Sorel : la violence prolétarienne contre le consensus bourgeois – Entretien avec Arthur Pouliquen

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La biographie d’Arthur Pouliquen (Georges Sorel, le mythe de la révolte, éd. Cerf) est l’occasion de redécouvrir cette figure qui intrigue et fascine. À contre-courant d’un Jaurès qui luttait héroïquement pour raccrocher le socialisme à la République, au parlementarisme et aux Lumières, Sorel plaidait pour un syndicalisme révolutionnaire, autonome des partis et des institutions « bourgeoises ». Plus que la lutte des classes, il prônait la sécession des prolétaires. Loin de plaider pour l’évanescence de la conflictualité, il en appelait à une violence émancipatrice. Contre le rationalisme de son époque, il conférait aux « mythes » un rôle essentiel dans la mobilisation des masses. Sorel a inspiré Gramsci aussi bien que Mussolini et Michel Aflak, figure du nationalisme arabe et co-fondateur du parti Baas. Plus récemment, il est lu avec un intérêt critique par les théoriciens du populisme Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, et régulièrement invoqué par la droite radicale. Cet héritage contradictoire est-il le produit d’un « esprit brouillon », ainsi que le qualifiait cruellement Lénine ? Ou de la cohérence d’une pensée qui exprimait le rejet d’un consensus sédatif imposé par une bourgeoisie triomphante ? Entretien avec Arthur Pouliquen, réalisé par Vincent Ortiz.

LVSL – Votre livre met en évidence l’importance du courant syndicaliste révolutionnaire – dont Georges Sorel a été un théoricien -, qui domine la CGT jusqu’au début du XXème siècle. Pour Sorel, le socialisme émergera du renversement de la République bourgeoise, non de son approfondissement. L’importance de ce courant nous rappelle que le socialisme n’est pas naturellement situé « à gauche », si l’on entend par là la défense du régime républicain et de l’héritage des Lumières. Peut-on considérer Sorel comme l’un des derniers remparts intellectuels à ce rapprochement entre le socialisme et la République que Jaurès a fini par accomplir ?

Arthur Pouliquen – Tout à fait. Malgré ses revirements et la complexité de son parcours, on trouve tout de même une colonne vertébrale dans la vie intellectuelle de Sorel : son attachement à un socialisme prolétarien, autonome des partis. C’est une ligne qu’il ne quitte pas, jusqu’à ses derniers jours. Il ne connaît pas les mêmes revirements que d’autres, notamment autour de la guerre de 1914-1918, qui bouleverse l’orientation idéologique des syndicats.

Il faut cependant relativiser l’importance de Sorel, et se garder de grossir son influence sur les syndicats, sur la vie interne à la CGT, et plus généralement sur la vie du socialisme français. Il est davantage un chroniqueur des limites d’un certain socialisme, puisqu’il oppose à sa doctrine prolétarienne un socialisme qu’il qualifie de « politique » – celui de Jaurès, plus tard celui de Léon Blum. Il identifie des limites qu’il pense consubstantielles à ce socialisme-là, mais parler de « rempart » serait lui prêter une aura qu’il n’a pas eue. On sait qu’il a été lié à des figures du syndicalisme révolutionnaire, qui ont attentivement suivi ses critiques et recommandations, mais il pesait assez peu dans un appareil syndical alors jeune, duquel il n’était d’ailleurs pas membre. C’est un journaliste très lu, mais davantage en Italie qu’en France. Son influence est peut-être plus sensible dans sa postérité que de son vivant.

LVSL – Sorel adopte une position fluctuante par rapport à l’Affaire Dreyfus : il salue la hauteur morale des socialistes qui le défendent, mais très vite il craint qu’elle n’opère une reconfiguration transclassiste du champ politique. Est-ce que l’importance prise par cette affaire a pu contribuer à son rejet de la République, conçue comme un obstacle au socialisme du fait de sa capacité à brouiller les rapports de classe ?

AP – Il s’agit d’un tournant pour lui, semble-t-il. Au départ, il affiche son soutien à Dreyfus pour des raisons morales, destinées à établir la grandeur du socialisme. Il voit cependant très vite dans cette affaire un vecteur de reconfiguration politique : on trouve des prolétaires et des bourgeois de gauche d’un côté, des prolétaires et des bourgeois de droite de l’autre. Est-ce que cela joue dans son rejet de la République, de la démocratie libérale et dans la radicalisation de sa perspective syndicale ? Oui, et je pense que c’est fondamental.

« Sorel rejette la violence spontanée de la foule à tendance pogromiste décrite par un Gustave le Bon. Ce qui l’intéresse, c’est la violence qui ait un caractère politique et qui permette de construire un collectif. »

On a tendance à adopter une vision téléologique de Sorel – comme d’autres figures de l’époque, dreyfusards ou antidreyfusards – et à le juger par rapport à la fin de sa vie. On va ainsi tracer une frontière un peu caricaturale entre les Zola d’un côté et les Drumont de l’autre. Bien souvent cependant, les cheminements sont moins monolithiques que celui d’un Zola ou d’un Drumont. Je rappelle dans mon livre que Jaurès, par exemple, était au départ un anti-dreyfusard, avant de se convertir rapidement à la cause de Dreyfus.

Sorel a suivi un parcours à certains égards inverse – sans jamais rejoindre le camp des anti-dreyfusards -, ce qui lui a valu d’être voué aux gémonies par toute un pan de la gauche. Après avoir défendu Dreyfus, pour des raisons morales davantage que juridiques, il a été conduit à tirer un bilan critique de cette séquence dès 1909 : il publie alors La révolution dreyfusienne, qui analyse ce phénomène de reconfiguration politique.

Il faut redire à quel point l’Affaire Dreyfus constitue un épisode presque unique en termes de changement de paradigme politique. Le seul équivalent que l’on pourrait trouver est sans doute la Seconde guerre mondiale, qui a elle aussi rebattu les cartes. Dans la Résistance comme dans la Collaboration, des personnalités qui étaient auparavant de gauche ou de droite sont ressorties avec une toute autre appartenance dans le champ politique. De la même manière, l’Affaire Dreyfus a beaucoup fait pour faire émerger une gauche et une droite telles qu’on les entend aujourd’hui. D’un côté, on trouve un camp transclassiste qui inclut des intellectuels bourgeois, « humanistes », francs-maçons, libéraux, etc., aussi bien que des révolutionnaires, des syndicalistes ouvriers, des anarchistes, des socialistes en tous genres. En face, apparaît une nouvelle droite, avec une frange aristocratique, liée à l’armée et à l’église, mais également une frange davantage plébéienne. Drumont, dont l’antisémitisme se veut anticapitaliste, cherche par exemple à toucher les milieux prolétariens. Des deux côtés donc, apparaît une alliance de classes, en faveur comme en défaveur de Dreyfus.

LVSL – Venons-en à ses Réflexions sur la violence, qui l’ont rendu célèbre et sulfureux, le mouvement fasciste s’en étant revendiqué. En quoi la violence prônée par Sorel diffère-t-elle de celle des fascistes italiens ?

AP – Philosophiquement, Sorel est sans aucun doute quelqu’un d’éclectique ! En quête d’une doctrine à vocation pratique, il puise à des sources extrêmement variées, dans le marxisme mais aussi parfois très loin du marxisme. C’est ainsi que j’évoque dans mon livre l’influence d’un vitalisme bergsonien, ainsi que celle d’Ernest Renan. Il faut préciser qu’il s’inspire aussi bien de la philosophie que d’autres sciences humaines, notamment la psychologie sociale et l’économie. Tout cela est mêlé dans son esprit, ce qui accouche d’écrits souvent aussi brillants dans leurs intuitions que confus dans leur méthode.

Il est bien sûr influencé par le socialisme naissant. Dans certaines de ses réflexions, il se rapproche d’Engels. Mais elles sont toujours empreintes de vitalisme : il y a systématiquement une dimension volontariste, anti-déterministe dans sa pensée.

Venons-en à la violence de Sorel et à celle du fascisme : il faut reconnaître que pour lui, la violence a un caractère émancipateur en tant que telle. Il s’éloigne par là-même de la conception marxiste de la violence, et notamment de celle d’Engels, pour qui elle est strictement instrumentale, comme accoucheuse de l’histoire – puisqu’elle permet à des phénomènes sociaux d’émerger, à des antagonismes de classe de parvenir à leur terme. Chez Sorel, elle a une double fonction, destructrice et constructrice, la seconde étant la plus importante. À ses yeux, la violence prolétarienne n’est pas simplement le produit d’un élan vital, qui est au cœur de la conception fasciste de la violence – on pense à Mussolini et à sa valorisation des nations prolétariennes, capables de mobiliser la violence d’un peuple. Chez Sorel, la violence permet au prolétariat de se constituer en tant que classe agissante. Ainsi, elle a pour vocation de singulariser le prolétariat, de créer son unicité dans la pratique, et de le séparer de manière assez radicale du reste du corps social : il s’agit d’une violence sécessionniste.

C’est justement par des actes de violence que le prolétariat va rompre avec la société dans son ensemble, entre autres avec le socialisme parlementaire qu’il déteste, et plus largement avec la société bourgeoise et libérale. Ainsi, le prolétariat se construit de manière positive par la violence. Pour autant, Sorel effectue une distinction fondamentale entre la violence et la force : la violence est cette capacité à agir dans l’antagonisme face à un adversaire, tandis que la force est celle du pouvoir légal d’un État, qui s’exerce de manière discrétionnaire sur ses habitants. Il reprend la conception wébérienne de la violence pour la renverser. Tandis que la « force » employée par les États est répressive et aliénante, la violence prolétarienne peut avoir une issue émancipatrice.

Un exemple : pour lui, la grève est un acte de guerre. Il réfute absolument les actes individuels de violence ; c’est un contemporain des attentats anarchistes, qu’il réprouve. Il rejette également la violence spontanée et désorganisée de la foule, à tendance pogromiste, sur laquelle il a réfléchi suite à une lecture critique de Gustave Le Bon. Ce qui l’intéresse, c’est la violence qui ait un caractère politique et qui permette de construire un collectif.

LVSL – Justement, vous mentionnez dans votre ouvrage l’influence de Gustave le Bon, l’auteur de la Psychologie des foules. À l’époque de sa publication, cet ouvrage a servi à répandre la peur de l’olchlocratie, la tyrannie de cette masse violente et irrationnelle, contre les institutions républicaines. Idée dans l’air du temps s’il en est : on se rappelle de la « foule haineuse » brandie par Emmanuel Macron en épouvantail. Sorel accepte-t-il d’une certaine manière la vision du monde de le Bon (une foule dominée par ses pulsions contre une élite rationaliste), pour prendre le parti de la foule ?

AP – Le Bon oppose effectivement le pouvoir de la foule – amalgame irrationnel et déstructuré d’individualités, à la merci du premier démagogue venu – et du peuple rationnel. Sorel ne rejetterait pas totalement cette dichotomie-là. Lorsqu’il commence à lire, il absorbe tout ce qui lui tombe sous la main, notamment Gustave Le Bon. On sent son influence dans ses premières productions. Cependant, il s’en éloigne quelque peu par la suite : lui n’oppose pas la foule au peuple démocratique, mais plutôt le prolétariat pur, essentialisé.

Celui-ci possède bel et bien les caractéristiques potentiellement destructrices de la foule, mais elles ont un caractère héroïque et émancipateur. C’est là toute l’ambiguïté de Sorel.

« Le mythe, pour Sorel, est une image qui a vocation à mettre les énergies en mouvement – mais pas nécessairement à advenir. »

LVSL – Dans ses Réflexions sur la violence, Sorel développe le concept de mythe, nécessaire pour lui à la mobilisation des foules. En quoi s’oppose-t-il à l’interprétation dominante du marxisme par là-même ?

AP – Après la mort de Marx, les courants socialistes ont été divisés par la « querelle révisionniste ». De quoi s’agit-il ? De savoir s’il faut réviser le marxisme pour l’adapter aux réalités émergentes – notamment la structuration du socialisme parlementaire – ou non. Dans cette querelle, Sorel s’inscrit dans le camp des révisionnistes, remettant en cause le monodéterminisme socio-économique. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui expliquent pourquoi le mouvement fasciste et les droites ont pu se réapproprier Sorel : il est bien moins orthodoxe par rapport à Marx que ses adversaires marxistes. C’est aussi la raison pour laquelle Sorel a été exclu du panthéon marxiste : celui-ci est structuré, à partir de 1917, autour de la Révolution bolchévique et du léninisme, qui prennent le parti des marxistes orthodoxes. Les révisionnistes allemands, italiens et français, dont Sorel fait partie, sont alors mis au ban. Sorel en fait les frais et est jeté avec l’eau du bain.

Considéré comme un hétérodoxe, il n’a plus sa place dans le corpus des premiers auteurs marxistes. La mise en cohérence s’opère au prix de certaines simplifications : Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, conserve sa place dans le panthéon marxiste, alors qu’on aurait peine à le ranger parmi les orthodoxes…

LVSL – Lors des Gilets jaunes, on a vu ressurgir une série de références à la Révolution française. Peut-on dire que la Révolution est devenue, pour ce mouvement, un « mythe mobilisateur »  au sens de Sorel ?

AP – Oui. Le mythe, pour Sorel, est une image qui a vocation à mettre les énergies en mouvement – mais pas nécessairement à advenir. Dans le contexte des Gilets jaunes, le fait de convoquer la Révolution française pour se mettre en branle permet de donner de la concrétude à un Grand soir un peu fantasmagorique, avec des palais en feu, des farandoles et des mouvements de foule ; elle n’a pas pour autant vocation à se reproduire à l’identique.

Il faut préciser que Sorel était très critique des références à la Révolution française, d’abord parce qu’il vient d’un milieu plutôt monarchiste, ensuite parce que le courant qui se réapproprie la Révolution française à son époque, c’est le socialisme parlementaire qu’il rejette. Il doit également être victime, je pense, d’une certaine méconnaissance de ce phénomène historique, avec une vision téléologique de la Révolution, dont il ne voit que l’aboutissement sous la Troisième République sans appréhender sa complexité.

Les actions des Gilets jaunes entrent tout à fait dans la catégorie sorélienne de la violence prolétarienne : elle est constitutive. L’affrontement avec les institutions et leurs représentants a pour effet de créer un collectif et de générer des perspectives d’action autour de ces « signifiants vides » que sont les gilets jaunes.

LVSL – Venons-en à la postérité de Sorel. Il est cité par Gramsci, dans les passages où celui-ci met en avant la dimension culturelle du mouvement ouvrier. Il est longuement analysé par Mouffe et Laclau dans Hégémonie et stratégie socialiste : ils lui savent gré d’avoir rompu avec la dimension téléologique du marxisme, avec ce qu’ils nomment « l’essentialisme de classe », et d’avoir mis en avant la dimension affective indispensable à la constitution du camp populaire. Que pensez-vous de ces lectures de Sorel ?

AP – Je me permettrais un désaccord avec Mouffe et Laclau. Sorel met bel et bien en avant la dimension culturelle et affective de la lutte des classes : il tente d’avoir une lecture métaphysique du marxisme, le liant à une certaine psychologie sociale. Le prolétariat et la bourgeoisie incarnent et mobilisent pour lui des catégories morales, et Sorel se place du côté de la « morale des producteurs ». Pour autant, Sorel a selon moi une lecture « essentialiste » de la classe sociale, sans doute davantage que chez Marx ! Et c’est au nom de cet essentialisme qu’il réfléchit à la psychologie du prolétariat, à sa capacité quasi-aristocratique de régénération de la société. Sorel n’est d’ailleurs pas un théoricien de l’abolition des classes mais de leur séparation. Il s’agit, il faut le noter, d’une rupture nette avec le marxisme orthodoxe. J’aurais donc une lecture plutôt inverse à celle de Mouffe et Laclau sur ce point.

