-là que les deux hommes travailleront main dans la main durant huit années. Au-delà de leur relation professionnelle, Barack Obama et Joe Biden nouent même une réelle amitié. Le président américain prononce d’ailleurs l’éloge funèbre du fils de Joe Biden, Beau Biden, décédé en mai 2015 d’un cancer du cerveau. Le 44ème président des États-Unis conclut même sa présidence en remettant à son vice-président la médaille présidentielle de la Liberté, plus haute distinction civile américaine. Cette cérémonie, pendant laquelle Joe Biden fond en larmes, vient sceller officiellement le lien qui unit les deux hommes. Plus tard, lors de son discours d’adieu, Barack Obama emploie des mots forts pour le remercier : « A Joe Biden, le gosse fougueux de Scranton devenu sénateur du Delaware, tu es le premier choix que j’ai fait en tant que nominé, et c’était le meilleur. Pas seulement parce que tu as été un excellent vice-président, mais parce que par la même occasion, j’ai gagné un frère. Nous vous aimons, Jill et toi, comme si vous étiez notre famille, et votre amitié est une des grandes joies de notre vie. ».

Ces deux mandats de vice-président redorent son image auprès des Afro-américains. Pour l’illustrer, à la question « Pourquoi les Afro-américains soutiennent Joe Biden ? » posée fréquemment par des supporters déçus de la défaite à la primaire de Bernie Sanders, une internaute répond dans un message devenu viral : « Il a été le premier homme blanc à se mettre au service d’un homme noir au sommet de l’État et ça nous ne l’oublierons jamais. ».

Joe Biden, en ayant pris fait et cause pour Barack Obama pendant huit ans, en l’ayant accompagné et défendu face aux attaques répétées et parfois ouvertement racistes du camp conservateur, a fait preuve d’une loyauté à toute épreuve envers le premier président afro-américain. Ce détail, qui n’en est pas un, permet de mieux appréhender le caractère paradoxal et ambigu de la relation qu’entretient Joe Biden avec la communauté noire. En devenant le soldat et le compagnon de route de Barack Obama, en protégeant ses arrières, il a su se racheter. C’est cette sincérité qui est perçue par les électeurs.

La dette de Joe Biden auprès des Afro-américains

Après deux échecs en 1988 et 2008, Joe Biden se lance dans un dernier tour de piste en se présentant à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle de 2020. Bien mal embarqué suite à des résultats catastrophiques en Iowa, dans le New-Hampshire et au Nevada, l’ancien vice-président semble proche de l’abandon. Le scrutin en Caroline du Sud sera décisif. L’électorat démocrate de cet État est majoritairement constitué de citoyens noirs et Joe Biden mise tout sur leur soutien. Avec l’appui du sénateur Jim Clyburn, ancien leader du Mouvement des droits civiques, il gagne haut la main le scrutin avec 48,65% des voix, loin devant ses concurrents, et reprend espoir. Peu importera l’énorme mensonge sur son emprisonnement en Afrique du Sud pour rendre visite à Nelson Mandela, la machine Biden ne s’arrêtera plus jusqu’à sa désignation comme candidat démocrate à la présidence, dès la mise en retrait de Bernie Sanders, son principal adversaire. Les électeurs afro-américains de Caroline du Sud lui ont donc offert la survie et la possibilité de devenir le 46ème président des États-Unis. Cette main tendue à un candidat au bord de l’abandon est un acte fort et le signe d’une bienveillance à son égard. C’est aussi et sûrement la nostalgie des années Obama qui a joué en sa faveur. Quelles-que soient les raisons de ce sauvetage, Joe Biden vient de contracter une dette immense envers les électeurs afro-américains en ce 29 février 2020.

Pour autant, « Joe la gaffe » comme le surnomment certains de ses détracteurs, ne peut se retenir d’aller trop loin dans ses propos. En témoigne sa réflexion en mai dernier lors d’une interview avec Charlemagne Da God « qu’un Noir n’est pas un Noir s’il vote pour Donald Trump ». Il s’excuse le lendemain suite au tollé suscité par son propos. Cette phrase a au moins eu le mérite de mettre en lumière un système électoral qui piège la communauté noire aux États-Unis : un système qui favorise uniquement deux partis. les Afro-américains se retrouvent en effet presque contraints de voter pour le Parti démocrate, quel que soit le candidat, tant le Parti républicain les néglige. Pourtant, les démocrates ont depuis bien longtemps abandonné les questions sociales et raciales. La parenthèse Obama n’aura pas été suffisante et aura engendré beaucoup de déception même si l’homme est aujourd’hui devenu une icône pour la communauté noire et la grande majorité des électeurs démocrates.

Très longtemps conservateur sur les sujets de l’intégration et du vivre ensemble, parfois ouvertement raciste, sa proximité avec Barack Obama semble avoir ramené Joe Biden sur un chemin plus acceptable. Il a la confiance d’une grande majorité des électeurs et élites politiques afro-américains. Surfer sur la nostalgie Obama ne sera pourtant pas suffisant, il faudra des preuves et des actes pour honorer la dette qu’il a contractée envers l’électorat noir. Alors que l’élection présidentielle américaine approche à grands pas, le taux de participation des Afro-américains pourrait se montrer décisif. Dans les États-clés, la défaite d’Hillary Clinton en 2016 s’est parfois jouée à quelques dizaines de milliers de voix. Joe Biden doit donc trouver les arguments et les leviers qui entraînera leur déplacement massif dans les bureaux de vote. S’il parvient à le faire et s’il devient le prochain locataire de la Maison Blanche, le candidat démocrate, d’origine irlandaise, se souviendra peut-être du proverbe d’Edmund Burke : « Il vient un temps où la tête chauve de l’abus ne s’attire plus ni protection, ni respect ». Saura-t-il en profiter pour définitivement faire oublier ses errements ?

https://www.cbsnews.com/news/2020-daily-trail-markers-90-of-black-likely-voters-back-biden-cbs-battleground-tracker-poll-finds-2020-08-19/

https://www.nytimes.com/2019/07/15/us/politics/biden-busing.html

https://www.washingtonpost.com/politics/biden-faces-backlash-over-comments-about-the-civility-of-his-past-work-with-racist-senators/2019/06/19/c0375d2a-92a8-11e9-b58a-a6a9afaa0e3e_story.html

https://www.washingtonpost.com/politics/bidens-tough-talk-on-1970s-school-desegregation-plan-could-get-new-scrutiny-in-todays-democratic-party/2019/03/07/9115583e-3eb2-11e9-a0d3-1210e58a94cf_story.html

https://journals.openedition.org/chs/1674

https://www.factcheck.org/2019/07/biden-on-the-1994-crime-bill/

https://www.prison-insider.com/articles/etats-unis-l-incarceration-de-masse-des-hommes-noirs-denoncee-dans-une-serie-photo

Entretien avec Arthur Rizer : « C’est dans la mentalité des policiers américains que se trouve le véritable danger »

Screenshot from The Square One Project
https://www.youtube.com/watch?time_continue=7&v=8UaWaERR6yM&feature=emb_logo

Arthur Rizer est membre du think tank R Street Institute et a travaillé au Columbia Justice Lab de l’Université de Columbia (New York). Ses contributions sont singulières dans le paysage universitaire des travaux sur la police, en ce qu’il s’intéresse aux mentalités autant qu’aux pratiques des agents sur le terrain. Une de ses thèses principales est celle de la redéfinition de l’habitus des forces de l’ordre par le biais de leur militarisation aux États-Unis. Conservateur revendiqué, il n’en demeure pas moins très critique à l’égard de l’arbitrage entre sécurité et liberté et rappelle combien l’on ne saurait sacrifier la seconde à la première. Entretien réalisé, à distance, par Marion Beauvalet et traduit par Rémy Choury.


Le Vent Se Lève – Pouvez-vous au préalable présenter le think tank dont vous faites partie : est-il affilié aux démocrates ou aux républicains ? Plus largement, auprès de qui bénéficie-t-il d’une audience aujourd’hui ? Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux questions de militarisation et de police ?

Arthur Rizer – Nous ne nous alignons absolument pas sur un parti ou un autre. Néanmoins, nous nous situons au centre-droit de l’échiquier, à l’échelle duquel nous portons les idées de la droite conservatrice. Cette dernière recouvre plusieurs significations selon l’endroit où vous êtes dans le monde.

