Fusion de Deutsche Bank et Commerzbank : prochain monstre de la finance?

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Les deux plus grands établissements bancaires allemands ont annoncé avoir engagé des discussions en vue d’une fusion. Cette démarche, encouragée par une partie du gouvernement allemand, également actionnaire de la Commerzbank, suscite doutes et critiques. Loin de résoudre les problèmes auxquels sont confrontées ces deux banques, cette fusion risque de faire naître un mastodonte plombé par les difficultés, qui menacerait alors tout le système financier.


Un mariage de déraison

Deutsche Bank et Commerzbank sont les deux principaux groupes bancaires allemands. Tous deux ont gagné en importance, au travers de la crise financière, la première en ayant fait l’acquisition de Deutsche Postbank en 2010, et la seconde la Dresdner Bank en 2008. Pour autant, les deux banques ne sont pas sorties complètement indemnes de la crise, et en portent encore les stigmates aujourd’hui. Ainsi, l’État allemand a dû accorder une aide de 10 milliards d’euros à la Commerzbank en achetant une part de capital et en est depuis le principal actionnaire. Notons que cette entrée au capital des banques ne fut pas pratiquée en France sous Nicolas Sarkozy pour des raisons purement idéologiques. Mais le cas le plus emblématique reste celui de Deutsche Bank, condamné à une amende de 7 milliards d’euros en raison de sa responsabilité dans la crise des subprimes. Au total, depuis la crise financière, Le Monde a évalué à 14 milliards d’euros le total des montants réglés par Deutsche Bank en amende et procédures diverses. De fait, le nom des deux établissements revient régulièrement au cœur de scandales financiers qui ont entaché leur réputation, en raison de la violation des embargos américains (amende de 1,45Md$ infligée en 2015 à Commerzbank), ou encore pour des manipulations sur les marchés (amende de 2,5 Md$ infligée à Deutsche Bank en 2017). Les deux banques sont encore en proie aux procédures judiciaires, Commezbank fait l’objet d’une enquête dans le cadre d’une vaste affaire de fraude fiscale reposant sur des échanges de titres, s’exposant à une sanction de 2,4 Md€, et Deutsche Bank apparaît mêlée à un vaste scandale de blanchiment de fonds russes par des banques européennes découvert récemment.

Sur un marché bancaire allemand particulièrement éclaté1, comptant une myriade d’établissements locaux, au sein duquel Deutsche Bank et Commerzbank sont les deux seuls établissements d’envergure européenne, ces derniers ont dû affronter un problème sérieux de rentabilité du fait de la politique des taux bas menées par la BCE qui a contribué à réduire les marges du secteur bancaire, et de la forte concurrence sur ce marché. Dans le même temps, elles ont dû augmenter les moyens consacrés aux fonctions de conformité du fait des diverses sanctions encourues2. Enfin, les deux banques, en restructuration continue depuis la crise, restent très exposées, la première aux risques sur les dérivés (paris sur la valeur à terme d’une actif financier), la seconde aux risques sur la dette italienne (à hauteur de 9 milliards d’euros au 31 décembre 2017).

Ce futur géant va cumuler les faiblesses des deux établissements actuels, sans garantie sur les gains espérés

En conséquence, d’où provient ce projet de fusion? Il est fondé sans surprise sur l’objectif d’économies d’échelle obtenues en accroissant la taille de la banque et en réduisant ses coûts (il est question de la possibilité d’une suppression 20 000 postes, soit 14 % du total des effectifs actuels). Pour autant, fusionner uniquement pour réduire les coûts ne suffit pas comme objectif stratégique pour espérer des résultats positifs à moyen ou long terme.

En effet, l’économie industrielle nous apprend qu’une fusion peut être motivée dans trois cas:

Dans le premier cas, la fusion entre deux établissements inégaux revient à l’acquisition d’un établissement par l’autre, et à l’extraction de valeur issue du démantèlement de la « proie » acquise. Or la Deutsche Bank, la plus importante des deux, aurait beaucoup de difficulté à mobiliser les fonds nécessaires pour racheter sa consœur, et le gouvernement ne tient pas au démantèlement de l’outil de financement de son Mittelstand.

Dans le second cas, il s’agit de réduire la concurrence sur un marché. Or les deux entreprises interviennent sur des segments assez différents (la banque dite de grande clientèle pour la première, c’est-à-dire le financement des grandes entreprises, et la banque de détail pour la seconde), et la concurrence resterait forte au niveau local.

Enfin, une fusion entre égaux demeure possible, dès lors que les activités sont complémentaires et offrent des opportunités de synergies. Cette possibilité existe avec une banque très exposée à l’international et orientée sur des activités de marché, qui ont atteint la même importance que ses activités de crédit, contrairement à la seconde, spécialisée dans le crédit et la banque de détail. Pour autant, l’expérience montre que les bénéfices de ce type d’opérations sont souvent surestimés par les cabinets en charge de leur réalisation, et qu’ils seront d’autant moins importants que les deux entreprises disposent d’une culture forte. Par ailleurs il est assez rare, et peu stratégique, qu’elles impliquent un établissement en difficulté, et plus encore les deux qui ont prévu de fusionner.

Dès lors le doute grandit sur l’opportunité d’une telle opération, ou, pour reprendre l’expression d’un syndicat allemand, il est peu probable que l’union de deux boiteux fasse un coureur de compétition. Ce doute gagne les autorités de régulation, sceptiques elles aussi sur la viabilité du nouvel ensemble et Angela Merkel elle-même a pris ses distances avec ce projet. On a pourtant pu lire dans la presse plusieurs hypothèses concernant l’activisme de Berlin pour voir cette option se réaliser : volonté d’empêcher le rachat par une banque étrangère et de préserver une souveraineté financière, bien loin de l’esprit des traités européens, de voir naître un géant européen de la taille de BNP Paribas, voire un conflit d’intérêt, encore peu clair, du côté du Ministère de l’économie.

Désengager l’État : un jeu dangereux

En vérité, l’établissement qui sortirait de cette fusion présenterait un risque systémique immédiat. Tout d’abord, avant que les synergies ne se produisent, la banque serait immédiatement confrontée à d’importantes dépenses de réorganisation et de restructuration compte tenu de l’ampleur de la fusion, ce qui n’améliorerait pas sa rentabilité à court terme. Les difficultés menacent également de s’aggraver suite au ralentissement de l’économie allemande, auxquels les deux demeurent particulièrement exposées (près de 50 % des crédits de Deutsche Bank3 et plus de 75 % pour la Commerzbank4 selon les chiffres 2017 publiés dans leurs rapports annuels respectifs), des turbulences sur les marchés financiers qui constituent le cœur d’activité de Deutsche Bank. Or la défaillance de l’établissement issu de la fusion aurait un impact considérable en raison des interconnections existantes entre Deutsche Bank et les autres banques européennes. Ainsi, les risques portés par chacun des établissements se cumuleraient et ne permettraient plus, de l’extérieur, de distinguer l’impact financier potentiel sur le géant ainsi né. En effet, l’activité et les caractéristiques de chacune leur font porter des risques spécifiques. Une fois fusionnées, il serait plus difficile de l’extérieur, pour un investisseur, un créancier ou même un client de discerner dans quelle mesure le nouvel ensemble est proche de la défaillance, à savoir si les risques encourus se déclenchent effectivement et quel est leur impact sur le nouvel ensemble. Or cette absence de visibilité dessert d’emblée la confiance dans cette nouvelle banque. En raison de sa taille et de ses activités avec les autres banques européennes, le spectre d’une nouvelle crise de liquidité se profile, tout comme en 2008 lorsque les banques refusaient de se fournir des prêts faute de savoir lesquelles d’entre elles étaient sur le point de faire défaut.

Est-ce à dire que depuis la dernière crise financière rien n’a changé dans le monde bancaire ? Les déclarations martiales des responsables politiques ont pourtant bien été suivies de quelques mesures. Tout d’abord avec la mise en place en 2014 de stress-tests par la BCE. Il s’agit de mesurer l’impact de conditions économiques dégradées sur les principaux indicateurs des banques, soit de mesurer leur capacité de résistance à un choc financier. Or, le dernier exercice réalisé en 2018 fait apparaître que Commerzbank et Deutsche Bank se situeraient à la limite du seuil réglementaire pour continuer à exercer leur activité (avec un ratio de fonds propres de respectivement 9,9 % et 8,1 % contre 8 % attendu).

Les outils de la résolution. Source : SRB

Ce seuil a trouvé une traduction concrète à la faveur de la dernière crise bancaire. En effet, les gouvernements se sont engagés à ne plus secourir des établissements bancaires défaillants à l’aide de l’argent des contribuables. Pour palier des défaillances attendues, un mécanisme à deux étages a été conçu, piloté par le Single Resolution Board. Si une première série d’indicateurs ne sont plus remplis, l’établissement doit mettre en place un plan de redressement interne. Or si les mesures prises ne sont pas concluantes, la banque passe sous contrôle de la BCE, qui met en place un plan de résolution, défini par ses soins.

Parmi les options retenues, si la possibilité de vendre totalement ou partiellement la banque est bien présente (premier instrument en haut à gauche) et a été éprouvée lors de la première activation de ce mécanisme sur une banque italienne l’année dernière, il apparaît contraire à l’esprit de la réglementation de rapprocher deux établissements en difficulté.

En cherchant par tous les moyens à éviter de s’impliquer dans l’économie, la République fédérale accroît significativement le risque sur son marché bancaire, et menace le marché européen.

En revanche, la possibilité d’un bail-in (dernier instrument en bas à droite) fait apparaître le cœur du dilemme dans lequel se situe l’État allemand. La stratégie de bail-in consiste à faire peser sur les actionnaires et les créanciers, et in fine les déposants, le coût du sauvetage de la banque, afin d’éviter un bail-out, c’est-à-dire la mobilisation de fonds publiques. Or, l’État allemand intervient dans ce dossier à la fois comme le premier actionnaire de Commerzbank et comme l’autorité prêteuse en dernier ressort, en cas de bail-out si les montants issus du bail-in se révélaient insuffisants.

Dans le cas présent, on peut supposer que l’État allemand à chercher à résoudre deux problèmes, au risque d’en créer un plus grave encore. En effet, en cas de défaillance de Commerzbank, dont l’activité est jugée essentielle pour l’économie, Berlin devrait accroître son soutien à l’établissement, une politique difficilement acceptable pour les conservateurs opposés à l’interventionnisme d’Etat actuellement au pouvoir. Or Deutsche Bank présente des niveaux de fonds propres légèrement supérieurs à Commerzbank (soit respectivement 13,6% de CET1, contre 12,9% à fin 2017), mais surtout, du fait de sa taille, dispose d’un niveau de dépôts clientèles pléthoriques, permettant potentiellement d’absorber les pertes du nouvel ensemble, sans que l’État ait à accroître son intervention. Ainsi, en cherchant par tous les moyens à éviter de s’impliquer dans l’économie, la République fédérale accepte d’accroître significativement le risque sur son marché bancaire, et de menacer le marché européen. Cette disposition permet également de comprendre pourquoi des alternatives n’ont pas été prises en compte comme le rapprochement avec des banques de taille plus modeste mais également plus solides.

Quand les banques souffrent d’obésité morbide

Cette situation emblématique fait apparaître trois limites á la réglementation en vigueur. Tout d’abord, elle reste réactive à une crise. S’il existe désormais des mesures à mettre en œuvre en cas de difficulté, au travers de mesures de redressement ou de résolution, il manque des mesures préventives pour éviter ces crises, en l’absence d’une vraie volonté d’intervention dans les activités bancaires, par exemple en contrôlant les volumes ou l’affectation des crédits. Par ailleurs, ces outils permettent de remédier à des défaillances individuelles, afin d’éviter la propagation aux autres établissements. Or il apparaît qu’en cas de difficulté sur un pays tel que l’Italie, et la France y est particulièrement exposée, les difficultés seraient bien plus difficiles à absorber car concerneraient plusieurs établissements en même temps en raison des interdépendances bancaires, et le fonds de garantie mutualisé, un système d’assurance auquel les banques ont dû contribuer ces dernières années, est trop faiblement doté5 pour affronter une crise d’une telle ampleur. Enfin, comme l’illustre cette fusion, les règles actuelles encouragent l’accroissement de la taille des établissements, à rebours de ce qu’exigerait une bonne maîtrise des risques.

En effet, le « too big to fail » est devenu la norme: assuré de l’assurance de bénéficier du soutien de l’État en cas de difficultés, les établissements systémiques sont encouragés à prendre plus de risques et à continuer la course au gigantisme, dans l’espoir de réaliser des économies d’échelle, même si cela se fait au détriment de la maîtrise de leurs risques. Les établissements de large envergure ne présentent effectivement pas un pilotage fin et une bonne connaissance par sa direction de la réalité des activités effectives de filiales quelquefois éloignées du cœur de la direction. Le cas le plus emblématique est l’édiction par les instances européennes de la norme BCBS 239 issue de la crise financière, afin d’uniformiser les règles en matière d’agrégation de données au niveau d’un groupe, et de s’assurer que les données consolidées des grandes banques sont fiables. Du fait de la diversité des activités et de la multiplicité des filiales au sein d’un groupe, il n’est pas rare que les reportings des banques soient imprécis compte-tenu des écarts de données et de méthodologie ou des systèmes d’information, ce qui ne permet pas non plus aux dirigeants de prendre des décisions adéquates fondées sur des chiffres fiables. Il est inutile de préciser que cette situation facilite les dissimulation de fraude ou d’écarts de conduite par les entités les moins intégrées. En un sens, les banques ont atteint une taille qui ne permet pas de garantir une prise de décision fiable et éclairée, du fait de la complexité de leurs activités, et de maîtriser convenablement le niveau de risque réel associé.

Enfin, en raison du double impératif d’avoir des pratiques homogènes au sein d’un groupe de grande taille, mais également de les adapter aux différentes activités et organisations, ceux-ci se trouvent moins à l’aise pour intégrer rapidement les évolutions de la réglementation. Ces considérations avaient également poussé l’Assemblée Nationale à voter en juillet 2013 une loi de séparation et de régulation des activités bancaires (SRAB), afin de séparer des banques traditionnelles les activités de marché les plus risquées, et ainsi contenir le risque. Toutefois, sous la pression du lobby bancaire, qui avait à l’époque plaidé avec les mêmes arguments utilisés pour justifier la fusion de Deutsche Bank et Commerzbank, à savoir la préservation d’établissements d’envergure internationale et mondiale, les ambitions initiales du texte ont été sérieusement rabotées, et seule une infime partie de ses activités a été effectivement séparée. Il reste à espérer désormais que ce renoncement ne devienne pas la cause de leur chute, alors que BNP Paribas et Société Générale dans leur présentation de début d’année ont dû annoncer l’arrêt pur et simple de certaines activités, victimes de mauvaises performances des marchés en fin d’année 2018. Reste à savoir quelle sera la capacité de résistance de nos banques en cas de nouvelle crise économique, ou de chute du géant allemand, lorsque les nuages accumulés sur l’horizon de la finance finiront en orage.

1 L’Allemagne comptait fin 2017 1 585 établissements bancaires, le nombre le plus important d’Europe, et le triple de l’Autriche, seconde au classement (le nombre en France se situe à 348). Voir page 32 : https://acpr.banque-france.fr/lacpr/rapport-annuel/chiffres-du-marche-francais-de-la-banque-et-de-lassurance
2 La Deutsche Bank a ainsi recruté 1 700 nouveaux employés dans ce domaine malgré des objectifs de réduction du nombre d’employés drastiques
3 Répartition géographique présentée page 128 du rapport annuel 2017
4 Chiffre d’affaires 2017 de 6,4 Md€ réalisé en Allemagne, présenté page 257 du rapport annuel de la banque, 8,4 Md€ https://www.commerzbank.com/media/en/aktionaere/service/archive/konzern/2018_2/Geschaeftsbericht_2017_Konzern_EN.pdf
5 En juin 2018, ce fonds a atteint 24 Md€, à mettre au regard des montants de pénalités évoqués en début d’article.

En Allemagne, des voix s’élèvent pour dénoncer la domination allemande sur l’Europe

© https://www.sahra-wagenknecht.de/

De l’autre côté du Rhin, des voix s’élèvent pour critiquer l’Union européenne et l’influence du gouvernement allemand et de l’économie allemande sur celle-ci. Alors que les Allemands comptent parmi les populations les plus europhiles de l’Union et que l’hégémonie de l’Allemagne sur l’Europe est souvent perçue comme positive, la charismatique et populaire Sahra Wagenknecht a fait de cette critique l’un de ses thèmes majeurs. Une dénonciation que l’on retrouve chez un nombre grandissant d’intellectuels.


En 2018, Sahra Wagenknecht lançait l’éphémère mouvement Aufstehen (« debout »). Son but était de tirer les leçons de l’échec de Die Linke (parti allemand d’opposition qui siège dans le groupe de la Gauche Unie Européenne au Parlement européen, le même groupe que le PCF) à capitaliser sur le rejet de la politique d’Angela Merkel. Cette incapacité à progresser malgré des conditions favorables a poussé certains membres de Die Linke à revoir leur stratégie. L’échec de Aufstehen, abandonné par Wagenknecht au bout de quelques mois, ne doit pas jeter le voile sur l’évolution politique et culturelle dont il est le symptôme.

Un nouveau populisme de gauche en Allemagne

C’est dans cette optique que le mouvement Aufstehen est fondé en septembre 2018. Si cet événement repose largement sur l’initiative de Sahra Wagenknecht, alors figure de proue de Die Linke, on compte également des membres du SPD et de Die Grünen (« les Verts ») parmi les fondateurs. Ceux-ci souhaitent proposer une alternative à gauche au nombre croissant de citoyens allemands déçus par les partis politiques traditionnels. Ils assument d’ailleurs le fait d’avoir pris comme modèles Podemos et la France insoumise : il s’agit avant tout de développer un nouveau clivage politique qui oppose le « peuple » aux « élites », plus à même de séduire au-delà de l’électorat traditionnel de la gauche.

Parmi les sujets que les membres du mouvement souhaitent introduire dans la discussion, on trouve la question européenne qui clive inexorablement la gauche allemande. Dans son programme, le parti Die Linke se déclare en effet favorable à une transformation institutionnelle et normative de l’Union européenne, rejetant ainsi l’éventualité d’une rupture nette avec ses traités fondateurs. La co-dirigeante du parti, Katja Kipping, s’était par ailleurs rangée aux côtés de Yanis Varoufakis lors de la fondation de son mouvement DIEM25 qui s’était donné pour but de démocratiser l’Union européenne.

Ce n’est en revanche pas le cas de toutes les personnalités proches de Sahra Wagenknecht, comme le député de Hambourg Fabio de Masi. Ce dernier, qui comptait parmi les participants au premier « sommet pour un plan B en Europe » organisé en janvier 2016 à l’initiative de Jean-Luc Mélenchon, a depuis réaffirmé son adhésion à cette stratégie reprise entre-temps par la France insoumise. Dans une interview donnée en septembre 2015, De Masi expliquait son raisonnement en ces termes : « Un plan A – la réforme de l’euro – ne peut réussir que si nous disposons également d’un plan B contre une désintégration incontrôlée de la zone euro. […] Nous devons donner la possibilité aux pays de l’UE d’échapper au diktat du ministère des finances allemand et de la Banque centrale européenne ». Ce n’est pas un hasard si cette prise de conscience a eu lieu quelques mois après le bras de fer qui a opposé la Grèce à l’Union européenne. Cet événement aura en effet eu le mérite de révéler deux faits majeurs : le caractère viscéralement antidémocratique et antisocial de la monnaie unique d’une part et la position hégémonique de la République fédérale d’Allemagne au sein de l’Union européenne d’autre part.

La domination allemande théorisée et critiquée

On comptait également parmi les soutiens de Aufstehen le sociologue Wolfgang Streeck, ancien membre du SPD et professeur émérite à l’Institut Max Planck pour l’étude des sociétés. Dans son livre Du temps acheté (Gekaufte Zeit en version originale) publié en 2013, il développe une réflexion stimulante sur les liens entre capitalisme et démocratie mais également sur la place de l’Allemagne au sein de l’Union européenne. Contrairement à un certaine vision d’une Europe « post-nationale » portée par des penseurs tels que Jürgen Habermas, le sociologue allemand défend ici la nécessité de respecter les souverainetés des États européens tout en décortiquant les mécanismes qui, au sein de l’Union européenne, renforcent les inégalités à la fois entre les classes sociales et entre les différents pays qui la composent.

Pour Streeck, les démocraties occidentales portent en eux une contradiction insurmontable dans la mesure où les gouvernements demeurent tiraillés entre les intérêts de deux groupes opposés : le « peuple » et les « marchés » (ici l’expression désigne moins les classes capitalistes nationales que les bailleurs de fonds internationaux sur lesquels les gouvernements ont choisi de se reposer pour financer leurs politiques). En ce sens, son analyse se rapproche de celle développée par Frédéric Lordon dans son ouvrage La Malfaçon dans lequel il identifie les marchés financiers comme étant le « tiers parti » du contrat qui lie les nations à leurs gouvernants respectifs.