Concernant Gramsci, celui-ci a une relation complexe et contradictoire avec Sorel. D’une part, il le rejette, par allégeance à Lénine et au marxisme orthodoxe, lorsqu’il dénonce le révisionnisme. D’un autre côté, l’influence de Sorel sur Gramsci est indiscutable, à travers notamment la notion de « mythe », qu’il mobilise en parlant du combat culturel. « Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté », pourrait être une maxime sorélienne ! Ainsi, Gramsci ne peut revendiquer ouvertement l’influence que Sorel exerce sur lui, mais elle existe.

« Le parcours de Sorel, chaotique et contradictoire, n’est pas réductible à un passage de la gauche à la droite. Son identification au marxisme est indéniable, de sa politisation naissante à sa mort. »

LVSL – En Amérique latine, Sorel a eu une influence importante sur Mariátegui, l’un des théoriciens de l’indigénisme latino-américain. Aujourd’hui, ces mouvements oscillent entre révolution et conservatisme – dans la mesure où ils tendent à essentialiser une identité indigène, et réactivent l’idée d’une ère heureuse antérieure à la colonisation. S’ils sont bien mobilisés par un mythe extrêmement puissant, c’est un mythe de l’Âge d’or. Cette conception du mythe est-elle en harmonie avec celle de Sorel, qui semble davantage propulsive, tournée vers un avenir révolutionnaire et non un passé fantasmé ?

APMariátegui est, à mon sens, l’un des marxistes les plus influents du début du XXème siècle, pourtant peu lu hors d’Amérique latine. C’est un personnage très intéressant qui représente toutes les contradictions de la société péruvienne : métisse, il a eu accès aux grandes villes hispaniques comme aux zones marquées par la culture quechua. Ayant un pied dans les deux mondes qui constituent le Pérou, il a pu livrer une analyse très fine de la réalité andine grâce à cette position privilégiée. En plus de cela, il se nourrit de ses voyages en Europe – où on sait qu’il lit Bergson, Lénine, Maurras… et Sorel. En Italie, où il se marie, il assiste aux occupations d’usines à Livourne et à la naissance du fascisme. Il en a une lecture qui détonne : il perçoit le fascisme comme un phénomène international qui découle de l’échec de la gauche à toucher les masses.

De retour en Amérique latine, Mariátegui va proposer une synthèse consistant à appliquer le marxisme aux sociétés andines, tout en tentant de revaloriser un certain indigénat ; cette démarche s’inscrit dans une perspective d’intégration des différentes populations. Ainsi, pour que le marxisme se développe ailleurs que dans les grandes villes hispaniques d’Amérique latine, il valorise une forme de « communisme primitif » inca. Cette idyllisation du passé pré-colonial peut revêtir une dimension « idéaliste » aujourd’hui, mais l’est sans doute moins au début du XXᵉ siècle. Aux yeux de Mariátegui, le Pérou est encore une société semi-féodale, ce qui justifie la valorisation d’une société antérieure, non comme modèle mais comme arme culturelle contre les structures sociales existantes.

Il se fait peu d’illusions sur les masses paysannes : pour lui, la révolution viendra avant tout de la classe ouvrière. Cependant, il estime que l’on doit travailler avec ce que l’on a : un pays agraire, et principalement de langue quechua. Lui, le grand voyageur, n’avait pas une conception cosmopolite du marxisme, mais au contraire nationale.

LVSL – Votre livre met en évidence la profondeur de l’affiliation de Sorel au courant marxiste : à ses débuts il a participé à la fondation d’une revue aux côtés de Paul Lafargue, et peu avant sa mort il publie aux côtés de Lénine et Trotsky dans l’éphémère Revue communiste. Aujourd’hui, c’est la figure de proue d’Alain de Benoist ou d’Alain Soral. La gauche, de son côté, accepte comme une évidence l’appartenance de Sorel au courant fasciste. Comment analysez-vous cette réception contemporaine de Sorel ?

AP – Je pense qu’elle est due à deux choses. D’une part, le fait qu’il ait eu un parcours complexe au cours duquel il a côtoyé, de manière indiscutable, divers nationalistes. À partir de là, des historiens – on pense notamment à Zeev Sternhell – ont simplifié les faits pour en faire un précurseur du fascisme. Bien que Sternhell ait pu avoir des analyses intéressantes sur d’autres sujets, je pense qu’il se trompe fondamentalement sur cette question-là en partant du principe que les trajectoires de vie ne se font que dans un seul sens.

D’autre part, elle est due au fait que la droite radicale française – nationaliste, conservatrice… – est capable d’intégrer à son répertoire des personnages et des références très divers. Pensons à l’historiographie nationaliste de la Commune de Paris, au fait que les nationalistes français se soient réappropriés Proudhon, Blanqui ou d’autres personnages de cette nature. La gauche possède une vision bien plus excluante de son propre panthéon. C’est notamment dû au fait que la gauche, en particulier marxiste, s’est retrouvée à un moment en position de force et a pu se permettre d’être plus rigoureuse sur les auteurs dont elle se revendiquait ; elle a eu, à mon sens, une attitude plus moraliste que politique par rapport à des auteurs qui n’entraient pas exactement dans son canon.

Nous sommes donc face à une situation paradoxale : les contemporains marxistes de Sorel lui reconnaissaient cet épithète, et c’est la postérité qui le lui a déniée. La voie était ouverte pour que les droites françaises s’en emparent.

On a beaucoup glosé sur ses liens avec Péguy. Celui-ci vient de la gauche, et devient après l’affaire Dreyfus un penseur important du nationalisme français – un nationalisme qui n’est plus purement réactionnaire, mais qui tente d’englober toute l’histoire du pays pour tracer une continuité entre la monarchie et les soulèvements populaires. C’est l’idée d’une France éternelle, qui transcende les âges, qui émerge de sa pensée. Pourtant, quand Sorel commence à flirter avec la droite, c’est justement au moment où Péguy rompt avec lui. Voilà donc un parcours chaotique et contradictoire, qui n’est pas réductible à un passage de la gauche à la droite.

On peut alors considérer que, d’une certaine manière, la gauche a tendu le bâton pour se faire battre de par son purisme, ouvrant la voie à diverses réinterprétations de Sorel. Et cela, malgré son indéniable identification au marxisme, de sa politisation naissante à sa mort.

En Colombie, les accaparements violents blanchis par le marché

Cérémonie de signature de l’accord de paix, 26 septembre 2016. Le Président colombien Juan Manuel Santos y appose sa signature © Marielisa Vargas

Le 26 septembre 2016, il y a cinq ans jour pour jour, le gouvernement colombien et la guérilla des FARC signaient un accord de paix historique. Premier point de cet accord : la réforme agraire. Celle-ci était censée entamer un cycle de réformes visant à une répartition plus juste et équitable de la terre. Aujourd’hui, force est de constater que ces ambitions sont restées lettre morte. À l’occasion de cet anniversaire, nous publions une réflexion élargie sur l’incapacité, dans l’horizon capitaliste, des politiques post-conflit à remettre en question les inégalités héritées de la violence. Un article autour de l’ouvrage de Jacobo Grajales, Agrarian Capitalism, War and Peace in Colombia. Beyond Dispossession (Routledge, 2021).

Les liens entre conflits fonciers et violence armée font l’objet d’une abondante littérature, qu’elle étudie les inégalités foncières aux racines de la guerre ou qu’il s’agisse d’exposer les formes d’accumulation engendrées par la violence.

NDLR : pour une analyse des tensions sociales autour de la terre en Amérique centrale, lire sur LVSL l’article de Keïsha Corantin : « Généalogie de la violence en Amérique centrale : les conflits fonciers comme cause d’instabilité politique »

Contre une division binaire entre temps de guerre et temps de paix, qui circonscrit les manifestations de la violence au premier, Jacobo Grajales veut dresser des continuités. Au-delà d’un retour sur le rôle de la violence dans la concentration foncière, son ouvrage insiste sur la capacité du modèle capitaliste, prôné en temps de paix, à légitimer des accumulations violentes, mais aussi, plus généralement, à justifier les inégalités post-conflit par les impératifs du développement économique et du marché libre. 

LE LIEN ORGANIQUE ENTRE PARAMILITARISME ET CAPITALISME AGRAIRE

L’auteur guide sa réflexion autour d’un acteur clé du processus d’accumulation des terres en Colombie : les paramilitaires. Naissant des milices de sécurité des grands propriétaires fonciers, les paramilitaires sont, dès leur origine, des forces conservatrices de l’ordre social. Dans les années 1980, l’expansion du trafic de drogue et les disputes territoriales pour le contrôle des routes clandestines favorisent l’émergence « d’entrepreneurs de la violence ». Ces derniers ont vocation à sécuriser les intérêts économiques et territoriaux des réseaux de narcotrafic.

Sous couvert d’une loi de 1968 qui légalise la constitution de groupe armés d’autodéfense pour contrer l’insurrection marxiste, les paramilitaires s’imposent comme un partenaire incontournable de l’État dans la guerre contre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Intrinsèquement liées aux élites locales, à l’armée et aux narcotrafiquants, les milices paramilitaires deviennent une force politique à part entière au tournant des années 2000. Bien qu’animées d’intérêts parfois concurrents avec la bourgeoisie locale, les dissensions au sein de celle-ci et leur supériorité militaire et économique placent les groupes paramilitaires en arbitre, et leur permettent de s’affirmer comme les régulateurs du pouvoir local.

Le propos essentiel de l’auteur est d’aller au-delà des cas les plus violents de dépossession des terres pour interroger la séparation entre l’inégalité illicite – parce qu’obtenue par la violence armée – et l’inégalité légitime produite par la libre concurrence.

S’appuyant sur leurs liens étroits avec les élites politiques locales, les cercles d’affaires et la corruption d’officiers publics à des postes clés, le réseau des paramilitaires joue un rôle pivot dans le blanchiment des terres acquises par la violence. 

Jusqu’à une récente réforme, la plupart des notaires étaient nommés par décrets grâce au soutien de relais politiques, notamment des députés. Chargés de certifier au nom de l’État la légalité d’une transaction, les notaires sont un maillon essentiel à la sécurisation des droits de propriétés. En contrôlant les élus – à travers pots-de-vin et financements de campagne – les paramilitaires s’assuraient la nomination de fantoches acquis à leur ordre.

Un autre exemple, qui ne fait pas figure d’exception, est fourni par les faux enregistrements d’abandon de terre. Si les guérillas y ont aussi recours, les paramilitaires systématisent le massacre comme mode d’opération. Il s’agit d’une stratégie de terreur redoutablement efficace pour s’étendre territorialement. En effet, les massacres entraînent la fuite des populations avoisinantes. Ainsi, des milliers d’hectares de terres désertés tombent entre les mains des groupes armés. C’est là qu’intervient INCORA, institut créé par la réforme agraire de 1961. Cet institut est chargé de distribuer des terres aux petits paysans. Maquillé sous la plume corrompue des institutions publiques, l’exil forcé des paysans est enregistré par INCORA en abandon de terre, autorisant ainsi légalement la cession des exploitations à un nouveau propriétaire. En 2011, cinq fonctionnaires d’INCORA ont reconnu leur complicité dans cette manœuvre.

Comme l’indique le titre de l’ouvrage, le propos essentiel de l’auteur est d’aller au-delà des cas les plus violents de dépossession des terres pour interroger la séparation entre l’inégalité illicite – parce qu’obtenue par la violence armée – et l’inégalité légitime produite par la libre concurrence.

Aujourd’hui comme hier, l’obstacle à une refondation des discours et des programmes politiques demeure inchangé : l’ordre social propriétariste, défini par Thomas Piketty comme « un ordre social fondé sur la défense quasi religieuse des droits de propriété comme condition sine qua non de la stabilité sociale et politique. » (Piketty, 2020).

L’ILLUSION DES POLITIQUES REDISTRIBUTIVES

Jacobo Grajales remonte ainsi aux années 1960, qui ont vu naître l’espoir de changements à partir notamment de la réforme agraire de 1961. Si elle prévoyait des mécanismes d’expropriation des grands propriétaires, ces dispositions furent très rarement appliquées. Les réformes se sont surtout traduites par la privatisation de terres publiques, à travers la reconnaissance de situations d’occupation des propriétés de l’État ou à travers l’extension de fronts pionniers. Ces mesures profitèrent autant à la petite paysannerie qu’à l’accumulation des grands propriétaires. Puiser dans les réserves publiques plutôt qu’exproprier, distribution donc, mais pas redistribution. En privatisant les réserves foncières qui lui appartiennent, l’État se dispense de toucher aux grandes propriétés privées et achète la paix sociale.

Autre illusion dénoncée par l’auteur, les politiques communautaires des années 1990. Celles-ci accordent des droits territoriaux aux communautés ethniques minoritaires, indigènes et afro-descendantes. On observe ce tournant dans différents pays du continent : Colombie, Pérou, Bolivie, Equateur. Le fondement de ce régime particulier ? Le lien culturel qui unit la terre aux communautés ethniques. Alors que ces dernières – dans un discours teinté d’exotisme et d’essentialisation – sont présentées comme « gardienne » de la nature, les paysans et leur vision utilitariste du sol seraient une menace pour l’environnement.

D’apparence progressiste, l’ethnicisation des droits territoriaux se révèle un levier de choix pour balayer les revendications de la majorité paysanne. Légitimant les droits de quelques-uns pour mieux écarter ceux des autres, l’agenda néolibéral est consacré comme la règle, les minorités ethniques relevant alors de l’exception. Rappelons que la Banque mondiale et le Fond monétaire international comptent parmi les principaux soutiens de ces politiques ; des appuis qui forcent au regard critique vis-à-vis de réformes pourtant portées par des gouvernements de gauche.

DES RAPPORTS DE POUVOIRS ACCENTUÉS PAR LA VIOLENCE ET CONSOLIDÉS PAR LA PAIX, L’HÉGÉMONIE DE L’AGRO-INDUSTRIE

Les récits qui animent les périodes de sortie de guerre s’articulent sur une base fondamentale : celle de la délimitation entre un avant et un après. Le discours des institutions impliquées dans la gestion post-conflit (gouvernement et agences publiques, ONG, instances internationales…) diffusent cette idée de rupture, un cadre conceptuel qui, de fait, guident leurs actions concrètes.

De fait, les procédures de justice pour la récupération des terres furent centrées sur les acteurs armés paramilitaires, faisant fi de leurs liens étroits avec les milieux d’affaires.

D’une part, cela contribue à masquer la permanence de la violence armée, qui n’a pas disparu mais s’est transformée. Si la démobilisation des paramilitaires entre 2003 et 2006 marque une réduction drastique du nombre d’homicides, la violence est aujourd’hui plus dirigée. La stratégie a évolué vers l’assassinat ciblé et systématique de leaders sociaux, muselant ainsi toute contestation. En dépit des récents accords de 2016, la Colombie se hisse aujourd’hui au sommet d’un podium mortifère, avec 255 victimes de massacres et l’assassinat de 120 leaders sociaux en 2020 [1].

