Distinguer l’intelligence de l’artificiel

L’intelligence artificielle (IA) fait l’objet d’une médiatisation sensationnaliste. Chez les techno-solutionnistes de la Silicon Valley, on y voit la promesse d’une « humanité augmentée ». Chez leurs opposants, on redoute parfois la concurrence entre intelligence humaine et artificielle. Ces mythes sont battus en brèche par Anne Alombert, maîtresse de conférences à l’Université Paris 8, dans Schizophrénie numérique : La crise de l’esprit à l’ère des nouvelles technologies (Allia, 2023). Elle rappelle l’irréductibilité de l’intelligence humaine à un système de traitement de données. Selon elle, la crainte d’un remplacement des hommes par les machines détourne des vrais problèmes politiques. Recension.

« Rien ne nous caractérise davantage, nous, les hommes d’aujourd’hui, que notre incapacité à rester spirituellement up to date par rapport au progrès de notre production. » En 1956, Günther Anders faisait du progrès technologique une nouvelle manière de se rapporter au monde, marquée par une « obsolescence » proprement humaine, une « a-synchronicité chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il a produit ».

Un tel « décalage prométhéen » n’aura pas manqué d’interpeller l’observateur contemporain. À l’heure du développement des large langage models (dont ChatGPT), il est devenu commun, notamment dans les discours des magnats de la Silicon Valley, de mettre en concurrence intelligences humaine et artificielle. Un discours que les médias s’empressent souvent de reprendre sans distance critique suffisante.

C’est à Friedrich Hayek et Herbert Simon que l’on doit la popularité de l’analogie trompeuse entre le cerveau et la machine dans les sciences économiques et sociales, faisant de l’intelligence une simple affaire de traitement de données.

Or tel est justement le constat que tente de nuancer la philosophe Anne Alombert dans son ouvrage Schizophrénie numérique. Il ne fait pas de doute que les promesses des nouvelles technologies semblent coïncider avec la « destruction progressive des facultés de penser, par une industrie numérique qui fait des énergies psychiques sa première source de profit économique ». En témoigne la parution simultanée en 2019 des ouvrages du chercheur en intelligence artificielle Yann Le Cun Quand la machine apprend. La révolution des neurones artificiels et de l’apprentissage profond et du neuroscientifique Michel Desmurget, La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants.

Mais selon la maîtresse de conférences à l’Université Paris 8, cet état schizophrénique – dont l’ambiguïté réside en particulier dans le terme « d’intelligence artificielle » – procède en réalité d’une idéologie solidement ancrée et incorporée à ces outils numériques, qui suggère que la notion de progrès suivrait le seul récit prôné par les entreprises américaines qui dominent aujourd’hui le secteur du numérique.

Les technologies numériques sont ainsi le produit d’un courant cognitiviste et comportementaliste, inspiré par les œuvres de Friedrich Hayek, économiste pionnier du néolibéralisme et d’Herbert Simon, théoricien de l’IA et inspirateur de l’économie comportementale. C’est à ces auteurs que l’on doit la popularité de l’analogie trompeuse entre le cerveau et la machine dans les sciences sociales et économiques modernes, faisant ainsi de l’intelligence une simple affaire de traitement de données. Or, s’appuyant en cela sur la philosophie de Bernard Stiegler et d’André Leroi-Gourhan, Anne Alombert rappelle que l’esprit est bien davantage une construction collective qu’une substance individuelle. L’intelligence procède ainsi d’une activité qui « suppose toujours des corps vivants et un milieu technique pour s’exercer ».

Bien plus, la circulation des esprits suppose « un double processus d’intériorisation psychique et d’extériorisation technique : les expériences se sédimentent dans les supports de mémoire, se conservent dans l’espace et dans le temps et resurgissent dans le présent à travers leur réactivation par les individus vivants ». Les supports techniques sont ainsi porteurs d’une « fonction télépathique », que Bernard Stiegler appelait « rétentions tertiaires », entendues comme sédimentations conscientes et inconscientes accumulées dans l’histoire et qui vont servir de support à la constitution des savoirs, des expériences individuelles et des institutions qui forment le corps social dans son ensemble.

Une fois ce constat effectué, la question n’est donc plus de savoir si les machines sont en mesure ou non de surpasser l’intelligence humaine, mais bien plutôt de déterminer comment les nouvelles technologies du numériques surdéterminent le rapport de notre génération à la connaissance et à la perception du monde dans lequel nous vivons. En tant que « supports de mémoire et de symboles », les technologies numériques « supportent le patrimoine culturel dont les individus héritent, qu’ils interprètent et à partir duquel ils pensent, réfléchissent, imaginent et se projettent ».

Or en incorporant des règles comportementales dans le design et dans la diffusion de l’information, ces nouvelles technologiques de l’information ne s’adressent plus à des citoyens conscients. En réduisant le numérique à des techniques persuasives (la « captologie » de B.J. Fogg par exemple) qui tendent à capter l’attention pour mieux la commercialiser ou en facilitant la diffusion à grande échelle de fausses informations, ces technologies débouchent tout droit vers une « industrialisation des esprits ».

La schizophrénie numérique dénoncée par Anne Alombert ne doit cependant pas conduire à diaboliser toute forme de technologie. En tant que supports de notre mémoire collective, les outils techniques et singulièrement les outils numériques ne sont pas seulement des moyens mais aussi le milieu perceptif et social dans lequel nous vivons en tant que tel, milieu que nous devons nous donner pour tâche de transformer. En guise de proposition, elle se réfère par exemple aux initiatives de recherche-action, dont l’une des illustrations actuelles se trouve dans le cadre de la clinique contributive de Plaine Commune qui vise à placer les populations d’un territoire donné au cœur de la production des savoirs (ici les pédopsychiatres, les parents et les enfants face aux écrans).

Privatisation de la santé et colonisation des données

Les géants de la tech se lancent dans une course aux applications et services qui proposent des soins médico-psychologiques. Si l’utilité de tels produits est loin d’être avérée, ils promettent néanmoins à ces entreprises de nouvelles sources lucratives de données hautement personnelles… Un « colonialisme des données » qui ouvre la voie à une gestion individuelle des problèmes de santé et masque la privatisation rampante de ce domaine. Par Anna-Verena Nosthoff, Nick Couldry et Felix Maschewski, traduit par Jean-Yves Cotté [1].

Se piquant de philosophie lors d’une interview en 2019, Tim Cook, PDG d’Apple, avait abordé la question de « la plus grande contribution d’Apple à l’humanité ». Sa réponse était sans équivoque : elle concernerait « le domaine de la santé ».

Depuis, la promesse de Cook s’est concrétisée sous la forme de plusieurs produits « innovants », censés « démocratiser » les soins médicaux et donner à chacun les moyens de « gérer sa santé ». Ces dernières années, Amazon, Méta et Alphabet ont également tenté de chambouler le marché de la santé. Dernièrement, on a même appris que la société de surveillance Palantir avait remporté un contrat de 330 millions de livres pour créer une nouvelle plateforme de données destinée au British National Health Service (NHS)…

La pandémie de COVID-19 a accéléré cette tendance, laissant dans son sillage divers réseaux de recherches, services de santé en ligne, cliniques et autres entreprises qui ont pour objectif affiché de « repenser l’avenir de la santé » (pour reprendre l’expression de Verily, filiale d’Alphabet) à l’aide de « montres connectées » et autres outils numériques. Si cette ambition n’est pas neuve, ses modalités varient : les incursions des plus grandes entreprises dans le domaine de la santé ne sont plus uniquement axées sur le corps. Non contentes de cartographier membres et poumons, elles ciblent à présent l’esprit.

Ce nouvel intérêt des GAFAM pour le bien-être psychologique, dans le cadre de leur projet de « cartographier la santé humaine », est loin d’être une coïncidence. Les gros titres relatifs à une « crise de la santé mentale » ont récemment envahi la presse américaine : le taux de suicide a atteint un niveau record aux États-Unis et, comme l’a souligné Bernie Sanders, selon un récent sondage du Center for Disease Control and Prevention (CDC), près d’un adolescent américain sur trois a déclaré que son état de santé mentale laissait à désirer…

Les conglomérats technologiques ne sont que trop heureux de lancer des campagnes autour de ces faits alarmants, mettant l’accent sur les efforts qu’ils déploient pour lutter contre ces tendances délétères. Selon les propres mots, ils souhaitent « résoudre la crise de la santé mentale ». Les GAFAM se fient à une maxime longuement éprouvée : en eaux troubles, bonne pêche.

Quand Apple s’enrichit sur les maladies mentales

Les premières initiatives d’Apple visant à pénétrer le marché de la santé ont connu une accélération marquée. Après avoir affiné son outil de signature concocté en 2019, l’entreprise a depuis collaboré activement avec plusieurs instituts de recherche. Son but : prouver que sa « montre connectée », bien plus qu’un coach sportif, peut être un « sauveur de vie » capable de détecter une fibrillation auriculaire, voire une infection de COVID-191 .

Dans le cadre de sa mission consistant à offrir à ses utilisateurs un « tableau complet » de leur état de santé, il est logique qu’Apple ait annoncé récemment son intention d’ajouter une évaluation médico-psychologique à son Apple Watch… La nouvelle fonction « état d’esprit » (state of mind) de l’application « pleine conscience » d’Apple demande à l’utilisateur d’évaluer ce qu’il ressent sur une échelle de « très agréable » à « très désagréable », d’indiquer les aspects de sa vie qui l’affectent le plus (comme la famille ou le stress au travail) et de décrire son humeur par des adjectifs comme « heureux » ou « inquiet ». La promesse, semble-t-il, est qu’une utilisation quotidienne évitera de consulter un psychologue…

Au printemps 2023, on apprenait que le National Health System britannique avait partagé sur Facebook des données intimes relatives à la santé de ses patients

L’application « pleine conscience » utilise ces données pour déterminer le niveau de risque de dépression. Hasard de calendrier : une étude récente sur la « santé mentale numérique » menée par des chercheurs de l’UCLA (et sponsorisée par Apple) a démontré que l’utilisation de cette application sur l’Apple Watch développait la « conscience émotionnelle » de 80 % des utilisateurs, tandis que 50 % d’entre eux affirmaient qu’elle avait un effet positif sur leur bien-être général – des résultats que l’entreprise ne manque pas de mettre en avant.

Au cours des prochains mois, Apple va vraisemblablement lancer d’autres logiciels liés à la santé mentale. Selon de récents rapports, l’entreprise travaille actuellement à une application censée non seulement traquer les « émotions » des utilisateurs, mais aussi leur donner des conseils médicaux : il s’agit de Quartz, un coach sportif alimenté par une intelligence artificielle.

Qu’il y ait bel et bien une crise de la santé mentale aux États-Unis est indéniable. Entre 2007 et 2020, le nombre de passages aux urgences pour des troubles d’ordre médicopsychologique a presque doublé, les jeunes étant les plus affectés…

Cependant, même si l’on admet que les outils « intelligents » puissent modestement bénéficier à certains patients, l’utilisation de wearables peut aussi générer stress et anxiété, comme d’autres études récentes l’ont démontré. [NDLR : Les wearables constituent une catégorie d’objets informatiques et électronique, destinés à être portés sur soi. Vêtements ou accessoires, ils ont la particularité d’être connectés à un appareil, comme un téléphone, pour recueillir des données relatives à la personne qui les porte et à son environnement]. De plus, l’accent mis sur des solutions technologiques de court terme fait courir le risque de détourner certaines maladies psychologiques des causes sociales et politiques qui les sous-tendent : exploitation au travail, instabilité financière, atomisation croissante, accès limité aux soins, alimentation et logement de mauvaise qualité…

Les applications de santé transfèrent également la responsabilité principale de la gestion des troubles médico-psychologiques aux individus eux-mêmes. Sumbul Desai, vice-présidente en charge de la santé chez Apple, a récemment affirmé que l’objectif de son entreprise « est de donner aux gens les moyens de prendre en charge leur propre parcours de santé ». Un mantra néolibéral ancien.

Quand Méta le gouvernement britannique livre ses données de santé à Méta

Apple n’est pas le seul géant de la tech à s’être penché sur la santé mentale de ses clients. Si le géant de Cupertino ne manifeste guère davantage qu’un intérêt purement formel à la question de la confidentialité des données, bien d’autres ne prennent même pas cette peine.

Au printemps 2023, on apprenait que le NHS avait partagé sur Facebook des données intimes relatives à la santé de ses patients. Pendant des années, le NHS avait fourni au réseau social et à sa maison-mère Méta, par l’intermédiaire de l’outil de collecte de données Meta Pixel, des renseignements comprenant des recherches sur l’automutilation et des rendez-vous de consultation pris par les utilisateurs de son site internet…

Outre les données des utilisateurs qui avaient visité les pages de son site internet relatives aux variations du développement sexuel, aux troubles alimentaires et aux services médicopsychologiques en cas de crise, l’Alder Hay Children’s Hospital de Liverpool a également transmis à Facebook et Méta des renseignements sur les prescriptions de médicaments. La clinique londonienne de santé mentale Tavistock and Portman a aussi fourni aux GAFAM les données d’utilisateurs ayant consulté sa rubrique sur le développement de l’identité de genre, spécialement conçue comme support éducatif pour les enfants et les adolescents…

Tandis que des experts en confidentialité comme Carissa Véliz conseillent aux institutions et professionnels de la santé de « recueillir le strict minimum de renseignements nécessaires pour soigner les patients, rien de plus », cette violation des données du NHS par Facebook illustre la tendance inverse. Dans ce cas précis, les données personnelles ont été obtenues sans que les patients y consentent ou en soient informés, afin de leur adresser des publicités ciblées – le cœur du modèle économique de Méta.