L’histoire narrée par Wolfgang Streeck explique donc comment ces gouvernements ont cherché à répondre simultanément aux demandes de ces deux groupes en recourant à l’endettement public puis privé, de sorte à retarder ainsi le moment fatidique où il faudra trancher en faveur de l’un ou de l’autre. Cette histoire se conclut évidemment par la crise financière de 2008 et ses répercussions sur les pays européens. À partir de là, Streeck peut démontrer de quelle façon la monnaie unique a été l’une des causes structurelles de l’endettement d’États comme la Grèce. La création de l’euro a en effet eu deux conséquences pour les pays d’Europe du Sud : ils se sont vus privés de leur capacité de dévaluer leur monnaie, instrument essentiel d’un gouvernement qui souhaite réduire le déficit commercial de son économie, tout en accédant à des montagnes de crédits bon marché.

En l’absence de réels mécanismes compensatoires entre les États exportateurs et importateurs, ces derniers ont vu leurs déficits commerciaux et budgétaires exploser, créant ainsi un déséquilibre croissant entre le centre et la périphérie de l’Union européenne. En tête des pays qui ont le plus profité de cette tendance, on trouve évidemment l’Allemagne qui a pu enchaîner les records en termes d’excédents commerciaux. Aujourd’hui encore, l’euro est unanimement soutenu par les élites économiques allemandes mais également par les syndicats, conscients que la monnaie unique les protège d’éventuelles dévaluations qui mettraient à mal la compétitivité-prix de leurs produits.

À ceux qui réclament un budget de la zone euro afin de subventionner les pays les moins compétitifs, Streeck répond en s’appuyant sur le cas de l’Allemagne et l’Italie. Ces pays ont effectivement en commun d’avoir mis en place des mécanismes de transferts financiers destinés aux régions les plus fragiles économiquement (en l’occurence, respectivement l’ex-RDA et l’Italie du Sud). Ces deux exemples montrent que de tels transferts n’ont permis aucun rattrapage économique dans ces régions. Dans le cas de l’Allemagne, la réunification a conduit le gouvernement fédéral à investir massivement en ex-Allemagne de l’Est. Toutefois, l’annexion brutale de celle-ci à l’économie ouest-allemande, couplée à l’adoption d’un taux de change de 1 Deutsche Mark de l’Ouest pour 1 Mark de l’Est, a eu comme conséquence la décrépitude du tissu industriel est-allemand, incapable de lutter face aux biens produits en RFA. C’est donc la liberté de circulation des biens et des capitaux que Streeck identifie comme cause première des inégalités intra-territoriales dans ces deux cas. La même logique s’appliquant à l’UE, la remise en cause de ces deux libertés sanctuarisées par les traités européens, additionnée à une sortie de la zone euro, permettrait de mettre un terme à la déliquescence économique des pays d’Europe du Sud.

Entre « nationalisme » et « post-nationalisme »

L’enjeu n’est pas des moindres pour les tenants allemands de cette ligne alliant défense de la souveraineté nationale et critique du néolibéralisme : il s’agit de sortir de l’opposition rhétorique entre d’un côté, l’euroscepticisme xénophobe de l’AfD et de l’autre, un discours post-national devenu depuis longtemps le catéchisme des partis traditionnels. C’est en effet sur une critique libérale de la monnaie unique que se fonde le parti Alternative für Deutschland en 2013. À cette prise de position initiale s’est peu à peu substituée la dénonciation d’une Union européenne souhaitant imposer des quotas migratoires à ses États-membres. Face à cette défense de la souveraineté portant essentiellement sur les questions monétaire et migratoire, on trouve un post-nationalisme dont le reste de la sphère politique allemande est profondément imprégné.

Dans le cas de l’Allemagne, cette idéologie visant un dépassement des nations au sein d’un grand État européen ne peut pas être considéré comme un simple artifice discursif censé légitimer la globalisation économique. Après 1945, l’adhésion à une telle doctrine permit en effet aux élites allemandes d’expier les crimes dont s’est rendue coupable la nation allemande, tout en mettant l’intégration européenne au service du relèvement de l’Allemagne. Comme le rappelle Streeck dans la postface de son livre, c’est chose commune pour un penseur allemand de commencer tout texte à propos de l’Europe par une «  profession de foi européiste ».

En remettant en cause l’un des fondements idéologiques de la République fédérale, la tâche que se donnent Sahra Wagenknecht et Wolfgang Streeck peut sembler colossale. Elle demeure toutefois nécessaire dans une Europe où l’on souhaite désormais imposer l’antagonisme entre « progressistes » et « nationalistes » comme clivage indépassable.

Jean-Numa Ducange : “Il y a un dialogue constant entre la France et Marx”

Spécialiste des gauches dans les pays germanophones et en France, des marxismes et de la Révolution française, Jean-Numa Ducange est maître de conférences à l’Université de Rouen. Auteur de Jules Guesde, l’anti Jaurès ?, il présente la biographie d’un homme passé aujourd’hui au second plan. Nous sommes revenus avec lui sur des figures marquantes de gauche, l’héritage du marxisme ainsi que sa perception des gilets jaunes en tant qu’historien.


LVSL – Vos travaux mettent en avant la figure de Jules Guesde. Pouvez-vous revenir sur son itinéraire, les controverses autour de sa personne notamment sa position pendant l’affaire Dreyfus ? 

Jean-Numa Ducange – Jules Guesde est un des principaux représentants du socialisme français à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. C’est l’autre figure qui, après Jean Jaurès, a beaucoup compté dans la création du Parti socialiste en 1905. Le fait qu’il ait introduit le marxisme par le biais de contacts tant personnels que directs en France le distingue des autres membres du parti.

Ce n’est pas un théoricien, ce n’est pas quelqu’un qui a une pensée stratégique et politique très élaborée. Par contre, il a pris son bâton de pèlerin et a parcouru les quatre coins de la France pour expliquer ce qu’est la lutte des classes, la plus-value, le tout en quelques mots simples et accessibles à un large public de travailleurs. Il a introduit le socialisme dans un certain nombre de lieux, notamment dans le Nord où il demeurera longtemps très influent et deviendra député.

Pour comprendre la longue tradition du socialisme et même du communisme dans le Nord (une des régions parmi les plus denses en termes de militants de gauche), il faut avoir en tête cette figure de Jules Guesde. Parmi les points qui sont importants, soulignons que dans les années 1860, Jules Guesde est un républicain. Au moment de la Commune de Paris en 1871, il n’est pas encore socialiste ; il est alors journaliste à Montpellier et prend parti pour la Commune. C’est important car il passera plusieurs séjours en prison du fait de ce soutien (et pour toute une série de prises de position ensuite). En ce sens, il est différent d’autres dirigeants socialistes comme Jean Jaurès qui ont une carrière plus « lisse » dans le cadre de la République.

“Guesde est le représentant d’une forme d’intransigeance.”

Il est essentiel de rappeler cela car Guesde est quelqu’un qui entretient un rapport conflictuel avec l’État. Cela explique pour partie le fait qu’il se retrouve davantage dans l’idéologie marxiste. Il est également passé par l’anarchisme. Guesde est le représentant d’une forme d’intransigeance. Cela n’est pas connoté négativement : c’est quelqu’un qui représente l’aile gauche du mouvement socialiste, influencée par le marxisme.

Il joue aussi un rôle important au moment de l’affaire Dreyfus. Il n’est pas resté positivement dans l’histoire de la gauche : contrairement à Jean Jaurès il n’a finalement pas pris part à la défense du capitaine Dreyfus. Pour rappel, le capitaine Dreyfus est condamné pour des raisons liées au fait qu’il soit juif, ce qui est lié à l’antisémitisme très fort dans la France du XIXème siècle.

Initialement, les socialistes ne se mobilisent pas plus que les autres. Seulement, certains socialistes vont finir par prendre position pour défendre Dreyfus en tant qu’homme, en tant qu’individu, au-delà des classes sociales. Jules Guesde et quelques autres voient cela d’un œil négatif. Cependant, Jules Guesde n’est pas antisémite, même s’il est incontestable que dans les milieux socialistes et plus largement de gauche de l’époque, il y a des réflexes et des propos antisémites. Cela se décèle notamment quand on regarde la presse locale.

Mais si Guesde prend parti contre la défense de Dreyfus, c’est parce qu’il pense que le socialisme doit rester un socialisme de classes, un socialisme indépendant du monde bourgeois et de l’État. Pour pouvoir conserver cette indépendance, il ne faut pas se mêler à la défense d’un militaire. Ce sont ces militaires qui fusillent les ouvriers, ceux sont eux qui tirent dans les manifestations ; pour eux, il est inconcevable de le défendre. Cela ne justifie pas tout mais cela permet de comprendre. Je le disais auparavant, Guesde avait été marqué par la Commune de Paris et par une certaine hostilité vis-à-vis de l’État. C’est essentiel parce qu’au moins à cette période, d’autres sont davantage intégrés à la République tandis que lui pense qu’il faut s’y opposer frontalement.

Il ne faut pas oublier que Guesde a aussi fait le choix de ne pas défendre Dreyfus pour des raisons d’opportunité politique. La CGT a été créée en 1895. Il y a une sorte de créneau qui consiste à être sur la position suivante : défendre la singularité du mouvement ouvrier qui ne soit pas uniquement républicain (et pas uniquement « de gauche », car être « de gauche » cela revient à se situer sur l’arc républicain, ce que refuse justement une partie du mouvement ouvrier).

“On ne peut pas dissocier l’histoire de la gauche et celle du socialisme de la figure de Guesde.”

Cela ne lui permettra pas de remporter la victoire au sein du mouvement socialiste, mais lui y donnera néanmoins une place assez importante. Ensuite, alors que l’affaire Dreyfus sera sur le point de se terminer, il deviendra après Jean Jaurès le deuxième personnage du socialisme. Il faut savoir que dans un premier temps, lorsque le Parti socialiste est crée en 1905, les formules employées par le parti sont plutôt marxistes et marquées par la lutte des classes, plus que d’autres partis sociaux-démocrates européens. Cela montre l’empreinte de Guesde. Mais en même temps, Jaurès essaye d’effectuer une synthèse entre socialisme, républicanisme et marxisme et va prendre à terme plus d’importance par rapport à Guesde.

Dans tous les cas, on ne peut pas dissocier l’histoire de la gauche et celle du socialisme de la figure de Guesde : c’est quelqu’un de connu et populaire, même s’il est très critiqué par d’autres. Il se trouve qu’il ne va pas être assassiné le 31 juillet 1914 et qu’il va en plus être ministre de l’Union sacrée en août 1914. Cela ne va pas favoriser sa bonne réputation auprès de certains, notamment auprès de ceux qui deviendront communistes. Au congrès de Tours en 1920, vieillissant et malade, il va faire le choix de rester, comme le dit Léon Blum, « à la vieille maison », au Parti socialiste et ne pas rejoindre ceux qui sont au Parti communiste.

Parmi les partisans de Guesde, certains iront du côté socialiste, d’autres du côté communiste. Il va être de ce fait une des sources du communisme et du socialisme. On peut dire que grâce à lui, le marxisme a eu une première influence politique en France. Il ne s’agit pas d’une influence intellectuelle, car je le rappelle, il n’est pas théoricien. Il a cependant contribué à greffer ce qui constituait une idéologie étrangère, en provenance d’Allemagne, sur le terreau du socialisme français.

LVSL – Cela fait cette année un siècle que Rosa Luxemburg a été assassinée avec son camarade Karl Liebknecht. Pourriez-vous revenir sur la doctrine, la conception qu’avait Luxemburg de la révolution et l’héritage qu’elle a laissé derrière elle ?

Jean-Numa Ducange – Il est au préalable important de préciser que Rosa Luxemburg est une femme, juive polonaise, qui a fait le choix d’être naturalisée allemande à la toute fin du XIXème siècle. Elle pensait que l’avenir du socialisme se jouait à l’époque en Allemagne. C’est là qu’il y avait le parti socialiste le plus puissant d’Europe. L’Allemagne était devenue depuis Bismarck le premier pays industrialisé du continent, entraînant un grand nombre d’ouvriers, de grandes concentrations industrielles.

Rosa Luxemburg

Le parti politique qu’était la social-démocratie allemande était fondamentalement, tant idéologiquement qu’en terme d’implantation, le plus puissant. C’est pour cela que Rosa Luxemburg fait le choix de se battre en son sein. Une des premières grandes controverses qu’elle mène concerne la question de la révolution. Elle va rapidement incarner l’aile gauche de la social-démocratie allemande. C’est une incarnation paradoxale. Ce n’est pas quelqu’un qui vient d’Allemagne, mais elle va trouver sur son chemin d’autres représentants de l’aile gauche comme Clara Zetkin ou Karl Liebknecht.

Ces personnes-là vont travailler avec elle. Elle va contribuer à maintenir l’idée que même s’il y a des changements dans le système capitaliste, même si le niveau de vie des ouvriers augmente, la rupture révolutionnaire reste nécessaire. Où ? Quand ? Comment ? Cela se discute mais il ne s’agit pas pour elle d’adopter une réforme graduelle. Là est l’enjeu de sa controverse avec Bernstein.

On peut noter deux autres grands moments dans sa vie. Tout d’abord, 1905 : la date de la première révolution russe. C’est l’époque à laquelle, à la suite des mouvements, elle écrit une brochure intitulée Grève de masse, parti et syndicat. Dedans, elle avance notamment l’idée que tout en restant dans le parti social-démocrate et dans les syndicats qui lui sont liés, pour en quelque sorte « régénérer » le parti qui a tendance à s’enfermer dans une routine bureaucratique, à s’intégrer aux institutions, il est nécessaire de faire intervenir ce qu’elle appelle la « grève de masse ». La « grève de masse », ce n’est pas la « grève générale ». Elle n’emploie pas le terme de grève générale parce que ce sont les syndicalistes révolutionnaires français qui l’emploient et Luxemburg est pour maintenir le lien entre le syndicat et le parti, ce que refuse la CGT en France.

La grève de masse, c’est l’idée selon laquelle, en lien avec les syndicats ou dans les syndicats, à l’extérieur des partis ou dans les partis, les masses doivent être en mouvement, se mobiliser régulièrement pour régénérer les organisations. C’est quelque chose de primordial qui la distingue d’autres sociaux-démocrates de son époque. L’autre question qui est importante pour elle et qui marque beaucoup sa conception de la rupture révolutionnaire, c’est la conception de la nation.

Elle défend un internationalisme intransigeant, qui ne veut absolument pas jouer la carte de l’intégration à la nation du socialisme (comme le fait Jean Jaurès en France). Il y a des polémiques très fortes avec Jean Jaurès sur cette question. Ce rejet du patriotisme la distingue des autres. Le troisième moment qui pourrait être retenu dans sa vie (et qui est le dernier étant donné qu’elle s’est faite assassiner en janvier 1919), c’est sa controverse, ses positions par rapport aux bolcheviks et à la révolution russe.

Il est admis que Rosa Luxemburg a été une révolutionnaire de premier plan et qu’elle a beaucoup compté sur l’action de masses pour faire la révolution. Elle a compté sur les conseils ouvriers, une forme de démocratie par en bas apparue une première fois pendant la révolution de 1905 et qui a resurgi en Allemagne, en Russie, et dans quelques autres pays en 1918. En même temps, ce n’était pas une activiste dans le mauvais sens du terme puisqu’elle s’est ralliée à l’insurrection qui lui a coûté sa vie parce que la majorité de ses camarades en avait décidé ainsi. Elle la trouvait pourtant prématurée, et jugeait dangereux de s’y engager. Elle avait bien mesuré la situation.

Peu avant son décès, un débat important fût sa controverse avec les bolcheviks, qui pourrait être résumée en trois points (à noter que le texte qu’elle a écrit sur la révolution russe a été publié après sa mort, elle n’a pas rendu ses critiques publiques). La première chose avec laquelle elle est en désaccord, c’est l’idée qu’il faut donner la terre aux paysans. Cela peut sembler paradoxal mais elle pensait que tout ce qui consistait à distribuer la propriété à telle ou telle personne, à des petits artisans, à des petits paysans, retarderait l’émergence d’une grande propriété collective.

Le socialisme devait se fonder sur l’extension de la propriété. Elle était donc en désaccord avec Lénine. Elle était en désaccord également pour les raisons déjà évoquées sur la question de la nation et s’oppose au mot d’ordre du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Non pas qu’elle soit contre le fait que les gens disposent d’eux-mêmes, mais s’oppose à l’idée qu’il soit nécessaire de constituer des petits États en Europe centrale et orientale. Pour elle, c’est créer des petits États avec de nouvelles barrières, de nouvelles frontières qui empêcheront les ouvriers de s’unir. Lénine joue quant à lui stratégiquement sur ce droit des nations à disposer d’elles-mêmes pour créer de nouvelles nations et désintégrer les empires de l’époque.

Le dernier point, c’est la question de la liberté, de la démocratie dans le processus révolutionnaire. Dans son texte sur la révolution russe, elle a été extrêmement critique à l’égard des bolcheviks qui ont pris des mesures répressives assez tôt, dès 1917 et 1918, lorsqu’ils arrivent au pouvoir. Elle pense que quelles que soient les difficultés historiques, les circonstances, il doit quoi qu’il arrive y avoir une démocratie à l’intérieur du parti, un droit de s’exprimer librement et puis également un droit – même s’il ne doit pas être unique et complet – à la représentation politique.

Elle ne s’oppose pas à tout parlementarisme, elle a en effet milité avant 1914 à toutes les élections pour le Reichstag en Allemagne, pour que le SPD ait des représentants. Elle pensait aussi que la représentation devait certes passer par les conseils ouvriers, par une démocratie directe sans pour autant être hostile à l’idée qu’il faille combiner différents types de représentation. Cela me paraît important car elle se distingue des sociaux-démocrates modérés réformistes de l’époque et des plus radicaux comme les bolcheviks.

Plusieurs éléments expliquent sa postérité. Quand on est historien, il faut être un minimum honnête sur la façon dont cela se passe après la mort des personnalités de premier plan. Comme Jean Jaurès, elle est morte en martyre, ni l’un ni l’autre n’ont pris le pouvoir : ce sont des personnalités plus facile à s’approprier que ceux qui accèdent au pouvoir. Aussi parce qu’elle était une femme défendant des conceptions politiques qui n’étaient ni trop modérées pour une toute partie de la gauche ni non plus trop directement rattachées au bolchevisme.

Ainsi, lorsqu’il y a eu des critiques du stalinisme et de la social-démocratie, elle est apparue comme une voix alternative tout en ayant été officiellement condamnée par Staline en 1931. Cela explique qu’elle soit apparue comme une figure assez populaire dans les années 1970. C’était quelqu’un de charismatique, avec un grand pouvoir d’attraction. De même que pour Guesde, ces gens étaient d’immenses orateurs. Même si on ne conserve peu ou pas d’enregistrements (surtout pour ceux du XIXème siècle), ils laissent aussi une trace dans les mémoires collectives : les gens qui ont pu les entendre ont transmis de génération en génération la mémoire de leurs combats.

LVSL – Nous venons d’évoquer plusieurs piliers du socialisme allemand et français. Qu’est-ce qui distingue ces deux socialismes et en quoi ont-ils influé sur les trajectoires politiques de leurs pays respectifs ?

Jean-Numa Ducange – Tout dépend d’où on part. Si on part d’aujourd’hui, il apparaît que la tradition allemande de la social-démocratie est une tradition beaucoup plus consensuelle, gestionnaire que la tradition française, dans laquelle il y a eu davantage l’influence pendant longtemps d’un parti socialiste et d’un parti communiste plus radical que la social-démocratie allemande. C’est un paradoxe car le marxisme est initialement né dans la social-démocratie allemande. Pour résumer, comment en est-on arrivé à cette tradition de la cogestion entre syndicat et patronat en Allemagne ?

Avant la Première Guerre mondiale, il y avait une tradition marxiste extrêmement forte dans la social-démocratie allemande. Elle s’est progressivement estompée. Il y a un siècle, lors de la révolution allemande, des choses extrêmement importantes se sont jouées pour la suite de l’Allemagne. Je ne pense pas uniquement à la tragédie qui est celle de 1933 mais plus largement à l’histoire des relations sociales dans ce pays. Juste après la proclamation de la République en 1918, le patronat et le principal syndicat social-démocrate ont signé un accord dans lequel ils s’accordent sur un certain nombre de points. Pour le dire rapidement, c’est l’origine de la cogestion entre patronat et syndicat. En France, le syndicalisme a été plus longtemps réprimé.