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Bannière déroulée en hommage aux leaders sociaux assassinés en Colombie, Cali, septembre 2019

Mais plus encore, le mur temporel dressé entre guerre et post-conflit se concentre sur la réparation des cas de spoliation violente sans s’intéresser aux structures qu’elle a bâties et qui persistent aujourd’hui. De quelles structures parle-t-on ? Le conflit armé en Colombie a façonné la conjoncture contemporaine des campagnes : la destruction du tissu communautaire et l’accaparement des terres ont creusé encore davantage les inégalités et consacré l’hégémonie de l’agro-business. Dans un tel contexte, les règles du marché suffisent désormais à évincer les petits paysans, renforçant toujours plus la domination des géants agricoles.

Dans les cas peu nombreux où les paysans retrouvent leur terre, il ne faut que peu de temps pour que le manque de moyens techniques, de formation, et l’accumulation de dettes ne les conduisent à revendre leur parcelle à bas prix à la grande plantation voisine, et ceci heureux de s’être déchargés d’un fardeau. La libre concurrence légitime l’inégalité entre agricultures paysanne et industrielle, entérinant la reproduction d’un capital produit par la violence.

La transformation économique et écologique du paysage rural colombien, héritière de l’action conjointe de la violence paramilitaire et de l’investissement capitaliste, contraint aujourd’hui les paysans à quitter leur terre.

Un cas d’école est fourni par Jacobo Grajales dans son livre à travers l’enjeu de la ressource en eau. Dans le bassin versant du fleuve Rio Frio, à une quarantaine de kilomètres au sud de Santa Marta à l’extrême nord du pays, les plantations bananières ont prospéré et se sont étendues à partir des années 2000 à la faveur de l’opacité créée par le conflit armé. Concentrée à l’est de la région, en amont du fleuve, l’extension des plantations s’est accompagnée de la multiplication des infrastructures d’irrigation (pompes, canaux, réservoirs, etc.) captant ainsi l’essentiel de la ressource en eau avant qu’elle ne parvienne aux fermes en aval. Aujourd’hui endettées car incapables de produire à cause de la sécheresse, les paysans de l’ouest vendent peu à peu leurs terres à de plus grands exploitants qui disposent des ressources nécessaires aux travaux d’irrigation. Ainsi s’uniformise le paysage rural au profit de l’agro-industrie.

RENDRE JUSTICE EN PERIODE POST-CONFLIT : SURTOUT, NE PAS FAIRE FUIR LES INVESTISSEURS !

Au milieu des années 2000, la justice transitionnelle devient la doctrine dominante des politiques de peace-building. Elle est consacrée en Colombie par la loi 975 de 2005 dite « Justice et Paix » qui prévoit des politiques de démobilisation des paramilitaires et de réparation des victimes. En 2011, un cap est franchi avec l’adoption de la « Loi sur les victimes et la restitution de terres ». Le texte est une victoire idéologique : la question agraire est enfin considérée comme un sujet central dans l’agenda post-conflit. En même temps que le texte reconnait une corrélation entre foncier et conflit armé, il la réduit à sa dimension la plus criante : la spoliation violente. Il s’agit de restituer leurs terres aux paysans dépossédés afin de réparer le crime. Les responsabilités profondes de ces accaparements et des inégalités historiques du système agraire sont ignorées.

De fait, les procédures de justice pour la récupération des terres furent centrées sur les acteurs armés paramilitaires, faisant fi de leurs liens étroits avec les milieux d’affaires. À deux égards, les multinationales agricoles sont restées relativement à l’abri de la justice.

D’une part, les unités de procureurs créées par la loi Justice et Paix de 2005 et chargées de recevoir les témoignages des paramilitaires n’étaient pas compétentes à l’égard des tierces parties. Ces informations étaient alors transférées aux bureaux des procureurs locaux. Evalués au chiffre – par le nombre d’affaires qui aboutissent –, disposant de faibles moyens pour enquêter et vulnérables aux intimidations, ces bureaux sont peu enclins à s’attaquer à ces affaires sensibles.

Selon les dernières enquêtes, à peine 0,2 % des producteurs possèdent des domaines de plus de 1 000 hectares, couvrant au total 32,8 % des terres agricoles du pays.

D’autre part, si la procédure civile de restitution des terres a parfois permis de démasquer les acquisitions illégales d’entreprises, la question de leur complicité avec les paramilitaires relève de la juridiction pénale, et requiert des niveaux de preuves supérieurs, réitérant les questions du manque de ressources et d’indépendance.

L’ACCORD DE PAIX DE LA HAVANE, UNE LENTE AGONIE

L’accord de paix de 2016 fit naître les espoirs d’une justice plus accomplie, avec la création de la Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP). Aux origines, l’institution était compétente non seulement sur les crimes commis par les FARC mais aussi pour instruire tous crimes commis dans le contexte du conflit interne, incluant les entreprises privées ayant bénéficié des réseaux et des agissements criminels des acteurs armés. La lutte féroce des partis de droite et d’extrême-droite contre cette nouvelle juridiction eut raison de son impertinence : non sans ironie, une loi prévit que les hommes d’affaires ne seraient jugés par la JEP que s’ils se soumettaient volontairement à sa compétence. L’espoir éphémère d’une justice démocratique gisait là.

Bien qu’il marque un tournant dans l’histoire de la Colombie, les faiblesses de l’accord de La Havane étaient décelables dès sa conclusion. Particulièrement sur la question agraire, que les FARC avaient hissée en priorité, l’accord put s’établir non pas par consensus politique des différentes parties, mais grâce à l’ambiguïté de ses énoncés. Lors de l’arrivée au pouvoir, en 2018, d’un gouvernement hostile aux négociations avec les FARC, les mesures mises en place par l’accord afin d’appuyer un agenda redistributif purent sans difficultés être privées de cet esprit. Le recul des ambitions se notait déjà en fin de mandat de l’administration Santos (centre-droit), trop affaiblie politiquement pour obtenir le vote de lois à la hauteur des engagements pris à La Havane.

Par exemple, alors qu’une réserve foncière devait être créée et alimentée par des terres du domaine de l’État et des terres expropriées (propriétés des criminels de guerre, acquisitions frauduleuses) afin d’être redistribuées, le « Fond Foncier » fût transformé en simple plateforme de transit dans le processus de formalisation de la propriété. Les terres en cours de régularisation étaient transférées à cette réserve jusqu’à ce que la procédure de formalisation du titre de propriété soit achevée. Il ne s’agissait donc en rien d’allouer une terre à de nouveaux occupants, mais de sécuriser des droits de propriétés en formalisant une situation de fait déjà existante.

De la même manière, la réforme du cadastre introduite par l’accord de paix devait fournir une analyse territoriale des droits de propriétés et des usages du sol, accompagnant en parallèle des mesures de régularisation ou de redistribution pour résoudre les conflits fonciers. L’orientation techniciste soutenue par le nouveau gouvernement et les institutions internationales qui financent le programme (Banque mondiale et Banque interaméricaine de développement), conduisit à une dépolitisation des enjeux et à l’effacement de sa dimension intégrale. Loin de remettre en question les inégalités foncières, la réforme du cadastre – toujours en cours – est en fait une actualisation des registres de propriétés grâces aux outils modernes : une simple cartographie de l’état de fait. 

Selon les dernières enquêtes, à peine 0,2 % des producteurs possèdent des domaines de plus de 1 000 hectares, couvrant au total 32,8 % des terres agricoles du pays. À l’inverse, 69,5 % des producteurs cultivent des parcelles de 5 hectares ou moins, des propriétés qui ne couvrent que 5,2 % des terres agricoles disponibles.

L’immobilisme vis-à-vis des transformations agraires est à l’image des autres points de l’accord. Une fois l’objectif de démobilisation des guérilleros atteint, les dirigeants n’ont pas respecté leur part du marché. Autre contradiction avec les négociations de La Havane, la substitution volontaire à la culture de coca prévue par l’accord fût remplacée par son éradication obligatoire sous le nouveau gouvernement. De plus, les garanties de sécurité pour les ex-guérilleros font défaut : depuis la signature, au moins 271 combattants démobilisés ont été assassinés [2].

En 2018, beaucoup craignaient que l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite ne fasse voler en éclat l’accord de paix. Plutôt qu’un coup d’arrêt brutal, les cinq dernières années montrent – selon les mots de Jacobo Grajales – que « si le gouvernement actuel n’a pas tué l’accord, il l’a laissé mourir ».

Notes :

[1] Commission des droits de l’Homme de l’ONU, 2020

[2] Chiffres d’avril 2021 par le Parti des Communs, parti politique des FARC issu de l’accord de paix.

Entretien avec David Dufresne : « Les vidéos des gilets jaunes prennent leur force sur grand écran »

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

À l’occasion de la sortie du film Un Pays qui se tient sage, Le Vent Se Lève a rencontré David Dufresne. Journaliste, écrivain et réalisateur, il met en lumière les actes de violence commis à l’encontre des manifestants depuis son Twitter, « Allô Place Beauvau ». Plus qu’une simple compilation, cette recension pointe du doigt les dérives du maintien de l’ordre. Son film permet aujourd’hui de questionner la violence physique légitime, en articulant des vidéos de manifestations et les perspectives d’universitaires comme de personnes mobilisées. À l’écran s’affiche une double violence : violence de la matraque, mais aussi violence des politiques libérales qui resserrent progressivement leur étau sur ceux venus protester dans la rue et remettre en cause la légitimité du pouvoir gouvernemental.


Le Vent Se Lève – En plus du film Un pays qui se tient sage, vous avez également écrit le roman Dernière sommation et recensé les violences et les mutilations perpétrées par les forces de l’ordre pendant les différents “Actes” des Gilets jaunes. Comment se complètent ces formes de création ou d’information ? Comment l’idée de faire un documentaire a-t-elle fini par s’imposer ?

David Dufresne – « Allô Place Beauvau », c’était avec d’autres, au fond. C’était une façon de provoquer le débat. Le roman, c’était une façon de raconter comment moi j’avais vécu tout ça intérieurement, dans ma chair, dans ma tête, dans mon cœur, dans mes tripes. Le film, lui, c’est une réflexion collective pour nourrir le débat. Donc il y a : provoquer le débat, le raconter et le nourrir.

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

Cependant, je ne l’ai pas envisagé comme un triptyque. C’est venu naturellement. Mais, après le roman, je me suis dit qu’après les mots, il y avait peut-être quelque chose à faire avec les images pour leur rendre leur caractère documentaire, historique. Pour ça, il fallait aller au cinéma, le montrer en grand écran.

LVSL – Vous faites le choix de vous appuyer sur des vidéos. Elles ont été filmées, pour la plupart, par des gilets jaunes pendant les manifestations. Pour le spectateur, cela implique une grande violence, à l’image de celle qui a pu être éprouvée pendant les “Actes”. Dans votre film c’est une accumulation, une surenchère qui met mal à l’aise et ne peut pas laisser indifférent. Ce choix a-t-il été évident quand vous avez pensé au film ?

D. D. – Pour être sincère, quand je faisais le montage, j’étais parfois sidéré, bouleversé. Je pensais l’être parce que derrière chaque image, je savais qui était la personne qui avait filmé, ce qui lui était arrivé ou encore dans quel état elle se trouve aujourd’hui. Certains s’en sont sortis mais pour d’autres, leur vie est brisée. Je plaquais donc sur ces images des émotions. Je n’avais jamais imaginé qu’en fait, même sans ces émotions, ces images allaient produire ce qu’elles ont produit. En d’autres termes, je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi viscéral pour certaines personnes.

“Je vois très bien que lorsque la lumière se rallume, on ne peut pas reparler tout de suite.”

Nous avons tout monté de la manière la plus sobre possible. Nous avons par exemple privilégié les plans-séquences. Nous n’avons absolument pas accéléré ou, au contraire, mis des ralentis, zoomé, ajouté de la musique… En ce sens, nous avons enlevé tous les artifices possibles pour que le rendu soit le plus en retenue possible.

Maintenant, ce sont des images de violences, de violences réelles. Donc effectivement, elles peuvent provoquer quelque chose de très fort. Dans les débats, il est vrai que je vois très bien que lorsque la lumière se rallume, on ne peut pas reparler tout de suite. Mais c’est aussi pour cela qu’on est allé au cinéma : c’est à la fois le lieu de l’émotion et du débat, de la réflexion. On va davantage au cinéma accompagné, plutôt que seul parce qu’on débat par la suite de ce qu’on a vu, on parle de ces images.

Ce qui est étonnant, c’est que ces images prennent, de mon point de vue, leur vraie force sur grand écran. Pour autant, elles n’ont pas du tout été filmées comme ça. En effet, tout d’un coup, et c’est la magie du cinéma, notre regard ne peut pas s’échapper, à moins de fermer les yeux ou de les baisser. Ce n’est pas comme les réseaux sociaux, Twitter ou Facebook où vous faites défiler, où vous pouvez effacer. Là, l’idée, c’est de regarder pour ne pas effacer.

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

LVSL – Pendant les gilets jaunes, les spectateurs ont été exposés à la violence qui était montrée dans les médias. Vous vous intéressez également à la répression plus qu’aux scènes sur les ronds-points. Pourtant, la violence que vous montrez n’est pas tout à fait celle qu’on a pu voir sur les chaînes d’information… 

D. D. –  Il faut tout d’abord préciser qu’il ne s’agit pas d’un film sur les gilets jaunes. Il y en a eu d’autres, certains sont en préparation. C’est un film sur la question de Max Weber : « L’État revendique à son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »

Pendant le film, nous réfléchissons aux questions suivantes : qu’est-ce que la violence ? Qu’est-ce que la contrainte physique ? Quand est-elle légitime ? Qu’est-ce que la revendication ? Le monopole ? L’État ? Quel est le rôle et quelle est la place de la police ? Il se trouve que les gilets jaunes ont fait éclater cette question-là. C’est pour ça qu’il y a tant d’images de gilets jaunes. Mais il n’y a pas que ça pour autant.

“C’est un film sur la question de Max Weber : « L’État revendique à son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »”

Donc effectivement, la fraternité des ronds-points n’est pas racontée dans le film parce que ce n’est pas le sujet du film. Dans Effacez l’historique (de Benoît Delépine et Gustave Kervern), il y a un moment où l’on voit ce genre de choses racontées. Dans ce dernier film, elle est abordée à deux reprises, on comprend qu’il a tenu un rond-point.

Dans mon roman, il y a la question des ronds-points, mais le film porte vraiment sur ces questions posées par Max Weber. Ceci dit, c’est vrai que je n’ai jamais vu d’images de bulldozers conduits par des forces de l’ordre pour démolir des cabanes sur les ronds-points alors que c’est aussi extrêmement violent. Ce n’est pas non plus un film sur la police dans les quartiers populaires même si le titre évoque directement Mantes-la-Jolie – cette séquence absolument sidérante qu’on ne peut pas laisser passer.

LVSL – Concernant les intervenants que vous avez choisis, comment les avez-vous sélectionnés ?

D. D. – Je trouve que le terme « sélectionner » est un peu fort. Il y a des gens que je connais depuis très longtemps, avec qui je suis ami et d’autres que j’ai presque rencontrés au moment du tournage. Mélanie par exemple, cette dame d’Amiens-Nord, je la rencontre sur le tournage. Taha Bouhafs, je le connais depuis deux ans par l’intermédiaire de son travail. L’idée, c’était de mettre ensemble des gens qui ont envie de parler, qui croient encore dans le dialogue. C’était le prérequis : ce que chacun a comme désir.