Ce scandale est simplement le dernier d’une longue liste de catastrophes récentes en matière de relations publiques pour l’entreprise, juste après le fiasco du lancement de son métavers (ce n’est pas une coïncidence si l’avenir immersif d’internet proposé par Zuckerberg a lui-même été salué comme une « solution prometteuse pour la santé mentale »…). Il ne s’agit pas là d’un incident isolé : en mars 2023, on apprenait que la start-up de télé-santé Cerebral avait partagé avec Méta et Google, entre autres, des données médicales privées comprenant des renseignements relatifs à la santé mentale…

Quand Alphabet se rêve en coach de vie

La maison-mère de Google, Alphabet, est un autre explorateur des données de santé qui a pénétré le marché des wearables. Depuis la finalisation de son achat du fabricant de « montres connectées » Fitbit en 2021, la société s’est jointe à Apple pour vanter leurs mérites.

Si Jeff Bezos semble accaparé par ses rêves d’entrepreneuriat spatial et d’industrie lunaire, il n’en garde pas moins les pieds sur terre lorsqu’on en vient à ce domaine.

Dans la foulée d’une étude menée par Verily (filiale d’Alphabet spécialisée dans la recherche sur les sciences de la vie) pour savoir s’il était possible de détecter les symptômes de dépression avec un smartphone, Fitbit a récemment lancé une application « conçue pour vous donner une vision globale de votre santé et de votre bien-être en mettant l’accent sur les indicateurs qui vous tiennent à cœur ». Semblable à l’application « pleine conscience » d’Apple, elle comporte une fonctionnalité « humeur » qui permet à l’utilisateur de décrire et d’enregistrer ce qu’il ressent.

Une équipe de la Washington University à St Louis a utilisé les données Fitbit et un modèle d’intelligence artificielle pour concrétiser « la promesse d’utiliser des wearables pour détecter des troubles mentaux au sein d’une communauté large et diverse. » Selon Chenyang Lu, professeur à la McKelvey School of Engineering et l’un des concepteurs de cette étude, cette recherche est pertinente dans le monde réel puisque « aller chez un psychiatre et remplir des questionnaires chronophages explique que certains puissent avoir des réticences à consulter un psychiatre ». En d’autres termes, l’intelligence artificielle peut offrir un outil peu onéreux et peu contraignant pour gérer sa propre santé mentale.

Loin de prouver que les wearables peuvent diagnostiquer la dépression, l’étude a simplement relevé plusieurs corrélations potentielles entre une tendance à la dépression et les biomarqueurs connectés. Cela n’a pas empêché Lu de s’enthousiasmer : « Ce modèle d’IA est capable de vous dire que vous souffrez de dépression ou de troubles de l’anxiété. Voyez ce modèle d’IA comme un outil de dépistage automatisé. »

Cette exagération de la preuve empirique perpétue l’idée que la technologie est à même de résoudre les troubles médico-psychologiques – pour le moins douteuse. Une chose l’est moins : c’est extrêmement lucratif pour Alphabet.

Fitbit n’est cependant pas la seule incursion de l’entreprise dans le domaine de la santé mentale. En plus des informations sur la prévention du suicide que Google Search affiche depuis des années au-dessus des résultats des recherches liées à la santé mentale, l’entreprise a récemment annoncé que les utilisateurs qui entrent des termes en relation avec le suicide verront apparaître une invite avec des démarreurs de conversation pré-écrits qu’ils pourront envoyer par SMS à la 988 Suicide & Crisis Lifeline.

Bien qu’un tel outil puisse s’avérer très utile en cas d’urgence, l’inquiétude est réelle de voir Google instrumentaliser les données sensibles ainsi recueillies en les transmettant à des annonceurs qui les exploiteront et les monétiseront de la même façon que les autres. Il convient de mentionner que ces nouvelles mesures de prévention du suicide n’ont été dévoilées par Google que quelques semaines après le suicide de trois de ses employés, ce qui a donné lieu à des spéculations quant à la santé mentale de son propre personnel. Dans ce contexte, ces nouvelles fonctionnalités peuvent être vues comme un coup médiatique pour détourner l’attention des problèmes urgents qui se posent à l’entreprise elle-même – et le modèle qu’elle encourage.

Quand Amazon renonce ouvertement à la confidentialité

Amazon s’achète également une image de prestataire de soins médico-psychologiques. Si Jeff Bezos semble accaparé par ses rêves d’entrepreneuriat spatial et d’industrie lunaire, il n’en garde pas moins les pieds sur terre lorsqu’on en vient à ce domaine.

Il a ainsi annoncé dès 2018 son intention de résoudre la crise de la santé mentale qui touche les États-Unis en « démocratisant » l’accès aux soins médicaux. Il a donc procédé au rachat de la pharmacie en ligne PillPack, puis a développé Amazon Pharmacy.

En 2019, il a lancé Amazon Care, une plateforme en ligne qui propose un suivi médical complet aux employés d’Amazon, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 par messagerie et chat vidéo. Pour cela, il a dû collaborer avec Ginger, un service internet de psychothérapie fourni par une application qui se présente comme « une solution globale à la santé mentale » avec « des soins médicopsychologiques à tout moment ».

En 2021, Amazon a fermé Amazon Care et lancé Amazon Clinic, une plateforme virtuelle de soins médicaux plus ambitieuses que la précédente – il a déjà été annoncé qu’il était prévu de la déployer sur tout le territoire américain. Contrairement à Amazon Care, Amazon Clinic est ouvert à tous. Pour l’utiliser, il convient simplement d’accepter « l’utilisation et la divulgation d’informations protégées relatives à la santé » – en d’autres termes, renoncer à son droit à la protection de la vie privée aux termes de la loi fédérale sur la portabilité et la responsabilité en matière d’assurance maladie (Health Insurance Portability and Accountability Act ou HIPAA). Une telle démarche permet à Amazon d’accéder aux données les plus intimes des utilisateurs (la légalité du procédé est en cours d’examen par la Commission fédérale du commerce (Federal Trade Commission ou FTC).

En février 2023, Amazon a enrichi son offre de soins médicaux en rachetant One Medical, une entreprise qui propose des soins de santé primaires en ligne et en personne via une application, dans plus de vingt villes et régions métropolitaines américaines. Mindset, l’une de ses gammes de services spécialisée dans la santé mentale, propose son aide virtuelle avec des séances collectives ou un coaching individuel en cas de stress, d’anxiété, de dépression, de THADA ou d’insomnie.

Outre Amazon Clinic et One Medical, Amazon a récemment élargi son offre de soins médicaux à destination de ses employés en collaborant avec Maven Clinic, la plus grande clinique virtuelle du monde pour les femmes et les familles. Ce partenariat permettra à Amazon, dont le but est de se développer dans cinquante pays en plus des États-Unis et du Canada, d’avoir un accès lucratif à certains des ensembles de données les plus privés et sensibles de Maven Clinic.

Les risques de voir de telles données tomber entre les mains d’entreprises commerciales qui, dans certains cas, les transmettront sans coup férir à des autorités locales ou nationales sont évidents : comme, par exemple, le cas de cette adolescente du Nebraska qui, après que Facebook et Google ont fourni à la police ses messages privés et ses données de navigation, a été condamnée en 2021 pour avoir violé la loi sur l’avortement de l’État…

La colonisation des données de santé mentale

La course effrénée d’Amazon, Méta, Apple et Alphabet pour s’implanter dans le domaine de la santé mentale va bien au-delà d’une simple rupture. L’ampleur de ce bouleversement doit être appréhendée dans le cadre d’une volonté d’annexer des ressources jusqu’alors inexploitées.

Sous le couvert d’entreprises visant à soulager l’instabilité mentale, une forme fondamentale d’appropriation des biens est en cours. Après tout, jusqu’à récemment, l’idée même que notre santé mentale (et l’ensemble des données qui y est associée) puisse être un actif commercial dans un bilan aurait paru étrange. Aujourd’hui, une telle réalité est presque banale. C’est un des aspects de ce que Nick Couldry et Ulises Mejias ont nommé le « colonialisme des données ».

Les quatre entreprises font partie d‘un secteur commercial plus vaste axé sur l’exploitation de nouvelles définitions de la connaissance et de la rationalité destinées à l’extraction de données. À travers l’accaparement habituel de données sensibles et de nombreux autres domaines sociaux (la santé, l’éducation, la loi, entre autres), nous nous dirigeons vers « la capitalisation sans limites de la vie », pour reprendre l’expression de Couldry et Mejias.

La normalisation des wearables comme outils destinés à l’individu, sous couvert de gérer sa santé (tant physique que mentale), fait partie du processus, en convertissant la vie quotidienne en un flux de données que l’on peut s’approprier à des fins lucratives. L’application « pleine conscience » d’Apple et « Log Mood » de Fitbit ne sont que deux exemples de la façon dont les GAFAM, après avoir colonisé le territoire du corps, jette leur dévolu sur la psyché.

À l’instar des précédentes étapes du colonialisme, la colonisation des données affecte de façon disproportionnée ceux qui sont déjà marginalisés. D’une part, les intelligences artificielles impliquées, qui reflètent les stéréotypes dominants, ont un parti-pris défavorable à l’égard des groupes marginalisés, comme l’a souligné un récent procès intenté à Apple pour « biais racistes » de l’oxymètre sanguin de son Apple Watch.

D’autre part, l’idée selon laquelle la santé mentale comme la santé physique relèvent avant tout de la responsabilité individuelle et de la gestion personnalisée assistée par la technologie ne tient aucun compte du fait que les problèmes de santé sont souvent liés à des questions systémiques – conditions de travail abusives ou malsaines, manque de temps et de ressources financières, etc. Le colonialisme des données masque ces facteurs en faveur de la course au profit, alors qu’il est plus que jamais nécessaire d’avoir un débat sur les facteurs socioéconomiques à l’origine de la crise de la santé mentale.

Alors même que ce changement structurel dans la gestion de notre corps et de notre esprit est en cours, il peut sembler paradoxal qu’une vision rigoureusement déterministe, asociale et individualisante quant à la manière dont peut être gérée la santé mentale soit mise en avant par les principaux extracteurs de données. Plus qu’un paradoxe, c’est peut-être l’alibi parfait pour détourner l’attention du pillage nos données.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Big Tech Is Exploiting the Mental Health Crisis to Monetize Your Data ».

Protectionnisme numérique : quand les États-Unis tournent le dos à l’OMC

Protectionnisme numérique - Le Vent Se Lève

Coup de tonnerre, le 24 octobre dernier, dans le petit monde feutré des négociations commerciales internationales. Les États-Unis annoncent un revirement majeur dans leur position vis-à-vis de l’accord sur le commerce électronique en discussion au sein de l’OMC1. Partisan jusque-là des mesures les plus « ambitieuses » – comprendre « contraignantes » – en matière de « libre-circulation des données à travers les frontières », d’interdiction faite aux États d’imposer des mesures de stockage ou de traitement des données sur leur sol, ou encore de « protection des codes sources », Washington ne les soutiendra finalement plus. La raison invoquée : se donner davantage de temps et de marges de manœuvre pour mieux réguler en interne avant de se lier au niveau international. Derrière, on trouve également la volonté diffuse d’endiguer la progression de la Chine en matière numérique.

Un argument d’autant plus surprenant que c’est précisément un de ceux que mobilisaient jusqu’ici en vain les principaux opposants à ces négociations. Lancées en janvier 2019 en marge du Forum de Davos, celles-ci étaient accusées de faire le jeu des géants – essentiellement américains – du numérique, qui cherchent depuis une dizaine d’années à instrumentaliser les accords de libre-échange pour se prémunir contre deux menaces croissantes2. D’une part, les tentations de « protectionnisme numérique » en vogue dans de nombreux pays du Sud. D’autre part, les appels de plus en plus pressants à mieux réguler un secteur accusé de favoriser le pillage des données personnelles, l’abus de position dominante ou encore la désinformation en ligne.

Grâce à un travail de lobbying qui a porté ses fruits3, les grandes plateformes ont pu enregistrer des victoires importantes dans des accords comme le Partenariat Transpacifique (dont les États-Unis se sont toutefois retirés suite à l’élection de Donald Trump) ou le nouvel accord Canada-États-Unis-Mexique (qui a remplacé l’ALENA en 2020). Des traités qui reprennent quasiment mot pour mot les listes de doléances des entreprises du numérique dans les chapitres consacrés au « commerce électronique »4. Depuis 2017, cette offensive s’était donc également déplacée vers l’OMC, aboutissant en 2019 au lancement de négociations « plurilatérales », c’est-à-dire menées par un groupe d’États « volontaires », mais ouvertes à tous les États membres.