Il s’est défini de façon plus radicale et a longtemps voulu garder une certaine distance à l’égard des partis politiques. Quand la CGT a été créée en 1895, elle a été fondée sur une base qu’on va ensuite qualifier de syndicalisme révolutionnaire. D’où vient cette base syndicaliste révolutionnaire ? De façon générale, il y a une tradition révolutionnaire (1789, 1830, 1848, 1871), un long cycle des révolutions, une tradition à la fois plus glorieuse et victorieuse qui fait qu’il y a, au moins dans les mots, une plus grande radicalité dans le socialisme français. Il ne faut pas oublier que les révolutions allemandes ont échoué : 1848 a été un échec qui a pesé durablement.

Cela compte également en France mais demeure dans les mémoires de manière plus tragique en Allemagne encore car cette révolution n’a pas permis d’unifier le pays. En 1919, c’est une révolution qui s’est aussi mal terminée avec l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Si on pense sur le long terme, ces assassinats ont créé une fracture au sein de la gauche qui a contribué à la victoire du nazisme en 1933.

La tradition de consensus, qui vient donc de loin, s’est d’autant plus solidifiée après la Seconde Guerre mondiale pour ce qui est de l’Allemagne, qu’il y a eu l’expérience nazie. L’idée selon laquelle il fallait une grève générale est par exemple devenue impopulaire (et illégale) car cela risquait de déstabiliser le pays. A cela s’ajoute l’Allemagne de l’Est, qui a renforcé l’anticommunisme à l’Ouest. A contrario du côté français, la force de la tradition révolutionnaire se maintient.

Mais il y a autre chose. Le républicanisme tel qu’il est conçu en France, la République consolidée depuis les années 1870 (si on met à part le cas de Vichy), aussi légaliste et étatiste soit-elle au bout d’un moment, tout cet héritage provient d’une révolution. Cela induit que les socialistes ont un double héritage : républicain et révolutionnaire. Ils n’ont aucun mal à assumer le lien entre les deux. Cela induit que même lorsqu’ils sont très républicains, très légalistes, dans leur « logiciel » ils conservent longtemps un grand respect pour la Révolution française : elle demeure présente car c’est une perspective positive, glorieuse et victorieuse.

En Allemagne, la tradition révolutionnaire c’est 1848, 1918. Ce sont des échecs donc il est plus dur de les intégrer. Il y a aussi des raisons sociales et politiques profondes aux différences entre l’Allemagne et la France ; mais le rôle de la tradition révolutionnaire a selon moi joué un grand rôle même s’il ne faut pas caricaturer : ce n’est pas la glorieuse France révolutionnaire face à l’Allemagne bismarckienne et étatiste.

La tradition allemande est également intéressante en termes d’élaboration théorique et d’expériences concrètes (notamment les conseils ouvriers en 1918-1919). Ce sont des chemins différents pour les raisons que j’ai évoquées et qui ne se sont malheureusement pas croisés suffisamment pour empêcher le pire : ni pour empêcher 1914, ni pour empêcher le fascisme. Malgré tout, dans l’imaginaire subsistent des couples franco-allemands comme Jaurès et Bebel. Il y a aussi la social-démocratie à la Willy Brandt, certes modérée, mais beaucoup de militants de gauche trouveraient cela tout à fait acceptable !

LVSL – Dans Marx, une passion française, vous défendez l’idée selon laquelle malgré l’effondrement de l’URSS, du PCF et l’avènement des démocraties libérales, la figure de Marx continue à hanter l’imaginaire français. Comment expliquer cela aujourd’hui ?

Jean-Numa Ducange – La spécificité de la France c’est qu’il y a une longue tradition d’influence du marxisme. Marx a initialement beaucoup été influencé par la France, les socialistes utopiques et la tradition socialiste française avec Fourrier, Proudhon, Saint Simon, etc.

D’une certaine manière, le socialisme français n’avait pas besoin d’aller chercher une référence extérieure pour continuer à se développer. Pourtant l’introduction du marxisme a eu lieu pour plusieurs raisons. D’abord parce que Marx est apparu à certaines grandes figures du socialisme français comme quelqu’un de tout à fait complémentaire au dispositif français (révolution, république, ce qui a été au préalable expliqué).

Prenons l’exemple de Jean Jaurès qui, certes, n’est pas marxiste à la manière de Jules Guesde. C’est un normalien, agrégé, universitaire, qui a un parcours républicain au départ assez classique, et qui se rapproche progressivement du socialisme. Ce qui est intéressant quand il se rapproche du socialisme c’est qu’il trouve des éléments décisifs dans Marx : l’idée de la lutte des classes (à l’échelle historique, il trouve que la lutte des classes est très pertinente pour comprendre la Révolution française par exemple), l’idée qu’il y a un affrontement entre la bourgeoisie, le prolétariat, etc.

Cela explique le fait qu’assez tôt dans le socialisme français, introduire Marx a tout de même été nécessaire pour pouvoir changer l’ordre politique et social. Dès le début, à la fin du XIXe siècle puis quand le parti socialiste se crée en 1905, il y a une influence du marxisme. Cette influence dans le parti socialiste s’installe dans la durée au moins jusqu’aux années 1970, voire 1980. Le parti socialiste est alors marqué par un discours empreint de marxisme, de lutte de classes.

Ensuite, l’autre spécificité de la France qui sera le seul pays dans ce cas-là en Europe de l’Ouest (avec l’Italie) c’est qu’il y aura un Parti communiste extrêmement puissant qui fera une quinzaine de pourcents à partir des années 1930 et qui va ensuite devenir le premier parti de gauche jusque dans les années 1970. Ce Parti communiste français est très marqué par le marxisme. Il s’agit certes d’un marxisme assez fossilisé voire stalinien pendant tout une période. Mais c’est un marxisme qui se voulait également propagandiste, éducateur, avec l’idée que le marxisme était quelque chose que la classe ouvrière et les classes populaires devaient s’approprier pour changer le monde avec toute une série d’écoles de formation, de brochures simples, etc.

Tout cela a été travaillé profondément pendant des dizaines d’années, poursuivant de ce point de vue la tâche que s’était fixée Jules Guesde. Une des raisons qui explique la forte référence à Marx, c’est ce travail politique qui a pendant longtemps été fait par le Parti communiste. Vous allez me dire que le Parti communiste a décliné. Je l’ai remarqué… Il faut voir aussi qu’il existait également toute une extrême gauche assez forte, notamment trotskyste, avec des bataillons militants non négligeables et des intellectuels de premier plan. Il faut souligner que tous ces courants avaient amené le marxisme à un niveau très élevé dans l’espace public dans les années 1970.

Ensuite, le marxisme a presque disparu, spectaculairement dans les années 1980 et 1990, proportionnellement en quelque sorte à l’influence qu’il avait eu auparavant. Puis cela est revenu dans les années 2000. Cela s’explique par plusieurs facteurs. Il y a tout d’abord un substrat qui vient de loin et que je viens d’expliquer : de génération en génération les choses se sont transmises. Il y a eu de nombreuses éditions de Marx, on en trouve, retrouve continuellement. Cela n’a jamais disparu.

Le fait que le modèle soviétique ait maintenant disparu depuis un certain temps joue également. Si beaucoup de gens ne voulaient plus se référer au marxisme c’était à cause du modèle soviétique, qui leur paraissait négatif ; or on peut maintenant lire Marx indépendamment du stalinisme. A cela s’ajoute (ce n’est pas propre à la France) la crise récente du système : après la crise des subprimes de 2008, la possibilité d’une crise profonde du capitalisme a de nouveau été envisagée. Ce regain d’intérêt pour Marx s’est fait presque indépendamment des partis politiques : on a vu des émissions, des journaux de nouveau s’intéresser à Marx. Tout simplement, les gens se sont demandés pourquoi ne pas relire Marx au regard du contexte et l’état du capitalisme.

Même Jacques Attali qui est peu suspect de critique du capitalisme a fait en 2005 une biographie de Marx en disant que Marx était très bien pour analyser le capitalisme mais… surtout pas pour la partie politique. On a là une ambiance, des références qui font qu’il est un peu redevenu « à la mode ». Et dans les courants politiques de gauche, il demeure lu et cité. Ce qui est difficile à estimer (difficulté méthodologique majeure pour les historiens !) c’est que les gens ne lisent pas forcément les textes. La forte présence à la référence sur le long terme est en rapport avec une culture politique marxisante qui a beaucoup essaimé, du travailleur à l’intellectuel, dans différents domaines. La France est un des pays où incontestablement, la référence à Marx a eu et a encore du sens.

Je parlais de crise économique, j’ajouterai la crise de la représentation et des institutions, même si cela est moins facile à connecter directement au marxisme : Marx est quelqu’un qui a vécu cela de son vivant. Il a connu des révolutions, des changements de régime, des aspirations nouvelles via des révolutions. Il trouvait initialement que la Commune de Paris était folklorique, il ne pensait pas que cela pouvait avoir lieu. Puis il a changé d’avis.

“La plupart des textes que Marx a écrits, ses grands textes d’histoire immédiate portent sur la France.”

C’est quelqu’un qui, quand on le relit dans son contexte, réagit en fonction des bouleversements politiques. Sur la politique précisément, notamment sur le poids de la tradition bonapartiste, Marx a écrit des choses qui peuvent continuer à nourrir notre réflexion sur la Vème République et la tradition révolutionnaire française (à propos de laquelle il est parfois très sévère).

Nul hasard à tout cela: la plupart des textes que Marx a écrits, ses grands textes d’histoire immédiate portent sur la France. Il y a un dialogue constant entre la France et Marx. Il s’est beaucoup inspiré de la France pour concevoir sa doctrine et, quand il observe la vie politique européenne, la France a eu à plusieurs reprises un intérêt particulier pour lui. C’est une sorte d’amour-haine qui s’est prolongée durant presque toute sa vie.

LVSL – Certains commentateurs ou personnalités politiques voient dans les gilets jaunes l’émergence d’un processus révolutionnaire. En tant que spécialiste de la révolution française et auteur de nombre de textes sur les révolutions, comment envisagez-vous ce mouvement social ? 

Jean-Numa Ducange – Comme le suggère la question, je l’envisage comme un mouvement social en premier lieu. Certes un certain nombre de revendications qui ont émergé peuvent faire penser à d’autres périodes révolutionnaires. On a parfois rapproché les gilets jaunes des sans-culottes ou d’autres catégories populaires qui contestent l’ordre existant à travers un certain nombre de revendications. C’est quelque chose qu’il faut avoir en tête.

“Une révolution quand on en parle avec un minimum de distance, c’est un processus qui a remis en cause l’ordre au sens d’une déstabilisation structurelle, politiquement, économiquement et socialement.”

On peut aussi dire, pour prolonger ce que nous avons déjà souligné que, comme la France est un pays où structurellement il existe une tradition contestataire nourrie de l’expérience révolutionnaire, de différentes idéologies dont le marxisme, il existe un niveau de conflictualité assez fort, structurellement plus fort que dans d’autres pays. Ce mouvement des gilets jaunes en est une expression. Quand il y a des périodes d’accalmie on demande si la France est un pays normalisé, si on va finir par avoir un syndicalisme à l’allemande avec moins de grèves, etc. On voit bien que ce n’est pas le cas.

Cela étant dit, en termes strictes de définition je serai plus prudent. Si on compare le mouvement à la Révolution française ou à d’autres mouvements comme les révolutions russes (ou même à des échecs comme 1848 et je pourrais prendre d’autres révolutions à l’échelle internationale comme la Chine en 1949), je pense qu’il faut faire très attention. Une révolution – quand on en parle avec un minimum de distance – c’est un processus qui a remis en cause l’ordre au sens d’une déstabilisation structurelle, politiquement, économiquement et socialement.

Si on parle de Révolution française, ce n’est pas uniquement du fait des sans-culottes et des fortes contestations, c’est aussi parce qu’ont eu lieu d’importants transferts de propriété, des changements constitutionnels considérables. Je ne dis pas que cela ne va pas arriver mais au stade où nous en sommes, si le mouvement devait décliner sans traduction politique immédiate, il serait difficile de le classer comme une « révolution ». Il peut même arriver que des mouvements de la sorte renforcent le pouvoir existant. Le « parti de l’ordre » peut se renforcer quand il a des mouvements contestataires en face de lui même s’il a été initialement déstabilisé.

C’est ma réserve sur la définition de révolution : la Révolution française a mis à bas la monarchie absolue, proclamé une République, mis en place une nouvelle constitution. Les processus révolutionnaires russes ou chinois (on pourrait en prendre d’autres) ont mis à bas un régime et entraîné un changement de personnel politique et des changements économiques décisifs. Nous n’en sommes absolument pas là et il est important de le dire, sinon, on ne comprend plus les comparaisons. Il faut faire attention aux parallèles avec 1789 et 1792.

Cela est à prendre avec précaution : le mouvement des gilets jaunes est fortement hétérogène selon les endroits et sa traduction politique n’ira pas nécessairement dans le sens que certains espèrent. Tout cela est d’autant plus à analyser subtilement que le mouvement peut certes traduire concrètement l’idée selon laquelle le référent gauche / droite ne fait plus vraiment sens pour une partie de la population ; mais d’autres franges y restent attachées, même s’il s’agit de catégories particulières. Comment tout cela va se combiner à terme ? Il n’y a aucune réponse évidente.

En définitive, on ne peut pas considérer de manière mécanique que tout le processus peut être pensé comme « révolutionnaire » même s’il traduit quelque chose de profond dans la société actuelle.

 

Faire l’Europe par le marché et par la monnaie, c’était à l’évidence faire une Europe de classe – Entretien avec Coralie Delaume

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Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue.

Le “couple franco-allemand” a été convoqué à maintes reprises au cours des commémorations de la Grande Guerre. Il est généralement admis que depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, gouvernement français et allemand auraient marché main dans la main, et se seraient réconciliés grâce à la construction européenne – promesse de paix, de démocratie et de progrès social. Coralie Delaume s’attache à déconstruire ce mythe dans son nouveau livre au titre explicite : Le couple franco-allemand n’existe pas. Dans cet essai, elle remonte aux origines de la construction européenne pour mettre à jour les forces politiques et économiques, les rapports de force et de domination, dont elle est issue. En toile de fond : la volonté d’expansion des gouvernements allemands successifs. Entretien réalisé par Vincent Ortiz.


LVSL – On constate en lisant votre livre qu’il y a une trentaine d’années, la presse française et la classe politique française étaient étonnamment critiques à l’égard de la politique allemande. Vous citez un certain nombre de titres d’articles publiés dans des grands quotidiens lors de la réunification allemande (une tribune dans le Monde intitulée “la menace du IVème Reich” par exemple) qui feraient aujourd’hui pâlir nombre de médias. Comment expliquer que la classe politique et médiatique française soit devenue si germanophile ?

Coralie Delaume – Il est amusant, en effet, de se replonger dans certains articles de presse parus au moment de la réunification allemande et de voir à quelle point celle-ci faisait peur. Le Point titrait ainsi, en mars 1990 : « Le Blitzkrieg du chancelier Kohl pour unifier l’Allemagne provoque amertume en RDA et inquiétude en Europe occidentale ». Et Le Figaro magazine ajoutait : « Achtung ! La France face à la grande Allemagne ! ». Il est vrai qu’une Allemagne réunifiée avait immédiatement vocation à devenir le cœur géographique de l’Europe, le pays le plus peuplé, et à déplacer le centre de gravité de l’Europe vers l’Est. Cela impliquait une modification profonde des équilibres européens en faveur de l’Allemagne et en défaveur de la France, alors même que notre pays n’a longtemps eu en face de lui qu’une RFA provinciale et repentante, une sorte de “deuxième Autriche” faisant profil bas, et avide d’appartenance communautaire par souci de normalisation et de respectabilisation.

La perspective d’un « retour de Bismarck », pour reprendre le titre d’un livre du journaliste George Valance, c’était autre chose. Depuis son unification de 1871, la grande Allemagne ne cesse de poser problème à notre pays. Il n’y a qu’à se souvenir ce mot de Clemenceau, prononcé à la fin du Congrès de Versailles. À un journaliste qui lui demandait s’il était satisfait des négociations, le Tigre avait répondu : « Oui, mais il y a toujours 20 millions d’Allemands de trop. »

La France n’était d’ailleurs pas la seule à s’inquiéter des conséquences de la réunification. La Grande-Bretagne de Margaret Thatcher y était particulièrement hostile, et dans les mémoires de la Dame de fer, on peut lire ceci : «Une Allemagne réunifiée est simplement bien trop grande et puissante pour n’être seulement qu’un autre acteur au sein de l’Europe. En outre, l’Allemagne s’est toujours tournée vers l’Est tout autant que vers l’Ouest, bien que ce soit l’expansion économique plus que l’agression territoriale qui soit la manifestation actuelle de cette tendance. Par sa nature même, l’Allemagne est, par conséquent, une force déstabilisante plus que stabilisante en Europe. » (M. Thatcher, The Downing Street Years, 1993).

En raison de l’inquiétude qu’elle suscitait, la réunification n’aurait sans doute pas été possible – en tout cas pas au rythme effréné désiré par Kohl – sans l’appui des États-Unis, et d’un George Bush anticipant avec bonheur le retrait de l’URSS de l’ancienne RDA et l’entrée de l’Allemagne toute entière dans l’OTAN. Quant aux Russes, ils avaient alors tant de difficultés internes qu’ils n’ont guère été en mesure de peser sur la marche des choses. Au demeurant, Helmut Kohl a sorti le carnet de chèque et fait livrer à Moscou une aide alimentaire substantielle (200 millions de marks) pour obtenir leur aval, ce qui n’était encore rien quand on songe aux milliards qui seraient par la suite versés par l’Allemagne à Moscou pour prix du départ des soldats de l’armée rouge présents en RDA et du blanc-seing pour l’adhésion à l’OTAN.

Bref, l’eût-elle voulu, la France pouvait difficilement s’opposer à la réunion des deux Allemagnes. Elle a donc cherché à l’encadrer en concevant, notamment, la monnaie unique européenne, dans le but de voler à la République fédérale un instrument essentiel de son économie mais aussi de son identité, le Mark. La peur de la puissance allemande a d’ailleurs été l’un des arguments avancés par les partisans du “oui” à Maastricht durant la campagne référendaire de 1992. On peut par exemple évoquer cette sortie de Michel Rocard : “si le non [à Maastricht] l’emportait, l’Allemagne retrouverait ses penchants historiques et géographiques. Appuyée sur un Mark triomphant, elle se tournerait de nouveau vers l’Est, se désintéresserait de l’avenir du continent, sauf pour lui imposer sa volonté économique (…) C’en serait très vite fini de l’amitié scellée par Konrad Adenauer et Charles de Gaulle » (août 1992). Ou celle d’Elisabeth Guigou : « Dire non à Maastricht, ça veut dire que vous laissez l’Allemagne libre de décider. Si on a peur de l’Allemagne, il faut voter pour ce traité d’union monétaire » (août 1992).

LVSL – On entend souvent dire, pourtant, que l’euro est une monnaie allemande. N’est-ce pas le cas selon vous ?

C.D. – Il l’a été à ses débuts, oui. Il y a eu pas mal de résistance, en Allemagne, contre la création de cette monnaie unique. La Bundesbank par exemple, était vent debout contre le projet, elle qui venait déjà d’encaisser l’unification monétaire des deux Allemagnes au taux de “1 pour 1” (1 Ostmark pour 1 Deutschemark), ce que le patron de la Buba de l’époque, Karl Otto Pöhl, considérait comme une hérésie. Pour cet ordolibéral très soucieux de l’orthodoxie, deux expériences d’unification monétaire aussi audacieuses en un laps de temps si court, apparaissaient comme pure folie.

Des économistes se sont également opposés au projet. On peut relire, par exemple, le “manifeste des 60 économistes allemands contre Maastricht”, dont certains arguments, typiques du monétarisme germanique, n’en étaient pas moins frappés au coin du bon sens. Les 60 écrivaient par exemple ceci : “une monnaie commune soumettra ceux de nos partenaires européens qui sont économiquement plus faibles à une pression plus forte de la concurrence et par là il connaîtront une croissance du chômage”. Quand on voit les taux de chômage qui touchent aujourd’hui les pays du Sud de l’eurozone, on ne peut que convenir qu’ils avaient raison.

Mais Kohl voulait faire l’euro, offrir une contrepartie à la France et dégager ainsi la voie d’une réunification au pas de charge. Pour prix de sa renonciation au Mark, l’Allemagne a en revanche obtenu que l’euro se fasse à ses conditions et sur le modèle du DM, qu’il soit géré par une Banque centrale indépendante située à Francfort et que cette Banque centrale ait en priorité pour mission de de garantir la stabilité des prix. C’est là une différence notable avec la Réserve fédérale américaine, par exemple, qui doit tout à la fois contenir l’inflation mais également et dans les mêmes proportions, œuvrer en faveur de la croissance et de l’emploi.