Moi je savais pour la plupart à peu près ce qu’ils pensaient. Pour autant, c’est une conversation, ce ne sont pas des gens qui répondent à un réalisateur, mais plutôt des personnes qui discutent entre elles. Je savais sur quelles lignes ils étaient. Je n’avais toutefois aucune idée de comment la rencontre se passerait. Certains se connaissaient, d’autres non. C’est par exemple le cas de Jobard et Damasio. Pourtant dans le film on a l’impression que cela fait des mois qu’ils discutent.

L’idée centrale était de parler et de s’écouter. Et pour moi, tout se résume dans cette belle phrase de Monique Chemillier-Gendreau qui termine le film : « La démocratie, c’est le dissensus. » Ces personnes acceptent de discuter de manière profonde, parfois même grave et radicale. Ils exposent leur point de vue, mais on n’est pas du tout dans le clash, dans la culture des journaux télévisés. C’est réellement une tentative de compréhension.

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

LVSL – Pour finir, aviez-vous, à la genèse de ce film, une idée de l’institution policière que vous vouliez transmettre au spectateur ?

D. D. – La République seule ne suffit pas. La République c’est un idéal, mais ça peut être aussi la guerre d’Algérie ou encore la guerre faite aux pauvres. Je veux dire qu’avec la République, tout est possible, tout est faisable, dès qu’elle sert de prétexte aux dirigeants. Qu’est-ce que ça veut dire, aujourd’hui, “la police républicaine” ? Une police dite “républicaine” est-elle nécessairement une bonne police ? Je voulais vraiment réfléchir à la place, à la nature, à la légitimité, au rôle de cette dernière. Dans les débats il y a des gens qui veulent réformer, révolutionner, supprimer la police ou encore fraterniser.

L’idée du film, c’est davantage de nourrir le débat que de dire : “Voilà comment devrait fonctionner la police.” On ne doit pas laisser ces questions-là uniquement aux policiers ou aux politiques, puisque la police dit être au service de tous. En tout cas c’est ce qu’on lit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. On voit bien qu’on a une police de plus en plus en roue-libre, qui est aujourd’hui façonnée par un sentiment, voire une garantie, d’impunité. C’est à cela que le film permet de réfléchir.

 

Un pays qui se tient sage est produit par Le Bureau et co-produit par Jour2Fête.

Mexique: Lopez Obrador face au défi de la violence

https://amqueretaro.com/mexico/2019/07/01/paz-lo-mas-dificil-de-conseguir-en-mexico-amlo/
©Cuartoscuro

Le premier président progressiste de l’histoire moderne du Mexique a hérité d’une situation désastreuse du point de vue sécuritaire. Après 12 ans d’une stratégie de « guerre contre les cartels » qui a enlisé le pays dans un drame humanitaire sans précédent, il peine à freiner la courbe de la violence.


L’Amérique latine est la région la plus violente du monde. Alors qu’elle ne réunit que 8% de la population mondiale, elle concentre à elle seule plus de 30% des homicides commis à travers la planète. Une “épidémie”, selon les termes de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, qui peut s’expliquer par divers facteurs: crime organisé, armes à feu, taux d’impunité, niveaux des inégalités… À ces funestes ingrédients le Mexique en a rajouté un autre qui n’a fait qu’empirer les choses.

Élu en 2006 dans des circonstances plus que douteuses, le président Felipe Calderón (Parti action nationale, droite) s’est empressé d’éclipser son manque de légitimité en endossant l’uniforme de commandant en chef des Forces armées. Afin d’asseoir son autorité, il décide – à peine quelques jours après son investiture – de lancer une offensive contre les puissants cartels de la drogue. La « guerre contre le narcotrafic » est ainsi officiellement déclarée.

https://aristeguinoticias.com/3101/mexico/la-guerra-de-felipe-calderon-solo-aumento-la-violencia-cide/
Le président Calderón a lancé la guerre contre les cartels en 2006, à peine quelques jours après avoir pris le ses fonctions. Photo ©Cuarto/AristeguiNoticias

2006 – 2018: la « guerre contre les cartels »

Cette décision, qui bouleversera profondément la société mexicaine, se révèlera être totalement contreproductive. Soutenue par les États-Unis avec lesquels Calderón s’empresse de signer un accord de coopération (l’Initiative de Mérida), elle consiste principalement à impliquer l’armée dans les missions de sécurité publique. Les militaires sortent des casernes et l’accord tacite reposant sur la corruption qui liait barons de la drogue et autorités est rompu. Les affrontements se multiplient et les cartels, qui avaient l’habitude de ne se faire la guerre qu’entre eux visent dorénavant aussi l’État.

Mais c’est bien la population civile qui paye le prix fort: elle se retrouve peu à peu prise en étau et plusieurs régions sombrent dans le chaos de la violence. Les indices explosent. Les homicides augmentent de 150% durant le sexennat de Calderón (2006-2012). Son successeur, Enrique Peña Nieto (Parti révolutionnaire institutionnel, centre droit), poursuivra la même politique mortifère jusqu’à la fin de son mandat.

La militarisation du pays est alors dénoncée de toute part, notamment par la Commission Interaméricaine des droits de l’homme et l’ONU. Le constat est catastrophique: avec pas moins de 250 000 morts, le Mexique se place dans le trio de tête des pays les plus dangereux du monde, devancé seulement par la Syrie. Le taux d’homicides y a en effet été multiplié par 3, passant de 9,85 pour 100 000 habitants en 2006 à 29,27 en 2018. À cela il faut ajouter les centaines de milliers de déplacés, l’existence de plus de 1 500 fosses clandestines, 95 journalistes assassinés… Dans un contexte de recrudescence des cas de torture et d’exécutions extrajudiciaires, la violation des droits de l’homme devient une pratique généralisée impliquant autant les autorités civiles que militaires.

La crise est inédite. Alors qu’à l’époque la plupart des médias dirigent l’attention de la communauté internationale vers d’autres pays comme le Venezuela, le Mexique traverse la pire situation du continent en matière de droits de l’homme. Des ONG locales – soutenues par la Fédération internationale des droits de l’homme – vont jusqu’à dénoncer à la Cour pénale internationale des crimes de lèse humanité perpétrés à l’encontre de la population, commis tant par les cartels que par les forces gouvernementales. On estime à 60 000 le nombre de « desaparecidos », ces personnes victimes de disparition forcée. Un chiffre hallucinant qui évoque l’époque des dictatures militaires d’Amérique du Sud et leur Plan Condor. Le Comité de l’ONU contre les disparitions forcées n’hésite pas à dénoncer une « tragédie humanitaire » un contexte de « disparitions généralisées » tout en pointant du doigt l’implication récurrente d’agents de l’État.

Et pour quels résultats ? Loin d’avoir perdu la guerre, les narcotrafiquants ont conservé toute leur capacité de nuisance. Le nombre de cartels a d’ailleurs augmenté et ceux-ci ont diversifié leurs activités, s’adonnant désormais aussi à l’extorsion, à la traite de personnes ou encore au trafic de combustible. Pire encore, une constellation de plus de 80 organisations criminelles plus ou moins indépendantes a surgi tout autour d’eux, ce qui rend la situation encore plus explosive qu’auparavant. Lorsqu’en juillet 2018 le candidat de la gauche Andrés Manuel Lopez Obrador (Mouvement de régénération nationale) remporte triomphalement les élections présidentielles, la population attend beaucoup de celui qui a promis de mettre un terme à cette guerre pernicieuse et de renvoyer les militaires dans leurs casernes.

https://www.tabascohoy.com/nota/386769/mexico-segundo-pais-mas-violento-del-mundo-iiss
La “guerre contre les cartels de la drogue” a provoqué un niveau de violence inédit et une militarisation du pays.

AMLO: nouvelle stratégie sécuritaire

« AMLO » prend possession de ses fonctions 5 mois plus tard, le 1er décembre 2018. Après douze ans de descente aux enfers, le pays qu’il reçoit est exsangue. Au sentiment d’insécurité qui touche 75% de la population viennent s’ajouter corruption endémique, collusion rituelle entre pouvoirs publics et délinquance, délitement des institutions et un état de droit bien trop souvent malmené… Avec un système judiciaire au bord de l’effondrement dans plus de trois-quarts du territoire (manque de personnel et de moyens), rien d’étonnant à ce que l’impunité s’impose (taux de 99.3%) et à ce que prédomine la défiance envers les autorités (90% des délits ne sont pas dénoncés). S’il est exagéré de parler d’État défaillant, il est par contre impossible de nier l’existence d’un système amplement gangrené tout comme le grave niveau de décomposition sociale prévalant dans certaines régions. Il faudra moins d’une semaine pour que le nouveau secrétaire d’État chargé des Droits de l’homme, Alejandro Encinas, fasse une annonce sidérante: “Il y a 26 000 corps non identifiés dans les morgues du pays“.

Alors que l’année 2018 s’était terminée sur une moyenne de près de 100 homicides par jour (devenant la plus violente de l’histoire moderne du Mexique), AMLO proclame le mois suivant que la guerre est officiellement finie. Il remplace la stratégie de lutte frontale contre les cartels par une nouvelle approche qui se veut plus humaine. Sa démarche consiste notamment à traiter les facteurs sociétaux qui alimentent la délinquance: chômage, manque d’opportunités, misère dans les campagnes. C’est l’un des objectifs des différentes bourses et programmes sociaux lancés par son gouvernement et dont bénéficient bientôt 20 millions de Mexicains.

Le manque de confiance envers les forces de police régionales et municipales le pousse néanmoins à revenir sur sa promesse de campagne: il s’appuie sur différents corps de police militaire pour créer une nouvelle entité, la Garde nationale. Bien qu’ayant placé le respect des droits de l’homme au cœur du nouveau dispositif – qui compte d’ailleurs sur l’aval du Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations unies – le rétropédalage est fortement critiqué par nombre d’organisations qui dénoncent une perpétuation de la militarisation du pays. Mais les forces armées jouissent du plus haut taux de confiance auprès de la population, sont mieux entraînées et beaucoup moins corrompues: impossible de s’en priver.

https://www.elsoldemexico.com.mx/mexico/politica/sigue-la-agenda-de-amlo-este-9-de-abril-3297137.html
Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a été associé à la création de la Garde nationale. ©Mauricio Huizar, El Sol de México

En revanche, c’est de l’aide des États-Unis dont AMLO compte bien se passer: il projette d’abandonner l’Initiative de Mérida. Devenu la clé de voûte de la collaboration entre les deux gouvernements dans le cadre de la lutte contre la drogue et le crime organisé, l’accord s’est surtout montré bénéfique pour l’industrie de l’armement étatsunienne. Il a aussi permis de justifier une intromission toujours plus accentuée des services de sécurité et de renseignement de Washington en territoire mexicain. C’est pourquoi AMLO compte mettre en place une révision globale de la stratégie de coopération. « Nous voulons des investissements pour la création d’emplois, pas du soutien militaire », déclare-t-il début mai 2019.

Des résultats qui tarderont à arriver

Toujours est-il que la nouvelle politique de pacification – résumée dans la formule « des accolades, pas des balles » – tarde à porter ses fruits. Loin de diminuer, les chiffres de la violence maintiennent au contraire leur tendance à la hausse. Tout indique que la première année de mandat d’AMLO verra dépasser les 36 000 homicides comptabilisés en 2018 (les chiffres définitifs pour l’année 2019 n’ont pas encore été publiés). Le manque de résultats rapides est sévèrement pointé du doigt et les critiques pleuvent sur la stratégie sécuritaire du gouvernement. L’opposition, pourtant totalement responsable de la situation actuelle, dénonce un supposé manque de fermeté face aux criminels.

Quant au président Donald Trump, il profite du fait que la Garde nationale essuie plusieurs échecs sanglants face aux cartels pour s’engager dans des déclarations interventionnistes : il propose sans ambages d’envoyer son armée pour « faire le travail rapidement et efficacement. » Et de remettre en cause le changement de stratégie opéré par AMLO: « C’est le moment pour le Mexique, avec l’aide des États-Unis, de mener une guerre contre les cartels de la drogue et de les éliminer de la surface de la terre ». Une « guerre », soit reprendre le chemin qui a pourtant provoqué le désastre.

De son côté, le ministre des Affaires étrangères mexicain Marcelo Ebrard rappelle que la meilleure contribution que les Etats-Unis puissent faire est « non pas de fournir des hélicoptères mais plutôt de freiner le trafic d’armes de guerre ». En effet, en vente libre dans de nombreux États voisin, on calcule que plus de 2 millions d’armes auraient traversé illégalement la frontière vers le Sud durant ces 10 dernières années. Mais Trump préfère jeter de l’huile sur le feu au lieu de s’occuper sérieusement de ce problème ou de celui de la demande de produits stupéfiants: il menace désormais de classer les cartels mexicains comme « organisations terroristes ». Un label qui ouvrirait la porte à toujours plus d’ingérence.

Tout porte à croire que les insuccès du gouvernement mexicain en matière sécuritaire sont profitables aux intérêts de Washington. Fin mai 2019, le Mexique s’était vu obligé – face à un chantage aux tarifs douaniers imposé par Trump – d’accepter de dévier 6 000 membres des forces de l’ordre de leur mission principale en les déployant à la frontière sud, afin de freiner le flux des migrants en provenance d’Amérique centrale. Un chantage aux tarifs douaniers imposé par Trump transformait ainsi une partie de la toute nouvelle Garde nationale en sous-traitante de l’US Border Patrol.

Ainsi, après un an au pouvoir, le panorama sécuritaire s’avère très compliqué pour AMLO. Bien qu’ayant réaffirmé le mois dernier que la lutte contre la criminalité demeurait sa priorité absolue, comment répondre aux attentes d’une population à bout et qui exige des résultats rapides au vue de la situation calamiteuse dont il a hérité ? D’autant plus qu’elle nécessitera forcément du temps pour s’assainir. La solution est loin d’être évidente. Le ministre de la Sécurité Alfonso Durazo déclarait il y a quelques jours face aux 2 000 nouvelles recrues de la Garde nationale: « Des mois difficiles nous attendent, et particulièrement pour vous ».

Le Mexique n’est pas encore sorti de son bourbier.

Violences et transformation sociale : peut-on faire la révolution sans la révolution ?

©Harald Lenuld Pilc

Les gilets jaunes auront marqué de façon indélébile l’année 2019. Sans chercher à affirmer ou infirmer les reproches de ces conservateurs de tout poils, ceux ayant vu dans ce mouvement une lueur d’espoir vers une transformation de nos sociétés initiée par les masses sont inévitablement ramenés à ce débat qui n’est pas neuf : que faire de la stratégie de la violence ? Ceux qui enragent de l’injustice de nos sociétés, de la prédation de son économie sur les hommes et la nature doivent-ils entretenir cette rage, la propager, en faire une arme de transformation et une force de visibilisation ou doivent-ils au contraire en craindre les excès, les risques et les dérives ?


« Citoyens, vouliez-vous la révolution sans la révolution ? (…) Toutes ces choses-là étaient illégales, aussi illégales que la Révolution, que la chute du trône et de la Bastille, aussi illégales que la liberté elle-même »[1]. Ces mots de Robespierre résonnent avec d’autant plus de profondeur à la lumière des événements de ces derniers mois. Quand, à grand cri de « Macron démission », des gilets jaunes envahissent ronds-points et avenues durant 29 semaines consécutives « pour l’honneur des travailleurs, pour un monde meilleur », et quand, dans le même temps, on nous rebat les oreilles du soir au matin dans les différents médias à grand cri de « Mais, rassurez-moi, vous condamnez ces violences ? », alors oui ces mots de Robespierre font échos en nous et nous interrogent.