Un dispositif à la légalité douteuse, censé permettre de contourner l’opposition véhémente de nombreux pays du Sud – Inde et Afrique du Sud en tête – qui rejetaient le principe même de ces négociations au motif qu’elles étaient non seulement prématurées, mais aussi largement biaisées en faveur des États-Unis et de leurs entreprises technologiques. Or, voilà que le gouvernement américain semble leur donner raison ce 24 octobre, par la voix du porte-parole du représentant américain au commerce (USTR) : « de nombreux pays, dont les États-Unis, examinent leurs approches en matière de données et de code source, ainsi que l’impact des règles commerciales dans ces domaines. Afin de laisser suffisamment d’espace politique à ces débats, les États-Unis ont retiré leur soutien aux propositions susceptibles de porter préjudice ou d’entraver ces considérations de politique intérieure »5.

Vent de colère

Signe de l’importance et du caractère inattendu de cette décision, elle a immédiatement suscité l’ire des principaux lobbys du numérique aux États-Unis et de leurs nombreux relais au Congrès, tant du côté Républicain que Démocrate. Le sénateur démocrate de l’Oregon, Ron Wyden, qui préside l’influent comité sur les finances, a ainsi fustigé une décision qui, selon lui, « laissera un vide que la Chine sera plus qu’heureuse de remplir »6. Un argument également martelé par la Chambre de commerce américaine, qui s’insurge : « les règles commerciales numériques américaines bénéficient d’un large soutien bipartisan au Congrès, dans les milieux d’affaires et parmi les gouvernements alliés. Les abandonner, c’est saper les efforts déployés pour tenir en échec les gouvernements autoritaires et créer un vide qui cède le leadership à d’autres nations »7.

Une personne en particulier concentre l’essentiel des attaques : Katherine Tai. Cette jeune avocate a été nommée au poste de USTR par Joe Biden en 2020, après s’être fait un nom à la chambre des représentants en défendant un rééquilibrage de la politique commerciale américaine en faveur des travailleurs. Un objectif qu’elle entend poursuivre malgré les oppositions qu’il suscite jusqu’au sein même de l’administration Biden8. Mise sous pression suite au revirement du 24 octobre, on lui reproche d’avoir agi de façon unilatérale au risque de sacrifier les intérêts des entreprises américaines. Des accusations qu’elle balaye, en expliquant : « cela ne veut pas dire que nous n’aiderons pas nos grandes entreprises. Mais cela signifie que nous devons nous arrêter et nous poser la question de savoir si ce qu’elles veulent est dans l’intérêt des États-Unis. Parce qu’en fin de compte, je travaille pour Joe Biden, et il travaille pour le peuple des États-Unis. Je ne travaille pas pour ces entreprises »9.

Or, Mme Tai n’est pas totalement seule au moment de s’attaquer au pouvoir croissant des Big Tech. À la Federal Trade Commission (FTC, l’agence anti-trust), par exemple, une autre nominée « progressiste » de M. Biden, Lina Khan, s’en prend aux pratiques anti-concurrentielles des grandes plateformes, avec notamment un important procès qui vient de démarrer contre Amazon10. D’autres procédures similaires sont également en cours contre Google ou Meta, tandis que Joe Biden lui-même vient de signer un décret présidentiel visant à mieux encadrer le développement de l’intelligence artificielle (IA)11. Il est donc évident que le climat général est plutôt favorable à un meilleur encadrement des pratiques des Big Tech aux États-Unis, ce qui explique et justifie la volonté affichée par Mme Tai de ne pas corseter ces initiatives par le biais de traités commerciaux contraignants12.

Endiguer la Chine

Mais d’autres facteurs ont également pu jouer. Pour le chercheur indien Parminder Jeet Singh, par exemple, il faut également lire la récente décision américaine à la lumière de la rivalité entre les États-Unis et la Chine. En effet, selon lui, « Le monde plat faisait le bonheur des États-Unis lorsqu’il signifiait leur hégémonie numérique sur ce monde. Mais avec la Chine qui les talonne rapidement sur la voie de la superpuissance numérique, la situation est devenue plus complexe »13. Échaudés par la façon dont la Chine a su tirer profit de son admission à l’OMC, en 2001, pour se hisser au rang de deuxième puissance économique mondiale, certains dirigeants américains (dont Mme Tai) craignent la répétition d’un scénario similaire en cas de libéralisation du commerce électronique dont la Chine pourrait également bénéficier. Sans compter qu’un accord trop contraignant viendrait également compliquer la stratégie de « découplage technologique » promues par l’administration américaine depuis plusieurs années pour contenir la montée en puissance numérique de Pékin14.

Dans ce contexte, toujours selon Singh, « La déclaration historique des États-Unis peut donc être vue sous deux angles différents. D’une part, elle indique un consensus de plus en plus large sur le fait que la préservation de l’espace politique national en matière de flux de données, de code source et de localisation des installations informatiques est essentielle à la réglementation numérique. Il s’agit là d’une évolution tout à fait bienvenue. Mais à un autre niveau, ce qui est plutôt inquiétant, c’est qu’elle pourrait renforcer la division de l’espace numérique mondial, des structures et des chaînes de valeur en deux blocs concurrents – l’un dirigé par les États-Unis et l’autre par la Chine ».

Pour contrer ce risque, d’aucuns misent sur les Nations Unies, dont le secrétaire général vient justement d’annoncer un projet de « Pacte numérique mondial », censé fournir un cadre de référence pour une réelle gouvernance mondiale du numérique15. Mais si l’ONU constitue indéniablement une instance plus légitime que l’OMC pour aborder des problématiques à la fois mondiales et multidimensionnelles comme la gouvernance des données ou la régulation de l’IA, l’institution souffre également de ses propres contradictions. À commencer, ici aussi, par les rivalités géopolitiques, mais également par le rôle accordé aux multinationales du numérique dans le cadre d’une approche « multipartite » (multistakeholders) historiquement privilégiée en matière de gouvernance d’internet16.

En attendant, reste à savoir ce qu’il adviendra des négociations en cours à l’OMC. Les États-Unis ont bien précisé qu’ils ne remettaient pas en cause l’accord en lui-même, mais seulement les dispositions les plus litigieuses. Dès le 6 novembre, un nouveau texte circulait qui reprenait un langage beaucoup plus consensuel en matière de circulation des données ou de protections des codes sources17. Une capitulation, pour ce négociateur cité (anonymement) par le Third World Network : « La question est de savoir si vous voulez un accord avec des avantages commerciaux substantiels ou simplement un accord pour avoir un accord ».

Mais pour d’autres opposants au texte18, c’en est encore trop. Les clauses problématiques ne se limitent en effet pas aux domaines les plus sensibles visés par la récente décision américaine. La volonté de supprimer définitivement les droits de douanes sur les produits électroniques, par exemple, pourrait avoir des répercussions au moins aussi importantes pour de nombreux pays du Sud19. Et, plus largement, le besoin de se ménager des marges et des espaces de régulation internes pourrait concerner des domaines dont on n’a peut-être même pas encore conscience, tant les choses évoluent vite en matière de numérisation.

De quoi appeler à la plus grande prudence donc, y compris dans d’autres accords de libre-échange qui incluent des clauses sur le « commerce électronique », à l’image de ceux que négocie l’Union européenne. Jusqu’ici, celle-ci s’est plutôt faite le relais des exigences des lobbys numériques américains, quitte à fragiliser ses propres ambitions de régulation interne et de « souveraineté numérique »20. Une conséquence dont se défendait encore il y a peu la Commission, en affirmant qu’il est tout à fait possible de concilier les deux. La récente volte-face américaine sonne toutefois comme un désaveu cinglant de cette position – au mieux – naïve.

Notes :

1 D. Lawder, « US drops digital trade demands at WTO to allow room for stronger tech regulation », Reuters, 26 octobre 2023.

2 C. Leterme, « Bataille autour des données numériques », Le Monde diplomatique, novembre 2019.

3 En particulier sous la présidence Obama. Entre 2014 et 2017, le responsable de la politique commerciale numérique américaine n’était autre que Robert Holleyman, jusque-là président de la Business Software Alliance (BSA).

4 D. James, « Digital trade rules : a desastrous new constitution for the global economy, by and for Big Tech », Rosa Luxemburg Stiftung, Bruxelles, 2020.

5 Cité dans Lawder, « US drops digital trade demands at WTO… », op. cit.

6 « Wyden Statement on Ambassador Tai’s Decision to Abandon Digital Trade Leadership to China at WTO », United States Senate Coommitee on Finance, 25 octobre 2023.

7 D. Palmer, « Biden administration delivers U.S. business a digital trade loss », Politico, 26 octobre 2023.

8 R. Kuttner, « Will Katherine Tai Prevail Over the Corporate Undertow? », The American Prospect, 27 juin 2023.

9 D. Palmer & G. Bade, « USTR Tai on the defensive after digital trade move », Politico Pro, 17 novembre 2023.

10 B. Serrure & P. Neirynck, « Le procès contre Amazon, un test pour l’avenir de la Big Tech », L’Écho, 27 septembre 2023.

11 A. Leparmentier, « Joe Biden annonce un plan de mesures pour contrôler l’intelligence artificielle », Le Monde, 31 octobre 2023.

12 F. Stockman, « Should Big Tech Get to Write the Rules of the Digital Economy? », The New York Times, 27 novembre 2023.

13 P. J. Singh, « The U.S.’s signal of a huge digital shift », The Hindu, 10 novembre 2023.

14 C. Leterme, « Tik Tok ou l’escalade dans la « guerre froide numérique » », CETRI, 13 août 2020.

15 https://www.un.org/techenvoy/global-digital-compact

16 « Pragmatic Deal or Tragic Compromise? Reflections on the UN SG’s Policy Brief on the Global Digital Compact », IT for Change, 6 juin 2023.

17 R. Kanth, « WTO: “Domino effect” of US pullout of proposals from JSI e-com talks », SUNS (n°9894), 10 novembre 2023.

18 À l’image du réseau altermondialiste Our World is not for Sale (OWINFS) qui mobilise sur cet enjeu depuis de nombreuses années : https://ourworldisnotforsale.net/digital.

19 C. Leterme, « E-commerce à l’OMC : l’étau se resserre sur les pays en développement », IRIS, 10 mars 2021.

20 C. Leterme, « Numérique et libre-échange : schizophrénie européenne ? », La revue européenne des médias et du numérique, n°67, automne 2023.

Le néolibéralisme comme reformatage du pouvoir de l’État – Entretien avec Amy Kapczynski

Le néolibéralisme ne consiste pas dans le simple retrait de l’État au profit du marché : il est l’institution, par l’État, d’une logique de marché. Mais au-delà de ce lieu commun, est-il une simple idéologie, un régime économique ou un paradigme de gouvernance ? Amy Kapczynski, professeur de droit à l’Université de Yale et co-fondatrice du « Law and Political Economy Project », se concentre sur ce troisième aspect. Selon elle, le néolibéralisme consiste en un « reformatage du pouvoir de l’État », qui accouche d’un cadre institutionnel favorable à la maximisation du profit des grandes sociétés dont les géants de la tech et les entreprises pharmaceutiques constituent deux des manifestations les plus emblématiques. Entretien réalisé par Evgeny Morozov et Ekaitz Cancela, édité par Marc Shkurovich pour The Syllabus et traduit par Alexandra Knez pour LVSL.

Evgeny Morozov et Ekaitz Cancela – Comment définissez-vous le néolibéralisme dans votre travail?

Amy Kapczynski – Comme une logique de gouvernance orientée vers l’accroissement du pouvoir des acteurs du marché, et la diminution de l’autorité publique sur ces acteurs. Wendy Brown utilise un terme charmant, le « reformatage du capitalisme ». Il s’agit d’un reformatage du capitalisme qui vise non seulement à accroître le pouvoir des acteurs privés – et donc leur capacité à extraire du profit – mais aussi à combattre le contrôle démocratique sur ces acteurs.

Pour moi, c’est ainsi qu’il faut voir les choses, plutôt que, par exemple, comme un mouvement de déréglementation. Le néolibéralisme est en réalité très régulateur. Il est régulateur avec un paradigme et un objectif particuliers comme horizon. Il est important de garder à l’esprit la manière dont l’économie a été réglementée – par un droit du travail défavorable aux salariés ou une législation antitrust, entre autres – pour d’optimiser la recherche de profit.

Il est également important de comprendre les liens entre cette régulation et les paradigmes réglementaires de l’État-providence, de l’État carcéral, etc. En un mot, la période néolibérale n’est pas une période de déréglementation générale – en particulier aux États-Unis.

EM et EK Si l’on s’en tient à cette définition du néolibéralisme, que vous explorez dans votre excellente conversation avec Wendy Brown, observe-t-on des changements au sein de cette logique au cours des dix ou quinze dernières années ? Ou observe-t-on une continuité depuis les années 1970 ?Quelque chose de distinct est-il apparu à l’horizon, notamment avec l’essor des GAFAM?

AK – Le néolibéralisme a, d’une certaine manière, suspendu les anciennes formes de réglementation juridique pour les grandes entreprises technologiques, puis a amplifié certains aspects de la recherche du profit. Ces intermédiaires technologiques, du paysage des réseaux sociaux à Amazon, contrôlent la vie publique et l’économie d’une manière distincte et nouvelle.

Mais je ne pense pas que ces changements reflètent une mutation dans la logique néolibérale elle-même, mais plutôt sa portée lorsqu’elle est appliqué à un secteur qui peut être transformé à la vitesse d’un logiciel. Aujourd’hui, les processus mis en place par le néolibéralisme peuvent fonctionner avec une vitesse stupéfiante. Et la capacité de ces formes de pouvoir concentré à sillonner les domaines ostensiblement publics et privés est extraordinaire.