Aujourd’hui, la monnaie unique n’est plus du tout gérée “à l’allemande”. Suite à la crise des dettes souveraines et de l’euro survenue en 2010-2012, Mario Draghi, l’actuel patron de la BCE, a dû inventer des outils de politique monétaire hétérodoxes afin d’éviter que l’eurozone n’explose. Il a d’abord initié le programme OMT, un programme de rachat potentiellement illimité de dettes souveraines des pays en difficulté. Ce programme n’a été qu’annoncé – pour “rassurer les marchés”-, et n’a jamais été mis en œuvre dans les faits. Cela n’a pas empêché qu’il mette mal à l’aise en Allemagne, à tel point que des plaignants ont saisi le tribunal constitutionnel de Karlsruhe puis la Cour de justice de l’Union à son sujet. Aujourd’hui, la BCE met en œuvre le Quantitative easing, c’est à dire qu’elle rachète effectivement des titres de dette publique des États membres sur le marché secondaire. Du coup, rebelotte : des plaignants allemands ont à nouveau porté l’affaire devant leur Cour constitutionnelle dans l’espoir de voir celle-ci dispenser leur pays de participer au programme.

Il serait long et technique de rapporter ici les arguments respectivement invoqués par les juges de Karlsruhe puis par ceux de la CJUE au sujet de ces pratiques hétérodoxes. En revanche, le fait qu’il y ait eu deux plaintes allemandes consécutives suffit à montrer que l’euro est une monnaie extraordinairement dysfonctionnelle. Lorsque la BCE se cantonne à une application stricte des traités comme ce fut le cas sous Jean-Claude Trichet et gère l’euro de manière orthodoxe, cela ravage purement et simplement les économies des pays du Sud, fait bondir leur taux d’endettement et conduit la zone euro au bord de l’explosion. A l’inverse, lorsque la BCE fait preuve de pragmatisme et de souplesse, ce sont les Allemands et quelques autres pays du Nord qui se cabrent. Ce que l’on peut en déduire, c’est qu’il n’existe pas de bonne politique monétaire pour l’euro et qu’un “poids moyen” est impossible à trouver. En effet, des pays aux structures économiques et aux traditions monétaires aussi différentes que, par exemple, l’Espagne et la Finlande ou l’Allemagne et l’Italie, ne peuvent s’accommoder d’une seule et même devise. Il n’y aura jamais de juste milieu qui puisse satisfaire tout le monde.

En Allemagne, on le sait d’ailleurs et on commence à le dire. L’un des candidats à la succession d’Angela Merkel à la tête de l’a CDU, Friedrich Merz, l’a récemment avoué sans ambages. Il a expliqué que la monnaie unique était “trop faible” pour son propre pays et surévaluée pour la plupart des autres, et concédé que cela avait artificiellement dopé la compétitivité de l’industrie germanique, générant l’excédent commercial faramineux de l’Allemagne (plus de 260 milliards d’euros) le plus élevé du monde.

Est-ce à dire que la République fédérale consentirait à bâtir une “union de transferts” si Merz devenait un jour chancelier, et à financer la mise en place d’un budget de la zone euro qui permettrait de faire converger les différentes économies nationales ? Je suis extrêmement dubitative tant le souci est grand, dans une Allemagne qui vieillit, de protéger l’argent des épargnants âgés, et tant ces derniers sont rétifs à l’idée de “payer pour le Sud”. Or sans transferts budgétaires massifs des pays du cœur de la zone euro vers ceux de la périphérie, la monnaie unique, a terme, est condamnée.

LVSL – Votre livre envisage une dissolution prochaine de l’Union Européenne, du fait du mécontentement croissant des populations, venant aussi bien de l’Allemagne que de l’Europe de l’Est et du Sud. Le coût d’une sortie de l’UE pour les élites économiques et financières (fin des traités qui constitutionnalisent l’austérité salariale et budgétaire, hausse probable de l’inflation…) ne vous paraît-il pas trop élevé pour qu’elles se risquent à immoler une construction qui leur bénéficie tant ?

C.D. –  Si, et c’est pourquoi elles ne l’immoleront pas. Comme vous le notez, l’Europe telle qu’elle a été construite est une Europe du capital, où l’austérité tous azimuts a été érigée en principe quasi-constitutionnel. Mécaniquement et en raison des structures qui ont été choisies, cette Europe ne peut être que celle de la déflation salariale sans fin. En effet, privés de tout levier d’action économique (plus de politique monétaire ni de politique de change possibles avec l’euro, plus de relance budgétaire possible dans le cadre du nécessaire respect des “critères de convergence”, plus de politique commerciale possible puisque la politique commerciale est une “compétence exclusive” de l’Union), les États membres n’ont plus d’autre possibilité d’ajustement macroéconomique que le “coût du travail”, appelé à baisser indéfiniment tant que les traités demeureront ce qu’il sont.

Regardez comment fonctionne le Marché unique. Depuis l’Acte unique de 1986, funeste héritage laissé par la Commission Delors, les capitaux et les personnes circulent désormais librement sur le continent, alors que ce n’était le cas que des seules marchandises à l’époque du Marché commun. Or, comment ne pas voir à quel point cela avantage le capital, plus mobile, plus rapide que le travail, et que l’on peut déplacer un en clic de souris ? Comment ne pas voir d’autre part que la libre circulation des personnes met en concurrence les différents pays membres, ceux ayant le coût du travail le plus faible s’adonnant à un dumping social incessant au détriment de leurs “partenaires”. Faire l’Europe par le Marché et par la monnaie, c’était à l’évidence faire une Europe de classe. Nous y sommes.

Par ailleurs, le fait d’avoir opté pour une Europe supranationale alors même qu’une Europe de la coopération intergouvernementale préservant les souverainetés nationales et populaires eût été possible, a été un moyen pour les classes dirigeantes nationales de se déresponsabiliser massivement et “d’organiser leur impuissance”, ainsi que lécrit Christophe Guilluy dans son dernier livre (No Society, Flamarion 2018). La capacité à faire les grands choix a été massivement transférée au niveau supranational, avec l’avantage que les entités supranationales ne rendent pas de comptes aux citoyens. La Commission de Bruxelles ne risque pas d’affronter une grève pour s’être mêlée d’un peu trop près, dans le cadre du «Semestre européen», du contenu des budgets des États membres. La Cour de justice de l’UE ne risque pas la sanction dans les urnes pour les jurisprudences de dérégulation économique qu’elle pond à la chaîne. La construction européenne a pour effet de décorréler les élections (qui ont lieu au niveau national) et la prise de décision (qui se fait à l’échelon supranational), ce qui en fait une véritable machine de défilement au service « d’élites » politiques en rupture de ban avec leur peuple d’origine. Pourquoi lesdites « élites » renonceraient-elle à cette possibilité si confortable de fuir leurs responsabilités ? Cela n’arrivera pas.

C’est pourquoi je pense plutôt que la désintégration de l’Union européenne arrivera “par accident”. Une nouvelle crise financière, dont beaucoup d’économistes disent qu’elle est désormais probable à court terme, pourrait être le “choc externe” ayant vocation à tout faire exploser, en particulier si elle entraîne la faillite de grandes banques européennes telles que les banques italiennes, actuellement très fragiles, ou la Deutschebank allemande, qui croule sous les actifs pourris et les difficultés depuis des années. Il y a dix ans, la Banque centrale européenne a pu sauver les meubles en se montrant créative, interventionniste et en créant énormément de monnaie. Il est possible qu’elle ait tiré toutes ses cartouches, et il n’est pas sûr qu’elle puisse se montrer si efficace la prochaine fois.

LVSL – La critique de la construction européenne et du “couple franco-allemand” est plus volontiers associée à la droite qu’à la gauche. Comment expliquez-vous que les partis et mouvements de gauche aient du mal à s’emparer de cette critique et à revendiquer une rupture avec la construction européenne ?

C.D. – Concernant le rapport ambigü de la gauche à la construction européenne, je pense qu’elle tient à une sorte d’internationalisme dévoyé. L’européisme idéologique a beaucoup travaillé à faire en sorte que la critique de l’Union européenne soit associée à la haine de l’Europe, et la gauche, hélas, a marché. Elle confond encore trop souvent l’UE, qui est un édifice économico-juridique, un grand marché et un ensemble de règles, avec l’Europe, qui est une réalité géographique et civilisationnelle composée d’un certain nombre de pays. L’Europe telle que nous la connaissons est une Europe de la stabilité de la monnaie, de la libre circulation du capital et de la mise en concurrence des travailleurs. Si c’est une internationale, c’est une internationale de l’argent. Il faut arriver à faire comprendre que l’Union n’est pas l’Europe et que pour sauver la seconde il faut justement tuer la première. Ce qui s’est passé en Grèce en 2015 ne laisse d’ailleurs pas place au doute. Dans cette Europe de l’austérité constitutionnalisée, un gouvernement de gauche essayant de mettre en place une politique alternative ne peut qu’être broyé.

LVSL – Quel regard portez-vous sur le mouvement Aufstehen, dirigé par Sahra Wagenknecht, qui porte une critique virulente de la domination allemande sur le reste de l’Europe ?

C.D. – La parole de Sahra Wagenknecht est intéressante. Beaucoup de ses prises de positions sur l’Europe rejoignent celles de l’un de ses compatriotes, le sociologue de l’économie Wolfgang Streek, dont la voix est atypique en Allemagne. Il gagnerait à être davantage connu en France, c’est pourquoi je conseille la lecture de cette tribune publiée dans Le Monde en 2016 et intitulée « Pour que l’Europe soit sauvée, il faut lever le tabou sur les nations ». Streeck y fait un sort au mythe de “l’Europe sociale”, toujours promise et jamais réalisée, souligne le caractère antidémocratique de l’Union et plaide pour une coopération inter-gouvernementale en lieu et place de la gouvernance supra-nationale.

Pour en revenir à Wagenknecht, on lui a fait le procès de représenter une gauche “antimigrants”, dans le but de la disqualifier. C’est absurde. Elle se contente de distinguer les migrants éligibles au droit d’asile (et de prôner pour ceux-ci un accueil facilité) et les migrants économiques, dont elle considère qu’ils représentent une main d’œuvre fragilisée, corvéable à l’envi et ayant vocation à faire pression à la baisse sur les salaires. Dans un pays qui a largement déréglementé son droit du travail avec les lois Hartz mises en place par Schröder en 2005, dans un pays où le salaire minimum est d’application récente et souvent contourné, elle a raison.

Le problème que risque de rencontrer Aufstehen, c’est que l’Allemagne actuelle est davantage tentée par une droitisation que par un virage à gauche, ce qui est en partie liée au fait que sa population vieillit. Le discours de ce mouvement, résolument marxiste, est attrayant. Il faut voir à l’usage s’il parvient à s’implanter.

Fabio De Masi (Aufstehen) : “Nous défendons le droit d’asile et nous voulons arrêter les guerres”

Fabio de Masi, DIE LINKE, Bundestagsabgeordneter, Abgeordneter, Mitglied Deutscher Bundestag, MdB, Rede, 2. Sitzung, TOP 7, Thema: Irland: Vorzeitige Kreditrückzahlungen. Rednerpult. Ordnungsnummer: 3968015 Name: de Masi, Fabio Ereignis: Plenarsitzung, Redner Gebäude / Gebäudeteil : Reichstagsgebäude, Plenarsaal Nutzungsbedingungen: http://www.bundestag.de/bildnutz Es werden nur einfache Nutzungsrechte eingeräumt, die ein Recht zur Weitergabe der Nutzungsrechte an Dritte ausschließen.

Fabio De Masi est député au Bundestag et membre du mouvement Aufstehen dont il est co-fondateur avec Sahra Wagenknecht. Ce mouvement a fait parler de lui suite à la crise qu’il a ouvert dans Die Linke et à cause de ses positions sur l’immigration. Cet entretien est l’occasion d’expliciter la stratégie d’Aufstehen et de mieux connaître sa position sur la question de l’immigration.

LVSL – Vous avez été député au Parlement européen, vous êtes politiquement proche de Sahra Wagenknecht et vous avez participé au lancement d’Aufstehen au mois d’août dernier, qui a beaucoup fait parler de lui. Qu’est-ce qui vous a amené à adopter cette stratégie ?

Fabio De Masi – L’austérité a détruit la social-démocratie. L’aggravation des inégalités sociales, la dégradation de la situation de la classe moyenne et la crise des réfugiés causée par l’escalade internationale des conflits armés a renforcé l’extrême-droite. Si vous regardez les sondages d’opinion, des revendications de gauche comme taxer les riches, réguler le marché du travail ou le mettre en place le désarment sont majoritaires. Pourtant, celle-ci n’a pas de majorité mathématique et encore moins de majorité politique au Bundestag, et l’Union européenne se désintègre. Die Linke en Allemagne ne bénéficie pas de la décrépitude du SPD, et les Verts se font de plus en plus à l’idée de coalitions avec la CDU. Pourtant, Sanders ou Corbyn ont montré que l’on peut dynamiser et renforcer le pouvoir du peuple en se concentrant clairement sur des revendications populaires. Nous voulons réduire cet écart en Allemagne, remettre les partis de gauche sur de bons rails et convaincre ceux qui ne se sentent plus représentés par les partis traditionnels.

LVSL – Vous défendez une filiation stratégique avec la France insoumise et Podemos. Sur quels terrains vous sentez-vous proches de ces partis politiques ?

Fabio De Masi – Nous devons amener les gens dans la rue et nous concentrer sur les revendications populaires au lieu de chercher à lisser nos différences avec les partis traditionnels et de tomber dans le piège de simplement réagir aux démagogues d’extrême droite.

LVSL – Votre point de vue sur l’immigration a provoqué une controverse dans les partis de gauche européens, bien que personne ne semblait véritablement le connaître. Que pensez-vous de l’immigration économique et du droit d’asile ? Êtes-vous pour la fermeture des frontières ?

Fabio De Masi – C’est une caricature. Nous défendons le droit d’asile et nous voulons arrêter les guerres ainsi que les exportations d’armes. Nous voulons créer des voies sures pour les gens dans le besoin. C’est une obligation morale. Cependant, la majorité des 60 millions de réfugiés dans le monde n’arrive même pas en Europe, et pour eux il est bien plus humain de les aider là où ils vivent, là où ils ont leurs relations sociales. Nous avons besoin d’une politique migratoire pour le grand nombre, pas pour le petit nombre. La gauche devrait se démarquer des demandes des grandes entreprises en Allemagne. Ils favorisent la fuite des cerveaux des pays en développement et se moquent de ces migrants qui vivent dans des ghettos sans perspective économique en Allemagne. Si on ne se démarque pas des grandes entreprises, c’est un cadeau fait à l’extrême droite. Sahra Wagenknecht et moi-même avons attaqué Angela Merkel pour ne pas avoir investi dans des infrastructures qui favoriserait l’intégration des immigrés et pour s’être servie d’eux pour créer des failles dans la législation sur le salaire minimum. Nous avons demandé un impôt sur la fortune pour financer ces investissements.

Certains à la gauche radicale se sont toutefois ralliés derrière le slogan de « Frontières ouvertes pour tous », ce qui est une fausse discussion. Certains ont même été plus loin en suggérant que nous à gauche serions dans le même camp qu’Angela Merkel qui a passé un sale accord avec la Turquie, détruit l’Europe avec l’austérité, et livré des armes à l’Arabie Saoudite ! Ni Sanders, ni Alexandra Ocasio-Cortez ni Jeremy Corbyn ne soutiennent des slogans comme « Frontières ouvertes pour tous ». Nous recommandons plutôt à la gauche de se concentrer sur ses combats tels que la lutte contre les inégalités sociales et la guerre, ou l’extension du droit d’asile. On ne peut pas traiter les causes à la racine de l’émigration comme les inégalités mondiales et la guerre simplement en suggérant que tout va bien si tout le monde vient en Allemagne. La vérité, c’est que des gens meurent de faim au Yemen sans même une chance de s’échapper. Le principe des « frontières ouvertes à tous » confond aussi l’asile avec l’immigration pour le travail et ne ferait pas de différence entre les réfugiés et la régulation de l’immigration économique. Cela saperait même notre programme électoral, car nous souhaitons donner accès à l’État providence et à la citoyenneté européenne après cinq ans – indépendamment du statut de réfugié. Toutefois, si chaque personne sur la planète pouvait revendiquer ces droits, les autres États membres de l’Union européenne fermeraient leurs frontières.

LVSL – L’AfD semble être le premier parti dans l’Est de l’Allemagne, qui est bien plus pauvre que la partie Ouest du pays. Comment expliquez-vous ce succès ?

Fabio De Masi – L’AfD a bénéficié d’un sentiment d’aliénation à l’Est qui n’a pas été adéquatement traité par Die Linke, qui s’est trop concentré sur des politiques identitaires et sur les thèmes des élites urbaines.

LVSL – Dans ce contexte, vous avez bénéficié d’un soutien discret de Jean-Luc Mélenchon et de Pablo Iglesias. Quelles sont vos relations avec les leaders de ces partis ? Aimeriez-vous travailler avec la coalition « Maintenant le Peuple » ?

Fabio De Masi – Nous avons de très bonnes relations mais nous n’en sommes pas membre.


LVSL – À l’approche des élections européennes, nous pouvons légitimement nous demander si votre mouvement prévoit de présenter une liste. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Fabio De Masi – Nous voulons convaincre Die Linke de s’ouvrir à notre mouvement. Aufstehen a plus de 160 000 membres et est bien plus étendu que Die Linke. Nous nous soucions de ces gens et nous voulons combattre à leurs côtés. C’est cela qui nous intéresse – pas des préoccupations électorales de court terme.

LVSL – Dans les pays du Nord de l’Europe, les partis écologistes sont en pleine émergence, au détriment des partis sociaux-démocrates. Comment l’expliquez-vous ? Quelle importance donnez-vous aux problématiques environnementales dans votre projet ?

Fabio De Masi – Elles sont très importantes. Mais il est impossible d’empêcher la catastrophe écologique sans changer notre système économique. Or la direction actuelle des Verts a une relation confortable avec la CDU et les grandes entreprises. Ceci dit, nous sommes fiers de travailler avec l’ancien président des Verts, Ludger Volmer, qui est l’un des co-fondateurs d’Aufstehen.

« Les cadeaux faits aux premiers de cordée alimentent de nouvelles bulles spéculatives » – Entretien avec Eric Berr

Grèce, Portugal, Allemagne…France. Où en est-on presque 8 ans après le début de la crise des dettes souveraines ? L’Europe est-elle sortie d’affaire ? Eric Berr, membre du collectif des Économistes Atterrés, professeurs à l’université de Bordeaux vient de publier “L’économie Post-keynésienne” (Seuil, septembre 2018). Il est notamment l’auteur de « L’intégrisme économique » (Les Liens qui Libèrent, mars 2017) et fait avec nous un point d’étape sur l’actualité économique européenne, alors que l’on explique désormais que la Grèce est sortie de sa tutelle budgétaire et que l’économie européenne redémarre. Un entretien synthétique et pédagogique, abordant à la fois la situation économique de ces pays mais aussi le caractère dogmatique de la doctrine économique en vigueur presque partout en Europe, et en France notamment.  


 

LVSL – Le 20 août dernier Pierre Moscovici annonçait que la Grèce était sortie de la tutelle budgétaire imposée par la fameuse Troïka, qu’elle était en quelque sorte tirée d’affaire. Est-ce le cas ? Ou les grecs ont-ils encore du souci à se faire ?

Eric Berr – Si l’on se fie aux chiffres qui caractérisent l’économie grecque, elle est loin d’être tirée d’affaire. Certes, on assiste à un timide redémarrage de la croissance, et le déficit budgétaire a été résorbé. Mais l’excédent budgétaire constaté en 2017 est surtout le résultat de la grande braderie des biens publics (port du Pirée, aéroports, etc.) et de la baisse continue des dépenses publiques.

Si l’on regarde en détail ce qui s’est passé depuis 2009 et le début de la crise grecque, on voit que, si le taux de chômage baisse un peu depuis 2014, il reste toujours autour de 20%. Le PIB a quant à lui diminué de 25% tandis que les revenus, les salaires et les pensions de retraite ont baissé de 40%. On pourrait multiplier les chiffres. Preuve supplémentaire de cette situation dramatique, on assiste à un exode important des jeunes puisque 500 000 Grecs de 20 à 30 ans ont quitté le pays depuis le début de la crise, ce qui est énorme pour un pays de 10 millions d’habitants. Ce sont autant de forces vives qui vont manquer pour reconstruire ce pays. Et, cerise sur le gâteau si j’ose dire, les trois plans de sauvetage mis en œuvre à l’initiative de la célèbre troïka (regroupant la Commission Européenne, la Banque Centrale Européenne et le Fonds Monétaire International) et qui ont imposé l’austérité perpétuelle à la Grèce avaient pour objectif de réduire le rapport dette publique/PIB, qui était au début de la crise égal à 110% et qui, aujourd’hui, maintenant que « tout va bien », atteint 180%… Rien n’est donc réglé, bien au contraire.