Pour simplifier, pour ce qui est des États-Unis, mon idéal est de croire en des questions comme la gouvernance limitée, la responsabilité fiscale, l’utilisation intelligente de l’argent des contribuables, etc. Ce sont, selon moi, des valeurs qui transcendent l’échiquier. Avant, j’étais professeur dans une université. J’aimais enseigner, j’enseigne toujours, mais je voulais vraiment mener des actions qui avaient la capacité de changer les choses par l’intermédiaire de personnes réelles et me détacher des seuls bancs universitaires parfois déconnectés. Je me suis donc consacré à un travail plus politique.

J’enseigne toujours dans l’université George Mason et je donne aussi des cours à l’université de Londres. À Oxford, j’étudie les questions liées au maintien de l’ordre, à la violence policière et à la militarisation de la police. Mon intérêt pour la police et sa militarisation réside dans le fait que j’étais soldat et j’ai combattu en Irak. Quand je suis revenu d’Irak en 2005, j’ai atterri à l’aéroport de Minneapolis. Le hasard a fait que j’ai vu un policier qui se tenait là avec un fusil M4. Il s’agit justement  du modèle de fusil que j’avais en Irak. Je me suis demandé dans quelle situation il pouvait avoir besoin d’une telle arme, quel était l’intérêt d’avoir cela pour patrouiller dans les rues aux États-Unis. Je précise qu’il ne s’agissait pas d’un officier du SWAT (Special Weapons And Tactics) ou d’un policier qui recherche des terroristes.

J’ai écrit un article dans The Atlantic en 2008 qui parlait de la façon dont nous brouillons les frontières entre la police et l’armée. Je suis allé dans plusieurs pays en Europe, au sein desquels j’ai parfois élu domicile : je note qu’il y a une différence historique entre la police et l’armée en Europe. Aux États-Unis, nous sommes censés avoir une démarcation très claire entre les deux.

LVSL – Qui parle aujourd’hui aux États-Unis de ces sujets ? En quoi considérez-vous votre voix comme singulière ? Quelles sont les lignes structurantes du débat et les positions des différents acteurs ?

A. R. – La singularité de mon propos réside essentiellement dans le fait que j’ai été soldat. J’ai combattu, été sur le terrain, j’étais un officier de police civile et j’ai également été officier de police dans l’armée. J’ai aussi étudié la police d’un point de vue académique et j’enseigne à l’UCL un cours appelé « Éthique de la police ». Cela me mène à penser que j’ai une vue d’ensemble sur la question… Enfin, j’ai interrogé un grand nombre de policiers dans le cadre de mes travaux à Oxford. Je suis allé à Los Angeles, à Miami ou à Montgomery en Alabama. J’ai passé près de 320 heures avec ces officiers à les interroger et à leur parler.

Aux États-Unis, comme je l’ai mentionné, nous ne sommes ni républicains ni démocrates, mais nous sommes censés croire en un gouvernement limité, un gouvernement qui est contrôlé par des civils, mais la police est la chose la plus puissante et la plus réelle que le gouvernement puisse vous faire éprouver.

C’est pourquoi mon opinion a toujours été que si vous voulez dire que vous êtes un conservateur ou de droite, vous devez vraiment estimer que les civils doivent contrôler la police et que, dans le même temps, la police doit servir le peuple. Si vous ne le faites pas, vous n’êtes pas vraiment un conservateur.

LVSL – Qu’entendez-vous par « les civils doivent contrôler la police » ?

Capture d'écran d'un tweet d'Obama dont le matériau est une interview de Rizer
Barack Obama, mentionnant les analyses d’Arthur Rizer.

A. R. – Ce que je veux dire c’est que, dans ce pays, pour être une société libre, les gens qui sont élus devraient être ceux qui décident de la façon dont nous allons être gouvernés. Pensez à l’affaire George Floyd. Ce policier agissait en dehors de la politique ainsi que de ses prérogatives. Il n’avait pas le droit de faire cela. Nous sommes dans une situation où, heureusement, il a été poursuivi, mais il y a une centaine d’autres cas où l’agent de police ne le sera pas ou ne l’a pas été. Il en est ainsi dans ce système. Les gens votent et les personnes qui sont élues doivent décider de l’apparence et du comportement des forces de police.

Trop souvent dans ce pays, à cause des syndicats de police et d’autres éléments qu’il conviendrait également d’appréhender, la police semble agir de façon presque indépendante et sans beaucoup de déférence envers ses maîtres civils élus, et je pense que cela a causé beaucoup de problèmes.

LVSL – Pourriez-vous décrire les différentes étapes qui ont conduit à la militarisation de la police ?

A. R. – C’est un problème de longue date aux États-Unis et vous pouvez remonter jusqu’à la prohibition. À un moment donné, dans ce pays, l’alcool était illégal. Nous avons eu plusieurs années où l’alcool n’était pas servi. Nous avons donc eu la mafia et le crime organisé qui se sont développés pour vendre de l’alcool, faire de l’argent, et la possession d’armes s’en est trouvée changée.

C’est là que la militarisation a débuté : vous pouvez regarder n’importe quel film américain des années 1920, vous voyez le « méchant » avec un pistolet automatique, tandis que le policier a un petit groupe de six tireurs. Je remonte à cette période, mais la militarisation est devenue réelle lorsqu’une vraie guerre contre la drogue a été enclenchée.

Nous combattions des cartels qui avaient des armes de qualité militaire. Nous voulions riposter, mais les services de police ont appris qu’ils pouvaient obtenir plus d’argent et de ressources s’ils ressemblaient davantage à des officiers militaires et s’ils agissaient dans le cadre de ces groupes de travail. Il faut ajouter à cela la guerre contre la terreur et le terrorisme.

Après le 11 septembre, nous avons constaté une augmentation très importante des types d’équipements dont dispose la police dans ce pays. Il y a également eu cet événement appelé le North Hollywood shootout, une fusillade qui sert de sujet au film Heat. Lorsque cet incident a eu lieu en 1994, les braqueurs de banque avaient des fusils mais les policiers ne disposaient que de gilets pare-balles.

Cela a provoqué un nouveau pic dans l’appel à donner à la police des armes plus importantes. À cela s’ajoute le programme appelé 1033 qui a permis de transférer beaucoup d’équipements de l’armée vers la police. Ce que je décris ici constitue un moment crucial. Vous aviez ce graphique qui montre qu’à chaque étape nous avons eu de plus en plus de soldats dans les forces de police. Il est extrêmement important de s’en souvenir car la mission de la police dans le monde entier est de protéger et de servir.

« Pour la Patrie, ils veillent », voilà la devise de la police française. Il s’agit précisément de protection ! Pour le soldat, la devise de l’armée américaine est : « Je suis prêt à engager l’ennemi dans un combat rapproché et à le détruire ». Ce n’est pas ce que les policiers devraient faire. C’est pourquoi c’est si dangereux. C’est un peu comme cela que nous avons militarisé les États-Unis. Une grande partie de tout cela est également lié à des enjeux budgétaires.

Beaucoup de services de police ont pu obtenir plus d’argent pour leur département en faisant ce type de travail. En Amérique, la criminalité est en fait au plus bas. New York est l’une des villes les plus sûres au monde. Per capita, il y a moins de crimes violents à New York que presque partout ailleurs. Elle n’est pas si éloignée de Tokyo et de villes comme celle-là. La criminalité était très élevée dans les années 1980, et elle a diminué depuis. Cependant, le recours au SWAT a augmenté de 1400 % entre les années 1980 et aujourd’hui.

Les services de police ont expliqué qu’ils avaient besoin de matériel supplémentaire et ont débloqué des crédits en plus. C’est l’utilisation de ces derniers qui a posé problème quant à l’équipement.

LVSL – En plus de faire partie d’un think tank, vous avez également travaillé les questions de militarisation et de sécurité à Oxford et à l’UCL. Quel est l’état de la recherche sur ces sujets à l’heure actuelle ? Quelles grilles de lecture dominent dans le champ universitaire ?

A. R. – C’est le problème auquel nous sommes confrontés dans le domaine du maintien de l’ordre, je pense. La plupart des recherches portent sur des questions qui, à mon avis, ne changeront rien. La plupart des recherches sur la police portent sur les nouveaux agents de police et leur formation et sur les chefs de police. Mais il y a très peu de recherche sur ce qui se passe au sein des services de police. Afin de changer réellement la culture policière – ce que nous devrions faire – nous ne pouvons pas simplement changer de direction, nous ne pouvons pas simplement engager plus de policiers. Nous devons changer la façon dont les policiers envisagent leur rôle, mais nous ne comprenons pas vraiment bien comment ils le perçoivent.