EM et EK – Les efforts intellectuels pour penser au-delà du néolibéralisme, sur lesquels vous avez attiré l’attention, se sont concrétisés de deux manières différentes – et vous êtes critique à l’égard des deux. Dans un essai, vous vous concentrez sur le « productivisme », ou libéralisme de l’offre, tel qu’il est défendu par Dani Rodrik et d’autres membres de la gauche progressiste. Dans un autre essai, vous vous attaquez à un mouvement de droite connu sous le nom de « constitutionnalisme du bien commun ».Commençons par le premier. Pouvez-vous nous parler des pièges que vous voyez dans le productivisme ?

Des mutations ont lieu dans la doctrine du droit constitutionnel. Le premier amendement a été interprété dans un sens favorable aux entreprises, qui revendiquent un statut constitutionnel

AK – Le productivisme et le libéralisme de l’offre évoquent tous deux un aspect important de l’incapacité des logiques néolibérales et de la gouvernance économique à produire une économie que nous souhaitons réellement. Ils nomment quelque chose qu’il est important d’aborder. Mais je pense également qu’ils ne doivent pas être considérés comme une réponse au néolibéralisme. Si l’on pense que « là où il y avait le néolibéralisme, il y a maintenant la politique industrielle et le productivisme », alors ce sera un changement très limité…

Le productivisme tel que l’exprime Rodrik – et je pense que le libéralisme de l’offre possède cette même qualité – donne le sentiment que nous nous tournons vers une gestion gouvernementale plus directe des chaînes d’approvisionnement, vers un investissement gouvernemental plus important dans nos secteurs manufacturiers. Le problème est que le secteur des services est bien plus important pour l’avenir des travailleurs américains que le secteur manufacturier. L’ancien concept de « production » ne dit pas grand-chose de l’économie actuelle.

Ainsi, l’idée selon laquelle nous devrions miser sur un nouveau productivisme semble laisser de côté beaucoup de nombreuses dimensions de la critique du néolibéralisme. Qu’en est-il de l’agenda de la santé ? Que fait-on des salariés du secteur des services ? Quid des liens que l’on établit entre le capitalisme et la question environnementale ?

Le productivisme pourrait suggérer, par exemple, que les technologies vertes constitueraient la solution au changement climatique – et on peut bien sûr considérer qu’elles font partie de la solution, si l’on ajoute qu’elles ne seront pas suffisantes. En réalité, le productivisme et le libéralisme de l’offre s’appuient sur des fondements contestables – battus en brèche, par exemple, par les approches féministes et écologistes.

Tout dépend de votre compréhension de l’objectif du productivisme. S’agit-il d’une tentative de fonder une alternative au néolibéralisme ? C’est ainsi que j’ai interprété l’utilisation du terme par Rodrik. Et si c’est le cas, il semble négliger de nombreuses critiques du néolibéralisme en le traitant comme s’il s’agissait uniquement d’un mode de production, et non pas également d’un mode de gouvernement. Si l’on ne voit dans le néolibéralisme qu’un mode étroit de production – dans le sens d’uen consolidation des marché -, on ne comprend rien à la gouvernance à laquelle il est lié. Le néolibéralisme, en effet, consiste également à contraindre certains pour que d’autres puissent être libres.

C’est la raison pour laquelle nous avons investi dans l’État carcéral comme moyen de discipliner les travailleurs et d’éviter les obligations sociales, la raison pour laquelle nous investissons davantage dans la police que dans les travailleurs sociaux, etc.

EM et EK – L’autre approche que vous mentionnez, le constitutionnalisme du bien commun, est mise en avant par certaines franges de la droite théocratique. Avant de discuter de son contenu, pouvez-vous nous parler du rôle de ces écoles juridiques conservatrices dans la consolidation du modèle néolibéral ?

AK – Je considère que le droit, et dans une certaine mesure les écoles de droit et les institutions dans lesquelles elles naissent, assurent la cohésion entre les idées néolibérales et la gouvernance. Ces idées sont toujours reflétées à travers des champs de pouvoir et changent à mesure qu’elles s’intègrent dans la gouvernance.

Le loi relative aux ententes et abus de position dominante en est un bon exemple. Les idées sur les pratiques antitrust introduites dans les facultés de droit sous le titre « Law & Economics » sont devenues très puissantes. Elles ont été utilisées pour normaliser une idée du fonctionnement des marchés. Selon ce point de vue, tant qu’il n’y a pas de barrières à l’entrée érigées par le gouvernement, la concurrence se manifestera toujours et les monopoles seront intrinsèquement instables. Les monopoles étaient considérés comme un signe d’efficacité d’échelle. De nombreuses modifications ont donc été apportées à la législation afin de faciliter les fusions-acquisitions. L’application de la loi antitrust a été soumise à une économétrie extrêmement précise, plutôt qu’à des règles qui auraient pu, par exemple, limiter la taille ou l’orientation structurelle de certaines industries.

La législation antitrust repose également sur une autre idée importante, à savoir que ce domaine juridique ne doit servir qu’un seul objectif : l’efficacité. Dans ce contexte, l’efficacité est définie en grande partie par les effets sur les prix. Les conséquences pour la structuration de notre politique, ou pour les travailleurs en général, n’étaient plus considérées comme importantes. Ce qui importait, c’était de réduire les prix pour les consommateurs. Ainsi, de nombreux modèles d’entreprise se sont bâtis sur l’idée de rendre leurs produits gratuits – comme les réseaux sociaux – ou générer les prix les plus bas possibles pour les consommateurs – comme Amazon. Que le secteur génère un pouvoir structurel démesuré, entre autres effets néfastes, n’est pas pris en compte.

En ce qui concerne le droit de la propriété intellectuelle, de nombreuses modifications ont également été apportées pour faciliter la capitalisation dans l’industrie de l’information. La création de nouveaux types de propriété, les brevets logiciels, les brevets sur les méthodes commerciales, l’extension des droits exclusifs associés à ces types de propriété sont autant de moyens de permettre la capitalisation dans l’industrie. Ils sont apparus en même temps que les formes de réglementation qui auraient pu être utilisées pour limiter la manière dont les entreprises de ces secteurs exerçaient leur autorité. Le Communications Decency Act en est un exemple.

On observe également des changements internes au gouvernement lui-même, comme la montée en puissance de l’analyse coûts-bénéfices.

Enfin, des mutations importantes ont lieu dans la doctrine du droit constitutionnel : que l’on pense à la manière dont le premier amendement est compris. Ce n’est qu’à partir de 1974 qu’il est interprété dans un sens favorable aux entreprises, ce qui revient à revendiquer, pour elles, un statut constitutionnel. Les changements apportés à la loi sur le premier amendement ont eu des répercussions multiformes, des syndicats aux financement de campagnes.

EM et EK – Certaines des caractéristiques que vous critiquez – l’accent mis sur l’efficacité ou l’analyse coût-bénéfice – pourraient également être attribuées au fétichisme de l’économie elle-même. Je ne les attribuerais pas nécessairement au néolibéralisme en tant que tel. Au sein de ce courant, on peut trouver des penseurs – comme James Buchanan – qui refusent de prendre l’efficacité comme horizon. Il semble donc que certaines de ces critiques concernent davantage la pratique que la logique. Lorsqu’il s’agit de la manière dont les tribunaux ou les organismes de réglementation prennent leurs décisions, ils doivent faire appel à certains outils – l’analyse coût-bénéfice étant l’un d’entre eux – mais cette passerelle vers la logique néolibérale pourrait être attaquée par les néolibéraux eux-mêmes…

AK – C’est l’occasion de s’interroger sur ce que signifie appeler le néolibéralisme une « logique ». Plus précisément, nous devons parler du néolibéralisme comme d’un reformatage du pouvoir de l’État. En ce sens, il s’agit d’une politique et non d’une logique pure, je suis tout à fait d’accord.

Lorsque vous examinez de près la logique de l’efficience telle qu’elle est utilisée en droit, il s’avère qu’elle est en réalité utilisée pour signifier de nombreuses choses différentes dans de nombreux contextes juridiques différents. En ce qui concerne la propriété intellectuelle, le type d’efficacité dont on parle donne la priorité à l’innovation sur tout le reste ; mais il n’a pas grand-chose à voir avec le type d’efficacité dont il est question dans la législation antitrust, ou avec le type d’efficacité exprimé par l’analyse coût-bénéfice. En fait, elles sont toutes différentes.

Et elles sont toutes différentes parce qu’elles répondent en fin de compte à des idées sur la prédominance d’un certain type de pouvoir : le pouvoir des marchés sur les formes démocratiques de gouvernance. Ces conceptions de l’efficacité s’expriment alors de différentes manières, en fonction des avantages que procurent ces formes de pouvoir. En ce sens, je suis tout à fait d’accord pour dire que nous ne sommes pas face à l’expression pure d’une certaine logique, mais plutôt de nombreuses expressions d’un projet politique qui prennent des formes différentes dans des contextes différents.

EM et EK – Vous avez également écrit sur la relation entre le néolibéralisme et les droits humains, plus particulièrement sur le droit à la santé. Que nous révèle cette focalisation sur la santé quant à la relation plus large entre les droits de l’homme et le néolibéralisme ?

AK – J’ai écrit l’article que vous évoquez en raison de la frustration que m’inspiraient à la fois la forme de la législation et du discours dominants en matière de droits de l’homme et certaines critiques de ce discours, comme celles de mon collègue Sam Moyn. Ayant participé au mouvement mondial pour l’accès au traitement du VIH et à d’autres médicaments, il est clair que la revendication d’un droit à la santé implique nécessairement des questions d’économie politique. Comment peut-on parler de droit à la santé si les sociétés pharmaceutiques, par exemple, se voient accorder des droits de monopole – des brevets – qui leur permettent d’augmenter les prix de produits vitaux, même sans la moindre justification que cela génère de l’innovation ? Regardez les hausses de prix de l’insuline, ou les hausses de prix du vaccin Moderna (qui a été massivement financé par des fonds publics et qui a clairement amorti tous les coûts d’investissement privés) contre le Covid durant la pandémie.

Si vous vous souciez de la santé, vous devez vous attaquer à la structure du secteur et à son pouvoir. Il existe des moyens de structurer l’industrie (notamment en donnant un rôle plus important à l’investissement public et à la réglementation des prix) qui pourraient conduire à la fois à un meilleur accès aux soins et à plus d’innovation. Les tribunaux et les institutions de défense des droits de l’homme devraient s’en préoccuper, tout comme les militants qui luttent pour le droit à la santé. Mais la plupart du temps ils rejettent cette perspective, parce qu’ils considèrent les brevets et la structure industrielle comme quelque chose d’entièrement distinct de la sphère des droits de l’homme.

C’est la frustration que j’éprouve à l’égard des approches fondées sur les droits de l’homme : ils ont pris forme à une époque de néolibéralisme exacerbé, où l’on pensait que les questions d’économie étaient totalement distinctes des questions de droits. Les droits de l’homme sont même revendiqués au nom des entreprises, qui affirment – parfois avec succès, comme dans l’Union européenne – que leurs droits de propriété intellectuelle méritent d’être protégés dans le cadre des droits de l’homme !

Mais il y a également eu des dissidences dans cette tradition – les organisations de lutte contre le sida soutenant que le droit à la santé pourrait permettre aux tribunaux de limiter le droit des brevets, par exemple. En ce sens, les critiques des droits de l’homme comme celle de Sam Moyn atténuent ou négligent parfois les initiatives inédites visant à utiliser cette tradition, y compris pour contribuer à la mobilisation de l’opinion publique, comme l’a fait le mouvement en faveur d’un meilleur accès aux médicaments.

EM et EK – Quels sont les principaux héritages du néolibéralisme dans la gouvernance mondiale de la santé ? Qu’est-ce que le Covid nous a appris sur leur pérennité et leur contestabilité ?

AK – Nous sommes face à un régime de gouvernance mondiale de la santé qui n’a pas contesté le pouvoir du secteur privé, et qui s’est accommodé de discours et de pratiques marchnades qui nuisent gravement à la santé. Dans le contexte du Covid, nous avons pu produire des vaccins extrêmement efficaces – une merveille scientifique – grâce à un soutien public considérable, y compris un soutien à la recherche sur les coronavirus qui a eu lieu de nombreuses années avant la pandémie, ainsi qu’un soutien à la surveillance mondiale des maladies et à l’analyse génomique qui ont été essentiels pour le processus.

Mais au cours des dernières années, des gouvernements ont décidé de ne pas imposer aux entreprises des conditions qui auraient contribué à garantir la possibilité d’utiliser les vaccins obtenus pour faire progresser la santé de tous. Nous avons autorisé un monopole de production des vaccins ARNm les plus efficaces au sein de chaînes d’approvisionnement privées auxquelles le Nord avait un accès privilégié, et nous avons autorisé les entreprises à refuser toute assistance aux efforts critiques de fabrication de ces vaccins dans le Sud.