 

LVSL – Avec ces nouvelles plutôt positives qui nous sont rapportées sur la Grèce par la presse, on pourrait être amené à croire que la situation économique en Europe va globalement mieux. Sommes-nous en passe de sortir de cette fameuse crise des dettes souveraines?

Eric Berr – Je ne vois rien de bien optimiste quant à l’avenir immédiat de l’Union Européenne en raison de la poursuite de politiques d’austérité totalement absurdes qui n’ont pas permis de réduire le niveau de la dette publique dans la grande majorité des pays de l’Union européenne. Et le fait qu’il y a de nouveau un peu de croissance économique, la France étant toutefois un peu à la traîne dans ce domaine, ne change rien à l’affaire.

 

LVSL – Les politiques de rigueur ont-elles fonctionné ? Est-ce qu’on a des éléments qui nous permettent d’en juger ?

Eric Berr – Non seulement elles n’ont pas fonctionné mais elles ont entrainé un accroissement des inégalités sans précédent, ce qui nourrit la défiance vis-à-vis de l’Union Européenne et de « l’Europe » en général. Ces inégalités génèrent toujours plus de précarité et de pauvreté pour de nombreux européens, renforcent les tensions sociales et conduisent à une remise en question du « vivre ensemble », terreau sur lequel se développent les extrémistes appelant au repli nationaliste, donc au rejet de l’« étranger », qu’il soit migrant ou réfugié, jugé responsable de ces maux.

Notons également que l’Allemagne, pays qui est supposé être le moteur de l’Union Européenne, assure sa prospérité en partie au détriment de ses partenaires grâce à ses énormes excédents commerciaux, qui représentent environ 8% de son PIB et se situent bien au-delà de ce que recommande l’Union européenne.

 

LVSL – On peut être en infraction en raison d’excédents commerciaux trop élevés ? Est-ce pénalisable ?

Eric Berr – En plus des critères de convergence inscrits dans le traité de Maastricht, Bruxelles surveille de près une série de critères macroéconomiques et fait des recommandations afin d’éviter de trop grands écarts entre les Etats membres qui pourraient menacer la stabilité économique de l’Union. Ainsi, la réforme du « Six-pack », entrée en vigueur en 2011, stipule notamment que l’excédent des transactions courantes d’un pays membre ne doit pas dépasser 6% du PIB. Sachant que les excédents des uns sont les déficits des autres, on comprend bien les risques que ces importants excédents commerciaux allemands font peser sur certains pays partenaires. Mais ces excédents et la croissance qu’ils génèrent masquent la fragilité du modèle allemand. Faute d’utiliser ces excédents pour investir et soutenir suffisamment la demande intérieure, on assiste à une forte augmentation de la pauvreté et des inégalités. Au final, ce modèle allemand apparaît beaucoup plus fragile que ce que l’on ne veut bien le dire. C’est en particulier le cas du secteur financier où les problèmes de la Deutsche Bank risquent de poser de sérieux soucis à l’Allemagne en cas de nouvelle crise de grande ampleur.

 

LVSL – On parle souvent du Portugal en ce moment comme un modèle de réussite économique. Les portugais prennent le contre-pied de la politique de rigueur traditionnelle imposée par la troïka. Est-ce vraiment le cas ? Est-ce que ça va vraiment mieux au Portugal et quelles sont les perspectives économiques ?

Eric Berr – Le Portugal, depuis bientôt 3 ans et l’arrivée de la coalition de gauche au pouvoir, a décidé de prendre le contre-pied des politiques d’austérité, vantées et promues par les instances européennes depuis de nombreuses années. Ainsi, le gouvernement portugais a augmenté le salaire minimum, les pensions de retraite et les allocations familiales. Il a arrêté les vagues de privatisation des services publics et a mis en place des mesures pour lutter contre les inégalités. Cette politique commence à porter ses fruits – le chômage recule, la croissance repart et le déficit public diminue – mais il faut aussi reconnaître que la situation économique et sociale du Portugal, qui était sous la tutelle de la troïka jusqu’en 2014, reste difficile à bien des égards, comme en témoigne l’exode des jeunes qui continue. Et si le Portugal redevient attractif en termes d’investissements – on assiste notamment à un redémarrage de l’industrie automobile – il le doit en partie à une main-d’œuvre bon marché mais plus qualifiée que celle des pays d’Europe de l’est avec qui il est en concurrence. En résumé, si le Portugal s’engage dans des politiques keynésiennes de relance par la demande, ce qui est une bonne chose, il le fait en respectant le cadre des traités européens qui ne peuvent qu’en limiter la portée.

 

LVSL – Mais ces investissements dont vous parlez sont un facteur exogène de la croissance : les industries qui reviennent parce que la main-d’œuvre est compétente, avec des salaires un peu plus haut qu’en Europe de l’Est mais plus bas que dans d’autres pays. Ce n’est pas lié aux politiques de relance ?

Eric Berr – En partie si puisque les entreprises qui reviennent se localiser au Portugal voient aussi qu’il y a une demande intérieure qui peut repartir, ce qui peut être intéressant pour elles.

 

LVSL – Dans vos derniers écrits vous parlez de la radicalisation de la pensée économique…

Eric Berr – En effet, je parle même, dans un livre que j’ai publié en 2017, d’intégrisme économique (L’intégrisme économique, 2017, éditions Les Liens qui Libèrent NDLR). La pensée économique dominante, relayée par Margaret Thatcher au Royaume-Uni à la fin des années 1970 et Ronald Reagan aux Etats-Unis au début des années 1980, a conduit à la mise en œuvre de politiques néolibérales qui, depuis près de 40 ans, ont montré leur inefficacité tant dans les pays en développement hier qu’en Europe aujourd’hui. Pourtant, les intégristes économiques continuent de promouvoir ces politiques et nous proposent même, comme Emmanuel Macron, de les approfondir, révélant ainsi que le nouveau monde qu’il promeut n’a rien d’autre à proposer que de vieilles recettes inefficaces pour plus de 80% des gens.

 

LVSL – Les chiffres du dernier trimestre sont parus récemment et nous sommes sur une capitalisation qui est extrêmement concentrée, comme jamais elle ne l’a été dans son histoire récente. En quoi cette concentration empêche une reprise économique ?

Eric Berr – Cette concentration est sans précédent en France où la distribution de dividendes a atteint des niveaux record en 2017. Cette extrême concentration des richesses pose problème. Contrairement à ce que prétend la supposée « théorie du ruissellement », qui favorise les « premiers de cordée » chers à Emmanuel Macron, la richesse concentrée dans les mains des plus riches n’est pas investie dans l’économie réelle, en raison d’une demande insuffisante. Plutôt que de soutenir l’investissement et l’emploi, elle alimente alors la spéculation financière. Et comme l’Union européenne s’évertue à ne pas vouloir voir que les problèmes actuels tiennent plus à une insuffisance de la demande qu’à des problèmes d’offre, les cadeaux faits aux « premiers de cordée » alimentent de nouvelles bulles spéculatives. Cette logique est mortifère, c’est une véritable impasse, sauf si l’idée est de plus enrichir les plus riches. Mais lorsque la bulle explosera toute cette richesse fictive s’évaporera également…

 

LVSL – Comment voyez-vous l’évolution de la conjoncture économique française dans les 5 prochaines années ?

Eric Berr – Il est toujours très délicat de se prêter à ce genre d’exercice car certains événements imprévisibles peuvent remettre en cause les prévisions les mieux établies. On peut toutefois raisonnablement penser que la croissance restera peu élevée, comprise entre 1 et 2%, en particulier en raison de la poursuite de politiques néolibérales inadaptées à la période actuelle. En effet, à l’heure où le réchauffement climatique se fait de plus en plus sentir, il nous faut changer de boussole et cesser de faire de la croissance la condition nécessaire à tout progrès social et environnemental. Le problème principal n’est pas de faire grossir le gâteau des richesses, donc de produire toujours plus de biens, dont certains ont une utilité discutable, mais de mieux répartir les richesses existantes. Le problème principal c’est une très grande inégalité dans la répartition des richesses. Une meilleure répartition serait favorable à l’économie dans son ensemble, parce qu’elle pourrait recréer de la demande, demande qu’il conviendrait bien évidemment d’orienter dans le sens de la transition écologique que l’on appelle de nos vœux mais que l’on peine à mettre en pratique.

Il est donc plus qu’urgent de s’affranchir du dogme néo-libéral et de la propagande d’intégristes économiques qui ne veulent rien changer quand bien même la réalité leur montre qu’ils nous mènent droit dans le mur.

 

 

En Allemagne, la recomposition politique avance à grands pas

Merkel en fin de course?

Au cœur d’une Europe en plein bouleversement, où chaque élection confirme une recomposition politique rapide et radicale avant tout motivée par le dégagisme d’élites honnies, l’Allemagne semblait longtemps faire figure d’exception. Pourtant, seulement trois mois après la difficile formation d’un quatrième gouvernement dirigé par Angela Merkel celui-ci semble déjà se fracturer sur la question migratoire. En parallèle, l’extrême-droite continue de progresser et inspire toujours davantage les partis de droite classique à la recherche d’un nouveau souffle. En face, le SPD continue de perdre son statut de grand parti de la gauche allemande, les écologistes semblent maintenir leur puissance électorale, et Sarah Wagenknecht cherche à briser le plafond de verre atteint par Die Linke. Une recomposition majeure de la scène politique allemande prend donc forme, à la fois similaire à d’autres en Europe et unique en son genre.


 

La fin d’une époque

Si la reconduction d’Angela Merkel pour quatre nouvelles années à la chancellerie allemande lors des élections législatives de septembre dernier n’a surpris personne, en déduire une inertie politique totale outre-Rhin serait une grave erreur. Certes, la Chancelière dispose toujours d’un certain talent politique et d’une image plutôt bonne, et peut toujours égaliser le record de longévité au pouvoir – seize ans, de 1982 à 1998 – de son mentor politique Helmut Kohl. Pourtant, si l’Union chrétienne-démocrate qu’elle dirige a réuni un tiers des voix l’an dernier, dominant largement le reste du spectre politique, la continuité et la stabilité proposées semblent séduire de moins en moins. L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable. Pour le reste de la population, ce projet politique séduit peu, après plus de douze ans d’exercice du pouvoir par Angela Merkel. D’autant qu’il y a de nombreux problèmes qu’ils n’estiment pas traités correctement par le pouvoir actuel, en particulier la question migratoire et les inégalités grandissantes.

“L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable.”

La difficile formation d’un nouveau gouvernement en témoigne : six mois, alimentés de nombreuses péripéties, ont été nécessaires pour y parvenir. En effet, les chrétiens-démocrates ont d’abord tenté de mettre en place une “coalition Jamaïque” avec les libéraux du FDP et les écologistes de Die Grünen, en réponse à la volonté du SPD de retourner dans l’opposition pour mieux se relancer par la suite. Après moultes discussions, le dirigeant du FDP Christian Lindner a fini par annoncer son refus de participer à un tel attelage politique, jugeant l’accord préliminaire de gouvernement trop imparfait à son goût. Afin d’éviter de nouvelles élections qui auraient sans doute vu leur base électorale se réduire davantage et usant de la peur d’une nouvelle progression de l’extrême-droite, le leader du SPD Martin Schulz se montra alors prêt à renouveler la “Groẞe Koalition” avec la CDU-CSU en échange de concessions minimes. Au terme d’un succinct mouvement de contestation intitulé “NoGroKo” mené notamment par la faction jeune du parti et d’un scrutin interne, le SPD a approuvé cette option, débouchant sur la création du gouvernement actuel, en mars 2018. Depuis, l’Allemagne se contente de mener la même politique ordolibérale que précédemment, quoi qu’en dise le SPD, qui promettait un tournant en obtenant le ministère des finances jusqu’alors tenu par Wolfgang Schaüble.

D’ores-et-déjà, le gouvernement Merkel IV se fissure, à mesure que certains appétits politiques progressent, en particulier celui de Horst Seehofer, ministre de l’intérieur et leader de la CSU bavaroise (parti frère de la CDU au sein de “Die Union”, présent uniquement en Bavière et historiquement plus conservateur que cette dernière). Jouant sur la vague d’opposition à l’arrivée de migrants en Allemagne et en vue des élections bavaroises d’octobre, ce dernier a encore réclamé de nouvelles mesures pour expulser davantage à l’occasion d’une rencontre avec le très droitier chancelier autrichien Sebastian Kurz. Si cette insistance sur la question migratoire dure depuis 2015, elle a cette fois-ci franchi une nouvelle étape, avec la menace d’une rupture de l’alliance entre la CSU et la CDU, ce qui priverait Angela Merkel de majorité au Bundestag. Une nouvelle coalition sans la CSU et avec les Verts – qui soutiennent la politique d’accueil des migrants – et le SPD semble être en discussion pour permettre d’évacuer l’encombrant ministre de l’Intérieur, mais la séparation CSU-CDU n’en représenterait pas moins un coup de tonnerre politique. Au-delà des manoeuvres de Seehofer, il faut également s’attendre à de plus en plus de soubresauts internes chez les chrétiens-démocrates de la part d’une génération de “jeunes loups” impatients d’exercer le pouvoir maintenant qu’Angela Merkel est sur une pente déclinante.

Une fin de règne se prépare donc, nonobstant les ridicules présentations téléologiques qui qualifiaient encore récemment Angela Merkel de “femme la plus puissante du monde” ou de “leader du monde libre”. Surtout, ce sont plus largement les fondements de la politique allemande d’après-guerre qui s’effondrent les uns après les autres : le compromis économique social-démocrate a été démantelé par les réformes libérales du chancelier Gerhard Schröder (SPD) ; le bipartisme traditionnel, avec le FDP en force d’appoint, disparaît à mesure que la CDU-CSU et le SPD cèdent du terrain face aux autres partis; l’extrême-droite est entrée en force au Bundestag l’an dernier, et voilà maintenant que l’alliance CDU-CSU, aussi vieille que la République fédérale, est remise en cause. Loin de ne constituer qu’un épisode politique mineur, la déclaration de Seehofer est donc l’expression d’une crise politique beaucoup plus large, et de changements majeurs à venir.

A droite toute !

Rencontre entre Horst Seehofer (CSU) et Sebastian Kurz (ÖVP).

C’est avant tout à droite que la recomposition politique allemande a débuté, avec pour déclencheurs la crise de l’euro du début des années 2010 puis la crise migratoire qui dure depuis 2015. En effet, ces évènements majeurs, desquels la politique voulue par Berlin est directement responsable, ont conduit à une mutation profonde, et à un essor, des partis de droite, comme cela est visible ailleurs en Europe. Suite à la multiplication des difficultés financières des pays du sud de l’Europe, toujours plus dépendants industriellement de l’Allemagne, l’AfD (Alternative für Deutschland, extrême-droite) voit le jour en 2013 comme parti anti-euro, accusant les pays du sud de vivre à crédit sur le dos des contribuables allemands, premiers contributeurs aux plans “d’aide” austéritaires. Par la suite, alors que l’Allemagne accueillait plus d’un million de réfugiés en 2015 afin d’endiguer son déclin démographique, le parti s’est concentré sur l’opposition à l’immigration, les questions sécuritaires et a critiqué de plus en plus violemment l’islam, donnant naissance à la première formation politique d’extrême-droite allemande depuis la Seconde Guerre Mondiale. Désormais au coude-à-coude avec le SPD pour la seconde place dans les sondages, l’AfD est donc le produit direct de l’Europe ordolibérale d’Angela Merkel qui a désindustrialisé les pays d’Europe du Sud et rendu toute gestion humaine de l’immigration impossible pour ces pays paupérisés, conduisant à une catastrophe humanitaire.

Le succès fulgurant de l’AfD a rapidement inspiré le FDP, absent du Bundestag entre 2013 et 2017, qui a vu son électorat siphonné par les chrétiens-démocrates après avoir gouverné avec eux lors du second mandat Merkel (2009-2013). Afin de séduire des électeurs partis pour la CDU-CSU, Christian Lindner a décidé d’adopter la rhétorique d’intransigeance budgétaire et de refus d’aide financière aux pays d’Europe du Sud abandonnée peu à peu par l’AfD. Cette stratégie, couplée à une opposition grandissante à l’immigration et à une campagne de communication focalisée sur la personnalité de Lindner, a permis au parti de réaliser un score relativement élevé l’an dernier, 10,7%. Le refus de participer à une nouvelle coalition avec les chrétiens-démocrates et les écologistes s’explique donc par la volonté de s’opposer depuis la droite à la CDU-CSU, en continuant à siphonner le réservoir électoral traditionnel d’Angela Merkel.

Désormais, ces deux crises atteignent le coeur de la droite allemande traditionnelle, à savoir la CDU-CSU. Malgré le soutien du SPD au projet de réforme de la zone euro d’Emmanuel Macron – qui visait la création d’un ministère des finances de la zone euro et des nouveaux instruments de contrôle des budgets nationaux pour mieux resserrer le contrôle de l’UE sur les états-membres de l’union monétaire – Merkel s’y est opposée vigoureusement, afin de ne pas céder davantage de terrain politique au FDP. La courte phase d’accueil massif de réfugiés en 2015 a quant à elle vite été remplacée par une politique de lutte contre l’immigration, notamment sur volonté de la CSU. Il faut dire que le climat politico-médiatique est devenu brûlant sur cette question à mesure que la surenchère sécuritaire se déployait et que des évènements particuliers venaient renforcer l’assimilation des réfugiés à un vaste groupe de terroristes et de criminels. Dernier exemple en date: l’assassinat et le viol d’une adolescente par un demandeur d’asile irakien, débouté en 2015 et demeuré dans le pays illégalement depuis.

“Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie.”

La concurrence politique à droite sur les sujets sécuritaires, identitaires et sur l’euro est donc devenue de plus en plus forte ces dernières années, chaque parti adoptant des positions et des déclarations toujours plus radicales pour se différencier des autres ou dans l’espoir de ne pas céder de terrain. Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie. A noter également que la candidate de l’AfD pour la chancellerie en 2017, Frauke Petry, a quitté le parti peu après les élections pour créer son propre parti de droite conservatrice avec l’aide de quelques anciens cadres de l’AfD : le parti bleu (Die Blaue Partei). Cette scission se fonde sans doute sur une ambition personnelle, comparable à celle de Florian Philippot en France, bien que des divergences programmatiques entre les “bleus” et les “patriotes” existent. L’émiettement des voix de droite en Allemagne pourrait toutefois se résoudre par une alliance entre droite “traditionnelle” et “extrême”, comme cela a été le cas durant la campagne des élections italiennes – entre la Lega de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi – ou en Autriche, où Sebastian Kurz – ÖVP, droite “traditionnelle” – gouverne avec le FPÖ. Ce type d’alliance a beau être de plus en plus répandu, une longue période de “normalisation” de l’extrême-droite la précède souvent – comme en Autriche où l’ÖVP et le FPÖ ont déjà gouverné ensemble entre 1999 et 2005-, alors que la droite radicale demeure un phénomène récent en Allemagne. Dans l’avenir proche, il est en tout cas certain que la politique d’immigration et européenne de l’Allemagne continuera de se durcir.

 

La “gauche” également en pleine restructuration

Sarah Wagenknecht et Dietmar Bartsch, les “spitzkandidaten” de Die Linke en 2017.

Les forces politiques communément qualifiés “de gauche” connaissent elles aussi de nombreux bouleversements. En premier lieu, le SPD, parti social-démocrate historique qui œuvra pendant des décennies pour plus de justice sociale et pour une cogestion des grandes entreprises entre syndicats et patronat, semble désormais sur la même pente déclinante que les autres partis socio-démocrates européens, sanctionnés pour leur politique néolibérale. A cet égard, l’éphémère leadership de Martin Schulz, précédemment président du Parlement Européen, mérite l’attention : élu par plébiscite – 100% des voix – lors d’un congrès du parti en mars 2017 et profitant d’un engouement médiatique pour sa candidature, il s’élève dans les sondages, avant de retomber tout aussi rapidement et d’encaisser plusieurs défaites dans des Länder où le SPD est historiquement fort. Martin Schulz mène le parti à son plus faible score fédéral depuis 1945, 20,5%, et finit par être contraint de quitter la présidence du parti après avoir accepté de former une nouvelle grande coalition avec Angela Merkel, contrairement à sa promesse durant les élections. L’usure aussi rapide d’une figure politique majeure du SPD démontre que l’insatisfaction des militants vis-à-vis des orientations suivies par le parti est grandissante, alimentant à plein le dégagisme. L’ambiance actuelle au SPD est moribonde, l’énergie militante absente, et la nouvelle présidente du parti, Andrea Nahles, ministre du travail de 2013 à 2017 et soutien de la “GroKo”, semble ne disposer ni du charisme ni de la volonté de rupture avec le centrisme merkelien que réclament les électeurs.