Car après tout, qu’est-ce qu’une révolution sinon cette « rupture avec le cadre de la légalité »[2] ? Comment ne pas associer les transformations radicales qui se sont opérées dans nos sociétés à des épisodes clés de violence populaire ? Comment ne pas penser aux révoltes contre l’injustice fiscale lors des jacqueries de 1358, à la prise de la Bastille, au saisissement des canons du peuple et à l’expulsion de l’armée par la Commune de Paris naissante le 18 mars 1871, aux pavés arrachés en mai 1968, aux Champs-Élysées saccagés lors de l’acte XVIII des gilets jaunes ? Certains des événements cités nourrissent encore l’imaginaire révolutionnaire et ont indéniablement conduits à des transformations, petits pas ou grandes révolutions. Mais tous ont aussi vus la morts des meilleurs des nôtres, des Etienne Marcel, des Desmoulins, des Robespierre, des Varlin et des Zineb Redouane. Tant et si bien que certains ont substitué à cet idéal de révolution, conçu comme le soulèvement armé des masses contre la légalité en place, un autre modèle, celui de -496 et de la grève des travailleurs de l’Aventin donnant naissance aux tribuns du peuple, celui des Gandhi et des Luther King, celui des masses vénézuéliennes insurgées contre le prix du ticket de bus ouvrant la voie à la révolution bolivarienne de Chávez ou plus récemment celui du peuple algérien assemblé dans les rues, criant halte à l’humiliation, réclamant le départ d’un président amorphe et de sa caste au pouvoir. Bref, à la révolution prolétarienne certains ont préféré la révolution citoyenne, telle que théorisée par Rafael Correa, ancien président de la République de l’Équateur, et reprise par Jean-Luc Mélenchon, celle qui « s’enracine dans le mouvement social, [qui] se déclenche et se mène par les bulletins de vote et les élections »[3]. D’autres, à l’instar de Lutte ouvrière de Nathalie Arthaud, continuent de refuser cette ligne pacifiste en tant que telle et appellent à une acception plus classique de la révolution, celle qui consiste à « renverser la bourgeoisie au pouvoir, [l’exproprier], [faire] que les travailleurs eux-mêmes prennent le pouvoir »[4].

La question reste donc entière, peut-on faire « la révolution sans la révolution » comme la moquait Robespierre ? La violence est-elle cette « accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs »[5]ou amène-t-elle, en particulier dans le cadre de nos démocraties pluralistes, à un rabougrissement des mouvements sociaux qui ne conduit nulle part sinon à l’amoncellement de morts dans nos rangs ?

« C’est partout la misère qui nous rend méchants » : une violence qui en appelle une autre

Topos, diront certains, et pourtant il faut bien commencer par-là. On ne saurait céder au piège injonctif de la condamnation en cadence des violences de tel ou tel sans rappeler, encore et toujours, qu’elles ne peuvent être comprises sans les mettre en perspective avec la violence sociale existante. Comprise, ce qui n’est pas synonyme d’excuser comme l’affirmait à tort un ancien Premier ministre aujourd’hui en perdition à Barcelone.

Violence sociale, donc, en laquelle certains voient le propre du politique, dont le légitime monopole serait détenu par l’État et ses appareils dans la conception wébérienne tandis qu’une autre lecture, celle d’Althusser ou de Pierre Clastres, dénonce le caractère coercitif desdits appareils. Mais beaucoup, sinon l’écrasante majorité, ne se posent pas la question de la violence en ces termes. Ils n’agissent pas consciemment en réponse aux appareils répressifs d’État tels que définis par Althusser : ils laissent s’exprimer leurs affects. Comme le dit le plus simplement possible la plume de Ferrante à travers la voix de sa narratrice, une jeune fille ayant grandi dans les quartiers pauvres de Naples durant les années de plomb : « C’est partout la misère qui nous rend méchants »[6].

En somme, face à de pareilles situations, on peut aisément comprendre que certains basculent dans la violence, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont plus que cela.

Barbara [7] est une mère de famille qui, du fait de ses difficultés financières, a vu son électricité brièvement coupée en plein hiver 2008, avant d’être basculée en service restreint où elle devait arbitrer entre le chauffage le soir et l’eau chaude le matin, et ce alors même qu’elle avait à sa charge deux enfants en bas-âges. Quand on l’interroge sur ces mois de difficulté, elle les décrit comme suit : « Plus de lumière, plus de gazinière, plus de téléphone, plus de frigo, plus de machine à laver, plus de chauffe-bain donc plus d’eau chaude, enfin plus rien, plus rien (…) Tu ne peux plus vivre ». Quand on la questionne sur ce qu’elle ressent alors, quand les agents EDF se présentent à son domicile, elle évoque un sentiment d’injustice :  « C’est à l’EDF et à l’État [que j’en veux], comment on peut laisser faire ça ? »

Loin d’être unique en son genre, cette violence d’État qui a tant marqué les esprits de Barbara et de sa famille irrigue l’actualité quotidienne.

Violence d’un État prédateur ou impuissant, ne répondant pas voire se faisant le protagoniste des fameux « plans sociaux », où la violence d’une chemise arrachée ou d’une voiture renversée répond à celle de plusieurs milliers de vies fragilisées voire brisées d’un trait de plume, comme l’illustre si crûment la vague de suicide chez France Télécom, l’épisode chaotique de la restructuration d’Air France en 2015, plus récemment les 1050 suppressions d’emploi annoncées en France par General Electric en dépit de toutes les promesses annoncées lors du rachat de la branche énergie d’Alstom initiée par un État stratège dont l’économie était alors pilotée par un certain Emmanuel Macron, ou encore sur le terrain de la fiction par le puissant film de Stéphane Brizé, En Guerre, où 1100 salariés se battent pour sauvegarder leur emploi face aux promesses non tenues de leur employeur et à l’absence de volonté étatique.

Violences policières, de la mort d’Adama Traoré aux barbouzeries d’Alexandre Benalla en passant par les milliers de blessés, mutilés et éborgnés dans les rangs des gilets jaunes. Violences judiciaires d’un État dont la ministre de la Justice vantait en mars dernier les 2000 condamnations dont 40% de prisons fermes, soit autant de vies brisées, comme s’il s’agissait là d’une source de fierté du parti de l’ordre ayant été en mesure de mater la contestation sociale.

En somme, face à de pareilles situations, on peut aisément comprendre que certains basculent dans la violence, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont plus que cela.

Violence et conflictualité, le propre du politique

Une fois qu’on a dit cela, nécessité il y a d’aller plus avant dans la réflexion. Car si la violence est à bien des égards compréhensible, reste à savoir si elle est, d’un point de vue plus stratégique, souhaitable ; savoir si elle peut, dans le cadre de nos sociétés du XXIe siècle, conduire à une transformation radicale de la société et ainsi apporter une réponse aux situations telles que nous les avons décrites.

En préambule d’une telle discussion, il convient d’interroger la nature-même de la politique. On refusera une conception idéaliste faisant de la politique l’art du consensus et de la résolution du conflit, pour privilégier l’idée selon laquelle la politique, c’est précisément une voie d’expression de la conflictualité d’une société ou, pour le dire en des termes foucaldiens « La politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens »[8]. Une telle lecture, héritée d’une longue tradition politique et philosophique et qui s’exprime aujourd’hui notamment par la voix de la réinterprétation de Carl Schmitt opérée par Chantal Mouffe, considère qu’en politique « l’antagonisme est une dimension impossible à éradiquer »[9], que cette dichotomie schmittienne ami/ennemi est une grille de lecture indispensable pour comprendre le fait politique. En d’autres termes, la politique, c’est le conflit.

Mais alors, qui dit conflit dit-il nécessairement violence ? Si la politique, c’est l’antagonisme, ayant pour tâche « de distinguer correctement ami et ennemi »[10], alors l’expression du politique, dans son acception schmittienne, c’est précisément la réalisation du conflit entre ces deux pôles antagonistes. À certains égards, la tradition marxiste et à sa suite le marxisme-léninisme, ne disent pas autre chose, comme l’analyse Schmitt lui-même : « Une classe au sens marxiste du terme (…) devient un facteur politique (…) quand elle prend la lutte des classes au pied de la lettre en traitant l’ennemi de classe en ennemi véritable et en le combattant »[11]. Lénine, dans son fameux Que Faire, décrivait ainsi l’insurrection comme « la riposte la plus énergique, la plus uniforme et la plus rationnelle faite par le peuple tout entier au gouvernement »[12].

On pourrait pourtant dresser une autre voie à cette lecture qui ne se contente pas de faire le constat positif de la conflictualité, mais qui appelle à en pousser la logique jusqu’à l’affrontement violent, opposant ainsi amis et ennemis jusqu’au dépassement, vers une société sans classe ou un État total, selon l’obédience. L’école de pensée mouffienne, irriguée d’une relecture de Schmitt et de Gramsci et dont on voit aujourd’hui l’influence sur la gauche radicale européenne, dresse une autre voie possible résumée en ces termes par Íñigo Errejón, ancien cadre de Podemos :

« En fin de compte, une partie du pouvoir politique, dans nos sociétés, provient de la capacité à convaincre, et dans le fait que cette conviction s’exprime dans la bataille électorale, et une autre partie du pouvoir politique, comme disait Mao Tsé-Toung, est « au bout du fusil », c’est à dire renvoie à la capacité de réaliser des actions violentes »[13].

Si l’on prend comme présupposé l’idée que la politique repose sur la conflictualité, deux voies s’offrent donc à nous : celle de la rupture violente ou celle du dépassement de la violence. La première a déjà été explorée. Quant à la seconde, elle s’exprime sous la plume de Chantal Mouffe à travers l’idée d’une démocratie agonistique, c’est-à-dire une forme sublimée de la relation antagonique, où la relation d’ami à ennemi se meut en une opposition d’adversaires politiques, reconnaissant leur légitimité mutuelle et réglant leurs différends dans les urnes. Qu’en est-il néanmoins quand c’est précisément cette légitimité  des urnes qui est remise en cause ?

La violence, un mal nécessaire ? Pour une sortie par le haut de nos crises démocratiques

Dans de pareils cas, quand se confrontent, comme c’est le cas depuis maintenant 29 semaines, la légitimité rationnelle légale des urnes, à celle de la rue qui appelle à un changement de paradigme, que faire ? Si beaucoup de gilets jaunes n’ont eu de cesse de condamner la violence de certaines franges du mouvement, certains, à l’instar de Johny, 37 ans, n’hésitent pas à la décrire comme un mal nécessaire : « On a pris conscience qu’il n’y a que quand ça casse qu’on est entendu »[14].

L’absence de recours démocratique dans nos démocraties libérales, en France et en Europe, n’a de cesse de revenir sur le devant de la scène comme le point de crispation des citoyens du XXIe siècle en mal de démocratie. Cette crise démocratique n’a eu de cesse de se manifester ces dernières années dans le quotidien des Français et des Européens. Du Non de 2005 à la Constitution européenne par voie référendaire au Oui parlementaire du traité de Lisbonne qui en reprend la quasi totalité ; du Brexit de 2016 à l’incapacité de le mettre en place trois ans plus tard ; de l’illisibilité des votes à la proportionnelle ou de certains régimes parlementaires perturbés par les coalitions et en particulier des grandes coalitions, où la démocratie continue d’être monopolisée par les deux partis dits de gouvernement, à l’amertume des scrutins majoritaires à deux tours où de deux maux il faut toujours choisir le moindre (situation instrumentalisée par un Emmanuel Macron faisant le pari du maintien au pouvoir d’un l’extrême marché qui ne rivaliserait plus qu’avec l’extrême droite). Dans tous ces cas de figure, la voie des urnes a déçu, frustré, et peine aujourd’hui à convaincre. À ces votes illisibles, bafoués, tronqués ou vidés de sens, s’ajoute la difficulté à s’exprimer en dehors des périodes électorales, frustration cristallisée par la demande d’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne par les gilets jaunes.

Dès lors, à l’heure de cet Hiver de la démocratie tel que le caractérise Guy Hermet, où nous « touchons au terme d’un futur ancien régime, d’un régime finissant, voué à céder à place à un autre univers politique encore dépourvu de nom » [15], où le vieux se meurt et le neuf hésite à naître pour le dire gramscien, la voie des urnes ne laisse à certains que peu d’espoir de transformations. Or, quand la voie démocratique sembler mener sur une impasse, la violence est-elle l’ultime recours ?

 Oui, la violence populaire est parfois inévitable et peut, dans certains contextes, servir de point d’appui à une transformation radicale de la société.

Il convient d’affirmer tout d’abord qu’il ne s’agit pas de condamner en cadence la violence ni même d’adopter une position manichéenne sur le sujet. Oui, la violence populaire est parfois inévitable et peut, dans certains contextes, servir de point d’appui à une transformation radicale de la société. Inévitable, quand un pouvoir en place n’a plus d’autre alternative que la force brute pour se maintenir en place : c’est ce que Gramsci définirait comme une crise organique. Alors, pour reprendre la terminologie de Frédéric Gros, quand l’obéissance de s’obtient que par la soumission, il est normal et même légitime que le recours soit celui de la rébellion[16]. Mais recours il ne sera que si l’alternative proposée n’est pas la violence pour la violence, la violence comme fin en soi. S’il n’en est pas l’instigateur mais seulement le répondant, alors le peuple en armes apparaît comme l’alternative, à condition qu’il se définisse comme tel. Or, se définir comme alternative, c’est proposer une voie de sortie politique, par le haut. L’alternative c’est ce qui se propose de mettre fin à la soumission du régime qui se meurt et qui, pour se faire, quand bien même il y aurait nécessité ponctuelle de se rebeller, construit l’alternative politique vers un régime de la masse et du consentement plutôt que vers celui de l’avant garde et de la terreur révolutionnaire.

Pour illustrer cette ligne de démarcation qui parfois peut paraitre ténue, on pourrait, à l’instar de Podemos dans ses Leçons politiques de Game of Thrones, convoquer certains éléments de la culture populaire (attention spoiler). Pourquoi certaines violences de Daenerys nous semblent justifiées et même nécessaires dans les premières saisons alors qu’elles nous sont insupportables dans la dernière ? Précisément parce que les premières offrent une voie de sortie par le haut, une perspective politique, quand les dernières se laissent déborder par la violence elle-même. Ainsi le spectateur est-il conquis par le meurtre des maîtres d’Astapor dans le quatrième épisode de la saison 3 précisément parce que Daenerys fait immédiatement suivre cette scène de violence d’un discours politique, où elle appelle les esclaves d’hier à agir en hommes libres d’aujourd’hui. Alors, « Après la mobilisation destituante, s’ouvre un moment constituant qui instaure de nouvelles positions »[17].

Inversement, le discours que tient Daenerys à ses immaculés après avoir réduit Port Réal à feu et à sang relève précisément des dérives qu’il peut y avoir à adopter la voie de la violence : « Immaculés, vous avez été arrachés aux bras de vos mères et élevés comme esclaves. A présent, vous êtes des libérateurs. Vous avez délivré la ville de l’emprise d’un tyran. Mais la guerre n’est pas terminée. Nous ne déposerons pas nos lances tant que nous n’aurons pas libéré tous les peuples du monde ».

Enfermé dans la spirale de la violence, Daenerys glisse vers ce que dénonce précisément Camus dans L’homme révolté, quand il affirme avec force que l’utilisation de fins injustes, même au service de fins justes, n’a pour effet que de corrompre ces fins et de les rendre injustes elles-mêmes. Pareille révolution, selon Camus, « pour une justice lointaine, [légitime] l’injustice pendant tout le temps de l’histoire (…) elle fait accepter l’injustice, le crime et le mensonge par la promesse du miracle »[18].