Bien qu’il y ait eu une nouvelle prise de conscience que l’ordre commercial mondial et l’accord ADPIC (qui fait partie de l’OMC et protège les brevets sur les médicaments) posaient un réel problème, et qu’il y ait eu de petites tentatives de réforme, nous n’avons finalement pas réussi à surmonter la capacité de l’industrie à dicter les termes de la production et de l’accès aux vaccins – ce, en dépit de subventions publiques massives. Il s’agit d’un héritage de l’ordre néolibéral dans le domaine de la santé.

EM et EK – Vous avez expliqué en détail comment le système actuel des brevets actuel profite aux pays riches et aux entreprises. Y a-t-il des raisons d’être optimistes quant à la possibilité de changer la donne ?

AK – Je vois des raisons d’espérer. Le fait que le gouvernement américain se soit prononcé en faveur de la suspension d’au moins certaines parties de l’accord sur les ADPIC concernant le Covid était sans précédent. J’aurais aimé qu’ils aillent plus loin et que l’Europe ne soit pas aussi récalcitrante, mais il s’agit d’une étape importante et nouvelle. Cela reflète le fait que l’ordre commercial néolibéral est réellement remis en question, même si ce qui le remplacera n’est pas encore clairement défini.

Il s’agit de s’éloigner du principe selon lequel les marchés suivent leurs propres lois. Nous établissons les lois, les formes de pratiques sociales qui donnent leur forme aux marchés

Je fonde encore plus d’espoir sur des expériences comme cette nouvelle installation de production d’ARNm en Afrique du Sud, qui est soutenue par l’Organisation mondiale de la santé, et dans le fait que l’État de Californie travaille maintenant à la fabrication de sa propre insuline. Pour contester l’autorité des entreprises, il faudra non seulement modifier les droits de propriété intellectuelle, mais aussi procéder à de véritables investissements matériels comme ceux-ci, afin de modifier l’équilibre des pouvoirs sur les biens essentiels.

Il existe une coalition, petite mais solide, de groupes de pression dans les pays du Nord qui s’efforcent de remettre en cause le pouvoir et les prix des entreprises pharmaceutiques, et dont beaucoup ont commencé à travailler dans ce domaine en tant que militants pour un meilleur accès aux médicaments à l’échelle mondiale. Ce sont finalement ces liens entre les mouvements qui me donnent le plus d’espoir, parce qu’ils impliquent des personnes brillantes et créatives qui se penchent sur les questions les plus difficiles, comme la manière d’améliorer à la fois l’innovation et l’accès, et parce qu’ils le font d’une manière qui peut être réellement bénéfique pour les populations du Nord comme du Sud.

EM et EK – Nous avons parlé plus tôt du bagage ontologique que les économistes apportent à ce débat.Pensez-vous que l’on puisse effectuer une analyse similaire dans le domaine du droit? Que lorsque le néolibéralisme est abordé dans les facultés de droit, on passe souvent à côté du sujet ?

AK – Inversons les rôles. Qu’en pensez-vous ?

EM – Je pense que certaines réalités sont invisibilisées. Mais je ne pense pas qu’il s’agisse uniquement d’un problème spécifique aux juristes. Même dans le cas de Wendy Brown, il y a une certaine réticence à aborder le néolibéralisme comme quelque chose qui pourrait réellement jouir d’une légitimité – même parmi ses victimes, pour ainsi dire. Pour expliquer cela, je pense qu’il faut reconnaître que dans le néolibéralisme il existe des éléments réellement excitants, voire utopiques – ce qui n’est pas le cas si l’on se concentre uniquement sur le reformatage du pouvoir de l’État. Au niveau de la vie quotidienne, il est difficile de s’enthousiasmer pour les réglementations..

Quelqu’un comme Hayek pense que le marché est un outil de civilisation. Ce n’est pas seulement un outil d’agrégation des connaissances ou d’allocation des ressources, mais plutôt un moyen d’organiser la modernité et de réduire la complexité. Ce qui empêche la société de s’effondrer, compte tenu de sa multiplicité, c’est cette gigantesque boîte noire qu’est le marché, qui nous fait aussi avancer.

Si l’on n’en tient pas compte, si l’on n’introduit pas une sorte d’utopie parallèle et alternative, j’ai beaucoup de mal à imaginer comment une logique alternative pourrait voir le jour. Et je ne vois pas comment cette logique pourrait voir le jour en se concentrant uniquement sur la redistribution, les réparations ou la restauration du pouvoir de l’État administratif.

AK – Je suis d’accord pour dire que qu’à certains égards le néolibéralisme exerce un réel attrait. Les analyses historiques sur la manière dont la gauche, ou du moins les libéraux « progressistes », en sont venus à adopter le néolibéralisme, sont instructives. Ce dernier prétendait revitaliser certaines parties de la société américaine. Il possédait un élan libérateur.

Il allait discipliner un État qui était profondément bloqué, incapable de fournir les choses que les gens souhaitaient. Ayant été formé dans une école de droit, j’ai entendu, en tant qu’étudiante, l’histoire du rôle que le tournant vers cette efficacité était censé jouer, en tant que technologie neutre qui nous permettrait à tous de nous entendre et d’avoir les choses que chacun d’entre nous désirait. À ce titre, je pense qu’il a exercé un attrait puissant.

La question qui se pose alors est la suivante : si nous voulons critiquer le néolibéralisme, quelles sont ses alternatives ? Je suis très intéressée par les écrits de l’un de mes collègues de Yale, Martin Hägglund, en particulier par son livre This Life. Ce livre propose une vision laïque de la libération – être libre d’utiliser son temps comme on l’entend, et avoir une obligation envers les autres, pour partager le travail que personne ne veut faire – qui comporte des aspects de gouvernance très intéressants.

Mais ce n’est pas fondamentalement basée sur l’idée, par exemple, d’un État administratif plus fort. Il s’agit plutôt d’une idée de ce que nous devrions attendre d’un État et de ce que nous devrions attendre de notre politique. Pour moi, c’est passionnant parce que cela correspond bien aux mobilisations politiques contemporaines, qu’il s’agisse des mouvements en faveur la généralisation des soins de santé ou des mouvements visant à remplacer les réponses carcérales par des réponses plus solidaires, enracinées dans des formes de soins.

En d’autres termes, les critiques du néolibéralisme devraient prendre au sérieux une partie de son attrait populaire. Critiquer le néolibéralisme ne dit pas grand-chose sur les alternatives possibles. Avoir une idée de ces alternatives me semble très important.

EM – Dans l’un de vos récents essais, vous parlez de la nécessité de démocratiser la conception des marchés. Qu’est-ce que cela implique ?

AK – Il s’agit notamment de s’éloigner du principe selon lequel les marchés suivent leurs propres lois. Nous devons admettre que nous établissons les lois, les formes de pratiques sociales qui donnent aux marchés leur forme et leurs conséquences. Nous devrions comprendre que nous avons un pouvoir sur la conception des marchés et ne pas nous contenter de dire que l’offre et la demande sont à l’origine de telle ou telle chose.

Les produits pharmaceutiques constituent une manifestation indéniable de la manière dont notre pouvoir collectif, par l’intermédiaire de l’État, est utilisé pour façonner ce que l’on appelle les résultats du marché. Nous conférons une grande autorité aux entreprises pour fixer les prix, puis nous constatons que les prix des médicaments augmentent. Cette situation est en profonde contradiction avec l’idée que nous devrions tous avoir un accès à ce dont nous avons besoin pour être en bonne santé.

EM et EK – Mais toutes les alternatives proposées ne relèvent pas de positions aussi progressistes, y compris cette idée de constitutionnalisme du bien commun, pour finalement y revenir.

AK – C’est vrai. Le constitutionnalisme du bien commun est une évolution du raisonnement juridique qu’un groupe de penseurs essentiellement catholiques est en train de consolider, afin de réinjecter une morale catholique dans le discours constitutionnel. Une manifestation très concrète de ceci dans le contexte politique américain est l’abandon par la droite de l’originalisme, une approche historique de l’interprétation de la Constitution qui revient à ce que voulaient les « pères fondateurs », au profit d’un ordre constitutionnel plus musclé et plus affirmé, fondé sur des principes religieux.

Par exemple, les originalistes ont remporté une victoire célèbre dans la récente bataille autour de l’avortement en soutenant que le texte de la Constitution ne protégeait pas l’avortement et qu’il laissait donc cette question à la discrétion des États. Les constitutionnalistes du bien commun, quant à eux, sont beaucoup plus intéressés par une Constitution qui protégerait la vie du fœtus. Plutôt que de laisser les États choisir de protéger l’avortement, la Constitution du bien commun leur interdirait de le faire. Cette imprégnation de l’ordre constitutionnel américain par des valeurs religieuses est l’expression d’un mouvement plus large que j’observe dans la droite post-néolibérale.

Une caractéristique très forte de ce mouvement est de reconnaître les problèmes posés par le fondamentalisme du marché et le néolibéralisme – ils utilisent même ce terme – et d’affirmer que nous devons réintroduire des valeurs dans la vie américaine. Pour eux, cela devrait prendre la forme d’un retour au salaire familial, d’un retour aux familles normatives et hétérosexuelles, d’un retour à des formes de soutien de l’État pour des modes de vie ordonnés par la religion, d’un retour aux valeurs religieuses même sur le marché.

Aux États-Unis, on peut en observer des manifestations économiques à travers une entreprise comme Hobby Lobby, qui souhaite imprégner le marché d’un caractère religieux – et aller à l’encontre, aussi bien, du progressisme marchand que de la couverture des moyens de contraception. Ce qui me préoccupe à ce sujet – bien qu’il ne s’agisse que d’une petite partie d’une droite très large et diversifiée – c’est que cette mouvance possède une idée assez nette de la manière dont elle pourrait parvenir à la prééminence, c’est-à-dire par le biais de la Cour suprême, étant donné le pouvoir dont celle-ci dispose dans ce pays. Il s’agit donc d’une évolution très importante…

EM et EK – Pour revenir aux thèmes du néolibéralisme et de l’utopie, il semble que nous devrions essayer d’élaborer une théorie sociale capable de nous montrer quelles autres institutions permettent de créer un monde aussi diversifié et dynamique que celui qui est médiatisé par les marchés et le droit – ce qui correspond à la vision de Jürgen Habermas, avec quelques mouvements sociaux en plus.

Il y a vingt ans, les écoles de droit américaines étaient très douées pour imaginer cette dimension utopique, même s’il s’agissait d’une utopie naïve. Mais cette dimension a disparu de l’analyse du néolibéralisme aujourd’hui, ce qui est troublant. Les plus utopistes ont-ils été tellement traumatisés par l’essor de la Silicon Valley qu’ils ont renoncé à réfléchir à ces questions ?

AK – Je pense qu’il y a des idées utopiques – certainement des idées progressistes et ambitieuses – dans les facultés de droit de nos jours. Regardez certains travaux sur l’argent. Les gens réfléchissent à ce que cela signifierait de créer toutes sortes de choses, depuis des autorités nationales d’investissement jusqu’à une Fed fonctionnant selon des principes très différents, en passant par la réorganisation de la structure bancaire afin de permettre de nouvelles formes d’aide sociale et de lutter contre le changement climatique. C’est un exemple de quelque chose d’assez nouveau.

Nous voyons également de nombreuses demandes pour ce que l’on pourrait appeler la démarchandisation : des garanties de logement, des garanties de soins de santé, et même des expressions institutionnelles qui pourraient participer à ce que vous décrivez. En d’autres termes, comment gérer un système complexe tel qu’un établissement de santé en se basant sur les besoins plutôt que sur le profit ? Les gens ont vraiment réfléchi à cette question. Nous avons des expressions réelles de ces principes dans le monde, et elles inspirent des idées sur ce que cela signifierait de faire évoluer d’autres pouvoirs institutionnels dans cette direction.

Si vous deviez rassembler un grand nombre de ces éléments – des idées sur la façon dont les investissements pourraient être dirigés plus démocratiquement, sur la façon dont le logement pourrait être organisé plus démocratiquement, sur la façon dont les soins de santé pourraient être organisés plus démocratiquement ; tous ces éléments font l’objet de discussions au sein des facultés de droit, ainsi qu’en dehors de celles-ci – ils constitueraient les éléments d’une vision beaucoup plus affirmée d’un avenir qui n’est pas organisé selon des lignes néolibérales. C’est l’assemblage de toutes ces pièces, et le fait de leur donner un nouveau nom, qui n’a pas encore été accompli.

Mais je pense que ces éléments sont beaucoup plus intéressants que ce qu’on avait dans les années 2000, par exemple les mouvements autour du libre accès et des Creative Commons auxquels vous avez fait allusion, parce qu’ils abordent aussi directement la nécessité de disposer de certaines formes de pouvoir public pour créer ces choses. Et ils ne reposent pas sur une idée purement volontariste de ce que nous pouvons attendre ou réaliser.

EM – Je suis d’accord pour dire qu’il s’agit d’une vision radicale, mais elle est conservatrice à mon goût en ce qui concerne son mélange institutionnel. Je reconnais que la démarchandisation est radicale après 50 ans de néolibéralisme, mais elle n’est pas radicale si on la compare à l’État-providence britannique des années 1940.

AK – Je vous propose à présent de vous interroger sur les alternatives.

EM – La personne qu’il faut convaincre que le règne du marché est révolu n’est pas tant le juge ordinaire que quelqu’un comme Habermas. Or, il n’y a pas grand-chose qui puisse le convaincre que nous nous sommes éloignés du marché et du droit comme les deux formes dominantes à travers lesquelles la modernité prend forme.