La plupart des recherches dans ce domaine portent spécifiquement sur des chiffres comme « à quelle fréquence la police commet-elle des actes de violence ». C’est important. Cependant, les lacunes de la recherche concernent spécifiquement la compréhension de la culture policière et la tentative faite pour comprendre comment les cadres moyens de la police, comme le sergent, pensent leur rôle et comment nous pouvons les amener à penser différemment.

Mes recherches portent précisément sur ce sujet, à travers l’étude des agents de formation sur le terrain (FTO) : ce sont les formateurs directs des nouveaux agents. Toutes les recherches sur les FTO portent sur le programme de formation, et non sur les pratiques et ressentis réels des FTO. Or, là réside tout l’intérêt : mes recherches portent alors sur ces dernières questions et cherchent à identifier concrètement ce qu’il se joue dans la tête des forces de police.

LVSL – Comment les médias traitent la question de la police ? Est-ce que cela a changé à l’aube des mouvements Black Lives Matter ?

A. R. – C’est une excellente question. Dans l’histoire du journalisme, le maintien de l’ordre a toujours été un moyen de vendre des journaux. L’adage dit que « si le sang coule, le sujet sera plus porteur ». Montrer de la violence permet de vendre des journaux. C’est un domaine très médiatisé parce qu’il permet d’obtenir facilement des clics. En même temps, chaque fois que j’ai lu quelque chose sur le maintien de l’ordre sur des sujets que je maitrisais, c’était faux.

Des erreurs, parfois importantes, parfois minimes, mais des erreurs, toujours et encore. Je pense que les médias ont causé un préjudice considérable en faisant du sensationnalisme sur la police. Je voudrais m’étendre un peu sur le mot « médias ». Quand je pense à ce mot, je ne pense pas seulement aux nouvelles du journalisme. Il faut également penser aux émissions, aux films.

Dans ces derniers, je suis prêt à parier que vous avez des références dans lesquelles les policiers font des choses qui sont probablement répréhensibles. Mais ils peuvent le faire et agissent ainsi car ils ont le beau rôle, et cela ne choque pas le spectateur. Aux Etats-Unis, et je sais que c’est aussi le cas en France, dans les services de police, il y a les affaires internes. Ce sont les agents de police qui contrôlent les autres agents de police. Si vous pensez à tous les films ou émissions de télévision américains où il y a des agents des affaires intérieures, ce sont toujours eux les méchants. Ce sont toujours eux qui essaient d’empêcher la justice de se faire, qui empêchent les policiers de faire leur travail correctement.

Nous avons fait du sensationnalisme avec l’idée qu’un policier peut faire du mal s’il pourchasse un « méchant ».

C’est un problème majeur. Je vais à nouveau m’intéresser à la culture populaire : si vous regardez le film Training Day, Denzel Washington incarne un policier sans foi ni loi. Pourtant, c’est lui qui retient la sympathie du spectateur. Nous voyons en fait des policiers qui agissent en dehors de l’éthique et qui sont rendus sensationnels. On fait du sensationnalisme avec l’idée qu’un policier peut faire du mal s’il pourchasse un « méchant ».

Nous regardons parfois ces émissions en direct où nous voyons des policiers être agressifs envers la population. C’est scandaleux. Je pense que le journalisme a alimenté tout cela parce qu’il a fait du sensationnel dans la violence et a donné l’impression que le mauvais travail de la police était « amusant ».

Concernant les Black Lives Matter, les blancs n’ont pas la même interaction avec la police que les autres personnes. Tant que nous n’aurons pas compris cela, nous aurons toujours des problèmes. Je vais prendre mon exemple : mes enfants sont noirs, mon ex-femme est noire, et la façon dont ils voient le monde est différente de la mienne. Si je ne comprends pas cela, je vais être un mauvais père, assorti d’un mauvais citoyen. Si je ne suis pas en accord avec tout, j’ai néanmoins conscience de la grandeur de ce mouvement. Je pense que ceux qui y prennent part mettent en lumière de vrais sujets, notamment cette égalité prétendue, parce que si c’était le cas, les choses ne seraient pas ce qu’elles sont.

Quand un policier vous pousse contre le mur et vous donne un coup de poing derrière la tête, cela n’est pas enregistré.

Regardez la façon dont nous rendons compte des violences policières. Beaucoup de médias relativisent le sujet en assénant qu’il y a autant de fusillades pour les blancs que pour les noirs, et d’une certaine manière, ils agissent comme si cela prouvait qu’il n’y a pas de problème. Cela ne prend en compte que les fusillades qui sont enregistrées. Quand un policier vous pousse contre le mur et vous donne un coup de poing derrière la tête, cela n’est pas enregistré, et je vous garantis que cela arrive bien plus souvent aux pauvres, aux noirs, pas seulement aux États-Unis mais partout dans le monde. Nous devons regarder cette réalité en face et la reconnaître.

Aujourd’hui, je pense que beaucoup de blancs dans le monde sont paralysés. Il faut s’affirmer sur cette question et dire « le droit c’est le droit ». Ce n’est pas une question de droite, ni de gauche, ni démocrate, ni républicaine, c’est une question de justice.

LVSL – La militarisation permet de passer du paradigme d’un maintien de l’ordre, de la tranquillité publique à une opposition entre l’ami et l’ennemi, ce dernier étant donc, de fait, une menace à éliminer. Quelle est la doctrine à l’oeuvre ? Y’a-t-il une idéologie derrière cela ? Pensez-vous que cela puisse mener à une forme de guerre civile, qui sont des choses très présentes dans l’imaginaire américain ?

A. R. – La guerre civile est certainement présente dans l’imaginaire américain, et nous avons tant de séries télévisées et de films sur la guerre civile. C’est une question très pertinente, qui me ramène à certaines des choses que j’ai dites plus tôt. J’ai écrit un article qui traite spécifiquement des « raisons pour lesquelles les équipements militaires sont mauvais pour le maintien de l’ordre ». L’article défend l’existence de la police. Il dit que les policiers doivent être protégés et qu’ils doivent avoir les outils dont ils ont besoin, mais ces outils sont mauvais pour le maintien de l’ordre.

Cependant, ce que je fais vraiment dans cet article, si vous regardez les mentalités, c’est que la mentalité de la police est censée être « protéger et servir ». La police est censée protéger les gens, indépendamment de ce qu’ils ont pu faire, même quand il peut s’agir d’un crime ou d’une infraction grave. En revanche, quand j’étais soldat en Irak, mon travail consistait à tuer certaines personnes. C’est le rôle du soldat. Cela peut choquer, mais c’est comme ça depuis que les civilisations ont organisé les armées.

En brouillant les frontières entre la police et l’armée, vous causez vraiment d’énormes problèmes dans un pays. Si vous formez un policier comme un soldat, que vous l’équipez comme un soldat, et que vous lui dites ensuite que sa mission est essentiellement militaire, pourquoi être surpris qu’il agisse comme un soldat ?

Regardez ce qu’ils ont fait à Buffalo quand ils ont poussé cet homme au sol et qu’ils sont passés devant lui sans s’en soucier. De toutes vos questions, c’est la plus importante pour moi. C’est dans la mentalité des policiers que se trouve le véritable danger.

Est-ce que je pense que la militarisation peut conduire à une guerre civile ? Non. Beaucoup de gens sont très frustrés par le système américain, parce qu’il est si lent et qu’il semble mis sur écoute par tant de choses différentes, mais c’est fait exprès. Notre système a été conçu pour être lent et très monotone. Franchement, à quoi pourrait ressembler une guerre civile ? Cependant, cela pourrait-il conduire à plus de troubles civils, plus de gens dans les rues et plus d’émeutes ?

Si vous formez un policier comme un soldat, que vous l’équipez comme un soldat, que vous lui dites ensuite que sa mission est essentiellement militaire, pourquoi sommes-nous surpris qu’il commence à agir comme un soldat ?

Nous n’en avons cependant pas fini avec cette question. Est-ce que je pense que nous risquons la guerre civile ? Non. L’Amérique est très douée pour trouver le prochain bouc émissaire. Après le 11 septembre 2001, c’était le fondamentaliste musulman. Puis quand Donald Trump a été élu, il s’agissait des migrants à la frontière. Nous sommes vraiment bons pour cela : nous trouvons toujours la prochaine personne sur laquelle nous allons mettre notre haine.

Donc pour l’instant, c’est eux qui concentrent les critiques, mais il s’agit d’eux avant la désignation d’un autre bouc émissaire. Il y aura d’autres menaces qui vont surgir et auxquelles les gens vont donner la priorité. Pour citer Benjamin Franklin, « ceux qui sont prêts à renoncer à la liberté pour la sécurité ne méritent ni l’un ni l’autre ». C’est à cela que nous sommes confrontés dans ce pays.