Le risque donc d’une stratégie de la violence visant à imposer ses vues quand elles ne parviennent pas à s’exprimer par les urnes, c’est précisément de tomber dans la spirale de la violence, celle de la peur de la conspiration, de l’ennemi de la révolution ou de l’ennemi de classe omniprésent, en d’autres termes, de faire une révolution de pseudo avant-gardistes, révolutionnaires professionnels d’hier ou black-blocks d’aujourd’hui, et de la faire à contre-courant des masses.

Dès lors, si violence il doit y avoir, qu’elle ne soit qu’un dernier recours, une ultime réponse face au tyran qui soumet par la force des armes. Et quand un tel pari risqué peut-être évité, alors qu’il le soit. D’abord, comme on l’a dit, parce que la violence, c’est la mort par milliers, et souvent des meilleurs d’entre nous, ouvrant parfois sur des situations de chaos comme on en connait en Libye. Ensuite, parce que la violence rabougrit les mouvements sociaux, dissout les masses et ne laisse place qu’à ces minorités agissantes, révolutionnaires de salon qui pensent, parlent et se mettent en mouvement à la place des peuples. Alors la violence, laissée aux mains de quelques-uns, devient la plus grande menace d’une cause qui, pourtant, pouvait paraitre juste.

Nous avons la chance de bénéficier d’un cadre démocratique qui rend possible ces révolutions citoyennes, ces mobilisations de masse, par la pression de la rue couplée à la clarté des urnes, pour une transformation radicale de nos sociétés. Le Front populaire de 1936 n’est rien d’autre que la rencontre du politique et de la masse, d’un Léon Blum élu par les urnes qui, plutôt que d’aller directement à Paris, encourage les soulèvements populaires dans son fief de Narbonne, pousse à se mettre en mouvement pour l’alternative après s’être électoralement mobilisé contre le pouvoir en place : en somme passer de la phase destituante à la phase constituante. Sans dogmatiquement rejeter la violence, on ne peut ignorer que cette voie de recours démocratique existe : saisissons-nous en.


[1] Gauchet (Marcel), Robespierre: L’Homme Qui Nous Divise Le Plus. Gallimard, Paris, 2018, p. 99

[2] Ibid

[3] Mélenchon (Jean-Luc), Qu’ils s’en aillent tous: Vite, La Révolution Citoyenne, Flammarion, Paris, 2010,p.16

[4] Arthaud (Nathalie), Réunion Publique de Nancy, 04/05/2019, [online] : https://www.lutte-ouvriere.org/multimedia/extraits-de-debats/apres-le-1er-mai-les-blacks-blocs-la-violence-et-comment-changer-la-societe-120232.html

[5] Friedrich Engels, Le Rôle de la violence dans l’histoire, Paris, Éditions sociales, 1969, pp. 37-8

[6] Ferrante (Elena), L’amie prodigieuse, Tome 1,  Gallimard, Paris, 2014, p.336

[7] Le prénom a été changé

[8] Foucault (Michel), Dits et écrits, 1952-1988, Gallimard, Paris, 2001, texte n°148

[9] Mouffe (Chantal), Errejón (Íñigo), Construire Un Peuple: Pour Une Radicalisation De La Démocratie, les Éditions du Cerf, Paris, 2017, p.88

[10] Schmitt (Carl), La notion de politique, Flammarion, Paris, 1992 (1932), p.76

[11] Ibid

[12] Lénine, Que faire, Editions Science Marxiste, Paris, 2004 (1902)p.224

[13] Mouffe (Chantal), Errejón (Íñigo), opus cite, p.135

[14] Leclerc (Aline), « La violenceun « mal nécessaire »pour les « gilets jaunes » », Le Monde,  mardi 19 mars 2019, p.10

[15] Hermet (Guy), L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, Armand Colin, Paris, 2007

[16] Gros (Frédéric), Désobéir, Éditions Albin Michel, Paris, 2017, pp.41-51

[17] Errejón (Íñigo), « Power is Power, Guerre et politique », in Iglesias (Pablo) (dir.), Les leçons politiques de Game of Thrones, Post-éditions, 2015, p. 94

[18] Camus (Albert), L’homme révolté, Gallimard, Paris, 1985, p.292

Penser en Turquie : l’horizon pénitencier

Regroupement d’élèves dans l’université de Bogazici (Bosphore)

Turquie. Depuis le lundi 19 mars, à l’université du Bosphore à Istanbul (Boğazici Universitesi), une vague de répression policière s’abat sur les étudiants qui refusent de célébrer la guerre et la victoire militaire d’Afrin. Alors que les insultes, les coups et les arrestations font partie de leur quotidien, ils se voient privés de tout appui judiciaire. Aujourd’hui, treize étudiants sont encore détenus. Un élément de plus qui s’ajoute au panel répressif du gouvernement. LVSL a pu rencontrer sur place une étudiante.


Depuis le début des opérations militaires à Afrin, nombre de professeurs et d’élèves s’insurgent contre la politique belliciste du président Erdogan et la castration intellectuelle en cours. Pour contrer la contestation, des professeurs ont été jugés pour propagande terroriste, tandis que d’autres ont été contraints de démissionner pour ne pas perdre leurs droits[1]. Plus largement, toute voix discordante se voit dûment sanctionnée. Les opposants politiques sont sans cesse attaqués à l’image des membres du HDP (Parti Démocratique des peuples).

Le 18 mars 2018, la ville d’Afrin défendue par les Kurdes du YPD (Unités de protection du peuple) est tombée entre les mains de l’armée turque et de son allié syrien, l’Armée syrienne libre. Aux yeux d’Erdoğan, il s’agissait d’éviter à tout prix la même situation qu’à Kobané. Les Kurdes s’étaient emparés de la ville, formant un territoire kurde uni dans le nord de la Syrie. Cette crainte stratégique explique l’ampleur de l’investissement militaire pour reprendre la ville aux Kurdes. Le nom donné à l’opération, « Rameau d’olivier », évoque une entreprise libératrice et pacificatrice.

L’université attaquée

L’atmosphère liberticide en Turquie s’est considérablement accentuée depuis le référendum de 2017 et la chasse aux professeurs critiquant le pouvoir. L’omnipotence de la muselière présidentielle se manifeste par la répression de toute activité critique des décisions du gouvernement, et par une vaste entreprise de propagande criminalisant les Kurdes. Ainsi, toute forme de pacifisme est vue comme une manifestation de sympathie envers les Kurdes et dûment réprimée par des arrestations.

Le lendemain de la prise d’Afrin par les forces turques, des « activistes islamistes »[2] de l’université offraient sur le campus des desserts à tout le monde afin de célébrer la victoire. Immédiatement des étudiants refusant toute forme de guerre se rassemblent et brandissent des panneaux: « La guerre et l’occupation ne peuvent être célébrées ». Afin de ne pas créer de heurts, le doyen de l’université décide d’intervenir et convainc les premiers de s’en aller. C’est à partir de ce moment que les attaques envers les étudiants refusant la célébration commencent. Les réseaux sociaux et certains médias engagent un lynchage massif. En témoignent les propos tenus par le président Erdoğan :

« Puisqu’il y a des terroristes dans l’Université du Bosphore qui nuisent à l’image de l’institution, nous les trouverons grâce aux analyses vidéo et nous ferons le nécessaire. »

Erdoğan met en place un système politique et social dans lequel chaque opposition au pouvoir est accusée de terrorisme. La guerre devient donc nécessaire à la pérennisation, déjà bien avancée, de son pouvoir. L’AKP (parti du président, Parti de la justice et du développement) utilise la bataille et la prise d’Afrin pour supprimer toute velléité de contestation. Le YOK (Conseil Supérieur de l’Éducation) a été saisi afin qu’ils autorisent l’éviction des étudiants de l’université. Si c’est accordé, la suppression totale des voix anti-bellicistes et anti-AKP serait bien plus aisée pour le pouvoir. À cela s’ajoute la pression sociale puisque des sympathisants de l’AKP viennent fréquemment devant l’université les provoquer en les injuriant de « terroristes » et de «traîtres à la patrie». Ils les accusent de trahir la commémoration des martyrs.

Arrestation des étudiants

Tilbe Akan, étudiante victime de la violence sociale et policière, a rencontré des membres de la rédaction afin d’expliquer le déroulement des évènements. Elle a tenu à être nommée. Elle explique que cela fait plusieurs mois que l’on retrouve des policiers devant et dans les universités, afin de surveiller toutes les activités susceptibles de basculer vers la révolte. Cette surveillance est soutenue par des étudiants pro-AKP qui n’hésitent pas à dénoncer à la police ou sur des sites pro-AKP, les noms des étudiants de gauche qui critiquent le pouvoir ou la guerre. La semaine dernière, ce sont onze étudiants qui ont été placés en détention relate le journal Dokuz8news. Avant ces derniers, dix furent détenus puis relâchés. Dans un communiqué, l’avocat Engin Kara explique que la police est particulièrement violente avec les femmes et leur met une pression psychologique plus forte qu’aux hommes. Tout est mis en œuvre pour effrayer ces jeunes. Tilbe décrit le moment où sept d’entre-eux ont été placés et frappés dans un bus pénitencier qui faisait simplement le tour de l’université. Avec effroi, elle explique que les policiers leur ont bandé les yeux, avant de les toucher, insulter et frapper. Depuis une semaine et demie, la police effectue des raids, à cinq heures du matin, dans les appartements de l’université pour emmener les étudiants avec eux. D’autres étudiants détenus ont été battus et des jeunes femmes ont subi des attouchements sexuels. Pour cette raison, l’étudiante ne dort plus dans son appartement. Le lendemain de ces raids, le doyen de l’université décide de poursuivre en justice la police car elle n’a pas le droit de s’en prendre aux étudiants dans l’enceinte de l’université. Pour répondre aux multiples attaques de la police, les étudiants défilent avec le slogan « The university will not obey ». Des conférences de presse données par diverses organisations de défense s’insurgent contre la répression.  Le doyen de l’université dénonce ces accusations outrageuses :

«On ne peut pas poursuivre en justice quelqu’un pour avoir des opinions, on ne peut qualifier de terroriste sans une décision judiciaire »

Face à cette situation, l’association « Solidarité avec les Universitaires pour la Paix et défense des droits humains en Turquie » (SUP-DDHT) était place de la Sorbonne à 14h30, le 30 mars 2018, pour donner une conférence de presse. À l’échelle mondiale, une lettre signée par 935 universitaires de diverses universités, dont Harvard, Cambridge et Yale dénonce fermement la situation : « Nous sommes opposés à la récente arrestation et au harcèlement des étudiants de l’université de Bogazici ». Amnesty International s’est également emparée du problème et exige la libération immédiate des étudiants.

Brider l’esprit critique et les mots

Une fois de plus, Erdogan montre sa crainte face à l’activité intellectuelle et critique. L’étau obscurantiste se referme indéniablement sur la société turque sous-couvert de protéger les individus et les mœurs à l’image du témoignage d’une professeure de petite section, citant les chansons qu’elle doit passer en cours “Grand-mère sert grand-père, maman sert papa, et maintenant c’est ton tour, toi aussi, petite fille, tu vas servir ton mari[3]. La société turque est prise dans une dynamique de castration sociale de grande ampleur. Quelques mois auparavant, 139 141 livres ont été contrôlés par le Ministère de la Culture. Toutes les publications sur le mouvement Gülen et Fetullah Gülen ont été retirées des bibliothèques. D’autres livres font l’objet d’enquêtes, parmi lesquels Spinoza, Camus et Althusser car ils ont été, d’après eux, liés à une organisation terroriste. L’éditeur Osman Kavala, fondateur d’Iletism a été arrêté à cause des suspicions de lien avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).

Impossible de savoir si Erdoğan a lu le roman dystopique 1984 d’Orwell mais les deux systèmes étatiques semblent posséder une trame narrative commune. Les mots réunissent les deux hommes. Orwell avait sa novlangue, Erdoğan semble l’avoir compris et s’attèle à la réduction de la faculté de penser en restreignant son espace vital. Ces menottes mises aux mains des professeurs, étudiants, journalistes, politiques et livres ne servent qu’à empêcher toute révolte, toute manifestation à l’encontre de l’autorité souveraine. Penser, rêver et aimer : voilà le triptyque grammatical dont a horreur le président, des synonymes de l’alternative politique.

Vincent Benedetto.

[1] http://lvsl.fr/purge-universitaire-en-turquie-les-professeurs-dans-le-viseur-judiciaire

[2] Tilbe Akan

[3] « Le système scolaire turc à l’épreuve d’une révolution conservatrice » Médiapart, Nicolas Cheviron, mardi 31 octobre 2017

Violences policières : à Aulnay, l’Etat ségrégue

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Gare d’Aulnay sous bois ©Clicsouris

Le 2 février dernier, Théo, jeune homme d’Aulnay-sous-Bois (93) est passé à tabac et violé par quatre policiers au cours d’une interpellation. Si l’affaire s’ajoute à une longue liste de “bavures” qui en disent long sur la manière dont l’Etat français s’intéresse aux banlieues, elle ouvre également la porte à des perspectives de mobilisation réelles.

Théo, Adama, Malik et les autres

Reprenons donc : si Théo est toujours hospitalisé dix jours après les faits, il aura au moins échappé au destin funeste d’un certain nombre de jeunes ayant eu maille à partir avec la police nationale. Le cas le plus célèbre est celui de Malik Oussekine, tué en 1986 par deux policiers en service à la suite d’une manifestation. Les deux meurtriers seront condamnés à une peine de prison avec sursis. En 2005, la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents qui fuyaient un contrôle de police et se sont cachés dans un transformateur électrique, entraîne les plus importantes émeutes urbaines que la France ait connu depuis la fin de la guerre d’Algérie.

Plus proche de nous, la mort en juillet 2016 d’Adama Traoré lors d’un contrôle de gendarmerie avait entraîné une vaste mobilisation d’habitants des banlieues, relayée par des artistes ainsi que la famille Traoré. L’affaire est d’autant plus détestable que les deux frères d’Adama ont été condamnés à des peines de prison ferme pour outrage à agent. Pendant ce temps, l’enquête principale piétine.

“Entre le bitume et la brousse”

Le profil de ces incidents ne doit pas nous étonner tant ils se ressemblent, pas plus que les réactions des syndicats policiers réactionnaires. Dans chaque cas, on retrouve les mêmes éléments : des victimes majoritairement jeunes, issues de l’immigration, des banlieues et des classes populaires. Les bavures ont toujours lieu à la suite de contrôles de police musclés. Les vérifications d’identité sont un procédé policier inconnu dans certains quartiers mais pourtant omniprésent dans les grands ensembles. Elles ont pour objectif d’instaurer un contrôle social de l’Etat sur des populations perçues comme dangereuses. Le seul mot d’ordre donné à cette masse d’ouvriers, de femmes de ménages, de petits commerçants, de chômeurs, de balayeurs peut se résumer en une injonction : ne pas bouger. La société a besoin d’une réserve de main-d’œuvre bon marché pour occuper un certain nombre d’emplois dévalorisés, notamment dans les métropoles.. Pour la police, la sécurité passe après l’ordre social.