Je ne vois pas beaucoup de réflexion sur les autres façons de formater la modernité. Sans elles, la seule chose que nous pouvons changer est l’équilibre entre les deux formes – que, bien sûr, je préférerais du côté de l’État plutôt que du côté du marché.

AK – Quels sont les nouveaux véhicules qui vous viennent à l’esprit ? Un rapport avec le socialisme numérique ?

EM – En fin de compte, je pense qu’il s’agit de formes alternatives de génération de valeur, à la fois économique et culturelle. Et cela implique de comprendre la contrepartie progressiste adéquate au marché. Pour ma part, je ne pense pas que le pendant progressiste du marché soit l’État. Je pense qu’il devrait s’agir de la culture, définie de manière très large – une culture qui englobe les connaissances et les pratiques des communautés.

AK – En ce sens, vous vous situez davantage dans la lignée des biens communs que dans celle de l’État ?

EM – Oui, c’est un moyen de fournir des infrastructures pour susciter la nouveauté et s’assurer que nous pouvons ensuite nous coordonner pour appréhender les effets qui s’ensuivent. La technologie est un élément clé à cet égard.

Une guerre de géants pour quelques nanomètres

Une guerre mondiale a été déclarée le 7 octobre dernier. Si aucune chaîne d’information n’a couvert l’événement, nous aurons tous à souffrir de ses conséquences. Ce jour-là, l’administration Biden a lancé une offensive technologique contre la Chine, en imposant des limites plus strictes et des contrôles plus durs sur l’exportation non seulement des micro-processeurs, mais aussi de leurs schémas, des machines utilisées pour graver les circuits sur silicone et des outils que ces machines produisent. Désormais, si une usine chinoise a besoin de n’importe lequel de ces composants pour produire des marchandises, les entreprises doivent demander un permis spécial pour les importer. Pourquoi les USA ont-ils mis en place ces sanctions ? Et pourquoi sont-elles si dures ? Article du journaliste Marco D’Eramo, publié dans la New Left Review et traduit par Marc Lerenard pour LVSL.

Comme l’écrit Chris Miller dans son dernier livre, « l’industrie du semi-conducteur produit, chaque jour, plus de transistors qu’il n’y a de cellules dans le corps humain » (La guerre des puces : le combat pour la plus indispensable des technologiques mondiales – 2022). Les circuits intégrés (les « puces ») font partie de chaque produit que nous consommons – c’est-à-dire de tout ce que la Chine fabrique -, des voitures aux téléphones, des machines à laver aux grille-pains, des télévisions aux micro-ondes. C’est pourquoi la Chine consomme plus de 70% des produits semi-conducteurs mondiaux, même si contrairement à ce que l’on peut penser, elle n’en produit que 15%. En réalité ce dernier chiffre est même trompeur : la Chine ne produit aucune des puces les plus récentes, celles utilisées à des fins d’intelligence artificielle ou de systèmes d’armements perfectionnés.

Nous ne pouvons aller nulle part sans cette technologie. La Russie l’a découvert lorsque, après avoir été placée sous embargo par l’Occident à la suite de son invasion de l’Ukraine, elle a été obligée de fermer certaines de ces plus grosses usines automobiles. La rareté des puces participe également de l’inefficacité relative des missiles russes : très peu sont « intelligents », c’est-à-dire disposant de micro-processeurs qui guident et corrigent leur trajectoire. Aujourd’hui la production des micro-processeurs est un processus industriel globalisé, avec quatre points nodaux principaux listés par le Centre pour les Etudes Stratégiques et Internationales : 1) les modèles de puces d’intelligence artificielle, 2) les logiciels d’automatisation de conception électronique, 3) l’équipement de fabrication des semi-conducteurs, 4) les composants d’équipements.

Même un commentateur aussi obséquieux que Martin Wolf du Financial Times ne pouvait s’empêcher d’observer que « les annonces récentes sur le contrôle de l’exportation des semi-conducteurs en direction de la Chine sont plus menaçantes que tout ce que Donald Trump a pu faire. C’est un acte de guerre économique ».

Comme il l’explique, les dernières mesures de l’administration Biden exploitent simultanément la domination américaine sur ces quatre points. Ces mesures montrent le degré jusqu’ici jamais atteint d’interventionnisme du gouvernement américain visant non seulement à préserver son contrôle sur ces technologies, mais également à lancer une nouvelle politique visant à étouffer activement de larges segments de l’industrie chinoise – avec l’intention de la tuer.

Chris Miller est plus modéré dans son analyse. « La logique », écrit-il, « est de mettre du sable dans l’engrenage » même s’il souligne également que « ce nouvel embargo sur les exportations ne ressemble à rien de ce qu’on a pu voir depuis la Guerre Froide ». Même un commentateur aussi obséquieux vis-à-vis des États Unis que Martin Wolf du Financial Times ne peut s’empêcher d’observer que « les annonces récentes sur le contrôle de l’exportation des semi-conducteurs, et des technologies associées, en direction de la Chine sont plus menaçantes que tout ce que Donald Trump a pu faire. Le but est clairement de ralentir le développement économique chinois. C’est un acte de guerre économique. Et cela aura des conséquences géopolitiques majeures. »

« Etouffer avec l’intention de tuer » est une caractérisation convenable des objectifs de l’empire américain, sérieusement préoccupé par la sophistication technologique croissante des systèmes d’armement chinois, de ses missiles hypersoniques à l’intelligence artificielle. La Chine a en effet réalisé d’importants progrès en la matière grâce à l’utilisation de technologies qui sont soit détenues, soit contrôlées par les États-Unis. Pendant des années, le Pentagone et la Maison Blanche ont observé avec sourde irritation leur concurrent faire des pas de géant avec des outils qu’ils lui avaient eux-mêmes fourni. L’anxiété vis-à-vis de la « menace chinoise » n’était pas juste une pulsion transitoire de l’administration Trump. De telles préoccupations sont partagées par l’administration Biden, qui poursuit désormais les mêmes objectifs que son prédécesseur, mais avec une vigueur redoublée.

L’annonce américaine a été effectuée quelques jours après l’ouverture du Congrès national du Parti communiste chinois. En un sens, l’interdiction d’exportation était une manière pour la Maison Blanche d’intervenir dans ces assises, qui devait cimenter la suprématie politique de Xi Jinping. À l’inverse des sanctions imposées à la Russie – qui, blocus sur les micro-puces mis à part, ont été relativement inefficaces -, ces restrictions devraient avoir un impact considérable, étant donné la structure unique du marché des semi-conducteurs et la particularité de sa chaîne de production.

L’industrie des puces de semi-conducteurs se distingue par sa dispersion géographique et sa concentration financière, qui s’expliquent par la forte intensité capitalistique de leur production. Cette intensité en capital s’accélère avec le temps, puisque la dynamique de l’industrie est fondée sur une amélioration continue des performances, c’est-à-dire la capacité à gérer des algorithmes de plus en plus complexes tout en réduisant la consommation électrique. Les premiers circuits intégrés fiables développées au début des années 60 contenaient 130 transistors. Le processeur Intel de 1971 en avait 2.300. Dans les années 90, le nombre des transistors dans une seule puce dépassait le million. En 2010, une puce contenait 560 millions, et en 2022 l’IPhone d’Apple en avait 114 milliards. Puisque les transistors deviennent de plus en plus petits, les techniques de leur fabrication sur un semi-conducteur sont devenues de plus en plus sophistiquées : le rayon de lumière qui trace les plans devait être d’une longueur d’onde de plus en plus petite. Les premiers étaient de l’ordre de 700 à 400 milliardièmes de mètres – autrement dit, de nanomètres (nm). Au fil du temps, ils ont été réduits à 190 nm, puis 130 nm, avant d’atteindre les limites de l’ultraviolet : seulement 3 nm.

Une technologie coûteuse et hautement complexe est nécessaire pour atteindre ces dimensions microscopiques : des lasers et des appareils optiques de précision remarquable ainsi que les diamants les plus purs. Un laser capable de produire une lumière suffisamment stable et précise est composé de 457.329 parties, produites par des dizaines de milliers de sociétés spécialisées réparties à travers le monde – une seule imprimante de micro-puces avec ces caractéristiques possède une valeur de 100 millions de dollar, le dernier modèle ayant un coût prévu de 300 millions. Cela veut dire que l’ouverture d’une usine de micro-processeurs requiert un investissement d’environ 20 milliards – plus ou moins le même montant que pour la construction d’un porte-avion.

Notre modernité technologique est caractérisée par un paradoxe de taille : une miniaturisation infinitésimale nécessite des installations toujours plus titanesques, et d’une ampleur telle que même le Pentagone ne peut se les permettre, en dépit de son budget annuel de 700 milliards de dollars.

L’investissement doit porter ses fruits rapidement, puisqu’en quelques années les micro-puces sont dépassées par un modèle plus avancé, plus compact et plus miniaturisé, ce qui nécessite un équipement, une architecture et des procédures entièrement nouveaux. Il y a bien des limites physiques à ce procédé ; nous avons désormais atteint des couches de quelques atomes d’épaisseur seulement – raison pour laquelle il y a tant d’investissements dans l’informatique quantique, dans laquelle l’incertitude quantique n’est plus une limite, mais une caractéristique à exploiter. Aujourd’hui, la plupart des sociétés de composants électroniques ne produisent plus de semi-conducteurs ; ils se contentent de modéliser et de planifier leur architecture, d’où le nom standard que l’on utilise pour les nommer : fabless (« sans fabrication »). Mais ces entreprises ne sont pas non plus des sociétés artisanales. Pour donner quelques exemples, Qualcomm emploie 45.000 ouvriers et a un chiffre d’affaires de 35 milliards de dollar, Nvidia en emploie 22.400 avec un revenu de 27 milliards, et AMD a 15.000 employés et 16 milliards de revenus.

Ainsi, notre modernité technologique est caractérisée par un paradoxe de taille : une miniaturisation infinitésimale nécessite des installations toujours plus titanesques, et d’une ampleur telle que même le Pentagone ne peut se les permettre, en dépit de son budget annuel de 700 milliards de dollars. Et dans le même temps, un tel processus nécessite un niveau d’intégration lui aussi croissant pour assembler des centaines de milliers de composants différents, produits par diverses technologies, chacune d’entre elles hyper-spécialisées.

La poussée vers la concentration est inexorable. La production de machines qui « impriment » ces micro-puces de pointe est sous le monopole d’une seule société néerlandaise, ASM international, tandis que la production des puces elles-mêmes est réalisée par un nombre restreint de sociétés (qui se spécialisent dans un type particulier de puce : logique, DRAM, memory flash, élaboration graphique…). La compagnie américaine Intel produit presque tous les micro-processeurs d’ordinateur, tandis que l’industrie japonaise – qui atteignait des sommets dans les années 80 avant d’entrer en crise à la fin des années 90 – a été absorbée par la société américaine Micron, qui détient toujours des usines à travers l’Asie du Sud-Est.

Il n’y a, cependant, que deux vrais géants de la production matérielle : l’un est Samsung en Corée du Sud, privilégiée par les États-Unis pendant les années 90 pour contrer la montée du Japon, dont la précocité avant la fin de la Guerre Froide était devenue une menace ; l’autre est TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company, avec 51.000 employés, un chiffre d’affaire de 43 milliards, et un profit de 16 milliards), qui fournit toutes les sociétés fabless américaines, produisant 90% des puces mondiales les plus avancées.

Usine du groupe TSMC à Taiwan. © Briáxis F.Mendes (孟必思)

Le réseau de production des puces est ainsi hautement disparate, avec des usines éparpillées à travers les Pays-Bas, les États-Unis, Taiwan, la Corée du Sud, le Japon et la Malaisie. Il est également concentré dans les mains de quasi-monopoles (ASML pour la lithographie ultraviolet, Intel pour les micro-processeurs, NVIDIA pour les GPUs, TSMC et Samsung pour la production) avec des montants d’investissement astronomiques. C’est ce réseau qui rend les sanctions si efficaces : un monopole américain sur la conception des micro-puces, établi par ses grandes sociétés fabless, à travers lesquelles une influence colossale peut être exercée sur les sociétés dans les États-vassaux qui produisent réellement le matériel. Les États-Unis peuvent efficacement bloquer le progrès technologique chinois puisqu’aucun pays dans le monde n’a la compétence ou les ressources pour développer de tels systèmes sophistiqués. Les États-Unis eux-mêmes dépendent d’infrastructures technologiques développées en Allemagne, en Grande-Bretagne et ailleurs.

Cependant, il n’est pas juste question de technologie : des ingénieurs formés, des chercheurs et des techniciens sont aussi nécessaires. Pour la Chine, donc, la pente à gravir est escarpée – et même vertigineuse. Dans ce secteur, l’autarcie technologique est impossible.