Il y a des gens qui disent que nous avons besoin de la police, et que nous avons besoin qu’elle soit militarisée pour la sécurité. Et ce que je réponds c’est que si vous êtes prêt à abandonner votre liberté pour cette sécurité, vous ne méritez ni l’un ni l’autre. Dans l’histoire, cela a toujours été le cas. Est-ce que je pense que nous allons avoir un dictateur en Amérique ? Non. Mais je pense que nous allons lentement nous frayer un chemin vers la perte de la protection de notre Constitution.

LVSL – Pensez-vous que la situation actuelle, et plus largement les situations dites de « crise », peuvent constituer des temps où les citoyens sont enclins à tolérer davantage de surveillance ou qu’il s’agit d’un moment où des évolutions plus profondes dans le rapport à la surveillance prennent forme ? Comment arbitrer entre liberté et sécurité ?

A. R. – Je pense que nous l’avons montré dans notre histoire. Dans la période qui suit le 11 septembre, personne n’a remis en question les lois relatives à la surveillance et à la sécurité et à l’espionnage des Américains, personne n’a rien dit à ce sujet. Quand nous sommes allés en Afghanistan, personne n’a rien dit à ce sujet, je veux dire que vous êtes venus avec nous. Il faut du temps pour que ces choses se rattrapent, mais ce que je crains, c’est que chaque fois que vous avez ce genre de montagnes russes, vous vous retrouvez toujours dans le pire des cas. Si votre liberté est ici, et qu’ensuite il y a le 11 septembre et que les choses s’effondrent, vous ne revenez jamais au point de départ.

Dans la période qui suit le 11 septembre, personne n’a remis en question les lois relatives à la surveillance et à la sécurité et à l’espionnage des Américains, personne n’a rien dit à ce sujet.

En plaçant votre liberté à un certain niveau puis que vous viviez le 11 septembre, les choses s’écroulent, et vous ne revenez jamais au niveau de liberté initiale. Cette dernière se trouve rognée. Il en va de même pour les questions de militarisation.

Finalement, nous arrivons à un point où cela devient la norme. Je pense que c’est effrayant, et qu’en tant que peuple libre, nous devrions agir. Regardez toutes les caméras en Europe, en France, en Angleterre. Les gens n’auraient pas toléré cela il y a 40 ans. Mais aujourd’hui, c’est un peu normal : vous êtes dehors, vous êtes devant la caméra. Je ne dis pas que c’est une mauvaise chose, peut-être juste que nous ne devrions pas être aussi disposés à être d’accord avec cela.

Pour aller plus loin, références :

https://www.theatlantic.com/national/archive/2011/11/how-the-war-on-terror-has-militarized-the-police/248047/

https://www.vox.com/policy-and-politics/2020/7/7/21293259/police-racism-violence-ideology-george-floyd

https://www.youtube.com/watch?v=KOAOVbyfjA0&t=415s

Interview with Arthur Rizer : “Blurring the line between police and army in the mentality of police officers is where true danger is”

Screenshot from The Square One Project
https://www.youtube.com/watch?time_continue=7&v=8UaWaERR6yM&feature=emb_logo

Arthur Rizer is a member of the R Street Institute and a former professor at Columbia, among others. His contributions are unique in the academic landscape of policing. One of his main theses is the redefinition of the habitus of law enforcement through its militarization in the United States. The interview was conducted on Skype by Marion Beauvalet and translated by Rémy Choury.


Le Vent Se Lève – Can you first introduce the think tank you are part of ? Is it affiliated with the Democrats or the Republicans? More broadly, who does it have an audience with today ? How did you come to be interested in issues of militarization and policing?

 Arthur Rizer – We are not part of a party, we are non-partisan in the sense that we absolutely do not align with one party or another. We are on the center-right and that means that we try to represent ideas from the right, conservative ideas, and I know that means different things depending on where you are at.

But in essence a conservative ideal in the United States is believing in issues like limited governance, fiscal responsibility, being smart with taxpayers’ money etc. So, we are not affiliated with any particular party. I was introduced to this job. I was a professor at a university, I liked teaching, I still teach at a university, but I really wanted to do things that had the ability to change things through real people and not just some students in the clouds. I went over to policy work instead.

I still teach at a university called George Mason and I lecture at the University of London. I do study at Oxford related specifically to policing, police violence, and police militarization. So how did I become interested in issues related to policing and militarization? I was a soldier and I fought in Iraq. When I got back from Iraq in 2005 I was in the Minneapolis airport, which is a coincidence, and I saw a police officer who was standing there with a M4 Rifle, which is the exact same rifle that I carried when I was in Iraq, and it made me think : “Wow why does he know that? In what situation is this police officer going to need an assault rifle to patrol streets in America?” And this was not a SWAT officers or some intense team of police officers that kick in door and look for terrorist.

This was a regular police officer so that got le started and I wrote an article in the Atlantic in 2008 that basically talked about how we were blurring the lines between police and military. I have been to Europe, I have lived in many European countries, and there is a difference history with police and the military in Europe. In the United States, we are supposed to have a very very clear line between the two.

LVSL – Who is speaking in the United States today about these subjects ? What is so special about your voice ? What are the structuring lines of the debate and the positions of the different actors ? Could you describe the different stages that led to the militarization of the police and its own redefinition ?

AR –  What I think is unique about my voice is that I was a soldier. I was a combat soldier, I was a civil police officer, and I was a police officer in the military as well. I’ve also studied policing from an academic sense and I teach at UCL a class called ‘police ethics’ so I think I have a view of this all the way across, and I even was arrested as a teenager by a police officer.

In consequence, I think I have a good view of how things are supposed to look like. In the United States as I mention, we are not republican or democrats, but we are supposed to believe in limited government, a government that is controlled by civilians, but the police are the most powerful and the most real thing the government can do to you.

This is why my opinion has always been that if you want to say that you are a conservative or on the right, you should really believe that civilians should control the police, and the police should serve the people. And if you do not, you are not really a conservative.

We are supposed to be better than that. I think I have the experience and I have written a lot about it. The most important for your reader is that I have been doing a research through Oxford where I’ve been sitting and interviewing police officers throughout the country. I have been to Los Angeles, Miami, or Montgomery in Alabama. I spent nearly 320 hours with those officers interviewing them and talking to them.

LVSL – What do you mean by “civilians should control police” ? Because in France this is a really abstract notion and we do not really think like this.

AR – What I mean is that in this country, to be a free society, the people who are elected should be the ones that are making the decisions about how we are going to be governed. Think about the George Floyd case. That police officer was acting outside the policy.

There was not a single book that said he was allowed to do that ; he wasn’t allowed to do that. We have a situation where luckily he was prosecuted, but there are a hundred of other cases where the police officer won’t be or hasn’t been. This is our system. People vote and the individuals that are elected should be deciding how the police force looks and how the police force acts.

Too many time in this country, because of police union and other elements we could look into, the police seems to act almost independently and without a lot of deference to their elected civilian masters, and I think that caused a lot of problem.

LVSL – To go back to the video that was made by Vox on your work, could you describe the difference stages that led to the militarization of the police and it own re-definion?

AR – This has been a long-time issue in the United States and you can go back all the way to prohibition. At one point in this country, alcohol was illegal. We had several years where alcohol was not served. So we had the mafia and organized crime that developed in order to sold alcohol and made money, and that was the first time that we saw that the bad guys had bigger guns that the good guys.

Capture d'écran d'un tweet d'Obama dont le matériau est une interview de RizerYou kind of see militarization start there : you can look at any American movie that are showing the 1920s, you see the bad guy with an automatic gun and the cop has a little 6 shooters. You can start there, but what I think really exploded militarization of the police is the war on drug. We were fighting cartels that had military grade weapons. We wanted to fight back, but police department learnt that they were able to get more money and acquire more resources if they looked more like military officers and acted on these task forces. You also had the war on terror and terrorism.

After 9/11, we saw a very significant increase in the types of equipment that the police have in this country. There was also this one event called the North Hollywood shoutout which was a gunfight you see in the movie “Heat”. It is an American Movie about this incident. When it happened in 1994, the “bad guys”, the bank robbers, had rifles, and the police officers could not act or even defend themselves.

That cause another spike in the call to give police bigger guns. There is also this program called 1033 which allowed for a lot of equipment from the military to be moved over to police department, that played a big part too. You had this graph that shows that at every step of the way, we got more and more soldier in the police force. This is extremely important to remember because the mission of the police all around the world is to protect and serve.