Ces pratiques policières, nombreuses a dégénérer en incidents violents ne s’abattent pas sur les banlieusards par hasard. Si les cas cités plus hauts concernent tous des jeunes d’origine subsaharienne ou maghrébine c’est bien que la fonction de maintien de l’ordre social attribuée à la police est héritée de la colonisation, période toujours d’actualité pour certains territoires. “Le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police. Aux colonies, l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d’oppression est le gendarme ou le soldat.” Remplaçons “colonies” par “banlieues” et constatons que ces mots de Frantz Fanon dans Les damnés de la terre n’ont pris aucune ride un demi-siècle après avoir été écrits. Qu’un officier de police qualifie le terme de “bamboula” de “convenable” en dit long sur l’entreprise politique à laquelle appartient l’institution policière.

Et maintenant ?

Depuis des semaines, des manifestations de soutien à Théo se multiplient. Alors que les proches de la victime appellent au calme, de nombreux incidents sont à constater. Ces manifestations sont pour l’instant essentiellement le fait d’habitants des banlieues, premiers concernés par les violences policières, et de militants d’extrême-gauche.  Ou encore, des lycéens, notamment parisiens, qui se sont mobilisés en soldarité avec Théo. Problème : si les premiers restent localisés dans les espaces périphériques dans lesquels l’Etat souhaite les confiner, les seconds mobilisent essentiellement les classes moyennes blanches dans les centre-villes. Aux discours moralisateurs n’ayant jamais connu l’expérience de la violence policière et souhaitant condamner la forme des manifestations, invoquons une fois de plus Fanon : “Le souci de sécurité [du colon] l’amène à rappeler à haute voix au colonisé que “Le maitre ici, c’est moi”. Le colon entretient chez le colonisé une colère qu’il stoppe à la sortie.” Cependant, la perspective de construction d’un mouvement politique crédible reste limitée.

En 1983, la Marche pour l’égalité et contre le racisme, abusivement renommée “Marche des beurs” avait permis de rendre visible dans l’espace public une nouvelle génération de jeunes de quartiers populaires derrière des revendications de dignité, de justice et de fin des violences policières. Ce mouvement unitaire s’était vu confisquer sa lutte par un anti-racisme socialiste plus à même de brandir l’argument de la morale que d’appuyer les revendications matérielles des manifestants. La victoire d’un mouvement de lutte en 2017 passe par la mise en relation des forces progressistes avec les manifestants. Il en va du devoir des partis, des syndicats et des associations d’organiser les révoltés dans une dynamique de lutte. Ce travail politique est un travail de longue haleine, contrairement aux rêves délirants d’insurrection spontanée d’une partie de la gauche, mais il est indispensable pour créer l’unité nécessaire à une victoire concrète face aux humiliations policières. Ce n’est qu’en investissant la lutte organisée que les classes populaires vaincront, ce n’est qu’en investissant les quartiers que la gauche survivra.

 

©Clicsouris

The Walking Dead : une série politique

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©Casey Florig

Walking Dead ? Politique ? C’est pas une série avec des types qui dézinguent des zombies des heures durant ? Une série politique c’est House Of Cards, Baron noir etc. Et pourtant… The Walking Dead est peut-être une série bien plus politique que ces dernières et permet de parcourir des pans entiers de la philosophie politique.

Qu’est ce qui peut être moins politique qu’un film ou une série de zombie ? Et pourtant ça n’a rien de neuf. Des films de Romero jusqu’au Dernier Train Pour Busan, le film de genre zombie a toujours été éminemment politique et classé à gauche l’immense majorité du temps (anticapitaliste, critique des médias et de plus en plus écolo).

George A. Romero est incontestablement le père du genre et… il n’aime pas The Walking Dead. Il lui reproche (ainsi qu’à World War Z, mais sur ce point on ne lui donnera pas tort) son apolitisme : « J’étais le seul à faire ça. Et j’avais mes raisons, il y avait une sorte de satire sociale et je ne retrouve plus ça. The Walking Dead est juste un soap opéra », « à cause de World War Z ou The Walking Dead, je ne peux plus proposer un film de zombie au budget modeste dont l’essence est sociopolitique ».
Et s’il se trompait ?

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Frank Darabont, premier showrunner de la série

Le premier showrunner de la série était Frank Darabont qui a vite quitté la série en raison du manque du budget qui lui était alloué. Mais Frank Darabont est lui-même habitué à mettre de la politique dans ses films. C’est notamment ce qu’il avait fait dans The Mist, adapté du roman du même de nom de Stephen King, en en changeant la fin et en le rendant encore plus radical. L’histoire est simple : des américains lambdas se rendent au super marché, et se retrouvent soudain coupés du monde par une brume qui s’abat partout et rompt toute communication avec l’extérieur. Des monstres apparaissent alors aux abords du magasin. Mais très vite, le spectateur réalise que le vrai danger vient de l’intérieur.

C’est plus ou moins la même chose dans The Walking Dead : si la première saison se concentre sur les zombies, cette question devient vite secondaire puis franchement anecdotique au moment où la série en est rendue aujourd’hui.

Mais si The Walking Dead est politique c’est qu’elle est réac’ ? C’est ce que peut par exemple laisser penser le fait qu’après une enquête de Cambridge Analytica, l’équipe de Donald Trump ait décidé de diffuser des spots anti-immigrations lors des pubs de The Walking Dead car ayant identifié les téléspectateurs de la série comme hostiles à l’immigration. Pourtant les choses ne sont pas si simples.

La particularité de The Walking Dead est qu’elle est difficile à identifier politiquement, et elle évolue beaucoup : elle ne tranche pas, nous laisse choisir et nous permet d’étudier les situations qu’elle scrute en profondeur. Et elle  le fait en étant extrêmement référencée cinématographiquement, philosophiquement et même théologiquement (cf. la scène du bras de Carl dans l’épisode 1 saison 07 et le sacrifice d’Isaac).

Un retour à l’état de nature

Les œuvres qui se déroulent dans des contextes apocalyptiques ou en totale anarchie, comme c’est le cas des films/séries de zombies (mais comme le font aussi beaucoup d’autres – le manga L’Ecole Emportée, le roman Sa Majesté des Mouches, La Route…) sont l’occasion de questionner l’ « état de nature ».

L’état de nature c’est cette hypothèse philosophique qui permet de se figurer l’agissement des hommes avant l’émergence de la société et de l’Etat. Ces débats sont fondamentaux car ils ont servis de substrat philosophique à l’immense majorité des pensées politiques et même économiques. Et à travers The Walking Dead on peut retracer les grandes conceptions de l’état de nature.

Pour l’Anglais Thomas Hobbes (1588-1679) l’état de nature est un « état de guerre de chacun contre chacun » (1), ce que l’on résume souvent par la formule « l’homme est un loup pour l’homme ». Les hommes confrontés aux dangers d’une mort violente vont avoir tendance à s’entre-tuer : à tuer pour ne pas être tué.

Dans un premier temps cette approche n’est pas celle de la communauté de Rick dont le modèle semble plus rousseauiste. Dans le modèle décrit par Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1762), l’homme dispose d’une « répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement ses semblables » (2). C’est le mythe du “bon sauvage”.

Mais la tension entre ces deux théories va être présente tout au long de la série : l’homme est-il bon et enclin à s’entraider ? Ou est-il égoïste et doit être gouverné par la peur pour contraindre sa volonté de domination qu’il assimile à sa survie ? Ce débat, jamais tranché, traverse les 6 saisons de The Walking Dead… mais pas la septième.

negan-again-amc-releases-final-scene-of-the-walking-dead-season-6-finale-online-918017Dans la septième saison de The Walking Dead, la série semble devenir nietzschéenne. Après avoir fait preuve de compassion (saisons 1-3), Rick à Alexandria est tenté par Hobbes, il tente de convaincre les habitants que la violence et la force doivent être la règle vis-à-vis des autres communautés car seule la survie compte peu importe le coût, et souhaite lui aussi faire régner l’ordre par la peur (saison 5), mais il est vite rattrapé par sa nature qui est bonne. La communauté redevient kantienne en interne mais reste hobbesienne vers l’extérieur. Elle va toutefois le payer cher.

Car, dans la dernière saison de The Walking Dead, ce qui semble faire agir les hommes c’est bien « la volonté de puissance ». La petite équipe de Rick est victime du « renversement des valeurs », leur morale – la pitié, la faiblesse, l’égalité, la culpabilité – est celle des faibles, des « esclaves » (ce qu’ils deviennent au sens propres) et les condamne au ressentiment et à l’esprit de vengeance, sentiments que ne ressent pas Negan qui se fiche éperdument du bien et du mal.

Toutefois, de nouveau, la série ne décide pas pour nous pour le moment. Le moins que l’on puisse dire c’est que si Negan fascine, il n’est pas pour autant un héros : nos personnages vont-ils devoir se comporter comme lui pour le vaincre et ainsi renoncer à leur morale ? Ou vont ils construire un système autre et juger celui de leur ennemi ?

Une réflexion sur la justice

Dans un contexte de survie, la justice doit-elle être expéditive ou doit-elle préserver notre humanité ?

C’est toute la question que poste l’épisode 11 de la saison 2 « Juge, Juré et Bourreau » où le groupe doit déterminer si un homme qu’ils ont sauvé et qui pourrait représenter une menace pour eux doit être exécuté ou non. Un débat est organisé qui n’est pas sans rappeler 12 hommes en colère et dans lequel le personnage de Dale est le seul à argumenter en faveur de l’humanité, de la civilisation et de la moralité. Mais la peur domine les autres membres du groupe et l’épisode nous montre le déclin de la moralité des individus lors d’un événement catastrophique.

Une réflexion sur les relations internationales

Doit-on s’armer et être en mesure de supprimer n’importe quel autre groupe de survivants ou au contraire l’union fait-elle la force ? Doit-on agir préventivement au risque de devenir des monstres ou doit-on coûte que coûte trouver des moyens de collaborer ?

trolkingdeadEn relations internationales on peut grossièrement distinguer deux théories principales :

Tout d’abord, a théorie réaliste (Hobbes, Rousseau) qui explique que l’anarchie entre les nations est une donnée permanente, c’est une pensée pessimiste selon laquelle les Etats ne peuvent agir qu’en leur propre intérêt et pour leur propre sécurité au risque de créer une insécurité collective comme le montre la théorie des jeux ; la théorie libérale (Kant, Locke) qui admet la réalité de l’anarchie mais pense que l’on peut s’en émanciper par la coopération et le droit international.

De nouveau, la tension entre ces deux pensées est omniprésente dans The Walking Dead : le groupe de Rick cherche à collaborer avec Alexandria tandis que les femmes d’Oceanside après avoir fait l’expérience de la barbarie de Negan préfèrent tuer par prévention les personnes qui s’approchent de leur camp au cas où elles représenteraient une menace.

Ce qui semble ressortir de The Walking Dead est plutôt la théorie réaliste : si la démocratie, la paix kantienne, est possible à l’intérieur des communautés-Etat, c’est bien l’anarchie violente et le rapport de force qui définissent les interactions entre elles à l’extérieur.

De la violence au pacifisme

Depuis le début de The Walking Dead, la série montre la violence comme le principal moyen de la survie.

Pourtant plusieurs personnages, celui de Dale, puis celui de Morgan défendent l’option non-violente et pacifique. Mais assez vite ce choix passe au mieux pour de la naïveté au pire pour de la lâcheté.

Ici aussi The Walking Dead laisse les perspectives ouvertes. Si Morgan est un personnage souvent agaçant, les scénaristes semblent lui donner en partie raison lorsqu’il parait parvenir à faire ressortir le bon dans un des W (un des groupes les plus sanguinaires et fous-furieux de l’univers de la série). C’est cette idée rousseauiste que les hommes sont bons mais que c’est la société qui les corrompt.

Sur la non-violence contrainte, celle de Rick collaborant avec Negan, les scénaristes s’abstiennent de juger, un peu à la manière d’Un Village Français qui préfère la compréhension des motivations de tout un chacun au jugement moral peu instructif et peu source de réflexion.

Différents modes d’organisations de la cité

C’est aussi en cela que The Walking Dead est une série politique.

Elle montre différents systèmes politiques avec chacun leurs défauts et leurs qualités. La démocratie serait la ferme d’Hershel et Alexandria, la dictature le Woodbury du Procureur, le nazisme serait représenté par le Terminus, le totalitarisme le Sanctuaire de Negan, la monarchie le royaume d’Ezekiel et le matriarcat Oceanside.

Les épisodes sont l’occasion de véritables cours de science politique sur la formation des systèmes politiques, la légitimation des pouvoirs et la pérennisation ou non de ces modes d’organisation.

https://www.youtube.com/watch?v=0afWNji5-Lg

Du patriarcat au féminisme

C’est l’une des évolutions les plus marquées de la série et l’une des plus bienvenues.

Alors que dans les premières saisons les rôles sont atrocement genrés au point que cela soit difficilement supportable, un changement drastique des personnages féminins s’opère au fur et à mesure des saisons.

Au début de la série les femmes sont des mères et des ménagères, parfois battues, elles ne peuvent survivre que sous la protection de leurs hommes. Pourtant petit à petit, les femmes s’affirment dans la série. Peu ou pas sexualisées (et c’est assez rare pour qu’il faille le noter) elles deviennent de véritables guerrières indépendantes, toutes aussi capables que les hommes, toutes aussi indispensables et à même de les protéger. Pour autant il n’est pas tu que les femmes sont souvent doublement victimes lors des conflits via les crimes sexuels (le viol suggéré de Maggie à Woodbury, l’esclavagisme sexuel de Negan au sanctuaire…).

On assiste même désormais à un retournement encore plus audacieux, à travers les femmes d’Oceanside et le personnage de Maggie, le milieu de la saison 7 laisse penser que les femmes seront désormais les plus aptes à se battre, à diriger voire à gouverner. Plutôt dingue pour une série qui a commencé par se distinguer par son sexisme appuyé.

On est alors obligé de constater que les clichés de TWD sont en fait des idéaux-types qui sont déconstruits lorsque se recréent les rapports sociaux à l’aube de l’ère nouvelle qu’incarne l’apocalypse zombie.

Représentation de la violence : et si The Walking Dead avait raison ?       

Le premier épisode de la saison 7 a été d’une violence psychologique, physique et graphique absolument insoutenable, au point qu’on laisse entendre qu’il pourrait expliquer une partie des grosses chutes d’audiences de cette saison. A la manière de Télérama, beaucoup ont été saturés par ce qui leur est apparu comme étant de la « gratuité » et de l’excès.

Et pourtant… la complaisance dans la violence c’est le hors champ. Filmer la violence en gros plan c’est montrer la barbarie pour ce qu’elle est plutôt que de l’édulcorer sans cesse.

Jean-Baptiste Thoret, spécialiste du cinéma américain, explique que jusqu’à la Horde Sauvage (1969) : « le cinéma hollywoodien ne filmait pas la violence mais des individus violents. On appelait ça le régime de l’image-action, un régime dans lequel la violence était rattachée à des individus en particulier et s’exerçait à toutes fins utiles. Avec Sam Peckinpah, le cinéma américain bascule dans le régime de l’image-énergie et accède enfin à son essence. La distinction entre la bonne et la mauvaise violence s’effondre et fait place à une violence démotivée, incontrôlable et ontologique, enfin affranchie de l’idéologie classique du cinéma hollywoodien classique qui la légitimait » (3).

Or qu’y a-t-il de plus complaisant justement que de légitimer la violence, que de lui trouver des excuses et des motivations ? A la manière d’un James Bond tuant des centaines de personnes sans verser une goutte de sang et avec l’approbation collective car il remplirait une mission. La « gratuité » que rejette Télérama c’est toucher une des vérités autour de la violence. Depuis les années 70 on peut filmer « la violence pour elle-même, du point de vue de son énergie, du climat qu’elle instaure et non pas de l’action individuelle ou collective qui la légitime » (3).  C’est exactement ce que fait l’épisode 1 de la saison 7.