Beijing a naturellement cherché à se préparer à cette éventualité, ayant prévu l’arrivée de ces restrictions il y a quelques temps déjà, en accumulant des puces et en investissant de fortes sommes dans le développement d’une production technologique locale. Elle a fait quelques progrès en la matière : la société chinoise Corporation internationale de production de semi-conducteurs (SIMC) produit aujourd’hui des puces, même si sa technologie est en retard de plusieurs générations sur TSMC, Samsung et Intel. Il sera cependant impossible pour la Chine d’arriver à la hauteur de ses concurrents. Elle n’a pas accès à des machines lithographiques ou aux ultraviolets de haute qualité fourni par ASML, qui a bloqué toute exportation. L’impuissance de la Chine face à cette attaque est évidente : il suffit de considérer l’absence totale de réponse officielle des dirigeants de Beijing, qui n’ont pas annoncé de contre-mesures ou de représailles pour les sanctions américaines. La stratégie qui est préférée semble être la dissimulation : continuer à travailler sous les radars plutôt que d’être jeté à la mer sans bouée.

Les vassaux doivent choisir leur camp lorsqu’un conflit éclate. Un conflit qui se présente comme une gigantesque guerre, même si elle est menée pour quelques millionièmes de millimètres.

Le problème pour le blocus américain est qu’une large proportion des exportations de TSMC (puis celle Samsung, Intel et ASML) est destinée à la Chine, dont l’industrie dépend de l’île qu’ils veulent annexer. Les Taïwanais sont bien conscients du rôle central que joue l’industrie de semi-conducteurs dans leur sécurité nationale, si bien qu’ils parlent de « bouclier de silicone ». En effet, les États-Unis veulent tout faire pour éviter de perdre le contrôle de cette industrie, et la Chine ne peut se permettre de détruire ces infrastructures lors d’une invasion. Mais ce raisonnement était plus tenable avant le déclenchement de la Guerre Froide actuelle entre la Chine et les États-Unis.

En réalité, deux mois avant l’annonce des sanctions sur les micro-processeurs à destination de la Chine, l’administration Biden avait lancé le CHIPS Act, qui allouait 50 milliards au rapatriement d’au moins une partie de la chaîne de production, forçant presque Samsung et TSMC à construire des nouveaux sites de production (et à mettre à jour les anciens) sur le sol américain. Samsung a depuis engagé 200 milliards pour construire 11 nouveaux centres au Texas pour les dix prochaines années – même si le calendrier risque de se compter en décennies, au pluriel. Tout cela indique une chose : si les États-Unis sont certes prêts à « dé-globaliser » une partie de leur appareil productif, il est aussi très difficile de découpler les économies chinoises et américaines après 40 ans d’immixtion réciproque. Et il serait d’autant plus compliqué pour les États-Unis de convaincre ses autres alliés – Japon, Corée du Sud, Europe – de démêler leur économie de la Chine, en particulier puisque ces États ont historiquement utilisé ces liens commerciaux pour se libérer du joug américain.

L’Allemagne constitue un cas d’école : ce pays est le plus grand perdant de la guerre d’Ukraine. Ce conflit a remis en question chacune des décisions stratégiques de ses élites ces cinq dernières décennies. Depuis le début du millénaire, l’Allemagne a fondé sa fortune économique – et donc politique – sur sa relation avec la Chine, devenue son principal partenaire commerciale (leurs échanges commerciaux équivalent à 264 milliards de dollars annuels). Aujourd’hui, l’Allemagne continue de renforcer ses liens bilatéraux avec la Chine, en dépit du refroidissement des relations entre Washington et Beijing et la guerre en cours en Ukraine, qui a perturbé le rôle d’intermédiaire de la Russie entre le bloc allemand et la Chine.

En juin, le producteur chimique allemand BASG a annoncé un investissement de 10 milliards dans une nouvelle centrale au Zhanjiang dans le sud de la Chine. Olaf Scholz a même fait une visite à Beijing plus tôt dans le mois, menant une délégation de directeurs de Volkswagen et de BASF. Le chancelier est venu avec des cadeaux, s’engageant à autoriser l’investissement controversé du Chinois Costco dans un terminal pour containers dans le port d’Hambourg. Les Verts et les libéraux (membres de la coalition au pouvoir avec le SPD d’Olaf Scholz, ndlr) ont critiqué cette décision, mais le chancelier a répondu que la part de Costco ne s’élèverait qu’à 24,9%, sans aucun droit de veto, et ne couvrirait qu’un seul des terminaux d’Hambourg – incomparable avec l’acquisition pure et simple du Pirée en 2016. Finalement, l’aile la plus atlantiste de la coalition allemande a été forcée d’accepter la décision.

Dans la conjoncture présente, même ces petits gestes – le voyage de Scholz à Beijing, moins de 50 millions de dollars d’investissements chinois à Hambourg – semblent être des actes majeurs d’insubordination, surtout après les dernières sanctions américaines. Mais Washington ne pouvait pas s’attendre à ce que ses vassaux asiatiques et européens embrassent simplement cette dé-globalisation comme si l’ère néolibérale n’avait jamais eu lieu : comme si durant ces dernières décennies, ils n’avaient pas été encouragés, poussés, presque forcés à lier leurs économies les unes aux autres, créant une toile d’interdépendances qu’il est aujourd’hui difficile de rompre.

Et pourtant, les vassaux doivent choisir leur camp lorsqu’un conflit éclate. Un conflit qui se présente comme une gigantesque guerre, même si elle est menée pour quelques millionièmes de millimètres…

« Le néolibéralisme est avant tout un projet de civilisation » – Conférence d’Evgeny Morozov

« Retour de l’État », « éclipse du néolibéralisme », « réhabilitation de la souveraineté » : à lire les principaux médias, une véritable révolution est en cours depuis la pandémie. Au sortir des législatives 2022, Le Vent Se Lève organisait une discussion avec Evgeny Morozov pour analyser les mutations du système économique dominant. Chercheur spécialiste des implications politiques des géants du numérique, Evgeny Morozov est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la question: L’aberration du solutionnisme technologique : pour tout résoudre, cliquez ici (Fyp, 2014) et Le mirage numérique : pour une politique du Big Data (Fyp, 2015). Découvrez la captation de cette conférence, donnée le 25 juin 2022 à la Maison des Métallos à Paris.

Guillaume Pitron : « Le numérique n’a pas été conçu pour être vert »

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Guillaume Pitron consacre son dernier livre L’enfer numérique : voyage au bout d’un like (Les liens qui libèrent, 2021) à déconstruire le mythe de la pseudo-immatérialité du numérique. Data centers polluants, câbles sous-marins tentaculaires, métaux rares extraits au mépris des normes environnementales… les fondements matériels de l’industrie digitale sont peu apparents mais cruciaux pour comprendre son fonctionnement. Le coût écologique des GAFAM commence ainsi tout juste à être pris en compte. Face aux critiques émises les géants du numérique, ceux-ci se livrent à une savante opération de greenwashing. Entretien réalisé par Pierre-Louis Poyau.

Le Vent Se Lève – À la lecture de votre ouvrage, la dématérialisation de l’économie, tant vantée depuis des années, semble relever de l’illusion la plus totale. Comment se fait-il que l’avènement des technologies digitales se traduise au contraire par une consommation croissante de ressources ?

Guillaume Pitron – Les technologies digitales sont faites de matières premières. Au vu de leur complexité, elles nécessitent toujours plus de matière première, dans une grande variété, aux propriétés chimiques peu communes. Je prends l’exemple d’un téléphone portable : aujourd’hui, il contient entre 50 et 60 matières premières, contre une dizaine pour un téléphone des années 1960 et 30 pour un téléphone des années 1990. On observe donc une inflation de l’usage de matière premières. Parce qu’un téléphone aujourd’hui, ça ne sert pas qu’à téléphoner. Il sert à rencontrer l’âme sœur, commander une pizza, prendre une photo, se géolocaliser, etc. L’inflation des ressources s’explique par la multiplicité des usages permis par les les technologies numériques.

Par ailleurs, ces technologies sont extrêmement puissantes. Un téléphone aujourd’hui contient sous sa coque plus de puissance que l’ensemble des outils informatiques qui ont permis d’envoyer l’homme sur la lune. Pour parvenir à une telle performance, il faut toujours plus de métaux aux propriétés extraordinaires, qu’on appelle souvent les métaux rares. Ils sont dilués dans l’écorce terrestre, leur raffinage est particulièrement complexe et il faut mobiliser beaucoup de ressources : électricité, produits chimiques, etc. La dématérialisation est donc une multi-matérialisation, puisqu’il faut toujours plus de ressources pour parvenir à fabriquer les technologies numériques. Les avancées technologiques que nous connaissons se traduisent par une utilisation toujours plus variée de tous les éléments de la table de Mendeleïev. La marche de la dématérialisation est en réalité une grande marche historique vers toujours plus de matérialisation. Ce discours de la dématérialisation vient se fracasser sur cette réalité.

NDLR : Pour une synthèse sur les métaux rares, lire sur LVSL l’article de Nathan Dérédec « Métaux rares : l’empire global de la Chine »

LVSL – Les années qui viennent devraient voir la multiplication non seulement d’objets mais également d’êtres vivants connectés. Vous évoquez ainsi l’exemple d’un père recevant sur son téléphone des alertes lorsque le taux de sucre dans le sang de sa fille diabétique devient trop élevé. C’est ce que vous qualifiez d’« internet du tout ». Ce n’est pas sans rappeler un épisode de la série télévisée technocritique Black Mirror, qui met en scène une mère espionnant les faits et gestes de sa fille grâce à une puce intégrée. Est-ce aujourd’hui la science fiction qui nous permet de penser de la manière la plus pertinente l’avenir du numérique ?

G. P. – Je pense que la science fiction excite les imaginaires. Qui a envoyé l’homme sur la lune sinon Hergé ? Il y a toujours, à l’amorce d’une révolution technologique, un imaginaire créé notamment par la littérature. La science fiction permet de se projeter dans un univers plus ou moins réaliste. À propos de Black Mirror, on pourrait presque parler d’anticipation : à certains égards, on est déjà dans la réalité. Entre la puce sous la peau et le téléphone à la disposition du père pour sa fille diabétique, nous sommes dans des phénomènes très proches. D’une certaine manière, ce n’est plus la science fiction qui rejoint la réalité mais la réalité qui rejoint la science fiction.

Permettez-moi un pas de côté. Pour enquêter, je me figurais parfois des scénarios possibles, en me demandant s’ils pouvaient être réalistes. Prenons l’exemple du chapitre 8 sur la finance passive. Je me suis d’abord demandé si l’usage, dans le monde de la finance, d’un nombre de plus en plus important de machines paramétrées pour prendre des décisions pouvait aboutir à des conséquences environnementales non prévues. Et c’est le cas, la finance passive est plus gourmande en énergies fossiles, notamment en charbon, que la finance active. En partant du résultat pour arriver à la cause, on a réalisé que ça existait réellement. Dans la méthode et l’enquête, il faut parfois être dans l’anticipation.

LVSL – Le terme d’agnotologie, inventé dans les années 1990 par l’historien des sciences Robert N. Proctor, désigne l’étude de la production du doute ou de l’ignorance. Il a été utilisé par les historiens travaillant sur la façon dont les pollutions industrielles ont été occultées par le patronat et les pouvoirs publics au cours du XIXe siècle. Assiste-t-on aujourd’hui à un phénomène similaire avec les pollutions numériques ? Vous évoquez le rôle des premiers théoriciens d’internet, des publicitaires et des designers

G. P. – Je pense que le numérique n’a pas été conçu pour être « vert » ou pour régler un quelconque problème environnemental. À mon sens il n’y pas non plus, au départ, de greenwashing ou d’intention de cacher quoi que ce soit. Cette tentative de relier internet aux questions environnementales est venue après. Je pense qu’elle est apparue très récemment, il y a moins d’une dizaine d’années, dans un contexte de prise de conscience de la gravité de la crise climatique. C’est à ce moment que l’industrie du numérique commence à faire du greenwashing, à établir cette connexion entre numérique et environnement. C’est à partir de là qu’on commence à entendre ce discours du numérique qui va sauver la planète. On l’a encore entendu lors de la COP26, c’était très prégnant. Ces discours sont apparus parce qu’il y a un enjeu de réputation à la clé. Ils sont à mon avis fallacieux. Il ne s’agit même plus de fabrique du doute ou de l’ignorance, c’est la fabrique d’une réalité alternative. L’industrie n’a pas dit « on ne sait pas », elle a affirmé, chiffres précis à l’appui, que le numérique permettait une réduction des émissions de CO2, qu’il allait sauver la planète, etc. L’industrie a été capable de prendre tôt le sujet à bras le corps et d’imposer son narratif. Il s’agit aujourd’hui de le déconstruire pour en proposer un autre.

LVSL – Peut-on vraiment parier sur une auto-régulation des multinationales du numérique ou sur une régulation fondée sur les mécanismes du marché ? Vous évoquez l’échec des crédits d’énergie verte, qui ne sont pas sans faire écho au marché carbone issu du protocole de Kyoto en 2005.

G. P. – Il y a aujourd’hui une pression de plus en plus forte qui pèse sur les entreprises du numérique, sur leur action climatique. D’abord au sein même de ces entreprises : chez Google et Amazon, des pétitions circulent pour demander la diminution des émissions. De l’extérieur surtout. Historiquement, la critique a été portée par Greenpeace, qui est aujourd’hui moins active sur ce sujet. Mais d’autres ONG prennent le relais et font pression, il y a un enjeu de réputation. Les entreprises essaient donc de verdir leur mix électrique, leur approvisionnement d’électricité. L’une des premières réponses à apporter, pour les entreprises, consiste à pouvoir dire qu’elles consomment moins de charbon. Ces entreprises sont d’ailleurs très actives : les GAFAM ont un mix électrique infiniment plus vert que la moyenne mondiale.