Police in Ferguson
http://puregarlic.blogspot.com/2014_08_24_archive.html

The motto of the French police is “pour la patrie ils veillent”. It is all about protection ! You know what the motto of the soldier is ? The motto, the creed of the US army is : “I stand ready to engage the enemy in close combat and destroy them”. That is not what police officers should be doing. That is why this is so dangerous and kind of how we have militarized in the United States. A lot of it also comes down to money.

A lot of police department were able to acquire more money for their department by doing this type of work. Here is a statistic that will blow your mind: do you know what SWAT means? We see the movies with the police officers in black, throwing grenade, those are the SWAT. In France, this is the BRI (Brigade de Recherche et d’intervention).

Here is the thing: in America, crime is actually at an all-time low.  New York is one of the safest cities in the world. Per capita, there is less violent crime in New York that almost anywhere else. It is not that far off from Tokyo and cities like that. Crime was really high in the 1980s, and crime has gone down since. But the use of SWAT from the 1980s to today has gone up by 1400%. This is partially because police departments were able to say that we need these things and get money for their department in order to do it. But once they had it, they had to use it, and that is where we got to these problems.

LVSL – How can this be changed and on what scale because the United States is federal?

AR – I think what you are asking is whether we should we be looking for a reform at a Federal level or at a State level. The federal government can only do so much. Imagine going to the White House today to talk about this. The federal government can do some things, they can prevent grants from going to organizations unless they do a better job, they can eliminate the 1033 program, but there is a report from the NY University that basically says that we don’t really use the 1033 program anymore. This is really has to be done at a state level, the states and the cities have to be on board with the reform.

LVSL – You are not only part of a think tank, you have also worked on militarization and security issues at Oxford and UCL. What is the state of research on these subjects at the moment ? Which reading grids dominate in the academic field?

AR – This is kind of the problem I think we are facing in policing. Most of the research is on issue that I do not think will actually change anything. Most of the research on policing is on new police officers and their training, and on police chiefs. But there is very little research done on what is happening within police department. In order to actually change police culture, which is what we need to do, we can’t just change leadership, we can’t just hire more cops. We need to change the way police officers think about their role, but we do not do a really good job at understanding how they view their role.

Most of the research in the field specifically surrounds number like “how many times are police violent”, which are things that we need to know. But the holes in research are specifically on understanding police culture and trying to understand how that mid-level management of policing, like the sergeant : how do they think about their role and how can we get them to think differently.

My research at Oxford is about this subject. It is on field training officers (FTOs): the officers that train new officers in the field. All the research about FTOs are about the training program, but there is nothing out there except for I think my research that look at what does the FTOs actually think and what are the field training officers actually thinking about these issues.

LVSL – How does the media treat the issue of the police? Has this changed with the dawn of the Black Lives Matter movements?

AR – That’s a great question. In the history of journalism, policing has always been a way to sell newspaper. There is an old phrase in English which states: “If it bleeds, it leads”. What it meant is that if there is violence involved, then will be selling newspapers. It is a heavily reported area because it sells news, it gets clicks. At the same time, every single time I have ever read something on policing that I had personal knowledge about, it was wrong.

Sometimes big, sometimes little, but it was always off a little bit. I think the media has done an enormous disservice to this issue by sensationalizing police. I want to expand on the word media a bit. When I think about the word media, I do not think only about news in journalism, I think about everything. I want you to personally think about what your favorite police show is ?

We have sensationalized bad cops and this idea that a police officer can hurt if you are a bad guy.

Then think about how those cops act in those police shows. I bet you they are doing thing that are probably wrong. But because they are the good guys, we are okay with this. In America, and I know it is the case as well in France, in police departments there are internal affairs. It is the police officers that police other police officers. If you think about every single American movie or TV show where there is an internal affairs officers, they are always the bad guy.

They are always the guys who are trying to prevent justice from taking place, who are preventing the cops in doing the right job. That is a major problem. I went back and look back at some of my movies. If you look at the movie Training Day with Denzel Washington, he is a terrible police officer, but they make him look kind of like a good guy at the same time. That is a problem. We have sensationalized bad cops and this idea that a police officer can hurt if you are a bad guy.

We watch these shows like Cops and these live TV shows where we’re seeing cops being aggressive to people, and for some reason we’re okay with that? That is outrageous to me. I think that journalism has fed into this because they have sensationalized violence and has made bad policing look “fun”.

You asked me a question about Black Lives Matter. Folks like you and me, white folks, do not have the same interaction with police as other people do. Until we come to grip with that, we are always gonna have problems. My children are black, my ex-wife is black, and the way they see the world is different than me. If I do not understand that, I am going to be a terrible father and I’m not gonna be a very good citizen.

I have problems with the organization itself of Black Lives Matter which I think goes a bit too far sometimes, but the movement is great. Regardless, I do think they shed light by saying “stop pretending that everything is equal”, because if everything was equal, of course things would be different, but they’re not.

Look at just the way we report on police violence. A lot of medias use sentences like “there is just as many shootings for white people as black people”, and somehow, they act like that proves that there is not a problem. That is only taking into accounts shootings, which are recorded.

When a police officer shoves you against the wall and punches you in the back of the head, that’s not reported, and I guarantee you that happens way more to poor people, to black people, and to brown people, not just in the US but everywhere in the world. We need to look at that reality in the face and acknowledge it. I know this is going to be an extreme example but let us go back to World War Two.

Today, I think a lot of white people in the world are paralyzed. We need to lock arms on this issue and say “right is right”. It is not a Right issue, not a Left issue, not a Democrat issue, not a Republican issue, it’s a right and wrong issue, and we need to do something about it.

LVSL – Militarization makes it possible to move to  maintaining order and public tranquillity to an opposition between friend and foe, the latter being in fact a threat to be eliminated. what is the doctrine at work? Is there an ideology behind it ? Do you think that militarization can lead to a civil war, which is very present in the American imaginary ? 

AR – Civil war certainly is present in the American imaginary, and we have so many TV shows and movies about the civil war. This is a very smart question, it takes me back to some of the things I said earlier. If you google my name, there is an article that I wrote that specifically looks at “why military equipment is bad for policing”. The article is basically pro-police, and I wrote it like this on purpose because I want cops to like my article. It says that cops need to be protected, cops need to have the tools they need, but these tools are bad for policing.

However, what I’m really doing in this article if you look at mentalities, is that the police mentality is supposed to be “protect and serve”. The police are supposed to protect the bad guys as well as the good guys. A cop is absolutely supposed to protect bad people. When I was a soldier in Iraq, my job was to kill the bad guys, and try not to kill the good guys. That is the soldier’s role. You may not like it but that is the way it has been since civilizations organized militaries.

By blurring the lines between police and military together, you are really causing tremendous problems in this country. If you train a police officer like a soldier, you equip a police officer like a soldier, and then you tell them that their mission is basically soldiering, why are we surprised that they start to act like soldiers ?

Look at what they did at Buffalo’s when they pushed that man on the floor and then walked straight past him and did not give a damn about it (image/lien possible). Out of all your questions, that to me is the most important one. Blurring the line in the mentality of police officers is where true danger is.

Do I think militarization can lead to a civil war? No. A lot of people are very frustrated about the American system, because it is so slow and it seems bugged down by so many different things, but that’s done on purpose. Our system was designed to be slow and very monotonous. Quite frankly, what civil war could this possibly look like? However, could this lead to more civil unrest, more people in the streets and more riots?

Absolutely, we are not done with this issue. Do I think we are gonna have civil war, armed conflict in our streets? No. America is very good at finding the next boogie man. After 9/11 it was the Muslim fundamentalist. And then when Trump got elected it was migrants at the border. We are really good at this, we always find the next person that we’re gonna put our hate on, and then we focus on hating that person.

So right now, this is important but ultimately this will pass. This is why it is so important that we talk about it right now: because this will pass. There is going to be other threats that are gonna come up that people are going to prioritize. To quote Benjamin Franklin, “those who are willing to give up freedom for security deserve neither”.

If your freedom is at a certain point, and you experience 9/11, things go down and you never come back to the original level of freedom, you come back at a lower point.

That is what we are facing in the country. There are people who are saying “we need the police, and we need the police to be militarized for security”, and what I’m saying is that if you’re willing to give up your freedom for that security, you don’t deserve either one of them. In the history of the world that has always happened. Do I think we are going to have a dictator in America? No. But I think we will slowly creep our way into losing our constitution protection.