A en juger par les sondages, les premiers bénéficiaires du vote sanction contre le SPD semblent être les Verts, qui ont récemment progressé de plusieurs points, alors que Die Linke est stable. Pourtant, ces variations statistiques légères ne signifient rien en l’absence d’élection et les Verts pourraient tout à fait connaître le même sort que le SPD s’ils venaient à rejoindre la CDU et le SPD au gouvernement. D’après le doctorant en sciences politiques Alan Confesson, l’électorat de Die Grünen est “volatile, peu politisé, majoritairement ancré à gauche et plutôt jeune”, autant d’éléments qui pourraient être défavorables au parti dans un contexte de repolitisation et de radicalisation. Les seuls orientations politiques claires de Die Grünen et de ses militants sont l’écologie et l’accueil de réfugiés, les contorsions idéologiques étant très nombreuses sur les autres thèmes, en particulier la répartition des richesses. Avec l’effondrement du SPD et la perspective de remplacer la CSU au sein du gouvernement Merkel, nul doute que les électeurs allemands auront bientôt un avis bien plus arrêté sur la politique proposée par les Verts.

Enfin, Die Linke, issue de la fusion du successeur de l’ancien parti unique de RDA (PDS) et de dissidents du SPD sous Gerhard Schröder (WASG), va également au devant de changements majeurs. Alors que les dernières élections du Bundestag ont montré la stagnation du parti autour de 10% des voix, la sociologie et la distribution géographique du vote Die Linke se transforme. Le parti de gauche radicale réalise toujours ses meilleurs scores dans l’ex-RDA mais son électorat populaire est de plus en plus disputé par l’AfD, désormais deuxième force politique à l’Est. Au contraire, Die Linke a sensiblement progressé dans plusieurs grandes métropoles de l’ouest en septembre dernier en séduisant d’anciens électeurs du SPD ou de Die Grünen. Le parti peut donc espérer progresser davantage auprès des électeurs de sensibilité de gauche et obtenir un pouvoir plus important dans un certain nombre de municipalités à l’avenir. Même si le caractère proportionnel de la politique allemande force à l’organisation de coalitions, Die Linke pourrait donc être en mesure d’imposer un certains de ses choix au SPD et aux Verts si ces derniers s’affaiblissent.

“Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire un nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”.”

En attendant, la progression du vote AfD dans l’électorat populaire menace de transformer l’image de Die Linke en parti des classes moyennes éduquées, urbaines et jeunes, un bloc électoral important mais évidemment insuffisant. Inspiré par les expériences populistes de la France Insoumise et de Podemos, Sarah Wagenknecht, idéologiquement et personnellement proche de Jean-Luc Mélenchon – tout comme son compagnon et ancien dirigeant de Die Linke Oskar Lafontaine -, prévoit de lancer un mouvement politique similaire au mois de septembre. L’ancienne co-candidate à la chancellerie – partageant la fonction avec le peu charismatique Dietmar Bartsch (ex-WASG) afin d’assurer un équilibre en les différentes tendances du parti – prévoit ce geste depuis un certain temps déjà. Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire une nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”. Après la publication d’un rapport détaillé sur la stratégie de la FI par la Fondation Rosa Luxembourg, le think-tank du parti, et le récent congrès de Die Linke à Leipzig marqué par des luttes de pouvoir internes, la rupture semble consommée entre quelques grandes figures du parti et Sarah Wagenknecht. L’ancienne économiste est en particulier critiquée pour son opposition à l’ouverture totale des frontières soutenue par le parti, mais c’est surtout sa volonté de dynamiter les murs du parti et de d’adopter un discours plus populiste qui semble déranger. La question européenne est également une ligne de fracture importante, Die Linke comptant à la fois des soutiens de la stratégie plan A/plan B et des européistes critiques proches de Diem25 mais rejetant catégoriquement toute idée de sortie de l’UE. Si les contours exacts du mouvement populiste de gauche de Sarah Wagenknecht ne seront pas connus avant la fin de l’été, on peut s’attendre à l’émergence d’une nouvelle force politique similaire à la France Insoumise et ayant au moins le mérite de s’attaquer aux défis stratégiques majeurs du parti.

Avec la fragilisation de la coalition gouvernementale, l’épuisement politique du SPD et d’Angela Merkel, la radicalisation des partis de droite sur les questions migratoires et européennes et l’émergence à venir d’un mouvement de gauche populiste, la politique allemande est à son tour atteinte par les recompositions visibles ailleurs en Europe. Un tournant politique majeur, comparable à l’arrivée d’un nouveau président à l’Elysée, est cependant peu probable dans une démocratie parlementaire proportionnelle où les coalitions sont indispensables. Par ailleurs, la structure démographique de l’Allemagne, plus âgée que les pays voisins, et les bons indicateurs macroéconomiques – avec toutes les limitations que chacun connaît – laissent à penser que la transition vers un nouvel équilibre politique devrait prendre un certain temps. Néanmoins, l’après-Merkel se prépare dès aujourd’hui et la demande d’alternative aux grandes coalitions successives devrait continuer à progresser. Comme dans bon nombre d’Etats européens, l’extrême-droite capte pour l’instant l’essentiel de cette demande de rupture, rendant un travail de repolitisation considérable plus que jamais nécessaire pour la gauche radicale.

 

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En Allemagne, les adieux à la gauche

La récente ratification par les représentants du SPD de l’accord conclu avec la CDU et la CSU visant à former un gouvernement provoque des remous importants au sein du parti social-démocrate. Une situation qui n’est pas sans rappeler celle d’autres partis classés au centre-gauche en Europe.

Après une période post-électorale riche en rebondissements succédant à des élections fédérales tout aussi marquantes de par leurs résultats, l’Allemagne semble avoir enfin retrouvé la stabilité politique à laquelle elle avait été jusque-là habituée. Après l’échec des négociations en vue d’une coalition jamaïcaine, qui aurait donc rassemblé la CDU d’Angela Merkel, les Verts et les Libéraux du FDP (soit les trois couleurs du drapeau jamaïcain : noir, vert et jaune), les conservateurs et le SPD ont finalement convenu d’un programme commun le 12 janvier pour gouverner de nouveau ensemble pendant les quatre années à venir. Ce programme ayant été approuvé par la convention nationale du parti social-démocrate, on devrait voir se constituer un gouvernement opérationnel en Allemagne dans les semaines à venir. L’aversion à l’incertitude qu’on attribue souvent au Allemands aurait par conséquent primé sur le refus catégorique du SPD de reconduire la « grande coalition » (« GroKo » en Allemand), exprimé plusieurs fois par son leader Martin Schulz après les élections de septembre.

En effet, c’est désormais une chose entendue en Allemagne : la débâcle du SPD, qui perd 40 sièges au Bundestag, est la conséquence logique de sa participation au gouvernement de Merkel et de son incapacité à incarner une alternative crédible pendant la campagne. Il faut saluer l’inspiration des commentateurs français qui parviennent à résumer en une formule le débat télévisé censé opposer Angela Merkel et Martin Schulz le 3 Septembre  : ce n’est pas un duel, c’est un duo. Si le résultat du parti social-démocrate ne diffère que de cinq points avec celui qu’il avait obtenu lors des précédentes élections fédérales (20,5 % en 2017 contre 25,7% en 2013), il a tout de même de quoi susciter une certaine nostalgie – chez les sociaux-démocrates allemands – de l’époque pas si lointaine où le parti emmené par Gerhard Schröder rassemblait plus de 30 % des suffrages. Ce résultat décevant vient en outre se rajouter aux trois défaites subies récemment par le SPD lors des élections régionales dans trois Länder, dont la Rhénanie et la Westphalie du Nord qui comptaient pourtant parmi ses bastions électoraux les plus solides.

Le curieux choix stratégique du SPD

La coalition Jamaïque aurait pu se former. Martin Schulz aurait pu faire le choix rationnel de refuser une nouvelle coalition avec la CDU afin de redonner au SPD son « capital opposition » qu’il avait perdu. C’était sans compter le choix du FDP – par le biais de son jeune chef Christian Lindner – de quitter la table des négociations le 19 Novembre. Plusieurs options se présentent alors : parmi les moins engageantes, on trouve l’organisation de nouvelles élections en Mars ou encore la nomination d’un gouvernement minoritaire. En somme, rien qui ne garantisse la reprise des affaires politiques dans leur configuration habituelle.

Cette carte montre les points perdus par le SPD entre les élections fédérales de 2013 et celles de 2017. © Agricola Planitius

Poussés par la nécessité, le SPD, la CDU et la CSU acceptent finalement d’engager une discussion en vue d’une nouvelle grande coalition. Il faut également souligner le rôle du président fédéral Frank-Walter Steinmeier qui enjoint les trois partis à trouver rapidement une sortie de crise. L’accord résultant de ces négociations a finalement été ratifié par une faible majorité de 56,4 % au SPD. Plusieurs sections du parti se sont prononcées en défaveur d’une nouvelle grande coalition pour des raisons évidentes. C’est le cas de la section berlinoise ou encore celle de la Sachsen-Anhalt. Parmi les opposants les plus farouches à la GroKo, on compte également le chef de l’organisation de jeunesse du parti, Kevin Kühnert.

Les partisans de la grande coalition ont, quant à eux, mis en avant la nécessité historique de construire des coalitions pour peser sur la politique gouvernementale, un discours qui omet évidemment les concessions déjà réalisées par le parti, sur des thèmes comme la lutte contre le changement climatique et l’accueil des réfugiés. Une question se pose finalement au sein du SPD : qu’est-ce qui porterait le plus préjudice au parti auprès de ses électeurs ? Refaire une cure d’opposition tout en endossant la responsabilité d’avoir prolongé la période d’instabilité politique, ou bien se plier de nouveau à quatre années de compromis avec la CDU-CSU ? Au cours de cette séquence politique, les dirigeants du parti se sont systématiquement prononcés en faveur de la deuxième option, avec les risques que cela représente.

L’avenir incertain de la gauche allemande

Il n’est pas dit qu’on assistera, dans les prochaines années, à la disparition du plus vieux parti d’Allemagne. Ce qui semble en revanche s’annoncer, c’est une phase décisive pour l’avenir du SPD. Et s’il est difficile de prévoir quelles en seront les conséquences sur la structuration du champ politique allemand, les trajectoires diverses des autres partis sociaux-démocrates en Europe constituent un terreau fertile en hypothèses. Nombreux sont ceux qui se voient progressivement supplantés par de nouvelles formations politiques plus radicales, le PASOK grec ayant défriché le chemin pour le PS français. Cependant, rien dans les dernières années n’indique l’émergence d’un mouvement capable de remplacer le SPD, le parti Die Linke se maintenant toujours en dessous de la barre des 10% lors des élections fédérales.

Le parti social-démocrate se trouve désormais enchaîné à la CDU-CSU. Difficile dans ces conditions d’envisager la possibilité d’un tournant à gauche à la manière du Labour britannique pour les quatre années à venir, à moins d’une rupture nette entre la base du parti et ses dirigeants. Une partie de ses membres pourrait éventuellement faire scission, comme l’avait fait Oskar Lafontaine pour protester contre les politiques néolibérales de Gerhard Schröder avant de cofonder Die Linke.

La coalition formée avec succès en 2015 par le Parti socialiste portugais avec des formations plus radicales nous laissent enfin penser qu’un tel schéma pourrait se reproduire en Allemagne. Des coalitions « rouge-rouge-verte » rassemblant le SPD, Die Linke et les écologistes existent en effet au niveau régional, à Berlin par exemple. Ces trois partis font malheureusement face à des défis qu’on pourrait facilement croire insurmontables : devenir hégémonique dans une Allemagne dérivant actuellement vers les sirènes de l’AfD et avant cela, surmonter leurs différends idéologiques. Si ces différentes hypothèses, supposant toutes peu ou prou un ressaisissement de la gauche, se révèlent fausses dans le cas de l’Allemagne, un dernier scénario est alors à envisager : celui du déclin de la gauche allemande dans son ensemble.

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“Il faut reprendre le flambeau de l’internationalisme” – Entretien avec Guillaume Balas

Guillaume Balas à sa permanence rue d’Enghien ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Député européen depuis 2014, Guillaume Balas vient de rejoindre le M1717, le mouvement de Benoît Hamon. Auteur d’un rapport sur le dumping social, spécialiste du travail détaché, Guillaume Balas a accepté de répondre à nos questions sur la dernière proposition de réforme sur le sujet. Il parle de grande “opération de communication” et juge que celle-ci ne résout rien. Plus largement, il en appelle à la montée d’une parole alter-européenne qui porte l’ambition d’une démocratisation de l’Union européenne pour faire face aux rouleau compresseur néo-libéral. 

LVSL : Un accord a enfin été trouvé au conseil de l’UE sur une réforme de la directive travailleurs détachés. Emmanuel Macron a obtenu une réduction de la durée des contrats de détachement des travailleurs. C’est pourtant une réforme qui ne s’appliquera pas au secteur des transports, qui est l’un des secteurs où le dumping est le plus grand…

Je ne peux que souscrire à cette analyse, mais je veux que l’on entende ce point. L’Europe sociale a beaucoup de mal à exister du fait d’une contradiction majeure : nous avons constitué un marché unique avec une liberté de circulation du capital quasi-absolue et une politique macro-économique qui se cantonne à respecter des critères budgétaires mais ne se donne pas pour ambition d’adopter une politique contra-cyclique. On a laissé se développer une concurrence entre les entreprises, les salariés, les Etats et les régions, qui s’appuie sur une asymétrie des systèmes sociaux. Les types de revenus sont différents, les développements économiques sont différents et les systèmes de protection sont différents.

Ayant à l’esprit ces éléments, la grande difficulté réside dans le fait que trouver des accords inter-gouvernementaux ambitieux dans le domaine social est quasi-impossible. Bien que l’on pourrait rêver d’autres stratégies de la part de la France, dans le cadre actuel, c’est quasiment impossible. Même si des égoïsmes nationaux le traversent, le Parlement européen reste la seule institution supra-nationale. Il a fait son travail en trouvant un accord qui est loin d’être la panacée. Ce texte rend possible des dérogations après les 12 mois, et cela pose problème. Il y a une fragilité sur le secteur des transports même si – et contrairement à celui du conseil de l’UE – le texte adopté par le Parlement intègre ce secteur dans sa réforme. Malgré ses faiblesses, ce qui a été adopté par le Parlement européen propose des avancées qui vont bien plus loin que ce que promet la Commission européenne.

Le drame, ici, c’est que l’on ne parle que de ce qui s’est passé au conseil et pas du tout de la position du Parlement européen. En conséquence, dans ce contexte de quasi-impossibilité de trouver des accords ambitieux sur le plan social au niveau du Conseil, il y a eu une opération de communication maximale de la part d’Emmanuel Macron. Elle a eu lieu en plusieurs étapes.

Laissez moi revenir un peu en arrière. Malgré ce qui m’a opposé à la politique sociale de François Hollande, il faut lui rendre hommage sur un point : les petits progrès qui ont été effectués jusque-là sur la directive ont été obtenus par le gouvernement précédent. Je pense à la question de la définition de la rémunération ou des frais afférents de détachement. A partir de cela, lors de sa campagne, M. Macron a voulu s’offrir un scalp : il a fait du passage de la durée des contrats de détachement de 24 à 12 mois son principal combat. C’est un combat avant tout symbolique et politique.  Comme la population est mal informée sur ce sujet et que les médias mainstream s’attachent plus aux symboles qu’au fond des dossiers, cela lui permet de faire une opération de communication avec son voyage dans les pays de l’Est.

D’ailleurs, à cette occasion, on a eu de nombreux témoignages qui nous poussent à penser que Macron a été plus que complaisant avec de nombreux pays de l’Est sur la question de l’immigration pour les arracher à l’influence de la Pologne. Il y a des gros risques sur ce sujet là et il faudra suivre cela de près.

Dernière étape : il arrive au conseil et arrache une majorité pour une réduction des contrats de détachement de 24 mois à 12 mois. Non seulement c’est anecdotique puisque un contrat de détachement dure en moyenne 103 jours, mais en plus, le texte prévoit un contrat renouvelable de 6 mois supplémentaires. Lorsqu’on lit le texte, on se rend compte que ces 6 mois supplémentaires seront assez faciles à obtenir. C’est de l’ordre de la notification plus que de l’autorisation.

Au-delà, deux choses me gênent dans ce dossier. Il va en faire une victoire politique personnelle, fortement appuyée par les médias mainstream. Or, comme cette histoire ne résout rien – et qu’elle complique les choses pour les travailleurs détachés français qui sont en général sur des détachements longs – la grande crainte que l’on peut avoir est que la population s’en rendre vite compte et que cela soit vécu comme une illusion de plus.

“Dans le cadre austéritaire, les peuples n’ont qu’une solution pour s’en sortir : le dumping, qu’il soit fiscal ou social.”

Le second problème, c’est qu’on a renvoyé le traitement de la question des transports à plus tard. Or, c’est l’un des secteurs où le dumping social est le plus fort. La ministre en est tellement consciente qu’elle est venue à Strasbourg pour nous expliquer qu’elle se battra sur le paquet transport et qu’ils tiendront bon. On ne demande qu’à les croire mais cela relève du vœu pieux. D’autant plus que les Espagnols considèrent qu’ils ont obtenu des garanties. Il faut bien comprendre à quel niveau de réflexion l’Espagne en est, y compris la gauche et les syndicats espagnols. Ils disent “comme on a eu la crise, qu’on a du faire des coupes budgétaires drastiques, vous n’allez pas en plus nous embêter en empêchant nos transporteurs de travailler” en faisant ce qu’ils appellent du protectionnisme social. Vous trouvez en Espagne de nombreux syndicalistes qui défendent l’idée qu’il faut plus de concurrence dans le domaine des transports avec l’idée que c’est le seul moyen d’améliorer la situation espagnole.

Guillaume Balas à sa permanence rue d’Enghien ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Ce que vient de faire Emmanuel Macron, c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire en termes de pédagogie sur l’Europe sociale. Le retour de bâton promet d’être violent. Quand il y a une telle sensibilité sur le sujet, on ne joue pas à cela.

J’ajoute que 80% des problèmes que nous avons sur le travail détaché correspondent à de la fraude. On ne respecte même pas la législation en place, même si elle est insuffisante. C’est particulièrement vrai dans le secteur des transports où il faut avancer très vite sur le développement des tachygraphes intelligents qui permettraient d’hausser le niveau de contrôle d’une manière significative. On pourrait créer une agence sur le contrôle du transport routier européen. Elle n’existe pas. Le parlement l’a voté mais cela n’a toujours pas été fait. De manière plus globale, on pourrait enfin créer cette autorité européenne sur le travail promise par Juncker lors de son dernier discours sur l’Etat de l’Union.

Ce sont des batailles essentielles, étant entendu que je ne crois pas à une bataille sérieuse contre le dumping social sans changement de politique macro-économique. Ce n’est pas vrai que dans le cadre de l’austérité, de la mise sous contrôle des budgets nationaux, de faiblesse du budget européen, de non-acceptation d’une politique macroéconomique contra-cyclique, on peut lutter sérieusement contre le dumping social. Pour une raison simple : dans le cadre austéritaire, les peuples n’ont qu’une solution pour s’en sortir : le dumping, qu’il soit fiscal ou social.

LVSL : Arrêtons-nous un instant sur le secteur du transport justement. Que prévoit la Commission européenne dans le paquet mobilité ?

Sur le transport, il y a deux volets essentiels. Il y a le transport international et le cabotage. Sur la question du transport international, il est vrai qu’il est compliqué de changer de législation sur un transport de 24 ou 48 heures traversant plusieurs pays. Il faut donc réfléchir à des éléments de législation européenne. J’avais produit un rapport en ce sens. On s’est battu sur l’idée qu’il fallait des normes sociales européennes, notamment sur le salaire. Autant vous dire que notre affaire n’a pas duré longtemps. C’est pourtant la direction qu’il faut prendre.

Le cabotage correspond à des missons de transport comprenant de multiples opérations de chargement/déchargement sur un temps court. A la lumière de ce que je sais, rien d’ambitieux n’est prévu ni par la Commission ni par le Conseil pour changer les choses. Or, je ne vois pas pourquoi le cabotage ne tomberait pas sous le coup de la directive détachement des travailleurs. Ce n’est pas simple. Il faut des moyens techniques, des contrôles renforcés. Il faut des équipes de gens ultra-formés au niveau européen qui seraient capables de taper très fort les grandes entreprises qui organisent le dumping social ou les sociétés “boîtes aux lettres” qui s’enregistrent dans un pays pour détacher des travailleurs et payer des cotisations sociales plus faibles. Il faut leur faire payer des amendes colossales. On peut même imaginer une démarche pénale. Quant à des escrocs manifestes, leur place est en prison. Pas ailleurs. Quand vous commencez à en punir quelques uns, un message extrêmement clair est envoyé à tous les autres. Il faut organiser cela au niveau européen par une autorité européenne sur le travail.