Pour autant, il y a des tour de passe-passe comptables, notamment ces crédits d’énergie verte qui sont une escroquerie intellectuelle, pour reprendre les mots de Philippe Luce que j’interroge dans le livre. Une entreprise produit de l’électricité verte et vend cette production, d’un point de vue strictement comptable, à une autre entreprise qui lui achète à un coût fixe. Les sommes versées doivent être réinvesties dans le déploiement des énergies vertes. Cela permet à Netflix de prétendre que son mix électrique est 100% vert, ce qui n’est absolument pas le cas : Netflix dépend, pour son stockage d’informations, d’Amazon Web Service, qui n’est pas une entreprise propre sur ce plan là. C’est doublement fallacieux : d’une part l’entreprise prétend être verte alors qu’elle ne l’est pas, d’autre part ce mécanisme ne permet pas générer suffisamment de fonds pour pouvoir réellement accélérer le déploiement des énergies vertes. C’est évidemment discutable de penser que le marché pourra régler ces problèmes par lui-même, la puissance publique doit toujours plus s’en mêler pour pouvoir assainir tout cela.

LVSL – Plusieurs mesures pourraient selon vous êtres mises en place par la puissance publique : l’établissement de forfaits dont le prix serait fonction des données consommées, etc. Le salut vient-il de la régulation étatique ?

G. P. – Je pense qu’il doit évidemment venir de la régulation étatique. Se pose aujourd’hui la question d’un interdit, ou tout du moins d’une limite à la consommation de certains produits numériques. Une baisse concrète de la pollution générée par internet passe nécessairement par une consommation moindre. Or nous n’en prenons absolument pas le chemin. Néanmoins, s’il faut relever quelques actions prises par les États, ce qui me frappe est la tentative de régulation des plateformes de réseaux sociaux. Aux États-Unis, en Australie, en Europe, en Chine, toutes sortes de mesures législatives sont prises pour mieux encadrer les réseaux sociaux, notamment l’accès des jeunes à ces réseaux. En l’occurrence l’État n’intervient pas pour des raisons écologiques mais au nom de la protection des mineurs. Mais cela montre que seule la loi est en mesure de mettre des barrières. On ne pourra pas faire sans, mais il faudra également qu’émergent de nouveaux modes de consommation. Le consommateur est totalement désensibilisé aux pollutions générées par le numérique, notamment parce qu’il consomme des services qui n’ont pas de prix. L’idée d’établir des forfaits dont le prix serait fonction des données consommées permettrait de remettre de la modération dont la consommation. Or c’est un outil de marché. Je ne pense pas qu’il faille nécessairement opposer régulation étatique, outil de marché et responsabilisation du consommateur, c’est un tout.

LVSL – Vous évoquez la confiance de certains industriels dans des avancées technologiques qui permettraient à un internet plus « vert » de voir le jour. Ainsi des progrès de la physique quantique, qui pourraient permettre de réduire la taille d’un data center à celle d’un livre. Ce n’est pas sans faire écho, en ce qui concerne le réchauffement climatique, aux espoirs placés par certains dans la géo-ingénierie. Pensez-vous que tout cela soit crédible ?

G. P. – Il faut en effet constater que pas un jour ne passe sans qu’on nous annonce l’avènement d’une nouvelle technologie censée permettre une gestion plus efficiente de l’information, un stockage plus efficace, etc. Ce serait une sorte de cercle vertueux, la bonne technologie venant corriger les effets néfastes de la technologie dont on s’est rendu compte après-coup des défauts. Il s’agit effectivement d’un véritable solutionnisme technologique.

Il y a un problème de concordance des temps dans le débat qui oppose les critiques et ceux qui soutiennent ces technologies. Le critique regarde ce qu’il se passe aujourd’hui quand le technologue regarde ce qu’il se passe demain. Quand on fait le constat d’un problème à un instant T, en 2021, souvent la réponse du technologue consiste à dire : « Pourquoi vous vous intéressez à cette question là puisque le futur lui a déjà donné tort, puisque les technologies futures vont régler le problème ? ». Personnellement, j’ai eu l’occasion de faire un débat sur BFM business avec un monsieur charmant qui s’appelle David Lacombled, dirigeant du think tank La villa numeris. Quand je pointais un problème, il ne niait pas la réalité de ce dernier mais sa manière de répondre consistait à opposer à la réalité un futur certain, qui donnerait tort à mon présent. A propos des data centers, il était ainsi convaincu que de nouvelles technologies permettraient bientôt de stocker de manière plus efficiente. C’est un procédé rhétorique qui me fascine. C’est pour moi de la réalité alternative, on ne regarde plus le présent. C’est extrêmement dangereux dans le débat. Si on applique cela à tous les débats, on ne parle plus du présent. Le futur, c’est quand ? Dans deux ans, dans cinq ans, dans vingt ans ? On nous avait promis le cloud il y a trois décennies, on se retrouve avec 3,5 millions de data centers sur terre. Cet optimisme qui convoque sans cesse le futur me paraît très dangereux.

LVSLVous évoquez l’importante consommation d’énergies fossiles, croissante, nécessaire au fonctionnement des infrastructures dont dépend Internet. De même, vous faîtes par exemple la liste de la cinquantaine de métaux rares nécessaires à la fabrication d’un smartphone. Le coup d’arrêt à l’expansion des TIC et du numérique ne pourrait-il pas tout simplement venir de l’épuisement des ressources ? Le pic du pétrole conventionnel aurait ainsi été atteint en 2008, or moins de pétrole, cela veut dire globalement moins de matières premières dépendantes de flux logistiques rapides et à longue portée : terres rares, cobalt, etc.

G. P. – En réalité, les métaux rares ne sont pas rares. Ce sont des métaux dilués mais pas nécessairement rares. Le cobalt, le graphite, on en trouve dans des quantités colossales sur terre et au fond des océans. La consommation de ces matières premières explose. L’Agence internationale de l’énergie a publié un rapport en mai 2021 selon lequel les seuls besoin de la transition énergétique exigeront, en 2040, quarante fois plus de lithium qu’en 2020. Le lithium est également nécessaire au fonctionnement des batteries de téléphone portable, la hausse de la consommation est donc indéniable.

Il y a d’abord la question des ressources : il y en a assez. Ensuite il y a les réserves, c’est-à-dire les stocks connus exploitables compte tenu des technologies d’extraction que l’on maîtrise actuellement et du prix du marché (il faut que cela soit rentable). Il y a nécessairement moins de réserves que de ressources : un stock de cobalt peut ne pas être exploitable de façon rentable ou être trop profond pour que la technologie actuelle en permette l’extraction. On constate par exemple qu’il n’y aurait pas assez de réserves de cobalt par rapport au besoin, il y a donc déjà de premiers signes d’alerte, sur le cuivre également. Pour autant, les technologies évoluent, le coût des matières premières est susceptible d’augmenter, etc. Il est difficile de donner une date précise d’épuisement de ces ressources. La question la plus intéressante est donc la suivante : à quel coût va-t-on extraire ces matières premières ? Théoriquement on peut le faire, mais il va falloir creuser plus profondément, y-compris au fond des océans : il va donc y avoir un coût écologique, un coût économique, un coût en matière de consommation d’énergie et donc un coût social. L’opposition des populations est de plus en plus forte : le Nicaragua a interdit l’extraction minière sur son territoire ; le Pérou de Pedro Castillo veut reconsidérer un certain nombre de projets miniers, qui doivent profiter à la population péruvienne ; en Patagonie, l’entreprise Barrick Gold a du abandonner un projet d’extraction de minerais à Pascua Lama parce que les Diagitas s’opposaient à la fonte des glaciers sous lesquels se trouvaient le métal. Il en va de même pour la mine de Peble en Alaska : les Américains ont suspendu l’extraction car elle risquait d’avoir un impact sur la population de saumons du lac situé à proximité. En définitive, je pense qu’on peut manquer de ressources non pas parce qu’elles feraient défaut mais parce qu’il y a des oppositions sociales de plus en plus fortes.

LVSL – Vous évoquez la priorité que devrait avoir un hôpital connecté sur la diffusion de vidéos sur la plateforme Tiktok. Certaines courants technocritiques défendent même le démantèlement pur et simple d’Internet. En définitive, ne faudrait-il pas se résoudre, a minima, à un usage moindre du numérique ?

G. P. – On entend beaucoup ces mots: dé-numérisation, désinformatisation, sobriété, etc. Ce dernier terme relève d’ailleurs bien souvent du greenwashing le plus éhonté, ce sont généralement ceux qui utilisent le plus ces outils numériques qui évoquent la sobriété. Il faut être méfiant à l’égard de ces mots. Qui va revenir à des Iphones 2, avec un temps de téléchargement multiplié par dix ? Qui est prêt à revenir à cet internet là ? Quelques-uns c’est certain. A chaque conférence que je donne, il y a toujours une ou deux personnes qui ont un vieux Nokia à la place d’un smartphone. Mais cela représente au mieux 5% de la population.

Je ne crois absolument pas à la dé-numérisation. Même s’il y a des gens qui sont prêt à cela, et je comprends parfaitement cette volonté de revenir à un mode de vie plus cohérent, la dynamique d’internet est aujourd’hui aux antipodes de cela : explosion de l’économie des données, « internet de tout », etc. Les deux tiers des adolescents américains utilisent Roblox [ndlr : jeu massivement multijoueur en ligne dans lequel le joueur incarne un avatar personnalisable] : quand vous voyez la façon dont les enfants consomment ce type de contenus, la dé-numérisation apparaît comme un rêve.

Le droit américain, une arme de guerre économique ?

Le 15 janvier 2022, Le Vent Se Lève organisait une série de conférences sur la souveraineté numérique en partenariat avec l’Institut Rousseau, le Portail de l’intelligence économique et Le Vent du Changement à l’Université Panthéon-Assas. La troisième avait pour objet l’extra-territorialité du droit américain, et la manière dont elle s’appuie sur les géants numériques de la Silicon Valley. L’affaire Pierucci, l’affaire Snowden, le récent scandale des écoutes transitant par les câbles sous-marins scandinaves, ou encore le système de paiement électronique SWIFT, sont autant de piqûres de rappel douloureuses de l’ascendant des États-Unis en la matière. Dans le contexte du rapport de force avec les blocs numériques russe et chinois, c’est à un alignement passifs des États européens sur le grand-frère américain que nous assistons – au mépris de leur souveraineté industrielle et numérique. Sont intervenus à cette conférence Frédéric Pierucci – Fondateur du cabinet Ikarian, ancien cadre dirigeant d’ALSTOM et auteur du Piège américain (JC Lattès, 2019) -, Juliette Alibert – avocate, affiliée à la Maison des lanceurs d’alerte et au collectif Interhop – et Jean-Baptiste Soufron – avocat spécialisé dans la défense des droits numériques, ancien secrétaire général du Conseil national du numérique. La discussion a été animée par Arnaud Sers, membre du Portail de l’intelligence économique.

Le numérique, danger pour les institutions démocratiques ?

© Le Vent Se Lève

Le 15 janvier 2020, Le Vent Se Lève organisait une série de conférences sur la souveraineté numérique en partenariat avec l’Institut Rousseau, le Portail de l’intelligence économique et Le Vent du Changement à l’Université Panthéon-Assas. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication numérique bouleversent les stratégies et tactiques conventionnelles du marketing et de la mobilisation politique. Qu’on songe à l’influence des réseaux sociaux révélée par l’affaire Cambridge analytica ou aux logiques de désintermédiation apparentes entre leaders politiques et électeurs notre époque impose de nouvelles grilles d’analyse des relations entre sphère publique et conquête du pouvoir. Diana Filippova, romancière et essayiste (auteure de Technopouvoir. Dépolitiser pour mieux gouverner), est revenue sur ces enjeux avec Fabienne Greffet (en science politique, spécialiste des campagnes électorales en ligne et du militantisme numérique). La discussion a été modérée par Anastasia Magat, secrétaire générale de l’Institut Rousseau.

Souveraineté numérique : les enjeux géopolitiques

© Le Vent Se Lève

Le 15 janvier 2020, Le Vent Se Lève organisait une série de conférences sur la souveraineté numérique en partenariat avec l’Institut Rousseau, le Portail de l’intelligence économique et Le Vent du Changement à l’Université Panthéon-Assas. La lutte pour l’indépendance numérique engage désormais l’avenir industriel, démocratique et géopolitique des nations. Des données critiques de nos services publics (en particulier de santé et de sécurité) à celles de nos grandes entreprises industrielles, rien ne semble échapper à la prédation des géants numériques américains. Durant cette première conférence consacrée aux enjeux géopolitiques de la souveraineté numérique, Tariq Krim (entrepreneur et pionnier du web français), Ophélie Coelho (membre du conseil scientifique de l’Institut Rousseau), Clothilde Bômont, (chercheure au centre de recherche GEODE) et Jean-Paul Smets (fondateur de Nexedi et créateur du logiciel libre ERP5) sont intervenus. La discussion a été modérée par Simon Woillet, directeur de la rubrique Idées du Vent Se Lève.