LVSL – Do you think that the current situation, and more broadly so-called “crisis” situations, may be times when citizens are inclined to tolerate more surveillance, or that this is a time when deeper changes in the relationship to surveillance are taking shape? How to arbitrate between freedom and security?

AR – I think we have actually shown this in our history. If you look at right after 9/11, nobody questioned laws that were related to surveillance and security and spying on American people, nobody said anything about it. When we went to Afghanistan, nobody said anything about it, I mean you guys came with us. It takes time for these things to catch up, but what I fear is that every single time that you have this kind of rollercoaster, you always end up in a worst spot. If you’re freedom is here, and then you have 9/11 and things come down, you never come back to here, you come back to an other point which is on a higher level.

If your freedom is at a certain point, and you experience 9/11, things go down and you never come back to the original level of freedom, you come back at a lower point. The same happens with militarization issues. Eventually we come to a point where this is the norm. I think that is scary, and I think as a free people we should do something about it. Look at all the cameras in Europe, in France, in England. People would not have tolerated that 40 years ago. But today it is kind of normal: you are outside, you are on camera. I am not saying it is a bad thing, maybe just we shouldn’t be so willing to be okay with it.

To go further, references :

https://www.theatlantic.com/national/archive/2011/11/how-the-war-on-terror-has-militarized-the-police/248047/

https://www.vox.com/policy-and-politics/2020/7/7/21293259/police-racism-violence-ideology-george-floyd

https://www.youtube.com/watch?v=KOAOVbyfjA0&t=415s

USA : les émeutes feront-elles avancer le combat antiraciste ?

Incendie d’un commissariat de Minneapolis suite à la mort de George Floyd. © Hungryogrephotos

L’émeute est une réponse rationnelle à la pauvreté écrasante et à l’oppression. Et bien que ce ne soit pas toujours le cas, des recherches montrent que les émeutes peuvent effectivement permettre des conquêtes sur le plan social. Donnant de la visibilité à des causes minoritaires, elles leur ouvrent la voie vers la conquête de l’hégémonie. Article de notre partenaire américain Jacobin traduit par Myriam Nicolas et édité par William Bouchardon.


Les progressistes américains ont une relation particulièrement contradictoire avec les manifestations anti-raciste. D’une part, les progressistes de gauche s’imaginent être les meilleurs amis de la cause de la lutte contre les discriminations. D’autre part, ils ont cependant pris leurs distances avec le militantisme anti-raciste, au moins depuis les années 1930, convaincus qu’il ne mènerait qu’à un renforcement de l’influence des réactionnaires. À l’heure où des dizaines de villes à travers les États-Unis sont secouées par des soulèvements massifs, cette incohérence des progressistes américains s’est de nouveau manifestée ouvertement.

Certaines tentatives de maintenir un équilibre entre soutien à la cause et condamnation des émeutes étaient tout bonnement ridicules, comme par exemple l’idée, grotesquement paternaliste, que la destruction de biens matériels était exclusivement le fait « d’anarchistes blancs ». En plus de recycler l’excuse sur laquelle la police se base pour réprimer les manifestations, ce genre d’argument a pour résultat de nier les nombreuses formes de protestation des afro-américains qui ne rentrent pas dans le moule cautionné par la gauche progressiste.

D’autres penseurs ont trouvé des manières plus subtiles d’exprimer leur inconfort vis-à-vis des soulèvements en avançant l’idée que les émeutes, même lorsque celles-ci pouvaient être justifiées sur le fond, ne faisaient que renforcer le camp réactionnaire. Par un alignement des planètes imprévu, les émeutes ont coïncidé avec la sortie d’un article du chercheur en sciences politiques Omar Wasow défendant l’idée selon laquelle les émeutes des années 1960 auraient conduit à l’arrivée de Nixon au pouvoir en effrayant les électeurs blancs.

Sur le fond, l’article de Wasow est un travail rigoureux de sciences sociales, et ses conclusions ne peuvent être validées ou rejetées selon qu’elles arrangent ou non les militants les plus radicaux. Il est en effet tout à fait possible que les soulèvements des années 1960 aient gonflé le soutien à la campagne de Nixon, qui promettait de restaurer « la loi et l’ordre ».

Or, cet article a reçu beaucoup d’attention dernièrement de la part de personnes cherchant à en tirer des conclusions bien au-delà de ses fondations empiriques. Ross Douthat, un chroniqueur conservateur au New York Times qui parvient à parfaitement articuler sa pensée avec les poncifs progressistes, s’en est servi pour avancer que la gauche progressiste a « une responsabilité particulière d’empêcher et de contenir » les émeutes si elle souhaite éviter des conséquences politiques encore plus incertaines. 

Il y a trois semaines encore, les progressistes condamnaient les extrapolations imprudentes de l’administration Trump, mais ils se prêtent désormais au même genre d’exercices en faisant des conséquences contre-productives des émeutes des années 1960 une règle absolue qui disqualifie à jamais l’émeute comme moyen d’action politique. L’idée que les effets d’une émeute différent selon le contexte est d’une complexité qu’ils préfèrent ne pas envisager.

Les résultats des enquêtes d’opinion suggèrent fortement que les émeutes de Ferguson et Baltimore ont contribué au développement d’idées plus progressistes au sujet de la lutte contre les discriminations.

Prenons les premiers soulèvements du mouvement Black Lives Matter (BLM) qui eurent lieu en 2014 et en 2015 à Ferguson, dans l’état du Missouri, et à Baltimore, dans l’état du Maryland. Selon Douthat, ces soulèvements mirent fin à l’enthousiasme des conservateurs en faveur de la réforme du système pénitentiaire (il ne s’agit pas ici d’une réforme précise de l’administration, mais plutôt de l’idée de repenser le système pénitentiaire américain pour le rendre plus humain, N.D.L.R.) et participèrent à l’avènement de Trump. 

Les éléments venant cautionner ce raisonnement sont cependant quasi-absents. De fait, les résultats des enquêtes d’opinion suggèrent fortement que ces épisodes ont contribué au développement d’idées plus progressistes en matière de lutte contre les discriminations. Durant la dernière décennie, le Pew Research Center a demandé aux gens s’ils pensaient que le pays avait suffisamment œuvré en faveur de la lutte anti-raciste, ou s’il fallait en faire plus. Il suffit de consulter les résultats des enquêtes pour que l’impact du mouvement Black Lives Matter apparaisse clairement. 

Enquête du Pew Research Center sur l’opinion des Américains à propos de la lutte contre les discriminations : en rouge, plus d’efforts sont nécessaires pour atteindre cette égalité, en jaune suffisamment d’efforts ont déjà été consentis pour que les afro-américains soient égaux.

Dans l’ensemble de la population américaine, la part d’individus exprimant l’idée que le pays devait encore évoluer pour garantir l’égalité des droits a fortement augmenté durant la période 2014-2015. Certes, l’ampleur de la croissance de ce sentiment est à peine plus faible si l’on prend uniquement en compte la population blanche, mais même les sympathisants du parti républicain ont été très nombreux à reconnaître que la lutte contre les discriminations demandait encore des efforts. Néanmoins, les mêmes enquêtes ont montré que 80% des membres de la police estiment qu’aucun changement supplémentaire n’est nécessaire pour atteindre l’égalité entre citoyens de différentes couleurs. D’autres recherches académiques ont documenté l’impact du mouvement BLM de manière plus rigoureuse et approfondie. 

Dans l’histoire récente des soulèvements populaires, Ferguson et Baltimore ne font pas figure d’exceptions. Les exemples démontrant que des émeutes ont impulsé des changements progressistes ne manquent pas. Par exemple, un article récent a démontré que les émeutes de 1992 en soutien à Rodney King à Los Angeles (afro-américain passé à tabac après une course-poursuite en 1991, N.D.L.R.) ont renforcé la mobilisation des électeurs en faveur du parti démocrate ainsi que le soutien apporté à l’éducation publique. 

En Grande-Bretagne, des émeutes éclatèrent en 1990 lorsque Margaret Thatcher essaya d’imposer un nouvel impôt local incroyablement régressif, la « poll tax » (le montant de cet impôt local était le même pour tout le monde, quelque soit son niveau de richesse, N.D.L.R.). Si la majorité des membres du parti travailliste ont alors condamné les émeutes comme étant le fait d’anarchistes, la campagne de soutien aux personnes condamnées durant les émeutes deviendra finalement une composante importante du mouvement de lutte contre la « poll tax ». Cette mobilisation impulsée par la société – et non par les partis – provoqua une crise au sein du parti conservateur qui conduira finalement à la démission de Margaret Thatcher ainsi qu’à l’abandon de cet impôt. 