LVSL : Le Parlement européen a adopté une position nettement plus ambitieuse, que l’accord entre les ministres vient court-circuiter. Elle n’exclut pas le secteur du transport, prévoit une application de tous les accords collectifs aux travailleurs détachés (au-delà des seuls salaires minima), ou encore renforce la directive avec une base légale plus sociale. Alors que des heures et des heures de négociations ont conduit à un compromis bâtard entre les Etats, pensez-vous encore pouvoir faire évoluer la directive ?

On entre dans un tri-logue entre le Parlement européen, la Commission européenne et le Conseil de l’UE. La négociation ne fait que commencer. Or, la rapporteuse du Parlement européen, Mme Morin Chartier (Les Républicains), a fait un très bon boulot. Elle est bien décidée à tenir le mandat que lui a donné le Parlement européen, y compris sur la question des transports. Je suis un apôtre du clivage gauche/droite au niveau européen mais je dois reconnaître que sur certains sujets, des députés de droite peuvent être plus progressistes sur le terrain social que pas mal de gens de “gauche”. C’est lié à des traditions politiques : certains gaullistes sociaux ou démocrates chrétiens sont dans une démarche plus hostile au néolibéralisme que bien des sociaux-libéraux. Je me suis battu aux côtés de députés belges, luxembourgeois ou français du PPE y compris face à des socialistes d’Europe de l’Est. Parfois, les intérêts nationaux dépassent les clivages politiques.

“Le bon clivage n’est pas entre l’Ouest et l’Est, mais entre les salariés, la population qui vit de son travail, et une oligarchie capitaliste qui pense que tout lui est dû.”

Cependant, je pense qu’il y a une erreur commune à Jean-Luc Mélenchon et à Emmanuel Macron. C’est de croire qu’il y a “les Polonais”, “les Français”, “les Allemands”. Tout cela n’est pas homogène. Solidarnosc, qui est dans une démarche de soutien à son gouvernement, le combat rudement sur certaines questions sociales et européennes. Le syndicat polonais est en faveur d’éléments d’harmonisation de la politique sociale européenne. C’est un allié au sein de la Confédération Européenne des Syndicats au même titre que les syndicats tchèques. J’ajoute qu’en France, ceux qui organisent le dumping social, ce sont bien sûr des entreprises privées mais également des entreprises publiques. C’est le cas d’EDF. Elise Lucet l’avait montré avec Geodis qui a une filiale en Roumanie qui fait de la concurrence déloyale aux travailleurs français. C’est la raison pour laquelle je pense que le bon clivage n’est pas entre l’Ouest et l’Est mais entre les salariés, la population qui vit de son travail et une oligarchie capitaliste qui pense que tout lui est dû.

Guillaume Balas à sa permanence rue d’Enghien ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Si on veut vraiment combattre le dumping social, il faut d’abord taper les grosses boîtes françaises qui l’organisent. Je suis gêné par ce nationalisme franchouillard qui dit “nous sommes les universalistes face aux méchants de l’Est qui nous volent notre travail”. C’est faux. D’ailleurs, dans le contexte austéritaire et libre-échangiste européen, quelle est la solution pour les Grecs, les Bulgares ou les Espagnols, si ce n’est la migration ou le dumping social voire l’ouverture aux investisseurs chinois ? Quand Emmanuel Macron est allé faire son discours en Grèce, Alexis Tsipras lui a demandé de ne pas contrôler les investissements chinois de manière trop importante. On peut le critiquer mais on peut aussi le comprendre. Quelle autre solution a-t-il ? Il y a urgence à reconstruire des instruments de convergence économique dans un contexte où les écarts continuent à augmenter entre les nations d’Europe et au sein même des nations européennes.

LVSL : Au fond, ces réformes ne sont-t-elles pas dérisoires tant que les cotisations sont payées dans le pays d’accueil ? Les chauffeurs routiers bulgares gagnent 200 euros par mois. Dans ces conditions, l’harmonisation sociale n’est-elle pas un vœu pieux  ?

La situation est complexe. Nous avons fait des essais d’Europe politique avec la Communauté Européenne de Défense proposée par la France puis refusée par la France. Depuis, on a décidé de construire l’Europe par le biais économique. Cela a fonctionné tant que les pays intégrés au marché commun étaient plus ou moins homogènes. Au moment de l’élargissement, je faisais parti de ceux qui disaient qu’il fallait refonder l’Europe politique avant tout élargissement. On a fait l’inverse. Très sourcilleux sur l’Allemagne, François Mitterand a accepté l’élargissement que l’Allemagne souhaitait en échange de l’euro. Pour ce dernier pays, c’était l’occasion d’avoir une immense réserve de main d’oeuvre avec des possibilités de délocalisation. Pour Mitterand, l’euro ancrerait l’Allemagne dans une dynamique européenne.

“La première réponse possible consiste à obtenir des victoires symboliques en espérant que les gens croient toujours en l’Europe. Cela va être le rouleau compresseur Merkel-Macron-Renzi.A cette occasion, une partie du groupe socialiste va rejoindre Macron, je n’ai aucune illusion là-dessus.”

Ce devait être le début du processus car quand vous faîtes une monnaie sans instruments contra-cycliques, vous laissez la liberté du renard dans le poulailler. Une telle monnaie affaiblit les faibles et renforce les forts. Les investissements vont là où c’est le plus rentable. C’est la raison pour laquelle le coeur de la Rhénanie profite au maximum de l’euro. Le refus d’éléments de politiques contra-cycliques est catastrophique. La nouvelle majorité allemande ne va pas dans ce sens d’ailleurs. C’est cela qui nourrit la crise européenne. Comme elle ne permet pas la convergence, les peuples s’en détournent massivement.

Il y a trois manières de répondre à cette situation. La première consiste à obtenir des victoires symboliques en espérant que les gens croient toujours en l’Europe. Cela va être le rouleau compresseur Merkel-Macron-Renzi. A cette occasion, une partie du groupe socialiste va rejoindre Macron, je n’ai aucune illusion là-dessus. On va nous dire que les dirigeants des 30 dernières années ont été nuls. Mais surtout ne vous inquiétez pas bonnes gens, la nouvelle génération de dirigeants va faire beaucoup de choses enfin pour l’Europe !  Le problème, c’est que comme ils ne toucheront pas à l’essence de la crise – l’asymétrie des systèmes sociaux et la monnaie unique sans politique budgétaire conséquente – je ne vois pas en quoi la crise ne continuerait pas. Il vont prendre une nouvelle entrée : ce sera l’Europe de la défense. C’est le seul espace où il y a de la marge, car Angela Merkel doute du protectorat américain depuis que Trump est à sa tête. Elle autorise donc cette idée. Il risque d’y avoir des avancées sur ce sujet avec des effets corollaires compliqués y compris sur le rôle des grandes entreprises européennes d’armement. Toutefois, ce sera vendu comme une grande avancée européenne.

L’autre voie possible, c’est la reprise en main des instruments de souveraineté. Admettons que l’on remette la main sur l’outil monétaire et que l’on revienne au Franc. Cela va donner une bataille de dévaluation monétaire. Autre élément : ce n’est pas parce que vous sortez de l’Europe que la compétition sociale s’arrête. Dans ce cas, soit vous acceptez la circulation des travailleurs, et l’asymétrie des systèmes sociaux conduit aux mêmes problèmes qu’avant. Soit vous bloquez les frontières et cela aboutit à une dévaluation sociale interne.

C’est ce qui s’est passé avec la filière du porc. Elle ne s’est pas effondrée parce qu’il y a eu des travailleurs détachés en France. Elle s’est effondrée parce que des indépendants de l’Est sont venus en Allemagne, ce qui a permis à l’Allemagne de baisser ses coûts drastiquement et de faire une concurrence déloyale à l’agriculture française. Cette voie là n’est pas pérenne et donne l’illusion d’une alliance des grands capitalistes français et du reste de la population. Je crois que c’est fondamentalement faux.

“Il s’agît de poser la question de la démocratie de la zone euro et d’un processus de convergence sociale. On pourrait obliger tous les pays européens à avoir un SMIC qui soit de l’ordre de 60% du salaire médian de leur propre pays. Cela permettrait de faire converger les systèmes sociaux.”

La dernière voie, c’est l’alliance, au sein de toutes les sociétés européennes, de ceux qui veulent une Europe démocratique, écologique et sociale. C’est le vieux raisonnement de l’internationale qui a conduit à la naissance de la gauche en Europe. Je ne dis pas c’est la voie la plus facile. Je pense que c’est la seule. Il n’y en pas d’autres. Il s’agît de poser la question de la démocratie de la zone euro et d’un processus de convergence sociale. On pourrait obliger tous les pays européens à avoir un SMIC qui soit de l’ordre de 60% du salaire médian de leur propre pays. Cela permettrait de faire converger les systèmes sociaux. On pourrait avoir un budget européen conséquent qui aboutisse à la transition énergétique en Pologne pour sortir de l’exploitation du charbon et créer de l’emploi non-délocalisable.

On pourrait enfin avancer sur un dernier sujet : le commerce international. Si on continue à être les abrutis de la mondialisation en ouvrant à tout va et en n’ayant aucune politique protégeant des secteurs essentiels sur le plan social, écologique ou sur le plan de la nouveauté, pour des acteurs économiques qui ne sont pas encore assez forts pour survivre à la concurrence mondiale, alors nous courrons à la catastrophe. On pourrait créer des instruments pour demander de la réciprocité dans les traités de libre-échange sur des critères sociaux et écologiques.

Il faut affronter durement la logique de libre-échange. On a beaucoup parlé du CETA. Même les experts nommés par Emmanuel Macron disent qu’il y a un problème écologique avec le CETA. Pensant profiter du Brexit et de l’isolement de Trump, l’UE a annoncé qu’elle allait accroître cette logique en signant des contrats avec la Nouvelle-Zélande, l’Australie, et le Mercosur. Je préfère ne pas imaginer les impacts néfastes sur notre secteur agricole. Vous voyez bien qu’avec de la volonté politique, on peut avancer sur des actes très concrets, pas utopiques du tout et qui conduisent à la convergence des économies et des sociétés européennes.

LVSL : Sur les travailleurs détachés, sur l’accueil des réfugiés, sur le respect des traités, nous assistons à un affrontement Est-Ouest. L’intégration de pays de l’Est aux standards sociaux considérablement différents et aux intérêts géopolitiques divergents ne condamne-t-elle pas toute Europe politique unissant l’Europe slave et l’Europe héritière de l’Empire romain ?

Je n’y crois pas du tout. En tout cas, je n’y crois pas d’une manière essentialiste. Je réfute les propos de certains hommes politiques qui affirment que si un pays appartenait à l’Empire romain, il est en droit de participer à l’Union tandis que s’il n’en faisait pas partie, il est naturellement interdit de prendre part à l’UE.  Cela va loin. Cette théorie a un nom.

Du point de vue factuel, ce n’est pas tout à fait faux. La réunification non complétée a abouti à cette situation. Par voie de conséquence, il y a une domination du grand capitalisme allemand sur le reste de l’Europe. Cela est aussi dû à des politiques imbéciles de la France qui s’est désarmée de manière unilatérale sur le terrain industriel. Par ailleurs, j’aimerais rappeler que la France profite de ce grand marché. Elle est le troisième exportateur de travail détaché. L’attachement des grandes entreprises françaises au fait qu’il n’y ait pas de lutte sérieuse contre le dumping social en est un signe.

“Au fond, je ne crois pas à l’idée d’un détour par le discours national pour revenir à un discours pro-européen. Pour moi, il faut organiser une parole alter-européenne (…) Je pense qu’il y a des moments dans l’histoire où il faut reprendre le flambeau de l’internationalisme.”

Mais, même si le grand capitalisme allemand domine aujourd’hui, est-ce une opposition indépassable ? Au fond, on voit de telles oppositions à toutes les échelles. Peut-être qu’un jour, les Bretons diront : “de manière indépassable, l’Etat français est mauvais pour nous. Au fond, il favorise l’Ile-de-France”, ce qui est un fait historique. Je crois que quand on est de gauche, la question qui se pose, c’est la démocratisation des espaces de pouvoir réel.  Le sujet c’est la démocratie, c’est-à-dire le pouvoir du peuple contre la petite élite qui s’en sert. Si on ne se bat pour la démocratisation de l’UE, on ne se battra pas pour la démocratisation de la France et on retombe sur des logiques géopolitiques, sur des logiques qui vous font dire “Les Allemands”. Or, il y a aujourd’hui en Allemagne, un sous-prolétariat d’origine étrangère qui est exploité comme ce n’est pas permis. Il y a une jeunesse faible démographiquement qui doit accepter les réformes Hartz IV qui, malgré leur caractère indécent, inspirent des politiques dans notre pays.

Au fond, je ne crois pas à l’idée d’un détour par le discours national pour revenir à un discours pro-européen. Si on fait un détour, on restera dans le national. Pour moi, il faut organiser une parole alter-européenne. C’est un combat idéologique. Cela paraît difficile. Mais quand vous aviez une monarchie écrasante, une aristocratie dont les privilèges se sont accrus au cours du XVIIIème siècle, cela apparaissait écrasant que d’imaginer démocratiser cet espace. Pourtant, quelque chose s’est passé. Quand je rencontre des Portugais, des Espagnols, des Allemands, des Tchèques, des Grecs, en particulier des jeunes, je ne sens pas l’idée qu’on ne peut rien y faire parce que “c’est comme ça”. Il y a de l’énergie. Il y a de la volonté, d’ailleurs indécise, sans porteur politique, mais il y a cette volonté de vouloir faire autre chose.

Certes, il y a eu des accidents industriels majeurs. Après la Première Guerre Mondiale, certains ont raisonné dans des termes chauvins. Ils disaient “Au fond, les peuples sont les peuples. Vous voyez bien que c’est impossible. Les socialistes allemands ont voté les crédits de guerre et les socialistes français aussi.” Moi je pense qu’il y a des moments dans l’histoire où il faut reprendre le flambeau de l’internationalisme.

LVSL : Certains avancent que si on atteint ce point d’unité entre les peuples, l’Europe sociale et politique, alors l’Allemagne s’en ira. Elle préférera la dislocation de l’UE pour sauvegarder son hinterland et sa monnaie…

C’est assez mystérieux de se dire de gauche et de penser qu’il ne faut pas essayer. On a assez reproché à la sociale-démocratie d’intégrer la défaite et le compromis à bas niveau pour ne pas accepter qu’une gauche qui se dirait nouvelle et combative fasse exactement la même chose. Il est vrai qu’aujourd’hui, il y a une contradiction fondamentale entre la position de l’Allemagne, d’une grande partie de la population allemande et toute évolution en Europe, notamment par le fait qu’ils aient indexé leurs retraites sur des pensions liées à la valeur de l’euro, parce que c’est un pays vieillissant.

Guillaume Balas à sa permanence rue d’Enghien ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Cependant, je ne crois pas que sociologiquement, idéologiquement, la gauche soit morte en Allemagne. En vérité, les trois grands partis de gauche n’ont pas joué leur rôle. Le débat électoral a été terrible pour le SPD : en acceptant d’entrer dans une coalition avec la CDU, ils se sont privés de la possibilité de déjuger celle qui la menait. Die Linke a mené une campagne incompréhensible avec deux leaders qui se contredisaient. Quant aux verts, ils ne sont pas clairs sur le néolibéralisme, et ils vont probablement intégrer la coalition Jamaïque. Or, je suis persuadé que s’il y avait un front à la fois gouvernemental et de mouvement social, l’Allemagne bougerait. Des fractures éclateraient. L’Allemagne n’est pas homogène. Vous seriez surpris par la délégation socialiste allemande au Parlement. Il y a des gens très libéraux et il y a des gens qui, sur la question sociale, sont parmi les plus combatifs. C’est le cas de la coordinatrice des socialistes au sein de la commission des affaires sociales. Elle était la plus grande pourfendeuse de l’austérité.

LVSL : Pour finir, que pensez-vous des mouvements populistes de gauche qui émergent en Europe et proposent des stratégies de type Plan A/Plan B ? 

La complexité de la stratégie populiste va se révéler en Espagne. Podemos va avoir des difficultés à affronter la question catalane. A force de proclamer “la patrie, la patrie, la patrie”, vous conscientisez des gens. De grandes contradictions vont être mises à jour. Plus généralement, je ne vois pas comment on peut prévoir une bataille de haute intensité sur le plan A tout en ayant un plan B aussi élaboré. C’est une question de dynamique. Je veux dire par là que s’il y a une alliance progressiste en Europe, à partir de là, on peut se poser la question de la stratégie pour surmonter les résistances. Soit on pense qu’on est assez fort, et on réunit une majorité, soit on imagine des stratégies de type plan B à quelques-uns.

“Il est compliqué de se battre sur un plan A et de faire essentiellement des réunions sur le Plan B. Cela veut dire qu’au fond, qu’on n’y croit pas et que le plan A est une gageure.”

J’y crois peu en vérité. Imaginons une Espagne dirigée par Podemos, une France dirigée par Jean-Luc Mélenchon et – par je ne sais quel miracle – un Portugal dirigé par le Bloco. Je pense que cela ne tiendrait pas plus que la France ne tient face à l’Allemagne. Il est compliqué de se battre sur un plan A et de faire essentiellement des réunions sur le Plan B. Cela veut dire qu’au fond, qu’on n’y croit pas et que le plan A est une gageure. Au fond, c’est une éducation politique. On met cela dans la tête des militants. Quand on met cela dans la tête de militants, c’est dur d’avoir un vrai combat sur le plan A.

Enfin, cela met à jour de fortes contradictions dans la gauche radicale et dans la gauche en général. J’ai regardé le discours de Jean-Luc Mélenchon à l’Assemblée nationale avec intérêt. Il y a 3 thèses en une dans ce discours. Il y a une première qui réfute l’accusation d’anti-européen, une seconde qui exprime des choses que j’aurais pu dire et une troisième qui se résume par l’expression “I want my money back”, c’est-à-dire l’inverse de ce qu’il a dit juste avant. C’est le reflet de contradictions profondes au sein de la gauche radicale sur ce sujet et au sein des mouvements progressistes en général.

C’est la raison pour laquelle je crois en la nécessité, pour faire face au rouleau compresseur néo-libéral, que ceux qui croient en une issue internationaliste donnent de la voix. La gauche, parce que j’appelle cela la gauche, ne peut gagner que si elle est unie. Pour être unie, elle doit être diverse et pour qu’elle soit diverse, il faut que cette gauche internationaliste existe.

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

« Partout en Europe, nous assistons à la réaffirmation des États », entretien avec Rémi Bourgeot

©Efraimstochter. Licence : CC0 Creative Commons.

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il a poursuivi une double carrière de stratégiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur la zone euro et les marchés émergents pour divers think tanks. Concernant la zone euro, ses études traitent des divergences économiques, de la BCE, du jeu politique européen, de l’Allemagne et des questions industrielles. Catalogne, pays de l’Est, Brexit, Allemagne : il revient sur tout cela aujourd’hui.

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La situation est incertaine en Espagne et devient dangereuse. Le Parlement catalan a voté vendredi dernier l’indépendance. Madrid a a répondu en annonçant la mise sous tutelle de la région, conformément à l’article 155 de la Constitution espagnole. Quelles pourraient être, pour l’Europe, les conséquences de la dislocation d’un de ses États membres ? L’UE peut-être aider à régler la crise catalane ?

La crise catalane renvoie à un risque existentiel pour l’Union européenne. Alors que l’UE a été vue historiquement comme un soutien des divers régionalismes, cette crise représente la limite absolue à cette approche. Quoi que l’on pense de la gestion littéralement désastreuse de Mariano Rajoy, ou des revendications catalanes, une UE qui encouragerait, près du point de rupture, l’éclatement d’un de ces grands États membres, s’aliénerait la quasi-totalité des États et ferait face à une situation de blocage fondamentale. L’UE est une construction internationale qui repose sur la participation volontaire de ses membres. Cette réalité est de plus en plus apparente depuis la crise. Ce constat est évidemment paradoxal si l’on a, par exemple, à l’esprit les programmes d’austérité. En réalité,, toutefois marquée par les lourds déséquilibres qui affectent les relations entre États, en particulier autour de la puissance allemande.