On le voit les débats sur cette manière de représenter la violence n’ont jamais cessé : on pense à Tarantino ou bien à Irréversible de Gaspar Noé. On reprochait à Noé la gratuité et le non-sens de sa violence alors même que l’essentialisation de cette violence est son sujet, pas la complaisance vis-à-vis de celle-ci.

Dans les séries, la transition vers le régime de l’image-énergie s’est faite plus tardivement, avec cet épisode elle est définitivement achevée. En effet, malgré tous les excès que l’on avait déjà pu voir à la télévision (un égorgement au cutter en plan fixe dans Breaking Bad, des tortures un épisode sur 2 dans Games Of Thrones…) The Day Will Come When You Won’t Be a réussi à lui tout seul à relancer le débat sur la représentation de la violence au petit écran…

Il faut alors contextualiser : cette transition s’est faite au cinéma à un moment particulier qu’Arthur Penn explicitait bien à propos de Bonnie & Clyde (1967) : « ils trouvaient que le film était violent mais à l’époque, chaque soir, nous voyions aux nouvelles des gens tués au Vietnam ».

Aujourd’hui le contexte n’est plus le Vietnam mais Daech. Devant les exécutions ignobles à genoux de l’épisode 1 nous ne pouvons nous empêcher de penser aux vidéos diffusées sur Internet de James Foley ou d’Hervé Gourdel et nous comprenons que oui, nous avons à nouveau passé un cap graphique dans la représentation de la violence. Face à cette ultra-violence omniprésente, la représentation de la violence si elle se veut réaliste et toucher le spectateur, voire le traumatiser – car une violence qui donne envie de vomir et non pas envie de manger du pop corn c’est une violence qui est bien représentée – et qui justement ne se complaît pas,  ne peut plus être comme avant, elle ne peut plus être aseptisée.

Ainsi il est très difficile de dire si Walking Dead est de droite ou de gauche, mais elle est assurément une série profondément politique en ce qu’elle fait réfléchir à l’état de nature, aux conceptions de la justice, aux manières d’appréhender les relations internationales, aux différents modes d’organisation politique, à la domination masculine et à la question de la violence.

Sources :

(1) Léviathan (1651) Thomas Hobbes
(2) Du Contrat Social (1762) Jean-Jacques  Rousseau
(3) Le Nouvel Hollywood (2016) Jean-Baptiste Thoret

Crédits photos :

Photo 1 : ©Casey Florig
Photo 2 – ©DORKLY / Trolking Dead

 

Cinéma : “PANTHER”, les vies des noirs comptent

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NYC action in solidarity with Ferguson. Mo, encouraging a boycott of Black Friday Consumerism. ©The All-Nite Images

En 2016, 123 noirs américains ont été abattus par la police. Parmi eux beaucoup n’opposaient aucun signe de résistance. Souvent les poursuites contre les coupables sont abandonnées. Ce phénomène a montré la persistance d’un racisme structurel aux Etats-Unis, en particulier au sein des forces de police, et une des fortes désillusions de l’ère Obama. Il a entraîné la formation du mouvement Black Lives Matter (les vies des noirs comptent) qui s’est propagé dans tout le pays. Mais ce mouvement ne naît pas de nulle part, il appartient à une histoire longue de la contestation des noirs américains contre les violences racistes de la police.

C’est l’occasion de revenir sur cette histoire via le cinéma et le film Panther de Mario Van Peebles sorti en 1995, qui posait déjà les questions auxquelles les mouvements de ce type sont confrontés.
Celui-ci est disponible en ligne et en version originale sous titrée.

Mario Van Peebles n’est autre que le fils de Melvin Van Peebles, le réalisateur de Sweet Sweetback’s Baadasssss Song, film culte de la Blaxploitation – le cinéma afro-américain contestataire et hors studio des années 70 – dans lequel il fait d’ailleurs une brève apparition dans une scène plus que controversée, et qui fût un des films emblématiques de la contestation de l’époque, recommandé très officiellement par le journal des…Black Panther.

 

Mario Van Peebles, qui lui-même dans les années 90 donne naissance à un nouveau style de cinéma afro-américain sur lequel nous reviendrons plus tard, traite donc ici d’un sujet qu’il connaît bien, lié à son histoire personnelle.

Refus de la non-violence

Tabassés, brimés quotidiennement, utilisés comme de la chair à canon au Vietnam, des noirs américains forment en 1966 le Black Panther Party for Self-Defense.

Très vite la pensée des Black Panthers est résumée par la phrase du célèbre leader Malcolm X « Nous sommes non violents face à ceux qui le sont envers nous, mais nous ne sommes pas non-violents avec ceux qui sont violents envers nous », qui s’oppose à la ligne chrétienne et gandhienne de Martin Luther King. Sans être une émanation directe de la pensée de Malcolm X, le Black Panther en est une expression radicale et non-confessionnelle : ce sont notamment eux qui assureront la protection de sa femme après son assassinat.
Elle découle de ce ras-le-bol de subir sans répondre, de l’humiliation permanente comme lors de cette scène magnifique où refusant de se faire disperser par la police, ils chantent en cœur ce negro spiritual qui devint un des chants de ralliement pendant le mouvement pour les droits civiques : We Shall Not Be Moved, avant de se faire très violemment réprimer par la police comme cela était habituel.

Face aux violences policières, la question de l’autodéfense finit par se poser et avec elle la nécessité de s’armer. Un des personnages a alors cette triste intuition « si les blacks avaient des armes ils entre-tueraient ». Cette prémonition se trouve confirmée par le cinéma même de Mario Van Peebles à l’origine, selon Régis Dubois docteur en cinéma et spécialiste du sujet (1), du « New Jack cinema » du nom de New Jack City (1991, Mario Van Peebles) c’est-à-dire un cinéma qui succède aux films contestataires comme ceux de la Blaxploitation avec des noirs s’affrontant contre des blancs pour montrer la vie dans les ghettos, l’Amérique reaganienne, la drogue et les guerres de gang.

A cette époque les Panther assument le rapport de force. Mais la violence politique n’est pas sans poser nombre de questions.
La vision des Panther est celle non pas de Gandhi mais de Nelson Mandela : « c’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé qui détermine la forme de lutte. Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura pas d’autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n’était qu’une forme de légitime défense » (2)
Cette doctrine est relativement claire : la violence doit s’exercer contre ceux qui la pratiquent et non de manière aveugle.
Malheureusement, la spirale de la haine est ainsi faite qu’elle entraîne ce type de comportements… auxquels les Panther furent résolument opposés. Dans le film, après de nouveaux meurtres, les Panther tentent d’arrêter des noirs qui veulent s’en prendre indistinctement à des policiers, ce qu’ils font tout de même : cela n’entraîne que de nouveaux morts. Cette problématique est récurrente : cette violence aveugle s’explique mais elle ne s’excuse ni ne se justifie car elle est profondément contre-productive en ce qu’elle aide la légitimation de la violence de l’oppresseur et elle est immorale. De plus, minoritaire, elle ne peut avoir aucun débouché politique puisque sans espoir de renverser l’ordre établi.
Cette problématique essentielle, posée avec intelligence dans le film de Mario van Peebles , on la retrouve souvent dans l’actualité : des jeunes palestiniens poussés à bout par une oppression quotidienne et l’absence d’avenir s’en prennent au premier civil israélien venu. Si ce fait social est la conséquence de la politique de colonisation, elle aboutit toutefois à de la violence contre des innocents (immorale) et permet de donner des arguments à la propagande défensive de l’extrême droite israélienne de Benyamin Netanyahou (contre-productive).
De la même manière que l’assassinat de cinq policiers par un afro-américain vétéran de l’Afghanistan à Dallas a fortement affaibli Black Lives Matter (bien qu’il n’y ait jamais été affilié).

Juristes

Pour pouvoir agir efficacement les Panther étaient extrêmement organisés et disciplinés, et pour pouvoir faire face à l’oppression ils se devaient d’avoir une parfaite connaissance de la loi, des failles juridiques et retourner le légalisme contre ceux qui le représentaient. Un peu à la manière d’un Ho Chi Minh justifiant l’indépendance vietnamienne contre l’Etat français par les droits de l’homme et l’universalisme de la révolution française.

C’est cette discipline et cette connaissance précise de la loi qui leur permirent de se constituer en milice d’autodéfense et de patrouiller fusils à pompe à la main pour surveiller les agissements de la police. Elle est parfaitement illustrée lors d’une scène hallucinante, jouissive, tendue et culte du film

Athées

Mario Van Peebles montre le parcours intellectuel des Black Panther, notamment sur la question religieuse. Les Panther vont s’affirmer comme un mouvement athée dans une société éminemment emprunte de religion. Elle provient du constat très marxiste que la religion a eu un rôle structurel de légitimation de la domination, pour le dire plus simplement « accepte ta condition de soumission dans ta vie terrestre, tu seras récompensé dans ta vie céleste ». C’est quelque chose qui est très bien montré dans le très beau film de Steve McQueen 12 years a slave (et aussi dans Sweet Sweetback) .
Ce cheminement est résumé dans un dialogue fort du film entre une mère et son fils engagé dans le Parti des Black Panther pour l’autodéfense :
« Ils sont communistes…ils ne croient même pas en dieu !
– Ça fait 400 ans que les noirs prient Dieu…il est peut-être temps qu’ils essayent autre chose »

Révolutionnaires

Communiste, le mot est large et a beaucoup d’acceptions possibles, mais révolutionnaires, les Panther l’étaient certainement. C’est ce que l’on voit lors de la scène de distribution des petits Livres Rouges. Ce sont les années 60-70, les crimes du maoïsme ne sont pas encore connus, le modèle soviétique paraît sclérosé, et une révolution qui ne se limite pas au champ économique mais véritablement culturelle, contre l’oppression des générations précédentes, apparaît comme séduisante. L’inspiration est aussi guévariste, car on peut bien penser ce que l’on veut du régime cubain mais la révolution castriste aura pour sûr été un souffle d’espoir et d’émancipation à travers le monde, et notamment en Afrique.

Ainsi la question sociale, pour eux indissociables de la question raciale, est au cœur de leurs revendications : l’exploitation est tout autant raciste que capitaliste.
Les noirs sont « l’armée industrielle de réserve » telle que la décrit Karl Marx : ils sont soumis au chômage, afin de les forcer à accepter n’importe quelles conditions de travail pour obtenir un revenu qui leur permette juste la survie et la reproduction.

Les Black Panther, qu’ils considéraient comme financés par une force communiste, avaient donc tout pour être les ennemis numéro 1 du FBI et de la CIA qui n’ont jamais reculé devant aucun moyen pour défaire les opposants politiques à cette période. C’est ce que le film montre via des infiltrations, des calomnies, des intimidations…

Séparatistes

Le séparatisme dans les luttes est quelque chose de très largement incompris dans les milieux non-militants, et même souvent en leur sein. Il est encore pratiqué par exemple au sein des groupes féministes non mixtes et sujet à des débats interminables. Il est régulièrement pris pour une forme de « racisme inversé »
Pourtant il part de la volonté pour une partie des opprimés d’avoir un espace préservé où se retrouver : au-delà du fait qu’une oppression, quand elle est véritablement culturelle car héritière de plusieurs siècles d’histoire, peut s’exercer de manière inconsciente de la part de personnes de bonne foi qui souhaitent pourtant sa fin, le séparatisme est un enjeu de prise de conscience. Il permet aux Noirs de se réapproprier l’émancipation : ce ne sont pas les blancs oppresseurs qui leur auront cédée mais bien les Noirs qui leur auront arrachée. La dynamique est proche chez les féministes partisanes de la non-mixité.
Il ne s’agit pour autant pas d’essentialiser la domination ou de se battre « contre les blancs », mais bien de lutter contre un système, c’est ce qui est dit dans le film : « Nous ne sommes pas anti-blancs, nous sommes anti-oppressions ».
Il ne s’agit pas non plus de dire que les Blancs ne sont pas les bienvenus dans la lutte : à des blancs qui souhaitent rejoindre les Panther, un des héros répond que cela n’est pas possible, mais qu’ils sont heureux de l’intérêt qu’ils portent à leur combat et qu’ils peuvent donc former leur propre mouvement. De même que lors des combats contre la guerre du Vietnam les Panther se sont retrouvés dans des mobilisations de groupes à majorité blanche, car pour eux la véritable « guerre » était aux Etats-Unis même.
Le séparatisme est avant tout un moment et un enjeu de fierté.

Des femmes dans la lutte

Comme souvent et injustement dans l’histoire, ce sont les figures masculines que l’on retient. Le mouvement pour les droits civiques a pourtant eu également ses figures féminines à l’image du Black Feminism d’Angela Davis qui pensait déjà « l’intersectionnalité » des luttes.
Ces femmes, victimes d’une triple oppression (raciale, patriarcale, de classe), sont un petit peu présentes dans le film : dans une scène, un peu caricaturale certes, il est montré la manière dont elles cherchent à rejoindre le parti et à s’approprier les codes virils qui étaient réservés aux hommes du mouvement. Et cela est vrai : elles ont « dé-patriarcalisé » le Black Panther Party pour en faire un vrai parti mixte.

Une bande-son cool

A l’image des années 70, la bande son de Panther est formidable. En effet avec le cinéma et même bien plus, la musique fut pour l’émancipation noire un véritable manifeste. Elle fût une des étapes dans ce qu’on appelle en sociologie avec Erving Goffman « le retournement du stigmate »  (3) : je cesse d’avoir honte de qui je suis, et je revendique ce que l’on me reprochait. « Black is beautiful » : je suis noir et je suis fier.

Ici donc du James Brown, du Jimi Hendrix…et même une musique « blanche » For What It’s Worth, régulièrement utilisée dans les films engagés (cf la scène d’ouverture de Lord Of War)

La fin d’un espoir

Petit à petit la contestation se tasse et les gangs de dealer remplacent les patrouilles des Panthers : la drogue décime les quartiers noirs. Engagés à se battre « contre le chômage et la drogue », le parti perd largement ce combat. Après la religion, la drogue devient le nouvel « opium du peuple » qui détruit la communauté, comme l’alcool pour les indiens-américains.
Dans le film, les batailles entre les Black Panthers et les dealers annoncent les guerres fratricides entre noirs telles que décrites dans la « New Jack Cinema ».
20 ans après le film, on ose espérer que ce constat a évolué et qu’un mouvement tel que Black Lives Matter soit à l’origine d’une nouvelle politisation des Afro-Américains et plus largement d’une conscientisation des classes populaires.

Panther est donc un film historique plus radical et fun que la soupe habituelle supra-consensuelle que l’on nous sert depuis quelques années sur cette question (à l’image de Selma ou Le Majordome, qui ne sont, bien sûr, néanmoins pas dénués de qualité). Afin de comprendre le contexte dans lequel s’inscrivent les protestations récentes aux Etats-Unis il est utile de le revoir, surtout dans un moment dur pour la communauté noire avec le déferlement de racisme qu’a entraîné l’élection de Donald Trump.

Notes:

(1) DUBOIS Régis Le cinéma des noirs américains : entre intégration et contestation , 2005
(2) MANDELA Nelson, Un long chemin vers la liberté, 1996
(3) GOFFMAN Erving, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, 1963

Crédits photos : https://www.flickr.com/photos/otto-yamamoto/15305646874, auteur : The All-Nite Images