Le récit fait par certains progressistes des années 1960, où des électeurs blancs terrorisés auraient voté pour Nixon, est lui aussi plus compliqué qu’il n’y paraît. Tout d’abord, il a été prouvé que le gouvernement a été contraint d’investir plus d’argent public dans les villes défavorisées où les émeutes avaient éclatées. Dans son ouvrage précurseur Black Violence, publié en 1978, James W. Button révèle la manière dont les émeutes forcèrent les responsables politiques à porter davantage d’attention aux effets de leur politique sur les populations urbaines défavorisées, un groupe dont il ne se préoccupaient nullement auparavant. À une époque où de nombreux chercheurs en sciences sociales allaient jusqu’à considérer les mouvements contestataires comme symptômes d’une sorte de psychose de masse, Button montra que les émeutes étaient en fait des réponses rationnelles face à la négligence des gouvernants. 

Des recherches plus récentes ont dévoilé que les émeutes pouvaient conduire ces derniers à augmenter les investissements publics, y compris dans les lieux où le racisme des populations blanches étaient le plus fort. Autrement dit, même si les émeutes ont contribué à orienter l’opinion publique des américains blancs en faveur du conservatisme, elles ont également bénéficié aux quartiers où elles ont eu lieu. 

Si les effets politiques des émeutes sont plus complexes que ce que la morale progressiste suggère, celle-ci se trompe sur un point en particulier : quelles que soient leurs retombées politiques, des émeutes ont en fait lieu assez régulièrement dans les villes américaines. Lorsque des gens se trouvent dépossédés, lorsque leurs vies apparaissent chaque jour comme étant insignifiantes dans des vidéos qui les montrent se faire tuer par des agents de l’État, et lorsque le système politique ignore complètement leur détresse, ces gens-là vont, tôt ou tard, tenter d’imposer leurs problèmes sur le devant de la scène nationale, et ce par n’importe quel moyen. 

Comme l’a déclaré la chanteuse Cardi B dans une vidéo détonnant par son ton direct et son honnêteté : « En voyant des gens piller et s’indigner comme jamais, je me dis “Ces salauds vont enfin nous écouter maintenant.” » Bien que la gauche progressiste américaine ne cesse de rappeler l’importance qu’il y a d’écouter ce que les gens ont à dire dans de tels moments, elle a clairement démontré qu’elle ne souhaitait pas appliquer ce conseil à elle-même.

« Les violences policières n’ont été que le détonateur des soulèvements aux États-Unis » – Entretien avec Alex Vitale

Manifestation contre les violences policières et le racisme devant la Maison Blanche le 3 juin à Washington D.C. © Ted Eytan

Pendant des années, les seules réponses à la brutalité de la police aux États-Unis ont été les caméras-piétons et des formations sur les préjugés pour combattre le racisme. L’embrasement généralisé du pays après le meurtre de George Floyd par un policier de Minneapolis prouve que ces dispositifs sont loin d’être suffisants. Alex Vitale, professeur de sociologie, coordinateur d’un projet articulant police et justice sociale au Brooklyn College et auteur de « The End of Policing » (La Fin du maintien de l’ordre) estime que la seule manière d’avoir une meilleure police est d’en avoir moins. Il prône le « définancement » de la police. Interview par notre partenaire Jacobin, traduite par Romeo Ortega Ramos et éditée par William Bouchardon.


Meagan Day (Jacobin) – On constate le retour des manifestations contre la brutalité policière en ce moment, alors que la pandémie COVID-19 bat son plein (les États-Unis ont enregistré plus de 100.000 décès liés au coronavirus, ndlr) et qu’une grande partie du pays est toujours théoriquement en confinement. C’est très surprenant. Je ne m’attendais même pas à voir des gens manifester massivement contre la gestion inadéquate du coronavirus et encore moins protester contre les violences policières liées au racisme. Comment interpréter tout cela?

Alex Vitale – C’est assez déroutant, oui. Je pensais moi aussi que les impératifs de distanciation sociale réduiraient considérablement les manifestations de rue. Mais nous traversons une période de crise profonde qui va bien au-delà de la police. La crise du coronavirus et la récession économique à venir (à la date du 21 mai, 39 millions d’Américains avaient déjà perdu leur emploi suite aux conséquences de l’épidémie, ndlr) jouent un rôle dans ce à quoi nous assistons. C’est la convergence d’un tas de facteurs différents. La brutalité de la police, phénomène qui n’a jamais été résolu, n’en est que le catalyseur. Cela a déclenché une sorte d’activisme générationnel en réponse à une crise plus profonde, dont la police fait partie et est emblématique.

Jacobin – Je vois tous types de personnes aux manifestations : des noirs précaires ou pauvres, mais aussi des jeunes blancs, dont beaucoup sont probablement issus de la classe moyenne. Cela semble valider ce que vous dites, à savoir que les manifestations sont motivées par une colère à la fois vis-à-vis des violences policières envers les noirs en particulier, et contre une plus grande diversité de phénomènes sociaux.

Alex Vitale – Je pense que nous avons sous les yeux les vestiges d’Occupy Wall Street, de Black Lives Matter et de la campagne Sanders, des mouvements unis par le sentiment que notre système économique ne fonctionne pas. Même les personnes qui n’ont pas personnellement subi de violence policière sentent venir un avenir d’effondrement économique et environnemental. Ils sont donc terrifiés et en colère. Si nous avions une économie en plein essor ou un leadership crédible à Washington, les évènements n’auraient pas eu une telle ampleur. Mais non seulement Trump est à la Maison Blanche, mais en plus personne n’a confiance en Biden pour régler ces problèmes.

Quand on pense aux soulèvements urbains des années 1960, on ne les associe pas uniquement aux méthodes policières. On comprend que les incidents policiers ont été un détonateur mais qu’ils étaient avant tout une réponse à un grave problème d’inégalité « raciale » et économique en Amérique. C’est ainsi que nous devons comprendre ce qui se passe aujourd’hui. La police est le visage de l’incapacité de l’État à subvenir aux besoins fondamentaux des gens et à vouloir masquer cet échec par des solutions qui ne font que nuire davantage.

Jacobin – C’est un peu surprenant mais ces manifestations semblent avoir une intensité supérieure aux précédentes manifestations « Black Lives Matter ». Il se passe la même chose qu’à Ferguson et à Baltimore mais dans des centaines de villes. Comment l’expliquer ?

Alex Vitale – L’une des raisons pour lesquelles ces contestations soient plus intenses aujourd’hui qu’il y a cinq ans, c’est qu’il y a cinq ans, on a dit aux gens : « Ne vous inquiétez pas, nous allons nous en occuper. Nous allons former les policiers à la question des préjugés implicites. Nous allons avoir des réunions de quartier. Nous allons équiper les policiers de caméras-piétons et tout ira mieux. » Et cinq ans plus tard, ce n’est pas mieux qu’avant. Rien n’a changé. Les gens n’écoutent plus ces niaiseries sur les réunions de quartier.

Minneapolis est une ville libérale au meilleur et au pire sens du terme. Il y a cinq ans, ils ont pleinement adhéré à l’idée qu’il suffirait de réunir les gens pour parler ensemble du racisme pour régler les problèmes de leur police. Tout ce genre de tactiques pour rétablir la confiance de la communauté dans la police, ils les ont essayées. Et en même temps, les policiers pouvaient continuer à mener la guerre contre les drogues, une guerre contre les gangs et le crime et criminaliser la pauvreté, les maladies mentales et les sans-abris.

Ce n’est pas juste Minneapolis. On a beaucoup entendu parler de cette idée qu’il fallait emprisonner les flics qui tuent. Mais c’est une stratégie sans issue. Déjà, tout le système juridique est conçu pour protéger la police. Ce n’est pas un accident ou un bug, c’est une caractéristique. Et après, lorsque des policiers sont poursuivis, le système les expulse et dit : « Oh, c’était une brebis galeuse. Nous nous en sommes débarrassés. Vous voyez, le système fonctionne. »

Les gens se rendent donc compte que ce type de réforme procédurale ne changera rien au fonctionnement de la police. Vous voulez des preuves de ce que j’avance ? Nous avons emprisonné un flic qui avait commis des meurtres à Chicago l’année dernière. Et vous ne voyez personne dans les rues de Chicago en ce moment se féliciter de la qualité des services de police.