L’UE a été le cadre de développement de ces déséquilibres qui s’avèrent d’autant plus extrêmes une fois que l’illusion d’un dépassement institutionnel des États se défait. Il n’est donc guère surprenant que l’UE soit la grande absente de la crise catalane. Ce non-soutien a douché les espoirs des indépendantistes catalans qui imaginaient transformer la Catalogne en une sorte de région à nu dans l’UE, en dépassant ce qu’ils considèrent comme un simple échelon madrilène. Sans soutien d’une UE dont le pouvoir politique apparaît de plus en plus comme inexistant en dehors du jeu interétatique (certes déséquilibré), la sécession catalane est impossible… sauf à accepter de plonger dans une forme ou une autre de chaos légal et économique. La Catalogne n’appartiendrait plus à l’UE et aurait les pires difficultés à rejoindre le club. Pro-européenne, elle chercherait à conserver l’euro mais se verrait formellement exclue de l’union monétaire en même temps que de l’UE et se retrouverait donc à utiliser la monnaie unique sur une base légale très faible, au même titre que le Kosovo ou le Monténégro.

Le cas catalan renvoie à un itinéraire historique particulier mais illustre un certain type d’instabilité politique. Il s’agit de la tendance plus générale à la désagrégation des États, les régions les plus riches s’émancipant progressivement de leur appartenance nationale en se représentant plus libre dans un cadre plus large et plus abstrait. Christopher Lasch avait justement relevé ce phénomène à la fin de sa vie, au début des années 1990, en évoquant notamment le cas de la Californie qui rêvait d’une forme d’émancipation dans le cadre de la mondialisation, par son appartenance économique au « Pacific Rim ». La crise politique que traversent nos sociétés dépasse le cadre du populisme et s’ancre davantage dans une remise en question des cadres étatiques qui ont, depuis plus de quatre décennies, organisé leur propre délitement.

Tout autre pays, tout autre type de manifestation identitaire : un parti populiste de droite hostile à l’immigration (ANO) a remporté la victoire aux élections législatives tchèques du 21 octobre. Une semaine auparavant, le très conservateur Sebastian Kurz gagnait les élections autrichiennes, et entreprend actuellement de former une coalition avec le parti de droite radicale FPÖ. Pourquoi cette épidémie de revendications identitaires à l’Est de l’Europe ?

La thèse défendue, au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, selon laquelle la vague populiste incarnée par Donald Trump et les partisans du Brexit se serait échouée sur les côtes de l’Europe continentale, n’aura pas tenu longtemps. La remise en cause du statu quo politique est en train de devenir une réalité où que l’on regarde en Europe, mais cette tendance prend des formes bien différentes d’un pays à l’autre. Les développements politiques qui touchent l’Europe centrale paraissent d’abord surprenants si l’on cherche à expliquer le populisme par une lecture quelque peu simpliste des chiffres de croissance économique ou par la seule question de la relégation des classes populaires. Si cette ligne d’analyse permet assez bien d’expliquer l’essor des mouvements populistes en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, le cas de l’Europe centrale est de nature assez différente, tout comme celui de l’Allemagne.

Les pays d’Europe centrale issus du bloc communiste ont tendance à rester bloqués à des niveaux de développement plus bas que ceux d’Europe occidentale mais l’ampleur du chemin économique parcouru ces deux dernières décennies ne fait aucun doute et ils ont, de plus, tendance à jouir de taux de chômage plutôt limités. La République tchèque que vous évoquez, connaît même une situation proche du plein emploi, et, sur le plan financier, fait office sur les marchés mondiaux de havre de stabilité, de « safe haven » alternatif, comme une sorte de Suisse d’Europe centrale. D’ailleurs, n’oublions pas que la riche Suisse a été précurseur en matière de populisme de droite visant le pouvoir, avec le SVP/UDC de Christoph Blocher qui, tout comme l’américain Donald Trump ou le tchèque Andrej Babiš, est chef d’entreprise et milliardaire.

Si les bénéfices économiques de leur intégration à l’Union européenne sont apparus comme assez évidents à la Tchéquie et à ses voisins d’Europe centrale, notamment dans le cadre de leur rattrapage économique et des fonds structurels versés aux nouveaux États-membres, les nombreuses implications de la participation à l’UE y paraissent plus problématiques. Il est évident que, pour ces pays, la question de l’abandon de pans de leur souveraineté est, pour des raisons historiques notamment, particulièrement sensible, et alimente une réaction identitaire souvent épidermique voire brutale.

Sur la question même de la « success story » économique, il convient tout de même de souligner les limites de leur rattrapage qui a essentiellement consisté en une intégration à l’appareil industriel allemand. La sous-traitance est un puissant outil de rattrapage économique mais ce phénomène connaît, dans la quasi-totalité des pays émergents, une limite intrinsèque qui conduit en général à un pallier dans le développement. Le modèle de sous-traitance nourrit par ailleurs une frustration liée à une structuration économique et sociale qui ne s’ancre pas dans la conception et qui ne mobilise pas la créativité du pays.

En somme, il existerait un type de frustration identitaire lié à un modèle de croissance économique peu valorisant et devant tout à l’extérieur (ici, à l’Allemagne) ?

Oui. Les gouvernants qui se contentent de jouer la petite musique de l’adaptation bureaucratique au marché unique ou à la mondialisation suscitent rarement une forte adhésion populaire au bout du compte, que cette approche économique produise un certain succès comme en Europe centrale ou une logique de délitement de l’appareil productif comme en France et en Italie. Le rattrapage économique est très souvent le résultat de l’imitation d’un modèle, comme cela fut d’ailleurs le cas des pays d’Europe occidentale suivant la révolution industrielle anglaise. Mais, même en suivant un modèle éventuel, le dépassement du simple cadre du rattrapage nécessite l’intégration de la conception et de la production. Un pays comme la République tchèque a une longue histoire industrielle derrière lui, et était bien plus industrialisé et productif que le bloc communiste dans son ensemble. Ce qui y nourrissait une grande fierté.

Le type de rattrapage des deux dernières décennies, écrit d’avance et connaissant par ailleurs de nombreuses limites, si ce n’est un plafond de verre, a un caractère débilitant lorsqu’il ne s’accompagne pas d’un véritable projet national, et l’on peut à cet égard comprendre le vertige économique de ces pays dans le cadre de l’Union européenne. Toutes les modalités de croissance économique ne se valent pas. Alors qu’il est évident que l’Union européenne souffre de l’absence de projets de coopération viables, les États aussi ont eu tendance à se vider de leur substance dans le cadre de cette simple logique d’allocation du capital productif à l’échelle européenne et mondiale.
La dimension identitaire de ces développements politiques est préoccupante mais peu surprenante. Nous sommes témoins de l’effondrement de l’illusion quant au dépassement des États-nations. Non seulement pour les pays qui connaissent un délitement économique mais aussi pour ceux qui ont connu un extraordinaire rattrapage, comme les anciens pays du bloc communiste, ou ceux qui affichent une solide prospérité comme l’Autriche, qui n’a rejoint l’UE qu’en 1995 une fois que la disparition de l’URSS l’y a autorisée, ou comme la Suisse qui, bien qu’à l’écart de l’appartenance formelle à l’UE, y est largement intégrée.

Et la question migratoire alors ? La république tchèque n’a pratiquement pas reçu de « migrants »….
Il n’est pas très surprenant de voir, dans ce contexte, une partie de l’électorat de ces pays se focaliser sur la figure de l’immigré, que l’immigration y soit importante ou très faible. Si le mouvement historique de dépassement des États a neutralisé la capacité de mobilisation positive des peuples européens, il semble que des tendances plus sombres lui aient au contraire survécu. Bien que l’on puisse aborder les questions d’immigration de façon apaisée, il convient de ne pas prendre à légère ces obsessions identitaires et leurs conséquences, qui nous dépassent forcément. Nous ne revivons probablement pas les années trente, mais le type de vide politique qui apparait à tous les étages de la structure européenne engendre rarement vertu et raison. Cette réalité s’applique aussi bien aux Etats, qui pensaient s’en remettre à l’Europe pour à peu près tout et à une mondialisation prétendument heureuse, qu’à la bureaucratie européenne elle-même.

En tout état de cause, l’idée de vouloir sauver les meubles en divisant l’Europe centrale entre pro-européens (République tchèque, Slovaquie…) et eurosceptiques (Pologne, Hongrie) est inefficace car erronée dans ses prémisses, comme le montre justement le résultat de l’élection tchèque. Il est, dans tous les cas, trop tard désormais pour ce type de stratégie. Si les pays de ce que l’on appelle le groupe de Visegrád suivent effectivement des tendances politiques assez différentes, la remise en cause du cadre européen y est commune et profonde. A vouloir stigmatiser à tout prix la critique de l’UE chez les membres les plus récents, on ne fait que donner du sens à une sorte de front commun de ces pays et surtout on y légitime les tendances politiques les plus néfastes.

Les responsables européens devraient renoncer à l’instrumentalisation de cette « nouvelle Europe » et s’attaquer à la question essentielle du rééquilibrage du continent, du point de vue politique et économique. Les dérives politiques qui mettent en danger l’État de droit doivent être dénoncées. Mais les stratégies de stigmatisation de l’euroscepticisme en tant que tel sont vouées à l’échec.

Le Brexit semble bien mal engagé. Pourquoi le processus de séparation de la Grande-Bretagne et de l’Union avance-t-il aussi peu ? Qui bloque ? Les Britanniques ? Les États membres de l’UE ? Pensez-vous, comme l’a récemment affirmé l’ancien ministre grec Yanis Varoufakis que le couple franco-allemand ne souhaite pas une véritable réussite des négociations mais veuille au contraire faire un exemple en rendant les choses difficiles aux britanniques ?

L’analyse de Yanis Varoufakis est intéressante et parfois même savoureuse, du fait de sa connaissance intime du cadre des négociations européennes, mais elle est limitée par une forme d’incohérence. Il ne cesse de démontrer sa compréhension du cadre inégalitaire qui organise les relations entre États au sein de l’Union européenne, mais il semble n’y reconnaître que deux échelons, celui d’hegemon et celui de dominion. Il ne fait aucun doute que la Grèce a exploré tous les aspects imaginables de cette dichotomie dans le cadre des plans d’aide. Mais les choses ne sont, en temps de crise, pas si simples ou binaires pour les grands pays. Autant la dépression grecque était un sujet d’importance parfaitement mineure pour l’Allemagne, autant la question du Brexit est tout de même d’un autre ordre.

L’instauration de barrières douanières entre le Royaume-Uni et l’UE, dans le cadre de l’OMC, n’aurait pas de conséquences économiques catastrophiques pour l’Allemagne, malgré son excédent bilatéral d’environ 50 milliards d’euros (86 milliards d’exportations contre 36 milliards d’importations…) avec Londres. Cela serait tout de même problématique pour l’industrie automobile, parmi d’autres secteurs. Dans le cadre politique allemand et de ses règles tacites, la chancelière n’a pas de mandat pour pénaliser délibérément un secteur phare de l’économie nationale à des fins politiques. Même dans le cas des sanctions contre la Russie, on a fini par voir les responsables économiques se manifester et rendre la position allemande ambivalente.

L’UE souffrirait moins que le Royaume-Uni de l’instauration de barrières douanières mais il est évident que cela serait problématique pour un certain nombre de secteurs qui exportent massivement vers le Royaume-Uni. Plus encore, le commerce entre le Royaume-Uni et l’UE se fait très largement entre entreprises d’un même secteur dans le cadre de chaînes de valeur intégrées. L’instauration de barrières douanières dans ce cadre, tout comme l’addition d’une couche supplémentaire de bureaucratie, affecteraient ces secteurs de façon sensible. Par ailleurs, certains pays comme la Belgique et les Pays-Bas sont encore plus orientés vers le Royaume-Uni et souffriraient bien plus que l’UE prise dans son ensemble.

Alors oui, on entend beaucoup à Paris l’idée qu’un Brexit chaotique, sans accord, servirait d’exemple. Mais dans la plupart des pays européens, l’intérêt économique jouit encore d’une certaine priorité, et c’est notamment le cas en Allemagne, même si cette question n’y a pas d’implication macroéconomique majeure.

Côté britannique, le principal problème réside aujourd’hui dans la faiblesse politique de Theresa May à la suite des élections générales désastreuse du moi de juin. La Première ministre ne jouit pas d’un véritable mandat pour négocier une nouvelle relation avec l’UE. Elle fait par ailleurs face à la fronde au Parlement des députés les plus pro-européens des deux bords, qui veulent s’assurer d’avoir leur mot à dire non seulement sur l’accord final mais aussi sur la possibilité de l’absence d’accord. Dans la réalité, l’idée d’un accord est de plus en plus ancrée de tous les côtés et les dirigeants des divers États membres sont pressés d’entamer les négociations sur la question commerciale. Évidemment, ceux-ci souhaitent aussi récupérer une partie de l’activité de la City et souhaiteraient donc un accord qui présente d’importantes contraintes pour le Royaume-Uni, en échange d’une limitation de l’immigration européenne.

Reste que l’idée d’encourager délibérément un véritable échec final des négociations est éloignée de la réalité. Le cadre fixé dans le cadre de la Commission est inefficace, et naturellement cette inefficacité en partie volontaire peut servir à orienter l’accord final. Des négociations chaotiques peuvent permettre de finir par mettre un accord sur la table, côté européen, et de négocier de simples amendements avec les Britanniques, qui seraient prétendument soulagés d’échapper à une forme de rupture et surtout à l’incertitude. Il semble ainsi que des brouillons d’accord commercial circulent entre ministères à Berlin.

Le déraillement des négociations, dans le cadre caricatural qui a été fixé à Michel Barnier, a révélé les inquiétudes de divers États européens autant que la forme de chaos qui règne à Westminster et empêche les Britanniques de développer une véritable stratégie.

Et le couple franco-allemand, alors ? Existe-t-il toujours ? Emmanuel Macron poursuit Angela Merkel de ses assiduités mais cette dernière semble plutôt occupée à monter sa coalition « jamaïque ». Les projets de Macron de relance quasi-fédérale de l’Europe vous semblent-ils réalistes une fois cette coalition formée, où sont ils iréniques ?

Les projets d’Emmanuel Macron pour une réforme de la zone euro vont dans le sens du « gouvernement économique européen » dont rêve l’élite française depuis la conception de l’euro, malgré le rejet catégorique de l’Allemagne qui se focalise pour sa part sur le respect de simples règles budgétaires, par la contrainte. Cependant, même sur ce seul plan économique, les projets du Président français font l’impasse sur la question de la coordination macroéconomique qui est en réalité encore plus importante que celle du dispositif institutionnel. Si l’on a à l’esprit l’absence complète de coordination macroéconomique, l’Allemagne étant engagée dans une longue phase de désinvestissement visant à la maximisation de l’excédent budgétaire, on comprend que l’idée, encore bien plus ambitieuse, d’une sorte de fédéralisation de la zone est parfaitement exclue en Allemagne. Et c’était déjà le cas dans le cadre de la coalition sortante entre la CDU/CSU et le SPD. Le SPD et la myriade d’experts proche du parti assuraient le service après-vente fédéraliste de la politique de Mme Merkel, mais n’orientaient pas concrètement celle-ci dans ce sens.

Les élections allemandes de cet automne, avec l’entrée dans la coalition du FDP et l’arrivée massive de l’AfD au Bundestag aggravent cette réalité et la révèlent aux yeux du monde. L’élection d’Emmanuel Macron a, pendant quelques semaines, nourri l’idée d’une convergence de vues entre les dirigeants français et allemands, mais il n’y avait quasiment aucune réalité derrière ces affirmations, bien qu’elles semblaient faire consensus non seulement en Europe mais un peu partout dans le monde, de façon assez étonnante.

Ce que l’on a appelé « couple franco-allemand » dans l’après-guerre n’existe plus depuis le début des années 1990. D’un côté la réunification allemande et l’intégration économique de l’Europe centrale ont changé en profondeur la place et le poids de l’Allemagne en Europe. De l’autre, les dirigeants français se sont empressés de se débarrasser de leurs prérogatives économiques, vues comme écrasantes, en imposant l’idée de l’euro aux Allemands, en échange d’un soutien à la réunification. Il n’y a jamais eu de couple franco-allemand parfait, symbiotique. Mais les mandats de Gerhard Schröder, bien qu’officiellement pro-européen et social-démocrate, ont changé en profondeur le rapport de l’Allemagne à la France et à l’Europe, quand simultanément la France parachevait son grand rêve bureaucratique d’abandon de ses responsabilités économiques.

Le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a souvent été vu comme une grande feuille de route pour l’Europe, mais il semblait davantage prendre acte de la divergence de vue avec l’Allemagne sur les sujets les plus cruciaux comme l’euro, bien qu’il existe une certaine convergence sur d’autres sujets extérieurs.

Dans un entretien donné au Figaro, le philosophe Pierre Manent expliquait récemment : « L’Allemagne se trouve aujourd’hui dans la situation nationale la plus favorable où elle se soit jamais trouvée. Elle exerce sur l’ensemble européen une hégémonie qui est acceptée et souvent appréciée ». On sent pourtant un malaise dans ce pays, ainsi que l’ont montré le bon score de l’Afd aux élections du 24 septembre et le virage souverainiste des libéraux du FDP comme vous venez de le dire. Pourquoi ce malaise ?

Le vote AfD reste lié aux couches populaires, en particulier de l’Est. Mais le phénomène est plus complexe puisque le parti reprend en fait, en amplifiant la dimension eurosceptique, la grammaire économique ordolibérale. Il ne s’agit donc pas, en tant que tel, d’un relais économique de classes populaires sous pression, puisque le parti peut difficilement être vu comme défendant leurs intérêts. Même sa critique de l’euro, qui était la marque de fabrique du parti à sa création, suivait plutôt une ligne technocratique, à coup de dénonciations du système « Target 2 » (qui régit les flux entre banques centrales nationales dans le cadre de l’Eurosystème) qui fait l’objet d’une obsession maladive chez les eurosceptiques allemands. A l’origine, la ligne du parti semblait plutôt relever d’une sorte d’extrapolation des positions économiques allemandes traditionnelles. La crise des migrants a changé le cœur thématique du parti à partir de 2015. Si le manque de concertation dans les décisions du gouvernement d’Angela Merkel a été critiqué bien au-delà des cercles de l’extrême droite, l’AfD a alors affirmé un ancrage idéologique plus radical.

L’AfD participe de la montée d’un discours nationaliste qui, bien que minoritaire, dépasse le cadre sociologique de ce parti. On a vu au cours des derniers mois, un ouvrage révisionniste et antisémite, Finis Germania de Rolf Peter Sieferle, un historien et ancien conseiller du gouvernement pour l’environnement qui a mis fin à ses jours l’an passé, devenir un best-seller et susciter des prises de position contrastées, parfois complaisantes, au sein de l’establishment littéraire. Bien que l’élite médiatique ait fini par condamner cet ouvrage, dont l’auteur prétendait vouloir donner un sens non-négationniste à une expression telle que « mythe de la Shoah », le débat autour du livre a illustré la crise identitaire qui accompagne notamment la renaissance d’une extrême droite de masse, organisée politiquement.

L’AfD n’est pas un parti néonazi et, bien que nationaliste, ne s’inscrit pas dans l’environnement idéologique du fascisme, ne serait-ce que par sa conception limitée des prérogatives étatiques. Mais il encourage délibérément, notamment en son sein, une libération de la parole et une dédiabolisation de discours pour le moins ambigus sur le Troisième Reich, et l’utilisation de termes à connotation national-socialiste au sujet des immigrés (comme « Überfremdung » pour décrire la prétendue submersion des allemands de souche).

Par ailleurs, la notion de souveraineté a, en allemand, une forte connotation ethnique qui diffère de la conception française (bien que « Souveränität » ait évidemment une étymologie française). Cette différence se reflète également dans le sens donné à la nation, qui s’applique historiquement en France à un ensemble très hétérogène autour d’un projet étatique et d’un modèle de citoyenneté. Si certains philosophes comme Habermas, ont cherché à développer une orientation ouverte, plus politique, de la vision allemande dans le cadre notamment d’un dépassement européen, il convient de constater qu’ils ne sont finalement guère parvenus, malgré leur prestige académique, à orienter les conceptions nationales dans le sens résolument européen qu’ils avaient à l’esprit.

On constate, jour après jour, en Allemagne et ailleurs, le décalage entre les focalisations nationales et l’affichage rhétorique de la croyance en leur dépassement. Cette confusion produit des conséquences plus ou moins nocives selon les pays, mais elle va, dans tous les cas, à l’encontre d’une véritable coopération européenne.

L’Europe a tellement investi, à tous points de vue, dans la mise en avant de la vision fédérale qu’elle est aujourd’hui paralysée par une crise intellectuelle et même sociologique qui empêche de dessiner la voie d’un nouveau mode de coopération. Au lieu d’un nouveau modèle, nous voyons l’ancien dégénérer en une superposition de crises identitaires nationales, dont il serait imprudent de se réjouir.

Texte initialement paru sur L’arène nue

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