Jacobin – De plus en plus de gens sont en train de prendre conscience que la police est ce qui nous reste quand nous ne disposons pas d’un État-providence décent. Êtes-vous d’accord que les gens associent de plus en plus leurs sentiments négatifs à l’égard de la police au désir positif d’un programme de réforme économique de grande ampleur ?

Alex Vitale – Absolument. Par exemple, nous avons vu des panneaux dans la rue la semaine dernière où était écrit « Defund the police » (« Ne financez plus la police », ndlr). Ce slogan incarne à merveille cette idée que nous n’allons pas rebâtir la police, mais bien que nous devons plutôt la réduire de toutes les façons possibles et la remplacer par des solutions démocratiques, publiques et non policières. Cette idée s’est construite depuis cinq ans, car plus les gens ont suivi les problèmes dans la police et de criminalisation (de la consommation de drogues par exemple, ndlr), plus ils se rendent compte directement à quel point ces réformes sont inutiles. De plus en plus de gens sont en train de réaliser que la voie à suivre est celle de la réduction de l’appareil policier et de son remplacement par des alternatives financées par l’État.

Par ailleurs, tout effort pour bâtir un mouvement populaire multiracial doit intégrer dans son programme la réduction de la machine carcérale de l’État. L’incarcération et la criminalisation de masse constituent une menace directe pour tous nos projets politiques. Cela fomente la division raciale, sape la solidarité, sème la peur, réduit les ressources à notre disposition, place les militants dans des positions précaires et mettra toujours à mal nos mouvements.

« Tout effort pour bâtir un mouvement populaire multiracial doit intégrer dans son programme la réduction de la machine carcérale de l’État. L’incarcération et la criminalisation de masse constituent une menace directe pour tous nos projets politiques. »

Les réformateurs procéduriers sont enfermés dans une vision mythifiée de la société américaine. Ils croient que l’application professionnelle et neutre de la loi est automatiquement bénéfique pour tout le monde, que l’état de droit nous rend tous libres. C’est une méconnaissance flagrante de la nature des structures juridiques dans lesquelles nous vivons. Ces structures ne profitent pas à tous de la même manière. Il existe un célèbre dicton du XIXe siècle qui parle de « la majestueuse égalité des lois, qui interdit au riche comme au pauvre de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain ». Mais bien sûr, les riches ne font pas de telles choses. Seuls les pauvres le font.

En fin de compte, le maintien de l’ordre consiste à maintenir un système de propriété privée qui permet de poursuivre l’exploitation. C’est un outil pour faciliter les régimes d’exploitation depuis la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. Lorsque la plupart des forces de police modernes ont été formées, il s’agissait du colonialisme, l’esclavage et l’industrialisation. La police a émergé pour gérer les conséquences de ces systèmes – pour réprimer les révoltes d’esclaves, pour réprimer les soulèvements coloniaux, pour forcer la classe ouvrière à se comporter comme en main-d’œuvre stable et docile.

C’est la nature fondamentale du maintien de l’ordre. C’est une force qui n’a jamais été intéressée par l’égalité, bien au contraire. Elle a toujours existé pour réprimer nos mouvements et permettre à l’exploitation de se poursuivre.

Jacobin – A quoi ressemblerait le « définancement » de la police concrètement ?

Alex Vitale – Dans la pratique, au niveau local, cela signifie essayer de construire un bloc politique majoritaire en allant sur le terrain pour obliger un conseil municipal à voter la réduction du budget de la police et réinvestir autant d’argent que possible dans les besoins des citoyens.

Par exemple, à New York, les Democratic Socialists of America (DSA, parti de gauche américain qui a connu un fort essor depuis les campagnes de Bernie Sanders et compte aujourd’hui environ 60.000 membres, ndlr) mènent un plaidoyer sur les questions de criminalisation depuis un certain temps. En ce moment, ils s’organisent pour que les élections municipales de l’année prochaine soient l’occasion d’un test décisif : que tous les candidats prennent position et se déclarent en faveur ou non d’une réduction du budget des services de police d’un milliard de dollars. Ils sont en train de mettre cette question en avant de façon pratique. Et cette semaine, quarante candidats aux élections municipales ont signé un engagement à définancer le NYPD, le département de police de New-York. C’est incroyable.

Je suis le coordinateur du Policing and Social Justice Project (projet sur la police et la justice sociale, ndlr), qui fait partie d’un mouvement à New York pour la justice budgétaire. Nous avons fixé cet objectif d’un milliard de dollars. D’autres groupes comme les Communities United for Police Reform et Close Rikers (mouvement pour fermer la prison de Rikers Island, ndlr) ont appelé à des réductions substantielles des services de police et à réinvestir cet argent dans les besoins locaux. Ensemble, nous participons tous à des auditions budgétaires, nous écrivons des éditos, nous avons publié une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux et même acheté des créneaux publicitaires pour appeler à cette réduction d’un milliard. Nous menons un vrai effort pour définancer la police non pas en théorie mais en pratique.

Ensuite, il est important de faire pression pour réaffecter cet argent dans des initiatives qui peuvent réellement remplacer la fonction de la police. Par exemple, à New York, le Public Safety Committee (Comité de sécurité publique, ndlr) a donné une recommandation sur l’usage du budget de la police et d’autres comités recommandent des réallocations de ce budget à d’autres services, le tout avec un président du Comité du budget qui peut demander des conseils à différents sous-comités. Par exemple, le président du Comité du budget sur lequel nous faisons pression à New York pourrait dire au Comité de la sécurité publique : « Nous voulons que vous retiriez deux cents millions du budget de la police », puis il pourrait dire au Comité de l’éducation : « Vous avez une centaine de millions supplémentaires à investir mais je veux que vous les investissiez dans des conseillers et la justice réparatrice. »

Jacobin – Les sondages montrent systématiquement que même si de nombreuses personnes, en particulier les personnes de couleur et notamment les noirs, se méfient de la police, ils ne veulent pas nécessairement que le nombre de policiers dans leur quartier soit réduit. J’ai l’impression que ce paradoxe s’explique par l’association automatique entre police et sécurité : les gens veulent se sentir plus en sécurité et la police est la seule solution à la sécurité publique qui existe. Que pensez-vous de ce paradoxe et comment y remédier?

Alex Vitale – Je pense que c’est semblable à la situation de Bernie Sanders. Vous avez vu les sondages de sortie des urnes montrant que les gens aimaient les idées de Sanders mais ont voté pour Biden. Ils ont peur, ils ne sont pas prêts. Ils ont un intérêt à la conformité et ils ne font pas confiance à cette nouvelle donne, même s’ils la comprennent et y croient jusqu’à un certain point.

En ce qui concerne la police, nous avons affaire aux conséquences de quarante ans de discours expliquant aux gens que la seule chose qui peut régler un problème dans leur quartier – chiens errants, nuisances sonores, adolescents turbulents – c’est davantage de police. C’est la seule option. Donc, les gens ont été conditionnés à penser : « Si j’ai un problème, c’est un problème que la police doit résoudre. » Quand les gens disent qu’ils veulent plus de police, ils disent en fait qu’ils veulent moins de problèmes.

Nous devons vraiment sortir de cette façon de penser. Nous devons donner aux gens confiance en eux pour qu’ils exigent ce qu’ils veulent et leur fournir plus d’exemples de choses qu’ils pourraient exiger et qui rendraient leur voisinage plus sain et plus sûr. Beaucoup de gens admettent par exemple qu’un nouveau community center (lieu en commun pour tout un quartier, où sont organisés tous types d’activités, similaire à une MJC en France, ndlr), mais ils ne croient tout simplement pas que cela soit possible. Ils se disent : « C’est inutile de le demander, ils ne nous le donneront jamais. »

Nous devons proposer des alternatives concrètes. Par exemple, les appels en cas de crise de santé mentale sont devenus une partie importante de l’action quotidienne de la police à New York. Il y en a 700 par jour. Nous n’avons pas besoin de policiers pour faire ce travail, et en soit nous ne voulons pas que des policiers armés fassent ce travail parce que c’est dangereux pour les gens qui ont des crises de santé mentale. Nous devons créer un système non policier d’intervention pour ce genre de problème qui soit disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Jumaane Williams (politicien américain porte-voix de la ville de New York) a demandé exactement cela à New York dans un excellent rapport très détaillé. La proposition consiste à prendre l’argent dépensé pour les appels de police en cas de crise et à le dédier à la prestation de services de soin des troubles mentaux.

Voilà une idée concrète pour une alternative au maintien de l’ordre. Nous avons besoin de plus d’idées de ce type pour inculquer un sentiment de possibilité et d’optimisme, et accroître l’imagination collective.